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Introduction 1- Le Commencement
Au commencement était la Dame. Elle est l’ori-
Le garçon attendait tranquillement le vieil gine du monde, la source de tout ce qui est beau,
homme. Il regardait rêveusement par la fenêtre et légitime et permanent. Ses bras d’une blancheur
baillait régulièrement. Dehors, les rues de Ver- diaphane embrassaient tout ce qui est, on peut en-
nillane s’agitaient doucement, la rumeur de la ville core les voir, lors des nuits claires, ils traversent les
n’avait pas encore atteint son point culminant, et cieux comme des cerceaux d’argent aussi infinis que
l’air était encore plein d’une fraîcheur matinale qui sa beauté et sa sagesse.
provoquait quelques frissons occasionnels. Personne ne sait d’où est venu l’Ensemenceur. Il
Il paraissait maintenant évident au jeune garçon a connu la Dame, il l’a aimée, il l’a trahie. Laissée
que son précepteur était en retard, mais cela n’avait seule dans un espace infini de tristesse sombre,
rien d’étonnant si on tenait compte de son âge pour une raison qu’elle n’a jamais comprise, la
avancé. Il aimait bien ce vieil homme souriant, aus- Dame s’est alors mise à pleurer. Et dans le froid de
tère, certes, mais toujours bienveillant et juste. l’immensité, mon garçon, ses larmes se sont cristal-
Quand il se présenta enfin devant la grande de- lisées en perles éclatantes, que vous pouvez voir
meure noble, le vieux précepteur semblait plus fati- partout dans le ciel à la nuit tombée. Nous les avons
gué que d’ordinaire, mais cela n’enlevait rien à sa appelées « étoiles », car la Dame ne sait ni détruire
bonne humeur coutumière. ni consumer, elle ne sait que créer, et les éclats
Il s’excusa : « Bonjour, mon garçon, bonjour, je mêmes de sa souffrance étaient des dons de sa per-
vous prie de m’excuser, mes jambes ne me portent sonne.
plus aussi gaillardement qu’autrefois ! Voilà, voilà. » ~
Le garçon sourit à son tour et demanda quel se- Le garçon émerveillé interrompit le vieil homme
rait l’objet d’étude du jour. : « Je les connais, je les connais ! ».
« Oh, répondit le vieil homme. Aujourd’hui est Il s’était exclamé, incapable de se contenir.
un jour important ! Aujourd’hui, noble né, je vais « Je les regarde très souvent avant de m’endormir
vous enseigner les mystères de ce monde ! ». !»
Les yeux du garçon brillaient de plaisir. Son expression de visage changea et il prit sou-
« Je prépare mon nécessaire à écriture », s’excla- dainement un air très triste.
ma-t-il avec enthousiasme. Mais son précepteur « Mais, dit-il finalement, cela veut dire que le ciel
l’interrompit en levant la main, et il lui offrit un sou- est tout rempli des larmes de la Dame ».
rire énigmatique. Le vieux précepteur sourit devant la candeur de
« Mais pourquoi ? », demanda alors le petit. son élève.
Le vieil homme se pencha vers lui, ses yeux « Oui, mon garçon, et cela nous permet à tous de
brillant à son tour. Il dit d’une voix grave : ne jamais oublier que de la douleur peut naître la
« Mon garçon, ce que je vais vous raconter au- beauté et la vie. La Dame est plus courageuse que
jourd’hui, jamais vous ne l’oublierez de votre vie ». tous les guerriers du Tertre réunis ».
Le petit élève en ouvrit la bouche d’ébahisse- Un peu rassuré, le petit garçon hocha la tête. Son
ment. instructeur s’éclaircit la voix et reprit la leçon.
« Comme vous le savez sans doute, reprit le vieil ~
homme, car ce n’est pas si éloigné pour vous, tout La Dame portait en elle la vie. Son ventre s’ar-
commence toujours par une naissance. Il en va ainsi rondissait. Et quand le temps fut venu, elle donna
pour tous les êtres vivants. Et les mondes naissance à tous les mondes, et tous les mondes re-
n’échappent pas à cette loi des origines ». çurent la forme ronde de son ventre. Les eaux de
son corps et la chaleur de son souffle permirent à
tout ce qui vit de pousser et de grandir.
