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Éditions Albin Michel S.A., 1998

ISBN : 978-2-226-33852-5

Centre national du livre


I

1
Hadj Merzoug dit : l’hiver n’en finit pas d’hiverner. L’Azru Ufernane,
de ma place, tel que je suis assis, me paraît enveloppé d’une cuirasse de
froid. Tel il s’exhibe et tel il domine le pays.
Il dit encore au bout d’un moment  : le soleil nous boude depuis des
jours, des semaines. Pas un clin d’œil entre les couettes délavées des
nuages, toutes ces couettes que l’Azru Ufernane soulève de son chef
enturbanné de neige. Il les soulève, et il reste ainsi.
Il reprend, hadj Merzoug, il dit : à présent l’hiver nous montre comme il
s’entend à être dur. C’est l’essabaâ. Nous lui avons envoyé un de nos
chiens, l’un des plus vaillants de nos chiens, une écharpe rouge nouée
autour du cou. Pour l’affronter. Pour le détourner de Tadart. Oui, un peu
pour tout cela. On verra bien ce qu’il en sortira.
Il en est passé, du temps, et hadj Merzoug toujours  : protégé par ma
djellaba de laine brute, face à la porte ouverte, je me borne à regarder. J’y
passe des heures. Elles ne me servent à rien, ces heures. Elles n’ont qu’à
passer. J’ai couru après la vie et maintenant je ne cours plus. Elle m’a
malmené, la vie… autant qu’elle sait le faire. Je l’ai malmenée à mon tour
et j’ai gagné, si avec elle on croit avoir gagné à un moment ou à un autre.
Et dit-il  : j’ai gagné au moins l’indépendance de mon pays. Mais ça
n’aurait pas suffi. Il fallait gagner aussi son pain, s’assurer contre les jours
calamiteux, parer aux besoins de sa progéniture et à ceux de la fille d’Adam
qui vous a soutenu au long de ce chemin de servitude.
Puis il dit  : avec le temps, Djawhar, malgré ses quelque dix ans en
moins, m’a rattrapé. Aujourd’hui nous portons, elle et moi, le même âge sur
la figure, nous ne sommes plus qu’un couple de frère et sœur.
Il dit : cependant personne, pas même elle, ne sait, sauf celui qui sait
tout, combien j’ai couru, combattu. Et si elle s’en doute, ça ne va pas plus
loin. Mais quelle importance ? À présent, il ne reste de moi qu’un homme
assis.
Il dit : on m’appelle hadj Merzoug et je ne suis pas plus hadj qu’un âne
dans son écurie. C’est à cause de mes terres, de mes troupeaux. Des terres,
des troupeaux que j’ai affermés, mis entre les mains d’un khammès
finalement. Ainsi ne suisse pas le seul à en vivre. On se détache peu à peu
des choses de ce monde et on dit avoir appris la sagesse.

2
Yéma Djawhar dit : je vais, je viens, trotte que je te trotte, de-ci de-là, et
ainsi de toute la journée, depuis tôt le matin. Il me semble n’avoir jamais
fait autre chose. Sinon quoi  : rester assise, les jambes croisées  ?
Abandonner la maison à elle-même ? De-ci de-là.
Elle dit, elle poursuit : les montagnes, blanches sous leur haïk de neige,
n’ont pas l’air de bouger et sans doute rêvent-elles des caftans verts qui leur
manquent. Mais qu’elles attendent un peu, ça se fera, elles bougeront,
partiront… Pour revenir, noires, efflanquées, des femelles impudiques, des
ogresses.
Elle dit, yéma Djawhar  : la pluie, en voilà encore une autre. Elle est
revenue, elle a semé ses aiguilles d’argent, mais elle a retroussé vite ses
jupes, jusqu’au ciel. Un ciel qui ne s’enivre pas d’azur mais d’une mixture
trouble. Et le froid a fait son retour. Quel vilain temps, un torchon mouillé.
Chaque jour un peu plus mouillé.
Elle dit, elle continue, yéma Djawhar  : il n’y a que les matins qui
s’étirent sur de belles couches de gelée blanche. Pour se lever, c’est une
autre histoire. Ils prennent leurs aises et ne se décident qu’au dernier
moment, et en rechignant.
Yéma Djawhar encore : également de retour, les aigles. Eux, on les voit
planer dès l’aube. C’est à se demander s’ils ne dorment pas tout là-haut,
s’ils descendent jamais ici-bas. Ils refusent, pour sûr, de se mêler des
affaires de notre pauvre monde, de se commettre avec nous. Oui, pour sûr.
Ils planent.
Elle se parle, elle se parle, yéma Djawhar : mais l’heure de midi allume
parfois des lueurs qui ressemblent à des clins d’œil lancés au loin, décochés
au printemps pour l’inviter à venir, que la route est quasiment libre. Et tout
du long, je vais, je viens dans une maison qui se fait de plus en plus grande
à mesure que ma vie avance avec moi. Par l’effet de l’âge, on découvre bien
des choses dont on n’avait pas idée. La première de ces choses, c’est que
vous les voyez comme, je suppose, les voient les aigles depuis leur hauteur.

3
Les jours ne font que passer. Hadj Merzoug dit : le gel mord de plus en
plus cruellement. C’est l’époque de l’année, l’essabaâ, qui le veut. Le vent
avance armé de couteaux. Pour lui faire lâcher prise, nous avons, comme il
se doit, expédié ce chien avec ce chiffon rouge noué autour du cou et
certains mots ajoutés, murmurés à l’oreille. Il appartient à Hachemi. Il lui
appartenait. Le Hachemi l’a offert de bonne grâce. Cela donnera quelque
chose ou cela ne donnera rien, mais la bête ne reviendra pas. On n’a jamais
entendu dire que l’une d’elles soit revenue. Aussi vieux que j’aie vécu, je
n’en ai pas vu une revenir, de mes yeux vu. Elles ne reviennent pas.

4
Elle dit, yéma Djawhar  : celui qui irrigue ses figuiers au cours des
dernières nuits d’essabaâ, et ce sera pour bientôt, peut préparer son séchoir.
Il aura fort à faire avec la récolte qui l’attend. Il n’est pas certain qu’Ymran
le sache. Il va falloir tout lui apprendre, tout lui enseigner. Tout sur sa terre,
tout sur nous qui vivons dessus, tout sur nos habitudes, s’il est dans ses
intentions de rester.
Elle dit  : rappelée auprès du Seigneur Dieu, sa mère l’a laissé tandis
que, vieille comme je suis, je me réjouis, je le considère déjà comme le fils
que je n’ai pas eu, un fils de dernière heure. Moi, je n’ai engendré que des
filles. Et qu’est-ce que les filles ? Des pigeonnes pressées de quitter le nid
où elles ont ouvert les yeux pour aller faire leur propre nid ailleurs.
Elle dit, yéma Djawhar : j’aimerais voir Ymran rester, en plus qu’il est
un garçon.

5
Il dit, hadj Merzoug  ; c’est un autre jour  : user de patience, attendre,
rassemblés entre les mains de nos montagnes ; de la patience, nous en avons
à en revendre.

6
Yéma Djawhar dit : c’est au cours d’essabaâ que se produira la Grande
Destruction, si elle doit advenir. Et pourquoi n’adviendrait-elle pas,
puisqu’elle a été annoncée ? Et si ce n’est cette fois, ça pourrait arriver au
prochain essabaâ. On ne sait pas. Aussi faut-il s’acquitter, sans jamais
remettre au lendemain, de ses devoirs de piété, d’amour envers autrui,
distribuer pain et olives, pain et figues, implorer le pardon de tous. Le
Miséricordieux, qui nous regarde, nous le revaudra.
Et dit-elle encore : notre homme, lui, ne pense pas toujours à faire ses
dévotions, assis à longueur de journées comme il est, assis là-bas dans la
grande pièce de réception où il se plaît à rester en tête à tête avec lui-même.
À longueur de journées en face d’une porte ouverte par tous les temps. Il
n’y songe pas souvent. À moins qu’il ne rende ses devoirs à Dieu d’une
manière dont lui seul a le secret. Je n’en serais pas surprise, c’est bien de
lui, une manière qui nous échappe à nous, sa femme, qui avons tout de
même passé sous son toit le temps d’une existence.
Et dit-elle encore : les gens lui donnent du hadj, par conséquent c’est
une affaire qu’il traite avec son Créateur. Que Merzoug soit un mauvais
homme et manque de cœur, il s’en faut de beaucoup. Simplement, il a un
cœur de chardon bourru.
II

1
Hadj Merzoug est juste en train de dire  : en attendant, un oiseau, s’il
s’aventure hors de son nid, il tombe comme une pierre, mort. Dans le pis
des chèvres, le lait tarit au dam de nos petits. Les poules ne pondent plus.
Attendre. Il n’est rien que nous ne sachions faire aussi bien. Attendre
des jours meilleurs et l’aman du Ciel. Et si quelqu’un trouve que l’attente
devient longue et, partant, l’existence encore plus longue, celui-là c’en est
fait de lui, il a consommé son capital de vie. Oh l’homme quand, les jambes
alourdies, il ne se lève plus qu’à grand-peine et, une fois debout, peine
autant à marcher. C’est moi, hadj Merzoug, qui le dis.
Qu’on me pardonne. Je dis beaucoup de choses, mais je peux toujours
les dire : il n’y a personne pour m’écouter. Ainsi, je ne bavarde qu’avec ma
personne.
Sur le point de s’éteindre, la bougie brille de son plus vif éclat. De
même procède le froid, oui, de même et si, avant peu, son règne aura passé,
nous en serons redevables à notre chien : un brave. Il faudra se le rappeler.
Guidé par un noble courage, il en aura été le pourfendeur. Les nuits du
berger, les heureuses nommées, on les sent proches nonobstant les misères
dont nous aurons encore à pâtir. N’est-ce pas qu’il y a un temps pour tout ?
Cela est, et cela nous vaudra une première générosité du Ciel : pouvoir
conduire nos troupeaux sur les pâturages. Certes pas trop tôt, en fin de
matinée seulement, pour les faire rentrer, non plus trop tard, avant que sur
les pas du soir ne reviennent les gelées. Il n’est si sombre nuit qui ne
ramène le jour.
2
Yéma Djawhar dit, poursuit  : Ymran apprendra vite. Si jeune qu’il
paraisse, il a de la tête, ça se voit. Plutôt, il réapprendra, la mémoire
ancestrale le revisitera. À la science des siens, il boira, se désaltérera. Mon
cœur s’accroche à lui et j’y puise une nouvelle vie. Cher enfant, si beau, le
Ciel nous l’envoie. Bénie, la mère qui l’a mis au monde et qui, du paradis,
maintenant le suit des yeux.

3
Hadj Merzoug en est à dire aujourd’hui : les montagnes entrent en mue.
Je le vois d’ici. De plus en plus léger, leur fourreau de neige se détache par
pièces, par plaques. Dépouillé bientôt de sa pelure blanche dans laquelle il
parade, l’Azru Ufernane, nu, révélera en dessous, comme il en est souvent
des phénomènes de ce monde, une nature aussi noire que celle d’un
corbeau, aussi hirsute que celle d’un sanglier. Tel il se présentera et tel il le
restera jusqu’à ce qu’il obtienne sa vêture de printemps.
On commence dès lors à guetter les choses et les voix qui montent des
choses, à examiner le ciel vers quoi les arbres tendent leurs bras déplumés.
Les rochers eux-mêmes, taciturnes, se mettent à l’écoute. Les voix qu’on
surprend émanent de tout et de rien. Elles s’emparent de l’espace, elles vous
cernent, elles jargonnent avec cet enrouement qu’elles rapportent de leur
lieu d’émission : les empires souterrains, peut-être de plus bas encore.
À des moments, elles ne vous semblent pas moins familières que les
voix qui parlent en vous et puis, un instant après, elles sont des inconnues
qui s’adressent à des inconnus. Ce n’est pas vous qu’elles interpellent, ce
n’est pas votre oreille que sollicitent leurs confidences. Et vous ne savez
pourquoi elles font cela. Mais pour entêtantes qu’elles soient, sur les routes
du pays, déjà loin, elles courent, elles s’égaillent.
Sont-elles filles d’Iblis, créatures de charme envoyées pour nous perdre
avec leurs refrains ou, au contraire, filles de lumière, prophétesses allant au
vent, fières de leur charme et répandant la bonne parole, annonçant bien et
bonheur  ? Le souhait de mon cœur serait qu’elles comptent parmi ces
dernières maintenant qu’approche l’ennissan.
Les temps, de tout temps, ont fini par advenir. L’ennissan ne saurait
tarder. Traversée de brefs éclats de soleil, souvent s’égrène à présent une
pluie en perles de cristal. Une bénédiction quand elle nous honore de ses
bienfaits. Qui se laisse asperger par elle est prémuni contre les maux de tête
durant une année. Elle fait les chevelures longues aux femmes et aussi fort
croissent nos orges, nos blés.

4
Yéma Djawhar dit  : Ymran est arrivé en même temps que les
hirondelles. N’est-ce pas de bon augure  ? Sur l’heure, il s’est mis à tout
examiner, tout visiter, à s’étonner de tout. Et sous la voûte azurée, les
promptes hirondelles, à l’œuvre, allaient, venaient, navettes ne se lassant
pas de tisser une tapisserie que, pour leur plaisir, seuls voient les anges.
Quant aux cigognes, elles étaient déjà là. Elles, leurs nids, tout faits, les
attendaient. Elles ne se sont donné que le mal de les occuper et de
proclamer leur retour à grand renfort de claquements de bec. Oui, oui, nous
le savons, leur disions-nous, soyez les bienvenues. Et, comme un rayon de
soleil, Ymran est apparu là-dessus.
Et dit-elle encore  : mais attention, la personne qui repérera un aigle
pour la première fois devra prononcer : « Je t’ai aperçu, roi des airs, et je
me tiens debout devant toi.  » Elle peut alors, cette personne, en tirer un
présage. Les yeux fermés, qu’elle ramasse donc une poignée de terre sous
son pied droit et l’examine bien ensuite. Y découvrira-t-elle quelque poil
d’animal, elle en observera la couleur  : s’il est noir, c’est signe qu’elle
achètera un âne ou un mulet noir. Mais que vous vous trouviez couché au
moment où le rokhma vous apparaît, demandez à ce moment protection aux
saints, c’est une annonce de maladie, ou pis, de mort. En revanche, si vous
vous trouvez assis, vous n’aurez rien à craindre de tel.
Elle ajoute, lalla Djawhar après une pause  : et non plus, si vous êtes
surpris en marche, mais vous serez accablé de corvées toute l’année.
Comme moi. Comme je le suis.

5
Hadj Merzoug dit : à ma place habituelle, assis aujourd’hui comme hier.
Assis comme chaque jour. Puisque c’est ma place et que j’aime y être, un
poste d’observation d’où j’accompagne du regard les heures dans leur
procession. J’en ai vu arriver et passer  ! J’en verrai d’autres, je n’ai qu’à
demeurer assis et à garder l’œil ouvert.
J’occupe ma patience de ce qui se donne à voir. Je n’ai qu’à fixer mon
attention sur les monts qui s’encadrent dans le cintre de cette porte et
j’engrange tout le savoir du monde, ma poitrine se remplit de toute la
science qu’un homme se doit d’acquérir, celle qui importe  : connaître le
temps qu’il fait et l’heure qu’il est.
Jour après jour, heure après heure, hadj Merzoug est là qui dit ou
redit : sous la croûte de glace, on sent tressaillir la vie. Ils sont en train de
rendre l’âme, les grands froids. Révolues même les nuits du berger.
Il dira encore  : du nouveau  ? Chaque jour apporte son lot. Plus que
cela, il s’est produit un événement. Il y a que le garçon, fils de ma sœur,
Ymran de son nom, nous est arrivé d’au-delà des mers. Ni moi ni la
maîtresse de maison ne l’attendions. Si, à son entrée, je ne m’étais pas
trouvé assis, la surprise m’aurait assis.
Hadj Merzoug reprend  : nous l’avons accueilli. Pas son père, pas sa
mère, pas les autres enfants. Eux, ils sont restés en cette terre étrangère où
ils resteront d’éternels étrangers, guère très aimés, à ce qu’on dit. Non, et
surtout pas la procréatrice, El Akbar l’a rappelée à lui. Et juste après, son
garçon est parti de là-bas pour accourir jusqu’ici, nous avons appris cette
mort de sa bouche, autrement nous n’en aurions rien su. Et elle était ma
sœur, une sœur dont je ne reverrai plus le visage désormais couvert d’un
limon qui n’est pas le nôtre.
Pensant à elle, je me demande  : «  Comment s’y sent-elle  ? Comment
l’endure-t-elle ? »
III

Il est là, hadj Merzoug, à veiller sur ses pensées, moutonnaille


pacageant par d’improbables herbages ; et yéma Djawhar arrive. Elle porte
des deux mains, avec mille précautions, un plateau rond, en cuivre. Mais
elle commence par se débarrasser de ses mules sur le pas de la porte et
n’entre qu’ensuite. Des tasses s’entrechoquent, tintent à qui mieux mieux
dans le plateau quand elle le pose par terre. Et il est là, hadj Merzoug, à
penser : « Ai-je dit qu’il y a un temps pour tout ? Alors, il y a un temps pour
le café de l’après-midi. »
Ce café a déjà été précédé par son arôme.
Lalla Djawhar a déposé son attirail devant l’homme auquel, de toute
éternité, il a échu d’être son époux, comme il est assis sur un matelas, les
jambes repliées, mais l’une couchée et l’autre relevée pour servir d’appui à
son coude, mais à présent il suit ses mouvements d’un œil fixe tandis que,
s’aidant de son poing planté sur le matelas d’angle, s’empêtrant dans ses
robes, elle en est encore à occuper sa place et à soupirer :
– Sidi Afalku, étends ta protection et celle de tous les saints sur nous.
Alors hadj Merzoug, à part soi  : «  Je ne suis pas le seul à ne plus
compter les ans ; ce qui ne rend pas les miens moins lourds à traîner. »
D’une voix de muet, presque inarticulée, il s’étonne :
– Quoi, déjà quatre heures ?
Avec sa brusquerie habituelle, yéma Djawhar dit, en même temps que
s’élève au loin, diaphane, le chant d’un coucou :
– Tu le sens bien, les jours rallongent.
Elle se met à servir, les cris de l’oiseau, à la distance où ils retentissent,
doivent allumer des cercles de lumière.
L’odeur, mi-musc mi-poivre, du café s’approprie l’air, sombre,
capiteuse.
Hadj Merzoug à même le bord de sa tasse aspire une première gorgée.
– Et Ymran, que fait-il ?
– Ymran ?
Les sourcils levés haut, yéma Djawhar attend un retour de mémoire
puis, agitant la main comme pour chasser une mouche importune, révèle :
– Il est sorti. Des garçons de son âge sont venus le chercher.
Les réflexions dans le maquis desquelles s’engage alors hadj Merzoug
après cette réponse : « Elle n’en dit pas plus et pourtant, dans sa tête, elle
tient fin prêt tout un discours. Ça se lit sur son front. Un discours élaboré
d’avant  ; d’avant qu’elle ne se soit assise, d’avant qu’elle n’ait fait son
entrée. Elle ne le livrera pas mais, patience, il se délivrera tout seul. C’est
dans ses manières. » Des réflexions qu’il garde pour lui.
Lui qui, comme à l’ordinaire, n’attendant rien de personne, ne gaspille
pas ses mots.
En lieu et place de ce qu’elle aurait sans doute aimé dire, de ce qu’elle
aurait pu dire, elle aussi se contente d’ajouter :
– La providence nous l’a envoyé.
– Nous savons cela. Sinon, quoi d’autre ? Que se passe-t-il avec lui ?
– Avec lui ? Rien. Il ne se passe rien.
– Mais avec toi ?
– Avec moi ?
Yéma Djawhar hausse les épaules.
– Avec moi, rien non plus. Je me demande seulement s’il va rester.
– N’est-il pas venu de son propre gré se placer sous notre aile ?
– Il l’a fait, oui. Mais est-il bien ici ?
– Qu’est-ce à dire ?
– Qu’est-ce à dire…
– Qu’est-ce que ces facéties ?
La pensée que la vieille dame avait en tête finit par prendre la forme
d’une question, une question qui… une question dont elle ne se doutait pas
qu’une fois traduite en mots elle paraîtrait des plus saugrenues :
– Pour l’instant, il est ici, auprès de nous, n’est-ce pas ? Nous le savons,
nous, mais lui  ? Le sait-il  ? Sait-il où il est  ? Demain, en sera-t-il plus
instruit et, nous, plus avancés ?
Le visage ramassé autour de la bouche, lalla Djawhar s’est absorbée
dans la contemplation de quelque chose qu’elle est seule à voir.
–  Il ne nous manquait plus que cela  : que tu te mettes à parler par
énigmes ! clame hadj Merzoug. Calembredaines ! Il est venu de lui-même,
il est ici, et il le restera !
Elle, pensive :
– Le Ciel t’entende. Elle réitère :
– Le Ciel t’entende. C’est une vie que nous avons reçue en dépôt.
– En dépôt ?
– Plaise à Dieu, oui.
– Et qu’il faudra restituer, bien sûr, un jour !
– Bien sûr, comme la vie et tout ce que nous avons reçu avec elle, cette
lumière justement dont jouissent nos yeux…
– Cela dit, où veux-tu en venir ?
Pacifiques, pacifiantes, à l’autre bout du pays, carillonnent sans une
pause les deux notes renouvelées du coucou. Mais cet homme et cette
femme ont-ils encore des oreilles à leur prêter ?
– Où je veux en venir ?
Visiblement prise au dépourvu, lalla Djawhar réfléchit.
– Mais à rien. Est-il beau ! Sidna Yucef lui-même, en personne !
– Je me pose vraiment la question.
– C’est tout le portrait de Sidna Yucef, qu’on se pose ou ne se pose pas
la question.
–  Femme, as-tu vu de tes yeux Sidna Yucef, ou son portrait  ? Jamais,
n’est-ce pas, et pour cause  : il a vécu avant notre Prophète  ! D’ailleurs là
n’est pas la question. La question que je me pose.
– Et quelle est-elle, cette question ?
– Elle est que je me demande où tu veux en venir avec tes histoires de
Sidna Yucef, tes parlotes et autres niaiseries.
– Quelles parlotes ? Mais à rien. Je m’interroge à propos de l’avenir, pas
plus.
–  L’avenir  ! Des vieux tout rouilles, s’inquiéter de l’avenir  ! Peut-on
imaginer plus grande sottise ? Peux-tu me dire de quoi il sera fait ?
Remise de la sorte à sa place, lalla Djawhar ne trouve plus ses mots, les
yeux qu’elle porte sur son mari débordent d’une vague détresse – des yeux
aux paupières fripées mais encore beaux et qui, soulignés de khôl, brillent
d’un éclat humide. Elle n’a jamais compris cet homme et ce n’est
assurément pas aujourd’hui…
– Tu commences, poursuit-il, la sermonne-t-il encore du même ton vif,
par des histoires de Sidna Yucef, de son portrait, ça n’est que fadaises et
considérations oiseuses, tu embrouilles tout, et voilà où nous en sommes !
Il parle, le regard dirigé ailleurs, ou en dedans, ce qui lui ressemble
assez.
Calmement, yéma Djawhar fait :
–  Enfin quel mal y a-t-il à le trouver aussi beau que Sidna Yucef  ? Il
restera, j’en suis persuadée, moi aussi. À nous de savoir nous y prendre de
la bonne manière avec lui.
– Anges du ciel, secourez-moi ! De Sidna Yucef ou dYmran, qui restera,
de qui est-il question ?
– D’Ymran, évidemment. De qui veux-tu d’autre ?
Un pli se marque chez elle aux commissures des lèvres et des paupières
à cet instant. Ce n’est pas un sourire ; et c’en est un pourtant.
Hadj Merzoug lève un bras et, d’impuissance, le laisse retomber.
– Faites, anges du ciel, que nous nous entendions avec nos semblables !
De nouveau, sur ses terres de silence, il se retire, plutôt part en chasse :
« La crainte qui habite cette femme, elle m’habite aussi. Elle et moi, vivons
de l’espoir que nous a rendu ce garçon. Que nous le perdions, et nous
aurons tout perdu… Si ça se présente, l’envie lui reprendra de retourner là
d’où il vient. Il pourrait faire ses paquets n’importe quel jour et nous dire au
revoir et merci. Car, au fond, et c’est indéniable, qui est-il  ? Le savons-
nous ? Il est de notre sang et, non moins, quelqu’un d’autre. Un inconnu en
somme prêt à tout faire autrement que nous. »
D’une force météorique, le discours de lalla Djawhar se libère soudain,
échappe à son contrôle :
– Je n’ai jamais eu que des filles ! À ce jour, elles sont casées, toutes,
grâce à Dieu. Aussi aimerais je le voir rester, remplir cette maison ! Rester,
remplir cette cour, remplir ces quelque huit pièces qui ne dépareraient pas
en ville, qui soutiendraient peut-être même la comparaison à leur avantage !
Ni l’eau courante ni l’électricité n’y manquent, pas même un hammam !
Hadj Merzoug, loin d’écouter ce caquet, réserve son intérêt à une autre
parole, aux échos répandus par une autre voix, qui dit : « A aucun moment
il n’a fait allusion à un éventuel retour auprès des siens et pourtant il faut
que notre femme trouve à tout prix des raisons pour se mettre et vous mettre
martel en tête. Elle ne conçoit le monde que sens dessus dessous et
malheurs à la clé. »
Dévidant sa pelote mais, cette fois, sans véhémence, tranquillement,
elle-même, yéma Djawhar, s’adresse moins à hadj Merzoug qu’à des tiers
bien présents encore qu’invisibles :
– Dans son pays étranger, avait-il mieux ? Pas sûr. On n’y trouve pour
se loger, dit-on, que des espèces de ruches. Des ruches, dit-on, hautes à
toucher le ciel  ! Entassé là, vous essayerez en vain de l’entrevoir, ce ciel.
Vous ne quittez une chambre que pour accéder à une autre avec un plafond
au ras de la tête. Sur mon âme, j’ignore comment ces malheureux
parviennent à respirer.
Sans y penser, de sa place, elle lève les yeux pardessus la cour vers son
ciel à elle. Dans sa distraction, elle n’a pourtant pas l’air de remarquer tout
ce qui, ouvert, léger, lumineux jusqu’à la phosphorescence, afflue par la
porte et qu’elle reçoit en confiance.
Hadj Merzoug, lui, se fie aux pensées qui l’entraînent dans leur sillage,
vagues, flots  : «  Il n’existe certes pas de raisons, bonnes ou mauvaises, à
même de retenir qui que ce soit où que ce soit dont l’envie de prendre le
large est la plus forte. C’est ainsi. La vie n’est qu’envies et, comme on la
vit, elle vous mène plus que vous ne la menez. Ymran est un olivier dans la
plénitude de sa fleur. S’il voulait, il serait ici un olivier-roi… Oh, pauvre de
moi qui me perds ainsi en stériles rêveries et pauvre de celle qui, à mes
côtés, jabote pendant ce temps, oubliant qu’elle m’a honoré plus souvent
qu’à mon tour d’aussi longues allocutions, oubliant toujours et peuplant de
bavardages cette maison… qui serait peut-être trop pleine de vide sans
cela. »
Les propos de sa femme, à cet instant, lui deviennent subitement
intelligibles. Elle dit, ce qu’on sent amené de loin :
–  … son passage à l’âge adulte doit être célébré. Tu es bien de mon
avis ? Il a beaucoup à apprendre, il ne faut pas tarder. C’est un homme déjà.
Tout de suite, hadj Merzoug rétorque, lui coupant ses effets :
– De quoi parles-tu ? Quelles idées as-tu derrière la tête ? Tu penses à
ces choses douteuses, tes pratiques de sorcellerie. C’est ça, n’est-ce pas  ?
Ah, les femmes !
Cette lamentation émise, il garde le silence. Mais à peine un moment
après, n’y tenant pas, il revient à la charge :
– Je m’en doutais ! Ce que tu avais à l’esprit, je l’avais flairé dès que tu
es apparue sur ce seuil. J’avais compris que tu allais me sortir des
billevesées de ce genre. Qu’il apprenne d’abord qui il est, ce garçon, et il
deviendra, pour lors, l’olivier en la plénitude de sa floraison, l’arbre dont les
racines plongeront profond dans cette terre !
– Fais allégeance au Seigneur ! Je n’ai encore rien dit jusqu’ici.
– Tu n’as encore rien dit !
– Je n’ai pas ouvert la bouche.
– Ne te fatigue pas alors, si c’est pour avoir le dernier mot.
Surgie par surprise, énorme, la difficulté occupe le terrain, obstrue l’air.
Avec l’énorme, et son mutisme, comment s’y prendre  ? Une question sur
laquelle, charbonneux, les regards de lalla Djawhar restent dardés  : la
question telle qu’elle s’est inscrite dans l’abîme du jour.
Troublée, la vieille femme bredouille :
– Sidi Afalku, étends ta protection.
– Hein, qu’est-ce que tu marmonnes ?
– Non, rien.
Entre l’épouse et l’époux, le silence s’est réinstallé.
Le même silence dure.
Et la chose énorme ? On ne sait pas. Ici, dans la pièce, ou dehors, dans
la cour, rien ne ressemble à soi-même moins qu’à l’ordinaire.
IV

1
Hadj Merzoug dit : le monde est vaste, il se peut. Mais, fraternel ?
Est-ce pour être aimé qu’on s’expatrie ?

2
Un moment, des moments ont passé, hadj Merzoug dit  : le monde est
vaste sans doute. Nous, il nous suffit d’être de chez nous. La bouchée de
pain mangée ailleurs me deviendrait, moi, une bouchée de chagrin et la
gorgée d’eau que je boirais, une gorgée de fiel. Je me dis ça, mais qu’ai-je à
dire d’eux, qui sont partis, que vais-je me permettre de dire ?
Leur situation, nous ne la connaissions pas, rien, ils n’ont jamais envoyé
un bout de nouvelle et la distance s’est creusée entre nous comme cette
tombe où, à présent, ma sœur est couchée. Comme cette tombe. Mais ils
nous ont envoyé Ymran, j’en conviens  ; je les en remercie. Sauf qu’au
premier jour de son arrivée, lui-même m’a fait l’effet d’un ressuscité d’entre
les morts.
Jusqu’à son nom, avant qu’il ne l’ait prononcé en notre présence, nous
était étranger. Et, miséricorde, plus encore étrangers, les frères et sœurs
qu’il a laissés derrière lui.
Sans doute les parents avaient-ils leurs raisons pour s’exiler. Mais eux,
les enfants, quelqu’un leur a-t-il demandé s’ils avaient leurs raisons ?

3
Hadj Merzoug dit : Ymran a dû tout de même se poser la question et, se
l’étant posée, il n’a plus pensé qu’à nous revenir. Bénie soit l’inspiration qui
l’a poussé vers son pays ; et notre seuil, béni, s’il l’a franchi pour demeurer.
Mon cœur, déjà, se soucie et s’alarme qu’il ne prenne à ce garçon la
fantaisie de reficeler son baluchon et de nous tourner le dos. Non, il ne fera
pas ça. Celui qui a irrigué ses figuiers durant les nuits du berger est assuré
de se retrouver avec un séchoir bien fourni.
Ce n’est pas de figues que mon séchoir, avant l’heure, s’est rempli, mais
d’un jouvenceau, un presque homme. Le figuier, cet arbre aux fruits de jade
et au cœur de braise, le figuier aux souples ramures emperlées de larmes
sucrées qui affolent les oiseaux, et gare si on ne les cueille sans différer  :
rameutés, les martinets et autres volatiles seront par milliers à en vouloir, et
en vouloir encore. Figuier dont le lait caustique nous guérit des verrues,
figuier drapé de clair et de cette odeur de semence mâle quand, le vent plein
les feuilles, tu te dépenses en gesticulations. Arbre de toutes les
exubérances, arbre-jouvenceau dans ton éternelle jeunesse qui réjouit la vue
et l’âme, garant es-tu de tous les soleils, de toutes les questions et de leurs
réponses, quand tu prodigues à profusion tes fruits. Nous naissons de notre
mère et de notre imagination, arbre-gardien. Tu as, de notre imagination, et
la forme et la force, arbre-gardien.

4
Il dit encore, hadj Merzoug, il dit : du nouveau ? On ne voit que ça en
ce moment. On en voit tant et plus. Mais il y a nouveau et nouveau et, dans
certains cas, on s’en passerait volontiers. Le Diable m’emporte, et les
habitants de Tadart avec moi, si j’arrive à me faire par exemple à l’idée que
le chien d’essabaâ soit revenu ! Le chien que nous ne pensions plus revoir,
et qui réapparaît. Lui-même en personne. Un revenant  ! Je le regardais et
n’en croyais pas mes yeux, n’avais pas confiance. À l’exception de
Hachemi, il n’en allait pas différemment des autres, de nous tous.
C’était il y a quelques jours, Ymran venait d’arriver et l’animal a
émergé comme des profondeurs de la terre. Et moins, semblait-il, pour
reprendre ses quartiers chez Hachemi, ou nous faire une politesse, que pour
obéir à quelque chose d’au-dessus de lui, au-dessus de sa volonté, une
espèce de force  : quelque chose d’incompréhensible en tout cas. Si loin
qu’on interroge les annales de Tadart, jamais rien de tel ne s’est produit.
Recevoir le ciel sur la tête nous aurait fait la même impression. Car nous
l’avions formellement reconnu, c’était lui, avec cependant un autre air et
l’écharpe rouge en moins dont il avait été paré lors de son départ. Qu’en
avait-il fait ? Ce n’était pas une grosse perte, un chiffon.
Et se garder ainsi d’entrer dans le village, d’en outrepasser les limites,
n’était-ce pas curieux ?
Planté, et pas seul pour bien faire, en compagnie d’une femelle et de
trois petits, sous le gros chêne qui, aux abords de Tadart, s’agrippe à un
entassement de rochers, il laissait sa langue pendre, fumer dans le froid
revenu aussi comme par hasard, un froid bleu d’enfer. Figé à sa place, il
arrêtait sur moi, sur nous tous, le regard insondable du monstre qui dort en
chaque animal – et parfois en l’homme. N’étaient les palpitations de leurs
flancs, on aurait dit des bêtes tirées, toutes taillées, de la pierre.
Et la vérité m’a aveuglé. Au contraire de nos chiens, ceux-là n’avaient
rien d’humain  : ni le père à présent, qui était de chez nous pourtant, ni
moins encore sa smala. Des animaux qui n’ont rien d’humain ? Balivernes !
Comment une invention aussi biscornue avait-elle pu germer dans ma
cervelle  ? Des chiens qui tiennent de l’homme  : et pourquoi pas des
hommes qui tiendraient du chien  ? Le froid nous arrachait les larmes des
yeux, le pays qu’il étreignait à l’entour avait l’air exsangue et nous restions,
tout le monde restait à vouloir apprendre ce qui allait se passer.
5
Et hadj Merzoug dit  : à la fin, il ne s’était rien passé, si ce n’est que
cette exhibition m’avait mis mal à mon aise. Quel non-sens  ! Sûr que
Hachemi avait été le maître du chien. Mais plus maintenant, c’était fini.
Alors causer avec lui, le raisonner  : –  et je t’invoque le passé, te rappelle
comment je t’ai élevé, nourri, des détails sur lesquels il s’étendait, se
laissant aller, et cela sans pudeur, uniquement pour qu’un corniaud vienne
reprendre sa place chez vous  – c’était un peu fort. Il le faisait certes,
Hachemi, et cependant il ne s’en approchait pas.
Le chien, lui, comme s’il l’écoutait, ce qu’à l’évidence je n’arrivais pas
à croire, ouvrait une gueule d’où pendait toujours la flamme vive qui lui
servait de langue. Par instants, il clignait des yeux qu’on aurait bien cru
fardés au khôl, et qui luisaient plus que de raison. Il penchait aussi la tête de
côté, de l’air de se demander, autre illusion, ce que voulait cet homme. Il
n’échappait à personne que l’animal ne refusait ni n’acceptait de le
reconnaître. Il l’ignorait.
Hachemi s’obstinait néanmoins à lui débiter ses sornettes, à lui rabâcher
que soi-disant il était heureux de le savoir de retour et que s’ils le suivaient
chez lui, tous les cinq, ensemble, il en serait encore plus heureux.
Il gaspillait sa salive. Il perdait son temps. La bête, ça se voyait, ne
comprenait plus notre langage. Son regard ne reflétait que vide, indifférence
et aucune trace de cette expression humaine qu’on relève à l’occasion dans
les yeux de ses congénères.
Quant au restant de la troupe, n’en parlons pas  : tête haute, langue
flottante, on y affectait un calme suspect, une superbe plus proche de
l’hostilité que de la confiance. La superbe de la sauvagerie.

