Vous êtes sur la page 1sur 13

Anciens Dieux - Religions - Dalimestielle - Dolente - Mystères

Introduction 1- Le Commencement
Au commencement était la Dame. Elle est l’ori-
Le garçon attendait tranquillement le vieil gine du monde, la source de tout ce qui est beau,
homme. Il regardait rêveusement par la fenêtre et légitime et permanent. Ses bras d’une blancheur
baillait régulièrement. Dehors, les rues de Ver- diaphane embrassaient tout ce qui est, on peut en-
nillane s’agitaient doucement, la rumeur de la ville core les voir, lors des nuits claires, ils traversent les
n’avait pas encore atteint son point culminant, et cieux comme des cerceaux d’argent aussi infinis que
l’air était encore plein d’une fraîcheur matinale qui sa beauté et sa sagesse.
provoquait quelques frissons occasionnels. Personne ne sait d’où est venu l’Ensemenceur. Il
Il paraissait maintenant évident au jeune garçon a connu la Dame, il l’a aimée, il l’a trahie. Laissée
que son précepteur était en retard, mais cela n’avait seule dans un espace infini de tristesse sombre,
rien d’étonnant si on tenait compte de son âge pour une raison qu’elle n’a jamais comprise, la
avancé. Il aimait bien ce vieil homme souriant, aus- Dame s’est alors mise à pleurer. Et dans le froid de
tère, certes, mais toujours bienveillant et juste. l’immensité, mon garçon, ses larmes se sont cristal-
Quand il se présenta enfin devant la grande de- lisées en perles éclatantes, que vous pouvez voir
meure noble, le vieux précepteur semblait plus fati- partout dans le ciel à la nuit tombée. Nous les avons
gué que d’ordinaire, mais cela n’enlevait rien à sa appelées « étoiles », car la Dame ne sait ni détruire
bonne humeur coutumière. ni consumer, elle ne sait que créer, et les éclats
Il s’excusa : « Bonjour, mon garçon, bonjour, je mêmes de sa souffrance étaient des dons de sa per-
vous prie de m’excuser, mes jambes ne me portent sonne.
plus aussi gaillardement qu’autrefois ! Voilà, voilà. » ~
Le garçon sourit à son tour et demanda quel se- Le garçon émerveillé interrompit le vieil homme
rait l’objet d’étude du jour. : « Je les connais, je les connais ! ».
« Oh, répondit le vieil homme. Aujourd’hui est Il s’était exclamé, incapable de se contenir.
un jour important ! Aujourd’hui, noble né, je vais « Je les regarde très souvent avant de m’endormir
vous enseigner les mystères de ce monde ! ». !»
Les yeux du garçon brillaient de plaisir. Son expression de visage changea et il prit sou-
« Je prépare mon nécessaire à écriture », s’excla- dainement un air très triste.
ma-t-il avec enthousiasme. Mais son précepteur « Mais, dit-il finalement, cela veut dire que le ciel
l’interrompit en levant la main, et il lui offrit un sou- est tout rempli des larmes de la Dame ».
rire énigmatique. Le vieux précepteur sourit devant la candeur de
« Mais pourquoi ? », demanda alors le petit. son élève.
Le vieil homme se pencha vers lui, ses yeux « Oui, mon garçon, et cela nous permet à tous de
brillant à son tour. Il dit d’une voix grave : ne jamais oublier que de la douleur peut naître la
« Mon garçon, ce que je vais vous raconter au- beauté et la vie. La Dame est plus courageuse que
jourd’hui, jamais vous ne l’oublierez de votre vie ». tous les guerriers du Tertre réunis ».
Le petit élève en ouvrit la bouche d’ébahisse- Un peu rassuré, le petit garçon hocha la tête. Son
ment. instructeur s’éclaircit la voix et reprit la leçon.
« Comme vous le savez sans doute, reprit le vieil ~
homme, car ce n’est pas si éloigné pour vous, tout La Dame portait en elle la vie. Son ventre s’ar-
commence toujours par une naissance. Il en va ainsi rondissait. Et quand le temps fut venu, elle donna
pour tous les êtres vivants. Et les mondes naissance à tous les mondes, et tous les mondes re-
n’échappent pas à cette loi des origines ». çurent la forme ronde de son ventre. Les eaux de
son corps et la chaleur de son souffle permirent à
tout ce qui vit de pousser et de grandir.
Oh je sais ce que vous pensez, mon jeune élève, demandé à Père pourquoi les montagnes des
vous vous dites que toutes les mamans du monde Hespres s’appelaient les Joliophes.
font aujourd’hui la même chose ! Vous avez raison, - Votre père avait parfaitement raison, jeune en-
noble-né, elles ont reçu ce don sacré des ori- fant. On a longtemps pensé que l’entrée du
gines, toutes les femmes et les femelles royaume de Joliophe se trouvait là, dans
de notre monde sont filles de la ces montagnes, en passant par ce qui
Dame. Elles possèdent son pouvoir est devenu depuis les Mines de
qui est Tout car sans elles rien ne Ramburac. Mais vous savez, vous
peut naître et rien ne peut vivre. n’avez vraiment rien à craindre de
Aujourd’hui encore, partout sur lui, les Anciens Dieux ne sont plus
le continent, on rend hommage à là aujourd’hui !
notre créatrice. On appelle cela le - Oui, je sais, mais il me fait peur
Culte de la Dame. Il est particulière- quand même ».
ment fort chez nos amis des forêts de Le vieil instructeur ne put s’empêcher
Grandgifu, qui ont même construit des de rire.
temples en son honneur. ~
Les premiers à avoir foulé le sol de notre monde Les dieux étaient huit, jeune enfant, et vous en
étaient d’une force inimaginable, car ils portaient avez cité trois. C’est très bien, cela ne vous en fait
dans leurs veines le sang de la Dame, à peine dilué, plus que cinq à apprendre et cela sera la fin de cette
comme un fleuve de feu divin qui leur a permis de leçon.
façonner le monde sauvage qui venait de leur mère
et de le transformer, lui donnant l’apparence qu’on 2- Les Anciens Dieux
connaît aujourd’hui. On les appelle les Anciens Ceslan, Gaëlle et Joliophe étaient des dieux très
Dieux mais d’autres les appellent les Dieux Déchus. puissants. Et ceux qui les entouraient ne l’étaient
~ pas moins !
