DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC

© Lucien Ruimy.

Arrogance
et névrose d’échec
D’un point de vue psychanalytique, ce qui caractérise l’arrogance et l’oppose à l’orgueil
est le fait de reposer sur un vide que le sujet doit rendre insoupçonnable. Ce vide, c’est la
névrose d’échec et la souffrance qui l’accompagne.
L’arrogance n’est pas un trait
de caractère fixe et encore moins un
symptôme psychopathologique déterminé
mais plutôt une posture, c’est-à-dire
une attitude psychique construite voire
acquise ou apprise, que le sujet adopte
à l’égard des autres et de la vie, en
général à des fins défensives, sachant
bien entendu que la meilleure défense
est souvent l’attaque.
Deux dimensions sont d’emblée solli-
citées.
– La première est l’artifice, car cette
posture n’est pas naturelle, elle n’est pas
l’expression directe d’un self confiant
dans l’échange qu’il peut avoir avec le
monde extérieur. Et d’ailleurs, toute « pos-
ture » ne porte-t-elle pas à soupçonner la
présence d’un imposteur ? On serait du
coup tenté de ranger l’arrogance dans les
manifestations hystériques voire psycho-
pathiques et dans tout ce qui relève de
la pose, précisément pour en imposer
à l’autre. L’arrogant, proche en cela du
mythomane, serait alors coupé de ses
déterminations pulsionnelles, condamné
Sophie de MIJOLLA-MELLOR
Professeur émérite Université Paris 7-Diderot,
Psychanalyste,
Directrice de la revue Topique,
Présidente de l’Association internationale
interactions de la psychanalyse.
LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER
à n’agir que comme un cabotin qui veut
toucher son public et s’y adapte de
manière à être efficace. Mais en réalité,
l’arrogance est le plus souvent devenue
la nature véritable du sujet qui n’a plus
accès à une autre identité, situation
qui se marque particulièrement avec le
vieillissement lorsque le sujet, humilié
de ne plus disposer des mêmes capa-
cités qu’autrefois, se raidit dans des
attitudes exigeantes, voire prétentieuses,
qui deviennent rapidement insupportables
pour l’entourage.
– La seconde dimension est la violence,
car, de même que la musculature est
sollicitée pour maintenir la posture cor-
porelle, de même l’arrogance est une
tension permanente pour imposer son
image aux autres mais aussi à soi-même.
L’arrogance est dans son principe même
une agression, comme on le verra. Elle
s’accompagne d’une permanente démons-
tration de supériorité à l’égard de l’autre,
destinée à le maintenir au niveau inférieur
ce dont sa propre supériorité factice
profite.
Lorsque l’arrogant évite les autres, décré-
tés méprisés et importuns, il est cepen-
dant frustré car il ne peut se contenter
du splendide isolement du paranoïaque.
Il lui faut en effet des témoins de sa
grandiosité et plus encore des ustensiles
assujettis à son pouvoir. Toutefois et
même si, lui aussi, instrumentalise les
autres, l’arrogant est bien différent du per-
vers narcissique qui, comme tout pervers,
fonctionne dans une relation de couple
tandis que l’arrogant se saisit au hasard
de qui veut bien lui prêter attention. On
peut en revanche considérer que la pos-
ture arrogante fait éventuellement partie
de l’arsenal de séduction et d’emprise
du pervers narcissique, lequel toutefois
empruntera volontiers aussi l’allure de la
modestie détachée voire de la souffrance
victimaire. Leur point commun se limite
dès lors à l’indifférence à l’autre et au
déni de la violence qui lui est imposée.
Comme posture, l’arrogance est tout à
la fois superficielle, figure du faux self
répondant à une situation actuelle pour
le sujet, et profonde comme identité
transmise, basée sur une identification
intergénérationelle.
Il est intéressant en cela de la rapprocher
de la notion de « névrose d’échec » qui
selon René Laforgue (1) est elle aussi
la conséquence de l’ambiance dans
laquelle s’est développé le sujet, ou des
nécessités sociales auxquelles il aura dû
s’adapter. Cet auteur, aujourd’hui bien
oublié, a développé une approche qu’il
convient de remettre à l’honneur soit
le « psychopolitique » qui serait à la
conscience collective ce que la psycha-
nalyse est à la conscience individuelle.