6
Il dit alors : devant le spectacle de cet homme priant une bête, j’avais
eu soudain un haut-le-cœur. J’avoue, j’étais retourné. J’étais affligé. Pour
lui, pour nous. Déjà, si fort qu’aucun d’entre nous s’estime attaché à aucuns
autres, la parole n’assure ni n’implique la compréhension, que dire lorsqu’il
s’agit d’animaux, partageraient-ils notre vie et notre pain ? Que penser ? Il
ne lui venait pas en tête, le Hachemi, qu’il s’entretenait avec quelque chose
qui n’avait jamais appartenu qu’à soi-même et que les mots pleins d’amitié
qu’il susurrait étaient de la belle et bonne monnaie jetée à une créature qui
n’en avait que faire.
Merzoug dit, conclut : j’étais édifié avant qu’il n’eût achevé de parler ;
bien avant. Ce chien ne reviendrait, ne retournerait pas chez lui, et moins
encore accompagné des siens.
J’en avais assez vu et entendu ainsi  ; vu, entendu plus que je n’étais
capable d’endurer, d’approuver. Ne tenant pas à y ajouter mon grain de sel,
ne songeant qu’à retrouver mes pénates et la paix, je les avais laissés tous
avec Hachemi et ses chiens et m’étais éloigné.
Des chiens qui ressemblaient davantage à des loups qu’à des chiens  !
Mais c’était folie que de les ménager, que d’essayer de les remettre dans le
droit chemin. Il aurait plutôt fallu les abattre sur place. Il a, Hachemi, perdu
le jugement.
Après ça, il leur aurait servi à manger, a-t-on raconté. Seulement eux,
avant de montrer leur échine et de s’en retourner là d’où ils étaient venus,
dédaignant sa nourriture, ils n’y avaient pas touché. Ils ne l’avaient pas
même flairée avant de se retirer et de s’en aller au diable. Oui, au diable, il a
pris des démons animaux pour des êtres humains et cherché à les traiter
comme tels. Le malheureux  ! Eh bien, j’espère qu’il n’aura pas à s’en
mordre les doigts, un jour. Que nous n’aurons pas à le regretter, tous.
Redoutablement opportunes, les paroles du Livre envahissent alors la
mémoire de hadj Merzoug  ; les récitant pour lui, ses lèvres remuent sans
voix.
On dira :
« Ils étaient trois, et leur chien le quatrième. »
On dira :
« Ils étaient cinq, et leur chien le sixième. »
On dira encore, cherchant à expliquer ce mystère :
« Ils étaient sept, et leur chien le huitième. »

7
Et dit-il  : de drôles de pensées me rôdent autour depuis ce jour-là.
J’essaye de m’en défendre, de m’en défaire. Mais, comme les mouches de
l’automne, plus je les chasse et plus elles me harcèlent. Quand je crois m’en
être débarrassé, cela recommence : « Merzoug, entre nous soit dit, ce fusil
de l’ancien temps, ce fusil avec lequel tu as fait la guerre d’Indépendance, il
ne serait peut-être pas mauvais de voir à le ressortir de sa cachette  ; le
ressortir, le vérifier. S’il marche encore. Sait-on jamais ? Quelque chose qui
ne te plaît pas est en train d’arriver, et cette chose… il vaut mieux qu’elle
reste où elle est, qu’elle n’arrive pas… »
Est-ce la folie de Hachemi qui, ayant déteint sur moi, me fait parler de
la sorte ? Mais à l’inverse de lui, elle me joue sur les nerfs et m’emplit d’un
sentiment de révolte. Ils ne sont pourtant pas revenus, les chiens. Je me suis
trompé.
Je me rends cette justice : je suis homme à reconnaître mes torts et mes
faiblesses.
V

Bien dégourdis, ces gars, des jeunes comme lui. L’œil sur eux-mêmes,
ils se regardent battre des semelles et soulever en nuages la poussière du
chemin, et tournevirer, et s’exciter par de furieux heï  ! heï  ! Et ils
continuent, jusqu’où ils l’ont conduit en cortège et se sont arrêtés.
Continuent devant une porte maintenant, claquant des mains, chantant,
dansant encore, ne pouvant s’interrompre, dirait-on, ou ne sachant pas
comment. Et lui, sur sa monture, il reconnaît cette porte. Monumentale mais
moins qu’il n’y paraît de prime abord et, comme elle s’est dressée devant
lui, surtout moins qu’il ne la voyait se carrer dans son souvenir, tout en le
restant assez pour que telle quelle aucune autre dans le pays ne l’égale en
hauteur, ou en largeur.
Parmi ses compagnons, déjà certains entreprennent de l’ouvrir tandis
que lui, soulevé de cheval à la force du poignet, est déposé à terre et, le
temps qu’ils le poussent à l’intérieur, les mêmes rabattent les lourds vantaux
entrebâillés. Vantaux verts, dit-il au passage. Crevant la blancheur de murs
façonnés à paume nue, les mêmes, les vantaux d’autrefois. Les mêmes.
Verts.
Les gars dehors s’il s’agit de s’amuser un brin, on les trouve. Les
fiançailles du printemps, pensez donc, c’est l’occasion ou jamais. Devant le
sanctuaire, fiers coqs de combat, ils entretiennent une ambiance de
kermesse, un chahut de tous les diables. Ils ne bougeront pas de là. Même le
soleil est de la partie qui explose sur les monts avec leurs veines de neige
dormantes. On n’y croyait plus, depuis qu’on l’attendait. Ne croyait pas
qu’il pointerait le nez un beau matin et se mettrait aussitôt à lessiver le pays,
ni que le ciel nouveau ouvrirait cette profondeur de mine d’eau, de guelta, à
des rapaces de haut vol tels qu’on les voit y apposer de longs paraphes.
 
 
Ymran, ses yeux s’habituant à une pénombre recueillie, vaguement
cafardeuse, l’avisent du peu de choses qui l’entourent, mais que hante une
présomption de déjà-vu. Contre toute attente, cela fait ce saint des saints
plus étrange. S’en étonner  : non pas lui, Ymran  ; pas vraiment. Ce qui
regarde, ce sont ses yeux du passé, les yeux du temps où, crapoussin, avec
sa mère, et comme il s’accrochait encore à sa robe, ils s’aventuraient en ces
lieux. Rien n’a changé ; semble-t-il.
Adossé à un pilier, il rit en silence. Retrouver en l’état ce qu’une
éternité auparavant on a délaissé, ça le met en joie. Il se rappelle et rit
comme on rit en rêve quand on refait le même rêve, quand les feux de la
rampe se rallument et que ça repart, on refait ce rêve-là, pas un autre.
Toutes les nuits, et comment en sortir  ; on engage des paris, on les perd,
refait le même rêve. De votre vie, rêve unique, un enfer loufoque, si ça
existe. Ou l’ironie du rêve non moins unique qu’est la vie, piège toujours
prêt à se refermer.
Ils sont bien sympathiques, les gars qui m’ont choisi, mais il y a erreur
sur la personne. J’étais d’ici, je ne le suis plus. Je le redeviendrai sans
doute. Il y a trop longtemps que nous sommes partis, des gens comme
beaucoup d’autres que leur terre n’a su ni nourrir ni protéger, ni
suffisamment aimer pour ça.
 
 
Une terre qu’Ymran, au loin, recomposait de mémoire. Et de nuit, le
plus souvent ; le rêve recommencé. Ce n’étaient que pastels et un soupçon
d’haleine suffisait à en souffler la poudre, les couleurs passaient, on n’avait
en main, bricolé de hasard, avec des rogatons de souvenir, qu’un jeu
d’images vacillantes. Mais on ne se résignait pas pour autant à ces pertes ni
ne renonçait au désir de rassembler encore une fois les lambeaux du rêve
malade.
Ainsi, pour l’avoir perdu, son pays n’abandonnait pas Ymran. Attaché à
lui, il n’omettait pas de le visiter de sa lumière. Hauteur des montagnes,
sonorité de l’air, feu acéré du même air en saison froide ; feux, calcinations
en été : cela, et le ciel, un ciel qui a raison sur tout. Ymran se remémorait-il
ce ciel à couper le souffle et sous lequel pourtant on respire mieux
qu’ailleurs  : dans sa gorge, à grands cris, un chœur explosait  ; qu’il
l’entendît ou ne l’entendît pas, là n’était pas la question.
 
Mais ce rôle qu’aujourd’hui on lui fait jouer, pourquoi lui ? L’en a-t-on
coiffé parce qu’il débarque à peine à Tadart  ? Que, tout nouveau, à lui
l’honneur ?
Sans un frémissement et secouée néanmoins, l’atmosphère a vibré
soudain, comme en réponse. Elle ne s’était pas brouillée cependant, rien n’a
bougé, pareilles à elles-mêmes, les choses autour de lui ont gardé pied dans
la demi-ténèbre. Plus proches même, ou moins inabordables, moins
opaques, elles réclament, supposerait-on, une vigilance accrue d’Ymran.
Qu’il se prépare à témoigner, en plus de veiller, et s’attende encore à… À
quoi ? Les Invisibles, dit-il alors. Ils se manifestent, dit-il. Je dois témoigner.
Et je commence, poursuit-il, je déclare qu’ils étaient déjà là, aux aguets, en
spectateurs : eux dont c’est le foyer. Eux qui, se relayant, ne cesseront d’y
fréquenter jusqu’à la fin des temps, et au-delà, quand sur terre toute trace
humaine aura disparu, et sera éteinte toute descendance et oubliée toute
notion de temps. Ainsi l’heure, continue-t-il, est-elle à l’inévitable rendez-
vous. Êtres sans apparence, purs Esprits, vous êtes et serez. Dans votre
distante familiarité, toujours sans apparence, vous investissez chaque
portion de l’espace, puis l’infini de l’espace  ; vous appliquez votre sceau
ici ; entre ces quatre murs, et jusqu’où rien n’est plus rien.
Il dit  : c’est l’histoire première, que cette histoire. J’ai à me mesurer
avec elle, à la déchiffrer. Tracée d’une seule main, d’un seul trait sur les
parois du monde et les murs de ce temple, muette, elle ne parle que par
signes. Invisibles Esprits, accordez-moi votre aide et j’en appréhenderai le
dire secret. Peut-être même avec un peu de chance, me parlera-t-elle de
moi. Que ne racontera-t-elle pas alors ! Espoir, ivresse, ne me tournez pas
la tête. Quoi qu’elle ait à narrer, que ce ne soit pas pour m’enchaîner à elle
ou me livrer à ce qui, noir en moi, cherche qui dévorer. Raconte, histoire, et
je saurai. Ou si tu préfères, j’irai, sur les murs du monde, de ma propre
main écrire la mienne. Mais le faut-il, alors que j’entends là-bas une
rumeur, un chant s’ajuster sur telles paroles qui, t’appartenant, se dérobent
sans arrêt, vont toujours plus avant ? Un oiseau miraculeux, le paradisier,
tente d’en épeler pour moi chaque lettre, chaque mot. Je le récompenserai
avec le souffle attentif de mon cœur une fois qu’il aura fini de prononcer la
dernière lettre, le dernier mot. Cependant, voix d’une face cachée, toi aussi
écoute, voix d’un visage qui court et qui, long désir, te couvres d’une
fastueuse flore ou de la patience des roches, éblouissante ou sombre,
attends-moi.
Ymran ouvre des yeux effarés : où est-il, que lui arrive-t-il ? Il cherche,
se cherche. Cette impression inconvenante de se sentir soi-même
métamorphosé en fantasme, comment se peut-il  ? Perdre en présence, en
matérialité devant des fantômes, se perdre de vue, et s’en accommoder en
leur présence ?
À l’extérieur, chantant, martelant le sol des pieds, tapant des mains en
cadence, les gars mènent grand tapage. Adossé à son pilier, Ymran, si tant
est qu’il existe quelqu’un de ce nom, s’efforce, tout en les replaçant dans
l’ordre immuable de leur arrivée, de reconstituer les événements survenus
cet après-midi. Primo, les gars sont passés le prendre chez l’oncle
Merzoug  ; secundo, en groupe, ils l’ont conduit au bois de térébinthes, le
bois sacré. Et là, tertio, l’ayant revêtu du burnous de soie blanche qui pend
encore sur ses épaules, ils l’ont hissé sur un cheval également blanc,
quelqu’un a donné le signal du départ, et tous d’y aller de leurs chants, de
leurs danses. Le cheval n’a pas été le dernier à pilonner des sabots et à
exécuter des courbettes. Tu ne le conduisais pas, toi. Marchant devant, un
des compagnons tenait les rênes mais tu ne savais pas quelle mine il avait
et tu ne le sauras jamais. Comme tu ignorais encore, étais loin de
soupçonner que Sidi Afalku, le saint patron de Tadart, un mort, t’attendait
au bout du voyage. Un qui, comme chacun de nous aimerait le faire, a
laissé au moins son nom et son ombre sur terre. Et, dit-il, je suis allé à sa
rencontre, me voici devant ça, dit Ymran ou qui que ce soit qui parle en ce
moment et dit, je : quel que soit son nom.
VI

1
Les raisons qui ont déterminé Ymran à revenir relèvent de ces raisons
du cœur qui ne se disent pas. Il n’a pu les confier qu’aux champs d’orge
naissante, qu’à la haute solitude des alpages où, sitôt arrivé, il s’est jeté à
corps perdu. Ses yeux, dès la prime enfance, ne s’étaient ouverts que sur la
détresse, la déréliction d’une banlieue où, en même temps que d’autres
familles d’immigrés, la sienne avait échoué. Avec ses tours délabrées du
haut desquelles ne se voient que des tours semblables, un univers maudit.
Là, il a grandi, lui, mais ni la détresse ni la déréliction n’ont changé. Le
pays d’accueil n’avait à leur offrir que cela.
La forêt a été la première, la plus fantastique de ses découvertes, le jour
où il en avait franchi, avec le sentiment de violer une intimité, les portiques
étages sur les épaules de tous ces contreforts dont la presse s’érige en
montagne. Il y a trouvé à qui s’ouvrir.
Quel qu’ait été le lieu cependant, il n’y en a pas eu un où il ne se soit
senti plus et d’emblée environné par l’émanation d’une présence, la même
présence partout mais qu’aucun mot connu n’aurait su évoquer.
Partout, oui, comme un subtil esprit, elle le suivait et à la fois le
précédait sur le chemin qu’il empruntait, foulait. La morte demeurée là-bas,
en exil, ainsi la retrouvait-il, rapatriée comme lui, peut-être avec lui, corps
en pièces et pourtant rassemblé, proche, toujours proche, à portée de voix
sinon des yeux. Une voix, c’était justement ce qu’Yram entendait venir à
lui. Cette voix s’élevant des terres basses ou hautes qu’il parcourait, il ne
pouvait pas dans ses vagabondages ne pas la percevoir, il ne pouvait
manquer d’en croiser le soliloque né de l’espace et du vent.
Agenouillé en prière, eût-on dit, le pays lui-même en écoutait les
accents déchirants et doux. Il le faisait, se prosternait pour cette femme à
n’en pas douter, mais aussi pour son fils, pour la mort vanneuse. Et Yram
allait d’intuition, cherchait la source inarticulée autant qu’inextinguible de
cette voix, la lèvre d’affleurement sans lieu, rôdeuse. Mais un jour, le
hasard lui en fit rencontrer une autre, qu’il reconnut pour être celle de son
ancien professeur, M. Franc-Jamin. C’était bien elle et qui disait : la réalité
excède les limites du monde des apparences au-delà de tout ce qu’on peut
imaginer. Idée en soi guère originale  ; néanmoins elle commence à le
devenir dès l’instant où on découvre que le monde des apparences est un
monde fini alors que la réalité ne l’est pas et ne le sera jamais, que le
monde des apparences est celui de la nécessité et de la contingence alors
que la réalité c’est l’inaliénable dans toute sa splendeur. Je dis bien toute
sa splendeur. Mais l’homme, mauvais joueur, s’en accommode mal, qui
invente la ratio en même temps que la folie. Celle-ci, portée par la ratio tel
le bébé dans le ventre de sa mère, n’en est ni l’opposé ni la négation. Elle
en serait plutôt l’inéluctable produit, l’aboutissement. Je dis bien, tel un
bébé dans le ventre de sa mère, et arrivé à terme. En un certain sens, on est
en droit d’affirmer que la psychanalyse, dans ses tentatives malheureuses
de rationaliser la réalité, a créé la folie. Les théories scientifiques les plus
assurées sur leurs bases, elles-mêmes, ne résistent un temps à l’épreuve de
la réalité qu’en raison de l’obstination, l’aveuglement de savants toujours
dépassés, toujours désavoués par leurs propres systèmes. L’esprit
scientifique est cette part de l’homme qui ne trouve de repos qu’après avoir
enchaîné la réalité dans des codes, comme il semble le croire.
Et M.  Franc-Jamin se lançait dans des diatribes contre des gens qu’il
appelait tantôt des polichinelles tantôt des matassins sans expliquer en quoi
les uns étaient différents des autres. Mais régulièrement, il concluait sur un
ton sinistre par ce rappel :
– N’allez surtout pas ressortir ça devant un examinateur.
Bâti en échalas, ossu, dégingandé, il avait une tête qui mérite une
mention. C’était un genre de ballon, rond comme de bien entendu, mais que
des coups de pied sans nombre auraient bosselé, déformé. Des dispositions
atrabilaires jointes à un humour noir marquaient d’un sceau indélébile cette
caboche. Les cheveux taillés chez lui en brosse et le coiffant d’une étrille
n’atténuaient ni peu ni prou pareille impression. Pour rester dans la note, de
grosses lunettes à monture d’écaillé et verres fumés complétaient un portrait
dont, pour faire impression, messire Franc Jamin tirait parti sans scrupules
en se faisant plus méphistophélique que nécessaire. S’il ne portait
chaussures comme tout un chacun, il est certain qu’il se serait complu à
vous montrer des pieds fourchus.
Au lycée, pas un professeur qui eût tenté d’en imposer aux élèves et eût
l’heur d’y parvenir, M. Franc-Jamin excepté. Dans sa classe, sitôt qu’ils y
pénétraient, les caïds, les durs des banlieues eux-mêmes filaient doux et
allaient jusqu’à apprendre leurs leçons.
Pourquoi, spectre paradoxal, quelque peu funèbre, pourquoi venait-il
d’aussi loin hanter Ymran en ces jours où il ne songeait qu’à courir sur les
traces de sa mère, elle seule, qui projetait son ombre sur tout ? Le garçon
s’interrogeait. Aucune réponse ne le visitait.
Et dit-il : je ne comprenais rien à ce que disait M. Franc-Jamin ! Puis la
lumière se mettant à poindre dans les rencognures de son cerveau, il dit,
songeur : mais à présent, je comprends. La parole de M. Franc-Jamin, c’est
aujourd’hui qu’elle livrait la vérité dont la confirmation s’attestait à chacun
des pas qu’Ymran accomplissait, pas feutrés qu’il portait en avant,
inscrivait au milieu d’esprits végétaux, minéraux, voire animaux, en arrêt
les uns et les autres sous les déguisements qu’ils s’ingéniaient à prendre, et
lui toujours là silencieux à se sentir invisible, à se changer en ombre, tandis
que les deux voix, celle de son professeur et celle de sa mère, se mêlant,
entrecoupant, n’avaient de cesse d’affluer, de l’accompagner dans une
connaissance, une expérience des choses, de ces choses qui n’existent
jamais comme on les imagine et qu’elles ont l’air d’être.
Ainsi n’entendait-il chacune graviter autour de lui que pour s’éloigner et
revenir se présenter, ailleurs, plus loin, à un détour de sentier, solitaire
véhiculée, dans sa familiarité insolite, par son seul souffle. Libre au monde,
sous les espèces tournantes d’un manège de couleurs, de soleils, de brumes,
d’arbres, d’odeurs, d’horizons éblouis, de prêter ensuite un visage à l’une,
ou à l’autre. Et ainsi Ymran n’allait-il sondant les confins les plus retirés de
sa liberté que pour surprendre des réponses en suspens. Quant aux
questions  ! Le sphinx régnant sur un désert, mains jointes devant soi et
regard perdu, pouvait rêver d’en poser et risquer de se dissoudre dans son
rêve en attendant de savoir à qui les poser. Mains jointes, il peut à loisir
s’étonner aussi de ce qui a été, qui n’est plus que mots dilapidés et proie du
vent.

2
Ymran, on vient de le voir, était encore à cet âge où l’on ne vit que de
ferveur, n’aspire qu’à s’immerger dans la nature et en tirer, halluciné, de
belles ivresses. La nature, ici de connivence, le lui rendait bien, ne se faisait
pas faute de lui prodiguer tous les transports qu’il désirait. Lui, sans avoir
une idée précise de ce qu’il cherchait, volait de sa démarche souple, courait
les chemins, de préférence, les moins battus, et rebattus. Fins fonds de
pâtures, lourdes forêts, escarpements rocheux, pitons campés en sentinelles
et veillant sur le pays, cascades broyant leurs eaux et ressassant le même
récit de chutes obscures, une éloquence sourde qui, manquant de mots, ne
répond à la vibration du vent que par un bruit de vent : à lui, tout cela. Tout
à lui, une terre abordée d’un cœur innocent et qu’il portait désormais sur la
langue ; à lui, par faveur spéciale et pour en avoir senti battre aussi le cœur
sous ses pas. L’ayant comprise sans une parole, à présent il lui rendait
justice.
Et revenait, disait la voix errante  : «  Je ne sais ce que j’ai, fils. Vois
combien je suis lasse. Il me faut rester allongée. Tu retourneras chez nous
pour moi. »
Sur sa couche, la mère, étendue à même le sol parce qu’elle n’avait
jamais accepté de dormir dans un lit. La mère. Celle qui ne s’accordait
aucun repos, qui aurait été scandalisée si la pensée l’en eut effleurée, et que
voici prenant ses aises au mitan du jour !
Mais c’était pour mourir. Sa famille ne la verrait pas se relever.
Ils allaient le vérifier et verser toutes les larmes qu’ils avaient épargnées
dans leur exil, et les filles de surcroît se répandre en lamentations.
L’heure de la levée du corps vint toutefois à sonner. Si, étant ce qu’on
est, il arrive qu’on émigré, on se préoccupe de sa fin, de sa disparition de ce
monde, autant que d’une vieille paire de babouches. Il y a de l’immortel
chez le migrant, ou des prédispositions à l’être.
Immortelle également était la pauvre Zahra, génitrice d’Ymran, de ses
frères et sœurs, jusqu’au jour où elle ne l’a plus été. Personne dans la
famille n’avait prévu la fatale issue. Ils n’en avaient tout simplement pas
envisagé l’éventualité. Et que fallait-il faire d’elle alors  ? La renvoyer là-
bas, où elle aurait dû être en cette circonstance  ? Il ne saurait en être
question, ils ne possédaient pas le premier sou pour y songer et il en coûtait
les yeux de la tête. Mais sinon quoi, l’enterrer sur place  ? Comment
enterre-t-on les gens dans cette partie du monde ?
Présents déjà et, ce, depuis le début, leurs voisins de palier, des
immigrés comme eux, des pays, prirent la situation en main. Ils surent où
commander le cercueil, entre autres, qu’ils payèrent de leurs deniers et qui
fut hissé en ascenseur à leur dixième étage.
Mais ensuite, à la descente, le problème se posa.
Ainsi qu’ils l’avaient montée, la longue bière ne pouvait tenir que
debout dans la cellule exiguë de l’ascenseur. Seulement, avec le corps à
l’intérieur, non : c’était faire injure à la défunte, commettre une profanation.
La famille s’y refusa.
On se rabattit sur l’escalier. Dix étages à dévaler.
Levant le coffre funéraire au-dessus de leur tête, les courageux porteurs
abordèrent la première volée de marches et tout alla bien tant que l’escalier
avança en ligne droite. Mais, bientôt, ils eurent à tourner, et rien n’y fit, la
bière ne passait pas. Se bousculant, se marchant sur les pieds, ils la
présentèrent dans tous les sens au milieu de vives discussions, il s’en fallait
de quelques centimètres. En vain. À moins qu’on ne la mît debout. Et un
nouveau débat s’engagea, chacun donna son avis et, autant de personnes,
autant d’avis. Ymran se sentait honteux.
À la fin, résignés, ils regardèrent tous vers l’ascenseur et, en silence, ils
remontèrent les marches descendues peu auparavant. Ils s’entassèrent dans
le satané engin autour du cercueil, dont les angles leur scièrent les côtes.
Couverte, bordée par une autre terre que la sienne, elle est couchée à
présent dans ce cimetière où ils l’avaient conduite et laissée. Pas un brin
d’herbe à l’entour, Zahra, toi qui as grandi au milieu des champs ; pas un
arbre non plus pour garder les tombes, recevoir les oiseaux, faire de
l’ombrage aux morts. Des quartiers et des quartiers de pierre, sans plus, et
leur mutisme  : comme après un cataclysme quand les gens se sont vus
ensevelir sous les décombres de ce qui a été leur foyer. On a mis un peu
d’ordre dans ce territoire de ruines refroidies, balayé de-ci de-là, puis scellé
le tout de croix.
C’était propre, c’était net, il n’y a rien à dire. Cependant sous ta dalle,
Zahra, sans une croix comme les autres, toi, n’étant pas chrétienne, tu es
tenue à l’écart. Mais prenant en tenaille votre lieu de repos, une autoroute et
une voie ferrée te bercent d’un chant perpétuel. Aussi stable que la sérénité
des tombes, un murmure propre à te rappeler les seghias de tes montagnes.
Esseulée en compagnie de ces étranges étrangers avec lesquels tu ne t’es
jamais découvert une langue commune et n’as jamais frayé, tu devrais
feindre de dormir et tromper encore une fois ton monde puis, en secret,
cingler vers les rivages où les morts se gardent jeunes. Tu serais alors chez
toi.

3
Ymran ouvrit des yeux qu’il fermait depuis un moment, écouta. Elle
venait elle-même le retrouver. Devant lui, à quelques pas, elle marchait,
plus claire que le rayonnement du jour. Il n’avait nullement fallu la
transporter à grands frais  : toute seule, elle est arrivée dans ces vallons
herbus, ces vertes altitudes. Et, comme elle marchait, sa voix marchait.
Jusqu’où iraient-elles de la sorte ? Une question hors de propos. La même
voix inépuisable te le dit et redit, Ymran, et tu sens dans l’air passer des
odeurs balsamiques.
VII

1
De nouveau, ici, après plusieurs jours. Pour la seconde fois, il a été
ramené au sanctuaire du saint patron Afalku. En grande pompe, avec tout le
cérémonial voulu, pour bien faire. Ne manquaient ni le cheval blanc ni le
burnous du même blanc, ni les chants, danses et claquements de mains ; non
plus les heï  ! heï  ! et autres cris d’enthousiasme. Tout ce qui, une fois de
plus, a transformé la procession en un défilé de fête.
Un défilé de fête ! Quand bien même, cela rime-t-il à quelque chose ?
C’est une coutume  ? Ymran essaie de se rappeler. Croirait-on qu’il est né
dans ce pays : aucun souvenir. Une farce peut-être. Rien d’autre qu’une de
ces farces qu’on se fait entre garçons, tout bonnement.
Et si quelqu’un était là-dessous ? Son oncle ? Hadj Merzoug ? Non, ça
ne lui ressemble pas. Lalla Djawhar ? Elle, sait-on ?
Des crampons, des ventouses lui auraient poussé entre les omoplates
qu’il ne s’agripperait pas mieux du dos à ce pilier. Il réfléchit. Il cherche par
quel bout prendre ce qui a sacrement l’air d’être une blague.
Une blague ou un complot. Il pense  : «  Reconstituons d’abord l’ordre
dans lequel les choses se sont reproduites. »
L’ordre dans lequel les choses se sont reproduites  ?… Identique, le
rassemblement au bois de térébinthes, le bois sacré, et identique le départ ;
identique, le cheval blanc danseur qui distribuait ses salutations à la ronde ;
identique, la porte, cette lourde, monumentale porte dont les gars, de
nouveau, avaient eu le plus grand mal à écarter les battants, et à les
renvoyer sur lui, après – lui, maintenant bouclé là-dedans.
Les mêmes circonstances dans un enchaînement, une succession
immuables qui ne sauraient être le fruit du hasard. Mais alors de quoi ?
– Mais alors de quoi ! s’est exclamé Ymran, tout haut.
Il n’a pas reconnu, non, le timbre de sa voix.
Pour une raison inconnue, sa monture avait dû exécuter un écart puis,
ayant recouvré son aplomb, très naturellement, elle est repartie. Mais c’est
là que, sans nul doute, quelque chose s’est produit, qu’un nombre de jours,
un intervalle de temps, sauté, a fait que tout a recommencé comme si rien
ne s’était passé entre-temps.
En tête à tête avec lui-même, Ymran songe : « Fichtre alors ! » Il tente
de comprendre mais ne se voit pas plus avancé. En tête à tête avec lui-
même, certes ; mais les hôtes invisibles sont également au rendez-vous. Ils
n’ont pas déserté, ils veillent. Comme si rien ne s’était passé entre-temps.
Dans la proximité troublante où ils montent la garde sans faire écran
entre lui et l’ombreux cercle de murs, de niches, de stèles, de piliers, voici
que le sentiment, ou mieux : la certitude d’une approche d’ange, l’envahit.
L’un d’entre les Invisibles semble s’être séparé des autres pour venir
s’arrêter devant lui, presque à le toucher. L’un d’entre eux ? Pourquoi pas
l’une d’entre elles, pourquoi ne seraient-ils pas d’essence féminine ?
Ymran s’étant dit cela, aussitôt un parfum balsamique, presque
palpable, l’a enveloppé. Il l’a reconnu : le parfum qu’il respirait sur le corps
de sa mère à l’époque ancienne où elle lui donnait le sein. Plus récemment,
cette fragrance, il l’a humée aussi tandis qu’elle le tenait par les poignets et
que, son souffle s’épuisant, la vie la quittait.
Il se remémore les yeux luisants qu’avait sa mère. Lui, les affrontant,
leur faisant face, eux le fixaient déjà en reculant. Peu après, ils
s’élargissaient sur ce qui est, puis restaient béants sur l’éternité. Il se gardait
de bouger. Elle continuait à l’observer, ne paraissant pas savoir qu’elle avait
vécu.
Il faut qu’on s’identifie à quelque chose, qu’on se figure être quelqu’un.
Autrement, il n’existe plus aucun motif ni aucune raison pour penser ce que
l’on pense devoir penser, faire ce que Von est censé devoir faire. Aucun
guide, aucun repère, on est sans défense.

2
– Retourne au pays, mon garçon, avait-elle pris sur elle de dire.
Et il avait promis :
– Oui, mère.
– Cherche notre maison. Les voisins te la montreront. Et salue-la, même
si elle n’est plus à nous.
– Oui, mère.
–  Cherche ensuite la fontaine, et salue-la aussi. Elle se souviendra de
moi.
– Je la chercherai, mère.
– Va visiter nos champs et dis à leurs figuiers et à tous les arbres que tu
viens de la part de Zahra, qu’ils ont bien connue. Tu me le promets ?
– Oui, mère. Je te le promets.
– Porte-leur aussi mon salut.
À cette minute, dans les profondeurs de la tour, des cognements de
boutoir se mirent à résonner. Ils se suivaient, se répercutaient, sourds,
ininterrompus, réguliers, à croire qu’un cœur venait d’être implanté dans
tout ce béton et que d’un coup il eût commencé à battre.
Attentif aux paroles de sa mère, Ymran l’était autant à ce branle de
marteau-pilon, dont il s’efforçait d’imaginer l’origine. Mais ç’eût été
comme d’essayer de s’introduire dans les deux cents logements qui les
enserraient et de chercher ce qui s’y passait. Leur lot quotidien n’était-il pas
fait, pêle-mêle, de hurlements de bêtes émis, ou par des hommes, ou par des
femmes, ou par des nourrissons dont il en rampait, fesses nues, jusque dans
les coursives et les escaliers, quand ce n’étaient pas le fracas des chasses
d’eau, le tonnerre des foreuses électriques, les clabaudages de radios
poussées à fond  ? Des bruits qu’on n’entend plus à la longue sans doute,
mais qui n’en continuent pas moins à fouir dans votre tête.
–  N’oublie pas de te faire montrer ensuite le sanctuaire du saint
protecteur Afalku. Embrasses-en la porte, dis que c’est pour moi que tu le
fais et qu’il ne m’en veuille pas, si je l’honore de loin seulement, Dieu m’a
vaincue.
– Je n’oublierai pas, mère.
–  À toutes et à tous, de chez nous, apprends-leur que ma dernière
pensée a volé vers eux. Qu’eux aussi me pardonnent de les avoir quittés :
c’était par ordre du Ciel : je n’ai rien renié. Promets-moi.
– Je promets, dit Ymran.
Et il pensa : « Elle sait. Elle va mourir dans quelques instants et elle le
sait. »
– Pour l’amour de Dieu et de moi, fils.
– Oui, mère.
Réitérant son serment pour lui seul devant cette vie soufflée comme une
bougie, il dégagea doucement ses mains des mains qui les pressaient, les
retenaient encore malgré elles. Il avait tout promis, il était disposé à
recommencer, à répondre de sa parole sur son âme. Et il attendit, on ne
savait quoi.
Le regard porté sur la mère, sur ce qui n’était plus elle, mais dont la
voix, toujours vivante, en suspens dans l’air, flottait entre eux. Il attendait,
tout au sentiment que la même parole ne tarderait pas à s’élever de
nouveau, que n’en ayant pas fini avec lui, avec eux tous, elle s’apprêtait à
vibrer encore, à formuler un autre vœu, le dernier et sans doute le plus
redoutable, le plus secret. Ymran temporisait. Quel genre de vœu serait
celui-ci ? Le mutisme de la mère, qu’il ne pouvait croire définitif, durait.
Le cœur ahanait, inlassable, quelque part dans les profondeurs du béton,
et c’est alors qu’Ymran s’en avisa  : un gosse du quartier, il en était sûr,
envoyait son ballon rebondir contre la façade de l’immeuble, s’y reprenant
sans hâte, sans répit, tandis que les bâtiments des alentours le contemplaient
de leurs centaines d’yeux et comptaient, ou ne comptaient pas, les coups.
Mais les coups se succédaient, fatidiques, les secondes aussi. Et eux les
enfants, Ymran, ses frères et sœurs au premier rang, le père au dernier, ils
patientaient, à l’affût du suprême, de l’improbable signe de vie qu’ils
pourraient surprendre sur le visage de la mère.
Ymran frissonna soudain. Il crut percevoir un chant, une ombre plutôt
de chant  : ténue, à la merci d’un passage d’air. Les lèvres qui le
fredonnaient exprimaient un bonheur à briser l’âme. Même devant eux, ses
propres enfants, la mère ne s’était jamais laissée aller à élever la voix ou à
se donner d’une quelconque façon en spectacle. Quant à le faire devant son
mari

Étoiles qui reposez sur les monts,


Le jour, avec ses cigales, se lève
Et je donne de l’avoine au cheval
Pour qu’il porte sa noblesse au vent.
 
Roses le long de l’oued, lauriers,
Lauriers, lustres quand vous flambez,
Le cœur des grenades éclate aussi
Et que de rubis de sang éparpillés !
 
