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29/10/2019 (1) De l'Irak au Chili, c’est la lutte globale - Libération

A N A LY S E

De l'Irak au Chili, c’est la


lutte globale
Par Vittorio De Filippis(https://www.liberation.fr/auteur/4003-vittorio-
de-filippis) , Célian Macé(https://www.liberation.fr/auteur/6841-celian-
mace) et Nelly Didelot(https://www.liberation.fr/auteur/18541-nelly-
didelot) — 28 octobre 2019 à 21:26 (mis à jour à 21:31)

Les marches populaires du vendredi se suivent et se complètent en Algérie, se surpassant


d’une semaine à l’autre en force numérique

Les mouvements massifs de protestation qui émergent


d’un continent à l’autre pour dénoncer les effets
délétères de la mondialisation partagent bien plus que
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des slogans.

«Les barricades sont les voix de ceux qu’on n’entend pas», disait Martin Luther
King. Ces jours-ci, les barricades parlent espagnol, arabe, cantonais, français ou
catalan. De Santiago à Hongkong, de Beyrouth à Barcelone, d’Alger à Bagdad,
des mouvements citoyens ont éclaté spontanément au cours des dernières
semaines, débouchant sur une occupation massive et immédiate des places
publiques. Les images de cette jeunesse au poing levé, face à des gouvernements
pris de court par la soudaineté des insurrections, frappent par leur similarité.
Au-delà de ce mimétisme(https://next.liberation.fr/vous/2019/10/28/de-
hongkong-a-santiago-la-convergence-des-looks_1760257), renforcé par les
miroirs médiatiques, qu’ont en commun ces révoltes de 2019 ? Beaucoup, en
réalité.

À L I R E AU S S I
Algérie, Catalogne, Chili, Hongkong... «On souffre des mêmes douleurs, à des degrés
différents»(https://www.liberation.fr/planete/2019/10/28/algerie-catalogne-chili-hongkong-on-
souffre-des-memes-douleurs-a-des-degres-differents_1760275)

A chaque pays son histoire, à chaque crise son étincelle. La hausse du tarif du
ticket de métro dans la capitale chilienne, la taxe sur WhatsApp au Liban, la
flambée des prix du carburant en Equateur, ou du pain au Soudan… Mesures
économiques. La loi sur les extraditions à Hongkong, l’annonce du cinquième
mandat de Bouteflika en Algérie, la condamnation des leaders indépendantistes
de Catalogne… Causes politiques. Pourtant, les deux registres sont souvent
indissociables. «Il y a toujours une goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais
l’effectivité des révoltes montre systématiquement que la situation sociale était
déjà prête à exploser», estime Sébastien Roman, maître de conférences en
philosophie et science politique à l’ENS de Lyon.

«Une grande partie des protestations de masse d’aujourd’hui trouvent leur


origine dans la phase de crise économique mondiale de 2008, complète Gilbert
Achcar, professeur de relations internationales et politiques à la School of
Oriental and African Studies de Londres. Il ne faut pas oublier que 2011, ce n’est
pas que les printemps arabes, c’est aussi la Grèce, l’Espagne de Podemos,
Occupy Wall Street… Déjà, il y avait un phénomène de contagion, avec un fond
commun : la crise du paradigme néolibéral imposé depuis les années 80.» Le
politologue Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po, y voit l’avènement d’un
«acte II de la mondialisation» : «On entre dans la phase de l’intersocialité,
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avec des phénomènes de diffusion et de convergence des mouvements de


contestation. Les sociétés ont l’impression d’être confrontées aux mêmes
enjeux.»

Le gâteau de la richesse
Ce week-end, à nouveau, les revendications ont résonné de manière
étrangement semblable d’une capitale à l’autre (lire page 5). «Tous
ces mouvements dénoncent les injustices, la domination toujours plus grande
d’une minorité sur le reste de la population, explique Gus Massiah, figure
centrale du mouvement altermondialiste et membre du conseil scientifique
d’Attac France. Mais il est un élément nouveau, qui semble traverser la plupart
de ces pays secoués par des mécontentements populaires : la corruption.»
Celle-ci s’est accentuée depuis quarante ans avec la «fusion de la classe
politique et de classe financière», juge Dominique Plihon, professeur émérite
d’économie à l’université Paris-XIII : «Cette fusion n’a cessé d’annuler
l’autonomie du politique, qui répond toujours plus aux exigences de la sphère
financière.»