« J’en connais plusieurs ! déclara fièrement le gar- C’est ainsi que Ghâal l’Enfant du Chaos a boule-
çon. versé de nombreuses lois qui régissent notre
- Oh, je vois qu’on est savant ! C’est très bien ça, monde, en amenant par ses actions l’imprévisible et
alors je vous écoute, dites-moi un peu quels sont les l’inconnu. On a donné son nom à l’artefact de
Anciens Dieux que vous connaissez. Grandgifu, le Labyrinthe, que certains décrivent
- Je ne les connais pas tous, mais je sais qu’il y comme la manifestation pure du chaos qui essaie de
avait Ceslan le Bâtisseur, le dieu des volcans, des prendre une forme organisée.
montagnes et de la forge. Il y avait aussi Gaëlle Et que dire de Serdhan le Félin Irascible, le dieu
l’Hybride, aux tétons étincelants de lait, la déesse des Arts de la Guerre ? Un Ordre a été créé à son
des champs et de la fertilité, sans elle tout le monde nom, qu’on trouve aujourd’hui dans les Chaînes de
serait mort de faim ! Myakriss, au cœur du Refuge de Fallenless. Serdhan
- C’est très bien, mon garçon, je vois que vous a encore des adorateurs parmi les guerriers de
connaissez déjà beaucoup de choses. En connais- Tertre, mon garçon, c’est une divinité ancienne,
sez-vous d’autres ? c’est vrai, mais ses enseignements sont encore vi-
- Eh bien, euh, il y a aussi celui qui me fait peur, vaces.
Joliophe, le dieu de la Mort et des Choses qui se Dé- Vous êtes encore jeune, noble-né, mais un jour
composent. On dit que son visage est celui des mul- sans doute vous intéresserez-vous aux choses du
titudes perdues et que ses os sont apparents telle- cœur, et peut-être qu’alors vous entendrez parler de
ment sa peau est fine. Je le connais parce que j’avais Liu-May, la déesse des Caresses et des Langueurs
Humides. Je ne peux pas vous en dire plus pour le
moment, mon pauvre garçon, mais sachez que son - Je n’en doute pas, petit seigneur, je n’en doute
nom fait encore palpiter bien des cœurs aujour- pas.
d’hui, vous pouvez me faire confiance ! - Mais je ne sais pas trop où se passera notre pro-
Vous m’avez dit craindre Joliophe, mais c’est chaine leçon, monsieur.
parce que vous n’avez encore entendu parler de - Tiens donc, et pourquoi cela cher enfant ? »
Yerd, mon garçon. Yerd l’Incompris, le Marcheur L’enfant eut soudain un air très sombre. Une vive
d’En-Dessous. Yerd, isolé, sans amour et sans joie, inquiétude se lisait sur son visage.
on dit que c’est lui qui a créé la Faille dans la pro- « Père m’a dit que nous allions devoir partir au
vince de Dorngéir, afin de s’y réfugier et, à ce qu’on sud de la province, dans un domaine qui s’appelle
dit, de guerre lasse, il a fini par s’y endormir et y Casterès je crois.
mourir. Certains récits affirment que c’est de son - Ah ? Mais, la place des Neregny n’est-elle pas à
corps décomposé, hanté par les ressentiments, que Vernillane ?
sont nées toutes les horreurs qui hantent la Faille - Eh bien oui, mais Père a dit qu’il y avait des pro-
aujourd’hui. Rassurez-vous, ce ne sont là que des blèmes importants ».
histoires pour effrayer les enfants turbulents, et Le vieil instructeur hocha doucement la tête.
vous n’en faites assurément pas partie ! Toute son expression avait changé, on sentait subi-
Enfin, pour terminer, je veux vous parler de Ses- tement le poids des années sur lui. Il adressa un
vefiel, la Déesse du Souffle, du Vent et des choses sourire forcé à son élève.
Ethérées. Elle inspire les poètes et les ménestrels « Nous nous retrouvons bientôt pour notre pro-
depuis toujours, par l’amour des jeux d’esprit aé- chaine leçon, mon cher garçon », dit-il avec une dé-
riens. Elle a le sens de ce qui est beau, la vérité de solation dans la voix que le jeune enfant ne perçut
l’Art est inscrite en lettres d’or sur ses hanches do- que partiellement.
ciles. Elle est le rythme, l’accord majeur, le trait Ils se quittèrent là.
exact et délicat qui unit les hommes à la création. ~
~ Le vieil homme et le garçon se retrouvèrent sept
Le garçon regardait le vieil homme avec des yeux ans plus tard. Désormais âgé de quinze ans, le gar-
grands ouverts. Il finit par battre des mains, empor- çon était devenu un homme, et ce qu’il avait traver-
té par le plaisir de ce qu’il venait d’entendre. sé entre-temps l’avait amené à vieillir prématuré-
« Vous avez raison, s’exclama-t-il, je ne risque pas ment.