Moi, des deux mains, je les ramasse
Et m’en fais un collier allah, yallah.
Avec ça, coure, le temps, qu’il coure
Et me rattrape donc, s’il le peut !
3
Et il avait quitté la terre étrangère, il est arrivé, il est ici, au pays de sa
mère. Mais des raisons qui l’y ont amené, il n’a soufflé mot à son oncle,
hadj Merzoug, ou à sa tante Djawhar. De leur côté, ravis, émus comme si le
ciel leur fût tombé dans les bras, eux s’étaient interdit de rien lui demander.
Cela n’aurait d’ailleurs guère été de mise et, ainsi au moins, le Diable
n’avait pas eu vent des révélations, quelles qu’elles auraient été, qu’Ymran
eût pu leur faire.
Fiévreux, nourri, porté à son comble, le vacarme entretenu dehors,
devant le sanctuaire, paraît avoir encore grossi. Les brailleurs de chansons
et ceux qui les soutiennent de leurs cris, de leurs battements de mains, n’ont
pas l’air de craindre que Sidi Afalku ne finisse par se réveiller et sortir de sa
tombe.
« Je devrais connaître la cause de ce boucan, se dit Ymran. Mais je ne
la connais pas. » Et il pensa à autre chose.
Parler à partir d’un lieu où on est supposé être, où on voudrait penser
qu’on est tout en sachant qu’on n’y est pas vraiment, n’y ayant accédé que
par pure nostalgie. Parler depuis cet espace que vous ne connaissez pas et
qui en est un, en soi, et ce désir qu’il vous parle en retour, et vous parle de
vous en parlant de soi. Cette aspiration qui vous tient à cœur, que vous
espérez voir satisfaite, assouvie. Une torture, et on peut toujours tendre
l’oreille vers cette autre voix inextinguible qui parle à partir d’un visage,
mais quel visage puisqu’on le porte inscrit en filigrane sur le sien, qu’il
couvre…
Dans sa solitude, Ymran, avec ses fantômes, n’est pas seul. Ils vous sont
fidèles, ces fantômes et, eux, ne pleurent que lorsque vous avez le dos
tourné.
VIII

1
Ymran dit : enfermé, laissé seul pour la troisième fois.
Il dit : c’est la troisième fois que je me retrouve dans ce mausolée. Un
temple enterré, dirait-on, quand on y est.
Et dit-il  : il faut croire que les choses ne peuvent se passer
différemment, ici, et qu’ils doivent, les gens, s’y reprendre au moins à trois
fois pour se convaincre d’avoir fait ce qu’ils ont à faire.
Quelques mois ont passé depuis son arrivée à Tadart. Il commence à
connaître son monde. C’est-à-dire que, à un rien près, il ne le connaît pas.
Tout a l’air de se passer selon ces lois non écrites qui ont l’air de secrets
bien gardés mais familiers à chacun. À chacun, sauf à l’olibrius que je suis.
C’est l’impression qu’on a, que j’ai.
Subitement, du plat de la main, il s’applique une claque sur le front, une
claque magistrale, ce qu’il faut pour que l’étincelle indispensable jaillisse,
et qu’elle brasille, et qu’il voie ce qu’on est en train de lui faire subir. Un
examen. Je veux être pendu si ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Un examen de
passage.
De passage… ou quelque chose d’approchant. Il dit : c’est idiot. Quoi,
le mettre à l’épreuve comme ils font ? Et lui-même dit : pas tant que ça.
Il n’est pas contre. Et le sentiment qu’il a : ils le laisseront dehors, à la
porte, sinon ; il ne comptera pas à leurs yeux, ne sera personne.
Il dit  : oui, ils me laisseront les regarder depuis la porte. Non, je
n’existerai pas pour eux si je rate mon examen. Il faut donc emporter le
morceau. Ce n’est pas à eux de changer de vie, de bouleverser leurs
habitudes pour mes beaux yeux.
Il fera ce qu’ils attendent de lui qu’il fasse, quand il saura quoi. Il est
chez eux et les gens sont ce qu’ils sont. Il n’a qu’à s’en arranger, être l’un
d’entre eux et surtout ne pas rester à la porte. Ce n’est pas la meilleure place
où se trouver, pour quelqu’un.
Il dit : mais c’est à eux de jouer, ce coup-ci, la balle est dans leur camp.
Moi, j’attends qu’ils commencent.
Il dit : bien vrai, j’ai beaucoup à apprendre encore. C’est la troisième
fois qu’on me boucle là-dedans. Normalement si quelque chose doit se
produire, je le saurai dans pas longtemps. Ça n’avait été qu’une
préparation jusqu’ici, et cette fois sera la bonne. Peut-être. On verra.
Et dit-il  : il n’y a qu’à attendre un peu. Ça lui a rappelé ses années
d’école, dans l’autre pays. Cocasse, hein ? Épreuves, compos. Sous prétexte
de contrôler ton niveau de connaissances, es-tu bon en dictée, en calcul ou
en quoi que ce soit ? Comme partout, on s’inquiète simplement de savoir si
tu mérites qu’on t’ouvre les portes de la société. Étant entendu par là que
ceux de ton espèce, où qu’ils atterrissent, n’ont d’autre choix, une fois sur
place, que de prendre racine dans leur exil.
Et ici, pareil.
Cette belle endurance des gars dehors, sur l’aire  ! Cette vitalité  ! Il
admire en son for intérieur, quand, de nouveau, il tend l’oreille. Comme ils
y vont ! Un chœur où on ne se soucie que de couvrir la voix des autres, sans
écouter ce que chante le voisin. Aucun d’eux apparemment ne songe à
décamper, abandonner la partie et qu’il suffit ainsi.
Pas de doute qu’ils n’aient été rejoints par d’autres, venus grossir leurs
rangs. Roulades, cris et acclamations montent à des hauteurs vertigineuses.
La terre tremble sous leurs talons à danser ainsi qu’ils font. Une charge de
cavalerie qui n’en finirait pas de passer et il est, lui, le héros qui, volant sur
son destrier à la robe de neige dans un déploiement de burnous tout aussi
immaculé, arrive enfin, preux de légende incarné.
Serait-il le rêve vivant de ces garçons ? Ça ne le surprendrait pas. Il est
l’Autre, l’objet de leur imagination.
Lui-même rêve. Gloire, apothéose.
Je me mets à divaguer maintenant.
Attendons plutôt la suite. Cela peut aussi tourner mal et, dès lors, ce qui
adviendra, mieux vaut ne pas y penser.
Je fais, moi, de ces gens l’objet de mon rêve. Tout dans ce pays est
étrange, d’une étrangeté immédiate. Quoi qu’on observe, remarque, ou ne
remarque pas. Avec ses promesses, ses rencontres, ses reconnaissances, une
étrangeté immédiate en même temps qu’anticipée. Inutile de te déranger,
elle vient d’elle-même à toi. Et il dit : quelles brillantes idées t’échauffent le
crâne dans le jour parcimonieux que ces évents diffusent du haut de cette
voûte !
Le règne de la confusion. Et il en sera ainsi jusqu’à nouvel ordre. Par
exemple, que penser du concert de hurlements infligé par des chiens, la
veille, aux habitants de Tadart  ? Comment expliquer qu’en pleine nuit,
concentrée autour du village, une armée de ces bêtes les ait assiégés,
réveillant dans leur cœur à tous de vieilles, d’archaïques appréhensions ? Et
cette engeance, d’où sortait-elle  ? Créatures échappées de l’enfer  ? Leur
sabbat ne s’est apaisé qu’à l’approche de l’aube. Les chiens de Tadart y
avaient sûrement joint leurs voix. Au matin, les portes des maisons se sont
ouvertes, et rien. Un mauvais rêve que le jour a dissous.
N’empêche, on s’interroge, on se pose des questions. Et l’une d’elles
d’assaillir précisément l’esprit d’Ymran : quelque chose d’analogue n’est-il
pas en train de se passer, là dehors ? Une de ces questions stupides.
Une pointe de rire insinue en lui sa bonhomie, sa bonne humeur  : Je
finirai par m’y retrouver. Ça ne sera pas long. De toute la conviction dont il
est capable, il le sent. Il finira par ressembler à ce qu’il devrait être.
D’abord, composer avec la sorte de temps qui semble n’appartenir qu’à
ceux de Tadart, une sorte de temps dont ils disposent d’une manière bien à
eux. Je n’ai ni connu ni vécu ça. Et à présent que j’en fais l’expérience, je
n’en vois que les lenteurs, pour ma part. Tu n’en vois que les lenteurs, mais
tu finiras aussi par voir que leurs faits et gestes consomment, dans tous les
cas, le plein de temps qu’il leur faut, guère plus, guère moins  ; l’exacte
mesure.
Ymran dit : C’est ça ! Ni trop, ni trop peu. L’accomplissement fixe lui-
même son temps et son terme. Pas les horloges. Les villageois si on veut,
leur horloge c’est le soleil, vers lequel il leur suffit de lever les yeux pour
savoir où ils en sont de leur journée, et de leur ouvrage, s’ils travaillent.
Une horloge, avec son grand œil, de même nature que leur œil, qui s’ouvre
dès que l’astre ouvre le sien et se ferme dès qu’il le ferme. Une sorte
d’entente informulable.
Il n’a pas été long, d’instinct, à se débarrasser de la montre qu’il portait
au poignet, une montre de prisunic d’ailleurs. Et, depuis, il se sent plus
léger. À Tadart, hommes et femmes s’activent à longueur de jour sans que le
temps les rende fous. Ils en gardent un bon peu pour eux. Pour vivre et,
vivre, c’est parler aussi.

2
Ardent regard tout à coup dardé de haut par l’œilleton d’une lucarne, un
rayon de soleil met en évidence, et le jeune homme en ravale sa salive, un
coutelas. Un coutelas, rien que ça  ! Ymran devrait l’avoir remarqué en
entrant. Or, il n’en avait rien été.
Le pinceau de lumière en fait flamber, et comme irradier, l’acier dans la
pénombre renforcée par contraste, installant un capharnaüm de noirceurs
autour.
C’est à ce moment, provoqué, semble-t-il, par le même doigt de feu, que
s’élève, incongru, stupéfiant, multiplié par l’écho, un chant de tourterelles.
Jetés par deux gosiers d’une part, les roucoulements sont relayés, d’autre
part.
Des tourterelles, dit Ymran. Il ne s’étonne plus de rien.
Ces jeunes filles-oiseaux qui sont, au pays, les vraies gardiennes des
lieux que personne ne garde, des arcanes révérés, dit-il.
La complainte, qui n’a pu leur être arrachée que par le rayon de soleil à
la seconde où il s’est porté sur elles, se poursuit, insistante, et elle dure.
Captives, elles aussi. Doublement captives, étant coffrées en plus dans
une cage en osier abandonnée là sur le carreau. Balanciers vivants, elles
renchérissent sur leurs plaintes. Ça en devient insupportable. Pour ajouter à
l’oppression, rangé contre la cage, le couteau luit, arête de feu menaçante
que son éclat aiguise.
Soudain, comme à l’agonie, les tourterelles claquent des ailes, frouent
des plumes et affolées, cette fois, elles affolent l’ombre de cris aigus.
Qu’ont-elles à se mettre dans un pareil état ? Nidoreuse, une haleine de
cave enveloppe alors Ymran. Se retenant de respirer, il remonte en même
temps sur ses épaules le léger burnous, si fin, de soie. Ça ne se porte plus,
un burnous, aujourd’hui. Où l’ont-ils déniché  ? Il se le demande pour
s’interdire de penser à ce qu’il guette : cela, obscur, dont on n’a aucune idée
tant que ce n’est pas arrivé.
Il en a bientôt plus qu’assez de s’exorbiter les prunelles, il renonce à
fouiller sans raison les accumulations d’ombre dans les recoins. Et cela,
sans nom, qu’il s’attendait à voir prendre pied dans le sanctuaire d’un
moment à l’autre ? Eh bien, zut !
Les ronronnements de tourterelles à la manière des chats, suivis comme
par des huées de hulottes, l’atmosphère sépulcrale, Ymran sent ses nerfs
craquer avec, au bout, la déflagration. Et la question se présente en plus à
son esprit, qu’il aurait dû se poser bien avant  : que fichent-ils là, ces
oiseaux ?
Et lui, il peut parler  ! Que fiche-t-il là aussi  ? S’en est-il vraiment
inquiété, n’a-t-il pas eu tout son temps pour ce faire ?

3
Elle lui est apparue, effigie de brume à forme humaine. Peut-être
illusion prête à se jouer de lui : elle faisait corps avec l’un des piliers. Une
goule ?
Doutant de ses sens, Ymran regarde, médusé, une statue à son tour.
Le temps est, quelque part, infini qu’il prend pour mettre un pied devant
l’autre, risquer un pas, puis un second. Mais à l’instant où il va en
accomplir un troisième, la chimère, ou peu importe ce qu’elle est, s’arrache
de son pilier, franchit d’un bond l’espace qui les sépare, se jette sur lui.
Ymran est saisi par les bras avec une espèce de fureur.
D’une secousse, il se libère, attrape lui-même le fantôme. Il n’étreint
qu’une frêle charpente d’oiseau, aussi tiède, aussi pantelante, et ne
cherchant dans sa fureur qu’à s’échapper, s’affranchir des rets où elle s’est
prise. En pure perte. Elle n’y parvient pas. Il l’immobilise sur place.
Ymran dit : une Invisible, une tawkilt, pour peu que j’y croie. Je la tiens
prisonnière pourtant. Saurait-elle être autre chose  ? Je la tiens, elle est
entre mes mains, une proie que je ne lâcherai pas.
Il lui faut l’examiner. À quoi ressemble-t-elle ?
Ymran s’approche avec elle, fermement tenue, du cône oblique de
lumière dont la base s’appuie sur le sol nu et la pointe va rejoindre la fente
incisée dans la sombre calotte de la voûte : la magicienne, sous l’aura qui
l’inonde, est une créature de chair et de sang. Mais translucide, mais
émouvante de gracilité. Réelle. Mais pas trop, malgré l’impression qu’elle
donne. Suis-je sot ! Une fille.
Ymran, au bord de la transe, dit : Une fille ? On n’aurait pas imaginé
une tawkilt sous d’autres traits. On ne l’aurait pas supposée moins jeune,
moins effarée, moins rousse, moins jolie, les cheveux moins ébouriffés ; le
moins qu’on puisse espérer trouver chez une tawkilt.
Et il n’a aucun mal à reconnaître en elle, Safia, une fille de Tadart.
Il sent fondre les muscles des bras avec lesquels il la contient et il sent,
énorme, un rire lui monter aussi au nez, lui frapper la figure de congestion.
Sur le point d’exploser, de submerger l’enceinte sacrée, un rire qu’il
réprime net. Parce que pourquoi il ne sait.
IX

Ymran en est parfaitement conscient. Il observe la fille et, vrillant la


pénombre, son regard doit trahir un résidu de rire rentré, une de ces
surprises qui n’en finissent pas. Et les secondes défilent, de longues
secondes, dans le plus grand calme, le plus grand silence. Il attend. Décidé à
ne rien tenter, ne rien penser, il temporise.
Puis il dit et il sait encore sur quel ton il le fait, de jubilation, il ne peut
s’en empêcher :
–  C’est tawkilt, la sorcière qui vous attire dans son antre, ou je me
trompe fort !
Un ton en aucun cas dubitatif, mais faraud. Parfaitement.
On ne daigne lui répondre. De la part de la sorcière, nul éclat, nulle
protestation, nulle velléité de quoi que ce soit qui puisse y ressembler. Belle
en diable, elle ne cille pas dans l’ombre incertaine où son visage rayonne.
Elle ne bouge pas.
Muette, mais les yeux parlant pour elle et faisant plus qu’affronter ceux
du garçon : le bravant. Un regard de force à entamer, traverser un mur, et
vous fusiller.
Ils campent sur leurs positions, la jeune fille dramatiquement tendue,
voire hagarde, mais à peine distingue-t-on ses traits ; Ymram dans une pose
amusée. Isolés et soudés par le défi qui les dresse l’un contre l’autre, ils
demeurent, les secondes tirent en longueur.
C’est elle qui lance à son tour, fort, comme on croit devoir le faire avec
un dur d’oreille ou un individu qui ne comprend pas votre langue :
– Je suis ta fiancée du printemps !
– Ma… quoi ? Répète un peu ça pour voir.
Aussi vive qu’une balle, sa repartie atteint Ymran une seconde fois :
– Ta fiancée du printemps. Peut-on être bête à ce point ? Oui, on peut
l’être.
Convaincu de bêtise et manquant de mots, Ymran ne réfléchit qu’à la
meilleure manière de faire face à présent. Comment le prendre, comment
s’arranger de cette révélation ?
Safia encore :
– Tu as du foin dans les oreilles ou bien dans la tête ?
Si quelqu’un se sent perdu… Perdu et forcé d’en convenir, forcé en
même temps d’endiguer la trombe de rire qui revient, qui monte et va tout
emporter, tout balayer… Mais, de nouveau, rien de pareil ne se produit et
Ymran admet gentiment :
– Ah ! Eh bien, approche !
Ses bras resserrent leur étau sur le plus fragile brin de prisonnière qu’ils
aient jamais tenu. Il applique sa bouche à lui sur sa bouche à elle.
Ce baiser, après l’avoir volé, Ymran se passe obstensiblement la langue
sur les lèvres.
Il ne se pourléche pas une nouvelle fois les babines, qu’il reçoit dans la
figure cette chose, ce caillou ou ce poing aussi dur, aussi anguleux mais pas
plus gros. Et déjà, furieusement, Safia se contorsionne, lutte pour se
dépêtrer de lui, de son étreinte.
Aurait-elle été mordue par une hyène, Ymran dirait qu’il ne la sent pas
moins horrifiée, dégoûtée.
Elle hurle ; une possédée :
– Animal que tu es, me faire ça ! Sauvage que tu es, pourquoi ?
Il y va, lui, d’un vague sourire en dépit du mal qui ankylose son
maxillaire gauche  : ce coup lui a fait voir des étoiles. Il s’efforce de se
donner une contenance.
Alezane libre mais suspendue en plein vol, pétrifiée comme par la vue
d’un gouffre béant, les lèvres, les naseaux retroussés et s’arc-boutant des
sabots à l’endroit où elle s’est plantée, Safia reste. Une allégorie qui dit
mieux la réalité. Croissant, le bruit de la foule, comme il afflue, est refoulé
par le silence du sanctuaire où le mutisme de la fille déploie en plus une
maculature noire ; l’opacité de l’orgueil, aurait-on envie de dire. Ce serait
mal connaître Safia, il s’agit simplement de la plaie contuse d’un défaut de
parole.
Toutefois les raisons pour lesquelles ils sont séquestrés dans la caverne
de ce silence échappent toujours au garçon. À la périphérie du clair-obscur,
des ombres ont commencé à ramper. Mais ces raisons, s’en est-il jamais
préoccupé  ? Pour faire bon poids, s’y adjoint encore une  : ta fiancée du
printemps. Safia l’a proclamé. Qu’est-ce que cela signifie ?
Le regard de l’alezane rutile mais ne fixe que des choses insaisissables.
Comme elle s’est éloignée de lui, Ymran la laisse : murée dans sa révolte,
raidie et propageant sa raideur à l’entour. L’un et l’autre vont devoir, quand
ils s’en apercevront, casser l’air à coups de marteau.
Pas plus qu’elle, Ymran n’a changé d’attitude et, tel qu’il est enchaîné à
sa place, il peut la dévisager. Elle, cela lui produit certainement autant
d’effet que si une vache la regardait.
Mais bientôt, moins qu’elle ne dit, elle marmonne à travers un désir de
larmes :
– Ce que tu as fait, ce que tu as fait… C’est affreux.
De larmes, point. Prise de frissons au lieu de cela, ayant ainsi retrouvé
sa voix, elle hoquette, elle ressasse pour personne, pour l’ombre qui
commence à peser sur eux :
– C’est affreux, affreux, affreux.
Puis, le souffle court, elle suffoque.
Ymran : l’horreur, le Diable a porté la main sur elle, et elle en a gardé
une marque infamante.
Avec vivacité, les tourterelles, ne se laissant pas oublier, s’empressent,
dans leur cage, de reprendre la plainte de la pauvre tawkilt, de grommeler,
puis de vagir. Le couteau, non loin, s’enflamme aussi sans cause apparente.
Ymran a perdu toute envie de rire, il a trop ri. Plutôt le cœur lui poisse.
D’un baiser qu’il s’est permis, bien entendu un peu à la légère, tout ce
drame ! Il n’en revient pas, ne comprend pas.
Entre deux gémissements, Safia s’obstine à remâcher :
– Avec sa fiancée du printemps, se comporter comme un animal.
Comme un animal. Comme elle y va ! Ymran n’en croit pas ses oreilles.
Il s’ébahit de ce qu’elle dit, cette fille. De tels mots, tomber de sa bouche :
où a-t-elle la tête  ? Il écoute. Ils ne cessent de tomber, les mêmes mots,
revenant, retombant et perdant toute signification à force. Des sanglots sans
larmes, entêtants, ils ne sont aussi que cela. Il les écoute, incapable de rien
faire d’autre que de les entendre tomber en connivence avec tout ce qui
tombe et se brise entre eux sans bruit.
Impossible fille !
Mais il doit alors se traiter lui-même de brute et de niquedouille.
Il n’a montré que candeur et inconscience additionnées. La catastrophe
était assurée. Quelque chose cède en lui.
Du coup, tu n’aspires frénétiquement, Ymran, qu’à être loin, ailleurs,
n’est-ce pas ? Mais où : loin ? Où : ailleurs ? Plaide l’ignorance et tu seras
excusé, absous.
Ces pensées, un mal au crâne qui le laisse sans pensée. Aucune
certitude, aucun repère. La réaction de cette fille, si exagérée qu’elle
semble, a au moins un mérite  : elle est franche, elle lui dessille les yeux,
met sous le nez les abîmes qu’on peut côtoyer en aveugle. Et la révélation
première, la confondante révélation : il n’a pas pris racine dans le pays, ça
n’a pas été de soi. Ça ne va pas de soi. Ses racines plongent toujours là-bas,
d’où il vient, d’où il s’est arraché, toujours dans l’unique terre qu’il ait
connue et dont il a subitement la nostalgie.
On ignore ce qu’on attend, mais on attend. Et Ymran attend. Peut-être
comprendra-t-il à la fin cette gracieuse tawkilt et la virulente colère qui
s’est emparée d’elle, et s’éclairera la rancune dont il ne méconnaît pas que
son cœur déborde, mais également, mais aussi autre chose, quelque chose
de plus profond, qui les dépasse tous deux. Il l’espère et, ce, avant qu’il
n’estime avoir assez attendu.
Il avait pensé : un jeu et, nom de nom, l’histoire que cela s’avère être !
Les gars dehors se doutaient-ils de ce qu’ils faisaient en l’y enfonçant
jusqu’au cou ? Auquel cas, ils peuvent être fiers d’eux. Tout nouveau et tout
heureux, lui, sans se méfier, s’était laissé embringuer. Sur qui peut-il
compter maintenant pour le tirer de là ? Sur personne pour sûr et, à en juger
par la force du vacarme entretenu devant le sanctuaire, le tohu-bohu des
voix parmi lesquelles on a la sensation bizarre que percent de temps en
temps des hurlements de loups, il n’est pas dit que cette plaisanterie soit
près de tirer sur sa fin.
Oui, l’issue  : regagner la sympathie de la jeune fille. Mais quelles
amabilités lui servir après ce qui s’est passé, quels mots inventer  ? Elle
aussi devrait comprendre, ne pas croire qu’en l’embrassant il aurait attenté à
sa pudeur ou, pis, qu’il l’aurait violée.
Il avait pris l’habitude de saluer ainsi ses copines de classe, dans l’autre
pays, et il n’a pas fait la différence. Pour son malheur. Il sait désormais ce
qu’il en coûte.
Ça chauffe dans sa tête en attendant. Ça chauffe et il attend. Quoi au
juste ? Que la tawkilt parle et, l’accusant de tous les maux, dise ce qu’elle a
sur le cœur ? Qu’elle l’invective comme elle a commencé, le traîne dans la
boue ? Puis en arrive en dernier lieu à lui pardonner sa bévue ?
Il a foi en la bonté foncière de chacun, pris à part.
Mais sache-le tout de même  : tu t’es fourré dans un joli guêpier, âne
bâté. Admets aussi que tu connais peu les gens. À la minute où tu penses
avoir sondé leur âme, c’est à cette minute qu’Us deviennent déconcertants
à donner peur. Oh, ils ne s’enferment pas à double tour, ils ne te repoussent
pas. Il leur suffit d’être ce qu’ils sont, et tu ne sais que faire de ta personne.
Regarde-toi, encagé stupidement là-dedans et doutant de tout, et te
demandant s’il ne te reste plus, pour toute solution, qu’à te cogner la tête
contre ces murs, frappe que je te frappe. Si l’on considère qu’à un mètre se
tient une tawkilt blessée à en saigner et que tu prétendes ne rien avoir à lui
raconter ni une main à lui tendre, pourquoi pas  ? Tu as toujours le loisir
d’objecter qu’elle crachera sur cette main. Et après ! Est-ce la main d’un
calife  ? La nausée que tu as suscitée chez cette fille t’agrippe aussi au
ventre, conviens-en. Tu as eu un geste malheureux  ; que n’aurais-tu un
geste heureux au bout du compte  ? Même si cela te paraît trop bête,
incarnation de la stupidité clouée à ta place, plutôt que de contempler le
beau gâchis. Rester à béer là n’est pas ce qu’il y a de mieux à faire, avoue-
le, ni qu’il y ait de quoi pavoiser. Safia est devant toi comme si on avait
accompli un outrage inexpiable sur elle. Essaie de la persuader du
contraire. Non, tu ne connais rien des gens, tu ne les sens pas, mais ce n’est
pas une raison… Cette terre que tu foules aujourd’hui, tu n’y as pas encore
apposé la marque de tes semelles, tu y vas toujours sur la pointe des pieds,
et par conséquent tu n’es de nulle part. Mais ce n’est pas non plus raison.
Et même si, écoutant les autres parler et que réunies en phrases les paroles
prononcées tournent à la bouillie de chat, tu n’es plus sûr de ce que tu
entends, et que de nouveau tu ne te sentes nulle part.
Ce couteau qui gît par terre  ; s’il s’en saisissait et s’en donnait des
coups, la tawkilt lui en saurait-elle gré ? Y aurait-il une seule chance que, le
payant de son sang, le faux pas commis trouve grâce aux yeux de cette
fille ?
Résolu à plier le genou devant elle en signe de contrition, il l’implore
doucement :
– Pardonne-moi, Safia.
– Je ne veux pas.
Secouant sa crinière de feu dans le rougeoiement de ce rayon de soleil
coupé du monde, le dernier à flamber encore, elle s’exténue à répéter d’une
voix basse, écorchée :
– Je ne veux pas, je ne veux pas !
Sur le point de s’étouffer, cette voix se déchire :
– Je ne veux pas, je ne veux pas ! Laisse-moi !
Safia est là et, non loin, lui est là qui la regarde se désoler. Une tawkilt,
une enchanteresse comme il n’en existe pas deux au monde, mais dont le
cœur part en morceaux.
Perdu de vue, ou plutôt d’ouïe, dans l’intervalle, si court cet intervalle
a-t-il été, le tumulte dehors, chants, clameurs d’allégresse, piétinements,
resurgit, déferle entre eux et, rebondissant plus haut, s’abat, torrent dans sa
brutale impétuosité qui jette Ymran sur une rive et Safia sur l’autre et tout
espoir s’enfuit que les deux rives se rapprochent, se rejoignent. Il n’y a plus
que ce charivari à passer, ébranlant air et terre.
Les cheveux en bataille, frisettes, ramilles, radicelles, boucles tire-
bouchonnantes, un vrai porc-épic, dans un refus inébranlable d’accepter
quelque offre de paix qu’on lui fasse, la jeune fille courbe le front. Elle ne
bouge pas, tassée elle-même, la honte et une fureur rentrée la rongeant. Elle
ne bouge pas.
Atone, une ombre s’accumule où meurt à petit feu l’unique rai de soleil
à être entré et resté. Toutefois il tire encore de cette atmosphère de lie deux
piliers vaguement givrés de chaux bleue, un pan de mur au-delà et, dans ce
mur, orbites noirâtres, des niches. Isolée dans un angle, se détache une stèle
de marbre que son propre éclat illumine, uniquement elle, qui veille sur le
repos du saint Afalku.
Ymran s’éclaircit la gorge.
– Si j’avais su que tu trouverais ça laid, ou blessant…
Avec ses accents lugubres, la voix changée qu’il se découvre  ; il
n’achève pas. Il cherche donc à rencontrer, capter le regard de la jeune fille.
Il n’y parvient pas. Il ne trouve alors, de la même voix, guère mieux à dire,
à proposer :
– File-moi encore une bonne baffe et n’en parlons plus.
Safia relève la tête. Elle tremble d’indignation,
– Moi, gifler un homme !
Elle l’a déjà frappé une première fois, elle ne peut l’avoir oublié. Mais
cette fois la suggestion vient de lui, aussi voit-il Safia toute retournée,
horrifiée.
Avec la même légèreté, il insiste pourtant :
– Je suis sérieux.
Il ne reçoit aucune réponse.
– Bon, grogne-t-il. Soyons amis au moins.
– Amis !… Un garçon et une fille ! Quand est-ce que… est-ce que cela
s’est vu ? Où ?…
Safia reste impuissante à produire d’autres sons.
X

Il pense à cette fille, oui, Cynthia de son nom, une camarade de classe
tant qu’il y allait. Comme ça, présente, elle est là. Si loin qu’il se souvienne,
il ne s’est jamais posé de questions à son sujet. Et surtout pas depuis qu’il a
changé de pays. Elle fait maintenant partie d’un monde qu’il a laissé
derrière lui. Du coup, elle est là : pourquoi ? Voulant dire, pourquoi, après
un aussi long temps ? Il ne sait, il n’y a tout bonnement pas de réponse à
une telle question.
Une inconnue somme toute, sauf ce nom, Cynthia. Et sauf que tous
deux fréquentaient les mêmes cours. Ainsi s’appelait-elle. Cynthia, cela ne
s’oublie pas. Aucune autre fille au collège ne portait un nom pareil. Il la lui
rendait encore plus étrangère que les autres élèves, qui l’étaient déjà assez
sans ça.
Pas une parole échangée. Et pour cause : ils n’avaient aucune raison de
le faire. Peut-être s’étaient-ils adressé deux mots par-ci, trois mots par-là
dans le remue-ménage des commencements et des sorties de classe. Sa
mémoire est muette là-dessus.
Un cours des choses que rien n’avait la prétention de vouloir venir
dévoyer et dont on attendait juste qu’il continuât d’aller de même. Pourtant,
dans la bousculade d’une fin de cours, Cynthia se campa devant lui et
aussitôt l’entreprit :
–  Ça te dirait d’écouter de la musique  ? M.  Franc-Jamin organise une
séance chez lui. Il n’y a pas d’invitations. Vient qui veut. On ne sera pas
nombreux à s’y précipiter, surtout parmi les élèves. Tu comprends, comme
c’est lui qui fait ça. Mais…
Souriant des yeux, elle lui attrapa une main, la lui secoua et poursuivit :
– Mais ça sera intéressant, tu verras !
Interloqué, Ymran cherchait ses mots.
Elle insistait gentiment :
– Laisse-toi faire, allez, viens.
– C’est quand ? Tout de suite, non ?
– Ouais, dans un moment.
L’après-midi s’achevait. C’était inattendu, cette offensive de charme à
laquelle, nullement prêt, il n’avait d’abord su comment parer. Il se
demandait : écouter de la musique ? C’est quoi, ça ?
Cynthia guettait sa réponse. Cynthia aux bras déjà découverts au mois
d’avril, des bras pleins, fluides, bien faits pour aller avec ces corps de
statues qui exhibaient leur nudité dans la grande ville proche.
Se grattant la nuque, le garçon était loin de se croire sûr qu’il aimerait
accepter, aimerait se retrouver en compagnie de leur professeur, et à son
domicile au surplus.
– Allez, viens, mon vieux. Tu verras, tu ne le regretteras pas.
Il dit oui. Ce fut aussi simple.
–  Attends-moi une minute, fit alors sa camarade, j’ai quelque chose à
prendre.
Le plantant là, elle s’éloigna en courant. Des pensées, Ymran en eut du
coup à retourner dans sa tête ! Il les retourna en tous sens, il ne voyait pas
quelle lubie avait poussé la jeune fille à le saisir au collet et à désirer qu’il
s’en fût écouter de la musique avec elle. Lui !
Rapide, elle revenait à grands pas, cachée derrière une espèce de poupée
tout en ventre et à laquelle elle prêtait ses jambes. Un boîtier, comme il s’en
aperçut vite, un machin énorme.
Ymran lui offrit de le porter à sa place.
– Non, non, protesta-t-elle. C’est gros mais pas aussi lourd qu’on croit.
 
Dans l’étroite route qui desservait le collège, suivie d’Ymran, elle prit à
droite, direction qui ne menait sous un coteau boisé, cent mètres plus loin,
qu’à une gare et à son parc de stationnement où elle terminait sa carrière. Se
fiant à Cynthia, Ymran imitait son ample foulée, franchissait sur une
passerelle, à ses côtés, les deux voies ferrées.
Le second quai débouchait sur une place encombrée aussi de voitures.
Plusieurs rues en partaient.
Ce ne furent, ensuite, que pavillons à l’alignement.
– Tu viens des fois par ici ? demanda Cynthia pour dire quelque chose.
– Je risque pas ! Un coin pareil, j’en ai rien à cirer, rien à y voir, en plus
que j’habite au diable.
– C’est vrai ? Moi, j’y passe souvent pour aller faire de la musique chez
M. Francjamin.
Ymran se tourna pour l’examiner  : faire de la musique, elle  ! Pas
possible. Elle le mettait en boîte.
– Comment ? Toi faire de la musique ?
La surprise du garçon la réjouit.
– Eh oui, moi !
Plus qu’amusée, elle réaffirmait, visant sa poitrine du pouce :
– Eh oui, moi. C’est drôle, hein ?
Ymran haussa les épaules.
– Une fille ? C’est drôle.
– Oh, dis, toi !
– Et de quoi joues-tu ?
– De ça.
La jeune fille eut un mouvement d’épaule pour désigner ce dont elle
avait plein les bras tantôt et qu’elle portait suspendu sur son dos pour
l’instant :
– Et ça, c’est ?
– Non, ma parole, tu ne vois pas ?
– Je vois pas, dit-il, contrefaisant le ton affligé de Cynthia.
Elle s’esclaffa du coup en montrant toutes ses dents. Qu’est-ce qui la
met tant en joie ? Et pourquoi ces gens montrent-ils toujours leurs dents en
riant ? Ymran désespérait de la comprendre, elle encore plus que les autres.
Il lorgna vers elle de nouveau, elle eut à son intention un bref regard en
retour qu’elle accompagna d’une pouffée de rire. Ses yeux, d’ambre clair,
transparents, étaient confiants à vous décoiffer. Également, l’expression de
ce visage à l’ovale ferme, lisse, au menton qu’une fossette convertissait en
deux bébés mentons. Quelque chose comme une luminosité émanait d’elle.
Il joignit au rire de Cynthia le sien. Alors Cynthia se calma pour s’étonner :
– Non, c’est vrai que tu ne sais pas ?
– Je le jure.
– Un violoncelle !
– Un violon, je connais, mais un violon… Celle…
Il fit un effort, puis un signe de dénégation.
–  Je te montrerai ça, promit Cynthia. Quand nous serons arrivés chez
M. Francjamin.
C’était une fille sans le moindre recoin d’ombre.
Cette fois ils s’engagèrent, sur leur gauche, dans une rue montante.
Cynthia marchait de son pas résolu de garçon, presque un pas de charge.
Ymran ne voulait pas être en reste.
Les pavillons avaient de proche en proche fait place à des maisons de
plaisance, villas, gloriettes, qui régnaient sur des jardins tout débordants de
verdure, d’inflorescences, vers la rue. Un monde onirique s’ouvrait pour
Ymran. Il se baladait dans un rêve. Quasiment. Oui, mais s’il ne faisait,
venant de sa sinistre banlieue, que s’évader d’un autre rêve, d’un
cauchemar, pour remettre pied sur la vraie terre ? L’ennui tenait à la façon
d’envisager le problème, alternative, équation ou peu importe, et de lui
trouver une réponse appropriée : la bonne.
Ses maîtres de la communale, ces hommes de bonne volonté qui avaient
tenu à le recommander pour le collège, ne soupçonnaient pas qu’ils
l’assiéraient en définitive sur une escarpolette balançant entre le paradis et
l’enfer.
Des chiens invisibles commencèrent bientôt, du sein de ces mini-édens,
à se jeter à l’improviste contre les clôtures et à prendre, féroces, glapissants,
les deux jouvenceaux à partie au fur et à mesure qu’ils avançaient,
flanquant à la fille et surtout au garçon des trouilles à leur tourner le sang.
Sans avertissement, après quelques minutes de cette promenade,
Cynthia stoppa devant un portillon de fer que ni une plaque ni rien de
spécial ne signalait à l’attention. Elle posa la main sur le loquet.
XI

Elle poussa le portillon, il émit une faible plainte en leur livrant accès à
un jardinet. Le petit perron sous un amour de marquisette, les trois
marches : de nouveau, sans frapper ni sonner, Cynthia tourna le bouton de
la porte. Ils pénétrèrent de plain-pied dans une pièce où Ymran ne repéra
d’abord que des meubles, une quantité, une débauche de meubles. De
diverses tailles, diverses formes, chez eux entre ces murs, ils avaient l’air de
vous accueillir en maîtres des lieux, et de vous juger, de vous jauger,
comme pour décider de la manière dont vous méritiez qu’on vous reçût.
Un de ces meubles, surpassant en importance tous les autres, se carrait
dans un angle. Remarquable aussi en était la forme : celle d’un volumineux
cercueil plat, noir, laqué, reposant sur d’énormes pieds et vous présentant
une queue arrondie. Un piano, devina Ymran sans une seconde d’hésitation,
bien que ce modèle fût différent de ceux qu’il connaissait.
Une chose non moins frappante  : derrière, debout, se tenait
M.  Francjamin, à leur entrée. Les verres fumés de ses lunettes brillèrent
dans le mouvement de tête qu’il eut alors et suppléèrent au regard qu’il
aurait dû leur dispenser. Et, pas plus que le mobilier à l’entour, il ne pipa, ne
fit l’aumône d’une parole de bienvenue à Cynthia, parce que, Ymran, lui,
n’en attendait pas tant de sa part, tout visiteur inhabituel qu’il fût. Le gars
Ymran n’était pas venu pour ses beaux yeux.
De la gorge professorale raguée par des orgies de tabac, une apostrophe
partit cependant :
– Ah, te voilà enfin…
La personne visée était évidemment Cynthia.
Là-dessus, M.  Franc-Jamin, s’écartant à peine du cercueil, la main
ouverte dans un geste d’invite, montra, sans abandonner son air sardonique,
la chaise vide devant un pupitre sur lequel s’étalait un grand cahier –
pupitre, mot qui n’avait pas encore enrichi le vocabulaire d’Ymran.
S’exécutant, bonne fille, Cynthia y alla en saluant d’une révérence. Elle
se retrouva ainsi assise face aux quatre ou cinq silhouettes qui se profilaient,
incertaines, dans le demi-jour de la pièce et dont, à cette seconde, Ymran
découvrit la présence.
Il fit comme elles  : atteignant le siège le plus proche, un fauteuil
capitonné, il l’occupa.
Là-bas Cynthia déballait son instrument et, ce qu’Yram vit : un genre de
violon sans plus, mais géant, mafflu, impossible à loger au creux de
l’épaule comme on les met. De fait, Cynthia le coinça entre ses jambes, ce
qui faillit faire s’esclaffer le garçon.
Du professeur n’émergeaient plus, au ras du piano, que le sommet du
crâne et la dure brosse de cheveux plantée dessus.
Venant sur ces entrefaites d’une autre partie de la maison, une femme fit
son entrée, le regard lointain dans un visage étroit, d’une blancheur de
linge, la tête, avec sa courte coiffure tout en boucles, portée haut sur un
corps longiligne dont, de surcroît, la minceur se moulait dans les plis, les
cannelures de la robe qui lui tombait jusqu’aux chevilles. Elle serrait un
violon sous un bras et d’une main elle pointait un archet.
Ymran songea : Madame Franc-Jamin, intuition correcte mais cela ne
devait se vérifier qu’après. Elle se rangea derrière la jeune fille, elle
toutefois sans s’asseoir.
Elle était loin d’avoir l’âge du professeur. L’organe sourd de M. Franc-
Jamin laissa échapper :
– Beethoven, trio numéro cinq en ré majeur.
Et comme après réflexion, il ajouta :
– Les Esprits.
Il n’eut ensuite qu’un hochement du bonnet, et tous trois se jetèrent sur
leurs instruments. Foudroyante, l’attaque fut d’une précision à couper le
souffle. Suspendu, resta dès lors Ymran aux sons conjugués qui se
libéraient, s’envolaient de ce piano, de ce violon et en particulier de ce
violoncelle, comme l’appelait Cynthia.
Suspendu, c’était plus fort que lui. Pendant ce temps, lancées les unes
aux trousses des autres, les voix des instruments se poursuivaient, ne se
rattrapant qu’à de rares moments et guère pour longtemps. Mais quand cela
se produisait, souverains étaient le chant, et le bonheur, qui fondaient sur
vous. Les trois voix et d’aucunes, plus lointaines, s’effaçaient devant le
registre radieux, unique, attaché à célébrer, on ne pouvait dire quoi tandis
que votre peau se hérissait d’aiguilles. Durant d’infimes secondes, Ymran
voyait s’entrouvrir un ciel tout de lumière. Mais, en continuant à
s’interpeller, les musiciens s’étaient distancés déjà.
À les écouter attentivement, on discernait cette voix qui n’appartenait à
nul d’entre eux et qui néanmoins avait besoin d’eux pour se faire entendre :
eux liés et fondus ensemble, eux ne disant que ce que, impérieuse,
exclusive, elle voulait, disait. Toujours elle qui, dans l’urgence de leur
poursuite, les poursuivait.
Ymran n’imaginait pas celui qu’elle avait par faveur spéciale inspiré,
hanté, aller autrement que dansant, pirouettant, bras ouverts. Lui aussi, une
ivresse contagieuse le gagnait et il aurait bondi sur ses pieds, fait le clown,
n’était la prudence à laquelle incitaient les parages.
Puis, arrêt total, un noir silence s’établit, se creusa, creusa encore. Et
cela dura. On en oubliait de respirer.
Alors commença un chant funèbre et la création entière pleura dans ce
chant, traversé de cris sauvages par moments.
Lente, pliant sous le poids de sanglots assourdis, une marche inexorable
au tombeau marqua le pas. La part infinie de cette peine, Cynthia, avec son
violoncelle, la vivait plus que personne. Le cercueil, lui, ne versait des
larmes que goutte à goutte et n’éclatait en grondements lugubres qu’à de
rares fois. Cela consolait peu le violoncelle qui, n’écoutant que sa douleur,
allait, aveuglé par elle.
Le cœur pris dans un étau, Ymran s’interrogeait : pourquoi toute cette
tristesse  ? On courbe le dos sous la charge, on l’accepte, et même avec
reconnaissance, mais pourquoi ?…
Impuissants à dire ce que disait le chant, les mots perdaient leur sens et
leur force. Cynthia, ce que tu arrives à faire de ton sacré instrument ! C’est
fou  ! Ce pouvoir que tu as de donner corps à des voix on ne sait d’où
venues. Plus profondes l’une que l’autre, plus tragiques l’une que l’autre,
des voix plus funestes l’une que l’autre…
Autant que les meubles, les tableaux accrochés aux murs, les bibelots
disposés un peu partout  : les présences humaines, auditeurs et musiciens
réunis, changées en leurs propres ombres, avaient cessé d’être réelles. Ne
survivaient au naufrage que ces instruments, ces objets auxquels on
découvrait une âme et, à entendre leurs appels, une douceur frisant les
larmes. On prenait à son compte leurs doléances et pourtant si étrange se
faisait l’entourage et si soudain étranger Ymran s’y sentait, qu’il voulut fuir.
Mais l’aurait-il pu ? Figures de fumée statufiées sur leurs sièges, ses voisins
demeuraient, eux.
Assauts dans le vide, excès de gestes, de brusques manèges de la tête,
ils en étaient, chacun de ces exécutants fantomatiques, à s’acharner à qui
mieux mieux sur un violon, sur un piano, sur un violoncelle, mais les
accents, les traits incisifs qu’ils en tiraient seuls vivaient, et seuls sans doute
les pressaient-ils à redoubler d’ardeur, de détermination dans leur lutte
contre l’ange sans face.
Quel ange, quel adversaire ? On ne sait pas.
 