Perspective audacieuse que la censure
ne manquera pas d’épingler puisque
son livre, écrit entre 1935 et 1939
sous l’impression des événements poli-
tiques d’alors, fut refusé en traduction
allemande par Matthias Goering, puis
amputé de son chapitre sur Hitler (2)
et enfin d’un autre sur Napoléon ! Cet
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DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC
ouvrage, finalement édité en 1941, pro-
pose de reprendre et poursuivre une
notion, que Freud n’avait, il est vrai, pas
approfondie, soit le fait des personnes
qui échouent devant le succès. Dans ces
cas, le sujet se déprime ou tombe malade
alors même qu’il a atteint son but parce
que son Surmoi lui refuse d’en jouir. La
culpabilité inconsciente qu’il ressent à
l’égard de ses vœux œdipiens va rendre
impossible la réalisation d’autres buts
qui leur sont assimilés et dès lors entraî-
nés dans le refoulé ou plutôt utilisés
comme instruments d’une autotorture.
La perspective de Laforgue est parti-
culièrement intéressante en ce que ses
exemples ne sont pas ceux que l’on
attendrait pour caractériser l’échec :
notamment Baudelaire et le Christ ! Mais
l’origine de la névrose d’échec n’est-
elle pas d’abord l’incapacité du sujet à
s’adapter à son milieu familial et social ?
La certitude d’avoir raison va le défendre
contre la souffrance du rejet par les
autres et générer à la fois sa créativité
et son vécu d’échec. L’échec répétitif
peut ne toucher qu’un seul domaine et
le sujet par exemple peut être hyper-
performant sur le plan professionnel
et aller de revers en revers sur le plan
relationnel et amoureux.
C’est alors que la certitude d’avoir raison
va se dresser comme un rempart contre
les autres de qui il n’attend que blessures
tout en conservant l’espoir d’en trouver
enfin un qui soit différent et puisse l’ai-
mer. L’arrogance qui accompagne une
telle certitude va pouvoir immobiliser le
sujet un peu en deçà de ce qui serait une
attitude franchement paranoïaque. Tels
sont les cas décrits par Laforgue avec
Rousseau et Robespierre.
D’autre part, Laforgue, comme l’avait fait
aussi Angelo Hesnard, qui avait fondé
avec lui en 1925 la revue L’évolution
psychiatrique, souligne la dimension
masochiste (3) de l’échec lié au vécu de
culpabilité qui permet au sujet d’y puiser
la volupté qui transforme son malheur en
bonheur. J’ajouterai pour ma part que
le masochisme, non pas sous sa forme
érogène mais en tant que grandiosité
souffrante, se trouve exprimé dans ce
cas d’une manière spécifique qui est
l’arrogance, solitaire et misérable sous
ses allures insolentes. D’autant que l’ar-
rogance, parce qu’elle donne le change,
peut permettre de prolonger indéfiniment
voire de systématiser le vide et la souf-
france qu’elle cache.
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ORGUEIL ET ARROGANCE
Les tensions politiques et sociales de
notre époque, le pouvoir de la finance
internationale qui ne fonctionne que
selon ses lois propres au mépris de cri-
tères éthiques humains, succédant à la
période qu’on a appelée « le siècle de
sang » (4), tout porte à réfléchir (5) sur
les formes nouvelles de domination, dont
l’arrogance est le maître-mot, et sur leurs
conséquences. À la froide logique du
pouvoir économique au nom de laquelle
les guerres et leurs dommages dits « col-
latéraux » sont menées afin de conserver
ou augmenter les avantages acquis, va
répondre la violence des groupes armés
qui séquestrent, assassinent, mitraillent
et font exploser des civils, cibles symbo-
liques, pour exister par la terreur.
Dans mon livre (voir encadré A lire), j’ai
envisagé l’arrogance à un niveau indivi-
duel mais aussi politique et social comme
un dispositif grâce auquel l’arrogant – un
individu ou un groupe - s’arroge, c’est-
à-dire se reconnaît à lui-même un droit,
dont le caractère somptuaire conforte son
exceptionnalité et son pouvoir. Ce disposi-
tif – qui peut être selon les cas silencieux
ou, à l’inverse, tonitruant – génère des
attitudes apparemment très différentes
mais qui ont en commun de partager
une conviction inébranlable quant à leur
bien-fondé. Leur destin naturel est donc
de continuer à s’opposer indéfiniment.