Oh je sais ce que vous pensez, mon jeune élève, demandé à Père pourquoi les montagnes des
vous vous dites que toutes les mamans du monde Hespres s’appelaient les Joliophes.
font aujourd’hui la même chose ! Vous avez raison, - Votre père avait parfaitement raison, jeune en-
noble-né, elles ont reçu ce don sacré des ori- fant. On a longtemps pensé que l’entrée du
gines, toutes les femmes et les femelles royaume de Joliophe se trouvait là, dans
de notre monde sont filles de la ces montagnes, en passant par ce qui
Dame. Elles possèdent son pouvoir est devenu depuis les Mines de
qui est Tout car sans elles rien ne Ramburac. Mais vous savez, vous
peut naître et rien ne peut vivre. n’avez vraiment rien à craindre de
Aujourd’hui encore, partout sur lui, les Anciens Dieux ne sont plus
le continent, on rend hommage à là aujourd’hui !
notre créatrice. On appelle cela le - Oui, je sais, mais il me fait peur
Culte de la Dame. Il est particulière- quand même ».
ment fort chez nos amis des forêts de Le vieil instructeur ne put s’empêcher
Grandgifu, qui ont même construit des de rire.
temples en son honneur. ~
Les premiers à avoir foulé le sol de notre monde Les dieux étaient huit, jeune enfant, et vous en
étaient d’une force inimaginable, car ils portaient avez cité trois. C’est très bien, cela ne vous en fait
dans leurs veines le sang de la Dame, à peine dilué, plus que cinq à apprendre et cela sera la fin de cette
comme un fleuve de feu divin qui leur a permis de leçon.
façonner le monde sauvage qui venait de leur mère
et de le transformer, lui donnant l’apparence qu’on 2- Les Anciens Dieux
connaît aujourd’hui. On les appelle les Anciens Ceslan, Gaëlle et Joliophe étaient des dieux très
Dieux mais d’autres les appellent les Dieux Déchus. puissants. Et ceux qui les entouraient ne l’étaient
~ pas moins !
« J’en connais plusieurs ! déclara fièrement le gar- C’est ainsi que Ghâal l’Enfant du Chaos a boule-
çon. versé de nombreuses lois qui régissent notre
- Oh, je vois qu’on est savant ! C’est très bien ça, monde, en amenant par ses actions l’imprévisible et
alors je vous écoute, dites-moi un peu quels sont les l’inconnu. On a donné son nom à l’artefact de
Anciens Dieux que vous connaissez. Grandgifu, le Labyrinthe, que certains décrivent
- Je ne les connais pas tous, mais je sais qu’il y comme la manifestation pure du chaos qui essaie de
avait Ceslan le Bâtisseur, le dieu des volcans, des prendre une forme organisée.
montagnes et de la forge. Il y avait aussi Gaëlle Et que dire de Serdhan le Félin Irascible, le dieu
l’Hybride, aux tétons étincelants de lait, la déesse des Arts de la Guerre ? Un Ordre a été créé à son
des champs et de la fertilité, sans elle tout le monde nom, qu’on trouve aujourd’hui dans les Chaînes de
serait mort de faim ! Myakriss, au cœur du Refuge de Fallenless. Serdhan
- C’est très bien, mon garçon, je vois que vous a encore des adorateurs parmi les guerriers de
connaissez déjà beaucoup de choses. En connais- Tertre, mon garçon, c’est une divinité ancienne,
sez-vous d’autres ? c’est vrai, mais ses enseignements sont encore vi-
- Eh bien, euh, il y a aussi celui qui me fait peur, vaces.
Joliophe, le dieu de la Mort et des Choses qui se Dé- Vous êtes encore jeune, noble-né, mais un jour
composent. On dit que son visage est celui des mul- sans doute vous intéresserez-vous aux choses du
titudes perdues et que ses os sont apparents telle- cœur, et peut-être qu’alors vous entendrez parler de
ment sa peau est fine. Je le connais parce que j’avais Liu-May, la déesse des Caresses et des Langueurs
Humides. Je ne peux pas vous en dire plus pour le
moment, mon pauvre garçon, mais sachez que son - Je n’en doute pas, petit seigneur, je n’en doute
nom fait encore palpiter bien des cœurs aujour- pas.
d’hui, vous pouvez me faire confiance ! - Mais je ne sais pas trop où se passera notre pro-
Vous m’avez dit craindre Joliophe, mais c’est chaine leçon, monsieur.
parce que vous n’avez encore entendu parler de - Tiens donc, et pourquoi cela cher enfant ? »
Yerd, mon garçon. Yerd l’Incompris, le Marcheur L’enfant eut soudain un air très sombre. Une vive
d’En-Dessous. Yerd, isolé, sans amour et sans joie, inquiétude se lisait sur son visage.