A l’aéroport de Barcelone, le 14 octobre. (Emilio Morenatti. AP)

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Parallèlement, la montée des inégalités est devenue peu à peu «insupportable»,


selon Gus Massiah : «Ce qui ne veut pas dire qu’il y en a forcément plus. Tout
dépend des pays. Mais elles apparaissent désormais comme insoutenables.»
Qui se sert dans le gâteau de la richesse ? Qui tient le couteau ? Qui distribue les
parts ? Branko Milanovic, ancien chef économiste à la Banque mondiale, s’est
fait connaître grâce ses travaux sur les inégalités internationales, qui confirment
ce que beaucoup de manifestants ressentent. Tout d’abord, au cours de ces
trente dernières années, les 5 % les plus pauvres de la planète n’ont pas réduit
leur «handicap relatif» puisque, même si leur revenu s’est accru, il l’a fait
nettement moins vite que le revenu global moyen. Un second groupe de
perdants, le plus important en nombre, est celui qui correspond grosso modo
aux classes populaires et moyennes des pays riches, oubliées par la croissance
mondiale. Il y a enfin les victorieux : entre 1980 et 2016, les 1 % les plus riches
ont raflé 2 % de la croissance mondiale totale des revenus, contre 13 % pour les
50 % les plus pauvres. «Cette inégalité croissante dans la prospérité est un
phénomène dont les populations ont connaissance. Les perdants nourrissent de
plus en plus un sentiment de défiance à l’égard du politique, insiste Dominique
Plihon. Or cette défiance remet en cause la représentation et la délégation
données aux institutions représentatives.»

Le rôle des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, incontestables


accélérateurs, dans la propagation des révoltes ne suffit pas à expliquer leur
concordance. «Le néolibéralisme va de pair avec une perte de crédit du
politique, et la hausse de l’abstention partout dans le monde, note Sébastien
Roman. Il y a un lien évident entre le désenchantement à l’égard de la politique
et l’occupation des lieux publics. Il est frappant de constater à quel point
nombre de citoyens, en France, au Liban ou au Chili, disent la même chose :
leur plaisir et leur étonnement de se retrouver à plusieurs, d’être encore
capable de puissance collective.»

Triple Promesse
D’un continent à l’autre, les insurgés partagent certains slogans : «Qu’ils s’en
aillent tous», scandaient en 2001 les Argentins qui frappaient des casseroles
dans les rues de Buenos Aires, lors de la brutale crise annonciatrice des
convulsions à venir de l’économie mondiale. «Tous, ça veut dire tous»,
répondent aujourd’hui les Libanais. Le «système», aussi honni que mal défini,
est la cible des gilets jaunes français comme des révolutionnaires algériens, et le
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«dégagisme», unanimement revendiqué comme un remède. «On se retrouve


dans un face-à-face direct, et qui peut être dangereux, entre la société et les
institutions, puisque les corps intermédiaires (partis, syndicats) ne sont plus
crédibles, explique Bertrand Badie. Or il y a une déconnexion totale entre ces
deux sphères, qui ne parlent pas le même langage. Le gouvernement ne pense
qu’en termes de "réformes", de "mesures", de "concessions", de "remaniement",
tandis que les manifestants attendent un bouleversement en profondeur de la
société.»

Autre point commun à toutes ces mobilisations : leur horizontalité. «Cela pose
la question de leur efficacité, poursuit le chercheur. Les mouvements sociaux
sont impressionnants mais ne sont pas outillés pour prendre le pouvoir ou
négocier avec lui. Le seul contre-exemple est celui du Soudan, où l’Association
des professionnels a été le fer de lance de la révolution. C’est d’ailleurs le seul
pays où l’insurrection a eu des débouchés politiques concrets.» Souvent,
l’absence de représentants «épuise le mouvement», reprend Gilbert Achcar :
«Cela peut être un atout au début, mais cela devient une faiblesse sur le long
terme.»

A Santiago, vendredi. (Photo Pablo E. Piovano)

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Trente ans après la chute du mur de Berlin, la triple promesse de paix, de


prospérité et de liberté implicitement formulée par la victoire du «camp»
capitaliste est-elle trahie ? «C’est le grand enjeu contemporain, commente
Sébastien Roman. Le capitalisme et la démocratie libérale ne font plus rêver,
mais la majorité des individus continuent de revendiquer davantage de
moyens pour consommer… Il n’existe plus d’idéologie, ni d’utopie pratique à
opposer au fameux "système".»

«Ambiance nationaliste»
Dernier symptôme de la remise en question du capitalisme : l’affirmation de
mouvements environnementaux massifs, qui réclament aussi un changement
radical de système économique pour préserver les conditions de vie sur Terre.
Surtout présentes dans les pays occidentaux, les marches pour le climat et la
mobilisation internationale d’Extinction Rebellion ont de nombreux points
communs avec les révoltes récentes. Ces nouveaux écologistes croient de moins
en moins en la possibilité d’un dialogue avec les gouvernements, et misent sur la
désobéissance civile non-violente. Dans leurs rangs, on martèle que la
résolution de la crise environnementale doit aller de pair avec celle de la crise
sociale, qu’une société écologiquement durable devra être moins inégalitaire.
Mais jusqu’ici, et à l’exception de tentatives françaises de convergences entre
écolos et gilets jaunes sur le thème «fin du mois, fin du monde, même combat»,
les points de rencontre sont restés peu nombreux.