Contrairement à l’orgueil que le héros
tragique de l’Antiquité ou du théâtre
classique peut revendiquer comme son
idéal du Moi, l’arrogance, au même titre
que la vanité ou la prétention, est le plus
souvent attribuée à autrui. Il s’agit d’un
reproche, lié à un vécu d’infériorité de
celui qui le profère. Cette appréciation
fortement négative a pour but de dénier
la réalité du rapport de forces imposé.
Du côté de l’incriminé, l’attitude arrogante
peut être spontanée ou au contraire très
consciente voire relevant d’une stratégie.
L’arrogance va souvent exister chez celui
qui a acquis récemment un peu de cette
grandeur qu’il reproche à l’autre, ou
chez celui qui peut craindre qu’elle lui
échappe pour une raison ou une autre. l’a subjugué lui-même dans un premier
Face au vécu d’un manque possible, temps et en recevoir pêle-mêle en retour
l’arrogant oppose le déni de sa force haine, reconnaissance et allégeance.
et de sa richesse et fait en sorte de Comme le mythomane, l’arrogant constitue
déclencher le processus envieux chez son être à partir du crédit que les autres
l’autre, ce qui authentifiera qu’il les lui font. C’est un joueur de poker qui n’a
possède véritablement. Pour cela, il doit rien ou pas grand-chose en poche mais
en quelque sorte mimer auprès d’un qui va rafler la mise par son assurance.
public cette indifférence supérieure qui Aussi, en apparence, l’arrogance ne

© Lucien Ruimy.
demande rien, contrairement à ce que
son étymologie latine (rogo = demander,
prier de) pourrait donner à penser, elle
affirme de manière assertorique (c’est-
à-dire donnée comme vraie) et entretient
avec la raison le même lien paradoxal
que celui qui « arraisonne » son vis-à-vis.
Les conséquences interindividuelles ou
sociétales de l’arrogance sont lourdes car
LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER
elle va de pair avec le mépris de l’autre,
son utilisation sous forme de faire-valoir
ou sa réduction en esclavage si l’on se
tourne vers des formes collectives.
Au travers de ses diverses figures pri-
vées et publiques, notons que ce qui
la caractérise et l’oppose à l’orgueil est
le fait de reposer sur un vide qu’il faut
rendre insoupçonnable. Ce vide, c’est
la névrose d’échec et la souffrance qui
l’accompagne.
EXEMPLES CLINIQUES INDIVIDUELS
Nombreuses sont les patientes autour
de la quarantaine venues me demander
de les aider à sortir de la répétition d’un
douloureux échec relationnel qu’elles
ont, tout le temps de leur « ascension
sociale », réussi à ne pas voir. Il s’agit
en général de femmes qui ont, comme on
dit, « tout ce qu’il faut pour réussir » :
elles sont belles, intelligentes, capables
d’un travail considérable, efficaces et
agressives en affaires, fiables avec leurs
collaborateurs. Elles sont appréciées, et
leur vie professionnelle, comme éven-
tuellement leur vie mondaine, est riche
et intéressante.
Une approche superficielle pourrait faire
croire qu’il s’agit du cas classique de la
business woman qui s’avise que l’horloge
biologique tourne et qu’il lui faut d’ur-
gence penser à fonder une famille. Oui,
mais voilà ! Les hommes, jusque-là sup-
portables comme camarades, collègues ou
comme partenaires libertins, se révèlent
totalement insuffisants voire défectueux
lorsqu’il s’agit de les imaginer en mari et
en père. Les essais se succèdent, parfois
brefs et parfois plus durables, mais se
soldent en général par la même déso-
lante constatation que celui dont elles
attendent une vie nouvelle est en fait
un médiocre, qui nourrit des sentiments
d’envie dissimulés derrière l’admiration
alléguée pour leur succès.