d’oublier cela ! » La fuite en catastrophe de Vernillane. La mort
Puis il se concentra et utilisa ses doigts pour brutale de son cousin préféré, Jistaan, qui avait reçu
compter les dieux : « Ceslan, Gaëlle, Joliophe, le carreau d’une arbalète dans son oeil droit alors
Ghâal, Serdhan, Liu-May, Yerd, Sesvefiel ». qu’il se trouvait à côté de lui. La force de l’impact
Il répéta les noms plusieurs fois, et encore et en- avait été telle que le projectile, en passant par son
core, pour les graver dans sa jeune mémoire. Puis il oeil, avait traversé tout son crâne pour ressortir par
se redressa subitement et s’exclama : « Il y a huit derrière, le tuant sur le coup. La chevauchée vers le
dieux comme il y a huit provinces ! ». sud, vécue de manière aussi cauchemardesque
Le précepteur eut un petit rire. « Oui, noble-né, qu’infernale, les forces de la famille Broscat les
notre continent est marqué par ce chiffre, n’est-ce poursuivant sans relâche. Et puis la traque. La
pas ? Et encore, vous ne savez pas encore tout, mais purge. Les arrestations. Les pertes humaines.
cela, ce sera pour une prochaine leçon ! Nous avons De son côté, le vieil homme s’était vu contraint
appris des choses importantes aujourd’hui et je de rester à Vernillane pendant tout ce temps et d’at-
veux que vous les reteniez. tendre que les choses s’apaisent quelque peu, afin
- Oh, je sais déjà tout !, s’écria fièrement le gar- de pouvoir venir au Domaine Casterès sans avoir à
çon. craindre de représailles. Déjà affaibli lors de leurs
précédentes rencontres, il était désormais franche- Les hommes et les femmes qui vivaient là, sur ces
ment diminué. Il se déplaçait lentement, à l’aide terres qui allaient devenir plus tard les provinces,
d’une canne dont il tenait le pommeau avec fébrili- érigèrent des temples, des monuments, des
té, et sa vue ne semblait pas très bonne. fresques, des objets, en l’honneur de leurs dieux, et
Le jeune homme sentit son cœur se serrer quand ils les vénérèrent, avec crainte et respect.
il le vit arriver, et qu’il constata que son vieux pré- Cela a probablement duré longtemps, très long-
cepteur conservait toujours le même sourire, mal- temps, jusqu’au moment où, sans qu’on sache pour-
gré ses problèmes de santé. quoi, ces dieux ont cessé d’être là, présents parmi
Il l’aida à marcher et le fit s’installer dans un fau- les simples humains. Sont-ils morts ? Ont-ils été las-
teuil confortable, en lui demandant à plusieurs re- sés d’être ce qu’ils incarnaient ? Ont-ils eu d’autres
prises si tout allait bien. missions à remplir ? Qui peut le savoir ?
« Non, ça ne va pas ! s’emporta le bon vieillard. Une fois partis, leurs cultes sont restés, ils se sont
Ça ne va pas car il y a une certaine leçon que j’ai mêmes renforcés et à mesure que le temps passait,
commencée il y a des années maintenant et que je des récits légendaires ont fait leur apparition, mais
n’ai jamais pu terminer ! Cela est inqualifiable et une aussi des rituels, des cérémonies, des chants, des pè-
insulte à tout principe pédagogique ! lerinages vers certains sites jugés sacrés. Et tout cela
- Allons, allons, mon cher monsieur, fit le jeune a tissé sa toile dans l’esprit et le cœur des hommes
homme avec un sourire amusé, je pense que nous et des femmes qui vivaient là, fondant leur sens mo-
pouvons remédier à cela ! Après tout, cela ne fait ral, leur but dans l’existence, leurs croyances les plus
que sept années que cette leçon a commencé ! » profondes et les plus essentielles concernant la vie
Ils gloussèrent tous les deux, pris par un plaisir et peut-être encore plus la mort.
nostalgique à se retrouver tous les deux, de nouveau Puis, tout s’est effondré.
et contre toute attente. Le jeune Calliandre de Neri- Le choc a dû être d’une violence à peine conce-
gny n’avait plus besoin de ce genre d’instruction, vable. Il faut s’imaginer le désarroi de tout un
mais la proposition saugrenue du vieillard, reçue peuple qui subitement voit l’ensemble de ce qui
sous pli discret dans une missive qui datait de constitue une spiritualité, agissant pour eux comme
quelques jours, l’avait à la fois amusé et ému. Il était un guide dans l’existence, être balayé à tout jamais
donc bien décidé à se livrer avec grand cœur au jeu avec une force inouïe, inimaginable, dévastatrice.
de l’élève et de l’instructeur. Il faut s’imaginer ce qu’ils ont pu ressentir quand
« La dernière fois, fit le vieil homme, je vous ai se sont ouvertes les portes de Dolente.
parlé de la Dame et des dieux qui se sont réclamés ~
d’elle sur ce continent, les huit dieux. Vous aviez ap-
pris leur nom comme une ritournelle pour être sûr
d’en n’omettre aucun ! Etes-vous prêt pour la
suite ? »
Calliandre tapa dans ses mains d’enthousiasme
pour rappeler à son maître son enthousiasme d’an-
tan.