 
Cynthia en particulier, tant elle se démenait, les yeux ou clos ou lançant
des éclairs, les mâchoires contractées dans une expression de défi que,
bientôt, Ymran eut du mal à la reconnaître. Elle était devenue le violoncelle
dont elle jouait ; c’était sur elle-même qu’elle passait et repassait l’archet.
Elle lui fit pitié, non les autres, qui lui étaient indifférents.
Tout cela, pourquoi ?
Puis, le chant parvenu au bord de la suffocation  : revirement  ! Fini le
deuil, finie la désespérance  ! Le trio repartait dans de folles envolées de
joie, dans une équipée, un batifolage insensés. Il renouait avec l’entrain du
début.
Abasourdi, Ymran se demandait bêtement ce qui se passait. Soulagé
comme d’un fardeau, il l’était certes, mais guère au fond, une boule
s’ancrait dans sa gorge, compacte, refusant de disparaître.
On jouait avec vos sentiments, telle était l’impression qu’il éprouvait. À
la vérité, on vous faisait violence et, ensuite, on vous abandonnait à vous-
même. On vous laissait vous arranger avec votre désarroi. Il n’appréciait
pas ça. Non, il n’appréciait pas. Un plaisir cher payé, pour autant que c’en
fût un.
Pour lui, maintenant, il y avait un mystère Cynthia. Une fille qui n’était
que simplicité, transparence, mais d’où tenait-elle ce pouvoir qu’elle avait
d’arracher à son instrument une voix aussi parlante, encore qu’inarticulée,
aussi humaine, encore qu’inhumaine, et aux sortilèges de laquelle on
succombait avant de s’en apercevoir ?
Qu’est-ce qui la contraint à cela ?… Qu’est-ce qui la pousse à s’amuser
avec un joujou si inquiétant, si redoutable ? Il s’interrogeait, ne comprenant
pas À moins que, pas plus tôt cette dondon de poupée entre ses mains,
Cynthia ne tombe en sa possession, ne soit victime d’un rapt, que la poupée
ne cache dans son ventre un démon. Ces cris, ces plaintes, ces pleurs, elle
doit le savoir, elle doit le ressentir dans sa chair, ne sont pas élevés par des
mortels. Ils lui feraient exploser la poitrine, un jour.
Bizarre, le calme affiché par les autres auditeurs, vissés sur leurs chaises
sans tiquer. Pas un d’entre eux ne songeait à se sauver. Ou bien polis, ils
n’osaient, ou bien ils s’étaient enfuis –  enfouis  – en eux-mêmes, à
l’intérieur de ce fort qu’ils tenaient chacun pour inexpugnable.
 
 
– Eh bien ? Qu’en dis-tu ? As-tu aimé ? s’inquiéta la jeune fille, un petit
sourire canaille dans les yeux.
Ils avaient refermé le portillon derrière eux. Ymran lui avait une fois de
plus offert de porter son violoncelle et, une fois de plus, elle s’y était
refusée. Quoiqu’il fît encore jour, allumé, le néon des lumières publiques
tremblotait, pâle sur le ciel clair.
Il avait compris le sens de sa question  : elle voulait savoir s’il était
content d’être venu.
– Je ne sais pas.
Il fronçait les sourcils, mâchouillait ses lèvres. Sa réponse trop
laconique, il la compléta, gêné, d’une question :
– Pourquoi les gens adorent-ils se torturer ? Ça leur plaît ?
Il aurait dû dire : toi, vous autres, mais il préféra dire, les gens.
Dans les yeux indécis avec lesquels Cynthia le fixait, l’iris papillotait,
ce regard allait peut-être basculer, tenter encore de l’éclabousser de ses
risées. Ymran observait ce masque, solaire quand l’autre soleil en était à se
coucher, figure patiente pour le moment, encadrée de fins, de longs cheveux
châtains, libres, uniformément répandus sur ses épaules, son buste. Et vint
la pensée qui s’imposait, comme si elle était neuve : combien cette fille est
étrange sous sa transparence ! Il ignorait alors que l’image qu’il retiendrait
d’elle serait celle-là.
Plus de concerts  ; pour lui l’expérience s’arrêterait là, ne se
renouvellerait jamais. Parce qu’il perdrait bientôt sa mère, mais il se lierait
par la promesse qu’il lui aurait faite avant cela. Car, sur son lit de mort, elle
aurait à exprimer un dernier souhait, l’unique souhait qu’elle aurait à
formuler de sa vie. Et lui, selon le désir maternel, le temps de se préparer, il
quitterait père, frères, sœurs, exil, pour se rendre, se retransporter dans le
pays inconnu qui l’avait vu naître.
L’image de Cynthia, quelques-unes des réflexions émises au profit de
ses élèves par M. Francjamin au cours de l’une ou l’autre de ces harangues
dont il était coutumier grossiraient le viatique d’Ymran… la conscience de
nos actes est donc l’unique base de nos comportements… Notre raison est
notre propre témoin et juge… Notre esprit voit en lui-même ce qui est au-
dessus de nous, ou au-dessous…
XII

1
– Pourquoi pas ? a-t-il repris. Je suis sérieux.
Plutôt que sur Safia, son regard se porte au-delà d’elle, sur l’évasive,
l’envoûtante blancheur de la stèle qui marque ou devrait marquer
l’emplacement d’une tombe… Il sait, une tombe dont personne n’oserait
affirmer qu’elle recèle une dépouille ou, à l’opposé, qu’elle est factice ; un
cercueil dort là-dessous sans aucun doute, mais si on peut tenir pour certain
qu’il est vide, on ne peut jurer qu’il ne soit en attente d’élu. Êtres avertis,
ceux de Tadart ne se font donc pas faute de venir déposer leurs prières,
avec appoint d’offrandes votives, au chevet de l’Intercesseur, serait-il à
venir.
Et l’esprit lancé, Ymran : après tout qu’est-ce qui nous dit, qu’est-ce qui
nous interdit de penser que cette dalle, si même elle recouvre un cercueil
vacant, ne finisse par exercer à un moment ou un autre sur l’âme
vagabonde d’un bienheureux, ou d’une bienheureuse, l’attrait du miroir où
se contempler et, s’y contemplant, se reconnaître et que, tentée alors, la
bonne âme en question, lasse d’errer, en mal de foyer et aspirant au repos,
ne soit prise d’envie de s’arrêter et, sans aller plus loin, d’élire domicile
dans le cénotaphe déjà prêt, déjà veillé par une stèle…
Son regard revient sur Safia.
– Tu m’auras pardonné ainsi.
Sur ses gardes, farouche, la jeune fille a cette réponse lâchée avec
dédain :
– Pardonné ? Que reste-t-il à pardonner ?
– Voyons ? Mes vilaines manières ! Ou ce que tu considères comme tel.
Pour toi, je suis un dévoyé, hein ?
–  Pardonner, gronde-t-elle, ignorant ses arguties autant que la
désinvolture de ton sur lequel il semble avoir décidé de lui parler. Ce n’est
pas à moi de pardonner. Il faudrait savoir si tu te pardonnes toi-même. C’est
au responsable de la faute de se demander s’il se pardonne.
– Je ne me pardonne pas. Là, tu es contente ? Du moins pas tant que je
ne m’entendrai pas dire que tu as tiré un trait sur ce qui s’est passé, qui n’a
été qu’un jeu.
–  Dans ce cas, n’y compte pas. N’y compte pas  ! Tu ne l’entendras
jamais de ma bouche ! Une fille : on ne lui laisse rien à pardonner !
Toujours cette exagération instinctive, cette violence. Il secoue la tête,
ne se résignant pas à se sentir si en faute mais tout au plus d’avoir eu un
geste malheureux. Et cela lui est imputé à crime ! Il a joué de malchance,
c’est surtout ce qui l’afflige. Il ne saurait être tenu coupable que d’une
peccadille et de guère plus. Un reproche, oui, dont il s’accommoderait
volontiers.
Il plaide encore sans se décourager :
– C’était une manière de plaisanterie.
Pourtant à s’entendre parler de la sorte, il subit une impression de
mortification accablante. La tonalité de son insistance lui paraît odieuse.
– De quoi ? gronde la fille. De plaisanterie ?… Une manière de…
Il confirme :
– Oui, de plaisanterie, sans plus.
Il a remis cela, et il a conscience de lui avoir porté un nouveau coup, il
s’avise qu’il n’a ouvert la bouche que pour l’humilier, la blesser encore.
Quels mots faut-il trouver pour elle ? La moindre parole a le don de la faire
saigner.
Toutefois, il revient là-dessus, poussé comme par un génie malin :
– Tu te fâches, tu te rends malheureuse, et il n’y a vraiment pas de quoi.
Il va pour se rapprocher d’elle. Elle, ainsi que devant un monstre,
devant l’Homme aux pattes de bouc, recule, terrifiée. À la même seconde,
tombe sur eux un faisceau de flèches pourpres, que le soleil décoche à
travers un œilleton de la coupole. Ultimes rayons où tous deux sont
plongés, bain de feu dont, de leur propre corps, ils alimentent
l’embrasement : ils sont là, ils s’entre-regardent.
Restées longtemps muettes, les tourterelles se répandent soudain en
litanies.
Avec ses fleurs rouges sur fond violine, la tunique qui fronce, accrochée
aux maigres épaules de Safia, paraît l’habiller de flammes. Dedans, elle-
même ressemble maintenant à une Furie de l’Enfer. Les pieds qui dépassent
sous cette robe ne sont pas fourchus mais, bonté divine, ils sont nus  !
Pathétiquement nus, indiciblement étroits. Ymran, qui ne s’en était pas
encore aperçu, les contemple, en proie à une étrange émotion.
Ne changeant pas d’attitude, Safia cependant retire ses pieds, les serre
l’un contre l’autre, cherche à les dissimuler et ne peut faire plus que laisser
en vue ses orteils, exposés, touchants de fragilité. Elle refuse de suivre le
regard qu’Ymran rive sur eux. Bien plutôt elle toise le garçon, ses prunelles
brasillantes le forcent à lever les yeux, à en écarter les tentacules de ses
pieds. Ce qui se produit en effet et qui oblige Ymran à rencontrer les abîmes
d’horreur qui le défient, le tiennent en respect, horreur  : l’aurore bleue
aussi, qui en déborde, gagne le visage dont elle dissout, jurerait-on, les traits
pour en dévoiler d’autres en transparence, y compris le menton en calice de
fleur que doivent avoir les houris d’Allah. Colonne sur deux pieds, à sa
place, comme elle se tient. Mais ne brûle devant elle hélas qu’une
présomption d’encens mystique.
Ymran ouvre, au bout d’un bras tendu, une main qui aurait plus à
recevoir qu’à offrir et, cette fois, c’est bel et bien tout ce qui arrive. Et
qu’aurait-il pu advenir, s’installer entre eux plus que cette distance
infranchissable et qui risque fort de perdurer ? Entre eux, qui sans doute ne
se regardent même pas.

2
Bouffées de refrains entonnés en chœur, ovations, claquements de
mains en cadence, et la terre martelée à la force du talon, ça ne saurait aller
mieux, dehors.
Ymran se représente aisément la bacchanale dont la fureur, loin de
s’apaiser devant le sanctuaire avec la tombée du jour, ne fait au contraire
que renchérir dans le charivari, croître en fougue.
Il tend l’oreille, écoute ce train mené sans conteste par le Diable en
personne, en notre honneur, je parie, un train venant de loin et qui ne
s’accorde une halte qu’en attendant d’aller plus loin saccager la nuit.
Il ne rompt pas le silence du mausolée de gaieté de cœur lorsqu’il s’y
résout et que, se souvenant d’une expression apprise en classe d’anglais, il
jure :
– Damned it all, et maintenant ?
La fille a laissé se perdre quelques instants avant de redire,
machinalement, d’une petite voix creuse :
– Maintenant ?
–  Maintenant. Parfaitement. À quel jeu jouons-nous  ? J’aimerais le
savoir.
Il parle aussi en homme, remarque-t-il. Mais elle, de nouveau et de la
même voix blanche, fait écho :
– À quel jeu jouons-nous ?
– Continuerons-nous à être bouclés là-dedans encore longtemps ? Que
faisons-nous ?
Il a posé cette dernière question pour la forme, doutant qu’on lui fasse
désormais la faveur d’une réponse.
N’empêche. Il poursuit :
– Tu as une idée, toi ?
Il est stupide. On ne saurait être plus stupide. Elle, avoir la moindre idée
à suggérer ? Tu n’y es pas mon bonhomme, il n’y a rien à attendre d’elle.
Et en effet, du même accent décoloré, elle murmure à peine :
– Bouclés là-dedans.
Cet accent de doux et froid désespoir, dans cette atmosphère que le
crépuscule investit, enfume inexorablement, ce n’est pas elle, ça ne lui
ressemble guère.
Le garçon tente de découvrir ce qu’il lui est arrivé qui l’a changée à ce
point, il l’observe sans s’approcher d’elle puisque, à quelques pas, en arrêt,
elle se replie sur elle-même, rétractée de l’air d’une louve prête à passer à
l’attaque.
Et pourtant, il redouble d’insistance :
– Un jeu, ou peu importe, cette plaisanterie n’a qu’assez duré. Sortirons-
nous bientôt ?
– Sortir ? Bientôt ?
Friable, sans timbre, a sonné encore la parole de Safia.
– Sinon quoi ? Rester à moisir dans ce caveau… Je ne comprends pas.
– Je ne comprends pas.
Ce n’est plus Safia qu’il a devant lui.

3
Il a eu déjà un avant-goût de tout cela et, déjà, il est allé de surprise en
surprise – mais la plus grosse, la plus extravagante des surprises l’attendait
encore, qui ferait passer les autres pour des amusettes. La conduite de cette
fille, nom de nom, s’il avait le moins du monde imaginé ça, quand de
nouveau en grande pompe, sous un burnous blanc et sur une bête aussi
fantastiquement blanche, on l’a convoyé jusqu’ici et, au bout d’un périple
désormais prévisible, poussé une fois de plus dans ce sanctuaire  ! Malice
cousue de fil blanc, rite, intentions rien moins que pures  ? Quel esprit
ténébreux les a-t-il inspirés tous pour qu’ils le livrent à une charmeresse
comme ils l’ont fait, pour qu’ils l’abandonnent en compagnie d’une tawkilt,
en tête à tête ? Cette tawkilt-là, cette sorcière-là momentanément sans voix,
sans mots humains pour s’exprimer ou qui ne sait que vous resservir vos
propres mots s’il lui faut feindre de parler… Et rien ne se passe… à
supposer que quelque chose doive se passer. Mais quelle chose ? La tawkilt
en est avertie – en était avertie. S’en souviendra-t-elle ?
Patience.
C’est alors qu’elle se remet à parler, qu’elle lance de son ton le plus
naturel, ce ton vif qu’elle a :
– Vraiment tu n’as rien compris !
Un temps, puis estimant sans doute n’avoir pas été entendue, elle redit :
– À rien ! Rien compris à rien !
Sa langue déliée, elle a aussi retrouvé son aplomb. Ymran en ajuste
l’impression parce que, d’elle à présent, il ne discerne qu’une silhouette à la
fois proche et perdue dans des nuées de suie crépusculaires.
Mais pour l’avoir entendue, il l’a si bien entendue qu’il éclate de rire et
qu’il s’exclame tout en riant :
– À la bonne heure ! Explique-moi. Qu’y a-t-il à comprendre…
Il observe une légère pause. Grave, tendre, narquois, il s’informe
ensuite sans ambages :
– Ma chère, que veux-tu de moi ? (D’un geste qu’elle aurait eu peine à
remarquer dans cette quasi-obscurité, il montre le portail fermé du
sanctuaire.) Qu’attend là-devant cette foule, dirait-on, en liesse  ? Que
veulent tous ces gens ? Dis-le-moi, que je sache. Que je profite de la leçon.
Pour commencer, il saura ce qu’il en coûte de prétendre adopter un
certain ton avec elle :
– Je te défends de m’appeler ma chère. Pas de ça ! Tu entends : pas de
ça !
– Ce n’est qu’une façon de parler. Voyons, ce n’est pas ça qui compte.
C’est…
Oui, elle paraît étouffer. Non, elle continue à le morigéner :
–  Et tu viens soi-disant d’un pays de savants  ! Mais… ce que tout le
monde attend !
Puis, comme pour se délester des montagnes de rage qui pèsent sur elle,
elle assène :
– Ce qu’ils attendent tous !
– Quoi donc ? Qu’est-ce qu’ils attendent ?
– Est-il possible d’être aussi bouché !
Dans la pénombre, c’est elle maintenant qui désigne de sa main et de
ses doigts ouverts la cage aux tourterelles, présumant que son geste
n’échappera pas au garçon.
– Tu vois ce couteau ?
Lui, il dit :
– Si fait.
– Ils attendent, les gens, que tu le prennes. Et tu vois ces tourterelles ?
Ils attendent que tu les sacrifies et arroses ce tombeau de leur sang. Et que
tu pousses les battants de ce portail, et ce sera à mon tour de montrer les
oiseaux égorgés.
La parole unie, posée, la fille a donné ces explications. S’étranglant au
moment de lui répondre, Ymran grogne :
– Quoi ? Non. Pas de ça. Je ne ferai pas ça.
Puis d’une voix raffermie, il s’enquiert :
– Et toi, tu me surveilleras pendant que je me livrerai à cette boucherie ?
Il reçoit le souffle brûlant de Safia au visage :
–  Quoi, mauviette  ! Tu as besoin d’encouragements pour tuer deux
malheureux oiseaux  ? Il ne manquerait plus que ça  ! Je vais t’y aider, te
tenir la main  ! Moi, ta fiancée du printemps  ! C’est pour cela qu’on m’a
offerte à toi, mon fiancé du printemps ! Je suis ici pour te servir, te passer le
couteau, te remettre les tourterelles. Et dès que tu leur auras tranché la
gorge, à moi reviendra l’honneur d’ouvrir cette porte, de brandir les deux
bestioles, puis de les jeter au feu toutes trempées de leur sang ! Ça sera ma
fierté !
– Toi, les autres, n’attendez surtout pas ça de moi !
Après lui avoir signifié son refus, Ymran, perplexe, l’interroge :
– Pourquoi ce massacre ? Je ne comprends pas.
– Tu n’as pas été choisi pour comprendre mais pour accomplir ce que tu
dois. C’est pour l’eau, Ymran.
La jeune fille n’en était pas encore à prononcer les derniers mots de sa
riposte que sa voix s’est brisée. Mais elle se force, avec un imperceptible
trémolo, à continuer :
–  C’est pour qu’il tombe de l’eau. Quand le printemps prend de
l’avance et que la pluie prend du retard. C’est pour ça. Tu as oublié, tu ne
sais plus rien de ton pays. Quel malheur !
– Pour avoir de la pluie ?
– En effet. Pour qu’il tombe de l’eau.

4
Il ne lui semblait pas, sur le moment, avoir pris conscience de ce qu’il
entreprenait lorsque, d’un mouvement d’épaules, il avait jeté bas son
burnous et du même mouvement foncé vers le portail, puis lorsqu’il avait
pesé sur celui-ci de toutes ses forces et qu’il fut parvenu à en écarter les
battants, puis quand la vision des hautes flammes mouvantes d’un feu
allumé devant le sanctuaire l’avait presque aveuglé, puis quand ensuite,
sans ménagements, il avait fendu la ronde des danseurs, flammes noires
eux-mêmes brûlant d’un feu noir, et que d’un bond il avait sauté par-dessus
le brasier ardent, l’avait traversé et, toujours sans réfléchir, s’en était allé
perdre dans les ténèbres de la montagne.
Jusqu’où s’y est-il avancé  ? Où s’est-il réfugié  ? Au loin maintenant,
ayant un peu recouvré son souffle, il se pose la question. Il n’en a aucune
idée. Quoi qu’il en soit, il n’a cure de le savoir. Ce qui importe  : il s’est
échappé d’une prison, d’un lieu maudit, c’est tout. Et il n’a d’autre désir
que de s’en éloigner davantage, de mettre tout l’espace possible entre cet
endroit et lui. Fuir aussi l’étrange fille, fuir son étrange beauté. Abandonner
à lui-même ce cœur épris de sang, qui transpire le sang.
Plus un écho de là-bas. Errant, impondérable, ne traîne dans la nuit, sur
ces hauteurs, qu’un relent de fumée. Têtu devant les yeux d’Ymran, persiste
toutefois le cauchemar de ces flammes qui se juchaient les unes par-dessus
les autres, figures infernales qui ne chutaient soudain que pour aussitôt se
redresser et redécrire leurs entrechats avec une alacrité perverse.
XIII

Moi, les autres filles, la joie nous rendait folles, elles, qui m’avaient
choisie pour être la fiancée du printemps, entre nous, avions tout ce mal à
garder notre sérieux, surtout en chemin, pendant qu’elles
m’accompagnaient ici. Elles devaient repartir, et moi rester. C’est une
vieille coutume mais pour nous toujours bonne. Être la fiancée du
printemps, c’est la première fois que ça m’arrive. Ça ne vous arrive qu’une
fois, et pas à toutes les filles. Et lui, j’allais bientôt voir comment les autres
garçons le pousseraient ici dedans, puis comment ils s’en iraient après
avoir refermé les portes sur nous. Arrivée la première, moi : lui, amené, le
grand jour plein les yeux, et jeté dans ce qui pourrait être un ksar mais ne
l’est pas. D’abord il ne s’était pas aperçu de ma présence, d’un moment, un
temps où il n’avait cherché, tâtonnant, qu’à s’y reconnaître de l’air de se
demander ce qui se passait, pourquoi du coup il se retrouvait dans le
sanctuaire du village, ce qu’il est cet endroit en fait. En silence, je me riais
de lui, de nous deux. Il n’y avait que ce rien de jour qui nous tombait sur la
tête, nous regardait par les trous percés dans la voûte, et je riais. On se
voyait à peine soi-même. Et puis, sur mon visage, le sang est monté se
brûler, et il a continué, il a grondé à mes oreilles avec le bruit du torrent qui
descend là-bas de la falaise. Et maintenant, la porte est ouverte, et lui le
garçon, parti, mais eux ils sont tous là devant, à se trémousser, grouiller, la
nuit est là aussi. Sinon sortir, que me reste-t-il à faire ? Sinon me montrer,
une veuve. Ou une orpheline, comme ils voudront, eux tous qui ne songent
qu’à s’ébattre sur l’aire, à s’étourdir de cris, de danses plus que de raison,
plus qu’ils n’ont jamais été capables de crier, de danser. Il est trop tard
pour ce qui devait arriver. Qu’ils me regardent tout leur soûl, rien n’est
arrivé. Et rien ne pourra plus arriver.
Tous à gesticuler, à se démancher les abattis, à s’entre-pousser, ils sont
là, des diables dirait-on devant ce feu de joie qu’ils ont allumé. Dans la nuit
bien noire à présent, un diable de feu lui-même, et qui n’arrête pas de
danser, lui-même. Ils y vont, ils le serrent de près, chacun comme s’il
voulait l’alimenter de son propre corps. Propres mains, propres bras,
propres jambes. L’alimenter sans oublier leur propre tête. Torse en avant,
l’aguichant comme s’ils voulaient lui servir de pâture, ne se rendant peut-
être pas compte de ce qu’ils font, mais le faisant, se mettant ainsi par
moments à le piétiner et à s’exciter les uns les autres. Un feu qu’ils ont fait
jaillir du fond de leur allégresse.
Parce qu’ils m’ont vue à la porte du sanctuaire comme je les vois  ; à
cause de cela, ils ont commencé à le tuer. Ils le tuent parce qu’ils m’ont vue
sortir et qu’avec mes quinze ans ils ont vu une déjà veuve.
Une déjà veuve, moi, Safia, et eux, avec fureur, ils s’attaquent à ce
brasier comme à une bête malfaisante.
Lui, Ymran ? Il s’est sauvé ! Il était avec moi, et c’est tout ce qu’il a su
faire : s’enfuir. Et eux sont là, n’ayant de cesse qu’ils n’écrasent ce feu.
 
 
Safia les regarde faire. Se sauver, elle aussi ; sans y penser, elle y pense.
Elle aussi, échapper à tout ça. Le ksar-sanctuaire tous battants ouverts, elle
sur le seuil, elle y pense et ne bouge pas. Défiant les gens, les flammes
jouent à lancer plus haut leurs langues, à incendier la nuit. Mais elle, Safia,
se sait déjà partie loin, elle a volé par-dessus eux tous qui encerclent le feu,
cette bête qu’ils peinent à terrasser. Parce que, pourquoi un feu maintenant ?
Safia ne bouge pas. Esprits de la terre, Esprits de la terre… Quelque chose
en elle parle. Puis elle recule, ne reconnaissant personne.
Parce que pourquoi dans la nuit, à la lueur de la fournaise, ces
apparitions fugaces ? Pourquoi, en un clin d’œil, reprennent-elles souffle et
vie et, en un clin d’œil, c’est fini, elles ont disparu ? Et pourquoi, légions
d’anges obscurs, elles ressuscitent, se redressent, pullulent, çà et là, ailleurs,
mais pas loin, jamais loin ? Safia n’hésite plus, elle revient, s’avance ; elle
lève les deux mains, paumes tendues vers les autres. Allant ainsi de l’avant,
elle s’écoute dire, à ce qu’elle croit : « Gens d’un autre monde. Maudits !
Maudits ! »
Et, plus rien ne peut faire barrage aux mots qui affluent, se bousculent,
lui coupent l’air au passage :
– Maudits, maudits, si vous ne le rattrapez pas. Un étranger ! Maudits
serez-vous ! Il est venu, il est entré chez vous et le mal, en compagnon, est
entré avec lui. Les valets d’Iblis, eux ! Eux l’ont conduit jusqu’à vous ! Ce
sont eux ; et Iblis, lui, ne se tient plus de joie ! Il jubile. Regardez-le : de ses
yeux verts, il vous regarde et il se réjouit.
Et puis une pensée, comme un sanglot, lui monte à la gorge  : Ymran,
mais c’est de lui que je dis ça ! Où est-il à cette heure ? Loin. Je sais. Des
mots et encore des mots. D’où sortent-ils tous ? D’elle ? De sa bouche, de
sa tête, de ses yeux, de ses seins qui se sont faits subitement durs  ? Mais
sourds demeurent les spectres à qui elle les a adressés.
Sourde, en proie à la même confusion, elle aussi n’est sans doute qu’une
fille fantôme sourde, débordante de paroles, surgie parmi eux.
– Ceux qui vous gardent, qui vous protègent, se sont détournés de vous :
ils ne vous regardent plus, ils ne vous protègent plus. Mais ils se
retourneront vers le traître et il va payer son forfait. Ô Protecteurs, nous
sommes entre vos mains, nous vous craignons, car il fait partie de nous, lui
l’indigne, le déloyal. Il est de notre sang, nous sommes responsables aussi
de son crime. Pardonnez-nous.
C’est à ce moment : âmes de l’Enfer, les ombres tourmentées par le feu,
qu’elles-mêmes malmenaient, se changent en arbres morts. Debout,
immobiles, étourdies, fantoches plantés dans un brusque silence, et qui
écoutent. Pas la voix de Safia, sûrement pas, mais une autre. Mais cette
autre chose dans la nuit, à l’entour, une chose émettant des odeurs on ne sait
de quoi, enfumant l’air d’un encens maléfique.
Une parole qui n’en frappe que plus fort l’espace et ce qui se tient dans
cet espace.
– Toutes les terres reverdiront, toutes enfanteront des récoltes, sauf les
nôtres. Partout les brebis mettront bas et les oiseaux chanteront, sauf chez
nous. La sécheresse fera le vide. Dans nos puits le vide, dans nos sources le
vide et dans nos oueds le vide. La sécheresse videra la vie, la couchera dans
la poussière. Dans la même poussière, nos troupeaux assoiffés se
coucheront. Désertées, nos maisons n’auront que le vent pour habitant. Aïe,
ma mère…
Ainsi va la plainte et, de nouveau, ce n’est plus la voix de Safia.
Eux, de l’autre côté des flammes qui ont l’air de s’effondrer une à une,
exténuées, pour rejoindre leurs cendres  : attentifs ils sont, attentifs ils
restent. La prédiction s’accomplit-elle déjà  ? Assourdi, l’embrasement
n’éclaire plus en silhouettes que fûts émondés.
–  L’impie sorti du giron de sa tribu, puis revenu, pensant qu’une fois
parti on peut revenir, c’est lui. Lui, le porteur de malédiction.
Elle parle et ne sait qui parle, et pense : suis-je encore moi, Sofia ? Que
t’a-t-il donc fait, Safia chérie, cet étranger qui est de ton sang et de ta
terre ? Rien, ce serait plutôt ce qu’il ne t’a pas fait, et tu es devenue on ne
pourrait dire quoi, on ne pourrait dire qui. Qu’en sera-t-il de toi, quel
soleil, Safia chérie, luira après cela  ? Un soleil de deuil, lui, sera le
complice de tes jours. Et où a-t-on déjà vu des arbres morts prêter l’oreille
dans le noir aux propos d’une fille égarée et qui continue, leur parle, une
folle comme elle est devant eux ? Leur parle, toute maudite qu’elle est, et
justement parce qu’elle est maudite et personne n’y peut rien, ni tous ces
drôles de corps que leur faction ne fatigue pas et que je plains, combien je
les plains, oh ils ne le sauront jamais, tandis que sous leurs yeux le monde
s’abîme dans le silence, la nuit, mais sans que ce monde, ni ce silence ni
cette nuit aient pour eux un mot de consolation.
Alors Safia, d’un pas décidé, marche en direction du feu, retire du foyer,
incandescente à un bout, une branche dont elle se met elle-même à
matraquer la masse de braises, en clamant :
–  Moi aussi, je tue ce feu  ! Je le tue  ! Je le tue  ! Qu’il ne se rallume
plus !
Lancées au pourtour de la fournaise rebelle par un front de femmes, de
longues lamentations éclatent soudain. Discordantes d’abord, puis ralliées,
fondues en une mélopée unique, elles scandent en cadence le furieux
manège de Safia, elle qui persévère, se dit  : un jeu, ces fiançailles du
printemps, ils n’ont pensé à les célébrer une fois de plus que pour perpétuer
une tradition et voilà ; voilà maintenant que cette fille qui semble n’avoir
rien compris ou avoir compris autre chose et, se mettant de la partie, voilà
ces femmes et, surgissant de l’ombre, les débordant de toutes parts, ces
hommes aussi, avec barbe et moustaches, impatients d’intervenir à leur
tour, apportant avec eux un redoutable vent de violence et une soif de quoi,
qui se précipitent au centre du brasier pour marcher et remarcher sur l’œil
du dieu solaire – une soif de quoi ?
La complainte des villageoises alors grimpe et, suspendue, perce la nuit
d’aiguilles, de points de douleur, tout un instant, avant de s’effondrer, de
s’épuiser dans un grommellement désolé.
Safia envoie bientôt dans les flammes le bâton dont elle leur assenait
des coups et, pieds nus, s’approche du foyer avec l’intention évidente d’y
aller et de danser comme les autres, comme elle les a vus faire, sur le tapis
infernal. Mais elle est brusquement repoussée par les uns, tirée en arrière
par les autres. De désespoir, elle s’en prend à sa robe, la déchire sur elle et,
de haut en bas, expose sa nudité, un corps qui brille d’un éclat surprenant à
la lueur du feu. Audace, puérilité, douceur de ce corps, flamme auprès des
autres flammes dans le jaillissement de ses tendres épaules, tendre buste,
tendres hanches, tendres fuseaux des jambes. Une pureté qui paraît éblouir
le feu lui-même et tout le monde, tous autant qu’ils sont, brusquement
silencieux et, à n’en pas douter, le cœur mordu par cette combustion
virginale, que le collectif des femmes cerne aussitôt, et c’en est fait de son
irradiation !
 