À un moment ou un autre, le négatif
ressort sous la forme d’un manque d’en-
thousiasme du partenaire qui n’est pas
assez disponible, consacre trop de temps
à ses amis ou sa famille, ou pire, fait
une remarque maladroite reçue comme
une attaque empoisonnée. Toutes les
excuses, les protestations de malentendu,
les tentatives du maladroit pour minimi-
ser sa bévue seront vaines et la femme
blessée rompra de manière volontairement
humiliante, parfois sadique, en se félici-
tant d’avoir su comprendre à temps son
erreur. Sur le divan du psychanalyste,
c’est en revanche une immense amertume
qui déferle avec un sentiment d’échec
immérité, un vécu d’impuissance et de
déréliction, parfois des idées de suicide.
Certes, toute relation à ses débuts doit
accepter de composer avec la découverte
de la réalité de l’autre, masquée pour
un temps par l’enthousiasme amoureux.
Mais, dans les cas que j’évoque, cette
pondération semble impossible. Tout se
passe comme si les échecs répétés, et
l’acrimonie qu’ils véhiculent, étaient en
fait la preuve que le bonheur de couple
escompté et mérité était pour ces femmes
inaccessible. Injustice suprême pour
celles dont la vie a été tendue dans l’ef-
fort pour être parfaites et qui y sont, en
un sens et en partie, parvenues.
Il serait bien sûr tentant pour le psycha-
nalyste de se dire que ces célibataires,
bien douées pour la concurrence et domi-
natrices, se sont emparées d’un pouvoir
traditionnellement masculin et n’auraient
pas rencontré les mêmes échecs avec une
autre femme dans une relation homo-
sexuelle. Ou bien qu’elles auraient pu
rencontrer un homme lui-même prêt à
endosser les attributs considérés comme
féminins, acceptant par exemple de ne
pas travailler pour s’occuper des enfants
et gérer la maison.
Sans préjuger des avantages et des
inconvénients de l’une et l’autre « solu-
tion », je voudrais souligner qu’elles
présentent le même inconvénient vis-
à-vis de l’attente initiale en ce qu’elles
ne répondent au schéma féerique de
la rencontre du « Prince Charmant »
que ces femmes continuent d’attendre.
Accepter de reconnaître la force de ce
vœu enfantin bien caché ne va pas sans
douleur car à l’échec actuel s’ajoute la
trace inconsciente de la souffrance de
n’avoir pas été une enfant aimée du père
et donc la dévalorisation et un vécu de
castration peu supportable.
C’est ici que l’arrogance, dont la fonction
principale est de cacher la castration,
rejoint la névrose d’échec. Le discours
que tiennent ces femmes à l’extérieur est
volontiers méprisant, plein de la certitude
d’une autosuffisance et, le cas échéant,
d’une agressivité à peine dissimulée à
l’égard des autres femmes. Ces dernières
se verront harcelées dans le cadre pro-
fessionnel par leur supérieure hiérar-
chique, en particulier si elles deviennent
enceintes ou nécessitent un aménagement
de leurs horaires pour s’occuper de leurs
enfants.
SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018 73
DOSSIER LES CONDUITES D’ÉCHEC

Souvent, l’image d’une sœur, qui avait de la préhistoire infantile. L’arrogance La réalisation du roman familial à l’âge
été la préférée du père parce qu’elle était peut être consciemment revendiquée adulte constitue pour un sujet un risque
soumise et un peu bête, revient en force comme la fierté d’appartenir à une lignée d’actualiser une potentialité délirante avec
dans l’analyse, si tant est qu’elle ait jamais et elle devient alors la preuve donnée la différence qu’il ne s’agira pas d’un
quitté les représentations préconscientes. de cette appartenance, la marque de délire mais d’une nouvelle réalité mise
La rivalité œdipienne s’était tournée contre fabrique en quelque sorte. L’influence en acte par la ruse et la violence. Toutes
le père insatisfaisant, incapable d’aimer de ce personnage du passé sera d’autant sortes de diagnostics ont été tentés sur
comme il aurait dû le faire. La mère, pour plus prégnante qu’il aura lui-même cultivé la personnalité des grands dictateurs mis
des raisons diverses, avait surinvesti cette l’arrogance aux dépens de l’enfant, lequel en position par l’Histoire de réaliser des
fille et en avait attendu la super réussite cesse alors d’en faire une attaque contre conquêtes sans précédent. Aujourd’hui on
qui n’avait pas manqué de venir et qui fait lui en s’y identifiant. s’intéresserait plutôt à la personnalité de
désormais partie de son identité au point Si l’on ajoute à cela le fait que la posture ces créateurs d’entreprises qui vont en
que, plus que d’une névrose d’échec, on arrogante ne répond pas seulement à la un temps record révolutionner le marché
parlerait d’une « névrose de réussite », une nécessité de prolonger l’état de fait d’une et créer des empires financiers. Le point
condamnation à réussir sans quoi l’on ne supériorité sociale acquise mais parfois, commun entre les deux est la démesure,
serait plus rien. Ceci explique pourquoi, à l’inverse, de compenser une infériorité ce qui suppose pour ces sujets que la
loin de vivre leur réussite professionnelle voire une humiliation transmise, on com- réalité, avec ce qu’elle impose de limites,
comme un jeu amusant et valorisant, ces prendra pourquoi les figures de l’arrogance a d’une certaine manière explosée en ses
femmes en ont fait essentiellement un sont complexes, multiples et diverses. potentialités multiples.