3- La naissance des religions


Beaucoup de choses se perdent au fil du temps Calliandre de Nerigny avait peut-être quinze ans
qui passe, mon garçon. Nul ne sait combien de désormais, mais il se retrouvait là, assis face à son
temps les dieux sont restés sur la terre ferme, ar- précepteur, et il semblait avoir de nouveau sept ans
pentant le continent en tous sens, engendrant des face à lui. Les yeux grands ouverts, osant à peine
hordes de disciples et de fidèles sur leur passage.
respirer, il avait senti un frisson lui traverser le dos Autour d’eux, comme un halo, on raconte que la
à l’évocation de Dolente. réalité se déformait, comme dans un miroir brisé,
Le vieil homme reprenait tranquillement son quand ils avançaient à cette vitesse-là. Certains
souffle. Même s’il n’y voyait plus très bien, il sentait disent que des personnes en ont perdu la vue,
l’attention de son ancien élève et cela le comblait d’autres affirment qu’on détournait les yeux car cela
d’aise. Il toussota pour redonner du corps à sa voix, provoquait de terribles migraines, d’autres af-
et reprit son histoire. firment encore que des personnes se sont suicidées
en assistant à ce spectacle. Mais nous ne sommes
4- Les portes de Dolente jamais sûrs de rien face à ce genre de récit.
Dolente. Le premier endroit où ils se rendirent fut la
Dolente l’Impossible, Dolente l’Indocile, Do- Chaîne des Joliophe, auprès du temple consacré au
lente la Première Merveille. Dieu de la Mort et des Choses qui se Décomposent,
Les portes de Dolente se sont ouvertes pour la un endroit très important pour beaucoup de per-
première fois depuis des temps immémoriaux. Nul sonnes qui aimaient et craignaient le dieu de Toute-
ne pouvait imaginer ce qui allait sortir de la Cité Cé- Fin.
leste. Une fois sur place,
Une armée étincelante qui allait tout raser sur on dit que la Demoi-
son passage ? Des êtres inconnus, divins, venant à selle a regardé fixe-
la rencontre des peuples ? Des créatures impos- ment le temple, pen-
sibles, ailées peut-être, partant observer ou dévaster dant quelques mi-
le monde connu ? nutes, ses yeux si
Ce qui fit son apparition ce jour-là ne ressemblait clairs luisant dans la
en rien à tout cela. pénombre qui s’était
C’était une petite fille. formée à cause du
Une fillette étonnante, qui portait une couronne ciel encombré. Puis,
de fleurs dans ses cheveux blonds libres et détachés, subitement, une lu-
et qui aimait danser ou avancer en sautillant à la ma- mière est apparue au cœur même du temple. Des
nière des petites filles, faisant tournoyer sa jolie gens sont sortis à toute allure en hurlant et se sont
robe sombre traversée de motifs blancs. Il lui arri- éloignés le plus possible, tandis que la lumière gros-
vait par moment de se pétrifier pour regarder sissait pour devenir une sphère irradiante d’une
quelque chose avec attention. Ses yeux, d’un bleu si blancheur inconcevable, impossible à regarder tant
clair qu’ils en étaient presque blancs et translucides, elle était aveuglante. Puis le choc est arrivé. Ce fut
semblaient alors traverser tout ce qu’ils rencon- comme une détonation, un coup de grisou phéno-
traient dans un éclat de compréhension et de ménal, à vous en détruire les tympans. Le temple a
connaissance absolues qui pouvait avoir quelque volé en morceaux dans un fracas de fin du monde.
chose de terrifiant. Les personnes qu’elle regardait Dans le cercle formé par la sphère luminescente, il
en face avait le sentiment d’être pénétrées par ce re- ne restait plus rien. On dit que ce jour-là, propulsés
gard qui les mettait à nues. à des kilomètres de là, des blocs du temple de la
Trois hommes encapuchonnés l’accompa- taille d’une maison sont tombés jusque dans le Lac
gnaient, marchant derrière elle sans dire un mot. de Brumaire.
Etaient-ils là pour veiller sur elle ? Avaient-ils La petite fille se mit à chantonner en souriant,
pour but de la protéger ? puis elle reprit sa route comme si rien de particulier
Les quatre se déplaçaient à une vitesse anormale. ne s’était passé. Et c’est ainsi que, accompagnée des
Ils semblaient presque survoler très légèrement le trois hommes qui ne semblaient rien faire à ses cô-
sol, avançant bien plus vite qu’un cheval au galop. tés, elle parcourut l’ensemble du Continent, et par-
tout où elle passait, les temples volaient en éclats, s’élevait doucement en hauteur, auréolée d’un éclat
les uns après les autres. Quand cela se produisait, les de lumière pure. Elle renversait la tête en arrière
histoires racontent qu’elle cueillait parfois des fleurs pendant que ses bras s’écartaient et qu’elle se re-
en riant, ou qu’elle jouait avec un chat qui traînait trouvait ainsi, flottant dans le vide, les bras en croix,
dans les parages et qui semblait étrangement attiré luminescente.
