Vous êtes sur la page 1sur 78

Johann Wolfgang Goethe

Faust
dans la plus ancienne version connue,
appelée aussi Urfaust
(1777-1778)

Texte français et notes


Pascal Paul-Harang

Un mot bref du traducteur


à l’attention du lecteur impatient

L’allemand n’est pas, comme on se plaît à le croire, une langue grave et pesante. La langue de
Faust encore moins. Elle est vive, colorée, capricante. Elle est aussi orchestrale. Il fallait
suggérer à tout prix ces qualités musicales.

La présente traduction est une traduction en vers libres. J’ai renoncé à traduire en vers rimés car
cette contrainte abêtit toujours le texte. Le vers, c’est « une idée isolée par du blanc » disait
Claudel. Je me suis donc attaché à rendre, à faire entendre, chaque unité de sens qu’est un vers.
Le vers goethéen étant d’une grande variété, j’ai essayé, plutôt que de compter les pieds, de
transcrire un mouvement, une énergie. Je ne me suis pas préoccupé de métrique mais de rythme.

Malgré sa prodigieuse virtuosité, Faust est aussi très proche de la langue parlée. L’allemand a la souplesse
qui lui permet de transcrire le langage parlé dans sa rapidité. Comment faire en français ? C’est très simple :
tout ce qui est imprimé en italique et légèrement diminué n’a pas à être prononcé. Ce sont tous les
« e muets » qu’on ne prononcerait pas dans la langue quotidienne, mais aussi dans toute situation où il n’est
pas requis de s’exprimer en style soutenu. Ainsi la traduction ne sonne pas comme de la fausse poésie et elle
gagne en vivacité. De même, on n’est tenu de ne prononcer que les liaisons qui tombent sous le sens. Enfin,
on ne fait jamais les diérèses : on prononce par exemple sanctuaire en deux syllabes et non « sanctu-aire »
comme chez Victor Hugo.A.
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

PROLOGUE DANS LE CIEL

La clarté se fait sur le monde, comme au premier jour.


MEPHISTOPHELES, LE SEIGNEUR.

MÉPHISTOPHELES
Puisque, Seigneur, voici que tu réapparais,1
Et que tu veux savoir comme il en va chez nous2
Et qu’autrefois ma vue ne te déplaisait pas,
Eh bien, tu me vois là parmi tes domestiques !
Pardon, je ne sais pas tourner de grandes phrases,
Même si l’assemblée, ici, peut s’en gausser ;
Mon pathos, il est sûr, ferait fuser ton rire –
Si l’usage du rire ne t’était pas passé.
Du soleil et des mondes, je ne saurais que dire,
Je vois juste combien les hommes sont accablés.
Ce petit dieu du monde3 est bien resté le même,
Et il est insolite ainsi qu’au premier jour.
Il vivrait un peu mieux
Si tu ne lui avais donné le jour de la lumière du ciel ;4
Il nomme cela raison, mais il n’en fait usage
Que pour être bestial plus encore qu’une bête.
Car il me fait penser – permettez, Votre Grâce !
À ce genre de cigale avec de longues pattes,
Qui toujours est en vol et sautille en volant :
À peine est-elle dans l’herbe, qu’elle chante sa rengaine ;
Quant à lui, si toujours il retombait dans l’herbe !
Mais il se fourre le nez dans n’importe quelle foutaise !

LE SEIGNEUR
N’as-tu rien de plus à me dire ?
Ne viens-tu donc ici que pour récriminer ?
N’y aura-t-il sur terre jamais rien à ton gré ?

MÉPHISTOPHELES
Non, Seigneur ! comme toujours, je trouve que tout y est franchement mauvais !
Les hommes me font pitié avec leurs vies de misère –
Et je n’ai guère envie de tourmenter ces malheureux.

LE SEIGNEUR
Tu connais Faust ?

MEPHISTOPHELES
Le docteur Faust ?

LE SEIGNEUR
1
Mephisto fait ici preuve d’une grande insolence métaphysique en interpellant un dieu marqué par la temporalité : Dieu
semble présence par intermittence au sein de sa Création. L’allemand dit plutôt « voici que tu t’approches à nouveau »,
ou encore « voici que tu reviens » ; dans le cadre d’une version scénique débutant directement par cette scène, nous
nous permettons une certaine licence afin de bien marquer cette conception très moderne d’une absence épisodique de
Dieu.
2
« Un jour, comme les fils de Dieu venaient se présenter devant Yahvé, Satan aussi s’avançait parmi eux. Yahvé dit
alors à Satan :“D’où viens-tu ?” – “De parcourir la terre, répondit-il, et de m’y promener.” », Job, 1,6-7.
3
Dans sa Théodicée, Leibniz parle de « ces petits dieux qu’Il [Dieu] a cru bon de créer, de même que nous jouons avec
nos enfants (§ 147).
4
Mephistopheles parodie ici un cantique d’église célèbre à l’époque de Goethe, O heiligerGeist, kehrbei uns ein (« Ô
Saint Esprit, descends sur nous ») où l’on trouve les paroles : Du Himmelslicht, laßdeinen Schein / Bei uns und in uns
kräftig sein (« Toi, Lumière du Ciel, fortifie ta lumière parmi nous et en nous »).

2
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Mon serviteur !

MÉPHISTOPHELES
Celui-là ! il vous sert de façon bien curieuse.
Ce fou ne mange ni ne boit rien de terrestre.
C’est une effervescence qui le fait divaguer,
Et il n’est qu’à demi conscient de son délire :
Il exige du ciel les plus belles étoiles,
Ainsi que de la terre tous les plaisirs suprêmes,
Mais ni ce qui est proche et ni ce qui est loin
Ne saurait contenter un cœur si ravagé.

LE SEIGNEUR
Si pour l’instant il ne me sert que de façon confuse,
Je vais bientôt le ramener vers la clarté.
Le jardinier sait bien : si l’arbuste verdit,
La fleur et le fruit seront l’agrément des années futures.

MÉPHISTOPHELES
Que pariez-vous ? Il sera bel et bien perdu pour vous
Si tant est que vous m’accordiez la permission
De le pousser doucement sur mon chemin !

LE SEIGNEUR
Aussi longtemps qu’il vit sur terre
Cela ne t’est pas défendu.
L’homme toujours s’égare aussi longtemps qu’il cherche.

MEPHISTOPHELES
Alors, merci bien ; car les morts n’ont rien
Qui me mette à l’aise.
Je préfère, moi, les bonnes joues fraîches.
Pour un cadavre, vous ferez sans moi ;
Ça me fait le même effet qu’au chat la souris.

LE SEIGNEUR
Eh bien, qu’il en aille à ta guise !
Détourne cet esprit de sa source initiale,
Et si tu réussis à t’emparer de lui,
Fais-lui descendre ton chemin,
Et honte à toi, s’il te faut reconnaître
Que l’homme bon, dans son obscure ardeur,
Sent bien où le juste chemin se trouve.

MÉPHISTOPHELES
Soit ! mais ça ne durera pas longtemps.
Moi je n’ai aucun souci quant à mon pari ;
Si je parviens à mes fins,
Vous me laisserez chanter victoire à pleins poumons.
Il mangera de la terre, et avec envie !
Ainsi que le fameux serpent, mon oncle.5

LE SEIGNEUR
Et quand bien même ! tu seras libre de paraître ;
Je n’ai jamais haï aucun de ton espèce
5
« Alors Yahvé Dieu dit au serpent : “Parce que tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes
sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie.” » (Genèse, 3,14).

3
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

De tous les esprits de la négation,


Le railleur est celui qui me gêne le moins.
L’activité de l’homme est si prompte à faiblir,
Il s’abandonne vite au repos absolu ;
C’est pourquoi il me plaît de l’affubler d’un compagnon,
Qui l’excite et le pousse, enfin ! qui fasse le diable. –
Quant à vous, les vrais fils de Dieu,6
Réjouissez-vous de la beauté riche et vivante !
L’éternel devenir, qui toujours œuvre et vit,
Vous retienne au sein des douces bornes de l’amour,
Ce qui est en suspens dans l’inconstant visible,
Saisissez-le dans des notions impérissables.7

MEPHISTOPHELES seul.
De temps à autre j’ai plaisir à voir le vieux
Et je me garderai bien de rompre un jour avec lui.
Il est quand même charmant de la part d’un grand seigneur
De causer si humainement avec le Diable lui-même.

PPH

6
Autrement dit les anges par opposition aux diables, lesquels sont des fils de Dieu renégats. « On le jeta donc, l’énorme
Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la
terre et ses Anges furent jetés avec lui. » (Apocalypse, 12,9) ; « Soyez donc dans la joie, vous, les cieux et leurs
habitants » (Apocalypse, 12,12).
7
Contrairement aux esprits négateurs qui donnent la préséance à la connaissance, l’amour est, pour les vrais fils de
Dieu, plus vaste que la connaissance et doit par conséquent, selon une représentation néoplatonicienne, l’englober, la
contenir en lui. Les archanges sont ici invités par Dieu à inventer une théologie capable de penser l’impénétrable.

4
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

1.
NUIT.

Dans une pièce gothique, exiguë, avec une voûte haute,


Faust, agité, assis dans son fauteuil à un pupitre

FAUST.
J’en ai bavé : philosophie,
Et puis médecine, études de droit
Et, mal m’en pris ! théologie,
Bûché à fond, travaillé dur,
Et j’en suis là, pauvre imbécile !
Aussi malin qu’auparavant ;
Je m’appelle maître et même docteur
Et j’ai passé près de dix ans
À pigeonner mes étudiants
En long, en large et en travers
Et je le vois qu’on ne peut rien savoir !
Ça va finir par me brûler le cœur.
Soit, je suis plus doué que tous ces poseurs,
Maîtres et docteurs, scribes et curés,
Les doutes, les scrupules ne m’accablent pas,
Et je ne crains rien, ni enfer ni diable.
En retour la joie m’a abandonné,
Je ne crois pas savoir rien de bien sensé,
Je ne crois pas pouvoir jamais enseigner
Pour le bien des hommes ou pour les changer.
Et puis je n’ai ni biens ni or,
Renom ou gloire, en ce monde-ci.
Pas un chien ne voudrait vivre ainsi !
Voilà pourquoi je me suis voué à la magie :
Pour savoir si la force et la voix de l’esprit
Ne me révéleraient pas certains secrets.
Pour ne plus avoir à suer sang et eau
À parler de choses dont je ne sais rien,
Pour que je connaisse ce qui tient le monde
Fermement uni dans sa cohérence ;
Je veux voir toutes les forces de vie, les semences,
Et ne plus m’échiner à fouiller dans les mots.

Oh ! si tu pouvais, rayon de la pleine lune,


Baisser les yeux une dernière fois sur ma souffrance,
Toi que souvent, jusque tard dans la nuit,
Ma veille affriolait à ce pupitre.
Et par-dessus les livres et papiers,
Tu te montrais à moi, mélancolique amie.
Ah ! si je pouvais, au sommet de la montagne,
M’en aller dans ta chère clarté,
Planer avec les esprits aux abords des cavernes8
Errer par les prés dans ton crépuscule,
Et, soulagé de ce savoir fumeux,
M’aller guérir au bain de ta rosée.

Ah ! encore croupir, là, dans ce cachot ?


8
Depuis l’Antiquité, certaines cavernes sont des lieux de contact avec la transcendance, d’où prêtres et mages rendaient
des oracles. Le barde Ossian, figure culte à l’époque de la jeunesse de Goethe, parle des gémissements qui s’échappent
des cavernes. Voir à ce sujet la lettre du 12 octobre dans Les souffrances du jeune Werther.

5
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Maudit trou de muraille moisi


Où même la chère lumière du Ciel
Ternit en passant par ces vitres peintes.
Borné par tout ce tas de livres
Que rongent les vers, que couvre la poussière
Et piqué de papiers jaunis par la fumée,9
Jusqu’en haut, à la voûte,
Tout entouré de bocaux et de boîtes,
Bourré à craquer d’instruments
Et bondé de tout le ménage de mes aïeux
Voilà ton monde, cela s’appelle un monde !

Et tu demandes encore pourquoi


Ton cœur se serre dans ta poitrine ?
Et quelle douleur inexpliquée
Entrave en toi toute effusion de vie ?
Au lieu de toute cette nature vivante,
Où Dieu plaça la créature humaine,
Tu n’es cerné que de fumée et de moisi,
De squelettes d’animaux et d’ossements humains.

Fuis ! pars ! file au fin fond des champs !


Et là, ce livre plein de secrets,
De la main de Nostradamus,10
N’est-ce pas pour toi un viatique suffisant ?
Tu connaîtras alors la course des étoiles,
Et, si Nature t’instruit,
Alors en toi s’épanouira la force d’âme
Comme un esprit parle à un autre esprit.11
C’est en vain qu’ici la pensée stérile
T’expliquera les signes sacrés –
Vous qui planez, vous les esprits, autour de moi,
Répondez-moi, si vous m’entendez !

Il ouvre le livre et voit le signe du Macrocosme.12

Ha ! quelles délices affluent soudain


À tous mes sens à cette vision !
Je sens une joie de vivre, juvénile et sacrée,
Je sens un feu nouveau me couler dans les nerfs et les veines.
Était-ce un dieu qui inscrivit ces signes
Qui apaisent tout ce tumulte intérieur,
Emplissent de joie ce pauvre cœur
Et, d’une impulsion mystérieuse,
Révèlent les forces de la nature ?
9
Goethe lui-même avait l’habitude d’accrocher aux murs écrits, notes et dessins, lesquels finissaient par jaunir à cause
de la fumée des chandelles.
10
Michel de Notre-Dame, dit Nostradamus (1503-1566), médecin, naturaliste et astrologue, auteur de prophéties (les
Centuries).
11
Les anges et les esprits sont censés communiquer entre eux par une transmission des idées et des sensations
dépourvue de signes. Les humains ont eu à l’origine cette faculté mais l’ont perdue. Seul un exercice méthodique peut,
selon Agrippa von Nettersheim et Swedenborg, permettre aux hommes de communiquer entre eux et avec les esprits
sans langage.
12
Les deux figures, Macrocosme et Esprit de la Terre, en tant qu’objets de méditation ésotérique sont des inventions de
Goethe. On ne trouvera dans la littérature magique et ésotérique que des formes approchantes. Le Macrocosme (du grec
makrokosmos, « grand ordre ») correspond à la notion du tout ordonné de la Création. Jusqu’à l’établissement de la
théorie copernicienne, cette totalité était géocentrique et conçue comme l’emboîtement de sphères autour du globe
terrestre.

6
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Serais-je un dieu ? Tout m’est si clair !


Dans le tracé pur de ces lignes, je vois
La Nature à l’œuvre, là, devant mon âme.
Je ne discerne qu’à présent ce que dit le sage :
« Le monde des esprits n’est pas verrouillé,
« Ton sens est clos, ton cœur est mort,
« Va baigner, disciple, inlassablement,
« Ton cœur de terrien dans l’aurore. »13

Il contemple le signe.

Comme tout se trame pour ne former qu’un tout,


L’un se produisant et vivant en l’autre !
Comme les forces du ciel montent et puis redescendent,14
Se passant leurs seaux d’ors ! –15
Avec ce parfum de grâce que leurs ailes
Font descendre du ciel sur la terre,
Laissant tout l’Univers sonner en harmonie !

Quel spectacle ! Mais hélas ! ce n’est rien qu’un spectacle !


Où vais-je te saisir, Nature infinie,
Et vous, mamelles, où ? Vous, sources de toute vie16,
Auxquelles sont suspendus et le ciel et la terre,
Vers lesquelles se presse le cœur desséché –
Vous coulez, abreuvez, et moi, en vain, j’ai soif !

Irrité, il tourne les pages du livre et aperçoit le signe de l’Esprit de la Terre.

Comme ce signe agit autrement sur moi !


Toi, Esprit de la Terre, tu m’es plus proche ;
Déjà je sens mes forces croître,
Déjà je me sens cuire comme d’un vin nouveau,
Je me sens le courage de me risquer dans le monde,
De porter tous les maux de la terre et tous ses bonheurs,
De me battre avec les tempêtes
Et de ne pas flancher lorsque craque le naufrage.
Des nuages se forment au-dessus de moi.
La lune masque sa lumière !
La lampe s’éteint !17
Ça fume ! Des rayons rouges jaillissent
Autour de ma tête – ça souffle !
Un frisson tombe de la voûte
Et me transit !
Je le sens, tu planes autour de moi
Esprit que j’implore !

13
Les interprètes et commentateurs ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur l’identité de ce « sage ». Peut-être une
allusion à Herder ?
14
Ces ailes au « parfum de grâce » évoquent les anges et par là-même l’échelle de Jacob, l’une de ces fameuses images
bibliques qui ont nourri l’enfance de Goethe : « Il eut un songe : voilà qu’une échelle était plantée en terre et que son
sommet atteignait le ciel et des anges de Dieu y montaient et descendaient. » (Genèse, 28,12).
15
L’image du seau passant a une double source : Klopstock, dont l’ode Die Frühlingsfeier (strophe II) évoque la Terre
comme une « goutte dans le seau [dans la] main du Tout-Puissant » et Milton qui, dans son ParadiseLost, emploie la
métaphore des seaux d’or (golden urns) pour désigner les étoiles.
16
Représentation de la nature comme divinité dotée de plusieurs seins, connue en particulier dans le culte d’Artémis à
Éphèse. Représentation religieuse du féminin importante chez Goethe et qui sera développée dans Faust II.
17
« La lumière du méchant doit s’éteindre,/ sa flamme ardente ne plus briller./ La lumière s’assombrit sous sa tente,/ la
lampe qui l’éclairait s’éteint. » (Job, 18,5-6).

7
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Dévoile-toi !18
Ha ! comme ça se déchire en mon cœur !
Tous mes sens se retournent
En de nouvelles sensations !
Je sens que mon cœur se donne tout à toi !
Viens ! Il le faut ! il le faut ! et même au prix de ma vie !

Il saisit le livre et prononce mystérieusement le signe de l’Esprit. Une flamme rougeâtre jaillit, l’ESPRIT
apparaît dans la flamme dans une apparence repoussante.

L’ESPRIT
Qui m’appelle !

FAUST se détournant.
L’atroce vision !

L’ESPRIT
Tu m’as attiré avec force,
Tété longuement ma sphère,
Eh bien –

FAUST
Hou ! je ne te supporte pas.19

L’ESPRIT
Tu supplies, pantelant, de me contempler,
D’entendre ma voix, de voir mon visage,
Je cède à la puissante imploration de ton âme,
Me voici ! Quel effroi pitoyable
Te saisit, toi le surhomme !20 Où est l’appel de ton âme ?
Où est le cœur qui a créé en lui un monde
Et le porta, et le chérit et, frémissant de joie,
Enfla pour se hisser jusqu’à nous, les esprits.
Où es-tu, Faust, dont la voix me parvint,
Qui me pressait de toutes ses forces ?
Toi ! qui, à peine mon souffle t’as-t-il atteint,
Trembles jusqu’au plus profond de ton être –
Quel petit ver peureux qui se tortille !

FAUST
Faut-il, figure de flamme, que je m’écarte de toi ?
C’est moi, je suis Faust, je suis ton égal !

L’ESPRIT
Dans les flots de la vie, dans la houle des actions,
Je bouillonne et m’apaise,
Œuvrant de-ci, de-là,
La naissance et la tombe,

18
Parallèles avec le miracle de la Pentecôte (Actes des apôtres, 2,2-4) et Moïse (Exode, 33,18-23).
19
Goethe reprend ici une idée du naturaliste et théosophe Emanuel von Swedenborg : la sphère ou sphère d’activité des
esprits (ou encore d’hommes éminents). Elle correspond à peu près à ce que l’on appelle aujourd’hui rayonnement ou
charisme. Par le truchement de cette sphère, l’esprit transmet aux autres ses buts, ses pensées, ses visions, ses bonnes
comme ses mauvaises intentions. C’est sur ce mode que s’opère l’influence de Mephistopheles sur l’étudiant ou celle de
Faust sur Margarete. Si Faust ne supporte pas la sphère de l’Esprit de la terre, cela tient, d’après la théorie de
Swedenborg, à la répulsion mutuelle du faux et du bon.
20
Le terme « surhomme » (Übermensch) est apparu au XVIe siècle, c’était un sobriquet catholique pour railler les
luthériens.

8
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

L’océan éternel,
Une course qui va et qui vient,
Une vie ardente !
C’est cela mon ouvrage sur le métier bruyant du temps,
Et je tisse au divin un vêtement de vie.

FAUST
Toi qui parcours le vaste monde,
Esprit changeant, comme je me sens proche de toi.

L’ESPRIT
Tu ressembles à l’esprit que tu saisis,
Pas à moi !

Il disparaît.

FAUST s’effondre.
Pas à toi !
À qui alors ?
Moi qui suis à l’image de Dieu !
Et pas même à toi !

On frappe.

Ô mort ! je le connais : c’est mon assistant.


Et me voici de plus en plus anéanti !
Dire que cette plénitude de mes visions
Doit être gâchée par cet austère exalté !

WAGNER en robe de chambre et bonnet de nuit,


une lampe à la main. Faust se retourne, irrité.

WAGNER
Pardon ! je vous ai entendu déclamer !
Vous lisiez sans doute une tragédie grecque ?
Je voudrais bien progresser dans cet art,
Car de nos jours cela fait impression.
Je l’ai bien souvent entendu prôner :
Un comédien pourrait instruire un prêtre.21

FAUST
Oui, si le prêtre est comédien,
Comme il peut arriver parfois.