 
L’homme est venu là-dessus. Il a traversé le feu, s’est taillé un passage
dans la masse féminine. Il en a extrait la jeune fille pour l’emporter dans ses
bras, nue comme à sa naissance. Que se disait-il, lui son père et son
ravisseur ? Qu’elle venait de naître une seconde fois ou de mourir une fois
pour toutes ? Se posait-il seulement la question ? Pour elle, il n’y a rien eu
d’autre qu’un cheval et il n’y a rien eu d’anormal à ce qu’il l’ait emmenée
pendant que le chœur des femmes, recevant l’appui des voix mâles, étendait
sa psalmodie à toute la nuit, à l’invisible cirque des montagnes et, encore
plus haut, à l’assemblée des génies arrêtés, à l’écoute. Elle, qui fendait l’air
et n’a su que prévenir chacun et chacune :
– Ne m’approchez pas ! Je vous brûlerais !
Des mots à quoi s’en sont ajoutés d’autres. Des mots dans sa conscience
de cavalière qu’elle prononçait ou croyait prononcer, peu importe, pourvu
qu’ils soient passés dans celle du Borak, de l’alezan divin qui se sauvait en
la portant dans ses bras puissants. Des rayons empanachés de fumée le lui
montraient, comme probablement il était enivré par sa charge et la subtile
odeur qui se dégageait d’elle, et secouant une étrange crinière or et sang,
comme il galopait et, galopant, dansait, étincelait, bien sûr la mort dans
l’âme sous un si léger poids de vie, il ne pouvait en être autrement. Dans la
nuit sombrement éclairée comme elle le voyait avec un visage et des bras
d’homme et sous l’aspect de flammes dévorantes.
XIV

1
La nuit bat en retraite.
C’en est fait d’elle.
Peut-être ; mais elle ne rend les armes que pour céder la place à une nuit
repeinte en blanc, où le monde revient à lui sans revenir.
Revient de loin, comme peut revenir un fantôme sous son linceul.
Un matin peu frais, une atmosphère qu’aucun bruit ne trouble, frappée
d’atonie, de la bourre de coton.
Et le ciel : empanné, toutes voiles pendantes.
Autour : les montagnes, les champs, en panne aussi, échoués.
Et tout autant de Tadart.
En panne.
Ils se réveillent sans se réveiller.
En peine d’ouvrir les yeux. Des yeux pour recevoir la semoule de verre
que mouline ce jour installé par la nuit et plus corrosif, plus dur que le soleil
qui fait tache d’huile, naufragé quelque part.
En peine d’ouvrir les oreilles pour y recevoir le cri.
Et je te déchire, te lacère le matin blanc, le silence blanc.
Un coq ?
Le destin a pris cette voix de coq. Il a parlé au moment même où, sans
bruit, la porte d’une maison s’est entrebâillée, où une femme sous un
amendil noir battant dans son dos l’a franchie.
Le coq ne se retient plus. Il aboie.
Une vieille à en juger par sa démarche. Moins femme que spectre et qui
s’éloigne, le châle noir battant dans son dos.
Elle traverse l’aire du village, et le coq hurle.
Elle disparaît, et le coq s’égosille.
Il chante tandis que, sans bruit, la porte d’une autre maison grince et
que, sous un châle aile-de-corbeau, une nouvelle jidda sort.
Un spectre parti à son tour, bannière noire battant dans son dos.
Nouvelle et vieille, l’horreur, ou quoi que ce puisse être, trottine, et le
coq tonne, elle coupe à travers la place du village, et il brait.
La créature s’éclipse.
Mais, une troisième femme, un vampire à en juger par son apparence, se
montre, débouchant d’une troisième maison sous un châle noir.
Elle va, atteint la place du village, et plus personne.
Plus rien, d’un moment.
Puis, au bout de ce moment : deux autres. Deux, sorties chacune d’une
maison différente. Deux, et le temps que la première rejoigne la place du
village, pousse au-delà, suivie de près par la seconde, elles ne laissent que
le souvenir de châles noirs battant l’air.
Cinq femmes, cinq jiddas, elles étaient cinq, elles ne sont pas allées bien
loin mais assez loin, au bois de térébinthes, une antique nécropole avec ses
ruines d’avant la prophétie, ces chicots d’avant le déluge, un lieu
aujourd’hui abandonné aux awlyas : pour être à l’abri des regards, supposé
qu’à pareille heure il y en ait qui les espionnent.
Cinq settouts à présent assises en rond dans la poussière, les jambes
repliées sous elles, les têtes réunies sous leurs châles identiquement noirs.
Elles sont là, Fadma, Tamazuzt, Itho, Hlima et Guergour.
Tamazuzt est déjà en train de marmotter. Que dit-elle : pas un mot qui se
puisse comprendre, si ce n’est par les quatre autres, semble-t-il. Les autres
qui reprennent, poursuivent, tête contre tête, dans un murmure de ruche
quand les abeilles ventilent, sa litanie, un discours de dieu sait quel diable.
Et les voici, au milieu du cercle qu’elles forment, à piocher toutes
ensemble, à creuser frénétiquement le sol des ongles puis, dans le trou ainsi
foré, voici que Hlima ensevelit un objet. Elle l’a extrait d’en dessous ses
robes et enterré d’un tour de main si furtif que cette inhumation, comme son
geste, pour ostensibles qu’ils aient été, ont paru rien de moins
qu’improbables.
Après quoi, avec autant de fièvre, autant de soin aussi, les aïeules ont
repoussé par-dessus la chose une terre qu’elles se sont mises à tasser de
leurs dix paumes.
L’œil présumé, s’il s’en était trouvé un à les épier, abusé, n’y aurait
censément vu qu’une tromperie. Quant à l’éventuelle oreille qui aurait
traîné par là, elle n’aurait perçu que galimatias et bouillie de chat débités
par cinq settouts. Le mystère célébré par elles aux aurores dans le clair-
obscur du bois de térébinthes, ce mystère-là les accompagnera dans leur
repli. Car maintenant elles se lèvent, non sans employer toute une stratégie,
tout un temps pour se dénouer, se dresser sur leurs jambes et, n’ajoutant
mot, pour partir, s’éloigner d’un même mouvement l’une de son côté,
l’autre du sien, leur châle noir battant dans le dos. Un mystère, un jeu sans
nom avec un partenaire sans visage qui, lui sans doute, craignait d’être
surpris.

2
On les verrait depuis les dernières marches du pays. À condition d’en
être averti, ou d’avoir déjà perçu leurs appels.
Deux hommes plantés chacun, dans le beau jour, à la pointe des deux
pitons qui dominent le plateau de Tadart.
Ils se confondent avec les pitons, sinon.
Puis on les entend, et on ne peut manquer de les découvrir là où ils sont
perchés. Des muezzins, penserait-on. Mais ce n’en sont pas, ils appellent à
autre chose qu’à la prière.
Ils disent, en tout cas c’est ce que l’homme de l’ouest lance dans les
hauteurs du ciel à ce moment :
–  Saints du secours, combattants de la sécheresse, levez-vous et
combattez celle qui nous menace ! Pour que nos enfants aient leur pain de
chaque jour, ô Invisibles, ô Gardiens, ô Serviteurs !
Ô Invisibles… Ô Gardiens… Ô Serviteurs… Ces mots se perdent à
travers l’espace, y carillonnent et se font renvoyer par les montagnes, plus
purs.
Comme en réponse, la vigie de l’est s’écrie à son tour :
– Faites qu’hommes et animaux aient à boire et à manger en suffisance !
Aient… à boire… à manger… en suffisance !…
– Aaamiin ! clame l’autre, s’en remettant aux puissances qui veillent.
Aaamiin !… reprend l’écho, longuement.
–  Les morts eux-mêmes dans leurs tombes, les morts eux-mêmes ont
besoin d’eau et d’ombre !
–  Que descende la pluie de votre giron, ô Compatissants, maîtres des
eaux  ! Que se répandent leurs fécondantes averses, ce lait qui nourrit la
terre !
– Avant, avant, avant que le soleil ne fasse du monde son lit !
Avant… avant… avant…
–  Avant que nos vieilles ne jugent l’heure venue d’allumer les lampes
funéraires et de les planter aux fourches des arbres !
– Avant, avant qu’elles ne décident de fouir de leurs doigts l’argile des
cimetières !
–  Avant qu’elles n’accomplissent leurs prières, le dos tourné à Lal
Mekka !
– Avant… Avant ! Je le dis aussi, moi homme de l’est ! Avant !
Moi… homme… de l’est. Avant !…

3
Assis chez lui à la même place dans cette chambre ouverte été comme
hiver sur la cour et, au-delà, sur le haut pays que l’Azru Ufernane barre de
son rude front de roche rouge et sa hure de pins, sapins, chênes, bouleaux,
hadj Merzoug prête l’oreille aux implorations que l’air colporte.
Là-dessus s’élève, s’étend encore l’une des deux voix :
–  J’invoque, moi homme de l’ouest, la Direction des Morts et des
Renaissants. Je dis, et plaise au Clément, au Miséricordieux…
Dans la foulée, machinalement, hadj Merzoug prononce : des Morts et
des Renaissants, plaise au Clément, au Miséricordieux…
Et au fil d’une pensée qu’une pente douce, sourde, entraîne, continuant,
il rumine : les gens de Tadart vont être les témoins de faits sans précèdent,
qui leur donneront à réfléchir. Les ânes et les mulets paraissent avoir perdu
le sens commun qui, au lieu de rentrer docilement des champs à la brune, y
restent, y folichonnent la nuit durant, sans reprendre au matin le chemin de
leurs foyers. Qu’est-ce qui de façon subite les fait divaguer ainsi, à quels
jeux se livrent-ils  ? Nul ne sait. De même, on entend se répandre les plus
mélodieux, les plus ensorceleurs chants de femmes à l’approche du soir.
Qui sont-elles, ces femmes  ? Nul ne sait  ; pas les nôtres. De même, les
marmites se mettent à bouillir sans feu. Pourquoi  ? Nul ne sait. Autre
chose  : l’eau des puits ne se prive pas de prendre la parole à certaines
heures de l’après-midi, c’est attesté. Mais que vous essayiez, penché sur la
margelle, d’écouter ce qu’elle raconte, et vous êtes accueilli par un rire à
donner le frisson. L’eau a-t-elle jamais parlé, mieux encore  : jamais ri, de
mémoire d’homme ? Ou bien, voyez le soleil : par telle journée calme, tel
ciel lavé de tout nuage, il disparaît et vous vous dites, c’en est fini pour lui,
il est mort. Mais aussitôt, vous vous reprochez votre sottise : « Qu’on me
donne le fouet si je ne suis pas encore sous le coup d’une illusion ! » Et ça
n’y change rien. Une illusion, vous m’en direz tant  ! Autre chose, hadj
Merzoug, c’est autre chose, l’ombre de Dieu, on ne peut éviter d’avoir ces
mots à l’esprit. Les portes du ciel se sont écartées, elles ont révélé l’ombre
de Dieu, elle a intercepté le soleil. Ainsi la vérité est rétablie, ainsi en est-il
et ainsi en sera-t-il au siècle des siècles. Ce que vous pensez, ce que vous
vous confiez, tandis que le soleil en allé, prohibé de présence, redouble
d’éclat. Tandis que, déchaînée, la tornade solaire se rue à la manière d’une
bête ivre de colère, et qui cherche sur quoi passer sa hargne. Peut-être sur
cette ombre si, tout en rugissant, s’épuisant à charger dans tous les coins,
dans toutes les directions, elle la trouvait, voyait.
Hadj Merzoug s’est imposé le silence à la fin.
Il n’est que mutisme, aphonie, en dedans. Ni il se parle, ni il médite, ni
il songe, ne se doutant pas que déjà il se parle, médite, songe et, assez
contrarié, soucieux, tente de se raisonner : « Quant aux récits selon lesquels
des charrues, des houes, des bêches s’en vont seules travailler la terre, on
n’en fait plus grand cas, certes, et je les aime moins, ces racontages. Je ne
les aime pas du tout. En apprenant que la cigogne qui niche en haut du
marabout s’est soulevée sur ses longues pattes, l’autre jour, pour se mettre à
prêcher, j’ai eu presque honte de penser ce que j’ai pensé sur le moment. Il
n’empêche. Un mal est à l’œuvre, une folie est en passe d’infester le
monde. »
Cette voix du dedans, ergoteuse au possible, s’interrompt encore. Avec
toute son outrecuidance, que lui arrive-t-il ? Qu’attend-elle, en suspens, elle
que rien n’effraie ? Mais elle repart. Inchangée, elle se reprend à ressasser
et hadj Merzoug, un instant sidéré lui aussi, retrouve au point où il l’a
déposé l’os qu’il rongeait. Les mêmes turpitudes de l’esprit, les mêmes
grossières absurdités. Et il cherche la question qu’il faut se poser, il ne sait
laquelle mais il cherche. «  En proie à l’inquiétude comme à une sorte
d’insomnie et capables de nous y morfondre durant une vie d’homme…
Seulement aptes à voir venir et à compter le temps que ça mettra. »
Et il ne cherche plus. Il contemple au loin, à travers l’embrasure de cette
porte, la désolation solaire où se figent les montagnes. Il ne s’interroge plus.
À l’orée de la ligne des crêtes, le ciel brûle d’une flamme impérissable,
dalle dont le bleu ardent va pâlissant vers les confins, dalle en fusion sur
laquelle demain s’agenouilleront, puis se prosterneront les âmes vouées à la
damnation. Tout est là, et l’unique souhait que lui inspire son détachement
de vieillard  : «  Dieu garde que je sois l’une d’entre elles.  » Cette unique
pensée en tête.
« Mais nous y sommes tous voués, tous jusqu’au dernier, toi y compris,
hadj Merzoug ! »
Lui, hadj Merzoug, y compris  ? Voire. Deviendrait-il aveugle à force
d’âge, cette vue d’azur indicible entretiendra une flamme vivante dans son
cœur. Il l’emportera dans la tombe comme s’il l’avait créée. Il blasphème, il
le sait. « Mais, homme, ton existence même est un blasphème jeté à la face
du ciel ! Ce ciel que tu supplies pourtant, que tu pries de t’envoyer son eau.
L’homme est ainsi fait. Ne s’inquiétant que de soi, que de ses affaires. Ne
considérant que ses angoisses, se repaissant d’elles comme ces meutes de
chiens errants, qui se sont mis à semer la terreur, se repaissent de chair
humaine, dit-on. Des chiens, dit-on, retournés à leur sauvagerie. Noir, un
autre soleil se lève sur cette terre. Des gens égorgés, dépecés, à Tadart nous
n’en parlons qu’à mots couverts. Pourquoi  ? De crainte d’attirer ces
horreurs chez nous  ? Parce qu’elles excèdent la raison  ? Parce que
l’inhumain est un défi qui ne connaît pas de réponse  ? Des chiens  ! Je
l’avais pensé le jour où celui d’essabaâ, le berger de Hachemi, a reparu
alors qu’il n’aurait pas dû, une fois passés les grands froids. Reparu avec
femelle et bâtards. Je l’avais pensé, qu’il n’en sortirait rien de bon ou dont
nous aurions à nous réjouir… Pensé sans trop y croire cependant… Sans me
résoudre à y croire… »
Comme il est assis, hadj Merzoug s’est endormi.
XV

1
– La revoilà, celle qui sait des choses, et qui en a vu !
– Une bécasse, plutôt ! Que pourrait-elle savoir ? Son âme est une nuit
sur laquelle la lune ne s’est pas levée  ! Sur laquelle jamais elle ne se
lèvera !
– Ses cheveux pendent. Ses bras pendent. Et même, dirait-on, ses yeux
pendent.
–  Comprends-le, ma sœur Tnina. Avoir rencontré son malheur, l’avoir
abordé les yeux dans les yeux comme elle l’a abordé, et tu veux qu’il en
aille autrement d’elle ? Si jeune !
–  Ce qu’elle a regardé les yeux dans les yeux, tu sais quoi  ? Des
Esprits ! Et elle est devenue leur esclave ! Attendons-nous à tout de sa part !
Tfou !
– Penser cela de Safia ! D’une pauvre, d’une innocente enfant ! Le Ciel
soit avec elle, et avec nous !
– Dis au contraire pauvres de nous. Car ce qui va nous arriver, vous le
verrez. Il n’y aura où fuir alors ni où se cacher. Attendez un peu, vous
verrez, femmes !
–  Qu’est-ce qu’il faut attendre, pourquoi, ma sœur Aziza, que se
passera-t-il ?
– Attends et tu verras.
– Bouya ! Bouya ! Regardez comme elle passe !
–  À la fin, qui es-tu, qui es-tu, Safia  ? Que cherches-tu  ? Es-tu toi le
destin ?
Agnelle altérée,
Ghounja veut se marier
Le soleil enflammé l’a brûlée,
Ô Iblis, désaltère-la !

– Ne te fatigue pas, Achoura. D’elle, tu n’obtiendras pas un mot ; une


qui avait pourtant la langue bien pendue et réponse à tout.
– L’infortunée ! Une si jolie fille !
– Je vous le redis, mes sœurs, et vous le redirai jusqu’à ce que se lève le
Déjil : pour elle maintenant, c’est la nuit en plein jour !
– Pauvre Safia ! La voyant passer comme elle passe, je voudrais verser
les larmes dont mon cœur est plein, pousser tous les cris qui m’étouffent. Je
voudrais… je voudrais… j’ignore quoi. Déchirer mes robes  ! Mais ni une
chose ni une autre. Je ne peux faire ni une chose ni une autre. Je suis
comme une morte entre les mains de sa laveuse !
–  Elle-même, la première, elle-même a déchiré ses robes comme pour
s’en remettre à sa laveuse, rapelle-toi.
– Oh, la mauvaise, l’impudique !
– Hou, la dévergondée qui n’a pas craint d’exposer son indécence aux
yeux de tous, les femmes et les hommes et, avec ça, en vomissant des
insanités.
– Et en maudissant un garçon aussi beau que le soleil !
–  Ce soir-là, quand elle s’était montrée comme Dieu l’a créée, de
surprise j’avais quasiment trempé mes pantalons.
– Aziza, Aziza ! Pas loin ils sont, les Anciens ! Ils t’entendent, voyons.
– Seigneur Dieu, j’en perds la tête, de cette histoire !
– Mais elle a bien gagné, elle, ce qui l’a perdue ! Qu’elle ne nous perde
pas avec elle !
– Qui pourrait-elle perdre encore, celle qui s’est perdue elle-même, qui
ne s’appartient plus, n’appartient plus à la gent humaine mais à ces Gens,
aux Autres, les Honnis qui ne prient ni ne jeûnent ? Celle-là, son âme n’est
plus qu’un miroir terni.
– Je voudrais pleurer sur elle, verser toutes les larmes qui s’étouffent en
moi, et j’en suis incapable, mes sœurs, une morte entre les mains de sa
laveuse. Est-ce naturel ?
Le long de murs blanchis à la chaux, à même la terre, assises devant
leur porte, l’une tamise de la semoule d’orge, l’autre démêle avec une
baguette la laine d’une toison fraîchement lavée  ; il y a celle aussi qui
tourne d’une main puis d’une autre sa meule de pierre et broie des poivrons
rouges séchés, et celle qui trie des figues… Deux femmes sont là pourtant,
les dix doigts désœuvrés, mais non la langue.
Vaine, l’inquiétude qui leur poigne le cœur et dont elles font taire
l’alarme dans ce caquet ? Que non pas, elle est là. Un sentiment qui dévaste,
une prescience qu’elles partagent. Elles ont dû, à leur insu, lire, inscrit en
filigrane dans les flammes blanches de ce jour, le chiffre de la mort mais, tel
le signe adamique, un chiffre qui n’apparaît nulle part. N’exsude qu’une
sorte d’effroi obscur du trop vif éclat de l’espace, n’émane des arbres
proches et lointains qui s’y tiennent, engoncés dans leur hiératisme, que ce
silence à l’haleine de soufre. Une instante invisibilité hante toutes les
choses visibles, c’est là et c’est assez comme cela.
Elles n’en poursuivent pas moins, ces femmes, reportant d’un commun
accord leur préoccupation sur d’autres objets :
– Le vieil Azouz derrière elle, regardez-le. Il la guide de son gourdin en
bougonnant : « Ho ! Ho ! Par ici, mâtine ! Ho ! Ho ! » Une chèvre et il la
ramène au bercail. C’est son grand-père et il est son berger.
– Tu conduis la bique d’Iblis, Ab Azouz ? Ou est-ce elle qui te conduit ?
– Taisez-vous, vipères, un peu de retenue à défaut de pitié ! Iblis, c’est
vous qu’il viendra chercher, vous qui allez le réchauffer sur votre sein, lui
offrir le gîte et le couvert !
– Va, va ton chemin, vieillard. Honte seulement sur ta bique !
S’inclinant vers le sol, évitant de regarder ses voisines, Tnina, la voix
réduite à un souffle, confie :
–  Il n’y a plus maintenant que les descendants de notre saint patron à
pouvoir faire quelque chose, mes sœurs. En pareil cas, on en appelle à eux.
Il leur revient de se rendre à l’aube, accompagnés du forgeron et des initiés
aux cent quatorze sourates, sur son tombeau, de l’en tirer au jour puis, le
laissant ainsi exposé, de réciter les versets des justes. Le soir même, les
nuages s’accumulant, la pluie tombera par la volonté du Très-Haut…
Sans prendre autant de précautions qu’elle, Saada l’interrompt :
– Mais Tnina, ma chérie, où sont-ils, ces descendants ? Le sais-tu, toi ?
La même question part de différents côtés :
– En effet, où sont-ils ? Toi qui dis ça, Tnina, en connais-tu ?
Et l’une des femmes ajoute :
– Il n’y en a plus un de ce monde.
Sa voisine renchérit :
– Ils ont tous rejoint leur ancêtre !
Tnina aura le dernier mot :
– Alors le malheur sera notre lot !
Là-dessus, le chœur des femmes éclate en lamentations :
– Bouya ! Bouya ! Père ! Père !
– Yaha ! Yaha !

2
Santons taillés, grandeur nature, dans de la garoupe et, ceux d’entre les
plus vieux, les plus émaciés, dans un bois encore plus dur, membres et buste
empaquetés dans des gandouras, des sarouals, des paletots, les Anciens
siègent en cette fin d’après-midi sous l’immense micocoulier, arbre doux,
flegmatique, orgueil de Tadart et dont la seule ombre, pommelée, couvre
cinq cents pieds carrés au sol. Ils ne font qu’être là, rangés épaule contre
épaule sur la longue banquette d’un granit luisant d’avoir beaucoup servi :
comme si on les avait sortis pour leur faire prendre l’air.
Quelques autres à peine moins âgés se sont mis en position, non pas à
leurs côtés mais, le séant sur la terre jaunâtre, à droite et à gauche de
l’entablement de pierre, et dans la posture naturelle aux guetteurs : genoux
relevés, poings serrés sur leur houlette à crosse plantée à leurs pieds. Ceux-
ci n’ont d’yeux que pour les Anciens, lesquels, chargés d’âge et de
taciturnité, n’ont pour le monde que des regards ternes, effacés.
Plus vaste, la taciturnité grésillante des terres les environne tous.
Se laissant aller, l’un des vieillards chevrote :
– Nous manquerons d’eau, cette année.
Paroles jetées dans le vide. Le temps que ce vide mettra à se combler :
sans mesure. Il ne sera pas mesuré, aucune des personnes présentes n’attend
qu’il le soit.
Mais, dans le rang des Anciens, une autre voix se réveille qu’anime la
résolution évidente de s’exprimer.
On l’entend déclarer :
– Nous manquons déjà d’eau.
C’est Ab Lhocine, il a parlé. Il n’a pas dit plus, l’Ab Lhocine.
– Cette fille, bougonne à cet instant le vieux Ferhat dans sa barbe. Cette
gamine et ses propos, des propos…
Articulé posément, prometteur, ce discours d’Ab Ferhat a tourné court,
s’est perdu, sans aboutir, dans la barbe du vieil homme.
– Enlève-toi cette fille de la tête, Ferhat.
À son tour, El Mouhoub a élevé la voix. Si, par hasard, un antique
olivier en venait à parler, on peut être sûr qu’il cracherait les mêmes sons
ligneux. L’ancêtre, cet arbre, édicté :
–  Enlevez-vous de la tête ses paroles, tout autant qu’elle, innocentes.
Nous en avons connu, des ennuis, des contretemps  ! Dans une vie
d’homme, que croyez-vous qu’il arrive  ? Qu’heurs et malheurs, les
premiers dispensés par le Maître des cieux et de la terre, les seconds par
l’homme. Qui, d’entre nous, osera prétendre qu’il connaît autre chose  ?
Alors de grâce, ne faisons pas notre malheur en nous en prenant à une
fillette.
El Mouhoub, lorsqu’il parle, on ignore cependant où ça se passe, où
dans la nébuleuse velue point totalement blanche qui sert de visage à ce
centenaire, où les mots se forment avant de sortir en un jargon, râpeux, mais
qu’on ne peut omettre d’écouter.
Le silence fait son retour. Recousues toutes deux sans fil, la mutité des
vieillards et celle de la nature, il n’en faut guère plus pour que ces hommes
se mettent ou remettent à rêver, pour qu’ils deviennent eux-mêmes à la fin,
et le monde avec eux, un rêve de la vie. Si l’ombre ne retrouve pas le corps
qui la projetait, protégeait, qu’y aurait-il d’étonnant à cela pour le coup ?
Lèpre rongeuse semant ses squames, la dessiccation corrode, attaque la
terre, la pare déjà de larges plaques nécrosées.
Comme elle s’est approchée, ce matin, la lumière reconnaît son heure
et, mystérieusement, commence à retourner sur ses pas, à rejouer la même
scène à l’envers. Morte-eau endeuillée, elle se donne néanmoins du temps :
longue, lente à entrer dans la nuit imminente mais non advenue, à y entrer à
la façon dont arrive ce qui doit arriver, dont s’accomplit l’avènement de ce
qu’on attend.
XVI

1
Lalla Djawhar note au loin la présence d’une jeune personne devant la
maison en fait où elle se rend. «  Safia  », songe-t-elle, bien contente qu’à
cette distance il lui soit encore possible de reconnaître quelqu’un  ; elle en
sait gré à ses bons yeux. « Une chance. Je la verrai de mes yeux justement.
Sans cesse à courir, un cabri sur deux pattes, c’est tout ce qu’elle était.
Comment, Seigneur, a-t-elle réussi à devenir une jeune fille ? Et ce qu’il y a
de plus gracieux, comme créature, dit-on ; mais ce qu’il y a, dit-on aussi, de
plus effronté, déluré. »
Bouleuse, telle que les ans ont fini par la faire, entortillée dans son haïk,
elle est là qui sourit, se demandant si une quelconque donzelle de Tadart a
pu ou pourra jamais être plus effrontée, plus délurée que la Djawhar
d’antan.
« Pas sûr », conclut-elle.
Mais pour ce qui est d’elle, elle a cessé de sortir depuis un moment. Et
si aujourd’hui elle a quitté sa maison, c’est au titre de tante d’Ymran. Elle
entreprend cette équipée pour lui, une mission qu’elle-même s’est assignée
et qui lui commande d’aller chez le muezzin, oh, certainement pas pour le
voir, lui, une femme ne rend visite qu’à une autre femme, mais pour voir
Mloula, son épouse. L’ayant décidé, elle y va, il lui faut avoir cet entretien
avec Mloula qui, sans en être priée, se chargera bien de rapporter à son mari
ce qu’elles auront dit toutes les deux.
Lalla Djawhar traîne les pieds dans une épaisse couche de poussière et
s’en chagrine  ; à cause de cette poussière sur ses babouches flambant
neuves sans doute, mais surtout de l’âge, de cela qui vous prend à chaque
instant en défaut d’un souffle, d’un effort que vous croyez de bonne foi
avoir déjà fourni pour en être quitte.
Du même pas qu’elle, cheminent ses pensées. Et comme elle commence
à étouffer entre les plis du voile dont, de surcroît, elle s’est drapée, elles
étouffent aussi. C’est bien le moins pourtant quand on sort et que l’on a
pour époux un hadj Merzoug, que de porter ce haïk, maudit soit-il !
La dernière habitation de Tadart ; elle est en vue, et plus aucune autre.
Akli est digne d’avoir été fait muezzin, sans contredit mais, pas fameuse,
l’idée qu’il a eue d’aller si haut percher sa maison. Dieu que ce chemin
monte  ! La vieille femme ne se rappelle pas l’avoir connu si pentu. Les
rares fois où elle s’aventure hors de chez elle à présent, c’est pour trouver
au pays quelque chose de changé.
Elle suffoque, peste, peine à gravir sous son voile le raidillon. Mais elle
arrive avec une mission, un projet en tête, un projet qui se peut qualifier
de… capital… et si ça ne lui donne pas des ailes, cela lui donne en revanche
la force d’affronter tous les obstacles susceptibles de se mettre en travers de
sa route, à commencer par cette route même qui, se faisant aussi montueuse
par une canicule absurdement prématurée, a l’air de vouloir lui extorquer un
passe-droit.
Avec son poids, son âge, ses reins ankylosés, son voile et un soleil qui
convertit ce voile en camisole de plomb, pas peu fière d’elle, superbe de
ténacité, elle touche néanmoins au but. Une dizaine de pas encore, elle les
mesure des yeux, et elle y sera, à la maison d’Akli.
Et elle les a couverts, ces pas. Mais anges du Ciel, à nouveau permettez-
lui de reprendre haleine  ! Pantelante, elle s’efforce d’endiguer
l’emballement de son cœur et, avec un succès tout relatif, de redresser,
cambrer le buste. Safia est à portée de voix en effet. Sur un bout de natte,
assise les jambes allongées, elle balance d’un mouvement uniforme la
baratte en fer-blanc qui pend à une branche de figuier. On dirait d’un
berceau ; pas un de ses traits ne bouge toutefois, l’œil gardant son trop-plein
de regard par-devers lui. Aucune chose ne semble pouvoir la tirer de sa
rêverie, ou de sa stupéfaction. Bourdonnante d’air et d’insectes, une
inviolable solitude la défend.
De sa place, où elle prolonge la pause, ses halètements s’apaisant peu à
peu, la visiteuse la considère en silence  : «  Un corps à peine formé.  » Et
poursuit-elle : « Mais nerveux, ferme, Dieu merci. Aurait-on jamais cru que
cette gamine embellirait autant ? »
Dans la baratte, un cœur bat aussi, en sourdine, tranquillement. Au
même rythme, remue tout l’arbre, ondoient les lobules de soleil et d’ombre
qui en pleuvent pour se répandre en caresses aériennes sur Safia. Et elle
n’en finit pas de rêver et, tant que cela dure, d’écarquiller les yeux.
Des larmes brouillent ceux de lalla Djawhar qui, de sous ses robes, d’un
mouvement rageur, extirpe un mouchoir de la taille d’un pré. Elle s’éponge
la figure, jurant : « Par tous les saints, jusque dans les yeux vous coule la
sueur ! »
Elle franchit la porte sur le seuil de laquelle elle posait déjà un pied.
 
 
Safia  : la vieille femme est venue, elle est entrée chez nous. Lalla
Djawhar. Je la connais. Venue rendre visite à maman. Maman qui vanne le
blé dans la cour. Elle lui parle maintenant. Maman reste muette ; elle doit
écouter en faisant seulement oui de la tête. Parce qu’elle est plus jeune.
J’entends d’ici la voix de corneille, ce genre de voix noire, mais elle n’est
pas noire, elle, Madame Djawhar. En dame des neiges plutôt, elle est
arrivée, sous son haïk. Mais elle n’a pas fondu au soleil. Ce qu’elle veut, ce
qu’elle dit : ça, je n’en sais rien. C’est la femme la plus vieille du monde.
Elle est peut-être plus vieille que la mort. Oh maman, maman, tu es en
traind’entendre parler celle qui est plus vieille que la mort et moi, ici, je ne
trouve pas mieux à faire que d’agiter cette baratte. Et je le ferai sûrement
jusqu’à la fin de mes jours encore. Et sans que je sente venir le beurre.
Dans son ventre, le bébé ne se forme pas, ne grandit pas, ne bouge pas. La
mère peut s’arrondir  : en elle, il n’y a pas d’enfant, il n’y a qu’une eau
blanche qui clapote. Parce que la mort rôde, toute proche ; pas de beurre,
pas d’enfant. Qu’est-ce qu’elle est pour Ymran ? Sa tante, sa grand-mère,
ou quoi  ? Elle est entrée dans notre maison et elle n’en sort plus. Ainsi
court-elle à travers champs et le coucou au loin, deux coups, puis deux
coups, signale qu’il a déposé ses œufs dans le nid de la rousserolle. Alors
les petits de la rousserolle sitôt nés seront jetés par-dessus bord. Ymran est
beau comme un prince qui chevauche en solitaire dans une forêt inconnue.
Il dirige son regard droit devant lui. Il ne me remarque pas et je pleure. Je
m’endors aussi en pleurant et les larmes coulent en moi. Tout à l’heure, la
dame plus vieille que la mort a aussi fondu en larmes. Pourquoi ? Que lui
voulaient-elles, ces larmes  ? Mais je suis une espèce de hulotte, pas une
rousserolle. Au jour, je ne distingue plus rien, je n’ai pas vu les larmes de
lalla Djawhar. Je suis la hulotte qui se perd en plein jour, pas la tendre
rousserolle qui nourrit les petits du coucou comme s’ils étaient les enfants
dont on l’a privée. Elle le fait, elle ne s’en plaint pas, surtout quand elle
voit une mignonne petite brise venir leur ébouriffer le poil. Je devrais, moi
aussi, chercher le creux d’un arbre, m’y blottir, fermer les yeux et continuer
à tout voir, tout ce que le monde aurait envie que je voie.

2
Passé la porte, lalla Djawhar débouche dans une courette si grillée par le
soleil, tombe dans une cuve de lumière si bouillante que, aveuglée soudain,
elle manque de buter sur la mère de Safia. Celle-ci qui, des deux mains,
jongle avec un van, ne paraît nullement souffrir d’occuper, jambes croisées,
le centre d’un brasier. À côté d’un petit tas de concassures, de son, de fins
cailloux, s’arrondit devant elle une magnifique dune de grains propres et
comme triés un à un. Quelle odeur  ! Tout respire le blé chaud dans cette
cour.
À la vue de la vieille dame, Mloula se lève précipitamment et va lui
déposer sur la tête d’abord, puis sur une main, un baiser.
–  Pour vous avoir conduite jusqu’à nous, béni soit ce jour, ’lla
Djawhar !
– Bénie soit ta demeure, ma fille, et bénis, vous qui l’habitez.
Ses traits d’une simplicité rustique conservent à Mloula une jeunesse de
visage que n’affectent ni n’altèrent les infimes rides qui le hachurent. La
voix sonne plus jeune encore. Observatrice en diable, la visiteuse en reste
comme frappée, et sans doute charmée.
Tout émoi, effarement, Mloula file vers une chambre et, vite, en ressort
portant un tabouret qu’elle dispose dans un filet d’ombre projeté par le mur
d’enceinte.
Avec mille précautions, force Dieu te garde, la nouvelle venue s’assied.
–  Quelle chaleur, ma petite âme  ! On se croirait aux smaïmes déjà.
N’est-ce pas un peu trop tôt ? Mais le Dispensateur du bien et du mal sait ce
qu’il fait.
Ayant regagné sa place, dans une posture d’attente devant son tas de blé,
Mloula de la tête approuve. Ses yeux abritent alors une détresse calme.
Peine, mal des jours ; du regard, elle écoute, recueille une parole, puis une
autre, ce qu’il faut savoir et elle patiente, guettant la suite. Elle ne pose pas
de questions. Elle ne se le permettrait pas, si tant est qu’il lui en vienne à
l’esprit.
Et la vieille femme en est encore à protester :
– Je suis là en tout bien tout honneur !
Elle dit ça, la chère dame et, pour le dire, elle s’est déplacée par cette
chaleur jusqu’à elle.
Mloula n’a pas compris grand-chose aux périphrases de l’estimable
visiteuse mais il lui a été doux d’entendre ces politesses. Les fibres les plus
secrètes de son être en ont tressailli d’émotion et de honte.
–  C’est ma foi un honneur, ’lla Djawhar. Un grand honneur, soyez-en
certaine.
Ce mal de rien dans le regard, elle continue sans un mot à écouter. À ce
moment, lalla Djawhar s’enferme dans le silence qui, chez les augures,
précède les grandes vaticinations.
Mais la vieille femme ne trouve qu’à s’enquérir :
– Et la petite colombe ? Comment va-t-elle ? Enfin, la mère comprend,
dame Djawhar est venue prendre les nouvelles de sa fille, en tout bien tout
honneur.
Mloula n’a, en réponse, que des cris de bête à offrir, à pousser, des
hurlements, songe-t-elle, qui s’entendraient à l’autre bout du pays. Mais à
cette bête, au lieu de cela, par bonheur, des mots sont inspirés qu’elle se
contente d’articuler poliment :
– Vous avez dû la voir en arrivant.
Ils se dévident, sages  ; des mots qu’elle n’aurait aucune raison
d’étouffer.
– Il n’y a rien à en dire, elle est raisonnable. Mais vous n’en tirerez pas
un signe, pas un son. Ces Gens-là lui ont noué la langue. Elle ne nous
reconnaît pas. Ni père, ni mère, ni frères, ni personne, on penserait à un
agneau qui ne retrouve pas sa bergerie.
Si par hasard une voix pouvait s’échapper de l’une de ces têtes creuses,
modelées dans de l’argile pour servir, avec une mèche dans chaque œil, de
lampes à huile, ses accents seraient en ce moment ceux de Mloula, et aussi
voilés, aussi rauques. Le regard brûle, noirci dans les entailles des yeux par
la même flamme chancelante, et ce, en plein jour, comme le soleil la nimbe,
assise les jambes repliées, d’un halo de blancheur glorieuse.
Pour finir, elle courbe le front.
– Mais nous ne sommes que des gens ordinaires.
Sur cette face naïve, la pensée poursuit son œuvre à découvert et
Mloula, tout haut, ajoute :
– Nous le sommes trop pour mériter qu’on se fasse du souci pour nous.
N’ayez crainte au sujet de notre Safia, ’lla Djawhar. Dieu lui viendra en
aide.
–  Dieu te vienne en aide aussi, ma fille  ! Mais qui est important aux
yeux du Seigneur en ce bas-monde  ? Qui  ? Tu saurais me le dire  ? Si les
seuls gens d’importance comptent, la vie n’est plus une vie ! Regarde-moi
bien, Mloula, et ose affirmer que mon visage porte offense à qui que ce soit,
s’il est permis de me faire cette injure !
La vieille dame le présente, ce visage, l’avance, avec ses traits chahutés,
bourrus, mous, ses myriades de pores qui le criblent comme il en serait
d’une pâte à crêpes.
– Me préserve le Ciel ! nie la requise, dans un mouvement de recul. Me
préserve d’une pensée aussi vile !
XVII

1
– Tu pourrais être, toi ma fille et Safia ma petite-fille.
– Lalla Djawhar !
Un cri juste audible et Mloula se traîne sur les genoux, parvient devant
cette mère en puissance, baise un pan de son voile.
–  Laisse-moi finir  ! proteste l’aïeule. Vous êtes toutes deux nées entre
mes mains et, tous, nous sommes les uns sous la garde des autres, les uns
entre les mains des autres.
Dans un souffle encore, la plus jeune admet :
– Oui, c’est bien vrai.
– Ymran, fils de ma défunte belle-sœur, n’est-il pas devenu mon fils et
mon petit-fils, lui aussi ? Mais autant que sous mon aile, il se retrouve sous
la tienne maintenant.
Oh, la généreuse personne qui la gratifie de ce nouvel enfant ! Confuse,
Mloula se couvre la figure des deux mains. Elle l’entend dire encore :
–  Ma chérie, il n’a été coupable envers Safia que d’une ignorance de
nos coutumes…
– Coupable ! Lui ? Oh non, non ! s’écrie Mloula à travers l’écran de ses
mains.
–  Ce n’est pas au-delà des mers, où il a grandi, qu’il aurait appris ses
devoirs, ou comment se…
– Non, pas lui ! Ce serait plutôt elle, notre fille !
Les mains de Mloula s’abaissent, dévoilent des yeux qui s’ouvrent
comme sur une chose immontrable ou, une fois vue, une chose à vous faire
vous jeter du haut de l’Azru Ufernane.
– Pas lui, déplore-t-elle dans un va-et-vient de dénégation de la tête et
du corps. S’il y a un coupable dans cette affaire, c’est une coupable, c’est
Safia.
Le regard supplie, dit qu’il y va du sort de quelqu’un, de la vie
d’innocents. Et qu’on la croie, il le faut, sinon des êtres seraient à plaindre –
mais pas de noms ; surtout pas de noms.
Vieille à l’extrême, c’est une dame, la bouche flasque, les traits et les
contours du visage affaissés, qui en est, du coup, à béer devant Mloula sans
paraître comprendre où, à la fin, avec ses mines égarées, ce langage, son
interlocutrice veut en venir.
Mais Mloula s’est déjà retranchée derrière un mur de silence. Lalla
Djawhar, qui s’est ressaisie en même temps, lui expose obligeamment,
ayant sans doute à cœur de la rassurer, ou estimant de son devoir de le
faire :
– Si je suis venue, ma petite âme, c’est pour prendre avec toi la mesure
du tort commis et y porter remède.
Toujours muette, le regard dans le vague, la mère de Safia écoute  :
non’lla Djawhar, mais la malheureuse âme qui pleure, s’épanche en elle  :
« Ça ne se rachète pas, ça. Il n’y a pas de réparation possible. »
–  Mloula, tu me prêtes l’oreille  ? L’espoir nous abandonne seulement
quand nous oublions le bon côté des choses, quand nous nous en détournons
et, en désespérance de cause, laissons faire le malheur, pour le plaisir de le
voir faire. N’espère pas ça de moi. Je ne suis pas venue en quête de
coupables, s’il est sensé d’imaginer qu’il s’en trouve quelque part. Il suffit
d’une bagatelle et nous, les femmes, perdons la tête. La tête, sans doute,
mais pas la réalité de vue ; nous la regardons d’un œil d’autant plus froid.
La raison en est que nous supportons tout. Plutôt, nous savons tout
supporter. Aussi cet œil doit-il rester ouvert. Ce n’est pas toi qui me
démentiras, tu en es instruite au-delà de ce qui peut et ne peut s’avouer.
Justement parce que je ne recherche que le bien, me voici venue, je te rends
moi-même visite : tu apprendras ainsi de ma bouche qu’en la circonstance
nous n’avons d’autre choix que de joindre nos efforts, entre femmes. Et
parce que je veux le bien, peu importe ce qu’il nous en coûtera en peines !
Mloula lève sur lalla Djawhar un regard revenu à la vie, miroir que ne
trouble ni l’ombre d’une surprise ni celle d’une objection.
Penchée en avant, de sa voix grondeuse, la femme d’âge poursuit à
présent en confidence :
–  S’il le faut, il le faut. Tu entends, ma petite  ? Il n’y a que nous, les
femmes, pour ne pas donner dans le piège et reconnaître à leurs manigances
les mauvais génies et tous les chayatines que la progéniture d’Adam traîne à
ses trousses. Si eux font mine de dormir d’un œil, nous veillons de l’autre,
nous. S’il n’est pas d’obstacle qui les arrête, nous ne sommes pas sans
moyens contre eux, et des moyens propres à les ramener à de meilleures
dispositions. De cette malheureuse affaire, il ne sortira que du bon, tu
verras !
Rivés sur la vieille femme, les yeux de Mloula se sont mis à briller
d’une lueur exaltée.
Ses pieds mordus par le soleil, lalla Djawhar les retire puis, sur un ton
péremptoire, promet :
– Et nous allons les y ramener !
Cet esprit de décision, quelle audace ! La plus jeune, sans trop le savoir,
souhaitait bien entendre quelque chose de ce genre dans le secret de son
cœur, si l’on se fie à son air des plus accordés aux propos qui viennent de
lui être tenus. La visiteuse n’a donc fait qu’exprimer cela, au fond, qui allait
de soi pour Mloula.
D’une petite voix innocente, celle-ci néanmoins interroge :
– Et en s’y prenant comment, ’lla Djawhar ?
– En s’y prenant comment ! Tu me demandes ça ? À moi ?
– Que peut-on contre des…
Elle n’a pas osé prononcer le mot, Mloula.
Oubliant, ou retardant sa réponse, la vieille dame l’examine comme
pour se pénétrer de la matérialité de sa candeur, voire de sa présence. Si
fait  : la matérialité de sa candeur, voire de sa présence et, tout à trac, le
menton en avant, elle révèle :
– Ce qu’on peut ? Nous avons conseillé à notre mari, qui s’est rendu à
nos raisons, de sacrifier un taureau noir devant le sanctuaire de Sidi Afalku.
Et nous verrons alors ce que nous verrons  ! Sachant sa porte arrosée de
sang, je serais étonnée que notre saint ne nous paie pas de retour, ne nous
vienne pas en aide. Que Safia ne se remette pas !
Elle a d’un trait lâché cela, ses yeux charbonneux de khôl dans les yeux
de l’autre, laquelle s’écrie à nouveau d’une voix d’enfant :
– Dieu vous entende ! Safia elle-même, avec sa langue retrouvée, priera
pour que vous soyez bénie sur terre et dans les cieux.
– Ma chérie, donne-moi la main.
Mloula place une main on ne peut plus modeste dans la main de celle
qui a eu la bonté de l’en prier.
– J’en fais serment, jure dame Djawhar. Et nous la prenons dès à présent
comme épouse pour Ymran.
À l’annonce de cette nouvelle, la mère se fige, le sang, de même que
toute expression, se retire de son visage  ; mais seulement pour revenir en
force, pour enflammer un masque transfiguré où s’affiche la stupeur. La
pauvre, sans réfléchir ni hésiter, porte cette fois à ses lèvres la main fermée
sur la sienne.
L’aïeule grogne, des mots inintelligibles lui échappent qui s’engluent
dans sa gorge. Elle exige à la fin :
– Aide-moi à me lever, tant que tu y es, veux-tu ?
Lui saisissant l’autre main, Mloula déjà debout la tire et lalla Djawhar,
plus grande, plus forte qu’elle, se dresse, monumentale.