par elle. Ensuite, sa tête revenait à sa position initiale et
Elle traça en chantant, en dansant et en s’amu- ses yeux, presque uniformément dorés, luisaient
sant, un sillon de destruction sur tous les territoires. d’une manière aussi belle qu’effrayante. Alors sa
~ voix, jeune, éthérée, puissante, divine, tendre, impé-
Le jeune homme, sidéré, s’exclama : « Est-ce la rieuse, s’élevait dans le silence complet qui l’entou-
raison qui explique que tous les temples du conti- rait :
nent sont en ruines ? ». « Il n’est qu’une seule divinité. Dalimestielle est
Un peu essoufflé, le vieil homme se contenta son nom. Vous vous êtes égarés dans de fausses
d’effectuer un signe de tête approbateur. Heureuse- croyances depuis trop longtemps à présent, et vous
ment, une servante avait apporté une bonne infu- avez oublié des choses essentielles et vraies. En ce
sion et le professeur en but quelques lampées qui le jour et pour les jours à venir, les portes de Dolente
réchauffèrent et apaisèrent quelque peu sa gorge ir- seront ouvertes et vous pourrez venir contempler le
ritée par tant de paroles. seul édifice qui peut porter le nom de Dalimestielle,
« Cette histoire est édifiante, reprit Calliandre de le Premier Artefact, la Cathédrale d’Argent. Vous
Nerigny. Mais une chose m’intrigue. J’ai entendu garderez ainsi un phare dans l’océan de vos vies, et
dire qu’une délégation était sortie de Dolente il y a vous retrouverez le sens du voyage que vous avez
quelques mois pour se rendre à la Nouvelle Etole, entrepris par votre naissance ».
et il paraît que le groupe comprenait quatre per- Elle laissait ses paroles imprégner tous les esprits
sonnes, dont une toute jeune fille aux yeux très puis, lentement, ses pieds venaient retoucher le sol.
clairs. Le portrait que vous avez fait de cette fillette L’aura disparaissait autour d’elle, et elle s’en allait en
légendaire lui ressemble beaucoup ». chantonnant, immédiatement suivie des trois
Les yeux du vieux professeur semblèrent retrou- hommes qui ne la quittaient jamais.
ver un peu de leur acuité et se mirent à briller d’un Et c’est ainsi, mon garçon, que les Anciens
éclat mystérieux. Il ne répondit rien à la remarque Dieux sont devenus les Dieux Déchus. C’est ainsi
du jeune homme, préférant reprendre le cours de que des croyances pourtant anciennes se sont ef-
son récit. fondrées face à l’évidence de Dolente.
~ Les pèlerinages vers la Cathédrale d’Argent ont
Tous les temples étaient détruits. Mais les habi- été légions. Et tous ceux qui en revenaient étaient
tants des territoires se rendirent compte que les transformés. Osant à peine prononcer le nom de
temples dédiés au Culte de la Dame avaient tous été Dalimestielle, une ferveur nouvelle, différente, a
épargnés, sans exception. pris naissance dans les fondations mêmes de leur
Une fois son œuvre accomplie, la Demoiselle âme.
passa dans toutes les villes et tous les villages afin ~
de transmettre un message à la population. Tout le Le garçon était perdu dans ses pensées.
monde se prosternait en la voyant et la plupart des « Dolente, finit-il par dire. Dalimestielle. Quand
gens éprouvaient une terreur sans nom face à elle. je pense que je n’ai pas pu me rendre à la Cathédrale
Elle parut ainsi sur toutes les places principales, d’Argent, j’ai dû fuir avant et je ne sais pas quand je
bondées, et il se produisait toujours la même chose. pourrai la voir. Est-ce si beau et troublant qu’on le
Elle regardait la foule qui lui faisait face puis, sou- dit ? »
dainement, ses pieds nus décollaient du sol et elle
Le vieux précepteur sourit et le jeune homme put tale au Tertre représentait quelque chose d’assez
voir passer une émotion singulière dans ses yeux suicidaire. Alors, mon garçon, il vous semblera
anciens. évident que le regard du Brennevech se tournait ré-
« Rien n’est comparable, réussit à dire le vieil gulièrement vers les Landes de Sereli, ainsi que les
homme. Rien n’est comparable. Vous la verrez un Hespres, dirigées par vos ancêtres.
jour, Calliandre, il faut simplement faire preuve de Les Landes ont payé un lourd tribut car, en de-
patience, et ne prendre aucun risque pour le mo- hors de la capitale de Laujen, toutes les petites villes
ment. et les villages ont été rasés de manière abominable
- Maudite soit la Baronne, s’emporta le jeune et chaotique. Nul ne sait quelles méthodes abjectes
homme. Cette truie avide a brisé tellement de il a bien pu employer, mais le résultat était déplo-
choses irréparables. rable puisque les plaines verdoyantes qui se trou-
- Je sais, mon garçon, je sais. Vous incarnez pour- vaient là sont devenues des marécages dangereux et
tant l’espoir de votre famille. Je sais que vous saurez infestés de maladies inconnues.
faire preuve d’intelligence, de discernement, pour Sa deuxième cible privilégiée étaient les Hespres,
pouvoir un jour revendiquer ce qui vous appartient. comme vous le savez sûrement, jeune seigneur.
J’ai foi en vous ». Quand il a menacé de détruire intégralement Bru-
Calliandre s’efforça de reprendre le contrôle de maire, vos ancêtres ont entamé des pourparlers
lui-même et, alors qu’il ne le voyait qu’à peine à avec lui. Ils furent houleux et complexes car Icare
cause de ses mauvais yeux, le vieux précepteur sen- Brennevech n’était pas un homme facile à conten-
tait le poids de l’injustice, de la douleur et de la co- ter, mais ils ont fini par trouver un terrain d’entente,
lère qui agitaient le cœur de son élève. Il décida de et les forces de celui qui n’allait plus tarder à devenir
continuer son enseignement pour l’aider à penser à le tyran ont pu exploiter les Mines de Ramburac à
autre chose. loisir, extrayant de précieuses ressources plus que
de raison.