WAGNER
Ah ! quand on est reclus dans son étude
Et qu’on voit le monde, à la rigueur, les jours de fêtes,
On ne sait guère en fait comment le persuader
De se tourner vers les choses bonnes.
FAUST
Si vous ne l’éprouvez pas, vous n’y parviendrez pas –
Si ça ne vous jaillit pas de l’âme
Avec une aisance instinctive
Pour forcer les cœurs de tout l’auditoire !
21
C’est un reproche ancien adressé aux prêtres de s’exalter et de « jouer la comédie. » Bahrdt, un théologien de la
Aufklärung, voyait toutefois dans le talent rhétorique une vertu pastorale et suggérait en 1773 de donner aux prêtres une
formation d’acteurs. Herder et Lessing furent de ceux qui s’indignèrent le plus contre cette proposition.

9
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ah, vous ! toujours assis, à ravauder,


À faire un ragoût d’un autre festin22,
Et à souffler sur la pauvre flamme
De votre petit tas de cendres ! –
L’admiration des enfants et des singes
Si c’est à votre goût !
Mais jamais vous n’irez de cœur en cœur
Si cela ne vous part pas du cœur.

WAGNER
Toutefois le discours est fort utile à l’orateur.

FAUST
Quoi, le discours ! c’est bon pour le théâtre de marionnettes,
Cessez de faire sonner vos grelots de bouffon !
Et amitié, amour, fraternité23
Ne sont-ils donc pas leur propre discours ?
Et s’il vous importe de dire quelque chose,
Est-il nécessaire de débusquer les mots ?
Et tous ces palabres si rutilants,
Dans lesquels vous frisez des détails anodins à l’humanité,24
Sont aussi fâcheux que le vent des brumes
Qui passe en bruissant dans les feuilles sèches à l’automne.

WAGNER
Ah, Dieu ! l’art est long –
Et brève est notre vie !25
Bien souvent dans mon aspiration critique
Il m’arrive de craindre pour ma tête et mon cœur.
Que les moyens de remonter à la source
Peuvent être difficile à acquérir !
Et avant qu’on ait fait la moitié du chemin
Un pauvre diable pourrait bien mourir.
FAUST
Le parchemin, c’est ça la source sacrée
Dont une gorgée assouvit à jamais la soif ?
Désaltéré tu ne seras,
Que si ça s’écoule de ton âme même.

WAGNER
Pardon ! mais c’est un grand plaisir
De se replacer dans l’esprit des temps,
De voir comment, avant nous, un sage a pensé,
Et puis comment nous en sommes arrivés enfin si prodigieusement loin !

FAUST
Oh, oui ! jusqu’aux étoiles !
Mon ami, les temps du passé

22
Thème cher aux poètes du Sturm undDrang dans leur revendication d’une inspiration spontanée, libre des héritages et
des conventions de la « culture ».
23
Devise qu’avaient choisie Goethe et ses camarades d’étude à l’Université de Strasbourg.
24
L’image du fer à friser se trouve chez Cicéron qui relate l’éloge que fait Brutus des discours de César en ces termes :
« Ils sont nus, vont droit au fait, ont une grâce sans aucun apprêt oratoire, comme un corps dépouillé de son vêtement.
En voulant fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir à des lourdauds qui seront tentés de
friser tout cela au petit fer. » Brutus, LXXV, 262.
25
Aphorisme d’Hippocrate, surtout connu dans la formulation qu’en a donnée Sénèque : « Vita brevis est, longa ars. »
(De brevitate vitae, I,1).

10
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Sont pour nous un livre scellé de sept sceaux.26


Ce que vous appelez l’esprit des temps,
N’est au fond que l’esprit même de ces messieurs27
Dans lequel les temps se reflètent.
Et là, vraiment, c’est souvent une calamité !
Un seul regard suffit et l’on vous fuit :
Une tonne à déchets et un débarras,
Et à la rigueur un drame historique
Avec de merveilleuses maximes pratiques,
De celles qu’on se plait à faire dire aux marionnettes.

WAGNER
Oui, mais le monde ! le cœur et l’esprit de l’homme !
Chacun voudrait pourtant en connaître quelque chose.

FAUST
Ah oui, ce qu’on appelle connaître !
Qui ose appeler un chat un chat ?
Seulement ceux qui ont pu en connaître quelque chose,
Ceux qui furent assez fous pour épancher leur cœur,
Et pour livrer au peuple leurs sentiments, leurs vues.
Et qui furent, de tout temps, crucifiés et brûlés.
Je vous en prie, l’ami, la nuit est avancée
Nous devons briser là pour cette fois.

WAGNER
J’aurais bien veillé jusqu’à demain matin
À m’entretenir si savamment avec vous.28

Il sort.

FAUST
Mais comment la tête ne perd-elle pas tout espoir
Quand elle colle sans arrêt à des foutaises,
Qu’on creuse d’une main avide à chercher des trésors
Et qu’on est content de trouver des vers de terre ?

FAUST
Vois-tu ce chien noir errer autravers des blés et des chaumes ? Remarques-tu comme il touyrne en spirale, en
s’apporchant de nous de plus en plus ? et, si je ne me trompe, traîne derrière ses pas une trâce de feu..
WAGNER
Ce n’est là qu’un chien. Il s emet sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.

26
« Alors j’aperçus dans la main droite de Celui qui siège sur le trône un livre roulé, écrit au recto et au verso, et scellé
de sept sceaux. », Apocalypse, 5,1 (trad. citée).
27
Les historiens.
28
Peut être interprété de plusieurs manières. La plus évidente : comme une moquerie des penchants universitaires à dire
de façon compliquée ce qui se laisse dire simplement (ici, donc, « discuter, bavarder »). On peut aussi y voir, sous la
forme d’un dialogue philosophique, le processus de découverte du moi tel qu’il est qu’objet du subjectivisme
philosophique sur la fin du XVIIIe siècle. Un troisième aspect est induit par l’emploi du verbe besprechen (traduit ici
par « s’entretenir ») et qui signifie également « conjurer » en allemand. Autrement dit, les différentes étapes et visées du
savoir humain seraient en quelque sorte synthétisées, subsumées par la puissance « magique » du verbe.

11
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST (au chien)


Accompagne –nous, viens !

(dans le cabinet d’études)


J’ai quitté les champs et les prairies qu’une nuit profonde environne. Ah chut. S’il faut que je partage la
chambre avec toi, barbet, cesse tes cris et tes hurlements ! Je ne puis souffrir près de moi un compagnon si
bruyant. Mais que vois-je ? Cela est-il naturel ? Est-ce une ombre ? Est-ce une réalité ? Comme mon barbet
vient de se gonfler ! Il se lève avec effort, ce n’est plus une forme de chien. Quel spectre ai-je introduit chez
moi ?

MEPHISTOPHELES
Qu’est ce qu’il y a pour le service de Monsieur ?

FAUST
C’était donc là le contenu du chien ? un écolier ambulant ?

MEPHISTOPHELES
Je salue le savant docteur. Vous m’avez fait suer rudement.

FAUST
Quel est ton nom ?

MEPHISTOPHELES
La demande me paraît bien frivole, pour quelqu’un qui a tant de mépris pour les mots, qui toujours s’écarte
des apparences, et regarde surtout le fond des êtres.

FAUST
Eh bien ! qui donc es-tu ?

MEPHOSTOPHELES
Une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien.

FAUST
Que signifie cette énigme ?

MEPHISTOPHELES
Je suis l’esprit qui toujours nie. Tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal,
voilà mon élément.

FAUST
Maintenant je connais tes honorables fonctions.

MEPHOSTOPHELES
Et franchement je n’ai point fait grand ouvrage : ce qui s’oppose au néant, le quelque chose, ce monde
matériel, quoi que j’ai entrepris jusqu’ici, je n’ai pu encore l’entamer ; et j’ai en vain déchaîné contre lui
flots, tempêtes, tremblements, incendies ; la mer et la terre sont demeurées tranquilles. Nous n’avons rien à
gagner sur cette maudite semence, matière des animaux et des hommes. Combien n’en ai-je déjà enterré ! Et
toujours circule un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c’est à en devenir fou. Si je ne m’étais
pas réservé le feu, je n’aurais rien pour ma part.

FAUST
Ainsi tu t’opposes au mouvement éternel, à la puissance secourable qui crée ? Quelle autre chose cherches -
tu à entreprendre, étonnant fils du chaos ?

MEPHISTOPHELES
Nous nous en occuperons à fond dans la prochaine entrevue. Je peux cette fois m’éloigner ?

12
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. J’ai appris maintenant à te connaître ; rends moi visite quand tu
veux. Tu as la fenêtre, la porte, et même la cheminée. Tu choisis.

MEPHISTOPHELES
Je t’avoue, un petit obstacle m’empeche de sortir. Le pied magique sur votre seuil.

FAUST
Le pied magique te met en peine ? Et tu serais donc mon prisonnier ?

MEPHISTOPHELES
Le chien, quand il est entré, n’a fait attention à rien. Du dehors, la chose paraissait tout autre. Mais
maintenant le diable n’arrive plus à sortir !

FAUST
Mais pourquoi tu ne sors pas par la fenêtre ?

MEPHISTOPHELES
C’est une loi des diables et des revenants, qu’ils doivent sortir par où ils sont entrés.

FAUST
L’enfer a donc ses lois ? C’est fort bien ; ainsi un pacte fait avec vous serait fidélement respecté ?

MEPHISTOPHELES
Ce qu’on te promet, tu peux en jouir entièrement ; il ne t’en sera rien retenu. Ce n’est pas cependant si peu de
choses que tu crois : on en reparle une autre fois. Maintenant je prie et te reprie de me laisser sortir.

FAUST
Reste donc encore etdis moi ma bonne aventure.

MEPHISTOPHELES
Eh bien ! Lâche moi toujours et je reviendrai bientôt. Tu me demanderas tout ce que tu voudras.

2. CABINET D’ÉTUDE.
FAUST, MEPHISTOPHELES.

FAUST
On frappe ? Entrez ! Qui vient encore me tanner ?

MEPHISTOPHELES
C’est moi.

FAUST
Entre !

MEPHISTOPHELES
Il faut que tu le dises trois fois.

FAUST
Alors, entre !

MEPHISTOPHELES
Voilà comme tu me plais.

13
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Nous allons, j’espère, nous entendre !


Car pour chasser tes lubies
Me voici en beau gentilhomme
En habit rouge galonné d’or,
La petite cape de soie raide,
La plume de coq au chapeau,
Avec une longue épée pointue.
Bref, et maintenant je te conseille
D’endosser toi aussi la même chose ;
Pour que tu puisses, dégagé, libre,
Vivre ce que c’est que la vie.

FAUST
De toute façon, dans n’importe quel habit,
Je souffrirai d’être à l’étroit sur terre.
Je suis trop vieux pour ne faire que jouer,
Trop jeune pour être sans désir.
Qu’est-ce que le monde peut bien me réserver ?
Renoncer, tu dois renoncer !
C’est l’éternelle rengaine
Qui sonne aux oreilles de chacun,
Que chaque heure, notre vie durant,
Nous chante à s’en casser la voix.
Je ne m’éveille le matin qu’avec effroi.
J’en pleurerais des larmes amères
De voir le jour – au cours duquel
Pas un seul de mes vœux ne se réalisera, pas un !
Lequel, par son ergotage obstiné
Fait perdre jusqu’à l’idée du moindre désir,
Et brime l’élan créateur de mon cœur battant
Par les milles grimaces de l’existence.
C’est pourquoi j’en suis, quand il se fait nuit
À m’allonger avec angoisse dans mon lit ;
Et là non plus, aucun repos ne s’offre à moi,
Des rêves agités viennent m’épouvanter.
Le Dieu qui habite en mon cœur
Peut m’exalter au plus profond de moi ;29
Celui qui trône au-dessus de mes forces
Ne peut rien faire bouger au-dehors de moi ;
Et c’est ainsi que l’existence m’est un fardeau,
La mort souhaitable, la vie détestable.

MEPHISTOPHELES
Et pourtant jamais la mort n’est un hôte bienvenu.

FAUST
Heureux celui auquel, dans l’éclat de la victoire,
Elle ceint les tempes de lauriers sanglants,
Celui qu’elle prend, après une danse follement enlevée,
Dans les bras d’une fille !
Oh, si je pouvais, comblé par la force du Grand Esprit,
Tomber, là, sans vie !

29
Idée largement répandue dans l’Antiquité que le divin se manifeste quasi physiquement dans l’intériorité de l’homme
qu’il habite, s’emparant de ses pensées et de ses rêves ; c’est la définition-même de l’enthousiasme (du grec entheos,
enthous « inspiré par un dieu ») : « Pourtant il est un dieu en nous ; il nous agite, il nous échauffe ; nos transports
attestent la présence d'un esprit divin. » (Ovide, Les fastes, VI,5). Voir aussi Platon, République, II-382e, Phèdre, 242c.

14
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MEPHISTOPHELES
Et cependant il y a quelqu’un qui, l’autre nuit,
N’a pas pu avaler un certain jus brunâtre !30

FAUST
On dirait que tu aimes ça, espionner !

MEPHISTOPHELES
Je ne suis pas omniscient ; mais j’en sais long.

FAUST
Lorsque la douceur d’un son familier
M’a tiré de mon atroce confusion
En leurrant ce qui me reste d’esprit enfantin
Par le souvenir des temps heureux,
Là, j’ai maudit tout ce qui enlace l’âme
De séductions et de mirages,
Et qui à force d’éblouissement et de caresses
La bannit dans cette sinistre caverne !31
Maudite soit surtout cette haute opinion
Par laquelle notre esprit s’encombre de lui-même !
Maudit l’éblouissement de l’apparence
Qui s’impose à nos sens !
Maudit ce qui nous séduit par des rêves,
L’imposture de la gloire, de la postérité !
Maudit ce qui, devenu possession, nous flatte,
Que ce soit femme et enfants, laquais et charrue !
Maudit soit Mammon32, quand avec des trésors,
Il nous entraîne à des actes insensés,
Ou qu’il nous assoie parmi les coussins
De la vaine distraction !
Maudit, le jus narcotique du raisin !
Maudit, ce sublime don de l’amour !
Maudit, l’espoir ! Maudite, la foi,
Et maudite soit surtout la patience !33

CHŒUR DES ESPRITS invisible.


Hélas ! hélas !
Tu l’as détruit,
Le joli monde,
D’un poing puissant ;
Il tombe, il croule !
Un demi-dieu l’a démoli !
Nous emportons
Tous les débris dans le néant,
Nous déplorons
30
Allusion cruelle à la nuit de Pâques au cours de laquelle Faust entreprit de mettre fin à ses jours sans toutefois passer
à l’acte.
31
Évocation au fameux mythe de la caverne du Livre VII de la République de Platon (VII, 514a-518b)
32
Le mot araméen mamôn est fréquent dans la Bible ; il signifie « bien, possession » mais est souvent connoté
négativement. C’est pourquoi, par exemple, dans l’évangile de Luc, là où Luther conserve le terme de Mammon, la
Bible de Jérusalem traduit : « Si vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le malhonnête argent, qui vous confiera le
vrai bien ? » (Luc, 16,11), tandis qu’André Chouraqui, dans sa version toujours très littérale donne lui: « Aussi, si vous
n’êtes pas fidèles avec le Mamôn inique,/ qui donc vous confiera le vrai ? » et définit dans une note de bas de page le
Mamôn (auquel il donne une majuscule) comme « l’argent personnifié » (Desclée de Brouwer, Paris, 1989). Nous
conservons l’orthographe traditionnelle. Voir aussi Matthieu6,24 et Luc16,13.
33
Fameuse triade foi, espérance et amour (agapè étant souvent traduit par « charité ») de la Première Épître aux
Corinthiens (I,13,13).

15
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

D’avoir perdu un si beau monde.


Toi, le plus puissant
Des fils de la terre,
Rebattis-le donc,
Plus superbe encore,
Battis-le en toi !
Que ta vie
Prenne un nouveau cours
Avec l’esprit clair,
Que de nouveaux chants
L’accompagnent !

MEPHISTOPHELES
Cesse de jouer avec ton dépit,
Qui, comme un vautour, te dévore vivant ;34
La plus fruste des compagnies te fait sentir
Que tu es homme entre les hommes.
Ce qui ne veut pas dire non plus
T’envoyer bouler parmi la canaille.
Je ne suis pas l’un de ces grands esprits
Mais si tu voulais, t’unir avec moi,
Diriger tes pas à travers la vie,
Alors je veux bien me donner la peine
D’être à toi sur-le-champ.
Je suis ton compagnon
Et si cela te plaît,
Je suis ton serviteur, oui, je suis ton valet !

FAUST
Et que dois-je accomplir en retour ?

MEPHISTOPHELES
Pour cela tu disposes encore d’un long délai.

FAUST
Non, non ! le diable est un égoïste,
Il n’est pas du genre à faire gratuitement
Ce qui pourrait être utile à autrui.
Prononce clairement tes conditions ;
Pareil serviteur met la maison en péril.

MEPHISTOPHELES
Je voudrais m’attacher ici à ton service,
T’obéir au doigt et à l’œil, sans répit ni repos ;
Quand nous nous retrouverons dans l’au-delà,
Tu me rendras la pareille.

FAUST
Je ne me soucie guère de l’au-delà ;
Réduis d’abord ce monde en un tas de décombres,
Qu’un autre puisse alors se mettre à exister.
De cette terre, il me jaillit des joies,
Et ce soleil illumine mes souffrances ;
Que d’abord je parvienne à me séparer d’eux,
Il adviendra ensuite ce qui peut advenir.
Et je ne veux plus rien savoir,
34
Tel Prométhée.

16
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Si cet après est fait d’amour ou bien de haine,


Et si ces sphères aussi
Ont un haut ou un bas.

MEPHISTOPHELES
Dans ces conditions, tu peux te risquer.
Engage-toi ; tu auras ces jours-ci
Le plaisir de voir mes capacités,
Je te donnerai ce qu’aucun homme encore n’a vu.

FAUST
Que veux-tu donner, pauvre diable ?
Quelqu’un de ton espèce a-t-il jamais saisi
Ce qu’est l’esprit de l’homme, dans sa haute ambition ?
Mais tu as l’aliment qui ne rassasie point,
Et cet or rouge qui sans répit
Pareil à du mercure, te glisse entre les doigts,
Le jeu où jamais on ne gagne,
La fille qui, blottie contre mon cœur,
Fait les yeux doux à mon voisin
L’honneur, ce bon plaisir des dieux,
Qui s’évanouit tout comme un météore ?
Montre-moi le fruit qui se décompose avant de tomber,
Et les arbres qui, chaque jour, de nouveau reverdissent !

MEPHISTOPHELES
Semblable besogne ne me fait pas peur,
Ce sont des trésors que je peux livrer.
Mais mon ami, le temps s’approche
Où nous pourrons paisiblement nous régaler de bonnes choses !

FAUST
Si jamais je pouvais, apaisé, me coucher sur un lit de paresse,
Alors, qu’aussitôt, il en soit fait de moi !
Si jamais tu pouvais, par tes mensonges flatteurs,
Faire que je me plaise à moi-même,
Si jamais tu pouvais m’abuser de jouissance
Que cela soit alors le dernier de mes jours !
Je t’offre le pari !

MEPHISTOPHELES
Tope là !

FAUST
Tape aussi dans ma main !
Si je dis à l’instant qui passe :
Arrête-toi ! tu es si beau !
Alors tu peux me mettre aux fers,
Alors je veux bien aller à ma perte !
Alors le glas peut bien sonner pour moi !
Alors sois-tu délié de ton office,
L’horloge peut s’arrêter, les aiguilles pendiller :
Que le temps soit pour moi révolu !

MEPHISTOPHELES
Réfléchis bien, nous nous en souviendrons !

17
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
C’est ton droit le plus strict ;
Je ne me suis pas grossièrement trompé,
Parce que35 j’ai le repos, je suis un valet,
À ton service, à celui d’un autre, et alors ?
Par quoi allons-nous commencer ?

MEPHISTOPHELES
Mais par nous en aller !
Qu’est-ce que c’est que ce repaire de martyres ?
Qu’est-ce que ça veut dire, que passer sa vie
À s’ennuyer, soi-même et les jeunes gens ?
Laisse donc ça à Monsieur Ventreplein, ton voisin !
Qu’as-tu à t’échiner à battre de la paille ?
Le meilleur de tout ton savoir,
Tu ne peux même pas le dire à ces gamins –
Tiens, j’en entends un dans le couloir !

FAUST
Mais je ne peux pas le recevoir !

MEPHISTOPHELES
Ce pauvre gosse attend depuis longtemps,
Il ne doit pas repartir sans consolation.
Bon, donne-moi ton habit et ta toque,
Ce déguisement devrait m’aller à ravir.

Il se change.

Et maintenant fie-toi à mon esprit !


Je n’ai besoin que d’un petit quart d’heure ;
Entre-temps, sois fin prêt pour la belle escapade !

FAUST sort.

MEPHISTOPHELESdans la longue robe de Faust.


Tu n’as qu’à mépriser la raison et la science,
Suprême force des humains,
Tu n’as qu’à t’affirmer dans l’esprit du mensonge
Par l’illusion et la magie,
Ainsi je te tiens, et sans condition –
Le destin l’a nanti d’un esprit indomptable
Qui se précipite toujours en avant
Et dont l’ambition inconsidérée
Passe par-dessus les joies de la terre.
Je m’en vais le traîner dans une vie débridée,
Au travers de la plate insignifiance,
Je vais te le faire gigoter, se figer, s’engluer,
Et aux lèvres avides de son appétit insatiable,
Exhiber nourriture et boisson ;
Il suppliera en vain qu’on le contente
Et quand bien même ne se serait-il pas rendu au diable,
Il faudra pourtant qu’il aille à sa perte !

35
Nous traduisons ici par « parce que » le mot allemand wie (« comment, comme ») pour rendre la triple sujétion
qu’exprime Faust : sujétion temporelle, « parce que » signifiant dès que, sujétion conditionnelle, au sens de si, sujétion
modale, au sens de dans la mesure où.