2
Une incandescente, dévorante avalanche de lumière a fondu sur elle
dehors, mais lalla Djawhar va, les yeux amenuisés, ses babouches plongeant
dans la poussière ardente qui feutre le chemin et, si elle en a le moindre
sentiment, elle n’en a cure. Peste soit de cette poudre quand elle lui rôtirait
les pieds. De cette chaleur blanche aussi, quand elle la transformerait en
torche  ! Un pas devant l’autre, puis encore un pas, elle repart, l’esprit
occupé par l’unique affaire, la grande affaire qui l’a conduite jusqu’ici,
autant dire aux confins du monde. Une bataille où elle sent à présent qu’elle
a flambé ses ultimes cartouches, jeté les forces de reste qui la maintenaient
debout. Mais une bataille gagnée. Elle n’en a été sûre qu’au tout dernier
moment : si modeste que soit leur condition, les gens ont leur fierté, la mère
de Safia n’aurait pas eu tort de le mal prendre et ne vouloir rien entendre.
Mais c’est affaire faite.
Si pour l’instant elle chemine dans un cataclysme solaire, la vieille circé
ralliera tôt ou tard ses pénates et aura tout loisir d’étaler une peau de
mouton par terre, de s’allonger dessus et d’implorer le Seigneur de la garder
en vie jusqu’au mariage. Il est, il sera, ce mariage, sa victoire, une victoire
éclatante, comme elle les aime, il sera grandiose. Et le jour venu, il sera
beau à faire s’incliner d’admiration tous les habitants de Tadart. Ymran, lui-
même un astre déjà, un Sidna Yucef réincarné, aura pour femme une
Loundja si elle daignait apparaître aux hommes.
Éberluée, lalla Djawhar affronte l’énorme éclat du jour et, par avance,
ceux qu’elle voit sourire de ses prétentions. Elle bout sous son haïk  :
«  Djawhar ne fait jamais les choses à moitié, sachez-le  ! Telle est ma
réponse aux esprits chagrins  !  » Et elle aperçoit Loundja qui pousse
infatigablement sa baratte à l’ombre du figuier.
Elle s’en approche, s’arrête à sa hauteur, la regarde. Un instant puis, du
bout des doigts, elle lui frôle les cheveux et, de ces mêmes doigts, elle se
couvre la bouche. Il lui semble avoir caressé une tête de tournesol.
La jeune fille n’a pas bougé, dit un mot. Mais un coup d’air égaré
frappe le figuier sur ces entrefaites, lui arrachant de corrosifs relents de
semence, affolant les feuilles dont les vagues de lumières et d’ombres
déferlent sur Safia immobile, et l’entraînent de-ci de-là.
Safia : elle est repartie, plus vieille que le monde. Elle est repartie, plus
vieille que la mort. Gentille et bonne, et grand-mère comme tout. Comme la
mort. Moi, je n’ai qu’une grand-mère morte. Mais il me reste une mère
vivante. Cherche-t-elle, lalla Djawhar, à me devenir une grand-mère
vivante aussi ? Personne ne sait combien la mort peut être douce et bonne.
Le beurre, lui, est déjà mort dans la baratte, avant qu’il n’en sorte. Il ne
vient pas et il ne viendra pas. Tamghart a frappé  ; maintenant pour
conjurer le sort qu’elle a jeté, il faudrait réunir sept grains d’orge et de blé,
une pincée de henné, des épines de jujubier et du charbon qui a brûlé. Je ne
comprendrai jamais pourquoi Ymran n’a tué que moi dans le sanctuaire, et
pas les tourterelles. Voilà, voilà où j’en suis et où je reste. Avais-je senti
venir ça dès le début  ? Oui. Peut-être. Si j’éprouvais le plus au monde
quelque chose, c’était du bonheur. Il suffit que je lui en laisse le temps, il va
me retuer. Mais le temps ne s’amusera pas à perdre son temps avec moi, le
temps plus léger que l’air et moi plus légère que le temps. J’avais deviné ce
qui allait arriver  : laisser tout ce pays s’embraser, s’enterrer dans ses
propres flammes et, après, prendre la forme d’un puits noir. Mais c’est
alors que je me présenterai, les yeux fermés, et verrai les Anges avancer,
me prendre par la main pour me conduire à cet endroit où, lorsqu’on y est,
tout redevient clair, où chacun, chaque chose, rencontre son image et s’y
reconnaît. Plus d’âmes en peine. Moi, je serai si près des Anges que je
respirerai leur feu, leur pureté et apprendrai mon nom, mon vrai nom. Oh,
Anges, ne m’abandonnez pas.
XVIII

1
Du ciel.
Du ciel, sans mesure sous les paupières closes d’Ymran.
Du ciel dont le soleil faisait déjà cette explosion bleue, sur laquelle ses
yeux s’ouvrent enfin quand, dans une subite aspiration d’air, il se réveille.
Se réveille mi-assis mi-couché contre le flanc d’une ravine.
Puis tout commence par un souvenir de fuite, ou recommence. Une
course de nuit, hagarde, jusqu’à ce moment où, ses pieds ne l’ayant sans
doute plus porté, il a dû s’effondrer et s’endormir sur place.
Il passe la tête par-dessus le bord de sa cavée. Il détaille un pays insolé,
des landes perdues, solitaires.
A deux cents, ou combien de mètres, campe une forêt. Elle  : aussi
attentive qu’on puisse l’être sans en avoir l’air. Il en est encore à loucher
vers elle alors que ses jambes sont entrées en action. Il la regarde et déjà il
est projeté en avant, il renoue avec l’élan resté depuis la veille en suspens, il
rattrape sa trajectoire au point où il l’avait laissée. Effaçant la nuit et le
sommeil de cette nuit, annulant la chute, sans personne aux trousses mais
continuant, galopant.
Elle est venue le recevoir bien plus vite qu’il n’a couru vers elle, la
forêt. Et lui, pressé pourtant de s’y engouffrer, se demande  : a-t-elle au
moins un nom ! S’inquiéter de cela ? Il a ralenti le train. Il se promène, tout
yeux, tout oreilles comme dans l’attente d’une réponse. Et qui d’abord va la
lui donner, cette réponse ?
Elle vient de lui, une réponse qui est aussi une question : « Me verrais-
je bientôt changé en loup ? » Quelle question ! Allons, allons, Ymran.
C’est elle, la forêt, en attendant, qui lui rôde autour, louverie si elle doit
porter un nom.
Maintenant, il erre dans une sorte de pénombre et de naissance des
temps, chaos pourvoyeur de panique, où l’homme, où l’idée de son
apparition n’est pas même dans l’air.
Très fort, l’étreint le sentiment d’être quelque part où l’on n’est nulle
part. Il peut railler en aparté, se railler : « On ne s’égare pas ici car, où que
l’on arrive, là est le but, on est là où l’on devrait être. » Il ferait beau voir
qu’il gonfle la poitrine, respire avec jubilation : à ses oreilles, de même que
gronderait le bruit de son propre sang, de même gronde le silence des
profondeurs sylvestres.
Plongé au plus confus des futaies, il n’avance que portant haut la
lanterne qui lui sert de visage, fanal plus fait pour trahir sa présence que
pour éclairer son chemin.
Et de quel nom appeler justement l’ombre noire, furtive, si prompte à
lui emboîter le pas et qui, si vivement qu’il se retourne, trouve refuge
derrière un tronc d’arbre, puis derrière un autre  ? Se faire chasseur à son
tour, la traquer de proche en proche  ? Ymran fouille du regard le couvert
impénétrable.
Et quand cette ombre ne serait que la sienne ?
Il s’entend encore raisonner, et il s’y entend  : «  Une forêt. Un
crépuscule en plein jour. Un soir à demeure. Moins un aimable ensemble
d’arbres qu’une créature hirsute, pétrie d’opacités, le poil crépitant
d’étincelles. Qui retient son souffle mais vous suit à la trace et va jusqu’à
vous précéder en éclaireuse. »
Et sans avoir eu à chercher bien loin, il se sent sous l’œil perçant de
cette bête, un loup dont il commence à comprendre qu’il foule le domaine
et qui règne ici en maître. Un, dont le pouvoir ne doit pas s’étendre que sur
une légion d’arbres mais également sur des meutes et des meutes de
congénères, ne seraient-ils, ces derniers, que des chiens, de ceux, pourquoi
pas, qui ont rendu visite à Tadart.
Et Ymran encore se dit  : «  Des chiens qui n’avaient au fond jamais
cessé d’être ce qu’ils sont redevenus, qui, la mémoire retrouvée, n’ont plus
eu qu’une envie : aller se presser autour de leur émir. »
Ne sent-il pas lui-même son âme archaïque se réveiller dans cette forêt ?
 
 
Il s’arrête, et les arbres s’arrêtent. Il faut voir à les surveiller de près si,
livrant passage au seigneur loup, ils ne vont pas les mettre face à face.
Pourtant il avait dormi comme à l’abri d’une tente de paix non loin de là
et ne s’était réveillé que pour contempler une mise à feu sidérale, assister à
l’éclosion d’un brasier serein qui peu à peu avait expiré tout en générant
quelque chose de plus qu’un grand jour  : les virulentes chamailleries
d’oiseaux reprises de toutes parts à la fois.
Et, dans sa stupeur, il s’était mis à cavaler, ne remarquant pas les
cataractes d’or vert qui dévalaient des pentes jusque-là rocailleuses,
excoriées. Elles venaient vers lui et, lui, indifférent, ne pensait qu’à tricoter
des jambes.
Puis il avait levé les yeux et oublié tout le reste  : Safia, les autres, le
sanctuaire de Sidi Afalku, le sacrifice inaccompli mais sur le point de l’être.
Avoir cru qu’on ne pouvait mieux trouver que lui, tous ces gens. Avoir cru
un seul instant qu’il se laisserait faire ! Qu’avaient-ils dans la tête ? Peut-
être ne s’étaient-ils pas même posé la question.
 
 
Voyant une forêt attendre et en même temps accourir, il n’avait pas eu à
oublier, Ymran, ce qui tout seul s’était détaché de lui. Quand, né de votre
désir, ou de votre espoir, un miracle se produit, qu’éprouve-t-on ? Parmi les
arbres, il avait reconnu entre autres des noyers. Ils resplendissaient,
mystiques à donner au monde une foi nouvelle, une religion d’amour.
Tout cela dans une absence de paroles qui répondait à la sienne, y
trouvait sa contrepartie. Le mutisme des choses ne devrait pas nous
autoriser à débiter n’importe quoi sur leur compte. Plus encore que parler, il
nous interdirait de penser. Ainsi Ymran met-il présentement un pas devant
l’autre  : en s’interdisant de penser. Qu’eux-mêmes, ces arbres pensent,
parlent autant qu’ils le veulent. Ou se taisent et l’observent comme ils
excellent à le faire. S’ils découvraient en lui la promesse d’une image où ils
se reconnaîtraient, combien ce serait merveilleux, une image, une figure
discernée par eux seuls. Une apparence sur laquelle ils le jugeraient et elle
ressemblerait à l’on ne sait quoi de beau  ; même de plus beau  ; comme,
dans un miroir, on ne se verrait, vivant, jamais l’être.

2
Ymran va son chemin sous les voûtes smaragdines soutenues par des
guerriers coulés dans du bronze.
En même temps qu’elle serre les rangs, cette soldatesque se déploie
jusqu’à des confins déchirés, violés par des lueurs d’incendie. Se figeant sur
place quand on croit les avoir perçus en mouvement, puis en marche quand
on les croit immobiles, tous, farouches gaillards, respectent la loi du silence.
Partis ainsi en expédition sans partir, sur quel but se ruent-ils ? Ils sont la
discrétion même, une discrétion exemplaire.
Ymran leur rend la pareille mais, lui, faute de se connaître une
destination. Eux, au sein du jour, font régner la nuit, ou presque, et ils
traînent cette nuit sur leurs talons. Exploit hors de sa portée, lui, mais en
revanche il a mis à la voile de plus loin, d’au-delà des mers, et sans se
demander où ça le mènerait. Il a pris pied à Tadart  ; cependant voilà que,
poursuivi par une fureur sacrée, il en a filé. Encore un bout de terre qui
n’aura pas consenti à le garder. Il y a vu la halte décisive, le havre où son
existence trouverait son fondement et sa justification. Et force lui est
d’appareiller à nouveau, de franchir des mers sans doute dans la même
ignorance des rivages qui lui offriraient asile.
Sauf à retourner là-bas, à son point de départ et à penser, telle est la vie,
et continuer d’aller d’échec en échec dans le meilleur des mondes.
Qu’est-ce à dire, cette vie, ce meilleur des mondes ? Qui n’hésitent pas
à vous trahir à la première occasion  ! Alors même que, pour votre
sauvegarde, vous y êtes accompagné par deux anges, l’un à droite, l’autre à
gauche, qu’ils veillent sur vous et, en secret, vous conduisent par la main.
Ne rien se dire, ne rien croire, ne rien espérer. Tête baissée, sans se
retourner, plutôt foncer.
Ainsi me suis-je arraché une première fois à la tente que mes parents
ont plantée, saisis on ne sait par quel rêve, sur un sol étranger. Et j’ai vécu,
grandi sous cette tente sans me poser d’inutiles questions. Mais les
questions que je ne me suis pas posées, la vie, poussant un jour la mort
devant elle, les a posées. Quelles qu’elles aient été, depuis, la rage ne m’a
plus lâché qui me fait vouloir être ailleurs, de plus en plus ailleurs, et les
questions, oubliées.
–  Tu as levé le camp. Parfait. Mais les tiens, eux  ? Ils sont restés  !
Alors ?
– Alors  ? Ils sont restés, oui, comme dans une enclave circonscrite et
proscrite au bout du monde !
Puis :
– Ils sont restés comme on resterait, impuissant, sur une planète que ses
habitants ont abandonnée !
–  En ce moment précis, pendant que je te parle, tu en as pourtant
quelque nostalgie.
– Eh, vous, là ! Qui êtes-vous, pour vous mêler de ces choses ?
–  Moi  ? Qui je suis  ? Mais, le soleil au zénith dont nul ne soutient la
vue ! Le Chasseur inconnu enclos dans l’enceinte de sa parole ! L’Œil qui
assèche l’espace. Le sable du présent avant le sable du passé. Le futur passé
et présent. La splendeur.
– Vous m’en direz tant !
– Tant, et le reste ! Et les vagues infinies du large. Devant moi, on se
tient dans la plénitude de l’évidence.
– Encore faudrait-il qu’elle soit évidente, que devant vous le regard ne
se baisse ni ne lorgne en direction de l’ombre cheminant à votre suite et qui
vous fait un cortège d’ombres.
– Aaah, s’il en est ainsi !…
Et le silence se reforme, plus lourd d’avoir été secoué par cette voix
pléthorique, météorique, métaphorique.
Laquelle voix ne laisse passer qu’un bref instant en fait avant de revenir
en force pour préciser :
– Et ici, tu l’as trouvée.
– Trouver ? interroge Ymran.
Cette fois, il n’en finit pas d’attendre la réponse. Il reprend :
– Trouver quoi ?
Ballot qu’il est  ! De qui, quelle réponse, espère-t-il recevoir  ? Du
néant ?
Au mépris de toute raison, il y va encore de sa question :
– Trouver quoi ?
– Cette splendeur, voyons, dans laquelle tu poses les pieds. Où te crois-
tu ? En terre connue, la terre des ancêtres ? Et à supposer : qu’es-tu pour ces
ancêtres  ? Quel étranger toujours prêt à plier bagage et à décamper  ! La
splendeur, celle qui assouvit tous les désirs.
Que retenir de cette emphase  ? Ymran hausse les épaules, se sentant
plus seul que jamais. Il patiente néanmoins, arrêté comme il est, à l’écoute,
la vue concentrée sur les lointaines, les inexprimables percées de lumière
révélatrices d’un horizon lui-même en attente, à l’écoute.
Pensant : « On appartient moins à soi qu’aux choses et aux regards dont
elles nous entourent. » Ces choses, les régiments d’arbres pour l’heure, se
pressent jusqu’à cet au-delà de feu et nul bruissement d’air, d’ailes, ou de
feuilles. Frappée d’aphasie, avare de confidences, la forêt. Elle respire
pourtant ; on ne l’entend pas, mais elle respire.
Alors que, les sens à l’affût, il s’éternise à monter la garde, l’instant se
met à brûler  ; l’instant et la sensation de l’instant. Un enfer tandis que,
parlant de plus loin, impersonnelle, une mémoire lui prescrit d’avancer, de
courir à travers le dédale arborescent. Distante et toute proche, une unique
injonction : reconnaître, trouver l’issue.
Il se décroche, s’éjecte de lui-même et s’élance en aveugle sans
s’inquiéter si pareille issue existe aucunement, si un appel bravant ce
silence et son feu s’élève quelque part.
Le corps d’archers au repos s’est ébranlé. En marche, à perte de vue, il
nomadise aussi, bloc opaque progressant sur mille pieds. Porté par le même
mouvement, Ymran allonge, aligne, réajuste sa foulée, jamais en cadence. Il
court, quand à côté ils ne font, dans un silence de mort, que piler le sol,
marquer le pas. L’air tout immobile qu’il est en vibre, vrillé par des fibrilles
d’haleine. La respiration raccourcie, irrépressible, Ymran saura peut-être à
la fin qu’il s’est engagé, loup en instance tirant la langue, sur d’autres voies,
qu’il suit d’autres traces, vole sur le fil tendu d’un chemin détourné. Il lui
arrivera bien, tôt ou tard, de remarquer le vide ouvert en dessous, mais à ce
moment il aura été dépouillé, soulagé de sa mémoire ; non du récit qui, se
répandant, continuera de se dévider, de livrer l’histoire et de l’envoyer plus
loin, lui Ymran, lui affranchi du temps ; à chaque enjambée plus affranchi
et toujours procédant de front. Non de cette histoire, qui s’éteindra de soi,
s’accomplira tout simplement  : avant de connaître sa fin, destituée en
quelque sorte, relayée qu’elle sera par une autre histoire et laissant la parole
à celle-ci, une autre, où ceux qui n’ont pas de nom viendront se nommer
eux-mêmes, eux-mêmes s’attribuer un visage, des yeux dans ce visage, un
regard dans ces yeux et, parachevant le tout, une voix pour se présenter et
dire. Dire, comme pour s’acquitter d’une dette, leur propre histoire, longue
marche jalonnée par les haltes, les repos que tu aimerais leur voir observer,
et qui peu à peu deviendrait la tienne, Ymran. La tienne. Prépare-toi à
l’éventualité de leur apparition et, quoi qu’ils puissent être, accueille-les,
fais-leur bonne figure. Étranger de par le monde autant qu’ici, nu et
solitaire, tu es doublement en exil. Accueille-les  : en eux se trouveront
réunies des figures oubliées et qui ne seront là que pour demander à être
regardées et nommées. En conscience, nomme-les, restitue à chacune la
vraie, l’irremplaçable appellation qui lui revient de droit et, présent de
nouveau, sera le pays de l’enfant que tu fus. Ils sont tes frères, ils sont tes
sœurs comme toi bannis d’une terre qui les a repoussés vers une terre
introuvable et, avec leur langage muet, tous à vouloir raconter leur histoire,
l’unique histoire qui appartient à tous. Les anges, l’un à ta droite, l’autre à
ta gauche, écoutant, essuieront peut-être une larme. Car ils, ou elles, ont
fatigué de leurs pas des villes vastes comme les déserts et, leur histoire,
prévisible et imprévisible labyrinthe, n’a cessé de se dérouler sans
rémission et sans qu’au-dessus de nulle porte ait lui une étoile au bout de la
route. Mais la verrais-tu en personne, Ymran, cette porte, et avec une étoile
brillant sur le front, et prête à te faire passer là où tu n’es pas attendu,
l’emprunterais-tu sincèrement, toi qui as franchi déjà ce genre de seuil en
accédant au mausolée de Tadart et sais maintenant ce qu’il en coûte ? Avalé
as-tu été, le saint a refermé les bras sur toi : mais à l’évidence pour ne plus
les rouvrir. Imagine le rêve de dévoration où un bienheureux se complaît et
rêve à son tour, malheureux !

3
Il n’y a pas d’heure pour le temps, il n’est jamais tard pour les monstres
du bon Dieu  : c’est seulement quand ils vous abordent qu’il est trop tard
pour s’en apercevoir. Telle s’élève à l’entour la psalmodie que chantonnent
les arbres. Antienne fatidique, tendre aussi, elle dit encore  : approche, toi
sans feu ni lieu, toi le dépaysé. Viens te joindre à mes créatures, et tu auras
gagné.
S’accordant une pause, Ymran prête l’oreille mais entend quelque chose
d’autre plus loin, quelque chose d’antérieur, le jargon abyssal, insondable
de la solitude qui, dans son obscurité, son dénuement, s’essaie à parler, n’y
arrive pas et s’essaie encore. Sur quoi, le soleil pointe, à travers l’écran des
arbres, de longs javelots et le jeune homme entrevoit devant lui l’issue.
L’étouffante étreinte feuillue se desserre en même temps, révèle au grand
jour un à-pic de roches, une vertigineuse chute entaillée de fissures, de
crevasses, avec ses filons de terre rouge.
Au fin fond des tréfonds, échancré, un œil fixe l’azur, dévotieusement
parce que sans doute il s’en est détaché au temps jadis et que, depuis, il ne
le quitte plus de ce regard qui, dans une adoration fervente, se souvient.
Ymran, lui, y plonge le sien du haut de l’escarpement où il se dresse et,
lui aussi, se souvient. Ce bleu qui se concentre en une eau lisse, calme, aux
reflets violacés et qui n’exprime rien. Une simple guelta ? Il attend ce que
cela va lui rappeler, devrait le faire sans coup férir. Il attend de savoir. Cela
ne semble ni tenté de vous attirer ni tenté de vous repousser ; cela ne semble
pas vivre. Pour l’instant du moins. Et puis il en a conscience : cherchant à
interroger cette eau, il s’est mué en interrogé, en prévenu mis en demeure
de justifier sa présence.
Le tenant à sa merci, à cette seconde, l’œil d’eau parle : « Qu’espères-
tu, godelureau  ? Aller plus loin  ? Jusqu’où plus loin  ? Et comment t’y
prendrais-tu, si c’est là ton dessein, et qui es-tu pour nourrir une aussi folle
prétention ? »
La seconde d’après, il voit ce qu’il voit. Au centre du gouffre, à travers
la transparente liquidité de la lumière qui s’y trouve reposer, d’autres
prunelles affleurent, et son cœur flanche.
Les yeux de Safia, ce sont eux, il en est persuadé, larges ouverts,
éperdument attentifs, qui le considèrent. L’ombre même d’un sourire les
hante, mais une ombre ou présomption d’ombre qui se refuse, se retire, déjà
dissipée. Contre toute raison, Ymran traque du regard la lueur, le signe
d’intelligence qui, se repliant, a réintégré le vide étale et le vague effroi
d’une eau inaltérable de pureté.
Alors des entrailles granitiques du précipice monte, ni appel, ni prière,
ni rien de semblable, un vagissement rauque, une sombre clameur en tout
cas, et qui sans se renouveler a effarouché le cirque des monts. Une fois de
plus, Ymran sait. Il a perçu le cri des anges qui gardent Safia. D’entre ses
épaules carrées, sa tête retombe sur sa poitrine. Il sait qu’il rebroussera
chemin, rentrera au village. Sa soif de fuite n’a été qu’un délire dont cette
eau vient de le délivrer.
Comme née, quelque part, d’un désir d’effusion, une brise, par vagues
légères, se met à déferler.
XIX

1
Se répandant en gestes par avance, ils s’abordent et c’est à qui,
s’adressant à l’autre, force le plus la voix. S’adressant à celui-ci, à celui-là,
et même parti ; même parti, on continue à lancer les bras et les mots en l’air.
Le jour bat son plein, le soleil ronfle de tous ses feux, et eux sont là, au
milieu du village, non pas aux champs. Étalée sur les choses, sur leur
indicible perfection, une lumière au siccatif a commencé à tout disséquer et
ils sont là, ces hommes, plus disposés à palabrer qu’à se pencher sur leurs
lopins de terre ou à se soucier de leurs bêtes. Ils s’attardent, ils glaviotent,
eux à leur habitude si économes de leur salive, et si pondérés d’allure, ne
plaignant jamais leur peine. Le Diable a dû rendre visite à Tadart.
Jusqu’aux femmes, par ce matin d’été  ! Elles ne savent plus que
s’égailler de maison à maison dans un envol de robes, de châles jetés à la
hâte sur la tête ; certaines, pieds nus.
Ymran a conscience qu’il rentre ensauvagé de son équipée. « Et peut-
être à moitié fou. »
Il a fui : maintenant il est de retour et, devant le tableau qu’offrent ces
gens, il a peine à comprendre. Il ne reconnaît pas Tadart. Oui, il faut que
quelque chose se soit produit, et d’importance. Oui, quelque chose. Ici, les
gens ne se mettent pas dans tous leurs états pour le quart d’une broutille.
Et si c’est lui qui ne se trouve pas dans son état normal ? Pas en phase,
comme il dirait ? Lui tel qu’il émerge de l’inconnu. Oui, en quelque sorte,
et qu’eux, les autres, soient pareils à ce qu’ils sont et seront à jamais.

2
Aussi insolite, l’atmosphère qui l’accueille à la maison.
Entre les murs chaulés de blanc de la grande cour, prévaut cependant,
proche de l’enchantement, proche de l’anéantissement, la sérénité
souveraine du jour. Mais l’oncle Merzoug, Ymran le surprend debout, point
assis, ancré à sa place, la place inchangée devant la porte cintrée qui, depuis
la salle d’apparat, donne sur un univers immuable. Debout et qui marche de
long en large, pressant contre lui les pans de sa gandoura d’été du même
blanc que les murs d’enceinte.
Mais voilà que, changeant bientôt d’idée, hadj Merzoug se met à décrire
des cercles.
Rencognée dans un angle du patio, à l’ombre, lalla Djawhar est assise,
jambes croisées sur une peau de mouton, comme il est rare qu’elle s’y
résigne. Le poing sous le menton et le coude dans l’autre main, le regard
impavide, elle surveille les mouvements de son mari. Pas un mot, ni elle ni
lui. Mis à part l’angle où elle a trouvé refuge, la cour rissole au soleil.
Ba Merzoug s’aperçoit de la présence du garçon. Il interrompt son
boitillement et, de l’endroit où il fait halte, il murmure :
– Ah, Ymran.
Sans plus. Mais il ne reprend ni ne paraît disposé à reprendre sa
déambulation. Le garçon a cru l’avoir entendu ajouter :
– Pas trop tôt.
Il se le demande. L’homme d’âge, sans qu’il le quitte des yeux, de ces
brûlots qui couvent dans le fourneau des orbites, semble moins le voir que
voir un fantôme.
Cordiale sonne cependant la voix qui l’interpelle alors :
– Approche.
« Vieux sans doute, mais de roc », ne peut se défendre de relever Ymran
– une fois de plus. Il traverse la cour, s’arrête devant son oncle. «  Il me
dépasse de presque une tête. »
Il attend qu’on lui adresse la parole. Ou qu’on exige de lui quelques
explications ? Il n’a décelé aucune trace de blâme dans le regard en vrille
dont hadj Merzoug l’a toisé à son entrée ; il s’en est étonné.
Rivé sur lui et néanmoins absent, le même œil luit noir.
Soumis à cette surveillance distraite, le jeune homme s’entend enfin
apprendre en termes d’une sécheresse, d’une dureté insolites, l’agression, le
siège en règle dont Tadart aurait été l’objet.
– Hier, au plus fort de la nuit, précise l’oncle à un Ymran incrédule, ne
saisissant pas et malgré cela en proie à un sentiment de culpabilité.
De quoi hadj Merzoug parle-t-il, contenant mal des accents
d’indignation ?
–  Par chance, sans dommages pour personne. Mais qui sait  ? Ils
reviendront.
Il crache :
– Tfou ! Des chiens !
Fiévreux, fixe, halluciné, son regard : et il est là, hadj Merzoug.
Depuis qu’il connaît cet homme, Ymran ne l’a pas encore entendu
parler sur ce ton.
– Ils ne s’en sont pas pris à nos bêtes, non, du tout, ils se sont jetés sur
les maisons et, hurlant à la mort, ils ont de leurs griffes labouré les portes,
closes comme elles étaient.
« Des chiens ? Me raconte-t-il un rêve, ou c’est moi qui rêve ? » rumine
le garçon.
Et l’exclamation lui échappe :
– Des chiens !…
Le regard gênant à force d’être aigu et distrait à la fois, le vieil homme
se donne la peine de confirmer :
– Si fait. Des chiens sauvages. Et nous qui dormions !
Sous ce regard pour lequel il a la curieuse impression d’être là et de n’y
être pas, Ymran, tenté, mais se gardant de sourire, s’étonne encore :
– Des chiens !
– Dis plutôt des créatures de l’enfer.
Le cheb reçoit ensuite cette question en plein estomac :
– Sais-tu te servir d’un fusil ?
– Je n’ai jamais eu à le faire. N’en ai jamais eu l’occasion. Sauf votre
respect, ce ne sont que des chiens…
– Ce sont des chiens différents des autres, les chiens civilisés que tu as
connus.
Dans ce patio qui est moins un patio et plus un forum, s’établit, taraudé
par les fraises des cigales, un silence à la mesure du jour. Ce qui, sans nom,
guettait jusqu’à présent sous le masque familier de toute chose, va-t-il
s’avancer à visage découvert  ? C’est l’espèce de silence, au mépris de ce
qu’il en résultera, que déchire la voix de cheikh Merzoug :
–  Lorsque nous nous sommes levés pour libérer notre pays, aucun
d’entre nous ne savait par quel bout attraper un fusil !
Il présente le dos à son neveu et, comme soucieux d’en finir avec une
tâche délaissée pour un temps, il réentreprend d’arpenter cette cour aussi
vaste que le dais bleu du ciel tendu au-dessus.
Il faut demander au lion ce qu’il pense au moment où, se retrouvant
dans une cage, il s’aperçoit que le monde a changé de dimension.