phallus qui les encombre lorsqu’il s’agit Le « roman familial » (6) est ce qui se Le réveil est parfois amer (7), que l’on
à leur tour de plaire et de se plaire en charge dans l’enfance de panser la bles- pense à Napoléon à Ste-Hélène ou à Hitler
demandeuses dudit phallus auprès d’un sure narcissique de se sentir mal-aimé. dans son bunker à Berlin en 1945, mais
autre. La séduction tourne vite à la joute Rappelons qu’il s’agit pour l’enfant de reje- c’est plutôt l’avant du processus qui nous
pour savoir qui le possède et, sauf si le ter ses parents au point même de dénier intéresse ici. Non pas qu’il s’agisse de
partenaire quel que soit son sexe accepte avoir quoique ce soit de commun avec prétendre que ce sont les individus qui
de se soumettre, le conflit fait éclater la eux, de supposer éventuellement qu’ils font l’Histoire mais certaines circons-
relation. Mais, s’il se soumet, il perd tout l’ont volé à ses vrais parents, ou en tous tances subjectives les mettent en position
réel intérêt. Car, bien loin de jouir de les cas que la mère a dû être infidèle au de la servir de plus près que d’autres.
l’élation amoureuse qui lui ferait perdre père, hypothèse qui lui assure de conserver Or, dans l’enfance de ces personnages, il y
la capacité de rien contrôler, la femme l’un des parents mais de se débarrasser a souvent eu quelque chose ou quelqu’un
désormais possède son partenaire comme de l’autre. Freud voyait l’origine de cette qui les a conduits à renforcer et à croire
l’une des réalisations parmi les autres fantasmatisation pour le moins agressive durablement dans leur « roman familial »
qu’elle s’était promis d’atteindre. La dans le fait que l’enfant souhaitait se faisant d’eux des personnages hors du
lassitude conjugale est au rendez-vous, venger des parents auxquels il reprochait commun par la noblesse de leurs origines
comme éventuellement la répétition du de l’avoir négligé en agrandissant la famille alors même que leurs parents réels étaient
processus avec celui ou celle des enfants avec des puînés, ses rivaux. plutôt modestes.
choisi pour incarner à son tour l’idéal. Il faut cependant donner aussi à ce fan- Je prendrai l’exemple du Reichmarschall
Le lent détricotage de ces affects coin- tasme toute sa valeur fondatrice pour le Hermann Goering, dont curieusement le
cés, la restitution au passé de ce qui lui sujet en termes d’identité car l’important contenu du roman familial se donne avec
appartient et ouvre davantage d’espace à n’est pas qu’il s’invente des parents ima- tous les présomptions d’une réalité, ce
l’avenir, est ce que l’analyse peut apporter ginaires par désir de punir et de rejeter qu’elle était de fait pour l’un de ses frères
lorsque la plainte ne s’est pas transformée ses parents réels, mais qu’il soit capable cadets qui sera, lui, antinazi.
