Vous êtes sur la page 1sur 10

Les outils du contrôle

7 et de la comptabilité
au défi de la RSE
Stéphane Trébucq
Professeur des Universités, Sciences de Gestion,
Université de Bordeaux

L
a comptabilité et le contrôle de gestion ont longtemps rimé avec
leur seule déclinaison financière. En somme, parler de comptabi-
lité ou de contrôle de gestion était en réalité assimilable au fait de
parler de comptabilité financière ou de contrôle de gestion financier.
C’est donc cette approche strictement financière qui s’est vue, au fil du
temps, progressivement contestée. On connaissait de longue date l’un
des défauts majeurs de la comptabilité financière classique, à savoir la
mise sous silence des externalités négatives (Bebbington et al., 2001),
mais cette défaillance n’a jamais vraiment été prise en considération,
sauf exception1.
La prise de conscience de l’épuisement de nos ressources, du dérègle-
ment climatique ou encore de la chute vertigineuse de la biodiversité
est apparue très tardivement. Ces domaines étaient, récemment encore,
totalement étrangers aux préoccupations des comptables et des contrô-
leurs de gestion. Face à la montée des limites du modèle comptable, de
nouveaux outils de gestion ont été développés. L’année 1992 constitue,
de ce point de vue, un tournant important, avec l’apparition de la propo-
sition du « balanced scorecard ». Selon ses promoteurs, Kaplan et Norton
(1992), l’une des idées sous-jacentes était de parvenir à mieux capter
l’un des éléments, quasiment inconnu de la comptabilité financière, à
savoir les capitaux immatériels. Ceux-ci incluent notamment le capital
humain, le capital informationnel ou encore le capital organisationnel.
Le premier pourrait d’ailleurs relever, probablement à tort, de la chasse
gardée des directions de ressources humaines, expliquant en cela la diffi-
culté à intégrer ces dimensions sociales au contrôle de gestion classique.

1. Le groupe Kering dispose ainsi depuis plusieurs années d’un EP&L, c’est-à-dire un
compte de résultat environnemental consistant à évaluer financièrement le coût de ses
externalités négatives sur le cycle de vie total de ses produits.
Par ailleurs, l’émergence d’un mouvement mondial en faveur du déve-
loppement durable, entrepris par le rapport Brund­tland (1987), mais
également l’apparition de nouvelles régulations et normes en faveur de
la RSE, dès 2001 (NRE) puis 2010 (Grenelle, ISO), ont amené les techniques
comptables et de contrôle à évoluer. On a ainsi parlé plus couramment
non seulement de contrôle de gestion social, de contrôle de gestion
environnemental, mais aussi de comptabilité socio-économique et/ou
environnementale, et encore plus récemment, de reporting intégré, de
comptabilité intégrée (Trébucq, 2018) ou bien encore de contrôle de ges-
tion intégré (Barnabè et Nazir, 2022). La notion même de performance,
initialement financière et économique, a été elle-même complétée par
une performance sociale et environnementale, leur réunion et leurs
interactions ont abouti à la notion de performance globale (Germain
et Trébucq, 2004). L’enrichissement des systèmes d’information a éga-
lement permis d’espérer des perspectives totalement inenvisageables
jusqu’alors. On peut désormais prendre en considération l’aide des tech-
niques d’intelligence artificielle, afin de relever des défis tels que la tran-
sition écologique ou la décarbonation des modèles d’affaires.
Comprendre l’Humain, et les résistances qu’il peut opposer au change-
ment2, comprendre les impacts des activités de l’entreprise sur ses parties
prenantes, y compris celles qui sont muettes comme la nature, voici donc
l’ambition guidant la mise au point des nouveaux systèmes de comp-
tabilité et de contrôle, en ne perdant pas de vue le fait que ces aspects
mobilisent inévitablement des ressources multiples dans le cadre d’un
environnement souvent instable et inattendu. Nous aborderons aussi
successivement les propositions de nouveaux outils de gestion de la per-
formance globale (section 1), puis le développement plus récent de nou-
veaux systèmes comptables, toujours en cours d’élaboration (section 2).