18
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

3.
MEPHISTOPHELES en robe de chambre,
coiffé d’une grande perruque. UN ETUDIANT.

L’ÉTUDIANT.
Je suis arrivé il y a peu de temps
Et je viens à vous plein d’humilité
Parler, faire connaissance avec un homme
Que nous évoquons tous avec vénération.

MEPHISTOPHELES
Votre courtoisie me réjouit beaucoup,
Mais vous voyez là un homme comme tant d’autres.
Avez-vous déjà fait le tour des lieux ?

L’ÉTUDIANT
Je vous en prie, prenez-moi sous votre férule.
Je viens le cœur confiant,
Avec quelque argent et plein de fougue –
Ma mère ne voulait guère me voir partir !
J’aimerais apprendre ici quelque chose de sensé.

MEPHISTOPHELES
Mais vous êtes ici juste au bon endroit.

L’ÉTUDIANT
À dire vrai, j’aimerais déjà repartir !
Tout a l’air si âpre tout autour de moi,
Comme si, dans chaque maison, se terrait l’appétit du gain.

MEPHISTOPHELES
Allez ! n’y faites plus attention,
Tout ici se nourrit des étudiants.
Mais d’abord, où allez-vous loger ?
Voilà un sujet capital !

L’ÉTUDIANT
Si vous vouliez me guider !
Je suis vraiment une brebis égarée.
J’aimerais savoir le bien, là, tout entier,
J’aimerais savoir le mal très loin de moi,
Avoir des libertés, et bien sûr de la distraction !
J’aimerais en même temps étudier à fond,
Que ça me déborde de la tête et des oreilles !
Ô Monsieur, aidez-moi, que plus jamais mon âme
Ne manque de ce qui fait une bonne personne.

MEPHISTOPHELES se gratte.
Vous n’avez pas de gîte, disiez-vous ?

L’ÉTUDIANT
Je ne me suis même pas encore renseigné.
Mon auberge me nourrit assez bien,

19
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Une jolie jeune fille y sert à table.

MEPHISTOPHELES
Dieu vous garde, cela va vous perdre !
Le café et le billard !36 malheur au jeu !
Les jeunes filles, ah ! ce qu’elles sont impudentes –
Gaspillez votre temps à faire des cajoleries !
En revanche, nous voyons d’un bon œil
Que tous les étudiants à la ronde,
Une fois au moins par semaine,
Viennent ramper sous notre talon.
Et celui qui souhaite nous lécher les bottes,
Nous l’asseyons à notre droite.37

L’ÉTUDIANT
Mais ça me donne un haut-le-cœur !

MEPHISTOPHELES
Cela ne nuit en rien à la bonne cause.
Bon, tout d’abord pour le logis,
Je ne vois rien de mieux pour vous ici
Que d’aller voir demain chez madameSprizbierlein.38
Elle sait comme on s’occupe des étudiants,
Sa maison en est pleine de haut en bas,
Et elle s’y entend à faire ce qu’il faut.
L’arche de Noé était sans doute mieux cloisonnée,
Mais enfin c’est fait dans la tradition.39
Vous payez ce qu’avant vous payaient
Ceux qui ont barbouillé leur nom aux murs des chiottes.

L’ÉTUDIANT
Je vais me sentir aussi à l’étroit
Que si j’habitais dans un internat.

MEPHISTOPHELES
Votre logis étant donc retenu,
Votre couvert à présent, à bon prix !

L’ÉTUDIANT
Il me semble que tout cela peut attendre
Quand il s’agit d’abord de s’élargir l’esprit !

MEPHISTOPHELES
Mon trésor ! cela vous sera pardonné,
Vous ignorez l’esprit de la Faculté.
Vous devrez oublier la table de votre mère,
Et vous mettre à l’eau claire et au babeurre gâté ;
Foin de pousses de houblon40 et de petits légumes,
Vous serez bien heureux de vous régaler d’orties sucrées –
Ça vous donnera une chiasse d’oie

36
C’est en 1694 qu’ouvre à Leipzig le premier café. Le billard ne se pratique au XVIIIe siècle que dans certains milieux
aristocratiques favorables à l’influence française.
37
Ainsi que le Christ est « assis à la droite du Père ».
38
Nom cocasse que l’on pourrait traduire par Petitemousse ou Fusebière.
39
Tradition qui consistait à entasser plusieurs étudiants dans une même pièce.
40
Le houblon était connu dès les premières civilisations, qui en mangeaient les jeunes pousses au printemps, comme de
l'asperge.

20
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Mais au moins vous ne vous empâterez pas,


Vous balancerez entre agneau et mouton41 à l’infini
Comme le firmament de notre Seigneur Dieu !
Mais votre argent devra régler les dettes
Que certains étourdis ont laissées avant vous.
Il vous faudra bien garnir votre bourse,
Surtout ne pas prêter à un ami,
Mais payer loyalement, et à chaque fois,
Aubergiste et tailleur et professeur.

L’ÉTUDIANT
Monseigneur, on verra bien,
Mais là, je vous en prie, soyez mon guide !
Le champ de la sagesse s’ouvre devant moi,
J’aurais bien aimé y courir tout droit ;
Mais il semble au-dedans si bigarré et confus
Et même sauvage et sec à son pourtour.
Cela est loin de se présenter à mes sens
Comme une vallée de Tempé pleine de sources fraîches.42

MEPHISTOPHELES
Dites-moi, avant que vous n’alliez plus loin,
Quelle Faculté choisissez-vous ?

L’ÉTUDIANT
Je suis bien censé devenir médecin,
Mais j’aimerais bien que mon esprit parvienne
À tout saisir de toute la terre,
De tout le ciel et la nature entière.

MEPHISTOPHELES
Vous êtes là sur la bonne voie,
Mais il ne faudrait pas que vous vous dispersiez.
Mon cher ami, je vous conseillerai donc
D’abord le collegiumlogicum.43
Là vous aurez l’esprit bien dressé,
Sanglé bien ferme dans des brodequins44,
Afin que désormais, plus mesuré,
Il suive la course de la juste pensée
Et n’aille pas, en tous sens,
Feu-folâtrer45 au gré du chemin.
Et puis on vous enseignera, certains jours,
Que ce que d’ordinaire vous faites d’emblée
Et librement, comme manger ou boire,
Doit en passer par un ! et deux ! et trois !
Car il en va de la fabrique des idées
Comme il en va du métier du tisserand,

41
Viandes considérées à l’époque de Goethe comme étant maigres et de qualité inférieure.
42
Vallée de Thessalie en Grèce entre l’Olympe et l’Ossa, remarquable pour ses gorges et ses nombreux cours d’eau.
Elle est aussi le berceau de nombreux récits mythologiques concernant Apollon.
43
Cours magistral de logique. Aux XVIe, XVIIe et jusqu’au XVIIIe siècle, tout cursus universitaire commençait par une
formation de logique, de rhétorique et de métaphysique dispensée à la Faculté de Philosophie. L’enseignement de la
logique était très poussé, mais devint peu à peu une discipline formaliste et desséchée.
44
Littéralement « bottes espagnoles ». Il s’agit de la principale forme de supplice, avec l’eau, infligée aux personnes
soumises à la « question ».
45
Nous rendons ainsi un verbe inventé par Goethe, irrlichteliren, formé à partir de Irrlicht, « feu follet », et qui signifie
aller de façon erratique comme un feu follet.

21
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Là où l’action du pied meut un millier de fils,


Les navettes courent dans un sens et dans l’autre,
Et les fils se déroulent sans qu’on s’en aperçoive,
Un coup déclenche mille combinaisons.
Le philosophe, lui, entre ici,
Et vous démontre qu’il devait bien en être ainsi.
Le premier étant comme ça, le deuxième comme ça,
Par conséquent troisième et quatrième seront comme ça.
Et si premier et deuxième n’existaient pas,
Jamais troisième et quatrième n’existeraient.
C’est ce que les élèves proclameront partout,
Sans devenir tisserands pour autant.
Qui veut connaître et puis décrire quelque chose de vivant
Se doit d’abord d’en expulser l’esprit,
Il en a alors les parties en main,
Il ne manque plus malheureusement que le lien spirituel –
L’encheiresisnaturae46, comme l’appelle la chimie !
Qui se fiche d’elle-même sans savoir pourquoi.

L’ÉTUDIANT
Je n’arrive pas à vous comprendre tout à fait.

MEPHISTOPHELES
Ça ne tardera pas à aller mieux,
Si vous apprenez à bien tout réduire
Et à classifier en bonne et due forme.

L’ÉTUDIANT
Tout cela me rend aussi bête
Que si une roue de moulin me tournait dans la tête.

MEPHISTOPHELES
Ensuite, avant toute autre chose,
Il faut vous mettre à la métaphysique !
Vous tâcherez de saisir la profondeur
De ce qui dépasse le cerveau humain.
Pour ce qui doit y entrer ou n’y pas entrer,
On a un mot splendide à sa disposition.
Mais pour le semestre à venir,
Observez l’ordre le meilleur :
Vous vous prenez cinq heures par jour –
Soyez rentré au coup de cloche !
Vous vous serez bien préparé chez vous,
Les paragraphes47 bien rabâchés,
Afin de vous apercevoir ensuite
Qu’on ne vous dit rien qui ne soit dans le livre.
Mais appliquez-vous à prendre des notes
Comme si le Saint-Esprit vous les dictait !48

L’ÉTUDIANT
Pardonnez-moi, je vous retiens avec toutes ces questions
46
« Tour de main de la Nature » (du grec cheir = « main »). Goethe place ici dans la bouche de Mephistopheles un
concept qu’il emprunte à J. R. Spielmann, un professeur de chimie strasbourgeois, dont il suivit les cours. Cette notion
insignifiante désigne le fait que le naturaliste peut chasser ou expulser le principe vital d’un organisme – en le
décomposant – mais n’est pas en mesure de l’y réintroduire en le reconstituant.
47
Paragraphes numérotés, notamment des codes de loi.
48
Comme Saint-Jean rédigeant l’Apocalypse.

22
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Seulement je dois encore vous ennuyer :


Ne voudriez-vous pas me dire encore
Un petit mot bien senti sur la médecine ?
Trois années, c’est un temps court
Et, Dieu ! le domaine est pourtant si vaste !
Mais si l’on a, ne serait-ce qu’une indication,
On sent déjà mieux arriver les choses.

MEPHISTOPHELES à lui-même
Assez maintenant du ton professoral,
Je vais me remettre un peu à jouer le diable.
À haute voix :
L’esprit de la médecine est aisé à saisir,
Vous étudiez à fond et le grand monde et le petit,49
Pour finalement laisser aller les choses
Comme cela plaît à Dieu.
N’allez pas, vainement, en tous sens, courir après la science,
Chacun n’apprend jamais que ce qu’il peut apprendre.
Mais qui saisit le bon moment,
Celui-là est l’homme idéal.
Mais vous êtes assez bien bâti,
Vous ne manquerez pas non plus d’audace,
Et pour peu que vous ayez confiance en vous,
Les autres vous feront confiance.
Apprenez surtout à mener les femmes,
À guérir tous ces ha ! et ho ! qu’elles poussent
De mille et une manières
En procédant selon un seul principe.
Et si vous agissez à peu près décemment,
Là, vous les aurez toutes dans votre poche.
Un titre de docteur doit bien les assurer
Que votre art surpasse beaucoup d’autres arts.
Pour être le bienvenu, tâtez alors tous ces atours
Qu’un autre mettrait des années avant de pouvoir les toucher.
Sachez bien palper le petit pouls,
Et tâtez-la avec d’habiles regards brûlants
Pour voir, bien sûr, si la taille fine
Est bien sanglée dans son corset.

L’ÉTUDIANT
C’est déjà mieux que la philosophie !

MEPHISTOPHELES
Grise, mon cher ami, est toute théorie
Et vert, l’arbre d’or de la vie.

L’ÉTUDIANT
Je vous le jure, cela m’apparaît comme un rêve.
Pourrais-je venir vous déranger une autre fois,
Pour entendre votre sagesse sur le fond des choses ?

MEPHISTOPHELES
Ce que je peux faire, se fait volontiers.

L’ÉTUDIANT
Il m’est impossible de repartir ainsi,
49
Le macrocosme et le microcosme, autrement dit la nature et l’homme.

23
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Il faut encore que je vous présente mon album.


Offrez-moi la faveur de votre signature !

MEPHISTOPHELES
Bien sûr.

Il écrit et rend [l’album].

L’ÉTUDIANT lit.
Eritissicut Deus scientisbonum et malum.50

Il le referme respectueusement et prend congé.

MEPHISTOPHELES
Va, suis le vieil adage et puis mon oncle le serpent,
Un jour sûrement tu trembleras d’être à l’image de Dieu !

4.
LA CAVE DE AUERBACH À LEIPZIG.
Beuverie de joyeux compères.51

FROSCH
Y en a pas un qui boit, pas un qui rit !
Je t’en ficherais des mines pareilles !
Vous êtes du vrai foin mouillé aujourd’hui,
D’habitude vous pétez des flammes.

BRANDER
Mais c’est ta faute : t’en sors pas une,
Pas une bêtise, pas de cochonnerie.

FROSCH lui renverse un verre de vin sur la tête.


Tiens, comme ça tu as les deux –

BRANDER
Bourrique ! Porc !

FROSCH
Mais avec vous, faut bien être les deux.

SIEBEL52
Trois fois le diable !53 du calme ! chantez jusqu’à plus soif ! et que ça picole, et que ça braille ! Holla hé !
Allez ! Hé da !

ALTEN
Du coton ! il nous casse les oreilles, celui-là.
50
« Vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. » (Genèse, 3,5, trad. Bible de Jérusalem). Ce sont les
mots du serpent pour persuader Ève de goûter le fruit défendu.
51
Deux des noms des buveurs font nettement penser aux surnoms que se donnaient les étudiants en fonction de
l’avancée de leurs études : Brander évoque Brandfuchs (« Renard couleur de feu », étudiant en 2e semestre) et
AltenAltbursch (« Vieux-gars », étudiant en 3e semestre). On peut donc imaginer qu’il s’agit d’un groupe mêlant
étudiants et petits bourgeois.
52
À partir de cette réplique, et à l’exception des chansons, le texte est en prose. Il le demeurera dans la version
définitive de Faust.
53
Cette triple invocation du diable a persisté jusqu’à nos jours dans l’expression toi ! toi ! toi ! (prononcer « toïe »),
répétition euphémistique du mot Teufel (« diable ») et qui a pour vocation de souhaiter bonne chance à la personne à
laquelle on s’adresse.

24
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

BRANDER
Qu’est-ce que j’y peux, si cette foutue voûte résonne à ce point. Chante !

FROSCH
Ha ! tarratarra ! larra ! di ! – Bon, accordé ! Et maintenant voilà :
Ce cher Saint-Empire romain-germanique
Comment fait-il donc pour tenir le coup ?54

BRANDER
Pouah ! la vilaine chanson ! Une chanson politique, la fichue chanson ! Dieu soit loué que le Saint-Empire
romain-germanique ne vous concerne pas. – Nous allons nous élire un pape !55

FROSCH
Doux rossignol, envole-toi,
Salue ma belle dix mille fois.

SIEBEL
Tonnerre de mort ! « Salue ma belle ! » – Un pâté de grillon farci aux feuilles de chêne séchées provenant du
Blocksberg56, agrémenté d’un lapin écorché avec une tête de coq57 et pas de salut du rossignol. Est-ce qu’elle
m’a pas mis à la porte – moi et ma flûte à moustache et tout mon barda, comme un vulgaire balai dégarni, et
c’est pour ça – trois fois le diable ! que je dis : elle n’aura pas d’autre salut que des pierres dans ses fenêtres !

FROSCH frappant son pichet sur la table.


Silence maintenant ! – Une nouvelle chanson, camarades, une vieille chanson si vous voulez ! – On tend
l’oreille, et on chante le refrain avec moi. Allez, haut et fort !
Un rat demeure dans une cave,
Vivant de gras et de bon beurre,
Il devient vite, tant il se gave,
Aussi gros que Martin Luther.
La cuisinière met du poison :
Soudain le rat s’étouffe à mort,
Il fait des sauts, il fait des bonds
Comme s’il avait l’amour au corps !

TOUS reprennent en chœur avec des cris d’allégresse.


Comme s’il avait l’amour au corps !

FROSCH
Il court partout, dedans, dehors,
À chaque flaque veut s’abreuver,
Il griffe, il gratte, il ronge, il mord
Mais sa rage ne peut le sauver.
À bout de force et angoissé,
Le rat est pris d’un haut-le-corps,
Et l’animal en a assez
Comme s’il avait l’amour au corps !

54
Depuis la fin du Moyen Âge, plusieurs chansons populaires à caractère politique, stigmatisent l’inquiétude au sujet du
sort du Saint Empire comme une préoccupation inutile et oiseuse.
55
Un pape des ivrognes.
56
Blocksberg, nom populaire de plusieurs montagnes allemandes situées dans le massif du Harz et, plus
particulièrement, de son sommet, le Brocken (1142 m). Le Blocksberg passe dans bon nombre de légendes pour être le
séjour d’êtres démoniaques. C’est aussi le lieu où se rassemblent les sorcières au cours de la nuit de Walpurgis ainsi
qu’à d’autres moments de l’année pour y mener des fêtes orgiaques en compagnie du diable. D’après certains auteurs, la
feuille de chêne désignait une jeune fille comme sorcière.
57
La tête de coq désigne Siebel comme cocu (en allemand Hahnrei, qui contient le mot Hahn, « coq »).

25
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

TOUS reprennent en chœur avec des cris d’allégresse.


Comme s’il avait l’amour au corps !

FROSCH
Pris de panique, le rat déboule
Là, en plein jour dans la cuisine
Sur le fourneau, pan ! il s’écroule,
Suffoque et puis se ratatine.
L’empoisonneuse se tord de rire :
Le pauvre rat gisant au bord
Du dernier trou pousse un soupir,
Comme s’il avait l’amour au corps !

TOUS reprennent en chœur avec des cris d’allégresse.


Comme s’il avait l’amour au corps !

SIEBEL
Et une bonne dose de mort-aux-rats dans la soupe de la cuisinière ! Je ne suis pas très sentimental, mais un
rat pareil, ça vous émeut une pierre.

BRANDER
Rat toi-même ! – Ce qu’elle me ferait plaisir à voir, la bedaine dans le fourneau en train d’expirer sa petite
âme !

FAUST, MEPHISTOPHELES

MEPHISTOPHELES
Maintenant, regarde comme ils s’en donnent, ici ! Si ça te plaît, je te procure de la compagnie de cette sorte
nuit après nuit.

FAUST
Bonne soirée à vous, Messieurs !

TOUS
Grand merci !

SIEBEL
Mais qui c’est ce camelot-là ?

BRANDER
Chut ! c’est du distingué incognito, ils ont je-ne-sais-quoi de mécontent, de méchant sur la figure.

SIEBEL
Bah ! des comédiens, à la rigueur.

MEPHISTOPHELES à voix basse


Retiens ça : ces gars-là ne soupçonnent jamais le diable, fût-il tout près d’eux.

FROSCH
Je vais aller leur sortir les vers du nez pour savoir d’où ils viennent ! – Est-ce que la route de Rippach58 à ici
est si mauvaise que vous ayez dû faire route si tard dans la nuit ?
FAUST
Nous n’arrivons pas par ce chemin.

FROSCH
58
Rippach était le dernier relais de poste sur la route de Francfort à Leipzig. Frosch tente de savoir si les étrangers
venant d’ouest sont ressortissants de l’Empire.

26
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Je me disais que, peut-être, vous aviez déjeuné chez le fameux Hans, là-bas. 59

FAUST
Je ne le connais pas.

Les autres rient.

FROSCH
Oh, il est d’une vieille lignée. Il a toute une famille éparpillée.

MEPHISTOPHELES
Vous devez être l’un de ses cousins.

BRANDER à voix basse à Frosch


Ferme ta malle ! il a compris la combine.

FROSCH
À Wurzen60, c’est fatal, là faut attendre le bac tellement longtemps des fois.

FAUST
Ah bon !

SIEBEL à voix basse


Ils arrivent des États impériaux, ça se voit sur eux. Laissez-les donc s’amuser d’abord un peu. – Ça vous
dirait une bonne lampée ? Allez, venez !

MEPHISTOPHELES
Qu’à cela ne tienne.

Ils trinquent et boivent.

FROSCH
Maintenant, Messieurs, une petite chanson. Pour un pichet, une chanson, c’est pas cher.

FAUST
Je n’ai aucune voix.

MEPHISTOPHELES
J’en chante une pour moi, deux pour mon camarade, cent si vous voulez. Nous arrivons d’Espagne où la nuit
on chante autant de chansons qu’il y a d’étoiles dans le ciel.

BRANDER
Ça, je ne supporte pas, j’ai horreur d’entendre gratter la guitare ; sauf quand je me suis pris une cuite et que
je dors que le monde pourrait bien s’écrouler. – Mais c’est pour les petites filles, ça, quand elles peuvent pas
dormir et qu’elles se mettent à la fenêtre pour siroter la fraîcheur de la lune.

MEPHISTOPHELES
Il y avait un roi jadis
Qui avait une puce énorme –61

59
L’aubergiste Hans Arsch (Arsch = « cul ») est une figure folklorique, thème de toutes sortes de plaisanteries
graveleuses.
60
Ville de Saxe, à l’Est de Leipzig.
61
On trouve dans Lo cunto de li cunti (« Le conte des contes ») du Napolitain Giambattista Basile, un recueil de contes
en cinq journées paru au XVIIe siècle, un conte intitulé La polece (« La puce ») et dont le récit contient tous les
éléments que l’on retrouve dans la chanson de Mephisto. Basile a été une source d’inspiration de premier plan,
notamment pour Charles Perrault et les frères Grimm. Voir la très belle traduction de Françoise Decroisette, Le Conte
des contes, Circé, Paris, 1995.