en agressivité paranoïaque. de s’autodéfinir en dehors d’eux. Il n’est Goering, « personnage démesuré à tous
plus seulement cet objet fusionné avec les sens du terme » (8), se trouve dès
UN EXEMPLE CLINIQUE HISTORIQUE son complément qui lui assure plaisir l’enfance dans une situation familiale
Pour se consoler d’être mal aimé, le et identité, il peut s’en détacher et se fausse : ses parents ainsi que ses frères
futur arrogant va souvent s’identifier à prétendre autre. Fantasme amer et tou- et sœurs puînés habitent dans le fastueux
un personnage glorieux ou supposé tel jours illusoire… château d’un ami de la famille, d’origine
juive, très riche, qui est en fait de longue
À lire. Les Arrogants date l’amant de la mère. Le père, un
militaire en mauvaise santé et alcoolique,
Ce texte propose une approche psychanalytique de l’arrogance, considérée à la fois comme
une pathologie du narcissisme et comme le révélateur des relations de domination. Sont donc beaucoup plus âgé que la mère, accepte
explorés les domaines de l’intime, de l’individuel, mais aussi du groupal, du social, au travers de la situation et le jeune Hermann se consi-
l’étude d’événements contemporains, de personnages historiques et littéraires. Le fait d’articuler dère comme l’héritier du faste gothique
ces différents champs constitue tout l’intérêt de cette notion d’arrogance. C’est donc une vaste et médiéval qui l’entoure jusqu’au jour
étude, qui confine à la recherche d’exhaustivité des occurrences de l’arrogance, trouvée aussi bien où l’« ami de la famille » se trouve une
chez l’enfant que chez l’adolescent, le chef d’entreprise, le criminel, le dirigeant politique… Cet autre compagne plus jeune que la mère
ouvrage est d’une très grande nouveauté dans le champ de la recherche psychanalytique. Il se et congédie la famille Goering qui va
démarque de par ses qualités d’ouverture, ses analyses liées à l’actualité et son canevas littéraire. habiter dans une médiocre maison. On
• Mijolla-Mellor, S. de, Paris, Dunod, 2017. peut imaginer l’humiliation ressentie par

74 SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018


le jeune homme qui se faisait passer pour
un châtelain auprès de ses camarades de
l’Académie militaire où il s’était d’emblée
fait remarquer pour son arrogance.
Si l’on considère une telle attitude comme
une revanche, reposant sur l’incorporation
par le sujet d’un autre admiré dont il
fait son père ou sa mère putatif, et que
l’on considère que le point de départ du
fantasme est une carence narcissique
liée à l’idée que les parents réels l’ont
trompé sur leur valeur ou leur nature, on
comprend en quoi la situation d’avoir à
déchanter une seconde fois peut devenir
insupportable au sujet.
Cet écroulement des certitudes sur la réa-
lité du fantasme sur ses origines explique
en partie la passion que Goering aura pour
la personnalité mégalomaniaque d’Hitler,
alors même que l’idéologie nazie lui était
relativement indifférente. Il était essen-
tiellement un passionné du risque ainsi
qu’il l’avait montré comme jeune avia-
teur de la Luftwaffe pendant la Première
Guerre mondiale. On peut cependant
imaginer que d’autres circonstances de
sa vie d’adulte auraient pu le conduire
à une reconstruction différente dans la
réalité de sa haute condition imaginaire
perdue. Celle-ci s’exprimera au contraire
au travers de sa brutalité vulgaire et arro-
gante, le ridicule de la multiplication de
ses décorations au point d’en consteller
son uniforme, son incapacité totale lors du
procès de Nuremberg à se laisser atteindre
par les images du massacre organisé, son
obsession du faste, son accumulation des
œuvres d’art et même sa boulimie. Dans
le Dictateur (9), Chaplin fait de Goering
un bouffon infantile, ce qu’il n’était certes
pas, mais le cinéaste perçoit bien en
revanche son hystérie narcissique et la
cruauté qui l’accompagne.
CONCLUSION
Freud nous rappelle que l’estime de
soi (Selbstgefühl) est une formation
­c omposite : « Une part du sentiment
Résumé : D’un point de vue psychanalytique, l’arrogance peut être considérée à la fois comme une pathologie du narcissisme et comme le révé-
lateur des relations de domination. C’est une posture superficielle, figure du faux self, qui repose sur un vide qu’elle est censée masquer. Ce vide est la
névrose d’échec et la souffrance qui l’accompagne. À travers des exemples cliniques individuels et collectifs, l’auteur montre comment l’individu arrogant
s’est construit dans l’enfance pour compenser une blessure narcissique, en compensation d’une infériorité voire d’une humiliation.