on dit que c’est lui qui a créé la Faille dans la pro- « Père m’a dit que nous allions devoir partir au
vince de Dorngéir, afin de s’y réfugier et, à ce qu’on sud de la province, dans un domaine qui s’appelle
dit, de guerre lasse, il a fini par s’y endormir et y Casterès je crois.
mourir. Certains récits affirment que c’est de son - Ah ? Mais, la place des Neregny n’est-elle pas à
corps décomposé, hanté par les ressentiments, que Vernillane ?
sont nées toutes les horreurs qui hantent la Faille - Eh bien oui, mais Père a dit qu’il y avait des pro-
aujourd’hui. Rassurez-vous, ce ne sont là que des blèmes importants ».
histoires pour effrayer les enfants turbulents, et Le vieil instructeur hocha doucement la tête.
vous n’en faites assurément pas partie ! Toute son expression avait changé, on sentait subi-
Enfin, pour terminer, je veux vous parler de Ses- tement le poids des années sur lui. Il adressa un
vefiel, la Déesse du Souffle, du Vent et des choses sourire forcé à son élève.
Ethérées. Elle inspire les poètes et les ménestrels « Nous nous retrouvons bientôt pour notre pro-
depuis toujours, par l’amour des jeux d’esprit aé- chaine leçon, mon cher garçon », dit-il avec une dé-
riens. Elle a le sens de ce qui est beau, la vérité de solation dans la voix que le jeune enfant ne perçut
l’Art est inscrite en lettres d’or sur ses hanches do- que partiellement.
ciles. Elle est le rythme, l’accord majeur, le trait Ils se quittèrent là.
exact et délicat qui unit les hommes à la création. ~
~ Le vieil homme et le garçon se retrouvèrent sept
Le garçon regardait le vieil homme avec des yeux ans plus tard. Désormais âgé de quinze ans, le gar-
grands ouverts. Il finit par battre des mains, empor- çon était devenu un homme, et ce qu’il avait traver-
té par le plaisir de ce qu’il venait d’entendre. sé entre-temps l’avait amené à vieillir prématuré-
« Vous avez raison, s’exclama-t-il, je ne risque pas ment.
d’oublier cela ! » La fuite en catastrophe de Vernillane. La mort
Puis il se concentra et utilisa ses doigts pour brutale de son cousin préféré, Jistaan, qui avait reçu
compter les dieux : « Ceslan, Gaëlle, Joliophe, le carreau d’une arbalète dans son oeil droit alors
Ghâal, Serdhan, Liu-May, Yerd, Sesvefiel ». qu’il se trouvait à côté de lui. La force de l’impact
Il répéta les noms plusieurs fois, et encore et en- avait été telle que le projectile, en passant par son
core, pour les graver dans sa jeune mémoire. Puis il oeil, avait traversé tout son crâne pour ressortir par
se redressa subitement et s’exclama : « Il y a huit derrière, le tuant sur le coup. La chevauchée vers le
dieux comme il y a huit provinces ! ». sud, vécue de manière aussi cauchemardesque
Le précepteur eut un petit rire. « Oui, noble-né, qu’infernale, les forces de la famille Broscat les
notre continent est marqué par ce chiffre, n’est-ce poursuivant sans relâche. Et puis la traque. La
pas ? Et encore, vous ne savez pas encore tout, mais purge. Les arrestations. Les pertes humaines.
cela, ce sera pour une prochaine leçon ! Nous avons De son côté, le vieil homme s’était vu contraint
appris des choses importantes aujourd’hui et je de rester à Vernillane pendant tout ce temps et d’at-
veux que vous les reteniez. tendre que les choses s’apaisent quelque peu, afin
- Oh, je sais déjà tout !, s’écria fièrement le gar- de pouvoir venir au Domaine Casterès sans avoir à
çon. craindre de représailles. Déjà affaibli lors de leurs
précédentes rencontres, il était désormais franche- Les hommes et les femmes qui vivaient là, sur ces
ment diminué. Il se déplaçait lentement, à l’aide terres qui allaient devenir plus tard les provinces,
d’une canne dont il tenait le pommeau avec fébrili- érigèrent des temples, des monuments, des
té, et sa vue ne semblait pas très bonne. fresques, des objets, en l’honneur de leurs dieux, et
Le jeune homme sentit son cœur se serrer quand ils les vénérèrent, avec crainte et respect.
il le vit arriver, et qu’il constata que son vieux pré- Cela a probablement duré longtemps, très long-
cepteur conservait toujours le même sourire, mal- temps, jusqu’au moment où, sans qu’on sache pour-
gré ses problèmes de santé. quoi, ces dieux ont cessé d’être là, présents parmi
Il l’aida à marcher et le fit s’installer dans un fau- les simples humains. Sont-ils morts ? Ont-ils été las-
teuil confortable, en lui demandant à plusieurs re- sés d’être ce qu’ils incarnaient ? Ont-ils eu d’autres
prises si tout allait bien. missions à remplir ? Qui peut le savoir ?