3
Lorsque nous nous sommes levés pour libérer le pays  !… Avant qu’il
n’ait eu droit à cette réplique, Ymran avait cru avoir trouvé un semblant de
sens aux propos de son oncle, mais plus maintenant. Maintenant : comme il
est planté sur place et qu’il reste, perplexe, éberlué par le soleil, bien qu’il
ait déjà remarqué les signes que sa tante lui adresse. Signes de la main,
appels muets autant qu’impératifs lancés par une femme qu’il voit, non plus
assise, mais debout, et voit en même temps se dédoubler  : une statue
d’ombre, une statue de feu, jumelles indivises. La lumière dans ce pays se
travestit quelquefois en personnage et lui crée une ombre. Ou en donne
l’illusion. L’ombre aussi  ; elle peut se déguiser en personnage et lui faire
projeter une lumière.
Il y va. Lalla Djawhar se saisit de son bras et, se dandinant, le buste
cambré comme si pesait un fardeau sur ses épaules, elle l’entraîne vers une
chambre, sa chambre à lui, en fait. Mais face à l’entrée, elle s’arrête, évite
de franchir le seuil, retient Ymran. Elle ne profère pas un son. Lui, sur
l’instant, ne s’aperçoit pas qu’elle lui montre, avec des haussements de
sourcils, quelque chose à l’intérieur. Puis il s’en aperçoit, les écailles de
soleil qui l’aveuglaient lui tombent des yeux  ; il s’avise d’un lit. Un lit  ?
Dans le clair-obscur de la pièce, se carrant contre le mur du fond, à droite,
là où à l’ordinaire il dort, sur l’emplacement réservé à sa couche  : un lit.
Tout ce dont, à Tadart, les gens ont toujours ignoré l’usage, ne se doutant
pas même que pareille chose existe. De l’or en barres. Le garçon ne s’en
remet pas.
Sans dire mot, il en considère le métal au précieux éclat entreposé à
l’abri du jour. En tête du lit, faites du même or, de fines baguettes se
déploient pour soutenir l’arc d’un soleil se levant dans la taciturnité d’une
caverne. L’enfance le rappelle de l’autre côté de la mer, le commue en ce
petit coq fier qu’il était, à son école maternelle, de brandir des soleils en
roues de bicyclette peints avec leurs rayons en dedans.
De manière analogue, brille, dans sa gloire, indifférent à leur présence,
cela qu’ils contemplent, sa vieille parente et lui. Un lit soigneusement fait,
par ailleurs. Matelas, oreillers, édredon fleuri, rien n’y manque. De lalla
Djawhar ou de son oncle, lequel diable a jugé bon d’importer cette
merveille, de l’introduire ici  ? À moins qu’ils n’aient agi de connivence.
N’empêche  : l’un ou l’autre, ou les deux ensemble, Ymran n’arrive pas à
imaginer ce qui a pu leur passer par la tête.
Il se tourne vers sa tante, lui découvre, dans un visage rajeuni, des yeux
qui, portés à l’incandescence par le khôl, débordent d’un trop-plein
d’émotion, de larmes.
D’émoi, elle soupire :
– C’est beau.
Ymran lui fait écho et ajoute :
– Le roi des lits.
– N’est-ce pas ?
Lui encore :
– Un lit de roi.
Elle, là-dessus, ne trouve comment renchérir.
Lui de nouveau :
– Et peut-on savoir…
– Oui ? fait-elle tout bas.
– Vous y avez dormi depuis que c’est là ?
– Dis donc, tu n’y penses pas ! Garnement ! se récrie soudain la dame,
foudroyant du regard le drôle d’oiseau avec ses drôles de questions.
Ayant la vague impression de l’avoir choquée, le jeune homme capitule,
choisit de se taire alors qu’elle retrouve sa brusquerie naturelle et la voici
partie pour le tancer de belle façon. Seulement, de l’air de se rappeler
quelque chose, elle jette à ce moment un coup d’œil par-dessus son épaule.
Dans la cour, mais à cent lieues de là, hadj Merzoug va, claudicant, revient,
claudicant, lui, de l’air d’avoir oublié qu’il pourrait s’arrêter, prendre du
repos. Il n’a pas entendu, c’est sûr, les éclats de voix de sa femme.
Celle-ci a néanmoins baissé le ton tandis qu’elle se remet à secouer le
bras d’Ymran et qu’elle l’avertit :
– Sais-tu qui dormira là-dedans ?
– Qui, au juste ?
– Toi.
La mine d’Ymran s’allonge.
– Moi ? Pourquoi moi ?
– Oh, pas tout de suite ! Plus tard ! Avec ta femme.
Il comprend encore moins.
– Avec ma femme ? Non !
– Oui.
Ce ne sont pourtant pas des affaires dont on débat avec ses parents. Ou
sa tante n’a plus la tête à ce qu’elle dit, ou c’est lui qui perd la tête. Un
trouble nouveau pour lui s’empare du garçon.
Prudemment, il demande après quelques secondes de réflexion :
– Est-elle déjà née au moins, cette femme ?
Et il a peur. Venant de sa tante, la dernière des choses cependant à
laquelle il se serait attendu, cette peur. Que va-t-elle lui bailler encore  ?
D’autres excentricités ?
Elle, toute candeur :
– Gros bêta ! Que crois-tu ? Que nous te marierions avec une fille qui
ne serait pas déjà née ?
Il ferait beau voir, pense-t-il.
– Je vais en apprendre d’autres, j’en suis certain, dit-il tout haut.
– En attendant, tu apprendras qui t’aura pour mari.
À ce point de ses révélations, pour une raison connue d’elle seule,
l’imprévisible tante ajourne sa réponse.
Alors lui :
– Quelle est cette heureuse élue ?
Fermant les yeux et, qui sait, rêvant sans doute, lalla Djawhar fait
valoir :
– Tu peux dauber ! Tu peux aussi te vanter : la plus jolie entre toutes.
Safia ! La fille du muezzin !
– Safia !
– Je me suis arrangée avec ses parents.
N’ayant pas très bien saisi ce qu’elle a voulu dire par là, Ymran ose
s’inquiéter :
– Que devient-elle ?
– Ce qu’elle devient ! Or çà, tu es donc intéressé de le savoir, canaille !
Elle se porte comme un charme.
– Ah.
Vaine réponse à cette femme qui n’a d’oreilles que pour ce qu’elle dit et
qui poursuit :
– On voudrait que tu ailles aussi bien.
Et il ne se reconnaît pas dans l’âpre intonation avec laquelle il s’entend
réagir :
– Moi ?
Aussi rogue, il continue et s’en veut :
– Je ne vais pas bien, moi ?
– Oui, toi. En personne.
Il peut toujours parler !

4
Ce destin qui, sans motif particulier, se complaît à faire des exemples
parce que… parce qu’il ne trouve pas mieux pour faire plus exemplaire et,
parce que c’est vous, comme ce pourrait être n’importe qui  : qu’est-ce  ?
Une idée  ? Mais alors quelle idée  ! Le promis malgré lui, intérieurement,
bout. Une fichue idée : pas davantage ; une fichue idée à laquelle ce ne sera
ni aujourd’hui ni demain qu’il se rallierait. Dresser des autels de sacrifice,
et quoi encore  ? Non que, méditant de la sorte, il pense être en cause
directement. Mais c’est qu’ils sont tous à y ajouter foi et, parmi eux,
pardonnez-lui, anges gardiens, il met sa tante. Il la met car Safia, pour elle
aussi, est sans erreur possible l’élue vouée à ces autels, l’agneau bien choisi
quand en plus ce serait à lui, Ymran, de tenir le couteau.
Va-t-il se laisser faire ? Va-t-il laisser la calamiteuse destinée imposer sa
loi ? Ce serait un crime avec préméditation. Le cheb se sent pris d’un haut-
le-cœur. Lalla Djawhar a déjà commencé presque à s’ouvrir à lui des plans
de campagne qu’elle a mis en œuvre. Quel monde est-ce là dont la réalité
craque de toutes parts !
Il ne veut plus que la redoutable dame remette ça sur le tapis.
– Au fait, yéma Djawhar, dis-moi la vérité : qu’est-ce encore que cette
histoire de chiens ?
Sa vieille parente du coup change d’expression et, d’abord, ne répond
rien d’un moment. La bouche démise par cette moue familière qui ajoute à
l’anarchie de ses traits, elle ronchonne et ne se résout à desserrer les dents
qu’à regret, elle qui ne craint nulle autre pour ce qui est de donner de la
voix :
– Tu ne peux pas comprendre, petit.
Ce ridicule refrain… tu ne peux pas comprendre ! Jusqu’à quand le lui
serinera-t-on ?
– C’est ridicule ! Des chiens ! Qu’y a-t-il à y comprendre ! Des chiens,
et alors ?
– Tu n’es pas vraiment d’ici, non, tu ne comprendras jamais.
– Des chiens, redouter à ce point d’en parler, nom d’un chien !
Elle surtout dont une abomination ne briderait pas la langue. On aura
tout vu.
Lalla Djawhar, la voix grondante d’avertissements, refuse de l’écouter :
– Fils, ne plaisante pas avec ça, je t’en prie.
– Mais… pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ?
Et elle, de la voix encore dont on évoque d’obscurs interdits :
– Cela ne saurait que porter malheur.
Toutefois, la parole toujours sombre, la vieille dame consent à préciser :
– Eh bien, ce qui arrive… on ne sait pas.
C’est ce qu’avoue lalla Djawhar et lourd se fait le silence qu’elle
observe, tient à garder, dont elle ne se départ que pour confier de nouveau :
– Pris dans la main de Dieu et se posant des questions qui n’ont pas de
réponse, ainsi sommes-nous et le demeurons.
Elle se couvre la bouche de ses doigts sarmenteux, bagués.
D’en dessous, elle répète :
– Non, nous ne savons pas ce qui se passe.
Ymran considère les nuages accumulés sur le désordre de cette figure
dont l’expression, dans une saute d’humeur, change brusquement, se
concentre.
Sa tante n’est pas femme à se résigner, elle ne s’en tiendra pas là, il la
connaît.
Avec ces accents fatidiques, impersonnels qu’adopte le destin aux
heures où il se met à élever la voix, elle abandonne en effet toute réserve,
ouvre les vannes à une parole inépuisable, inapaisable :
–  Ce qu’il y a eu  ? Autant que tu en sois instruit, fils. C’est déjà loin
derrière nous, cela remonte à plusieurs mois. Comme chaque hiver, lorsque
les grands froids durent plus que de raison et qu’arrivent les jours
d’essabaâ, les hommes font ce qu’ils ont fait de tout temps : ils attrapent un
chien des plus vaillants, des plus endurcis, lui nouent une écharpe rouge
autour du collier, puis l’envoient courir à travers les solitudes du monde.
Parti, l’animal seul a connaissance, pas ceux qui l’expédient, des chemins
qu’il empruntera et du lieu où il doit se rendre, si ce lieu existe. Et on ne le
revoit plus jamais. Qu’advient-il de lui  ? Peux-tu me dire où se rend
l’hirondelle qui migre, vers quel inconnu, et ce qu’il advient d’elle ?
Suspension de gestes, suspension de paroles. Lalla Djawhar semble
seulement alors s’apercevoir qu’elle livre un secret, qu’elle prête la main à
une espèce de forfaiture et, sans aucun doute, ça lui fait souci.
Adressant de la tête des signes de dénégation à sa propre personne, elle
passe outre pourtant et la suite vient dans le même fil, encore que le jeune
homme soit persuadé qu’il n’est pire chose aux yeux de sa tante que de
pérorer de la sorte :
– Pas une fois nous n’avons eu à le regretter : neiges, glaces, froidures
cessaient comme par enchantement et c’était bien ainsi.
La vieille dame se tait cette fois comme à bout de révélations. Tout juste
réitère-t-elle :
– C’était bien ainsi.
Cependant, elle ajoute :
– Jusqu’à cette fois.
Doucement, avec ménagements, Ymran s’informe :
–  Jusqu’à cette fois  ?… Sommes-nous en été ou est-ce que je me
trompe ?
– Si fait, cheb, en été, tu ne te trompes pas.
Et lalla Djawhar y va d’une remarque bizarre à ce moment :
–  Mais ce n’est pas une question d’hiver, et guère plus une question
d’été.
– Ah, de quoi est-ce la question ?
– De quoi est-ce la question ! Il y a quelque temps, alors que des grands
froids il ne nous restait que le souvenir, voici que le chien du dernier
essabaâ refait son apparition, les hommes le reconnaissent. Pour
commencer, cela n’aurait pas dû se produire, mais de surcroît l’animal ne
rentre pas chez lui, je veux dire chez son maître, le Hachemi. Aux abords du
village, il s’arrête, pas seul : accompagné, oui accompagné d’une femelle et
de plusieurs petits, et n’en bouge pas. Tous, gris de fer et, lui aussi de jaune
qu’il était, ayant viré au même gris.
Le récit de la vieille femme est produit de nouveau comme par une voix
aveugle qui affluerait graduellement à travers des étendues calcinées,
cendreuses.
–  Tous, gris et la mine diabolique de loups ou de bêtes, mais quelles
bêtes ? Le père, la mère, les chiots : ils étaient là. Ils l’ont raconté, ceux qui
les ont vus. Des bêtes qui ne ressemblaient à rien. Et ce qui s’est passé la
nuit dernière  : ligués avec d’autres et plus qu’à quelques-uns ils sont
revenus et ont attaqué Tadart.
Une vague de sang, bouillante, monte à la tête d’Ymran, lui brouille la
vue, son front s’humecte de sueur. Des hordes de chiens semaient l’effroi et
lui, pauvre idiot, s’exposait dans la nature, dormait à la belle étoile. Il l’a
fait trois nuits de suite : dormir au hasard de ses vagabondages, et il aurait
pu continuer…
Une expression de défi allume le regard de yéma Djawhar, qui le toise
et, avec non moins de défi dans la voix, achève, surprenant le garçon :
– Dis franchement que tu ne prends pas mes paroles au sérieux.
– Que si, que si, répond-il, évasif, pensant, frappé tant par ce regard que
par cette voix : une louve si cela se pouvait, elle-même.
Il a parfaitement conscience que, pour abuser sa tante, il faut se lever
tôt.
–  Non, lumière de mes yeux, tu ne me feras pas admettre que tu me
crois, le sermonne-t-elle précisément. Ni que tu le pourrais, ni que tu le
voudrais.
– Et si c’était le cas ?
– À ton gré ! Pour ce qui est de moi, je t’ai dit ce que tu avais à savoir :
à toi de le prendre comme bon te semble.
– Ce que je crois ou ne crois pas n’a aucune importance par le fait…
Sur ces mots, il lui enlace les épaules d’un bras et il poursuit, murmure
à l’oreille :
– … soit dit aussi en confidence, chère sultane Djawhar.
– Fi comme tu sens la terre et les mauvaises herbes où tu as dû te rouler
comme un ânon ! Il faut que tu ailles prendre un bain de ce pas.
Elle, sur la voie du hammam familial, le pousse et lui se laisse
volontiers bousculer.
XX

Quand de nuit, sans bouger, les choses autour de nous s’absentent, elles
ne le font que pour revenir sous le couvert de paroles d’autant plus
pressantes, plus pressées à donner les vérités du jour pour ce qu’elles sont.
Ni songes ni mensonges, dit-il dans son sommeil. Il dit : elles ont besoin de
ce sommeil où montrer leur autre, leur secret visage.
Il dort, Ymran, en bas du lit que nimbe d’or blanc le tranquille clair de
lune entré par la porte ; couché sur un matelas étendu par terre, il dort à la
manière ancestrale. Tout est silencieux ; silencieuses les choses, mais n’en
parlant, n’en chuchotant pas moins. C’est leur temps à elles. Le temps de
parler. Elles ont opéré leur retour, je sais, et c’est à qui s’exprimera la
première. Safia est là aussi à répondre à leurs questions. Es-tu une chose
aussi ? Et elle, de dire oui, j’en suis une autre. Une parmi vous toutes. Et
moi couché ici, une chose ? s’interroge-t-il. Avec son mystère inviolable ?
Safia, cette chose couchée au fond de l’abîme, charmeresse, et moi, à la
limite de la falaise, debout, attiré par l’abîme, qui vois, implore et dis oui.
Et rien ne se passe. Au fond, il n’y a que de l’eau. Cette eau a la couleur de
tes yeux, Safia, et, comme tes yeux, elle veille et donne l’impression de
dormir. Comme elle dort, comme elle veille, comme je l’observe et dis : elle
est plongée dans son propre regard. M’approchant un peu plus du bord, puis
un peu plus et, m’approchant, qui dis, lance :
– Je fais un pas encore, et je passe ailleurs, je te rattrape dans le mystère
inviolable des choses !
Mais je tiens et ne tiens pas à voir ce que je vois. Je voudrais ne pas
avoir vu ce qu’il m’a fallu voir. Cet œil ouvert où je tombe sans arrêt,
sombre sans un cri, abandonnant tout, abandonnant le monde.
Ils n’ont pas attendu longtemps après cela pour débouler de la
tentaculaire forêt limitrophe. Précédés de leur haleine fétide et du
grondement de leurs pattes piétinant les terres, tous ces loups. Des hordes.
Pas attendu non plus pour me piétiner, puis continuer, passer, arrêtés par
rien. Déferlant d’un autre temps. La gueule tendue en avant, les crocs à
l’air, la langue pendante, atroce, en feu. Déferlant, se talonnant, eux, et moi,
couché qui vois, volant, ces mufles, ces poitrails, ces ventres blancs et,
respire, nuage méphitique, ce remugle. Moi, épargné ; leurs pattes n’auront
cependant pas de longtemps fini de me tambouriner la poitrine. Je dis  :
c’est, ignoré, l’autre pays. Ils arrivent de ce pays jusqu’à mon école. Par
toutes les portes, toutes les fenêtres. Ils pénètrent, se bousculent, nous
traquent, nous les enfants. Nous traquent, nous affolés, débordés. Je les
regarde faire et moi, pas plus haut que ça, pas plus haut qu’eux, le doigt
levé, je proclame  : «  Je suis un tigre, moi  ! Je suis le tigre  !  » Et plus de
loups. Envolés. La maîtresse vient, se penche, c’est Safia qui m’entoure de
ses bras, me roucoule à l’oreille :
– Ils ne te voulaient pas de mal, mon frère. À moi, oui, seulement à moi.
Mais j’ai sauté de la falaise. Ils n’ont pas réussi à me rejoindre. Si loups
qu’ils soient, ils n’en ont pas été capables.
Comme elle a parlé, elle demeure, le silence au bord des lèvres, la main
posée sur le cœur d’Ymran. Il en sent la tiédeur d’aile s’insinuer en lui. Du
haut de sa falaise, il rend leur regard à ces yeux qui le prennent sous leur
protection, il attend et rien ne lui manque.
Mais elle, encore d’une voix qui se confond avec celle des choses, avec
l’espace, au point de perdre son timbre :
– Qu’est-ce qui dort à ton côté ? Cette chose ?
Il ne bouge pas, seules ses prunelles pivotent dans leurs orbites.
Il s’entend répondre sans avoir ouvert la bouche :
– Un lit.
– Un lit, c’est quoi ?
– Une chose où dormir. Où dormir nous deux.
– Nous !
Partie, évaporée, Safia, sur ce nous, une syllabe qui n’a laissé qu’un rire
derrière elle.
Ymran dit : elle est la folie de ma terre. J’épouserai la folie de ma terre.
Et le même rire qui fait l’air transparent s’achève en bêlements. Ou
revenus, est-ce les loups  ? Légions du Diable surgies des cloaques
infernaux, se mettant à bêler ainsi, est-ce eux ? Tantôt à l’unisson, tantôt en
alternance, ou se croisant  : bêlements qui vous prennent à la gorge,
traversent, ébranlent l’atmosphère statique, raréfiée puis, lointains, se font
plaintes du sommeil.
Pantelant, on se réveille avec ces bêlements dans les oreilles, et ils
continuent. Ils sont dans la maison. Dans la cour. Comment se peut-il ?
Ymran se redresse, se met sur son séant et tel il les écoute se donner la
réplique et, d’instant en instant, fondre leurs voix et brailler en chœur.
Le blue-jean en tas à portée de sa main, il l’atteint et l’enfile assis. Il se
lève, quitte la chambre, son tee-shirt déjà sur lui.
Trois moutons se pressent, laine contre laine, dans le petit matin
frisquet, un matin tout bleu encore  : c’est l’heure où le ciel commence à
peine à s’ouvrir. Trois moutons. Pas davantage. Il se risque pieds nus sur les
dalles de la cour, on les croirait taillées dans de la glace et il ne fait plus,
avec d’infinies précautions, qu’un pas à la fois avant d’en accomplir un
second. Il frissonne, n’ayant pas assez de ses bras pour s’entourer le buste,
il frissonne.
Ils ne sont que trois et il s’attendait à Dieu sait combien, peut-être à
tomber sur un troupeau. Comme il se multipliait à travers son sommeil,
l’écho de leurs appels continue à le hanter.
Et voici hadj Merzoug, le saroual remonté jusqu’aux genoux et en
chemise, qui se dirige, affairé, vers eux. Il l’aperçoit, l’interpelle de son
invariable :
– Ah, Ymran !
Hadj Merzoug se met à tâter l’échiné des broutards à pleine main,
laisse, comme à son habitude, passer un moment et il ajoute :
–  Tiens, puisque tu es réveillé, tu pourras m’aider. Mais va d’abord
prendre ton café.
D’un signe de tête, il désigne le matelas déroulé dans un recoin du
patio, et le plateau placé devant, tout prêt.
– Mais non ! se récrie lalla Djawhar. Qu’il se débarbouille d’abord un
peu !
Elle actionnait, plus loin, la pompe à eau.
–  Autrement quoi  ? gronde-t-elle. Il restera avec ses toiles d’araignée
sur les yeux ?
Le seau qu’elle vient de tirer, elle le porte près d’un regard d’égout.
– Arrive, lui fait-elle d’un mouvement du bras.
Il y va et, baissé, il s’envoie à la figure giclée sur giclée de cette eau
réfrigérante à vous ébouillanter le cuir.
Il en est encore à s’éponger avec la serviette tendue ensuite par dame
Djawhar et déjà la voix si tonitruante pour ce jour naissant recommence, lui
enjoint :
– Assieds-toi. Tu auras du café frais, de suite.
Ymran défère à sa requête, prend place sur le matelas : il a, maintenant,
appris à vivre à ras de terre.
De retour, portant une cafetière en émail blanc, sa tante vient
s’accroupir en face de lui, verse un jus par trop noir, trop épais, trop
odorant.
Il s’inquiète :
– Et ne venez-vous pas, vous deux ?
– Oh nous, c’est fait depuis un moment, jeune homme de mon cœur !
–  Mais que font-ils là, ces moutons, tante Djawhar  ? Ils vont habiter
avec nous ?
La vieille femme le regarde, ne paraît pas comprendre puis, détestable,
une étincelle jaillit dans ses yeux qu’elle ravive. Elle gémit :
– Misère de moi, tu ne sais pas !
Dans l’espoir d’une réponse qui l’éclairerait, il écarquille, lui, ses
mirettes au-dessus de son bol de café.
Lalla Djawhar s’obstine seulement à répéter, elle :
– Il ne sait pas ! Seigneur, sois avec ce garçon ! Et avec moi ! C’est l’Id
Tamekrat aujourd’hui !
– Comment dis-tu ça ?
– L’Id Tamekrat.
– L’Id Tamekrat ?
–  Tu n’en as jamais entendu parler là-bas dans l’autre pays  ?
Malheureux qui avez tout oublié ! Dieu veuille vous pardonner, c’est la fête
du mouton ! Le sacrifice de Sidna Ibrahim !
– Euh, oui ?
– Tu dois en avoir entendu parler, quand même un peu ?
– Euh, je vois…
Il ne voit pas, il essaie juste de faire plaisir à sa tante.
Mais elle, guère convaincue par cet air vague que, sourcils toujours
haussés, dans sa candeur il affiche, elle est là qui poursuit :
– La grande fête où on tue le mouton ! Tu le savais, reconnais-le.
Sous le prétexte qu’il a la bouche pleine, il se contente de secouer la
tête. Ce qui, sans l’engager, suppose-t-il, pour la vieille dame vaut un oui.
Elle demeure insensible à ces simagrées.
– Vous avez, pauvres de vous, oublié ce que vous êtes…
Ne trouvant enfin plus de mots pour traduire sa consternation ou lasse
de poser à croupetons devant lui, elle se relève et, du haut de sa hauteur, fait
peser sur Ymran un regard qu’il ne serait pas honnête de qualifier de
réprobateur, mais presque, Ymran qui n’est occupé, lui, qu’à expédier une
bouchée de gâteau à la semoule après l’autre avec une gorgée de café.
Pour sa gouverne, lalla Djawhar laisse tomber sur la tête du garçon :
– Aujourd’hui même, tu apprendras ce que c’est que l’Id Tamekrat !
– Cheb, tu auras bientôt fini ? le presse hadj Merzoug.
– Oui, voilà.
La présence de cet homme auprès d’eux semble avoir calmé les
moutons, les avoir mis en confiance.
S’étant dépêché de liquider son petit déjeuner et, maintenant, sur ses
pieds, Ymran dit :
– Je vais me chausser et j’arrive.
– Non, justement il ne faut pas.
Pieds nus donc, il s’approche, constate que son oncle non plus n’est pas
chaussé.
Il en est déjà, hadj Merzoug, à lui expliquer :
– Vois-tu, ce mouton aux oreilles et aux pattes noires, le plus grand des
trois ? Je vais le renverser et, toi, le plaquant au sol, tu pèseras de toutes tes
forces sur les cornes et l’arrière-train. Compris ?
– Tout à fait.
– Attention, il ne se laissera pas faire, le gredin ! Il va gigoter et finir par
nous échapper.
– Non, il ne nous échappera pas.
– C’est ce qu’on pense !
Sous son immuable air soucieux, n’empêche, l’oncle est de bonne
humeur, ce matin.
–  Tout doux, les hommes  ! intervient encore lalla Djawhar, de loin.
Attendez un peu.
Elle arrivait à petits pas courts, les mains chargées d’une pleine bassine
d’eau.
– Il faut que ces bêtes se désaltèrent, avant.
Elle lâche presque l’ustensile, lourd de tout son poids d’eau, qui
déborde sous le nez des broutards, lesquels n’ont attendu que cela. Ils
allongent le cou et s’abreuvent à traits continus, sans une pause.
Tandis que hadj Merzoug et Ymran, les bras pendant le long du corps,
les observent, la vieille dame réclame des hommes qu’ils patientent un
instant de plus et s’éloigne en direction de la cuisine-buanderie. Elle en
ressort tenant, cette fois, une écuelle. En chemin déjà, elle y puise une pâte
verdâtre du bout des doigts, aborde bientôt un premier mouton et, comme il
est en train de boire, lui étale cela sur le front, passe aux deux autres.
N’ayant pas interrompu leurs libations, c’est à peine si les bêtes ont eu
chacune un mouvement de recul.
– Du henné, prononce lalla Djawhar en montrant la paume teinte de sa
propre main, la même main.
Jusqu’à ce qu’elle eût fini, hadj Merzoug l’a regardée faire sans un mot.
Mais Ymran n’a pu s’empêcher de manifester sa curiosité :
– Et pourquoi ça, tante Djawhar ?
– Il le faut. Comme pour un baptême. Ou un mariage.
Elle se tourne vers hadj Merzoug.
– Ton oncle aussi, pareil.
Après avoir jeté un coup d’œil sur les mains, en effet rougies au henné,
du vieil homme, Ymran en jette un autre sur les siennes machinalement
ouvertes. Elles sont blanches.
– J’ai voulu t’en mettre aussi, cette nuit, pendant que tu dormais, dit sa
tante  ; puis, comme pour satisfaire à une demande d’explication, elle le
rassure : mais tu t’es débattu au point où j’ai dû y renoncer.
Ymran ne trouve pas de voix pour répondre à ça et elle, ne s’attendant
aucunement à en recevoir une de lui, n’a cure de réponse. Déjà ayant autre
chose en tête, elle sollicite de leur part encore un peu de temps, une minute.
Sitôt partie, sitôt revenue et qui serre dans sa poigne, faits de morceaux
d’étoffe, des nouets de la grosseur d’une figue chacun. Elle se dirige droit
sur les moutons, leur écarte les mâchoires et, aux trois, l’un à la suite de
l’autre, elle leur en glisse un.
– Du sel, dit-elle. Il leur en fallait.
Ces paroles, Ymran l’a compris, lui étaient destinées.
–  Femme, est-ce fini à la fin  ? bougonne hadj Merzoug que tout cela
commence à impatienter et qu’il a sans doute vu se renouveler on ne peut
dire combien de fois.
– Vous pouvez y aller, leur accorde-t-elle.
Raidi par l’âge, cet homme  ? Pas lui, à voir comme il s’incline,
s’empare des deux pattes latérales du mouton, des pattes parce que noires,
ajoutées aux oreilles noires, qui valent à la bête de prendre les devants, et
comme d’une prompte traction il la renverse sur le flanc.
Une bête qui évite de bêler mais, couchée entre hadj Merzoug et Ymran,
qui joue furieusement des sabots. Ymran ne s’endort pas  : lui, de la main
droite, il l’attrape par une corne, appuie dessus tout en pesant aussi fort de
la gauche sur l’arrière-train. Sous l’épaisseur molletonnée de la toison, il
sent combien les muscles, contractés, manœuvrent. Il a bel et bien réussi à
maîtriser la bête néanmoins.
Ayant réuni les quatre pattes du mérinos, de son côté, l’oncle a vite fait
de les entourer d’une cordelette, de se redresser et, à sa manière laconique,
d’y aller d’un :
– Tu peux le lâcher.
Le mouton n’en rue pas moins de ses pattes ligotées et, gisant, il tourne
sur place.
Il reste à ruer, tourner, et à éjecter des crottes en forme de boulettes de
micocoulier. Cependant hadj Merzoug réclame :
– Les couteaux !
Lalla Djawhar n’a pas à courir les chercher, elle les a dans la main.
Trois couteaux, qu’elle lui tend.
Hadj Merzoug en choisit un, le plus court, en même temps qu’il exige
d’Ymran, montrant les deux autres moutons :
– Éloigne-les, qu’ils ne me voient pas faire.
Le garçon ne les a pas plus tôt refoulés que son oncle a plié les genoux,
et murmuré : au nom d’Allah, clément, miséricordieux. Un instant, le vieil
homme garde la lame posée sur le cou du mouton, sans bouger, puis il
tranche, continue d’ouvrir cette gorge offerte.
Et il se retire tout en surveillant l’animal qui s’agite furieusement,
s’imagine, croit pouvoir encore libérer ses pattes et vomit son sang à gros
bouillons par l’entaille béante. Un sang qu’il rejette aussi avec des velléités
de réaspiration, avec l’espoir de le retenir, le ravaler. Mais il n’est pas de
force ; suffocant, il le crache et crache dans des coassements rauques. Elle
le crache, cette gorge fendue jusqu’à l’os, par jets spasmodiques, elle le
rend dans une effusion déjà plus faible.
Le garçon ne détourne pas les yeux de la bête qui essaie toujours de se
relever et frappe contre le sol d’une tête aux trois quarts détachée, tape de la
corne tandis que le beau liquide chaud s’étale, étend son aire en une mare
brillante, épaisse. Ymran se contraint à garder les yeux sur ce dont, fade,
l’odeur s’élève, associée en un fumet nauséeux à celle, verte, des crottes et
à une autre, rance, de laine brute et de suint. Tout cela, fadeur, verdeur,
rancœur, l’assaille, et lui ne peut que serrer les dents, bloquer son souffle. Il
est là, je vais y adjoindre le brouet que j’ai sur l’estomac, il me remonte à la
bouche ; je vais tourner de l’œil. Il écoute les deux moutons encore en vie
bêler ; non pas bêler, pousser, oui, de curieuses plaintes aigres, miaulantes,
presque humaines.
L’animal à la trachée sectionnée, lui, sa vie paraît maintenant s’être
réfugiée, par terre, dans cette purée gluante, mélange de sang et de
déjections où il baigne, paquet sans plus de laine sale. De loin en loin, le
parcourent de brefs frémissements certes mais, luisant d’une lueur
phosphorescente, les yeux sont morts. L’ouverture sanguinolente, elle-
même, se pare, asséchée, d’un air d’indicible innocence. Pas plus la bouillie
fangeuse que les relents qui s’en exhalent n’altèrent ni ne modifient cette
impression. Le temps de l’horreur est passé. Et il a bien eu la révélation de
l’infini, Ymran, et désormais le temps de l’infini même est passé. Rien.
Ymran ne ressent rien, et cela ne compense rien, ne console de rien.
Perce là-dessus comme un bourdon qui fait vibrer l’air, puis s’amenuise,
s’évanouit… Puis renaît, s’étoffe, ne tardant pas à sonner ainsi qu’un chant
épuré par la distance. Cette rumeur si harmonieuse, c’est cela qui s’enfle
bon train à présent et investit l’espace d’inéquivoques modalités de
hurlements, toujours dans le lointain. C’est cela qui arrive, un hourvari qui,
par vagues nourries, s’approche mais avec de longs reculs, puis avec de
longs retours, des reprises déferlantes.
–  Les chiens, grogne soudain hadj Merzoug. Pas d’erreur, ils sont
revenus.
Il se recueille, l’attention concentrée sur ces cris.
– L’odeur du sang, relève-t-il. Ils l’ont flairée. Tout ce sang versé à la
même minute dans chaque demeure.
L’œil dont il sonde lalla Djawhar, et le reste au-delà d’elle, sans nul
doute embrasse-t-il dans une seule vision le même spectacle de bêtes
égorgées, aussi bien dans les habitations de Tadart qu’à travers l’immensité
du pays.
Son regard, tel un clou qu’on retire, revient sur sa femme, la fixe,
uniquement elle, cette fois.
– Tout ce sang répandu. Prie pour nous.
Lalla Djawhar ne prête, ne tend l’oreille, les traits figés, qu’à ces
glapissements ; à coup sûr, pas aux avertissements délivrés par son mari.
Mais lui, dans sa barbe, sans en démordre :
–  Si après ça nous sommes encore en vie, nous aurons vécu plus que
notre dû et la charité qui fait battre notre cœur aura disparu.
XXI

1
Puisque c’est la fête, dit Safia, ils tuent un mouton. Mon père, ma mère
et mes deux grands frères. Ce mouton que l’oncle d’Ymran nous a fait
envoyer parce que nous sommes pauvres. Plutôt que lalla Djawhar nous a
fait envoyer. C’est elle, et maintenant ils sont en train de le tuer. De le tuer
et moi j’attends dehors sous mon figuier. Mais ce n’est pas pour ça,
Seigneur. J’en ai vu tuer avec leurs yeux si doux ! De mes yeux. Depuis que
j’existe seulement, je ne sais combien. Et maintenant j’attends de voir son
âme monter au ciel. J’attends en secouant cette baratte de voir si avec son
lait elle va nous faire un bébé, cette motte de beurre qui est son enfant. Je
secoue, je secoue, je berce ce nourrisson pas encore né, qui est encore dans
le ventre de sa maman, pendant que dans notre maison on tue un mouton
qui ne se laisse pas faire, puis qui se laisse faire.
Elle pousse la baratte et, n’en pouvant plus, ne pense à rien. Tout un
moment ne pense plus à ce mouton qui ne doit pas comprendre ce qu’il lui
arrive. N’y pensant plus. Pensant : c’est nous, ce pauvre mouton, ce qu’il y
a de meilleur en nous. Et nous lui en voulons, nous le tuons. Que savons-
nous des animaux, des choses  ? Je me sens regardée par cette bête au
moment où elle a le couteau sur la gorge. Ces yeux qu’elle a. Ces yeux
innocents qu’elle a, Seigneur.
 
J’ai eu besoin de m’arrêter dans mes pensées. À présent, ça va mieux,
elles me sont plus faciles à supporter. À présent, il n’y a, quelque part,
qu’une douleur endormie : elle a crié, elle ne crie plus. Elle dort. Elle est
là-bas et je suis ici. Elle est là-bas où elle continue à dormir et je reste la
bouche ouverte, respirant tout cet air chaud, qui ne désaltère pas quand
bien même on l’aspirerait jusqu’à la dernière gorgée. Mais cela ne vaut-il
pas mieux ainsi  ? Peut-être qu’ainsi cette âme va entrer en moi avant de
monter au ciel, et me rafraîchir ? J’attends et mon ombre va, vient pendant
ce temps. Devant, derrière, de côté, jamais en place, ne sachant que
devenir, que faire. Comme ce figuier lui-même, avec ses mains, qui me
cherche, un figuier jamais en place. Et qui marmonne. Que dit-il enfin ? Il
répand sur moi une pluie de paroles mais ce marmotteur, comme un vieux,
c’est à lui-même qu’il dit des choses, et ça défile, défile. Mais entre deux
mots, ce qui se tait, c’est peut-être cela qui veut me parler. Je ne sais  :
pendant ce temps la chaleur se fait de plus en plus transparente. J’essaye
alors de respirer ensemble avec le figuier cette transparence, lui en
grognonnant, moi parce que j’attends quelque chose. Et puis, il garde lui
aussi le silence. Parce que… une âme va passer dans cette transparence ?
Je lorgne vers le ciel. Ce ciel ne versera pas une larme sur nous, sur cette
terre. Il ne pleuvra ni de sitôt ni jamais.
 
 
Oui, nous l’aidons à mourir, le figuier et moi. Je pense que nous
recevrons son âme dans notre souffle presque arrêté de se faire aussi calme
qu’il peut. Je dis  : c’est un oiseau, il viendra chercher refuge entre nos
mains à moi et au figuier, il ne faut pas qu’il ait peur. En attendant, la
lumière devient aveugle. Elle va partout sans savoir où elle va, elle tâtonne,
ne voit pas ce qui se passe dans le monde. Ce n’est qu’un fantôme à force.
Des yeux de ce garçon étranger tombait la même lumière et ça me
changeait le cœur en brouillard. C’était une farce quand les autres gars
l’avaient conduit au sanctuaire de Sidi Afaïku et qu’il m’y avait trouvée
enfermée avec lui. Une farce et lui avec toute sa lumière il n’y avait vu que
du feu, que ce feu qui s’était mis à brûler devant notre lieu saint. Mais c’est
lui qui aura toujours raison, Safia chérie. Il est le prince qui, sur son
cheval, sans se détourner, traverse les forêts enchantées. Le figuier s’est
remis à bavarder d’un cœur léger mais moi mon cœur aussi léger me reste
dans la main. Où pourrais-je le déposer  ? Sur cette pierre  ? Et voici
maintenant que quelque chose se met à chanter. J’écoute. Loin, très loin à
chanter. Une trémulation, mais qui arrive à tue-tête. Seigneur, qu’est-ce qui
peut chanter de la sorte ? Je touche ma figure pour voir si je me reconnais.