27
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

SIEBEL
Silence ! Écoute ! Ça, c’est une sacrée curiosité ! Une sacrée manie !

MEPHISTOPHELES
Il y avait un roi jadis
Qui avait une puce énorme
Il la chérissait comme un fils !
Son affection était hors normes.
Il manda un tailleur pour homme,
Qui vint et, selon l’anecdote,
Prit les mesures du gentilhomme
Pour des habits et des culottes.

SIEBEL
Faut bien mesurer, hein ? Bien ! Ils partent d’un éclat de rire. Qu’il n’y ait surtout pas de faux plis !

MEPHISTOPHELES
Le voilà désormais paré
De drap de velours et de soie,
L’habit de rubans tout orné
Et sur le plastron une croix.
On le fait aussitôt ministre
On le décore incontinent.
Depuis la chronique enregistre
Ses frères parmi les courtisans.

Dames et messieurs de la cour


Sont cruellement persécutés,
La reine et ses dames d’atour,
Toujours croquées et poinçonnées,
Sans avoir droit de se gratter
Ni de chasser ces parasites.
Mais nous, qu’une puce ose nous piquer,
Nous la grattons, l’écrasons vite.

TOUS reprennent en chœur avec des cris d’allégresse.


Mais nous, qu’une puce ose nous piquer,
Nous la grattons, l’écrasons vite.

TOUS pêle-mêle.
Bravo ! Bravo ! Bel et bien trouvé ! Une autre ! Encore des pichets ! Encore des chansons !

FAUST
Messieurs ! le vin fait de l’effet ! Il fait de l’effet comme tous les vins de Leipzig font de l’effet. Mais il me
semble que vous ne seriez pas contre, si l’on vous en tirait d’un autre tonneau.

SIEBEL
Vous avez votre propre cave ? Vous faites le négoce du vin ? Vous êtes peut-être de ces coquins de
l’Empire ?

ALTEN
Attendez un peu ! Il se lève. J’ai une sorte de truc pour savoir si je peux continuer de boire. Il ferme les
yeux et reste debout un moment. Eh bien ! eh bien ! J’ai la petite tête qui tourne !

SIEBEL
Bah ! une bouteille ! J’en réponds devant Dieu et devant ta femme. – Votre vin !

28
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
Procurez-moi une vrille.

FROSCH
L’aubergiste a une sorte de panier avec des outils dans le coin.

FAUST prend la vrille.


Bien ! Que voulez-vous comme vin ?

FROSCH
Hein ?

FAUST
Quel genre de p’tit verre aimeriez-vous boire ? Je vous le sers.

FROSCH
Hé ! Hé ! Un verre de vin du Rhin, du vrai Nierensteiner.

FAUST
Bien ! Il perce un trou dans la table à côté de Frosch. Bon, apportez de la cire !

ALTEN
Tiens, voilà un bout de chandelle.

FAUST
Bon ! Il bouche le trou. Maintenant ça tient ! – Et vous ?

SIEBEL
Du vin muscat ! Du vin d’Espagne, sinon rien ! Je voudrais bien voir d’où ça va couler !

FAUST perce et bouche.


Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

ALTEN
Du vin rouge, du français ! – Les Français, autant je ne peux pas les sentir, autant j’ai grand respect pour leur
vin.

FAUST comme précédemment.


Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ?

BRANDER
Il nous prend pour des idiots ?

FAUST
Allez, Monsieur, dites un vin !

BRANDER
Alors du tokay ! – Faudrait quand même pas qu’il déborde de la table !

FAUST
Silence, jeune homme ! – Maintenant, regardez bien ! On tient les verres en dessous. Chacun retire son
bouchon de cire ! Mais pas une goutte ne doit tomber par terre, sinon il arrive malheur !

ALTEN
Moi, je ne suis pas rassuré. Il est de mèche avec le diable.

29
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
Et on débouche !

Ils retirent les bouchons, chacun recueillant dans son verre le vin qu’il avait demandé.

FAUST
On rebouche ! – Et maintenant, goûtez !

SIEBEL
Bon ! excellemment bon !

TOUS
Bon ! majestueusement bon ! – Quel bienvenu convive !

Ils boivent de nouveau.

MEPHISTOPHELES
Les voilà embarqués.

FAUST
Allons-nous-en !

MEPHISTOPHELES
Encore un moment.

TOUS chantent.
Nous sommes d’une humeur de cannibales,
Comme si nous étions cinq cents cochons !62

Ils se remettent à boire. Siebel laisse tomber le bouchon, le liquide coule sur les dalles et se change en une
flamme qui s’élance vers Siebel.

SIEBEL
Enfer et diable !

BRANDER
Sorcellerie ! Sorcellerie !

FAUST
Qu’est-ce que je vous avais dit ?

Il rebouche l’orifice et prononce quelques mots. La flamme disparaît.

SIEBEL
Homme et satan ! – Vous croyez pouvoir vous mêler aux honnêtes gens et vous livrer à des tours de passe-
passe du diable !

FAUST
Tais-toi, gros porc !

SIEBEL
Porc, moi ! Espèce de manche à balai ! Mes frères ! Cassez lui la gueule ! Démolissez-le ! Ils tirent leurs
couteaux. Un sorcier, c’est du gibier de potence ! Aux termes des lois de l’Empire, c’est du gibier de
potence !63
62
Voir Matthieu, 8,28.
63
En allemand Vogelfrei. Ce terme, que l’on peut traduire approximativement par « libre aux oiseaux », désignait dans
le droit en vigueur dans le Saint Empire romain germanique (jusqu’au XVIe Siècle) le statut d’une personne frappée de

30
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ils veulent se jeter sur Faust. Il fait un signe de la main. Ils se retrouvent figés d’un coup dans un
étonnement ravi et se regardent les uns les autres.

SIEBEL
Que vois-je ? Des vignobles entiers !

BRANDER
Du raisin en cette saison !

ALTEN
Comme ils sont mûrs ! Comme ils sont beaux !

FROSCH
Halte ! c’est celui-là le plus beau !

Ils veulent se servir et s’attrapent par le nez en levant leurs couteaux.

FAUST
Halte ! – Allez cuver votre vin !

Faust et Mephistopheles sortent. Ils ouvrent tous les yeux et reviennent à eux en sursaut et en poussant des
hurlements.

SIEBEL
Mon nez ! C’était ton nez, ça ? C’était les raisins ? Où est-il ?

BRANDER
Parti ! C’était le diable en personne.

FROSCH
Je l’ai vu qui s’en allait à cheval sur une barrique !

ALTEN
C’est vrai ? Alors c’est dangereux de passer par la place du marché – comment rentrer chez nous ?

BRANDER
Siebel, toi d’abord !

SIEBEL
Je suis pas fou !

FROSCH
Venez, nous allons réveiller les miliciens au fond de l’hôtel de ville 64, avec un pourboire, ils vont bien faire
leur office. Allez !

SIEBEL
Et si le vin se remettait à couler ?

Il vérifie les bouchons.

ALTEN
Va pas te faire des idées ! Sec comme du bois !

bannissement. Le banni est un paria qui a perdu la dignité d’une personne. Son meurtre n’est passible d’aucune
sanction. Il est donc voué à être donné en pâture aux oiseaux.
64
L’Hôtel de Ville de Leipzig est situé non loin de la Cave de Auerbach. La garde municipale était stationnée en sous-
sol du bâtiment.

31
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FROSCH
Allez, les gars ! Allez !

Ils sortent tous.

4.
ROUTE DANS LA CAMPAGNE.65
Une croix au bord du chemin, à droite sur la colline
un vieux château, au lointain, une hutte de paysans.

FAUST
Alors quoi, Mephisto66, pressé ?
Tu baisses les yeux devant la croix ?

MEPHISTOPHELES
Je sais bien, c’est un préjugé,
Seulement voilà, ça me répugne.

5.
UNE RUE.
FAUST, MARGARETE passe.

FAUST
Ma belle demoiselle, puis-je me permettre
De vous offrir mon bras et mon escorte ?

MARGARETE
Ne suis ni belle ni demoiselle,
Je vais chez moi non escortée.

Elle s’esquive et s’en va.

FAUST
Ah ! la superbe et belle enfant,
Elle a jeté le feu en moi.
Elle est si sage et si pudique,
Et cependant un rien mutine.
Le rouge de ses lèvres, l’éclat de sa joue,
De ma vie jamais je ne les oublierai.
Sa manière de baisser les yeux
M’a frappé au tréfonds du cœur,
Sa manière d’en dire aussi peu,
Ah ! mais c’est à vous chavirer !

Entre MEPHISTOPHELES.

65
Cette scène est la seule à ne figurer que dans le Urfaust. Au-delà de sa fonction dramatique, elle a joué un autre rôle
très important. En 1887, on découvre dans la succession de Luise von Göchhausen, demoiselle à la cour de Weimar et
intime de Goethe, un manuscrit qui semble être l’état primitif du Faust de Goethe. Ce manuscrit aurait pu être une copie
fantaisiste, un « choix » de scène. Mais il comporte la fameuse petite scène Land Strase (« route de campagne », dans
une orthographie très francfortoise). Or il existait un témoignage de l’existence de cette scène : l’écrivain Karl Philipp
Moritz, compagnon de Goethe à Rome, en a fait une copie qui coïncide mot pour mot avec la scène notée dans le
manuscrit.
66
C’est la seule fois de la pièce où le nom de Mephistopheles est prononcé. Le fait même qu’à ce moment Faust sache
nommer son « serviteur » et qu’il l’interpelle par un diminutif, atteste du pouvoir qu’il exerce encore sur son démon.

32
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
Écoute, cette fille, tu dois me la procurer.

MEPHISTOPHELES
Hein, mais laquelle ?

FAUST
Celle qui vient de passer.

MEPHISTOPHELES
Ah, elle ! De retour de chez son curé
Qui l’aura absoute de tous ses péchés.
Je me suis collé au confessionnal :
En voilà bien une qui est innocente
Et n’a nul besoin d’aller à confesse.
Je n’ai de ce fait nul pouvoir sur elle.

FAUST
Mais elle a pourtant plus de quatorze ans.

MEPHISTOPHELES
Hé, mais tu parles comme un don juan,
Qui court après chaque jolie fleur
Et s’imagine qu’il n’est d’honneur
Ni de faveur qui ne se glane.
Mais cela n’est pas toujours possible.

FAUST
Mon cher Monsieur docteur ès science infuse
Fichez-moi donc la paix avec la loi.
Et je vous dis, en un mot comme en cent :
Si cette douce et jeune fille
Ce soir ne couche pas dans mes bras
À minuit juste nous seront séparés.

MEPHISTOPHELES
Songez que ça ne va pas de soi !
Donnez-moi tout au moins quinze jours
Pour flairer un peu l’occasion.

FAUST
N’aurais-je que sept jours de répit,
Je n’aurais pas besoin d’un diable
Pour la séduire, cette petite créature.

MEPHISTOPHELES
Mais vous parlez quasi comme un Français.
Allons, je vous en prie, pas de fâcherie !
À quoi bon vouloir jouir ainsi sur l’heure ?
Franchement la joie est loin d’être aussi grande
Que si d’abord, par moult et puis ceci
Et puis cela, par force boniments,
Vous pelotez, puis vous dégustez la poupée
Comme on le voit dans ces histoires latines.67
67
Nouvelles érotiques dans la tradition du Decamerone de Boccaccio n’offrant que peu de détails sur la psychologie des
personnages mais riches en manœuvres et astuces grâce auxquelles une dame est « pelotée » et « dégustée » autrement

33
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST
Je suis en appétit, même sans cela.

MEPHISTOPHELES
Bon, laissons là raillerie et plaisanterie :
Je vous le dis, avec la belle enfant,
Une fois pour toutes, n’y allez pas trop vite.
Il n’y a rien là qui se gagne par la fougue.
Nous devrons donc recourir à la ruse.

FAUST
Donne-moi quelque chose du trésor de l’ange !
Va, conduis-moi à sa chambre à coucher.
Donne-moi un foulard pris sur sa poitrine,
À ma soif d’amour, il faut sa jarretière !

MEPHISTOPHELES
Afin de vous faire voir que je veux être
Bienfaiteur et valet de vos tourments,
Nous n’allons pas gaspiller un instant :
Je vais ce jour vous conduire à sa chambre.

FAUST
Je la verrai ? Je l’aurai ?

MEPHISTOPHELES
Non,
Car elle sera chez une voisine.
Néanmoins, vous pourrez, tout seul,
En espérant des joies futures,
Jouir des effluves de son parfum.

FAUST
Pouvons-nous y aller ?

MEPHISTOPHELES
C’est encore trop tôt.

FAUST
Alors procure-moi un cadeau pour elle.
Il sort.

MEPHISTOPHELES
Mais c’est qu’il se prend pour un fils de prince !
Si Lucifer avait douze princes pareils,
Ils finiraient par lui croquer tout son argent !
Et lui serait placé sous curatelle.
Il sort.

6.
UN SOIR.
Une petite chambre bien propre.
Margarete tressant et attachant ses cheveux.

dit « conquise. »

34
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ce que je ne donnerais pas pour savoir


Qui était ce monsieur, aujourd’hui.
Il était, c’est sûr, de belle apparence
Et il vient sans doute d’une noble maison.
C’est une chose que j’ai pu lire à son front.68
Sinon il n’aurait pas été aussi fringant.
Elle sort.

FAUST, MEPHISTOPHELES.

MEPHISTOPHELES
Entrons, entrons sans bruit.

FAUST après s’être tu un moment.


Je t’en prie, laisse moi seul.

MEPHISTOPHELES furetant partout.


C’est rare autant de propreté chez une jeune fille.

Il sort.

FAUST regardant tout autour de lui.


Bienvenue, douce lueur du crépuscule,
Qui viens tramer ce sanctuaire de tes fils !
Empare-toi de mon cœur, doux tourment de l’amour,
Toi qui vis, languissant, de la rosée de l’espoir.69
Comme tout ici respire le calme,
L’ordre et le contentement.
Dans cette pauvreté, quelle richesse !
Et dans cette cellule, quel bonheur !

Il se jette dans le fauteuil de cuir situé près du lit.

Ô reçois-moi, comme jadis tu accueillais les anciens,


À bras ouverts, dans la joie comme dans la douleur !
Ah ! et combien de fois, toute une bande d’enfants
Ne s’est-elle pas pendue à ce trône paternel !
Peut-être que reconnaissante au petit Jésus70
Ma douce ici, ses pleines joues d’enfant

68
Interprétation physiognomonique du faciès de Faust. Lorsqu’il est en train de rédiger le Urfaust, Goethe collabore aux
Fragments physiognomoniques de Lavater. Comme ce dernier, il est convaincu que le caractère d’une personne peut se
lire à partir des traits de son visage. Cette capacité sera commentée par Mephistopheles ultérieurement, dans la scène du
jardin de Marthe.
69
Ce passage mêle de façon blasphématoire deux références bibliques au langage de la poésie érotique. La connotation
religieuse des trois éléments « sanctuaire », « tourment d’amour » et « espoir » renvoie explicitement à la triade
paulienne foi, espérance et amour : « pour l’instant, donc, ce qui vaut c’est la foi, l’espérance et l’amour » (Corinthiens,
I-13,13 ; nous citons ici la traduction de la Bible des communautés chrétiennes qui, comme Luther, traduit agapè par
« amour » et non pas par « charité » comme la Bible de Jérusalem). Présent aussi le motif de la rosée divine : « Que
Dieu te donne la rosée du ciel » (Genèse, 27, 28, voir aussi 27,39 ; trad. BJ).
70
En allemand heiliger Christ (mot à mot « Saint Christ »). Déjà évoqué par les Pères de l’Église, le culte de l’enfant
Jésus se répand au XIIe siècle, en particulier dans les abbayes de femmes où se développe la coutume du Kindelwiegen
(la représentation de Jésus en nouveau-né dans un berceau) à l’époque de Noël. Vers 1500 apparaissent en Allemagne
des sculptures sur bois représentant l’enfant Jésus que l’on offre comme un présent votif à l’occasion du nouvel an.
Dans les régions réformées, le Christkind (« l’enfant Jésus ») remplace au cours du XVIe siècle Saint Nicolas comme la
figure apportant cadeaux et présents. Dans le centre et le nord de l’Allemagne se sont développés et maintenus des
Adventspiele (« Mystères de l’Avent ») au cours desquels un adolescent ou un adulte, représentait le heiliger Christ,
habillé de blanc et recouvert d’un voile, en compagnie de différents personnages, allant dans les maisons pour apporter
des cadeaux aux enfants ou les punir.

35
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

A baisé pieusement la main flétrie de l’aïeul.


Je perçois, ô fillette, ton esprit,
Qui murmure la richesse et l’ordre à mes oreilles
Comme ta mère te l’enseignait chaque jour !
Comme de bien lisser la nappe sur la table,
Ou alors de sabler le plancher en faisant des guirlandes.71
Ô chère main ! si pareille à celle des dieux !
La hutte, grâce à toi, est un royaume des cieux !72
Et ici !
Il soulève un rideau du lit.
Quel frisson délicieux me saisit !
Si je pouvais passer ici des heures entières !
Nature ! ici tu as créé, dans des rêves légers,
L’ange unique.73
C’est ici que l’enfant couchait,
Gorgé de vie chaude au sein tendre.
Et ici, que d’une sainte et pure étoffe
S’est composée cette image des dieux !

Et toi ! Qu’est-ce qui te mène ici ?


Quelle est cette ardeur qui me touche l’âme !
Que cherches-tu ? Qu’est-ce qui rend ton cœur lourd ?
Malheureux Faust, je ne te connais plus.

Flotte-t-il un parfum magique ?


Je fus saisi d’un besoin de jouissance,
Et me sens fondre en un rêve d’amour !
Sommes-nous le jouet des impulsions de l’air ?

Entrerait-elle en cet instant,


Comment voudrais-tu expier ton forfait ?
Le beau gaillard, ah ! comme il est petit,
Tout fondu, là, répandu à ses pieds.

MEPHISTOPHELES entre.
Vite, je la vois, là en bas, qui arrive.

FAUST
Viens ! viens ! je ne repartirai plus d’ici !74

MEPHISTOPHELES
Voici un coffret d’un fort joli poids,
Je l’ai dérobé en un certain lieu.
Vous n’avez qu’à le placer là, dans l’armoire,
Je vous jure qu’elle va en perdre la tête.
Je vous le dis, il s’y trouve des choses,
À conquérir une princesse.

71
Deux pratiques qui révèlent la manie de la propreté de la mère : couvrir la table d’une nappe pour la protéger des
taches et des rayures et, dans le même but, répandre du sable fin sous la table afin de protéger le plancher. Margarete y
ajoute une touche personnelle en dessinant des motifs avec le sable qu’elle répand.
72
«…quand la gloire de Yahvé apparut, dans la Tente de Réunion, à tous les enfants d’Israël » (Nombres, 14,10). Voir
aussi Ezéchiel, chapitres 1 et 10. Goethe écrit hutte puisqu’il cite la traduction de Luther qui donne Stifthütte (« tente de
la fondation ») ou toutes les traductions françaises donnent tente.
73
Nous traduisons par « unique » l’adjectif eingeboren, « qui est né un », comme le fils de Dieu. Évocation anticipée
de la vocation rédemptrice de Margarete. Cette exclamation, comme toute la scène au demeurant, se réfère à la
Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau où l’on trouve la formule « chef d’œuvre unique de la nature ! » (I, 55).
74
Il s’adresse à Margarete.

36
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Une enfant est une enfant, ma foi, et un jeu est un jeu.

FAUST
Je ne sais pas si je dois ?75

MEPHISTOPHELES
Que de questions !
Peut-être songez-vous à garder le trésor ?
Je vous conseillerai donc, Votre Cupidité,76
D’être économe du cher et joli jour qui passe
Ainsi que de mes peines.
Je ne souhaite pas que vous soyez avare !
Je me gratte la tête, je me frotte les mains –
Il place le coffret dans l’armoire et referme la serrure.
Allons, filons –
Pour disposer la douce et jeune enfant
Selon le gré de votre cœur ;
Ah ! vous avez une de ces mines,
Mais comme si vous alliez entrer en salle de cour,
Comme si, là, devant vous, grises, en chair et en os,
Se tenaient la physique et la métaphysique.77
Allez, ouste ! –

Ils sortent.

MARGARETE avec une lampe.


Comme il fait lourd et étouffant ici,
Elle ouvre la fenêtre.
Il ne fait pourtant pas si chaud dehors.
Je me sens toute – je ne sais quoi –78
Je voudrais que mère rentre à la maison.
J’ai des frissons dans tout le corps –
Quelle sotte et peureuse femme je fais !
Elle se met à chanter en se déshabillant.79

C’était le roi de Thulé au grand Nord.80


Il possédait une timbale en or.
C’était un don que sa très chère flamme
Lui avait fait avant de rendre l’âme.

Il chérissait tellement ce gobelet


Qu’il y buvait à chacun des banquets.
Ainsi ses yeux de larmes débordaient
À chaque fois qu’il s’y désaltérait.

Quand il sentit venir l’heure de mourir


Il fit un legs aux villes de son empire,
De ses enfants, il fit des hommes riches,

75
C’est le moment où tout bascule : Faust laisse l’initiative à Mephistopheles, lequel va l’instrumentaliser de plus en
plus.
76
Titre ironique sur le modèle de « Votre Majesté ».
77
Les deux grands ensembles de la philosophie d’Aristote.
78
Ayant fureté partout, Mephisto a laissé son empreinte dans la chambre de Margarete. Elle en ressent physiquement
l’effet. Mephisto s’en amusera à la scène au jardin de Marthe.
79
Voir Shakespeare, Othello, IV-3.
80
« Thulé aux confins du monde » (Virgile, Géorgiques, I-30 ; trad. Maurice Rat), pays situé depuis l’Antiquité à
l’extrémité nord du monde occidental, le plus souvent identifié comme l’Islande.