« Non, ça ne va pas ! s’emporta le bon vieillard. Une fois partis, leurs cultes sont restés, ils se sont
Ça ne va pas car il y a une certaine leçon que j’ai mêmes renforcés et à mesure que le temps passait,
commencée il y a des années maintenant et que je des récits légendaires ont fait leur apparition, mais
n’ai jamais pu terminer ! Cela est inqualifiable et une aussi des rituels, des cérémonies, des chants, des pè-
insulte à tout principe pédagogique ! lerinages vers certains sites jugés sacrés. Et tout cela
- Allons, allons, mon cher monsieur, fit le jeune a tissé sa toile dans l’esprit et le cœur des hommes
homme avec un sourire amusé, je pense que nous et des femmes qui vivaient là, fondant leur sens mo-
pouvons remédier à cela ! Après tout, cela ne fait ral, leur but dans l’existence, leurs croyances les plus
que sept années que cette leçon a commencé ! » profondes et les plus essentielles concernant la vie
Ils gloussèrent tous les deux, pris par un plaisir et peut-être encore plus la mort.
nostalgique à se retrouver tous les deux, de nouveau Puis, tout s’est effondré.
et contre toute attente. Le jeune Calliandre de Neri- Le choc a dû être d’une violence à peine conce-
gny n’avait plus besoin de ce genre d’instruction, vable. Il faut s’imaginer le désarroi de tout un
mais la proposition saugrenue du vieillard, reçue peuple qui subitement voit l’ensemble de ce qui
sous pli discret dans une missive qui datait de constitue une spiritualité, agissant pour eux comme
quelques jours, l’avait à la fois amusé et ému. Il était un guide dans l’existence, être balayé à tout jamais
donc bien décidé à se livrer avec grand cœur au jeu avec une force inouïe, inimaginable, dévastatrice.
de l’élève et de l’instructeur. Il faut s’imaginer ce qu’ils ont pu ressentir quand
« La dernière fois, fit le vieil homme, je vous ai se sont ouvertes les portes de Dolente.
parlé de la Dame et des dieux qui se sont réclamés ~
d’elle sur ce continent, les huit dieux. Vous aviez ap-
pris leur nom comme une ritournelle pour être sûr
d’en n’omettre aucun ! Etes-vous prêt pour la
suite ? »
Calliandre tapa dans ses mains d’enthousiasme
pour rappeler à son maître son enthousiasme d’an-
tan.
8- Epilogue
Un vent froid se faufilait, tourbillonnant parfois
en petites rafales perfides qui vous glaçaient le dos.
Les personnes rassemblées ne bougeaient pourtant
pas et ne semblaient pas pressées de s’en aller. Le
cimetière de Vernillane était un endroit exposé sur
le versant sud-est de la ville, et on avait parfois le
sentiment que certaines bourrasques venaient di-
rectement de la Passe de l’Ode au Vent.
Le cercueil, tenu par des cordages, fut déposé
doucement dans la fosse qui avait été préparée pour
l’accueillir. Des officiels, des hommes de la Baronne
de Broscat, de la famille et des amis se trouvaient là,
autour du trou ouvert dans le ventre de la terre qui
s’apprêtait à engloutir la dépouille d’un homme
ayant consacré toute sa vie à essayer d’apprendre
des choses aux autres, avec patience et douceur,
sans jamais en retirer aucune gloire.
Calliandre de Nerigny sentit deux larmes couler
sur ses joues.
Il avait parfaitement conscience des risques ter-
ribles qu’il prenait en se trouvant là, lui dont l’ano-
nymat n’était assuré que très médiocrement par la
capuche de son manteau-cape. Il était venu contre
l’avis et les mises en garde de sa famille, à qui il ne
tenait jamais tête d’ordinaire. Les hommes de la ba-
ronne se trouvaient là et ce qu’ils feraient de lui s’ils
se rendaient compte de son identité ne faisait pas
l’ombre d’un doute.