5- L’ascension du Tyran Mais à l’évidence, tout cela n’aurait pas suffi à
Icare Brennevech avait toujours été un seigneur faire de lui ce qu’il est devenu. C’est bien l’ouverture
turbulent et belliqueux. Sévissant sur les terres cen- des portes de Dolente et la destruction de tous les
trales du Continent, il avait bâti une Cité-Palais im- temples qui a tout changé. En effet, à partir de ce
pressionnante qui s’appelait moment, Brevennech est deve-
Léance, dont la puissance et nu comme possédé. Il a déclaré
l’influence ne cessaient de que tous les prétendus sages
croître. Occasionnellement, il qui avaient existé jusqu’ici
aimait mener des raids contre étaient tous des menteurs, qu’il
les régions avoisinantes pour n’y avait bien qu’une seule Divi-
satisfaire ses appétits militaires, nité et qu’il l’avait toujours su.
mais ce n’était pas chose facile Il s’est alors auto-proclamé
car au nord se trouvaient les Empereur-Dieu, venu au
Forêts de Grandgifu dont il monde par la volonté de Dali-
n’avait que faire et qui restaient mestielle elle-même et les gens,
inaccessibles et dangereuses, à bouleversés par tous les événe-
l’ouest, la Presqu’île de Penelen ments qui s’étaient produits,
s’avérait intouchable, du fait l’ont écouté et ils ont douté.
même de sa géographie parti- Ses armées ont grandi, lour-
culière, quant au sud, même si quelques agressions dement équipées grâce à l’exploitation des Mines de
eurent lieu à la frontière, s’attaquer de manière fron- Ramburac, et il s’est mis à mener des batailles de
plus en plus fréquentes et violentes, sans plus tenir De dépit, il ne put s’empêcher de frapper un petit
compte d’aucune situation géographique, sans plus coup sec sur l’encadrement de la porte d’entrée.
tenir compte d’aucun risque ni d’aucune consé-
quence. Il décapitait tous ses adversaires, et il en a
vaincu une quantité affolante, puis il récupérait tous 6- Foi et culte de Dalimestielle
les crânes et les portaient sur lui ou les déposaient Le vieil homme reparut au domaine trois jours
en monticules aux portes de Léance. plus tard, pour le plus grand plaisir de Calliandre de
Pendant un temps, les gens se sont demandé si Neregny, qui le reçut avec beaucoup d’égards et de
Dolente allait réagir. Mais il ne s’est rien produit. Le soins tant il respectait son précepteur.
silence de Dolente peut parfois s’avérer très pertur- Ils s’installèrent au même endroit que la fois pré-
bant. Tout le monde a tiré de cette absence de réac- cédente, et le vieil homme accepta de bon cœur une
tion une seule et unique conclusion : Brevennech bonne infusion.
avait raison. « Cette leçon touche à sa fin ! lança-t-il avec un
Alors son influence s’est étendue sur tout le petit rire amusé. Il en aura fallu du temps pour la
continent, et il est devenu Empereur, dominant les mener à bout !
autres régions d’une main de fer, prélevant des im- - Oui, vénérable, rares sont les leçons qui
pôts très lourds, s’enrichissant de manière indé- s’étendent sur sept années ! »
cente. Ils en plaisantèrent encore un moment tous les
~ deux avant que le vieillard reprenne le fil de ses ex-
Le vieil homme s’interrompit. Il se sentait las plications.
après avoir autant parlé, et il ne voulait pas aborder ~
la question des Neregny, du pacte d’exploitation mi- Les habitants du Continent ont mis beaucoup de
nière passé avec le Tyran, qui leur a épargné bien temps avant de simplement envisager le fait de se
des souffrances par rapport aux autres territoires. Il rebeller. Ils avaient bien vu que Dolente n’avait pas
préférait également éviter d’évoquer le refus des réagi aux affirmations de Brevennech, ce dont il
Hespres de participer à la rébellion qui s’est mise en s’était d’ailleurs servi pour asseoir une autorité in-
place dans les années qui ont suivi, ainsi que leur contestable, et il avait réussi un véritable tour de
relative mollesse lors de la Guerre des Justes, tandis force en laissant penser à la population que s’en
que la famille Broscat s’est lancée à corps perdu prendre à lui revenait à s’en prendre à Dalimestielle
dans le mouvement de rébellion et la guerre, attirant en personne.
à elle tous les honneurs et toute l’admiration des Il a commis ensuite de telles atrocités que beau-
Hespres et du reste du Continent. coup ont douté de sa légitimité, si bien que quand
Il prétexta une grande fatigue qui l’accablait pour la guerre a éclaté, la crainte de représailles divines
remettre à plus tard la fin de sa leçon, et le jeune était inexistante, et cela s’est confirmé à la mort du
noble, courtois et prévenant, l’assura qu’il compre- Tyran. Même l’exécution en place publique de sa fa-
nait parfaitement. Il l’accompagna, l’aidant même à mille n’a engendré aucune réaction de la part de
marcher, jusqu’à la porte d’entrée, et le regarda par- Dolente.
tir en calèche pour un retour en direction de Ver- Après tant de tumulte, de tragédies, de boulever-
nillane. sements majeurs dans la vie des gens, on peut se
Vernillane qu’il n’avait pas vue depuis sept ans et poser la question de savoir où en étaient les
dont il n’avait plus que des souvenirs flous désor- croyances.