37
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Mais il garda son gobelet fétiche.

Le roi voulut qu’à son dernier repas


La chevalerie vînt en grand apparat
Dans la grand-salle qu’avaient bâtie ses pères
Dans ce château, là-bas, en bord de mer.

Le vieux buveur aux remparts se rendit,


Vida d’un trait la dernière eau-de-vie
Puis il jeta le gobelet sacré
En contrebas, dans les flots démontés.

Il vit l’objet rebondir sur les pierres


Puis s’enfoncer et sombrer dans la mer
Et jusqu’à l’heure où son regard sombra,
Plus une goutte jamais il ne boira.

Elle ouvre l’armoire pour y ranger ses vêtements et aperçoit le coffret à bijoux.

Comment ce beau coffret est arrivé ici ?


Mais j’en suis sûre, j’ai bien fermé l’armoire à clé !
Mais saperlotte ! qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
Sans doute quelqu’un l’a laissé là en gage,
Et ma mère a prêté de l’argent dessus ?
Tiens, une petite clé qui pend au ruban –
Je crois bien que je vais l’ouvrir !
Qu’est-ce que c’est ? Dieu du ciel ! regarde,
Je n’ai jamais rien vu de pareil de ma vie !
Des bijoux ! avec ça, une noble dame pourrait
Sortir aux plus grands jours de fête !
Est-ce que le collier là m’irait ?
À qui cette merveille peut appartenir ?
Elle s’en pare et se place devant le miroir.
Si les boucles d’oreilles, rien qu’elles, étaient à moi !
On a l’air avec ça de suite tout différent.
Que vous sert la beauté, jeune créature ?
C’est une chose sans doute fort belle et bonne,
Seulement il faut s’en contenter,
On vous fait compliment presque par charité.81
Car tout veut l’or,
Tout vient de l’or,
Pauvres de nous !

7.
UNE ALLÉE.
FAUST, pensif, marche de long en large.
MEPHISTOPHELES vient à lui.

MEPHISTOPHELES
Par tout l’amour dédaigné ! Par l’élément infernal !
Je voudrais savoir pire, que j’en fasse un blasphème !

FAUST
Qu’as-tu ? mais qu’est-ce qui te pince à ce point ?
81
Pour les jeunes filles de petite condition, la jeunesse et la beauté sont des qualités de peu de valeur. Elles sont loin de
procurer autant d’avantages qu’un mariage avec un homme de condition supérieure.

38
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Je n’ai jamais vu une tête pareille de ma vie !

MEPHISTOPHELES
Je me livrerais tout de suite au diable
Si je n’étais pas un diable en personne !

FAUST
Tu as quelque chose de dérangé dans la tête ?
Ça te sied bien, la rage et le tapage !

MEPHISTOPHELES
Pensez que les bijoux que j’ai fournis à Margarete,82
Un curé les a raflés !
Vous auriez beau avoir du sang d’ange dans les veines,
Vous devenez une vraie marchande de hareng !
La mère vient à découvrir la chose,
Et se met secrètement à s’effrayer.
C’est que la dame a le nez fin,
Toujours à humer son missel,
Et elle vous renifle le moindre objet
Pour savoir s’il est sacré ou profane.
Et elle a bien senti que les bijoux
Ne sentaient pas beaucoup le béni.
Mon enfant ! qu’elle s’écrie, trésors mal acquis83
Avilissent l’âme et rongent le sang.
Nous allons le vouer à la mère de Dieu,
Elle nous réjouira de la manne du Ciel !84
PetiteMargarete fit alors la gueule de travers :
Eh oui ! se dit-elle, à cheval donné85 –
Et vraiment ! ce n’est pas un mécréant,
Celui qui eut la grâce de l’amener ici.
La mère fit venir un curé ;
À peine eut-il appris la farce
Qu’il se régalait du spectacle.
Il dit : ah ! comme cela est chrétien,
Qui sacrifie s’enrichit.86
L’église a un bel estomac,
Elle a dévoré des pays entiers,
Et pourtant n’a jamais souffert d’indigestion.
L’église seule, mes bonnes dames,
Peut digérer les trésors mal acquis.

FAUST
C’est un usage courant,
Un Juif, un roi le peuvent aussi.
82
Première occurrence d’une forme diminutive du prénom Margarete.
83
« Trésors mal acquis ne profitent pas,/ mais la justice délivre de la mort. » (Proverbes, 10,2, trad. citée).
84
Voir verset 2,17 de l’Apocalypse de Saint-Jean : « au vainqueur je donnerai de la manne cachée » (trad. citée).
Comme souvent, les traductions allemande et française de la Bible divergent sensiblement. La traduction de référence
pour le monde germanophone à l’époque de Goethe est celle de Martin Luther. D’une très grande beauté littéraire, cette
traduction recherche aussi souvent la concision et une certaine « efficacité phonétique », aux dépens parfois de la
rigueur philologique. Luther donne (nous le traduisons ici en français) : « À qui se surpasse, je veux donner à manger de
la manne cachée. » L’allusion biblique est donc plus « parlante » en allemand puisqu’elle renvoie à l’idée d’effort sur
soi-même – comme celui qu’exige sa mère à Margarete.
85
Le proverbe complet donne : « À cheval donné, on ne regarde pas la bride. »
86
Allusion à l’Apocalypse, 21,7. La traduction française de la Bible de Jérusalem donne : « Telle sera la part du
vainqueur ; et je serai son Dieu, et lui sera mon fils » où Luther donne (traduit en français) : « Qui se surpasse héritera
de tout, et je serai son Dieu, et il sera mon fils. » Voir note précédente.

39
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MEPHISTOPHELES
Et il fait main basse sur les broches, collier et bagues
Comme si c’étaient des fifrelins,
Et remercie ni plus ni moins
Que si c’était un panier de noix,
Leur promet toutes les récompenses du ciel –
Elles en furent très édifiées.

FAUST
Et Gretchen ?87

MEPHISTOPHELES
Elle est là, toute retournée,
Ne sachant ce qu’elle veut ni ce qu’elle doit.
Pensant à la parure et le jour et la nuit,
Et plus encore à celui qui la apportée.88

FAUST
Je suis navré du chagrin de la chère petite.
Procure-lui de suite une nouvelle parure.
La première n’était pas d’une si grande valeur.

MEPHISTOPHELES
Comment donc ! pour monsieur tout est jeu d’enfant.

FAUST
Agis et dispose à mon gré !
Pends-toi à sa voisine.
Sois donc un diable et pas de la purée !

MEPHISTOPHELES
Oui, Monseigneur, de tout mon cœur.

Faust sort.

MEPHISTOPHELES
Un fou d’amour pareil vous ferait exploser
Le soleil, la lune et toutes les étoiles
Rien que pour divertir sa belle.
Il sort.

8.
MAISON DE LA VOISINE.

MARTHE
Dieu pardonne à mon cher mari,
Il n’a pas très bien agi avec moi !
Il s’en va, là, comme ça, dans le monde
Et me laisse toute seule sur la paille.89
Je lui ai pourtant vraiment pas fait de peine,
87
Troisième forme diminutive du prénom, cette fois de la bouche de Faust. Ce diminutif de Margarete est ambivalent, à
la fois affectueux mais aussi dévalorisant (connotation sexuelle).
88
Stricto sensu, il s’agit de Mephistopheles.
89
Jeux de mots sur paille, Stroh – l’expression allemande « veuve de paille » ou « veuf de paille » (Strohwitwe /
Strohwitwer) désignant une femme dont le mari ou un mari dont la femme est parti en voyage.

40
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Je l’ai pourtant, Dieu le sait ! aimer de tout mon cœur.


Elle pleure.
Peut-être qu’il est déjà mort ! – Ô misère !
Si au moins j’avais un certificat de décès !

MARGARETE entre.
Madame Marthe !

MARTHE
Gretchen, qu’est-ce qu’il y a ?

MARGARETE
J’ai les genoux qui me portent à peine !
J’ai encore trouvé un coffret pareil
Dans mon armoire, et il est en ébène,
Avec des choses tout à fait magnifiques –
Beaucoup plus somptueux que le premier !

MARTHE
Çà, faut pas qu’elle aille le dire à sa mère,
Sinon elle va encore les porter à confesse.

MARGARETE
Ah, mais regarde ! Ah, mais regarde ça !

MARTHE la pare.
Ô bienheureuse créature !

MARGARETE
Je ne peux pas, comme c’est dommage ! me faire voir avec,
Ni dans la rue ni à l’église.90

MARTHE
Tu n’as qu’à venir chez moi plus souvent
Et mettre les bijoux ici en secret ;
Tu te prélasses une petite heure devant le miroir,
On s’amusera bien.
Et il y aura une occasion, il y aura une fête
Où comme ça, peu à peu, on montrera aux gens
D’abord un petit collier, puis cette perle à l’oreille,
La mère n’y verra goutte, on lui racontera des histoires.

On frappe.

MARGARETE
Ah, mon Dieu ! si c’était ma mère !

MARTHE regardant à travers le rideau.


C’est un monsieur qu’est pas d’ici – entrez !

MEPHISTOPHELES entre.
J’ai pris la liberté d’entrer là sans façons,
Et je dois prier ces dames de me pardonner.
Il recule respectueusement devant Margarete.
Je voulais parler à MadameSchwerdlein !
90
Encore à l’époque de Goethe, le port des bijoux pour les femmes non issues de la noblesse était réglementé par un
codex vestimentaire très strict.

41
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MARTHE
C’est moi – monsieur a quelque chose à me dire ?

MEPHISTOPHELES s’adressant à elle à voix basse.


Eh bien voilà, je vous connais, ça me suffit.
Vous avez là de la visite de qualité.
Pardonnez la liberté que j’ai prise,
Je vais revenir cet après-midi.

MARTHE à voix haute.


Tu te rends compte, petite, mais c’est un monde !
Ce monsieur te prend pour une demoiselle.

MARGARETE
Je suis une pauvre jeune fille,
Ah, mon Dieu ! Monsieur est vraiment trop bon.
Les bijoux et la parure, Monsieur, ne sont pas à moi !

MEPHISTOPHELES
Ah ! ce ne sont pas seulement les bijoux,
Elle a de l’allure, un regard si pénétrant !91
Je suis ravi qu’il me soit permis de rester.

MARTHE
Et qu’apportez-vous ? Je suis très curieuse.

MEPHISTOPHELES
Que j’aimerais apporter une nouvelle plus heureuse !
J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur !
Votre mari est mort et vous donne le bonjour.

MARTHE
Il est mort ! Ce cœur fidèle ! Oooh !
Mon mari est mort ! Ha, je meurs !

MARGARETE
Ma chère, ah ! ne désespérez pas !

MEPHISTOPHELES
Écoutez donc la triste histoire.

MARGARETE
C’est pourquoi jamais je ne voudrais aimer,
La perte me ferait mourir de chagrin.

MEPHISTOPHELES
La joie veut la peine, et la peine la joie.92

MARTHE
Racontez-moi la fin de sa vie.

MEPHISTOPHELES
Il est enterré à Padoue
91
Un des nombreux « emprunts » au Don Juan de Molières : « Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont
pénétrants ! » (II,2).
92
Cf. Proverbes, 14,13 : « Dans le rire même le cœur trouve la peine, et la joie s’achève en chagrin. »

42
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Auprès de Saint Antoine,


En un lieu dûment consacré
Et repose au frais pour l’éternité.

MARTHE
Et vous n’avez rien d’autre à m’apporter ?

MEPHISTOPHELES
Si, une grande et lourde prière :
Il va falloir que vous fassiez chanter trois cents messes pour lui !
Et sinon mes poches sont vides.

MARTHE
Quoi ? pas une médaille ? Aucun bijou ?
Ce que tout compagnon se met de côté au fond du sac,
Garde en souvenir,
Qu’il préfère avoir faim, et préfère mendier !

MEPHISTOPHELES
Madame, je suis sincèrement désolé,
Mais vraiment ! il n’a pas gaspillé son argent.
Et il a beaucoup regretté ses fautes,
Ah ! et il se lamentait plus encore sur son malheur.

MARGARETE
Ah, comme les gens peuvent être malheureux !
Bien sûr, je vais prier des requiems pour lui.93

MEPHISTOPHELES
Vous seriez digne de vous marier tout de suite,
Vous êtes une enfant adorable.94

MARGARETE
Oh non ! je n’en ai pas encore le droit.

MEPHISTOPHELES
Si ce n’est pas un mari, alors un galant en attendant.
C’est l’un des plus beaux dons du Ciel
Que d’avoir à son bras une personne plaisante !

MARGARETE
Ce n’est pas la coutume du pays.

MEPHISTOPHELES
Coutume ou pas ! cela peut se faire quand même.

MARTHE
Mais racontez-moi !

MEPHISTOPHELES
J’étais à son lit de mort.
C’était un peu mieux qu’une couche de fumier :
De la paille à demi moisie ; seulement il mourut en chrétien,
En estimant qu’il en laissait encore beaucoup sur son ardoise.
93
Il s’agit là évidemment d’un trait comique. Certains commentateurs, qui ne l’avaient pas saisi, ont reproché à Goethe
d’être ignorant de la liturgie catholique.
94
Il s’adresse à Margarete.

43
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Faut-il donc, s’est-il écrié, que je me déteste foncièrement,


Pour abandonner ainsi mon métier, ma femme !
Ah ! le souvenir me tue.
Puisse-t-elle seulement me pardonner en cette vie !

MARTHE en pleurs.
Quel homme bon, il y a longtemps que je lui ai pardonné.

MEPHISTOPHELES
Mais Dieu sait qu’elle est plus en faute que moi !

MARTHE
Là il ment ! Quoi ? mentir au bord de la mort !

MEPHISTOPHELES
Il divaguait sûrement dans ses derniers soupirs.
Mais je ne m’y entends qu’à moitié.
Je n’avais pas le temps, disait-il, de bayer aux corneilles,
D’abord les enfants, et puis le pain à gagner pour eux –
Et je dis le pain au sens le plus large ! –
Je ne pouvais même pas manger ma part en paix.

MARTHE
Alors comme ça, il a oublié toute la fidélité, tout l’amour,
Les tracas le jour et la nuit !

MEPHISTOPHELES
Mais non, il y a pensé dans son cœur.
Il a dit : quand je suis parti de Malte,
J’ai prié bien fort pour femme et enfants.
Eh bien, le Ciel nous a été favorable
Car not’ bateau a capturé un bâtiment turc
Qui transportait un trésor du Grand Sultan.
Le courage a gagné là sa récompense,
Et il m’est revenu, comme il se doit,
Une part bien mesurée.

MARTHE
Comment ça? Où ça ? Est-ce qu’il l’a enterrée ?

MEPHISTOPHELES
Qui sait ce qu’en ont fait les quatre vents !
Une belle demoiselle a pris soin de lui
Quand il était à Naples, errant en étranger ;
Elle lui a témoigné tant de marques d’amour et de fidélité
Qu’il s’en est ressenti jusqu’à sa fin bienheureuse.95

MARTHE
La canaille ! Voleur de ses enfants !
Et même toute cette misère et tout ce malheur
Ne l’ont pas empêché d’avoir une vie honteuse !

MEPHISTOPHELES
Mais vous voyez : pour la peine il est mort.
95
Il s’agit de la syphilis que les soldats du roi de France Charles VIII ont contractée en 1495 durant le siège de Naples.
Cette maladie, jusqu’alors inconnue en Europe et appelée depuis « mal de Naples », est le « souvenir » que la fameuse
« belle demoiselle » a laissé au mari de Marthe.

44
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Maintenant si j’étais à votre place,


Je porterais son deuil, une année, par décence,
Durant laquelle je guignerais un nouveau chéri.

MARTHE
Ah, Dieu ! mais un comme était mon premier,
Je suis pas prête d’en trouver un dans ce monde-ci !
Y a peu de chance qu’il existe un plus gentil petit fou.
Il n’aimait rien que ficher le camp,
Et les femmesdes autres, et la fine,
Et cette fichue folie du jeu.96

MEPHISTOPHELES
Eh bien, eh bien, c’était donc du pareil au même,
S’il en a eu de son côté
À peu près autant à vous pardonner !
Moi je vous jure, qu’à pareille condition,
Je fais avec vous l’échange des anneaux.97

MARTHE
Oh, Monsieur aime à plaisanter !

MEPHISTOPHELES à lui-même.
Il est grand temps maintenant que je m’en aille !
Celle-là, elle prendrait au mot le diable en personne.
À Gretchen :
Comment se porte votre cœur ?

MARGARETE
Que Monsieur veut-il dire par là ?

MEPHISTOPHELES à lui-même.
Ô toi, ma bonne et pure enfant !
À haute voix :
Adieu, Mesdames !

MARTHE
Oh, mais dites-moi vite !
J’aimerais bien avoir un certificat,
Avec où, quand, comment que mon chéri est mort et enterré :
J’ai toujours aimé les choses ordonnées,
Et j’aimerais bien lire qu’il est mort dans la gazette.

MEPHISTOPHELES
Oui, ma bonne dame, sur la parole de deux témoins
La vérité se trouve établie en tous lieux ;98
J’ai du reste avec moi un compagnon distingué,
Je vais vous l’amener devant le juge.

MARTHE

96
Un dicton allemand stigmatise les trois vices de l’homme par les trois « W » : Wein, Weib, Würfel, autrement dit « Le
vin, la femme, les dés ». Marthe ajoute un « W » supplémentaire : Wandern, c’est-à-dire le « voyage. » Nous avons
essayé de rendre ici la quadruple consonance.
97
D’infractions réciproques au contrat matrimonial.
98
Matthieu, 18,16 « S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute affaire soit décidée sur
la parole de deux ou trois témoins. » Du temps de Goethe, la jurisprudence exigeait également que la mort fût attestée
par deux témoins.

45
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Oh oui, faites !

MEPHISTOPHELES
Et cette jeune personne y sera-t-elle aussi ? –
Un bon garçon ! et qui a beaucoup voyagé,
Tout ce qu’il y a de courtois avec les demoiselles.

MARGARETE
Je serais rouge de honte devant pareil monsieur.99

MEPHISTOPHELES
Devant nul roi sur terre !

MARTHE
Là derrière la maison, dans mon jardin,
Nous allons ce soir attendre ces messieurs.

Tous sortent.

9.
UNE RUE
FAUST, MEPHISTOPHELES.

FAUST
Et alors ? Ça avance ? Ça va aller ?

MEPHISTOPHELES
Ah, bravo ! je vous trouve en feu !
Dans peu de temps Gretchen sera vôtre.
Ce soir vous la verrez chez sa voisine Marthe.
C’est une femme qu’on dirait choisie
Pour faire la maquerelle et la bohémienne.

FAUST
Elle me plaît !

MEPHISTOPHELES
Mais ça n’est pas tout à fait pour rien,
Une faveur mérite une autre faveur.
Il nous faut simplement témoigner par écrit
Que Monsieur son époux gît de tout son long
En un lieu saint de Padoue.

FAUST
Très malin ! il va nous falloir faire le voyage !

MEPHISTOPHELES
Sancta simplicitas !100 ce n’est pas ce qu’on demande,
Témoignez simplement sans en savoir grand chose.

FAUST
Si vous n’avez rien de mieux, le plan va faire long feu.

99
Voir la rencontre de Charlotte et de Don Juan chez Molière (II-2).
100
« Sainte naïveté ! ». Paroles qu’aurait prononcées Jean Hus avant son supplice alors qu’une petite femme fanatique
venait déposer du bois sur le bûcher.

46
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MEPHISTOPHELES
Ô saint homme ! Voilà donc où vous en êtes !
Car c’est bien sûr la première fois de votre vie
Que vous faites un faux témoignage ?
N’avez-vous pas donné, avec beaucoup de force,
Tant de définitions de Dieu, du monde et de ce qui s’y meut,
Des hommes, et de ce qui palpite dans la tête et le cœur ?
Et n’en saviez-vous pas, en votre âme et conscience,
Autant que sur la mort de ce monsieur Schwerdlein ?

FAUST
Tu es et tu demeures un menteur, un sophiste.

MEPHISTOPHELES
Oui, si nous n’allions pas y voir un peu plus loin.
Ainsi tu vas demain, en tout bien tout honneur,
Tourner la tête à la pauvre Gretchen ?
Et lui jurer tout l’amour de ton âme ?

FAUST
Et ça de tout mon cœur.

MEPHISTOPHELES
À la bonne heure !
Puis il s’agira de fidélité, d’amour éternels !
De cette passion unique qui surpasse toute chose –
Est-ce que cela aussi, ça sera de tout cœur ?

FAUST
Assez ! Ça le sera ! Si j’éprouve quelque chose
Et qu’à ce sentiment et cette agitation
Je cherche en vain des noms et ne trouve aucun nom,
Et que de tous mes sens, j’aille errer dans le monde
Et que je me saisisse des mots les plus sublimes
Et que cette ardeur qui me brûle
Je l’appelle infinie, éternelle – éternelle !
Ne serait-ce là qu’un diabolique jeu de mensonges ?

MEPHISTOPHELES
Mais j’ai raison.

FAUST
Écoute, retiens ceci
Je te prie, et ménage mes poumons :
Quand on veut avoir raison et qu’on n’a qu’unelangue,
On finit bien sûr par avoir raison.
Et puis viens, je suis las de ce bavardage,
Car tu as raison : pour la bonne raison que j’y suis forcé.

10.
JARDIN.

MARGARETE au bras de FAUST.


MARTHE avec MEPHISTOPHELES, allant et venant.

MARGARETE
Je sens bien que Monsieur a pour moi des égards,

47
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Qu’il se rabaisse à m’en rendre confuse.


Un voyageur, c’est habitué
À faire bon cœur contre mauvaise fortune,
Je sais trop bien que ma pauvre causette
Ne peut intéresser un homme si averti.

