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Discours sur le colonialisme, 1955, Aimé Césaire

Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à


l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à
la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-
Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fille violée et qu’en France on
accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui
pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer
d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de
toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces
patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison
instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les
gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour
des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça
passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais
la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est
du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on a en a été le complice ; que ce nazisme-là,
on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce
que, jusque là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a
cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses
eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de
l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle
qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le
vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas
le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le
crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe
des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de
l’Inde et les nègres d’Afrique.

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