mais. Il serra les poings, son esprit restait figé sur Eh bien, mon garçon, elles ont pris le chemin qui
une idée qui lui déplaisait au plus haut point. a mené à notre foi actuelle. Penelen, les Hespres,
« Mes ancêtres n’ont pas lutté, se disait-il amère- Dorngéir, Myakriss, Sereli, ne se vouent désormais
ment. Ils ont offert au tyran l’accès à Ramburac ». plus qu’au culte de Dalimestielle et à celui de la
Dame. Les autres dieux ne sont plus regardés que - Oui, oui, je suppose que c’est normal. Vous êtes
comme des choses anciennes qui font partie d’un si jeune, comment ne pas être fasciné par Dolente
passé quelque peu archaïque. A Dorngéir, on n’ac- et ses mystères ? »
corde même plus le moindre crédit à leur existence, Calliandre de Neregny savait que la leçon était fi-
seule compte pour eux Dolente et ce qu’elle repré- nie, et il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir un
sente. peu triste, comme si ce qui s’achevait ici marquait la
Les trois autres provinces suivent ce chemin, fin de quelque chose, la trace d’une enfance qui
mais restent attachées à certains cultes qui peinent avait tourné court, forcée par le destin, mais qui
à disparaître. A Grandgifu, le Culte de la Dame est avait été heureuse et bienveillante en son commen-
intact, vibrant de force et de ferveur religieuse. Le cement.
fait qu’aucun temple consacré à la Dame n’ait été « J’ai une faveur à vous demander, dit-il après un
touché par la destruction massive qui a suivi l’ou- moment de silence.
verture des portes de Dolente explique ce phéno- - Je vous écoute, mon garçon.
mène en partie. Mais je ne serais pas loin de parier - Il est une chose qui m’intrigue beaucoup, et je
que même si ce n’était pas le cas, les êtres purs et me demandais si vous pouviez m’apporter vos lu-
naturels de Grandgifu auraient continué à prier la mières.
Dame. - Ce serait avec plaisir, mais de quoi s’agit-il
Le cas du Tertre est plus surprenant. Ayant pris donc ?
de plein fouet la révélation de Dalimestielle, les - Eh bien, s’il y a bien quelque chose qui éveille
guerriers ont remis en cause leurs habitudes de ma- ma curiosité, ce sont les Cinq Artefacts ».
nière très profonde, mais sans pouvoir renoncer Le vieux précepteur fut secoué d’un petit rire
complètement aux cultes de Serdhan et de Ceslan. bienveillant.
Une fusion étrange a résulté de tout cela, et cela les « Ah, les cinq artefacts, dit-il finalement. Oui, un
a conduits vers la spiritualité de combat qu’on leur sujet bien fascinant que celui-là ! En ce cas, noble-
connait aujourd’hui, et qui est un des traits les plus né, permettez-moi de vous dire ce que je sais à leur
singuliers de ce peuple. sujet ».
L’Oligarchie des Confins, quant à elle, est si bi-
garrée, si cosmopolite, qu’elle abrite toutes les 7- Les Artefacts
formes de cultes. C’est une des rares provinces à
compter encore des adeptes de Liu-May, et, même Les artefacts échappent en grande partie à notre
si jamais personne n’a osé reconstruire de temples compréhension. Certains pensent qu’ils remontent
en l’honneur des dieux déchus, il existe des autels à la naissance de toutes choses, lorsque la Dame a
minuscules disséminés un peu partout dans la Nou- créé la vie et la matière qui nous entoure. D’autres
velle Etole. affirment que les artefacts existaient avant la Dame
~ elle-même et qu’ils sont à la fois le point d’origine
Le vieil homme essaya de regarder son élève, il le et la fin de toute chose. Bien sûr, certaines per-
devinait plus qu’il le voyait, comme une silhouette sonnes trouvent tout cela absurde et estiment qu’il
un peu vague qui lui échappait constamment. est bien plus rationnel de penser que des hommes
« Et vous, mon garçon, demanda-t-il en souriant, ont créé les artefacts en des temps très reculés où
avez-vous des croyances bien ancrées dans votre les savoirs étaient différents et où les Anciens dieux
cœur ? apportaient leur aide. Qui sait ?
- Oui, noble maître. Dans mon cœur brûle Dali- Une chose reste certaine : ils sont là, étranges et
mestielle, seule et unique, notre Divinité Vraie. essentiels, et ils n’ont jamais cessé de nous fasciner.
Le Cinquième Artefact, le Tertre de Lesael, est
un lieu unique. Il représente le socle de l’élévation
spirite et il a pris sa pleine importance après l’ouver- au cœur de la montagne. Personne n’a jamais
ture des portes de Dolente, quand les braves guidés confirmé pareille chose, toutefois.
par la force nouvelle de Dalimestielle de guerriers Le Second Artefact, comme vous le savez forcé-
sont devenus guerriers-spirites. Le Tertre a depuis ment mon garçon, est le Labyrinthe de Ghâal.
gagné plusieurs étages, s’élevant régulièrement en Beaucoup de penseurs estiment que c’est une erreur
hauteur sans que personne soit en mesure de com- de penser que le Labyrinthe porte le nom d’un an-
prendre ce prodige. cien dieu, et que le rapport est en fait exactement
Le Quatrième Artefact n’a jamais été vu. Les inverse : c’est à ce dieu qu’on a donné le nom du
penseurs, les prêtres et les sages s’accordent à dire Labyrinthe, qui existait bien avant lui. On ne
que quelque chose de très important se trouve tout compte plus le nombre de personnes qui ont perdu
au fond de la Faille de Yerd, mais on ne sait pas de la raison dans cet endroit. Le dédale n’est jamais le
quoi il s’agit. L’existence même de la Faille est in- même quand on y pénètre, alors que personne n’a
compréhensible. Comment un gouffre d’une telle jamais vu la moindre paroi bouger. Dans le lointain,
profondeur a-t-il bien pu s’ou- en son cœur, on devine la pré-
vrir et déchirer le sol de cette sence d’une concentration de
manière, en un point bien précis lumière qui ressemble à une
du territoire ? Pourquoi peut-on sphère, et qui peut parfois être
sentir régulièrement une pulsa- éblouissante. Personne n’a ja-
tion, si organique, qui vient de mais pu en approcher, et ceux
tout en bas, dans les entrailles qui ont réussi à progresser loin
les plus reculées de la Faille ? au centre du labyrinthe ne sont
C’est un battement, comme ce- jamais revenus. Les braves habi-
lui d’un cœur, qui émet des sons tants des Forêts de Grandgifu
métalliques. Peut-être que quel- vénèrent ce lieu, tout en le sur-
qu’un, un jour, révèlera ce mys- veillant de près. Ils le redoutent
tère en descendant assez pro- autant qu’ils l’aiment, et ils es-
fondément, mais on peut en saient de le comprendre depuis
douter. des générations, en vain.