Mots-clés : Arrogance – Faux self – Mécanisme de défense – Narcissisme – Névrose d’échec – Pouvoir – Psychanalyse – Souffrance
psychique – Toute-puissance – Vide.
LES CONDUITES D’ÉCHEC DOSSIER
d’estime de soi est primaire, c’est le reste
du narcissisme infantile, une autre a son
origine dans ce que l’expérience confirme
de notre toute-puissance (accomplisse-
ment de l’idéal du moi), une troisième
provient de la satisfaction de la libido
d’objet » (10). Cette énumération souligne
implicitement que le fondement primaire
se doit d’être ultérieurement confirmé
par les deux suivants. Or, si l’enfant
peut en partie compter sur ses parents
pour confirmer (au moins au début) son
illusion narcissique, par la suite, il doit
faire face à la réalité des faits (réussite ou
échec) et au jugement des autres (amour
ou indifférence voire rejet).
Trois « choix » sont alors possibles :
– Le plus radical est celui de l’enfer-
mement narcissique dans la croyance
délirante en sa propre toute-puissance
qui ne sera pas entamée par la réalité des
faits puisque l’explication paranoïaque
(« ce n’est pas moi qui suis insuffisant,
ce sont les autres qui en raison de ma
valeur cherchent à me brider voire à me
démolir ») est là pour permettre de conti-
nuer à croire en soi malgré les démentis.
Le paranoïaque est certes arrogant mais
tous les arrogants ne sont pas des para-
noïaques et leur pathologie évoque tout
autant la perversion ou la mythomanie.
– Le plus commun de ces choix est celui
de l’aliénation à un autre supposé incarner
l’idéal inaccessible et vis-à-vis duquel
l’effort du sujet consiste à se tenir le
plus proche possible. L’identité groupale
(couple, famille, nation…) se substitue
alors à l’identité subjective et lui assure
indirectement une force beaucoup plus
grande. C’est la raison pour laquelle
l’arrogance se passe difficilement du
soutien d’une appartenance groupale
qu’elle conforte simultanément.
– La seule manière de ne pas renoncer
à l’auto-investissement narcissique est
de cesser d’en faire une illusion et de la
transformer en réalité grâce à la dérivation
sublimatoire du désir d’être à soi-même
son propre idéal, vers le plaisir de l’objet
à construire, de la performance à réaliser,
lesquels renvoient à l’auteur une image
momentanée de complétude, toujours à
renouveler néanmoins.
Contrairement à cette démarche toujours
exigeante et difficile, l’arrogance est une
solution de facilité mais qui reste fragile,
car elle repose en effet sur une illusion
à exiger sans cesse de l’autre, lequel
finit, parfois, par refuser de s’en laisser
« imposer ».
1– Laforgue, R., Psychopathologie de l’échec, Éditions Guy
Trédaniel, Paris, 1993
2– Sans connaître à l’époque cette approche de Laforgue,
je me suis moi-même intéressée à des élaborations dans
cette même perspective, notamment dans La mort donnée
(Essai de psychanalyse sur le meurtre et la guerre), Paris,
PUF, 2011, dans Au péril de l’ordre, Paris, Odile Jacob,
2014, et dans Les Arrogants, Paris, Dunod, 2017 où j’étu-
die notamment les personnages de Robespierre et Hitler.
3– Hesnard, A., L’univers morbide de la faute, Paris,
PUF, 1949
4– Hecht, E. et Servent, P., Le siècle de sang, 1914-2014,
Paris, L’Express/Perrin, 2014.
5– Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, Paris,
Seuil
6– Enriquez, E. (dir), L’arrogance, un mode de domination
néolibéral, Paris, In Press, 2015
7– Freud, S. 1909c (1908)
8– Ce n’est pas toujours le cas et non seulement plus d’un
dictateur meurt dans son lit mais ce qu’il a réalisé peut lui
survivre encore longtemps.
9– Comme le nomme François Kersaudy, Hermann Goering,
Paris, Perrin, 2009.
10– Réalisé en 1940.
SANTÉ MENTALE | 229 | JUIN 2018 75