2
Présents, lâchés partout, on les sent qui investissent Tadart. L’occupent,
s’en rendent maîtres. Leurs meutes, point n’est besoin de les voir pour
savoir qu’elles courent les unes sur les talons des autres, qu’elles
s’engouffrent dans les rues, y tournoient et sans doute reviennent sur leurs
pas. Les mêmes ; les mêmes, on ignore leur nombre, un grand nombre, un
nombre incalculable. Une marée grise, velue, brassée par des remous qui les
jettent de-ci de-là. Pourtant il n’y en a que quelques-uns à lâcher des
jappements courts, râpeux. Les chefs, c’est évident, ceux qui mènent leurs
bandes à la voix ou les excitent. Des chefs cherchant pour le moment à qui,
à quoi s’en prendre et ne trouvant pas encore. Ne trouvant comment
s’introduire dans les gîtes d’hommes où ils savent que fermentent tous ces
fumets de sang et ça les affole. Aux tréfonds même de ces gîtes parvient le
bruit de forge de leur respiration. Hadj Merzoug, lalla Djawhar, Ymran
écoutent ; ils écoutent l’orage qui roule, ininterrompu. Un galop au ciel et
sur terre, et de penser, sinon les trois ensemble, au moins hadj Merzoug : la
male heure pour ceux qui ont oublié leur porte ouverte, ou se promènent
dehors en ce jour. Peut-être lalla Djawhar et Ymran le pensent-ils aussi ? Ce
qu’ils pensent, ou ne pensent pas, ne les empêche guère en tout cas d’être
submergés par un souffle pestilentiel, une puanteur de fauve en suspens
partout dans l’air à présent.
« Les chiens, ceux de mon rêve, se dit Ymran. Ce sont eux, ces chiens.
Mais je ne rêve pas du coup. »
Remis le premier de sa surprise, hadj Merzoug se tourne vers le mouton
qu’il a tué et sur la laine duquel il a jeté le couteau rouge de sang. Il s’en
détourne. Il le laisse en plan pour se précipiter vers le grand portail de
l’entrée et, dans les crampons des vantaux, à la hâte, avec ses gestes précis
de cautériseur, ajuster la barre qui en renforce l’infaillibilité.
Déjà des griffes en sont à s’acharner dessus, à en racler le bois de
l’extérieur. Elles jouent frénétiquement, ces griffes, à se planter dans les
battants et n’y parviennent pas. Ce sont eux. Les chiens. Eux, de retour avec
leurs cris, leurs plaintes, leur rage. Ils se jettent sur le portail, s’y attaquent
dans un corps à corps furieux, et recommencent, reviennent à la charge.
À reculons, le maître des lieux s’éloigne, s’en va retrouver sa femme,
son neveu. Il se rend compte qu’il y en a d’autres de ce côté et ceux-ci s’en
prennent au mur qui ceint la cour, un mur haut d’à peine trois mètres. On
entend les créatures du diable bondir pour en atteindre la ligne de faîte et
passer par-dessus puis, avec un bruit mat, répété, retomber. Mais,
furibondes, dans un nouvel élan, elles s’élancent : têtues, ne désespérant pas
d’assurer leur emprise sur cette maçonnerie unie comme la main et, à
chaque fois, leurs griffes crissent vainement, intolérablement. Alors elles
s’époumonent, éclatent en vociférations.
Ce mur, ainsi que hadj Merzoug, que lalla Djawhar, Ymran le fixe du
regard sans ciller, des fois qu’il verrait à travers. Verrait ces démons
d’animaux parvenir à leurs fins, déchaînés comme il devine qu’ils le sont,
forts d’une volonté monstrueuse, et qu’ils franchissent ce rempart et
qu’après… Il se refuse à imaginer ce qui se produirait après.
Hadj Merzoug n’est pas long à s’apercevoir que le mouton est toujours
là, couché dans le sang qu’il a répandu. Il s’empresse de lui délier les pattes
et, se saisissant de l’une d’elles, le traîne jusqu’à la cuisine-buanderie où il
l’abandonne.
Sitôt revenu, il exhorte sa femme à nettoyer toute cette saleté de sang,
de déchets.
À son tour, yéma Djawhar en appelle à Ymran :
– Va vite, va me quérir quelques seaux d’eau à la pompe. File.
Il y court, actionne le levier en y allant des deux bras et ses seaux,
pleins à ras bord, il vient les déverser aux pieds de sa tante. Il continue à
faire la navette, en rapporte d’autres cependant que la vieille femme, avec
son balai de palmier nain, pousse eau, sang, excréments devant elle.
Hadj Merzoug n’est pas resté à les regarder. Il s’est éclipsé.
Mais en un rien de temps, l’œil étincelant, le pas surtout, élastique que
c’en est incroyable, il refait irruption dans le patio. Un autre homme a surgi
là. C’est le même homme, toujours en chemise, cette chemise blanche
endossée sur le saroual d’intérieur en toile blanche aussi, et ce saroual
remonté jusqu’aux genoux. Mais avec des Pataugas aux pieds. Des
Pataugas comme il n’en existe plus. Les Pataugas mêmes qu’il avait dû
chausser dans le maquis quarante ans auparavant, qui lui font impromptu
cette démarche de coureur de fond et qu’il a ressortis pour l’occasion.
Mieux, il étreint des deux mains, le canon pointé vers le ciel, une arme,
une mitraillette, d’époque aussi à n’en pas douter. Cette allure qu’Ymran lui
trouve, ça le défrise. Sur celle du vieillard d’aujourd’hui, se réimpose
l’image, dérobée par le temps et soudain restituée, du fier jeune homme à
peine sorti de l’adolescence, elle lui réemprunte ses traits, réemprunte sa
silhouette, il ne peut se faire que l’un ne soit l’autre, mais lequel est l’un et
lequel l’autre, lequel se dresse devant vous  ? Mais l’un ne sourit pas plus
que l’autre.
Effarés, Ymran et lalla Djawhar le considèrent avec des yeux indécis, de
ceux qu’on ouvre lorsque, sans en être sûr, on croit reconnaître quelqu’un et
qu’en même temps on croit se tromper. C’est lui, bien sûr, mais on ne va
pas jusqu’à le reconnaître et tous deux surveillent ses mouvements comme
s’ils ne le reconnaissaient pas.
Lui, plutôt que de revenir se joindre à eux en tiers, se dirige, de l’air
d’ignorer maintenant leur présence, vers le portail dont il a, peu auparavant,
renforcé la capacité de résistance et face auquel il se poste, aux aguets. Si
quelque chose, quelle qu’elle soit, doit advenir, cette chose il semble
s’attendre à ce qu’elle arrive par là et il reste, il l’attend là. «  Peut-être,
songe Ymran, les chiens vont-ils frapper et demander à entrer ? Peut-être le
suppose-t-il ? »
Tout ouïe, le zouave dont il n’en finit pas d’admirer la prestance, campé
sur place, les jambes écartées, les sens ardemment tendus, écoute. « Il tâche
de déterminer ce qui se passe au-delà de ce portail. »
Puis voici que d’une main, sans changer d’attitude, il leur fait signe
d’approcher.
Ymran et lalla Djawhar d’abord se demandent du regard s’il s’adresse à
eux. La main insiste. Alors, ne soufflant mot non plus, ils se rendent à son
appel. Et voici qu’il leur enjoint, par signes encore, d’enlever la barre qui
étaie le portail, la barre qu’il a lui-même placée quelques instants plus tôt.
Le garçon et la vieille dame l’examinent stupidement, et n’en font rien.
Lui, avançant les sourcils, il leur halète presque à la figure d’une voix
sèche :
– La barre. Dégagez-la.
Lalla Djawhar, alarmée, se formalise :
– Que veux-tu faire, hadj Merzoug ?
–  Quoi  ? Ce que je veux  ? Nom de nom, que vous entrouvriez un
battant, un seul : que je puisse passer, explose-t-il sur un ton exaspéré.
Et il s’efforce encore de se contenir.
– Non, pas ça ! regimbe sa femme.
– Le temps que je passe, juste le temps que je passe et vous refermerez,
vous remettrez la barre. Compris  ? Aussitôt après. Il n’y a plus de chiens
devant la maison. Ils sont partis.
Yéma Djawhar allait élever de nouvelles protestations quand se rive sur
elle la cautèle de deux yeux qui convergent pour n’en faire qu’un, foliole
autant que sulfureux. L’envie lui passe de proférer un mot de plus.
Sa colère et son indignation amassées dans la moue avec laquelle, bon
gré mal gré, elle aborde le portail, elle soulève de son côté la lourde barre
qu’Ymran hausse déjà du sien. Le portail bouge, semble vouloir s’ouvrir de
soi-même ou en donner l’impression. En réalité, il faut de la poigne pour
tirer ne serait-ce que celui des deux battants qui se rabat sur l’autre. Telle
que lalla Djawhar est placée, le battant en question se présente de son côté.
Elle l’écarté petit à petit.
Hadj Merzoug se faufile par l’entrebâillement. Il disparaît, sa
mitraillette en l’air, bien en main.
Lalla Djawhar murmure :
– Dieu préserve, Dieu divin.

3
Une pensée obsédante, exclusive. «  C’en est trop, de ces chiens. C’en
est trop.  » Sur ses gardes, cette seule pensée en tête, il va, hadj Merzoug,
continue d’aller. «  C’en est trop.  » Mais sur son chemin, aucune de ces
bêtes  ; il marche. Nulle trace, pas l’ombre de l’une d’entre elles. Il s’y
attendait un peu. Alors pourquoi cette inquiétude dans l’air ?
Pourtant, guère loin, ces clabaudages qui ne se relâchent pas  ? Ce
concert éperdu ? Jamais rien d’aussi bleu, d’aussi frais que ce matin, n’a été
à ce point tympanisé, troublé par des aboiements pareils  : longs, comme
modulés par des loups. Un chœur, les misérables, débandé à travers Tadart,
un chœur dont chaque partie, là où elle se trouve, donne la réplique aux
autres où qu’elles soient.
«  Ils sont venus, et revenus. À présent, ça suffit. À présent, c’en est
trop. »
« Une habitude qu’ils ont prise, et qu’il faut leur faire passer. »
Comment les affronter ? Existe-t-il trente-six façons ? Il tire une rafale,
pour voir, pour essayer cette mitraillette restée au repos depuis si
longtemps. Il n’y a pas à dire, une merveille. Un miracle de concision, de
rendement. Et en plus lorsqu’elle se tait, quel silence de certitude !
Des balles ont claqué à l’unisson, ailleurs, puis ont fait place de leur
côté aussi au silence de certitude qui suit toujours. D’autres l’ont donc salué
qui ont déterré leurs armes et mènent la traque. Hadj Merzoug en est à
évoquer des noms, à miser sur tel… Et déboule alors d’une venelle un
bâtard râblé, bombe pileuse qui le vise, le charge, suivie de près par une
deuxième bombe, jaunâtre, aussi effroyable.
Il a esquivé de justesse la première tandis que, toute seule, sa
mitraillette s’est mise à cracher du plomb. Le monstre, allant rouler cul par-
dessus tête à cinq pas, a émis des espèces de piaillements. Une chiffe inerte,
un polochon informe qu’orne bientôt une macule rouge vite caillée  ; les
flancs palpitent encore, puis ne palpitent plus : tout ce qui survit de la masse
velue. « Peut-être l’homme est-il le seul animal à savoir qu’il y a la mort. »
Hadj Merzoug ne quitte pas la bête gisante des yeux. «  Mais aucunement
plus que l’animal il ne sait ce qu’est la mort. »
Devant le cadavre, l’autre créature monte la garde. Une femelle, à
l’évidence. Et si une bête aussi savait ce que mourir signifie ? Le séant posé
à terre, la hure tournée vers l’homme avec, dans cette hure, un de ces
déplaisants regards humains, elle veille. A-t-elle une idée de ce qu’elle
fait ?
Hadj Merzoug ne se sert pas de son arme – si ce n’est pour la tenir
pointée sur elle.
Mais si longue que dure cette faction, la bête ne tarde pas à se relever,
s’étirer et, ne lançant qu’un aboiement isolé par-dessus son épaule, elle part
d’un trot régulier, la queue touffue animée d’un mouvement de pendule.
«  Ne tardera pas à rejoindre ses congénères.  » Et il se voit arriver au
terme de sa spéculation, l’homme. «  Il faut nettoyer le pays de cette
engeance. » Dès lors tout travail mental cesse dans sa tête quoi qu’il pense.
Néanmoins il ne tire pas sur la chienne.
Décidé cependant à intercepter, surprendre les hordes canines, il se
remet en marche et comme des flammes montent autour de lui. Il se dirige,
décidé oui, mais prudent, sur les hurlements dont, sans désemparer, elles
dilacèrent le silence de Tadart, des champs. Un silence en suspens, qui
abonde en effluves de caroube, de thym, de lentisques et, certes, en ces
exhalaisons de bauge charriées dans leur sillage par d’acres envols de
poussière.
Mais, au milieu de ces clameurs, s’élèvent des voix humaines  ! Plutôt
une voix, dirait-il. Hadj Merzoug en est même certain. Il a encore assez
d’oreille pour ça. Une, pense-t-il, et unique. Et il ne croit pas se tromper de
beaucoup en pensant aussi qu’elle crie : « A l’aide ! »
Presque inaudible, elle adjure :
– À l’aide !
Et encore, et de nouveau :
– À l’aide !
Miséricorde, d’où part-elle  ? Hadj Merzoug écoute. Angoissant autant
qu’angoissé, un fil qui n’en finit pas de s’étirer, cet appel. Mais comment le
localiser  ? Ce n’est pas une voix  : une aiguille perdue dans une botte de
foin. Il faut pouvoir l’extraire du foin, du tintamarre qu’entretiennent ces
bandes de corniauds.
À peine distincte, cependant elle grimpe, réclame sans répit de l’aide.
« Du haut de Tadart », se dit-il, et il écoute. « Du haut, elle vient de là-
bas.  » Et il écoute. Et lui-même soudain est acculé contre la maison de
Bouzid l’Aîné par une meute, une tornade poilue, surgie du diable sait où.
C’est lui qui, dans un réflexe, ne peut faire autrement que s’adosser au mur
de la façade, prêt à tirer. À tirer ?
Il se ravise. Que non ! Il abattrait un chien, il en abattrait deux, trois. Et
les autres, tous les autres ? Il en resterait une kyrielle, un nombre suffisant
pour le mettre en pièces.
Devant lui, ne bougeant pas, ils forment un demi-cercle de crocs au
vent, de gueules haletantes au bout d’épaisses encolures fourrées et tous, les
pattes arc-boutées au sol pour prendre leur élan. Ils ne produisent pour
l’instant que des raclements de gorge.
Cette sauvagerie le regarde les yeux dans les yeux et, à leur hideuse
robe bigarrée, il reconnaît de place en place, mêlés au gros de la chiennerie,
maints représentants du lycaon, ce loup trompeur. Il arrive toujours un
moment où on se sent à l’étroit dans la vie. Mais que faire ?
Et il n’y a plus que de suffocants miasmes de fauves à l’emporter sur les
autres odeurs, à culminer.
Puis des coups de feu partent. Ils claquent de nouveau, ça déchire l’air,
et se rapproche. Tirés par les mêmes  ? Et qui gagnent du terrain sur les
chiens  ? On ne sait. Combien de temps se passera-t-il avant qu’ils
n’arrivent ? Il espère, hadj Merzoug. « Déjà moi n’est plus moi et la terre du
Seigneur n’est plus ma demeure. »
Les jumeaux Azouz et Mazouz se montrent. Alternativement, l’un tire
et le frère recharge sa propre arme. Ils ne sont pas de trop  ! De grands
escogriffes, des échalas, bâtis à chaux et à sable.
Devant hadj Merzoug, les chiens plient les pattes à ce moment, se
retournent et, balayant ou presque la poussière du ventre, ils s’avancent vers
les nouveaux venus dans de rampantes manœuvres d’approche, qu’ils
accompagnent de grondements féroces.
Dans le tas, hadj Merzoug. Il commence à canarder dans le tas. Parmi
les chiens ainsi pris entre deux feux, il en est maintenant qui, atteints,
clopinent, perdent leur sang et, avec des glapissements, tombent tandis que
les rescapés s’égaillent mais pour revenir, dans des mouvements tournants,
menacer, prendre les hommes à revers. Toutefois la plupart se dispersent,
décanillant avec d’interminables ululements. Hadj Merzoug, les frères
Azouz et Mazouz vont de front et rivalisent à faire conjointement le vide.
Hadj Merzoug a du coup une conscience aiguë, directe, intérieure, de son
âge. Son âge avancé.
Cette difficulté subite à soutenir l’allure, cette écharde qu’il ressent dans
l’âme : il observe les jumeaux. Ah bien, ils ne progressent plus qu’à petites
foulées, ils modèrent le train par respect pour lui. Puis il fait retour sur soi,
s’observe en dedans. Il ne voit que le vieil homme qu’il est.
L’appel qui a trouvé son cœur avant de trouver son oreille, encore là, cet
appel l’enlève à sa morosité.
– Entendez-vous ça ? Écoutez !
– Des cris ? Oui. Ils viennent du haut de Tadart, ça fait un moment, dit
Azouz.
– Nous étions en train d’y aller, renchérit Mazouz.
– Le Ciel soit avec la personne qui peine ainsi. Pressons, amis, les prie
hadj Merzoug s’emportant d’un coup.
Les jumeaux n’ont attendu que cette invite pour allonger le pas. Serrant
les dents, hadj Merzoug marche en tête, il y tient et il les devance.
Le soleil, haut à présent, torréfie la poudre ocre où plongent leurs
sandales. L’air, qui est allé en se vitrifiant, commence à grésiller.
Commencent aussi à nomadiser, associées à l’odeur de poussière et de
fulmicoton, des fragrances en fusion, lâchées sur le pays en un mélange
pimenté.
Ils ne se le sont pas dit mais, ensemble ou pris un à un, les trois hommes
savent exactement où ils vont. Déjà, ils abordent le raidillon qui conduit
jusqu’à la dernière maison de Tadart, chez Akli le muezzin. Ils ne se le sont
pas dit ; pourtant ils se hâtent d’y arriver. Ils n’ont pas eu besoin de se le
dire, ils savent à quoi se préparer. À tout le moins ils s’en doutent.
Et c’est ce dont ils s’aperçoivent bientôt, ce qu’ils constatent de leurs
yeux : un homme à terre, aux prises, devant sa porte, au dernier degré de la
montée, avec un sloughi. De leurs yeux, ils voient le chien pelé qui, noué,
greffé sur l’individu, forme avec lui un amalgame, troncs, membres, têtes.
Cauchemardesque ! Un monstre qui, pour moitié, tire dans un sens et, pour
moitié, tire en sens contraire. Un méli-mélo dont une des parties, en
essayant de s’affranchir, multiplie d’en dessous l’autre des appels qui ne
sont plus humains. Les deux forces s’annulent pour l’instant.
Une salve, une seule. La même impulsion a fait parler la poudre. Hadj
Merzoug et les jumeaux sans qu’ils se soient concertés. Ils ont mitraillé en
l’air, tous les trois, escomptant terroriser le chien, le pousser à se sauver, et
que cela suffirait. En plus que, de le bourrer de balles en pareil cas,
reviendrait ni plus ni moins à tuer l’homme. Les déflagrations n’ont eu
aucun effet sur le sloughi  : sans jeter un regard ailleurs, il continue à
s’acharner sur sa victime, à la traîner là où, pourrait-on penser, il lui serait
loisible de la dépecer en paix.
En quelques pas, Azouz, à la fin, est sur l’étroit enlacement qui tient
l’animal soudé à l’homme et, plutôt que de tirer sur le premier, il empoigne
son arme des deux mains par le fut et à toute volée lui en assène, de la
culasse, un terrible coup en travers de la colonne vertébrale. Inanimé, sans
une plainte, mais les crocs toujours plantés dans l’épaule d’Akli, le chien
s’écroule. Mort. Pour lui faire desserrer, après cela, l’étau des mâchoires,
Azouz et Mazouz ont dû s’y mettre à deux.
Ils relèvent le muezzin. Mais inconscient, lui s’abandonne entre leurs
mains. Sur la brève distance qu’ils ont à franchir pour se rendre à son
domicile, ils le portent donc. Mais, tant exiguë est l’entrée, qu’ils ne s’y
glissent, avec l’homme sur les bras, qu’un à un et de biais.
Les pleurnicheries discrètes, pitoyables, entrecoupées de sanglots, qui
s’élevaient à l’intérieur de la maison, se transforment sur-le-champ en ces
horribles proférations de deuil que l’on connaît. Sans trop s’éloigner, hadj
Merzoug s’écarte ; leur puissance a logé en lui un tremblement. Il n’a que
des regards distraits pour les environs. La vingtaine d’empans que, dans son
humeur sombre, il a parcourus l’ont placé devant un figuier aux nombreux
troncs. « Il s’évertue à donner quelque ombre, mais en vain. » Il s’engage
un instant dans l’examen de l’arbre et ne le voit plus, puis il le revoit, et ce
n’est pas encore avant tout un temps de contemplation qu’il remarque la
baratte suspendue à l’une des branches. Une baratte ; ça le laisse indifférent.
Il ne pense à rien, la vie est devenue une fable insensée dans un monde
voué à l’abomination. Un instant durant lequel, réfléchissant, il ne pense à
rien, ne se pose aucune question, pas déjà.
Un instant de plus passe et il se demande s’il n’y avait pas quelqu’un à
s’occuper de cette baratte, à la secouer.
Ne remuant pas, il se pose la question. Puis il s’arrache de sa place,
s’avise de fouiller les hautes herbes à l’entour bien que ne sachant ce qu’il
doit chercher ni ne préjugeant encore moins, tout en cherchant, de ce qu’il
risque de trouver, et si même il trouvera quoi que ce soit. Il va le menton
dans la main, sa mitraillette portée maintenant en bandoulière. Il erre. Il a
laissé plus haut le figuier. Au-dessus, la demeure, le haouch d’Akli, ne
profile que la bordure de sa terrasse. Hadj Merzoug descend, dévale jusqu’à
un creux du terrain hors de vue. Là, couché, gît un paquet. C’est, tout en
longueur, quelque chose d’enroulé comme un tapis mais ce n’est pas un
tapis ; ce serait en fait quelque chose de plein comme un sac à linge et de
perdu : c’est taillé dans une étoffe bleue. Mais ce n’est nullement un sac à
linge. Du tout. Une chose qui pourrait être vivante ? Et son cœur l’avertit :
«  Quelqu’un  », se dit hadj Merzoug. Quelqu’un. Un corps. Mais il faudra
qu’une somme d’instants nouveaux s’écoule. Il faudra ce temps pour que,
cheminant dans les replis de son cerveau, sa découverte y prenne un sens,
s’impose dans la lumière de sa réalité effective et concrète, et que cette
lumière l’oblige à faire de grandes enjambées, l’incite, le contraigne non
pas à se précipiter, il a renoncé depuis belle lurette à se précipiter, pour
impérative et justifiée qu’en soit la raison, mais à exécuter un saut et, à
moins d’un mètre plus bas, retomber à pieds joints, à moins d’un mètre plus
bas s’accroupir, puis examiner ce que cela cache, c’est-à-dire sous cette
robe, une robe bleue, car à présent il se rend bien compte que c’en est une,
qu’il ne s’agit que d’une robe, une robe dont dépassent, d’un côté, de
tendres pieds nus, mais de l’autre, et hadj Merzoug sent la pierre noire qui
s’installe dans sa poitrine : – de l’autre côté, rien, ce corps n’a plus sa tête.
Une pierre qui est là, enterrée en lui. Autour, fusent de toutes parts des
sauterelles, reluisent, escarbilles d’un feu invisible, et s’évanouissent.
XXII

Rien n’avait changé. Ni le pic de l’Azru Ufernane inscrit dans l’arc en


plein cintre de cette porte. Ni la vue sur le même Azru Ufernane. Ni hadj
Merzoug abîmé dans la contemplation de cette échappée, hadj Merzoug
occupant la place invariable et à lui réservée comme par privilège régalien.
Hadj Merzoug tenant l’unique place où il eût pu se voir assis chez lui et
dont on n’aurait imaginé qu’elle eût été autre ou qu’elle se fût trouvée
ailleurs dans la maison, et comme il y était installé, une jambe repliée et
posée à plat sur une épaisseur de coussins et, l’autre, le genou relevé. Par-
dessous des broussailles, des arborescences, l’Azru Ufernane semblait, de
l’air de lui rendre la politesse, lui aussi le considérer d’un regard voilé,
taciturne. Il en était de ce regard comme de ceux qui, sous des paupières
baissées, continuent à faire sentir leur poids. Et tout était là, le monde
n’avait pas changé, hadj Merzoug recommençait du fond de sa vieillesse le
même récit, avec la conscience pourtant d’avoir oublié quelque chose qu’il
savait et, précisément, il ne savait quoi ; avec, toujours, cette pensée sur un
horizon de tourment et de perte : comment rattraper pour le repos de votre
esprit ce qui se dérobe ainsi et s’il faut recommencer en désespoir de cause,
et sans fin, le même récit, vous enraciné à votre place tel que vous l’êtes,
l’unique place donnant sur la même vue  : mes larmes, je les avais
enfermées dans ma poitrine et cette tête, j’ai fini par la découvrir. Mais
durant tout un moment, il m’avait fallu la chercher. De-ci de-là, et
descendre encore à flanc de coteau, ce qui m’avait mené à une cavée
envahie d’un ramassis d’herbes pouilleuses. C’était l’endroit. J’avais fini
par la trouver à cet endroit s’il pouvait parler. Elle avait roulé jusque-là.
Une tête qui ouvrait des yeux étonnés sur le monde qu’elle ne voyait plus.
Je l’ai prise alors entre mes deux mains et je l’ai regardée. Longtemps, je
l’ai tenue de la sorte et je l’ai regardée. Je ne savais quels mots lui dire. Et
quels mots aurais-je pu lui dire ? Je suis remonté, je l’ai réunie à son corps,
toujours couché plus haut. Sur ces entrefaites, j’ai entendu les jumeaux
Azouz et Mazouz, revenant de chez Akli le muezzin, et se demandant où
j’étais passé. Je n’étais guère loin, j’étais plus bas, mais passé quelque part
où l’on ne devrait jamais tomber, ou si l’on y tombe d’où l’on ne devrait
jamais ressortir. J’étais à côté de cette petite. Ils ne pouvaient me voir, mais
m’entendre, oui. Alors je les ai prévenus  : «  N’approchez pas davantage.
Restez où vous êtes.  » Puis je leur ai enjoint  : «  Retournez là d’où vous
venez et demandez aux gens de la maison un drap. Un drap, une toile assez
grande, ou quoi que ce soit qui y ressemble, et apportez-moi ça. » Juste le
temps d’aller, de revenir, les voici qui s’inclinent au-dessus du ravin, me
jettent – tout ce que font les frères Azouz et Mazouz, ils le font ensemble –
me jettent un haïk pratiquement neuf. Et ainsi ai-je fait, j’en ai voilé la
petite, et ainsi elle portait un haïk pour la première fois de sa vie. Que faire
d’autre après, sauf la prendre dans mes bras et la remonter  ? Je l’ai donc
prise et remontée. Mon Dieu, mon Dieu, de quel côté regardais-tu sachant
ce qui allait lui arriver ?
 
 
Il dit, au cours d’un autre moment, ou peut-être le lendemain, sinon
même plus tard et cela revenait au même. Le temps ? Quoi, qu’est-ce qui,
sans être, fait tant question  ? Une question plutôt que hadj Merzoug ne
posait pas, il dit  : nous avons eu à déplorer d’autres pertes en vies
humaines. Des corps laissés dans un tel état ! Si la grâce avait pu entrer en
nous par leurs blessures, il n’y aurait sans doute pas, à l’heure qu’il est, de
bienheureux plus heureux que nous en ce bas-monde. Mieux vaut ne pas y
penser. Il ne se posait que l’inévitable question  : quand les autres
reviendront-ils ? Les chiens. Ils ne s’en feront pas faute.
Accordant une attention fort peu attentive au ciel compressé entre, en
haut, le cintre de la porte et, un palier plus bas, l’Azru Ufernane et les
sommets voisins, une mince bande d’un bleu immarcescible : ce ciel, disait-
il, s’est abstenu de verser une larme sur Safia, sur les autres, sur nous, sur
cette terre. Il ne l’a pas fait, il ne le fera pas, il ne changera pas. Beau à
ramener les morts à la vie, il le restera, ne pouvant rien pour personne et
moins que rien pour ceux qui sont morts. Elle qui l’avait imploré, avait
sollicité son eau, Safia eau elle-même qui de son innocence arrosait cette
terre. Safia avec ses grands yeux étonnés dans la mort, leur eau sans fond.
Le jour passe, l’approche du soir est redoutable. Un temps encore, long ou
court, il n’importe et, redoutable, le soir est là, et plus redoutable son
silence montant de toutes parts.
Un temps encore, long ou court, il n’importait. À l’instar de ces freux, si
c’en étaient là-haut, autour de l’Azru Ufernane, de telles pensées lui
tournoyaient autour de la tête  ! Elle vivait, la petite, disait-il, puis elle a
vécu, et les jours ont passé. Ainsi va la vie, tandis que vous en êtes encore à
vous demander  : «  Que s’est-il passé qu’il n’ait pu en être autrement  ?  »
Ymran aussi est parti et les jours ont passé. Sa route ne devait pas finir chez
nous. Et il est reparti. Ce n’est pas la première fois que nous nous trompons
d’espoir. Nous l’avions, et il est retourné dans son monde où il est chez lui.
C’est là-bas, le pays auquel il appartient et là-bas il se doit d’être. Quant à
Safia, je l’ai portée moi-même en terre comme si je faisais partie des justes.
Son père, dans l’état où il était, en aurait été de toute façon incapable.
Puisque je l’avais trouvée, moi, cette morte quand bien même, elle
m’appartenait, elle n’appartenait à personne d’autre. En l’épousant, Ymran
aurait réparé. Par méconnaissance, il a offensé notre monde, n’empêche.
Elle seule l’aurait lavé de sa faute. Elle aurait été pour lui l’eau des
ablutions à l’heure de la prière. Pouvait-il demeurer, une fois elle partie  ?
Les gens n’auraient pas compris  ; que ce soit à Tadart ou ailleurs, on lui
aurait jeté la pierre et il serait parti à la fin. Il n’y avait plus place, ici, pour
lui. Mais nous, qui demeurons parce que nous n’aurions su où aller, que dire
de nous ?
Hadj Merzoug s’entendit prononcer de nouveau les paroles du Livre :
On dira :
« Ils étaient trois, et leur chien le quatrième. »
On dira :
« Ils étaient cinq, et leur chien le sixième. »
On dira encore, cherchant à expliquer ce mystère :
« Ils étaient sept, et leur chien le huitième. »
Mais ce n’était pas déjà le soir. Il s’en fallait d’un moment. La lumière
du jour devait se durcir et puis devoir s’effriter, partir en poussière. Du
coup, la chaleur se raréfierait pour se faire nuit de brûlante froideur : il est
reparti, la greffe n’a pas pris. C’est devenu son pays, là-bas. La peine ne
sera pas longue : nous n’en avons pas pour longtemps avant d’aller où nous
sommes tous attendus. Elle disait : « Sidna Yucef ? » Incorrigible Djawhar,
tête de linotte. Joseph a eu son heure il y a des siècles de cela, mais pour ce
qui est d’Ymran, ça je le sais. Il représente la beauté quand elle se fait
homme. Cependant son visage porte encore le duvet de l’enfance et cette
fraîche rondeur des joues marquées chacune d’une double fossette, sans
compter celle du menton. Et en même temps, c’est un homme, avec sa ligne
de sourcils nette au-dessus des yeux. Il les tient de sa mère, ces yeux tout
ensemble farouches et rieurs. Il les a hérités d’elle, tout comme ce don de la
boutade qui vous laisse coi. Il m’aurait fait rire plus souvent qu’à mon tour
si j’étais quelqu’un à m’abandonner. Il faudra tôt ou tard qu’il s’assagisse,
mais il a le temps, ça lui va encore. Un garçon qui est l’image même de ma
sœur toute jeune, maintenant défunte, et il l’ignore. Qu’elle repose en paix
dans la terre lointaine.
Redoutable est l’approche du soir. Encore que, pareil à lui-même, le
pays, pareilles à elles-mêmes, ses pentes d’âpres roches, ses gorges
encaissées, les forêts au garde-à-vous, respirent la quiétude, la sérénité.
Jusqu’à l’air au-dessus de ces criques où les terres répandent leurs vertes
nappes de cultures. Parler comme si on était indifféremment présent en
chacun de ces lieux et, à la fois, sans jamais pouvoir se douter d’où l’on
parle. Parler à partir de cet espace de nostalgie, de tout cet espace, tout ce
désir, toute cette aspiration et ne prêter l’oreille qu’à la voix inextinguible
qui répond, inconnue, depuis un visage d’inconnu et qui pourrait être le
vôtre. Parler à visage couvert comme à partir de tous ces visages et savoir
enfin ce que nous expions, et quel mal nous avons commis pour expier si
bien.
L’approche du soir. C’était le moment. La nuit tombait.
Dans la chambre, les jambes croisées, hadj Merzoug était assis à sa
place, cette place qui n’avait pas changé plus ce jour-là qu’un autre jour,
qu’une autre heure. Il fondait au sein de cette ombre. Et la porte demeurait
ouverte, le rideau levé sur la nuit. Nuit du doute, sosie de toutes les nuits,
elle aurait peut-être, celle-ci, le dernier mot. Le long de la ligne des crêtes,
loin là-haut, par la brèche du ciel, visible, rutilait encore une lueur nacrée.
Elle irait en bleuissant mais à aucun moment pour périr désintégrée dans le
chaudron du ciel. Elle rayonnerait, transparente, dans la nuit opaque. Je
pourrais perdre la vue à présent, dit hadj Merzoug. Cette vision n’en
continuera pas moins à me hanter, m’irradier comme si moi je l’avais créée.
Aveugle dans ma nuit, je la saurai là, sur le calme indicible de mes champs
d’épeautre, d’orge, de maïs, d’oliviers et de tout ce qui nous fait être ce que
nous sommes. Puisse quelquefois le même rêve visiter Ymran, là-bas.
 
 
Et c’est un autre jour, dit le vieil homme. Revoici le soleil. Il se lève. Et
me voici. Je n’ai pas bougé de ma place, moi  ; je ne me suis pas couché.
C’est l’ans’ara. Un jour où les femmes vont en compagnie de leurs enfants
ramasser, aux penchants des collines, les herbes qui serviront aux
fumigations. Pas n’importe quelles herbes  : certaines. Celles qui, dans les
émanations et le charme opérant de leurs fumées, purifient nos gîtes. En
cette période-ci, le soleil meurt pour renaître, et le monde meurt et renaît
avec lui. Dans l’ancien temps, les princes faisaient porter à leurs héritiers
des coiffes d’or…
… Les femmes, toujours elles, se rendront aussi à l’oued et réciteront :
«  Chamahrouch, Afrit et Mimoun, préservez nos filles et nos fils de tout
mal. Éloignez d’eux la froidure et à chacun et à chacune donnez son content
de bonheur. » Puis elles commencent par pousser leurs petits dans l’eau ; à
leur tour, elles y plongent pour en ressortir, toutes trempées et les cheveux
ruisselants dans la grâce et la rémission d’une nouvelle naissance. Un jour
ou l’autre, sous les traits de l’une ou de l’autre, Safia reviendra.
XXIII

Avec un groupe de garçons, il sortait du lycée  ; quatre heures avaient


sonné depuis peu. Ni lui ne se dirigeait vers sa cité, ni les autres vers où ils
eussent dû se rendre : on ne pouvait, de ce côté, aboutir qu’à une petite gare
de banlieue nichée dans de la verdure. Traînaillant mais discutant fort, en
fait ils accompagnaient deux d’entre eux qui devaient prendre le train.
Pour l’instant, ils avaient juste dépassé la grille, large ouverte sur la rue,
du lycée. Ils n’étaient pas allés bien loin encore. Et ce fut alors qu’Ymran se
sentit poussé par-derrière. En pleine conversation, sans même réfléchir à ce
qu’il faisait, il s’effaça pour laisser le passage. Tout ce qu’il obtint en retour
fut d’être bousculé de nouveau. Machinalement, il s’écarta encore. Mais
rien n’y fit. On le heurta une fois de plus dans le dos. À la fin agacé, il se
tourna, et se trouva nez à nez avec Cynthia. C’était donc elle…
Avec l’étui de son violoncelle, qu’elle entourait des deux bras, elle le
tapait en avançant. Ce faisant, elle souriait, l’air farceur, souriait de ces
incrustations de diamants qu’on trouve dans certains yeux.
Ymran se donna une claque sur la cuisse et rigola :
–  Alors comme ça… débuta-t-il et s’en tint là, manquant de mots,
souriant aussi mais à la manière d’un garçon, un peu niaisement.
Elle, à son aise, naturelle :
– T’aurais pas envie de venir écouter de la musique ?
Ymran en était encore à l’examiner, sans rien dire, avec l’attention
qu’on met à reconnaître quelqu’un qu’on croit avoir déjà vu dieu sait où.
Puis il n’eut mieux à faire que de s’esclaffer :
– Et qu’est-ce qu’il y a au menu ? demanda-t-il en même temps.
Elle hésita d’abord à lui répondre. Ses lèvres et l’unique fossette de sa
joue gauche ne cessaient de sourire, ses yeux de scintiller. Elle hésitait, eût-
on dit, à livrer ce qui paraissait être son secret.
Puis elle lâcha :
– On ne fait qu’y travailler encore. Le trio à l’Archiduc.
– Et toi, tu es l’archiduchesse ?
– Ça n’existe plus des archiduchesses, depuis longtemps !
Telle fut sa réplique, accompagnée d’un rire moqueur, cette fois.
– Il faut alors les remettre en circulation !
Telle fut sa réplique à lui. Et, sans s’inquiéter d’autres détails ni se
soucier de plus amples explications, Ymran laissa ses camarades et lui
emboîta le pas.
DU MÊME AUTEUR
Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française
Grand Prix du Roman de la Ville de Paris

AUX ÉDITIONS ALBIN MICHEL

L’Infante maure, 1994


La Nuit sauvage, 1995
L’Arbre à dires, 1998

AUX ÉDITIONS DU SEUIL

La Grande Maison, 1952


L’Incendie, 1954
Le Métier à tisser, 1957
Un été africain, 1959
Qui se souvient de la mer, 1962
Le Talisman, 1964
Cours sur la rive sauvage, 1966
La Danse du roi, 1968
Dieu en barbarie, 1970
Formulaires, 1970
Le Maître de chasse, 1973
Omneros, 1975
Habel, 1977
Feu beau feu, 1979
Mille houras pour une gueuse, 1980
AUX ÉDITIONS GALLIMARD

Au Café, 1956
Ombre gardienne, 1961

AUX ÉDITIONS LA FARANDOLE

Baba Fekrane, 1959


L’Histoire du chat qui boude, 1974

AUX ÉDITIONS SINDBAD

Les Terrasses d’Orsol, 1985


Ô vive, 1987
Le Sommeil d’Eve, 1989
Neiges de marbre, 1990
Le Désert sans détour, 1992

AUX ÉDITIONS DE LA REVUE NOIRE

Tlemcen ou les lieux de l’écriture, 1994

AUX ÉDITIONS TASSILI

L’aube, Ismaël, 1996

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