Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXI è siècle

Parcours associé : personnages en marge et plaisirs du romanesque.

Texte 1
Nathalie Sarraute, Enfance,1983.
« Rocambole »1
1 Tous les sarcasmes de mon père… « C’est de la camelote, ce n’est pas un écrivain, il a
2 écrit…je n’en ai, quant à moi, jamais lu une ligne…mais il paraît qu’il a écrit des phrases
3 grotesques… « Elle avait les mains froides comme celles d’un serpent…» c’est un farceur,
4 il se moquait de ses personnages, il les confondait, les oubliait, il était obligé pour se les
5 rappeler de les représenter par des poupées qu’il enfermait dans ses placards, il les en
6 sortait à tort et à travers, celui qu’il avait fait mourir, quelques chapitres plus loin revient
7 bien vivant…tu ne vas tout de même pas perdre ton temps… » Rien n’y fait… […]
8 Voici enfin le moment attendu où je peux étaler le volume sur mon lit, l’ouvrir à l’endroit
9 où j’ai été forcée d’abandonner…je m’y jette, je tombe…impossible de me laisser arrêter,
10 retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un
11courant invisible m’entraîne avec ceux à qui tout mon être imparfait mais avide de
12perfection je suis attachée, à eux qui sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la
13 pureté, le courage mêmes…je dois avec eux affronter des désastres, courir d’atroces
14 dangers, lutter au bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être
15 séquestrée, maltraitée par d’affreuses mégères, menacée d’être perdue à jamais… et
16 chaque fois, quand nous sommes tout au bout de ce que je peux endurer, quand il n’y a
plus le moindre espoir, plus la légère possibilité, la plus fragile vraisemblance …cela nous
18 arrive …un courage insensé, la noblesse, l’intelligence parviennent juste à temps à nous
19 sauver…
20 C’est un moment de bonheur intense…toujours très bref…bientôt les transes, les affres
21 me reprennent…évidemment les plus valeureux, les plus beaux, les plus purs ont eu
22 jusqu’ici la vie sauve …jusqu’à présent …mais comment ne pas craindre que cette fois…il
23 est arrivé à des êtres à peine moins parfaits…si, tout de même, ils l’étaient moins et ils
24 étaient moins séduisants, j’y étais moins attachée mais j’espérais que pour eux aussi, se
25 produirait au dernier moment…eh bien non ,ils étaient et avec eux une part arrachée de
26 moi -même, précipités du haut des falaises, broyés , noyés, mortellement blessés… car le
27Mal est là partout toujours prêt à frapper…il est aussi fort que le Bien et il est à tout
28moment sur le point de vaincre…et cette fois tout est perdu ,tout ce qu’il peut y avoir sur
29 terre de plus noble et de plus beau… le Mal s’est installé solidement, il n'a négligé aucune
30 précaution, il n’a plus rien à craindre, il savoure à l’avance son triomphe, il prend son
31 temps…
1. « Rocambole » : roman d’aventures de Ponson du Terrail dont Nathalie Sarraute a trouvé par hasard des exemplaires oubliés dans un
tiroir d’une commode achetée chez un brocanteur. Son père juge que c’est de la mauvaise littérature : « de la camelote » ; ce nom sera
dérivé avec l’adjectif rocambolesque.
31 …et c’est à ce moment-là qu’il faut répondre à des voix d’un autre monde « Mais on
32 t’appelle, c’est servi, tu n’entends pas ?» …Il faut aller au milieu de ces gens petits,
33 prudents, raisonnables, rien ne leur arrive, que peut-il leur arriver là où ils vivent, tout est
34 si étriqué, mesquin, parcimonieux… alors que chez nous là-bas, on voit à chaque instant
35 des palais, des hôtels, des jardins, des équipages de toute beauté, des flots de pièces d’or
36 des rivières de diamants … […] Mais qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre…

Nathalie Sarraute, Enfance,1983.

Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXI è siècle
Parcours associé : personnages en marge et plaisirs du romanesque.
Texte 1
Marguerite Duras, L’amant, 1984.

1 Quand ma mère retrouve l’air, qu’elle sort du désespoir, elle découvre le

2 chapeau d’homme et les lamés or. Elle me demande ce que c’est. Je dis que
3c’est rien. Elle me regarde, ça lui plaît, elle sourit. C’est pas mal elle dit, ça ne
4 te va pas mal, ça change. Elle ne me demande pas si c’est elle qui les a
5 achetés, elle sait que c’est elle. Elle sait qu’elle en est capable, que certaines
6 fois, ces fois-là que je disais, on lui soutire tout ce qu’on veut, qu’elle ne peut
7 rien contre nous. Je lui dis c‘est pas cher du tout, ne t’en fais pas. Elle
8 demande où c’était. Je dis que c’était rue Catinat, des soldes soldés. Elle me
9 regarde avec sympathie. Elle doit trouver que c’est un signe réconfortant
10 cette imagination de la petite, d’inventer de s’habiller de cette façon. Non
11 seulement elle admet cette pitrerie, cette inconvenance, elle rangée comme
12 veuve, vêtue de grisaille comme une défroquée, mais cette inconvenance lui
13 plaît.
14 Le lien avec la misère est là aussi dans le chapeau d’homme car il faudra
15 bien que l’argent arrive dans la maison, d’une façon ou d’un autre il le
16 faudra. Autour d’elle c’est les déserts, les fils c’est les déserts, ils feront
17 rien, les terres salées aussi, l’argent restera perdu, c’est bien fini. Reste
18 cette petite-là qui grandit et qui, elle saura peut-être un jour comment
19 on fait venir l’argent dans cette maison. C’est pour cette raison, elle ne le
20 sait pas, que sa mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue
21 d’enfant prostituée. Et c’est pour cela aussi que l’enfant sait bien y faire
22 déjà, pour détourner l’attention qu’on lui porte à elle vers celle que, elle,
23 elle porte à l’argent. Ça fait sourire la mère.

Marguerite Duras, L’amant,1984.