FAUST
Un regard de toi, un mot, a plus d’intérêt
Que toute la sagesse de ce monde.101

Il lui baise la main.

MARGARETE
Vous n’êtes pas obligé ! Mais comment pouvez-vous la baiser ?
Elle est si vilaine, elle est si rugueuse.102
Avec toutes ces besognes que j’ai dû faire.
Ma mère, ce qu’elle est exigeante !

Ils s’éloignent.

MARTHE
Et vous, Monsieur, vous êtes comme ça toujours en voyage ?

MEPHISTOPHELES
Ah ! c’est le métier et le devoir qui veulent ça !
Comme il coûte de quitter certains endroits,
Sans plus avoir le droit même de s’y attarder.

MARTHE
Tant que les années filent, cela va bien
D’aller à son aise tout autour du monde.
Mais que les mauvais temps s’approchent,
Se traîner seul vers la tombe en vieux garçon endurci,
Mais ça n’a jamais fait de bien à personne !

MEPHISTOPHELES
Je vois cela de loin avec effroi.

MARTHE
Alors, mon bon Monsieur, réfléchissez à temps !

Ils s’éloignent

MARGARETE
Eh oui, loin des yeux, loin du cœur !103
La courtoisie vous est familière
Seulement vous avez tant d’amis,
Et bien plus avisés que moi.

FAUST
Ô très chère ! Sache que ce qu’on tient pour avisé
N’est qu’étroitesse d’esprit, caprice et vanité.
101
« Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu », (Corinthiens, I-3,19).
102
Au moment où Don Juan veut lui baiser les mains, Charlotte lui lance : « Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je
ne sais quoi » (II,2). Toutes les allusions au Don Juan de Molière renvoient dans cette scène à la rhétorique galante en
tant que distincte des sentiments vrais.
103
On peut imaginer que Faust vient d’assurer Margarete qu’il ne l’oubliera jamais.

48
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MARGARETE
Comment ?

FAUST
Ah ! que la naïveté, que l’innocence, jamais
Ne sachent se reconnaître, et leur valeur sacrée !
Que l’humilité, la modestie, les dons suprêmes
Que prodigue la Nature généreuse –

MARGARETE
Pensez à moi rien qu’un tout petit instant,
Moi, j’aurai tout le temps de penser à vous.

FAUST
Vous êtes sans doute bien seule ?

MARGARETE
Oui, notre logis est assez petit,
Mais quand même, il faut bien s’en occuper.
Nous n’avons pas de bonne : il faut que je cuisine, balaie, tricote
Et couse, et courre du matin au soir.
Et ma mère est dans toutes ces choses,
Si méticuleuse.104
Non pas qu’elle ait vraiment à se restreindre,
Nous sommes bien plus à l’aise que d’autres :
Mon père a laissé une jolie fortune,
Une maisonnette et un jardinet dans le faubourg.
Mais je coule à présent des jours plutôt calmes :
Mon frère est soldat,
Ma petite sœur est morte.
Je m’en suis donné du mal avec cette enfant
Et pourtant j’endurerais volontiers toutes ces peines à nouveau,
Tant cette enfant m’était chère.

FAUST
Quel ange, si elle tenait de toi.

MARGARETE
Je l’ai élevée et elle m’aimait de tout son cœur.
Elle est née après la mort de mon père,
Ma mère, on la pensait perdue,
Elle était si malade alors,
Et elle s’est remise, très lentement, peu à peu.
Mais là, elle ne pouvait même pas songer
À nourrir elle-même le pauvre bout de chou.
Alors je l’ai élevé toute seule,
À l’eau et au lait, et alors c’est devenu ma petite.
Dans mes bras, sur mes genoux,
Gracieuse, remuante et bien grande.

FAUST
Tu as sûrement vécu le bonheur le plus pur !

104
En allemand soakkurat. Afin que ces deux mots seuls, compte tenu de la prosodie, forment un vers complet, il faut
les prononcer comme quatre longues : – – – –. L’accentuation de chaque syllabe fait entendre ainsi le caractère pesant
de l’autorité domestique de la mère. On peut imaginer de prononce en français : si mé-ti-cu-leuse.

49
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MARGARETE
Oui mais sûrement aussi bien des heures difficiles
Le berceau de la petite était placé la nuit
Tout contre mon lit, à peine elle bougeait,
Que j’étais réveillée.
Tantôt il fallait lui donner à boire, tantôt la coucher contre moi,
Tantôt, quand elle criait, fallait sortir du lit
Et la bercer en dansant à travers la chambre.
Et le matin de bonne heure, être au bac à lessive
Puis aller au marché, s’occuper du fourneau,
Et ainsi de suite, d’un jour à l’autre.
Ah çà, Monsieur, ce n’est pas toujours gai !
Mais pour la peine, on apprécie le manger et le sommeil.

Ils s’éloignent.

MARTHE
Allez, Monsieur, vous n’avez encore rien trouvé ?
Pas moyen pour le cœur de se lier quelque part ?

MEPHISTOPHELES
Le proverbe dit : un foyer à soi,
Une femme honnêtevalent plus qu’or et perles.105

MARTHE
Je veux dire : vous n’avez jamais connu le désir ?

MEPHISTOPHELES
Partout l’on m’a reçu de manière fort – courtoise.

MARTHE
Je voulais dire : vot’ cœur s’est donc jamais épris ?

MEPHISTOPHELES
Avec les femmes, on ne doit jamais plaisanter.

MARTHE
Ah ! mais vous ne me comprenez pas !

MEPHISTOPHELES
J’en suis de tout cœur désolé,
Mais je comprends – que vous êtes très aimable.

Ils s’éloignent.

FAUST
Et tu m’as reconnu, ô petit ange,
Dès que je suis entré dans le jardin ?

MARGARETE
Vous n’avez pas vu ? J’ai baissé les yeux.

FAUST
Et tu pardonnes la liberté que j’ai prise ?
L’insolence de t’avoir suivie
105
Le proverbe « un foyer à soi vaut de l’or » est combiné ici avec une citation des Écritures : « Une femme parfaite, qui
la trouvera ? / Elle a bien plus de prix que les perles ! » (Proverbes, 31,10 ; trad. citée).

50
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Quand tu es sortie de la cathédrale ?

MARGARETE
J’étais bouleversée, cela ne m’était jamais arrivé.
Personne ne pouvait dire du mal de moi.
Ah ! je me disais, s’il avait vu dans tes manières
Quelque chose d’insolent, de pas convenable ?
Que soudain il lui prenne l’envie
D’aborder cette fille tout à trac.
Mais je l’avoue ! Je ne savais pas ce qui s’était
Mis à agir d’un coup, là, en votre faveur.
Ah çà, bien sûr, j’étais fâchée contre moi-même
De ne pas être fâchée encore plus contre vous.

FAUST
Ma douce !

MARGARETE
Non, laissez-moi !

Elle cueille une marguerite et détache un pétale après l’autre.

FAUST
Pour quoi faire ? Pas de bouquet ?

MARGARETE
Non, juste un jeu.

FAUST
Hein ?

MARGARETE
Allez, vous vous moquez de moi.

Elle effeuille en marmonnant.

FAUST
Qu’est-ce que tu marmonnes ?

MARGARETEà mi-voix :
Il m’aime – ne m’aime pas.

FAUST
Ô doux visage du Ciel !

MARGARETEpoursuivant :
M’aime – pas – m’aime – pas –
Détachant le dernier pétale avec une joie exquise :
Il m’aime !

FAUST
Oui, mon enfant ! Que cette promesse des fleurs
Te soit le verdict des dieux : il t’aime !
Comprends-tu ce que cela veut dire ? Il t’aime !
Il lui saisit les deux mains.

MARGARETE

51
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ça me donne le frisson !106

FAUST
Oh, ne frissonne pas ! Laisse ce regard,
Laisse la pression de ces mains te dire
Ce qui est ineffable :
S’abandonner tout à fait et goûter
Des délices qui seront éternelles !
Éternelles ! – Leur fin serait désespoir.
Non, pas de fin ! Pas de fin !

MARGARETElui serre les mains, se dégage et s’enfuit. Il reste là un instant, pensif, puis il la suit.

MARTHE
La nuit tombe.

MEPHISTOPHELES
Oui, et nous allons partir.

MARTHE
Je vous demanderais bien de rester plus longtemps
Seulement les gens d’ici sont des vipères.
Comme si personne n’avait de quoi s’occuper,
Ni rien d’autre à faire
Que d’épier les faits et gestes du voisin.
Et puis, quoi qu’on fasse, on médit de vous.
Et not’ petit couple ?

MEPHISTOPHELES
Envolé par cette allée.
Malicieux papillons !

MARTHE
Il a l’air d’avoir un faible pour elle.

MEPHISTOPHELES
Et puis elle pour lui. Ainsi va le monde.

11.
UNE CABANE DE JARDIN.
Margarete entre, le cœur battant, et se cache derrière la porte,
le bout des doigts à ses lèvres et regarde par une fente.

MARGARETE
Il arrive !

FAUST
Ah, coquine, alors tu me taquines !
Si je t’attrape ! Il l’embrasse.

MARGARETEl’étreignant et lui rendant son baiser.


Merveilleux homme, ça fait longtemps que je t’aime !

MEPHISTOPHELES frappe à la porte.

106
Voir Margarete dans la scène « Soir » : J’ai des frissons dans tout le corps –

52
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST tapant du pied.


Qui est-ce !

MEPHISTOPHELES
Un ami.

FAUST
Une bête !

MEPHISTOPHELES
Il est temps de se séparer.

MARTHE
Oui, il est tard, Monsieur.

FAUST
Puis-je vous raccompagner ?

MARGARETE
Mais ma mère me – adieu !

FAUST
Faut-il que je m’en aille ?
Adieu !

MARTHE
Adieu !

MARGARETE
Au revoir, à bientôt !

Faust et Mephistopheles sortent.

MARGARETE
Ô mon Dieu, toutes, toutes ces choses
À quoi pense un homme comme lui.
Je suis là toute confuse devant lui
Et à tout ce qu’il dit, je dis oui.
Quelle pauvre petite ignorante je fais,
Je ne comprends pas ce qu’il me trouve.
Elle sort.

12.
CHAMBRE DE GRETCHEN.

GRETCHENseule à sa quenouille.
Je n’ai plus de paix
Mon cœur est si lourd
Je n’en aurai plus
Jamais non jamais

Et quand il n’est pas là


C’est un tombeau
Le monde entier
M’est un poison

53
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ma pauvre tête
Est dérangée
Mon pauvre esprit
Est en morceaux

Je n’ai plus de paix


Mon cœur est si lourd
Je n’en aurai plus
Jamais non jamais

Je ne cherche que lui


Par la fenêtre
Et si je sors
J’irai vers lui

Sa fière allure
Et son air noble
Et son sourire
Son regard fort

Et puis ses mots


Ce flot magique
Sa main sur moi
Ah ! ses baisers

Je n’ai plus de paix


Mon cœur est si lourd
Je n’en aurai plus
Jamais non jamais

Dieu ! mon ventre se presse


Et va vers lui
Ah ! le serrer
Le retenir

Et l’embrasser
De tout mon saoul
À en mourir
De ses baisers !

13.
JARDIN DE MARTHE.
MARGARETE, FAUST.

GRETCHEN
Dis le-moi, Heinrich !107

FAUST
Eh bien quoi ?

107
Le prénom du Faust historique est incertain, Georg ou, plus probablement, Johann. C’est aussi le prénom traditionnel
du Faust littéraire. Le choix d’un nouveau nom permet à Goethe de souligner le renouvellement, la « modernisation »
que représente sa version du mythe. Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que le choix de Heinrich aurait été
inspiré à Goethe par un certain Johann Heinrich Merck. Cet ami de jeunesse était redouté pour son espièglerie, ce qui
lui avait valu d’être surnommé Mephistopheles.

54
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

GRETCHEN
C’est quoi pour toi, la religion ?108
Tu es un homme au cœur si bon,
Seulement, je crois, tu n’en fais pas grand cas.

FAUST
Laisse cela, mon enfant ! tu le sens, je suis bon avec toi,
Pour ceux que j’aime, je donnerai chair et sang,
Je ne veux priver personne de sa foi et de son église.

GRETCHEN
Ce n’est pas bien, il faut y croire !109

FAUST
Il faut ?

GRETCHEN
Ah ! si j’avais quelque pouvoir sur toi !
Tu ne vénères pas non plus les saints sacrements.

FAUST
Je les vénère.

GRETCHEN
Mais sans en avoir le désir.
Depuis combien de temps n’es-tu pas allé à l’église pour communier ?
Crois-tu en Dieu ?

FAUST
Mon enfant, qui peut dire cela :
Je crois à un dieu ?
Va demander aux prêtres, aux sages,
Et leur réponse ne semblera que se moquer
Du questionneur.

GRETCHEN
Alors tu ne crois pas ?

FAUST
Ne me comprends pas mal, ô toi, gracieux visage !
Qui peut le nommer ?
Qui peut professer :
Je crois en lui !
Qui, étant doué de sentiment,
Pourrait avoir le front de dire :
Je ne crois pas en lui !110
Celui qui tout embrasse,
Celui qui tout conserve,
N’embrasserai-t-il et ne conserverait-il pas –
Toi, moi, lui-même !
Le ciel ne déploie-t-il pas sa voûte là-haut ?
108
Cette scène comporte plusieurs emprunts à la première scène de l’Acte III du Don Juan de Molière (Sganarelle :
« Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?).
109
« Mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez ? » (Sganarelle, Don
Juan, III-1).
110
C’est la preuve de l’existence de Dieu « par le sentiment » exposée par Rousseau dans La confession d’un vicaire
savoyard.

55
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

La terre ne s’étend-elle pas, ferme, sous nos pieds ?


Et ne se lève-t-il pas de tous côtés du ciel
D’éternelles étoiles ?
Je te regarde, mes yeux sont dans tes yeux :
Tout ne se presse-t-il pas
Vers ta tête et ton cœur,
Tissant auprès de toi en un mystère éternel
Le visible et l’invisible ?
Que ton cœur s’en emplisse, aussi vaste soit-il,
Et si, toute à ce sentiment, tu es heureuse,
Appelle ça comme tu veux,
Appelle cela bonheur ! émoi ! amour ! – Dieu !
Je n’ai pas de nom
Pour cela. Tout est sentiment ;
Un nom n’est que bruit et fumée
Brouillant le feu du ciel.

GRETCHEN
Tout ça est bel et bon, vraiment,
Le catéchisme aussi dit à peu près cela,
Seulement avec des mots un petit peu différents.

FAUST
C’est ce que disent en tous lieux
Tous les cœurs sous les cieux,
Chacun dans sa propre langue :
Pourquoi pas moi dans la mienne ?

GRETCHEN
À l’entendre ainsi, ça paraît sensé
Mais ça ne tient toujours pas tout à fait droit,
Parce que tu n’as pas la foi chrétienne.

FAUST
Chère enfant !

GRETCHEN
Cela fait longtemps que j’ai mal
De te voir en cette compagnie.

FAUST
Comment cela ?

GRETCHEN
Cet individu, qui est avec toi,
Je le déteste du plus profond de mon âme.
Rien dans ma vie ne m’a frappé au cœur
Comme le visage de cet individu.

FAUST
Ma chère poupée, ne le crains pas !

GRETCHEN
Sa présence me remue les sangs.
Je ne veux pourtant de mal à personne,
Mais malgré le désir que j’ai de te voir,
Un frisson me prend face à cette personne.

56
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Et puis je le tiens pour un scélérat.

FAUST
C’est un olibrius comme il y en a beaucoup.

GRETCHEN
J’aimerais pas vivre avec des gens de son espèce.
Dès qu’il passe la porte
Il a toujours un de ces airs narquois
Et à moitié furieux,
On voit qu’il n’a de cœur à rien ;
C’est écrit sur son front,
Qu’il n’y a pas d’âme qu’il aime.
Je me sens si bien dans tes bras,
Si libre, si – toute chaude et abandonnée,
Mais en sa présence, je suis toute nouée.

FAUST
Ah, toi mon ange et tes pressentiments !

GRETCHEN
Ça m’accable tellement
Que, quel que soit l’endroit où il vient nous rejoindre,
J’ai l’impression que je ne t’aime plus.
Et puis quand il est là, je ne peux plus prier,
Et ça me ronge le cœur.
À toi aussi, Heinrich, ça doit faire la même chose ?

FAUST
C’est que tu ressens de l’antipathie !

GRETCHEN
Bon, il faut que je parte.

FAUST
Ah ! je ne peux donc jamais
Me pendre une petite heure à ta poitrine, tranquille !
Et te presser, mon cœur contre ton cœur, mon âme contre ton âme.

GRETCHEN
Ah ! si seulement je dormais seule !
Je te laisserais bien le verrou ouvert, cette nuit.
Mais ma mère n’a pas le sommeil profond,
Et si jamais elle nous trouvait,
J’en mourrais sur le coup.

FAUST
Mon ange, ce n’est pas grave.
Voici un flacon, il suffit de trois gouttes
Dans sa boisson pour envelopper
Comme on veut la nature dans un sommeil profond.

GRETCHEN
Que ne ferais-je pas pour toi ?
Ça ne lui fera pas de mal, au moins ?

FAUST

57
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Est-ce que je te le conseillerais, ma chérie ?

GRETCHEN
Quand je te regarde, ô toi, le meilleur des hommes,
Je ne sais ce qui me mène à ta volonté
J’en ai déjà tant fait pour toi,
Qu’il ne me reste presque plus rien à faire.

Elle sort.MEPHISTOPHELES entre.

MEPHISTOPHELES
Elle est partie, l’oie blanche ?

FAUST
T’as encore espionné !

MEPHISTOPHELES
Effectivement, j’ai entendu tout en détail.
Docteur on vous a bien catéchisé,
J’espère que cela vous réussira.
Les filles, quand même, ce que c’est intéressé
De savoir si l’on est pieux et sage à l’ancienne mode.
Elles se disent, là il plie, eh bien il nous cédera !

FAUST
Espèce de monstre, ne vois-tu pas
Que cette chère âme d’ange
Pleine de cette foi
Qui peut elle seule
La combler de bonheur, souffre un martyre de sainte
À l’idée que celui qu’elle aime puisse courir à sa perte.111

MEPHISTOPHELES
Espèce d’archisensuel de soupirant sensuel,
Une fillette te mène par le bout du nez.

FAUST
Toi l’avorton hybride de la boue et du feu !112

MEPHISTOPHELES
Et la physiognomonie, elle s’y entend en maître.
En ma présence, elle se sent toute elle-ne-sait-quoi !113
Mon petit masque-là lui prédit un sens caché,
Elle sent que je suis sans aucun doute un génie,
Et peut-être même un diable.
Alors, cette nuit – ?

FAUST
De quoi te mêles-tu ?

MEPHISTOPHELES
Mais j’y ai ma part de joie.

111
Nous gardons l’euphémisme de l’allemand pour désigner la damnation.
112
Cette « créature hybride et grotesque » (Goethe) caractérise Mephistopheles comme démon tellurique selon la
classification de Paracelse (De occulta philosophia).
113
Mephisto cite les mots de Margarete, rentrant dans sa chambre après qu’il y eut déposé le coffret à bijoux.

58
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

14.
À LA FONTAINE.
Gretchen et Lieschen avec des cruches.

LIESCHEN
T’as entendu dire pour la petiteBärbel ?

GRETCHEN
Pas un mot, je ne vois pas tellement les gens.

LIESCHEN
C’est sûr, Sibylle me l’a dit, aujourd’hui !
Elle a fini par se laisser tourner la tête, elle aussi.
Voilà, avec ses grands airs !

GRETCHEN
Comment ça ?

LIESCHEN
Ça sent mauvais !
Là, elle en nourrit deux, quand elle mange et qu’elle boit.

GRETCHEN
Oh !

LIESCHEN
Eh oui, ça a fini par lui arriver,
Depuis tout ce temps qu’elle était pendue à ce garçon !
Et ça se promenait,
Et je te mène au village et sur le parquet à danser,
Fallait partout êt’ la première –
Il te la gâtait, toujours des petits pâtés et du vin.
Elle se prenait pas pour rien avec sa beauté,
Faut vraiment qu’elle ait pas d’honneur pour accepter
Sans rougir des cadeaux de sa part.
Et je te câline, et je te bécote,
Oui, et voilà : on a perdu sa fleur !

GRETCHEN
La pauvre fille.

LIESCHEN
T’as pas de raison de la plaindre !
Pendant que nous, qu’on était à la quenouille,
Que la mère nous laissait pas descend’ la nuit
Elle se la coulait douce avec son amant :
Su’ le banc, à l’entrée, ou dans le couloir, dans le noir,
Là i trouvaient pas le temps trop long.
Maintenant, elle va pouvoir baisser la tête,
Et faire pénitence en bure de pécheresse114 !

GRETCHEN
Il la prendra sûrement pour femme.

LIESCHEN
114
Note page 51.

59
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Il serait fou. Un gaillard pareil,


Ça va voir si y a de l’air ailleurs !
Il a filé, bien sûr.

GRETCHEN
C’est pas beau !

LIESCHEN
Et si elle te le rattrape, ça ira mal pour elle.
Sa couronne, les garçons vont la lui arracher
Et nous, les filles, on sèmera de la paille devant sa porte !115
Elle sort.

GRETCHEN rentrant chez elle.


Avec quel aplomb j’ai pu dire du mal
D’une pauvre fille qui avait fauté !
Comment j’ai pu, sur les péchés des autres
N’avoir pas assez de mots sur la langue !
Si noire qu’était la chose, je devais la noircir,
Sans jamais la trouver assez noire à mon goût.
Et je me bénissais et faisais l’importante,116
Et devant le péché me voici désarmée.117
Et pourtant – tout ce qui m’y a poussée
Dieu ! c’était si bon ! ah ! c’était si doux !
15.
FAUST, MEPHISTOPHELES.