Si les insurrections sociales sont la «traduction de gauche» de la frustration


produite par la mondialisation, la poussée des nationalismes et des
revendications identitaires (régionales, religieuses, communautaires)
représente la «réponse de l’extrême droite», estime Gilbert Achcar. «Que ce soit
en France, en Algérie ou en Catalogne, les manifestations se déroulent dans
une ambiance nationaliste très forte, rappelle également Bertrand Badie. La
question de la peur, de l’angoisse, de l’incertitude, est fondamentale pour
comprendre ce bouillonnement social.» La crise de la démocratie représentative
crée «un vide politique rempli par un camp ou un autre», poursuit Gilbert
Achcar : «On ne sait pas encore qui va l’emporter. Une nouvelle gauche
radicale est en gestation. Le phénomène Trump a masqué l’événement le plus
incroyable de l’histoire récente des Etats-Unis : le succès de Bernie Sanders,
qui était impensable il y a encore quelques années.»

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A force de multiplier les barricades, «ceux qu’on n’entend pas» commencent à


être audibles, à défaut d’être entendus. «Il faut nuancer, on peut distinguer des
degrés de profondeur de la crise selon les Etats, estime le politologue. En
Europe, par exemple, ce sera compliqué mais les pouvoirs ont la capacité de se
réformer. Dans beaucoup de régimes arabes, c’est rigoureusement impossible :
la contestation prend alors des formes parfois tragiques.» Au cours de ce mois
d’octobre, 200 manifestants pacifiques ont été tués à Bagdad, 67 en Ethiopie,
8 à Conakry, 5 à Santiago.

Haïti : la pénurie d’essence


Début de la contestation : 2 septembre.

Tout est parti d’une pénurie d’essence, qui s’est ajoutée à l’inflation et à la
lassitude face à la corruption, dans un pays où deux habitants sur trois vivent
sous le seuil de pauvreté. Les manifestants réclament la démission du Président,
Jovenel Moïse, un businessman soupçonné d’enrichissement illégal. Au moins
19 personnes sont mortes en marge des manifestations et les commerces sont
mis à sac.

Chili : la révolte du métro


Début de la contestation : 18 octobre.

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Depuis les violents affrontements entre police et manifestants à la suite de la


hausse du prix du métro à Santiago, des centaines de milliers de personnes
défilent chaque jour pour réclamer davantage de justice sociale. Un couvre-feu a
été instauré dans la capitale et l’armée envoyée pour faire revenir l’ordre, du
jamais-vu depuis la dictature de Pinochet (1973-1990). Dimanche, le président
Sebastian Piñera a promis un remaniement total de son gouvernement.

Irak : le «gouvernement des voleurs»


Début de la contestation : 1er octobre.

Dans la droite ligne des printemps arabes, la rue irakienne se soulève pour
demander «la chute du régime», jugé corrompu et inefficace. La répression est
particulièrement brutale : plus de 200 personnes ont été tuées et 8
000 blessées. Mais les révoltés occupent toujours l’emblématique place Tahrir
de Bagdad.

Liban : l’étincelle Whatsapp


Début de la contestation : 17 octobre.

Depuis douze jours, les Libanais manifestent quotidiennement dans une


ambiance festive et unitaire, à travers tout le pays. Le déclencheur a été
l’annonce d’une nouvelle taxe sur les appels via la messagerie WhatsApp. Celle-
ci a été vite retirée, mais le mouvement, sans précédent, exige désormais le
départ de la classe politique au pouvoir.

Soudan : la chute d’EL-Béchir


Début de la contestation : 19 décembre 2018.

Après plusieurs mois d’une révolte héroïque, la population a chassé le dictateur


qui régnait sur le Soudan depuis trois décennies. Les civils ont ensuite bataillé
avec les militaires putschistes pour qu’ils acceptent de rendre le pouvoir.
Un accord de compromis sur une période de transition de trois ans a finalement
été signé cet été.

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Hongkong : la fronde contre Pékin


Début de la contestation : 9 juin.

Un projet de loi autorisant les extraditions vers la Chine continentale a mis le


feu aux poudres. Des manifestations monstres (jusqu’à 2 millions de personnes)
ont ébranlé Hongkong, plongeant l’ex-colonie britannique dans une crise
politique inédite. Le projet a été suspendu, mais les Hongkongais continuent de
dénoncer le recul des libertés et l’ingérence grandissante de Pékin.

Vittorio De Filippis (https://www.liberation.fr/auteur/4003-vittorio-de-filippis) , Célian Macé


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