Le Troisième artefact s’ap- Le Premier Artefact est Do-
pelle Fallenless et je suis presque certain que vous lente. J’ai peine à en parler. Je n’arrive jamais à trou-
en avez déjà entendu parler, mon garçon. Nul ne ver mes mots. Même si je suis désormais un vieil
sait comment ce grand bâtiment, appelé souvent le homme et que j’ai déjà vu beaucoup de choses dans
Refuge, ou l’Abbaye, a pu être édifié dans les hau- ma vie, mon cœur accélère à la seule évocation de
teurs de Myakriss. L’endroit est si escarpé, si inac- Dolente. Tout en elle est fascinant. Les plateaux
cessible, qu’aucun bâtisseur, si doué soit-il, ne pour- géants qui la constituent, qui peuvent monter et
rait envisager de construire quoi que ce soit dans un descendre, sont incompréhensibles, même pour les
lieu pareil, même avec les techniques les plus ré- plus grands ingénieurs du Dorngéir. La blancheur
centes. Son style architectural ne présente aucun immaculée de sa colonne centrale, qui se dresse vers
point commun avec aucune bâtisse du continent. le ciel comme un défi à toute règle de construction,
J’ai même entendu dire que les matériaux utilisés a quelque chose d’irréel. La Cathédrale d’Argent. Je
pour les portes par exemple, sont inconnus, ce n’est – je ne peux pas parler de la Cathédrale d’Argent, je
ni du métal ni du bois mais quelque chose qui suis désolé, mon garçon. Dolente n’a pas révélé le
semble mêler les deux. C’est un grand mystère, et millième de ses mystères, c’est tout ce que je sais et
certains prétendent même que le bâtiment n’est probablement tout ce que je peux en dire.
qu’une partie de l’artefact, qui plongerait en réalité ~
Le vieux précepteur se laissa aller contre le dos- Mais cela n’avait pas d’importance.
sier de son fauteuil, à la fois satisfait et fatigué. Il ne Beaucoup de choses avaient déjà été gâchées
pouvait pas voir le visage de son élève mais Cal- dans sa vie, à un tel point qu’il avait parfois le senti-
liandre souriait, les yeux un peu rêveurs, l’esprit en- ment étouffant de mener une existence vidée de sa
core tout imprégné des choses merveilleuses qu’il substance, privée de tout ce qui fait son sel et de
venait d’entendre, et qui lui donnaient des envies de tout ce qui la rend passionnante.
découvertes et d’exploration. Alors en ce jour, malgré le danger, il avait eu une
Le vieil homme entreprit de se redresser et le envie, et pour une fois il avait écarté toutes les ob-
jeune noble se précipita à son secours afin de l’aider. jections raisonnables habituelles pour pouvoir
Ils échangèrent encore quelques paroles pleines suivre cette envie. C’était un souhait simple, un be-
de cette affection particulière, parfois si belle, qui soin humain.
peut lier un élève à son maître, et le vieil homme Il avait simplement voulu adresser un dernier au
reprit son carrosse habituel. revoir à un vieux précepteur.
Cette fois, Calliandre de Neregny le savait, la le-
çon était terminée.

8- Epilogue
Un vent froid se faufilait, tourbillonnant parfois
en petites rafales perfides qui vous glaçaient le dos.
Les personnes rassemblées ne bougeaient pourtant
pas et ne semblaient pas pressées de s’en aller. Le
cimetière de Vernillane était un endroit exposé sur
le versant sud-est de la ville, et on avait parfois le
sentiment que certaines bourrasques venaient di-
rectement de la Passe de l’Ode au Vent.
Le cercueil, tenu par des cordages, fut déposé
doucement dans la fosse qui avait été préparée pour
l’accueillir. Des officiels, des hommes de la Baronne
de Broscat, de la famille et des amis se trouvaient là,
autour du trou ouvert dans le ventre de la terre qui
s’apprêtait à engloutir la dépouille d’un homme
ayant consacré toute sa vie à essayer d’apprendre
des choses aux autres, avec patience et douceur,
sans jamais en retirer aucune gloire.
Calliandre de Nerigny sentit deux larmes couler
sur ses joues.
Il avait parfaitement conscience des risques ter-
ribles qu’il prenait en se trouvant là, lui dont l’ano-
nymat n’était assuré que très médiocrement par la
capuche de son manteau-cape. Il était venu contre
l’avis et les mises en garde de sa famille, à qui il ne
tenait jamais tête d’ordinaire. Les hommes de la ba-
ronne se trouvaient là et ce qu’ils feraient de lui s’ils
se rendaient compte de son identité ne faisait pas
l’ombre d’un doute.

Vous aimerez peut-être aussi