FAUST
Comme là-bas à la fenêtre de la sacristie
La lumière de la sainte lampe illumine vers le haut,
Mais la lueur autour d’elle est de plus en plus faible.
Et la ténèbre autour qui resserre son étreinte ;
C’est ainsi qu’il fait nuit dans mon cœur.

MEPHISTOPHELES
Et moi, je suis comme le matou chétif
Qui glisse le long des échelles de secours
Et rôde sans bruit contre les murs.
Avec cela je serais tout vertueux,
Une petite envie de chiper, une petite envie de rut
Allons, du nerf ! C’est une pitié,
Vous allez à la chambre de votre belle
Comme si vous alliez à la mort.

FAUST
Qu’est-ce que la joie du ciel dans ses bras ?
Cet ébranlement, cette ardeur de tout l’être,
Cela chasse-t-il la détresse de mon âme ?

115
Évocation d’une coutume largement répandue. Même si Bärbel parvient à contraindre le père de son enfant à
l’épouser, les garçons se moqueront d’elle et de sa virginité perdue avant le mariage en déchiquetant sa couronne
nuptiale, tandis que les filles jetteront de la paille hachée devant sa porte.
116
Fait penser à la prière du Pharisien (Luc, 18,11) : « Le Pharisien, la tête haute, priait ainsi en lui-même : ‘Mon Dieu,
je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien
encore comme ce publicain.’ »
117
Nous tentons de rendre ici une expression que Goethe emprunte au jargon de l’escrime et qui désigne le fait de
s’exposer au coup de l’adversaire sans avoir la possibilité de le parer. Margarete est donc à portée de l’accusation de
péché qu’elle adressait jadis aux autres et que d’autres à présent prononcent à son endroit.

60
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ah ! ne suis-je pas le fugitif, le sans-toit,


L’inhumain sans but et sans repos
Qui, tel une cascade, dévale de roche en roche
Avide, furieux, vers le gouffre ?
Et elle, au bord, avec son vague rêve enfantin,
Dans une hutte sur le petit alpage,
Et tous ses devoirs domestiques
Enclose dans ce petit monde.
Et moi, que dieu déteste,
N’en ayant pas assez,
Je saisissais les roches
Et je les fracassais !
Elle ! il a fallu que je ruine sa quiétude,
Toi, enfer, tu voulais avoir cette victime !
Aide-moi, diable, à abréger le temps de l’angoisse,
Qu’advienne vite ce qui doit advenir !
Que son destin s’abatte sur moi
Et qu’elle aille avec moi à sa perte !

MEPHISTOPHELES
Comme à nouveau ça grésille ! à nouveau brûle !
Entre et va la consoler, fou que tu es !
Dès qu’une telle petite tête ne voit aucune issue,
Tout de suite elle s’imagine le pire.

16.
AUX REMPARTS.
Dans une anfractuosité de la muraille,
une image votive de la Mater dolorosa118,
des vases de fleurs devant.

GRETCHEN penchée, plongent les cruches dans l’eau de la fontaine proche, y place des fleurs fraîches
qu’elle avait apportées.
Ah ! penche
Ô Toi la douloureuse
Ton visage sur ma détresse !

Une épée dans le cœur


Engourdie de douleurs,
Tu lèves ton regard
Sur la mort de ton fils !
Tu regardes le Père
Et tes soupirs s’élèvent
Sur sa détresse et sur la tienne !

Qui pourra éprouver


La douleur qui ravage
La moelle de mes os ?
Cette peur dans mon cœur,
Ce qui le fait trembler,
Ce après quoi il crie ?
Sinon toi seule, seulement toi.
118
« Mère de douleur. » Représentation de la Vierge généralement debout, en pleurs, au pied de la croix, les mains se
tordant de douleur et parfois la poitrine transpercée d’une épée. Ce topos se base sur la séquence Stabat Mater dolorosa
attribuée au franciscain Jacopone da Todi (mort en 1306). C’est ici un reflet de la nouvelle religiosité de Margarete.

61
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

En quelque endroit que j’aille,


J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal !
Comme cela m’oppresse
Ici dans la poitrine !
À peine suis-je seule,
Je pleure, je pleure, je pleure,
Et tout mon cœur se brise en moi.

Les pots de ma fenêtre


Sont arrosés des larmes
Versées tôt ce matin
En te cueillant ces fleurs.

Au lever du soleil,
Qui éclairait ma chambre,
Je me suis redressée
Accablée dans mon lit

Au secours, sauve-moi de la honte et de la mort !


Ah ! penche
Ô Toi la douloureuse
Ton visage sur ma détresse !

17.
CATHÉDRALE
Obsèques de la mère de Gretchen.
GRETCHEN, tous les parents.
Office, orgue et chant.

L’ESPRITMAUVAIS derrière Gretchen.


Il en allait bien autrement pour toi, Gretchen,
Lorsque, pleine d’innocence encore
Tu t’avançais, là, vers l’autel,
En main le petit livre aux pages fatiguées,
Tu disais tes prières en ânonnant,
À moitié jeu d’enfant,
À moitié Dieu au cœur !
Gretchen !
Où as-tu la tête ?
Dans ton cœur,
Quel forfait ?
Pries-tu pour l’âme de ta mère,
Tombée à cause de toi dans le supplice d’un sommeil de mort ?
– Et là, sous ton cœur,
Ne bat-elle donc pas, déjà grossissante,
La marque honteuse de la naissance infâme ?119
Et pour toi, et pour elle, quelle angoisse
Que cette présence lourde de craintes !

GRETCHEN
Non ! Non !
119
Invention langagière typiquement Sturm undDrang. Les deux notions « marque d’infamie » (Brandmal) et
« naissance honteuse » (Schandgeburt) sont croisées pour former une double antistrophe ou, si l’on préfère, une sorte de
contrepet de mots : « marque honteuse » (Brandschande) et « naissance infâme » (Malgeburt). Du même coup, la cause
et la conséquence de la naissance de l’enfant sont elles aussi croisées, ce qui produit un effet grotesque et effrayant.

62
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Si je pouvais repousser ces pensées


Qui viennent et reviennent
Et m’assaillent !

CHŒUR
Dies irae dies illa
Solvetsaeclum in favilla.120

L’orgue joue.

L’ESPRIT MAUVAIS
La colère te saisit !
Le son des trompettes !
Les tombeaux qui tremblent !
Et ton cœur,
Réveillé de la paix des cendres
Pour aller au supplice des flammes,
Se convulse !

GRETCHEN
Si je pouvais partir d’ici !
C’est comme si les orgues
Me coupaient le souffle,
Les chants me broyaient
Le tréfonds du cœur.121

CHŒUR
Iudex ergo cum sedebit,
quidquidlatetapparebit
Nil inultumremanebit.122

GRETCHEN
Ça m’étouffe !
Les piliers des murs
Se resserrent sur moi
La voûte
M’écrase ! – de l’air !

L’ESPRIT MAUVAIS
Tu te caches !
Ton péché et ta honte
Resteraient cachés ?
De l’air ? De la lumière !
Malheur sur toi !

CHŒUR
Quid sum miser tuncdicturus ?
Quem patronumrogaturus,
Cum vixjustussitsecurus ?123

L’ESPRIT MAUVAIS
120
« Jour de colère que ce jour/ Qui réduira le siècle en cendre. » Début de la séquence de la messe des morts.
121
Gretchen semble se référer au verset 50 de la strophe V : Cor contritum quasi cinis, « le cœur brisé, comme réduit en
cendres. »
122
« Et quand alors le juge siégera,/ tout ce qui est caché apparaîtra/ rien ne restera impuni. » Séquence de la messe des
morts, strophe VI, v.16-18.
123
« Malheureux, que dirai-je alors ? / Quel protecteur appellerai-je / Quand le juste sera à peine tranquille ? »

63
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Les transfigurés
Se détournent de toi,
Et ils en frémissent
De te tendre la main,
Les purs !
Malheur !

CHŒUR
Quid sum miser tuncdicturus ?124

GRETCHEN
Voisine ! Votre flacon ! –

Elle tombe évanouie.

18.NUIT DE WALPURGIS.125
Massif montagneux du Harz.
Région de Schierke et de Elend.126
FAUST, MEPHISTOPHELES.

MEPHISTOPHELES
Tu n’as pas envie d’un manche à balai ?
Pour ma part, ça sera un bouc ce qu’il y a de plus fort.
Par ce chemin, nous sommes encore bien loin du but.

FAUST
Mais tant que je me sens encore frais sur mes jambes,
Je me contenterai de ce bâton noueux.

MEPHISTOPHELES
Si tu permets, je fais venir un feu follet !
Là j’en vois un, qui brille gaiement avec entrain !
Hé ! toi, l’ami ! puis-je te prier de nous rejoindre ?
Que cherches-tu à luire ainsi pour rien ?
Va, sois gentil et viens nous éclairer !

LE FEU FOLLET
Par respect, j’espère que je réussirai
À forcer mon naturel ;
D’habitude, nous n’allons qu’en zigzag.

MEPHISTOPHELES
Hé hé ! alors comme ça, on imite l’homme ?
Tâche donc d’aller bien droit, au nom du Diable !
Sinon j’éteins d’un souffle la petite flamme de ta vie.

LE FEU FOLLET
124
La séquence ne reprend pas la strophe. Au contraire, la strophe VII laisse entrevoir un espoir (Rex
tremendaemajestatis / Qui salvandossalvas gratis, / Salva me, fons pietatis, « O Roi, dont la majesté est redoutable, /
Vous qui sauvez par grâce, / Sauvez-moi, ô source de miséricorde. »). On peut imaginer que l’Esprit Mauvais
contamine le chœur qui joue alors de pair avec lui. Margarete ne peut plus voir en l’Église une instance de salut, la
puissance désespérante du Mauvais Esprit l’a vaincue. Seul son corps, de façon végétative, échappe encore à la
possession.
125
Nuit du 30 avril au 1er mai, le 30 avril étant le jour de la Sainte Walburga, protectrice des sorcières, sorciers et autres
magiciens.
126
Le Harz s’étend en Allemagne du Nord entre Kassel, Magdebourg et Braunschweig. Il culmine à 1142 mètres avec le
Brocken que la tradition désigne comme lieu de rassemblement de sorcières (voir scène 3, note 41). Schierke et Elend
sont deux localités situées sur l’un des nombreux chemins qui mènent au Brocken.ß

64
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Ah, je vois ça : vous êtes le maître de maison,127


Et je veux bien agir ainsi qu’il vous plaira.
Mais attention ! la montagne aujourd’hui est prise de magie,
Et si un feu follet doit vous guider sur les chemins,
Ne lui demandez pas d’être par trop précis.

FAUST, MEPHISTOPHELES, LE FEU FOLLET [chanté]


Nous voilà entrés, de toute apparence,
Dans la sphère du rêve et des sortilèges.
Alors conduis-nous et fais-toi honneur
Que nous atteignions, et sans plus tarder,
Les grands espaces déserts !

Je vois les arbres qui défilent


À toute allure à nos côtés,
Et les falaises qui se prosternent
Et ces rochers comme des grands nez
Ah comme ils ronflent, comme ils s’ébrouent !

Hou ! hou ! Chou-hou ! ça se rapproche,


La chouette, le geai et le vanneau,
Sont-ils restés tous éveillés ?
Des tritons passent dans les buissons ?

Longues jambes, gros ventres !


Et les racines comme des serpents
Sortent des roches et du sable tout en se tortillant,
Déploient leurs curieux liens
Pour nous faire peur, pour nous happer ;

Mais dis-moi, est-ce que nous restons sur place


Ou bien allons-nous toujours de l’avant ?
Tout, tout a l’air de tourner,
Rochers et arbres grimacent
Et tous ces feux fous qui errent,
Qui se multiplient, qui enflent.

MEPHISTOPHELES
Saisis bien fort le bout de mon habit !

FAUST
Comme c’est étrange, dans les vallées
Luit une pâle clarté d’aurore !
Là monte une vapeur, ici court le grisou,
Ici brille une braise dans un voile vaporeux
Mais regarde ! la paroi rocheuse
S’est illuminée A pris feu sur toute sa hauteur.

MEPHISTOPHELES
Seigneur Mammon n’illumine-t’il pas avec faste
Son palais pour cette fête ?
Quelle chance que tu aies vu cela ;
Je sens déjà venir les bruyants invités.

FAUST
127
“ Il suffit que le disciple devienne comme son maître, et le serviteur comme son patron. Du moment qu’ils ont traité
de Béelzéboul le maître de maison, que ne diront-ils pas de sa maisonnée ! (Matthieu, 10,25 ; trad. Bible de Jérusalem).

65
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Comme la fiancée du vent128 caracole dans les airs !


Elle me frappe de ces coups sur la nuque !

MEPHISTOPHELES
Tâche de te cramponner aux vieilles arrêtes de la roche,
Sinon elle va te jeter au tombeau dans ce gouffre.
Un brouillard épaissit la nuit.
Écoute comme ça craque au travers des bois !
Les hiboux fuient, effarouchés.
Écoute, comme ils se fendent, les piliers
De ces éternels palais de verdure.
Les branches qui criaillent, qui éclatent !
Le puissant grondement des troncs !
Ces grincements, ces gémissements des racines !
Tu entends les voix sur les hauteurs ?
Au loin, dans les alentours ?
Oui, tout le long de la montagne
Dévale un furieux chant d’incantation !

SORCIÈRES EN CHŒUR [chanté]


Les sorcières s’en vont au Brocken,
Jaune est le chaume, et vert le blé en herbe.129
Là-bas s’assemble la grande troupe,
Messire Urian130 trône au sommet.
Ainsi tout va à travers champs,
La sorcière pète et le bouc pue.

UNE VOIX
La vieille Baubo131 arrive toute seule,
À califourchon sur une truie.

CHŒUR [chanté]
Qu’on rende honneur à qui l’on doit honneur !132
Dame Baubo, avancez ! Et en tête !
Sacré cochon, avec la mère dessus,
Et toute la troupe des sorcières qui rapplique,

UNE VOIX
Par quel chemin viens-tu ?

UNE VOIX
Par Ilsenstein.133
Là, j’ai jeté un œil dans le nid du hibou.
Ah ! ces yeux qu’il faisait !

UNE VOIX
Oh, va-t’en en enfer !
Qu’est-ce qui te prend de cavalcader comme ça ?

128
En allemand Windsbraut, figure mythologique d’une chasseresse démoniaque dont le train de quatre chevaux
déclenche des tornades de vent annonçant le passage d’un cortège de sorcières.
129
Certains commentateurs ont vu dans cette formule une évocation elliptique du long temps (de l’automne au
printemps) que Faust aurait passé loin de Margarete.
130
Un des noms du diable en bas-allemand.
131
Vielle femme lubrique de la mythologie grecque (elle était généralement représentée exposant son sexe de façon
provocante) ; c’est elle qui essayait d’égayer par ses plaisanteries Démeter affligée par le deuil de sa fille Perséphone.
132
Citation blasphématoire de la Lettre aux Romains, 13,7.
133
Localité au nord-est du Brocken.

66
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

UNE VOIX
Mais elle m’a amochée,
Regarde un peu ces balafres !

CHŒUR DES SORCIÈRES [chanté]


Le chemin est large, le chemin est long,
Qu’est-ce que c’est que cette folle cohue ?
La fourche pique, le balai gratte.
L’enfant étouffe, la mère éclate.

CHŒUR DES SORCIERS [chanté]


Nous, nous rampons comme l’escargot qui porte sa maison,
Toutes les femmes nous devancent,
Car s’il s’agit d’aller voir le Malin dans sa maison,
La femme a mille pas d’avance.

AUTRES VOIX [chanté]


Nous n’allons pas voir de si près :
La femme y arrive en milles pas ;
Mais même si elle se dépêchait,
L’homme, d’un bond, arriverait là.

UNE VOIX (EN HAUT)


Venez avec nous, venez, descendez du Lac-aux-Roches !

UNE VOIX (D’EN BAS)


Nous aimerions bien monter en l’air avec vous.
Nous nous lavons, et nous sommes tout à fait pures ;
Mais aussi à jamais infécondes.

PLUSIEURS VOIX EN CHŒUR [chanté]


Le vent se tait, l’étoile s’enfuit,
La lune blafarde joue à cache-cache.
Le chœur magique jette en sifflant
Des milliers d’étincelles de feu.

UNE VOIX (D’EN BAS)


Halte ! Halte !

UNE VOIX (D’EN HAUT)


Qui appelle de la fente du rocher ?

UNE VOIX (D’EN BAS)


Emmenez-moi ! Emmenez-moi !
Ça fait trois cents ans que je grimpe
Sans pouvoir atteindre le sommet.

SORCIÈRES ET SORCIERS [chanté]


C’est le balai qui porte, le bâton porte,
La fourche porte, c’est le bouc qui porte ;
Qui aujourd’hui ne peut s’élever
Est à jamais homme perdu.

UNE DEMI-SORCIÈRE (D’EN BAS)


Je dois suivre, à petits pas, depuis si longtemps.
Comme les autres sont déjà loin !

67
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

À la maison, je ne trouve pas la paix,


Ici non plus, je ne la trouverai pas.

SORCIÈRES [chanté]
L’onguent donne du cœur aux sorcières
Une loque suffit bien pour faire une voile,
N’importe quelle mangeoire ferait un bon bateau ;
Qui ne vole aujourd’hui, jamais ne volera.

SORCIÈRES ET SORCIERS [chanté]


Et quand nous irons autour du sommet
Volez et passez en rasant le sol,
Et de tous côtés, recouvrez la lande
Avec votre essaim de sorcièritude.134

Ils se posent à terre.

MEPHISTOPHELES
Ça pousse et bouscule, ça bruit et cliquète !
Ça siffle et secoue, ça file et jacasse !
Ça brille et gicle et pue et brûle !
Les sorcières dans leur élément !
Agrippe-toi bien à moi ! ou nous allons nous séparer aussitôt.
Où es-tu ?

FAUST (au loin)


Ici !

MEPHISTOPHELES
Place ! voici messire Satan135. Place ! doux peuple, place !
Ici, docteur, agrippe-moi
Quelque chose m’attire vers ces arbustes.
Allez, viens ! allons nous y faufiler !

FAUST
Toi, l’esprit de contradiction ! Vas-y ! tu n’as qu’à me guider.

MEPHISTOPHELES
Mais regarde un peu ces flammes de couleur !
C’est un club plein d’entrain qui s’est assemblé là.
En petit comité, on n’est pas esseulé.

FAUST
Je vois déjà du feu, des tornades de fumée !

MEPHISTOPHELES
Je vois là de jeunes sorcières nues comme la main
Et des vieilles qui font bien de se voiler.
J’entends vaguement sonner des instruments !
Maudit boucan ! Il faut pourtant s’y habituer.
Viens ! Viens ! Pas moyen de faire autrement,
Je m’approche et je t’introduis,
134
Sic ! Nous rendons ainsi le mot Hexenheit inventé par Goethe, composé de Hexe (“ sorcière ”) et du suffixe -heit qui
le distingue de Hexerei (“ sorcellerie ”).
135
En fait Voland (prononcer “ fôlannt’ ”), un des nom du diable dérivé du moyen haut allemand (vâlant pour Teufel) le
plus souvent précédé du titre de noblesse Junker. Nous avons préféré à cette dénomination “ érudite ” du diable, un nom
connu dans la culture francophone.

68
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Et là je t’unis à nouveau.136
On danse, on cause, on cuit, on boit, on aime ;
Dis-moi un peu, où trouver mieux ?

FAUST
Eh bien, vas-tu nous introduire ici
En faisant le diable ou le magicien ?

MEPHISTOPHELES
On est ici chez soi quand on a le pied beau.137
Mais viens ! allons de feu en feu,
Je suis le racoleur et tu es le micheton.

LA SORCIÈRE BROCANTEUSE
Hé, Messieurs, mais ne passez pas comme ça !
C’est une occasion à ne pas rater !
Examinez-les bien, mes marchandises,
Il y a ici des choses de toutes sortes.
Et pourtant il n’y a rien dans ma boutique,
Laquelle est sans pareille sur toute la terre,
Qui n’ait un jour causé quelque ravage,
Aux hommes ou au monde.

MEPHISTOPHELES
Ma tante ! vous comprenez bien mal l’époque.
Sitôt fait, c’est passé ! Si c’est passé, c’est fait !
Mais consacrez-vous donc à ce qui est nouveau !
Nous n’avons d’intérêt que pour les nouveautés.

FAUST
Oh, que je n’en vienne pas à m’oublier moi-même !
Tout ça m’a bien fort l’air d’une espèce de foire !

FAUST
Mais qui c’est, elle ?

MEPHISTOPHELES
Regarde-la attentivement !
C’est Lilith.

FAUST
Qui ?

MEPHISTOPHELES
La première femme d’Adam.138
Si elle y prend un homme jeune et beau
Elle n’est pas prête de le laisser filer.

FAUST

136
Puisque Faust a abandonné Margarete.
137
Nous essayons de rendre de cette manière une boutade de Mephistopheles ; l’allemand dit en effet Pferdefuß, qui
signifie à la fois “ pied-de-cheval ” et “ pied-bot ”, autrement dit, l’un des signes distinctifs du diable.
138
Créature démoniaque et malfaisante, Lilith est mentionnée dans le Livre d’Isaïe (34,14). Elle serait, selon une
légende rabbinique, la première femme d’Adam. Elle aurait été inventée afin de résoudre la contradiction entre les deux
récits de la Création. Dans le premier(Genèse, 1,27), Dieu crée la femme même que l’homme et dans le second
(Genèse, 2,21) Dieu crée la femme, appelée Ève, à partir d’une des côtes d’Adam. Elle se serait séparée d’Adam après
une querelle et passe pour être devenue l’amante du premier des diables

69
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

En voilà deux assises, la vieille avec la jeune ;


Elles ont dû s’en donner, celles-là, à trépigner !

MEPHISTOPHELES
C’est qu’aujourd’hui ça bat son plein.
Une nouvelle danse démarre, allez, viens ! prenons-les.

FAUST (dansant avec la jeune) [chanté]


Un jour j’ai fait un très beau rêve ;
J’ai un pommier, là, devant moi,
Avec deux jolies pommes dedans,
Elles m’ont tenté, j’y suis grimpé.

LA BELLE
Vous aimez ça, les petites pommes,
Et ça depuis le Paradis.
Ça me met dans tous mes états
Que mon jardin aussi en donne.

MEPHISTOPHELES (avec la vieille).


Un jour j’ai fait un rêve affreux ;
Là, devant moi, un tronc fendu,
Qui avait un trou prodigieux,
Mais malgré tout, ça m’a bien plu.

LA VIEILLE
Recevez ma bénédiction,
Beau chevalier du Pied-tordu
Mettez votre queue en action,
Si vous ne craignez pas ce cul.

LE PROCTOPHANTASMISTE139
Maudite engeance ! que vous permettez-vous ?
N’y a-t-il pas longtemps que l’on vous a prouvé :
Qu’un esprit ne tient pas sur des pieds ordinaires ?
Eh bien, dansez à présent, comme nous, les humains !

LA BELLE (en dansant).


Mais que vient-il chercher, ce bougre, à notre bal ?

MEPHISTOPHELES
Il va aller poser ses fesses dans une flaque d’eau,
C’est là sa façon de se soulager,
Et quand les sangsues lui boufferont le cul,
Ça le guérira de tous les esprits – comme de son esprit.
(À Faust, qui est sorti de la danse.)
Pourquoi laisses-tu filer cette jolie fille
Qui te chantait des choses si douces pendant la danse ?

FAUST
Berk ! en plein dans sa chanson,
Une souris rouge lui est sortie du bec !
139
Mot inventé par Goethe à partir du grec prôktos, “ anus ” auquel il a adjoint le terme, lui aussi de son cru, de
phantasmiste, lequel renvoie à la notion de spectre, d’hallucination etc. Goethe se venge ici à plaisir d’un adversaire en
littérature : l’écrivain berlinois Friedrich Nicolai (1733-1811). Celui-ci, qui manifestait en toutes circonstances son
rationalisme avait publié en 1799 pour l’Académie des Sciences de Berlin une petite étude traitant de la façon dont il
s’était guéri de ses états délirants en se faisant appliquer par son médecin des sangsues sur les fesses.

70
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MEPHISTOPHELES
En voilà une raison ! Faut pas s’en faire pour ça.

FAUST
Et puis j’ai vu –

MEPHISTOPHELES
Quoi ?

FAUST
Mephisto140, tu vois, là-bas,
La belle enfant, pâle, seule, qui se tient à l’écart ?
On dirait qu’elle ne peut avancer qu’à pas lents,
Il semble que ses pieds aient été entravés.
Je dois avouer qu’elle me rappelle cette bonne Gretchen.

MEPHISTOPHELES
Laisse donc cela ! Personne n’en pourra rien tirer !
C’est une image enchantée, sans vie, une idole.

FAUST
Ah çà ! ce sont les yeux d’une morte,
Qu’aucune main aimante n’a fermés.
C’est la poitrine que Gretchen m’a offerte,
C’est ce corps gracieux que j’ai possédé.

MEPHISTOPHELES
C’est l’effet de la magie, espèce de fou si facile à abuser !
Car elle apparaît à chacun comme étant sa douce et tendre.

FAUST
Quelles délices ! Quelle souffrance !
Je ne puis défaire mon regard.
Comme il est étrange que ce joli cou
Soit orné d’un seul cordon rouge
Pas plus large que le dos d’un couteau !141

MEPHISTOPHELES
Très juste ! c’est ce que je vois aussi.
Elle peut également porter sa tête sous son bras ;
Car Persée la lui a coupée.
Toujours ce goût de l’illusion !
Viens donc de ce côté sur cette colline,
Ici c’est aussi drôle que dans les jardins du Prater142 ;
Et si l’on ne m’as pas envoûté,
Alors j’aperçois vraiment un théâtre.
Qu’est-ce qu’il y a là ?

140
C’est la seule et unique fois où Faust appellera Mephistopheles par son nom, du reste sous sa forme diminuée. Il faut
y voir le signe qu’il est en position de maîtrise de lui-même et que la tentative du démon de l’abrutir de jouissance avec
la belle sorcière a échoué.
141
Représentation fort ancienne du spectre d’un décapité. On retrouve cette représentation dans les “ bals des victimes ”
qui furent organisés au lendemain de la Révolution en France, où les parents de guillotinés arboraient un ruban rouge
autour du cou.
142
Célèbre parc d’attractions à Vienne.

71
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

SERVIBILIS143
Ça va tout de suite recommencer.
On va tout de suite recommencer.
Une pièce nouvelle, la dernière de sept pièces ;
C’est l’usage en ce lieu d’en donner un tel nombre.
C’est l’usage ici d’en donner autant.
Elle a été écrite par un dilettante,
C’est un dilettante qui l’a composée
Et ce sont aussi des dilettantes qui l’interprèteront.
Et aussi des dilettantes qui l’interprèteront.
Elle a été écrite par un dilettante,
Et ce sont aussi des dilettantes qui l’interprèteront.
Pardonnez-moi, Messieurs, si je disparais ;
Il me prend l’envie dilettante de lever le rideau.

MEPHISTOPHELES
Si je vous retrouve sur le Blocksberg,
Je trouve ça bien ; car c’est là votre place.

20.
NUIT.
DEVANT LA MAISON DE GRETCHEN.

VALENTIN un soldat, frère de Gretchen.


Quand je me trouvais dans une beuverie,
Qu’y en a toujours qu’aiment bien se vanter,
Et tous, et tous, qui me chantaient, tous – à moi !
La pureté des filles, à moi ! –
Le verre plein, pour arroser le compliment.144
– Moi, campé sur mes coudes,
Je me tenais bien tranquille,
J’écoutais la fanfaronnade.
Alors, en me lissant la barbe, tout sourire,
Eh bien, je prenais en main mon verre plein,
Et puis je disais : chacun à son goût,
Mais est-ce qu’il y en a une, dans tout le pays,
Qui égale ma chère Gretel145,
Qui lui arrive à la cheville ?
Tope ! Tope ! cling ! cling ! ça faisait le tour !
Les uns criaient : il a raison,
Elle est le fleuron de son sexe !
Là tous les faiseurs de compliments en restaient baba.
Mais maintenant ! – c’est à s’arracher les cheveux,
À grimper aux murs !
Des ricanements et des grimaces,
N’importe quel voyou peut venir m’insulter,
Et moi qui reste là, comme un mauvais payeur
À prendre une suée à chaque fine allusion !
Que même si je leur foutais mon poing sur la gueule,
Je pourrais pas les traiter de menteurs.
143
Esprit serviable ; du latin servire “ servir ”.
144
Nous avons donc affaire à un rituel qui consiste à conclure l’éloge prononcé à l’adresse d’une femme par
l’absorption d’un plein verre, probablement avalé « cul sec ».
145
Nouveau diminutif de Margarete.

72
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

21.
FAUST, MEPHISTOPHELES.146

FAUST
Dans la détresse ! Au désespoir ! Elle a erré longuement, pitoyable, sur cette terre ! Comme une scélérate,
enfermée au cachot à subir des tourments atroces, la douce, la malheureuse créature ! Jusqu’à ça ! – Esprit
fourbe, abject, et ça tu me l’as caché ! Mais reste là, reste, viens faire rouler tes yeux diaboliques à retenir ta
rage ! Viens me défier de ton insupportable présence ! Emprisonnée ! Dans une misère sans remède, livrée
aux mauvais esprits, et à la dureté des humains qui la jugent ! Et pendant ce temps, tu me berces de joies
triviales, tu me dissimules sa misère grandissante, et tu la laisses périr sans secours.

MEPHISTOPHELES
Ce n’est pas la première !147

FAUST
Chien ! Monstre répugnant ! – Change-le, toi l’Esprit infini148, change ce ver, qu’il reprenne la forme de
chien149 dans laquelle, aux heures de la nuit, il se plaisait à rappliquer devant moi en trottinant, à débouler
aux pieds du promeneur insouciant, à se pendre aux épaules de celui qui trébuche, fais-lui reprendre sa figure
favorite, qu’il rampe devant moi à plat ventre sur le sable, que je le foule aux pieds, l’infâme ! – pas la
première ! – Misère ! Misère ! Pas âme humaine qui comprenne que tant de créatures ont sombré au fond de
cette détresse ! que la première d’entre elles, en se débattant dans les affres de la mort, aurait dû en faire
assez pour la faute de toutes les autres aux yeux de l’Éternel ! Moi, ça me retourne la moelle et le sang que la
misère de ce seul être-là, et toi, tu ricanes tranquillement sur le sort de milliers d’autres !

MEPHISTOPHELES
Crâneur ! te voilà retourné au bout de ton esprit, à ce point où vous avez, vous autres, la petite tête qui
déménage. Pourquoi fais-tu cause commune avec nous, si tu ne peux te faire à nous ? Tu veux voler et la tête
te tourne. Hé ! est-ce nous qui t’avons forcé ou bien toi qui nous a forcé ?

FAUST
Ne viens pas me montrer comme ça tes dents voraces, tu me dégoûtes ! – Grand Esprit magnifique,150 qui
daigna m’apparaître, et qui connaît mon cœur et mon âme, pourquoi te fallait-il me souder à cet infâme
compagnon, qui se repaît du malheur et se délecte de la ruine !

MEPHISTOPHELES
Tu as fini ?

FAUST
Sauve-la ou gare à toi ! la pire des malédictions sur toi pour des millénaires ! Sauve-la !

MEPHISTOPHELES
Je ne peux défaire les liens du bourreau, ni ouvrir ses verrous. – Sauve-la ? – Qui est-ce qui l’a précipitée
dans la ruine ? Moi ou toi ?

FAUST lance des regards farouches autour de lui.

146
Scène en prose.
147
Citation des actes du procès de Susanna Margaretha Brandt.
148
Sans aucun doute l’Esprit de la terre qui sut percevoir la « puissante imploration de [l’]âme » de Faust (cf. Scène 1,
vers 136) et auquel il s’adresse ici comme à la puissance supérieure à laquelle il croit Mephistopheles soumis.
149
Ceci est un indice que Goethe, dès le Urfaust, avait sans doute déjà imaginé que Mephisto aurait pu approcher Faust
sous la forme d’un chien comme dans Faust I.
150
L’Esprit de la Terre, celui qui avait « avait cédé à la puissance de l’imploration de [l’]âme » de Faust.

73
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

MEPHISTOPHELES
Tu cherche à attraper le tonnerre ? Une chance qu’il ne vous ait pas été donné, pauvres mortels. C’est bien là
votre seul exploit : vous tirer d’embarras en mettant en pièces l’innocent de rencontre.

FAUST
Emmène-moi là-bas ! il faut la libérer !

MEPHISTOPHELES
Et le danger auquel tu t’exposes ? Sache que pèse encore sur la ville le crime de sang que tu y as commis.
Que là où tu as frappé planent les esprits vengeurs qui guettent le retour du meurtrier. 151

FAUST
Ça encore de ta part ! Sur toi le meurtre et la mort d’un monde, monstre ! Conduis-moi là-bas te dis-je, et
libère-la !

MEPHISTOPHELES
Je te conduis, et écoute ce que je peux faire ! Ai-je tout pouvoir au ciel et sur la terre ?152 – Je vais
embrouiller les esprits du geôlier, empare-toi des clés et fais-la sortir de main humaine. Je fais le guet et te
tiens prêts les chevaux magiques. Voilà ce que je peux.

FAUST
Allons, partons !

22.
NUIT. EN PLEIN CHAMPS.
FAUST, MEPHISTOPHELES rappliquant
à bride abattue sur des chevaux noirs.153

FAUST
Qu’est-ce qui rôde, là-haut, sur le Rocher-aux-Corbeaux ?

MEPHISTOPHELES
Je ne sais pas ce qu’on mijote ni fricote.

FAUST
Ils volent, montent et descendent. S’inclinent, se courbent.

MEPHISTOPHELES
Un collège de sorcières !

FAUST
Elles jettent des sorts et font des offrandes !

MEPHISTOPHELES
Passons ! Passons !

21.

151
Il y a ici une ellipse narrative : Faust est considéré comme l’auteur d’un homicide sur Valentin, acte qui ne fait pas
l’objet d’une scène particulière comme dans le Faust I. Si depuis le XIIIe siècle les crimes de sang sont jugés dans les
pays allemands par des tribunaux « laïques », les jugements continuent d’être rendus au nom de Dieu. Faust a été
condamné par contumace. La sentence non-exécutée est donc toujours en vigueur sur le territoire de la ville et
Mephistopheles est impuissant contre cette « magie chrétienne ».
152
« Jésus leur dit ces paroles : “Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre.” » Matthieu, 28,18. (Trad. citée).
153
Cette scène et la suivante (à l’exception de la chanson) sont en prose.

74
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

CACHOT.

FAUST, muni d’un trousseau de clés et d’une lampe, devant une petite porte en fer.
Je suis pris d’un frisson oublié depuis longtemps : l’effroi intérieur de l’homme ! – C’est ici ! C’est ici ! –
Allons ! – En hésitant tu ne fais que hâter la mort !

Il saisit le verrou. On chante à l’intérieur.

Ma mère, cette putain,


Elle m’a trucidée,
Mon père, ce crétin,
Il m’a dévoré,
Ma sœur, la fripouille,
A mis ma dépouille
Dans un lieu tout froid,
Et puis me voilà bel oiseau des bois,
Je m’envole ! Je m’envole !154

FAUST tremble, chancelle, reprend courage et ouvre la serrure. Il entend les chaînes cliqueter et la paille
remuer.

MARGARETEse blottissant sur sa couche.


Ha ! ha ! ils arrivent ! Mort amère !

FAUSTà voix basse.


Chut ! Je viens te libérer.
Il s’empare de ses chaînes pour les ouvrir.

MARGARETE se défendant.
Va-t’en ! À minuit ! Bourreau, alors pour toi, le petit matin, c’est pas assez tôt ?

FAUST
Laisse-moi faire !

MARGARETEse roule par terre à ses pieds.


Aie pitié de moi et laisse-moi vivre ! Je suis si jeune, si jeune, et si belle, et je suis une pauvre jeune fille.
Mais regarde un peu les fleurs, mais regarde un peu la couronne !155 Aie pitié de moi ! Qu’est-ce que je t’ai
fait ? Je ne t’ai jamais vu de ma vie !

FAUST
Elle perd la tête et je ne le supporte pas !

MARGARETE
Regarde l’enfant ! Mais faut que je l’allaite ! Je l’avais là tout à l’heure ! Là ! Je l’ai allaité ! On me l’a pris
et on dit que je l’ai tué, et on chante des chansons sur moi !156 – C’est pas vrai – c’est dans la légende que ça
finit comme ça, c’est pas sur moi qu’on chante ça !

FAUSTqui se jette sur elle.


Gretchen !

MARGARETE qui se ressaisit.

154
Chanson tirée d’un conte en dialecte d’Allemagne du Nord, Von demMachendelboom (intitulé en français « Le conte
du genévrier »), et qui sera colligé par les frères Grimm.
155
Une couronne nuptiale imaginaire.
156
Sur les places et les marchés, des chanteurs des rues racontaient les crimes abominables et les histoires à scandales.

75
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Où est-il ? Je l’ai entendu appeler ! Il appelait : Gretchen ! Il m’appelait ! Où il est ? Ah ! dans tous ces
pleurs et ces dents qui claquent157, je le reconnais, il m’appelle : Gretchen ! Elle se prosterne devant lui.
Toi ! Toi ! Donne-le moi, amène-le moi ! Où est-il ?

FAUST s’emportant, la saisit par le cou.


Mon amour ! Mon amour !

MARGARETE
incline la tête et la blottit contre sa poitrine.

FAUST
Debout, mon amour ! Ton meurtrier est ton libérateur.158 Debout ! – Profitant de sa stupeur, il ouvre les
bracelets des chaînes. Viens, nous allons échapper à cet affreux destin.

MARGARETE se soutenant à lui.


Embrasse-moi ! Embrasse-moi !

FAUST
Mille fois ! Mais dépêche-toi, Gretchen, dépêche-toi !

MARGARETE
Embrasse-moi ! Tu ne sais plus embrasser ? Comment ! Quoi ! C’est toi, mon Heinrich, et tu sais plus
embrasser ! Comme autrefois, quand tout le ciel dans tes bras venait soudain me traverser. Comme tu
m’embrassais, comme si tu voulais m’étouffer dans une mort de volupté. Heinrich, embrasse-moi, sinon
c’est moi qui t’embrasse. Elle se jette sur lui. Ha ! tes lèvres sont froides ! Mortes ! Ne répondent pas !

FAUST
Suis-moi, je brûle de mille ardeurs pour toi. Mais suis-moi.

MARGARETE s’assoit et reste sans bouger pendant un moment.


Heinrich, c’est toi ?

FAUST
C’est moi. Viens.

MARGARETE
Je ne comprends pas ! Toi ? Les chaînes ouvertes ! Tu me libères. Qui libères-tu ? Tu le sais ?

FAUST
Viens ! Viens !

MARGARETE
J’ai tué ma mère ! J’ai noyé mon enfant – ton enfant ! Heinrich ! – Grand Dieu du ciel, ce n’est pas un rêve !
Ta main, Heinrich ! – Elle est mouillée – Essuie-la, je t’en prie ! Il y a du sang dessus159 – Rengaine ton
épée ! Ma tête est folle.

FAUST
Tu me tues.

MARGARETE
Non, il faut que tu vives, toi, que tu survives à tous. Qui s’occuperait des tombes ? Comme ça, sur une
rangée, je te le demande, le frère à côté de la mère, là ! Moi là et mon petit sur mon sein droit. Promets,
donne-moi ta main si tu es mon Heinrich.

157
Voir Matthieu, 8,12.
158
Cet aveu de sa faute de la part de Faust a été ensuite supprimé dans Faust I.
159
Il s’agit du sang de Valentin. Évocation de Lady Macbeth.

76
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

FAUST veut la tirer au-dehors.


Tu me sens ? Tu m’entends ? Viens, c’est moi, je te libère.

MARGARETE
Sortir d’ici ?

FAUST
La liberté !

MARGARETE
Sortir d’ici ? Pour rien au monde. La tombe est dehors ? viens ! La mort guette ? alors viens ! D’ici jusqu’au
lit éternel, je ne fais pas plus d’un pas. Ah ! Heinrich, si je pouvais m’en aller avec toi à travers le monde !

FAUST
Le cachot est ouvert, ne perds pas de temps.

MARGARETE
Ils me guettent, dans la rue, dans la forêt.

FAUST
Sors ! Sors !

MARGARETE
Jamais de la vie – tu vois comme il gigote ! Sauve-le, le pauvre petit, il gigote encore ! – Va-t’en ! vite ! Suis
toujours le sentier, tout droit jusque dans la forêt, à gauche, au bord de l’étang, là où se trouve le ponton.
Vas-y ! sauve-le ! sauve-le !

FAUST
Sauve-le ? Sauve-toi !

MARGARETE
Si seulement nous avions passé la montagne, ma mère est là-bas, assise sur une pierre et elle secoue la tête !
Elle ne fait ni oui ni non, elle a juste la tête lourde. Faudrait qu’elle dorme, que nous puissions veiller et nous
réjouir ensemble.

FAUST se saisit d’elle et tente de l’emporter.

MARGARETE
Je crie, je crie tellement fort qu’ils vont tous se réveiller.

FAUST
Le jour commence à poindre. Ô ma chérie ! Ma chérie !

MARGARETE
Le jour ! Le jour se lève ! le dernier jour ! le jour des noces ! – Ne le dis à personne que la nuit d’avant tu
l’as passée avec Gretchen. – Ma petite couronne ! – Nous nous reverrons ! Tu entends dans les rues comme
les gens filent à pas feutrés ! Tu entends ! Sans dire un mot. La cloche appelle ! – Crac, la baguette est
brisée !160 – Derrière chaque nuque passe le frisson de la lame qui se lève sur la mienne ! – La cloche, écoute.

MEPHISTOPHELES apparaît.
Allez, ou vous êtes perdus, mes chevaux frémissent, le matin se lève.

MARGARETE

160
Évocation d’une pratique qui consistait pour un juge à briser solennellement une baguette de bois sur la nuque
dénudée d’un condamné à mort. Par ce geste, il signifiait que la vie du condamné prenait fin irrévocablement.

77
Goethe Urfaust – Traduction de Pascal Paul-Harang

Lui ! lui ! Fais-le partir, chasse-le ! il me veut ! Non ! Non ! Tribunal de Dieu, viens sur moi, je suis à toi !
sauve-moi ! Jamais non jamais ! Pour toujours adieu. Adieu, Heinrich.

FAUST la serrant dans ses bras.


Je ne te laisserai pas !161

MARGARETE
Vous, les anges sacrés, protégez mon âme162 – tu me fais horreur, Heinrich !

MEPHISTOPHELES
Elle est jugée !
Il disparaît avec Faust, la porte se referme avec un bruit de ferraille, on entend, se perdant au loin :
Heinrich ! Heinrich !

VOIX, d’en haut.


Elle est sauvée !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.
Ici, à moi !
Il disparaît avec Faust.

161
Voir le combat de Jacob avec Dieu (Genèse, 32,25-29).
162
« Il campe, l’ange de Yahvé, autour de ses fidèles et les dégage » (Psaumes, 34,8 et suiv.).

78

Vous aimerez peut-être aussi