2. Voir Savall et Zardet (2020) sur cet aspect fondamental du fonctionnement des orga-
nisations.
74 Partie 2 Déclinaisons par fonction

1. Vers de nouveaux outils de management


de la performance globale

Même si la performance globale ne bénéficie pas encore d’un réel consensus acadé-
mique dans sa définition (Pesqueux, 2004), de nombreux travaux s’accordent à dire qu’il
s’agit bien de l’agrégation et de l’interaction des performances économiques, sociales
et environnementales, auxquelles certains auteurs ajoutent aussi la notion de perfor-
mance éthique et celle de performance des instances et des dispositifs de gouvernance
(Rezaee, 2016). Si le système comptable s’est longtemps montré rétif à ces aspects, les
outils de contrôle de gestion ont été progressivement adaptés. Ces derniers peuvent
être répertoriés selon trois grandes catégories : (1) les méthodes de calcul de coûts,
(2) les systèmes budgétaires, et finalement (3) les tableaux de bord. Des évolutions
notables ont été réalisées dans ces trois catégories d’outils.
L’une des méthodes de calcul de coûts parmi les plus célèbres est communément
dénommée comptabilité par activités, et plus connue sous le nom de méthode ABC
(activity-based costing). Il s’agit d’une approche dite en « coûts complets », entendue
au sens d’une prise en compte à la fois des coûts directs et indirects, ces derniers ne
pouvant être ventilés ou affectés que selon une logique de répartition plus ou moins
arbitraire ou contestable via le choix d’inducteurs (Cooper et Kaplan, 1988). Notons
en l’occurrence que la terminologie de coûts complets est particulièrement inexacte,
car elle n’amène pas à intégrer les effets des externalités négatives (Huizing et Dekker,
1992) ni à identifier les coûts cachés (Savall et Zardet, 2020) ou les coûts de mainte-
nance (Richard et Rambaud, 2020)3. Sans autre précision, l’ABC pourrait aussi facilement
conduire à omettre de nombreux autres coûts, comme ceux associés à la reprise en
fin de vie des produits afin que leur démantèlement et leur recyclage soient assurés.
La prise en considération des coûts complets est adossée sur les données classiques
issues de la comptabilité financière. Le modèle se cantonne en ce sens à une analyse
des coûts constatés, ceux pris en considération légalement par la structure, sans qu’une
méthodologie plus précise du périmètre analytique ait été proposée. L’objectif de l’ABC
demeure la détermination du coût de revient des produits/services de l’organisation. Là
encore, la notion de création de valeur échappe assez largement au modèle, puisqu’il
permet seulement de déterminer un écart entre coût de revient et prix, autrement dit
d’établir une marge, mais en aucun cas une mesure d’impact social, environnemental,
ou sociétal (Ramanthan, 1976). Ces aspects échappent au modèle ABC classique, issu
des travaux du milieu des années 1980. Point symptomatique, s’il en est, la notion de
ressources retenue dans le modèle ABC n’a fait l’objet d’aucun approfondissement. On
aurait pu, par exemple, imaginer un ancrage à la théorie de dépendance aux ressources
(Pfeffer et Salancik, 1978), ou encore une différenciation entre les ressources renouve-
lables et non renouvelables (Daly, 1991). Mais il faut considérer que dans l’approche
pragmatique américaine, les contrôleurs de gestion exploitent les informations finan-
cières disponibles, dont le caractère renouvelable ou pas des ressources naturelles n’est

3. Se reporter à la section 2 de ce chapitre, sur la comptabilité CARE.


Chapitre 7 Les outils du contrôle et de la comptabilité au défi de la RSE 75

pas renseigné. L’information comptable classique ne permet pas de traiter la probléma-


tique de l’épuisement des ressources. Face aux difficultés d’alimenter automatiquement
le modèle ABC, une première évolution a été envisagée au milieu des années 2000
avec l’approche TD-ABC (time-driven activity-based costing) (Kaplan et Anderson, 2007).
Cependant, cet aménagement du modèle de base maintient une analyse uniquement
fondée sur des montants monétaires, en ignorant tout des problématiques sociales ou
environnementales induites par l’activité de l’organisation considérée.
Il faudra attendre 2021 pour que Kaplan aborde finalement la nécessite d’une comp-
tabilité analytique intégrant les problématiques de carbone, autrement dit de gaz à effet
de serre (Kaplan et Ramanna, 2021). Le choix consistant à ne retenir qu’un seul indica-
teur environnemental apparaît aussi hautement discutable, alors même que d’autres
auteurs ont montré que le modèle ABC pouvait parfaitement être combiné avec une
approche d’ACV (analyse de cycle de vie) (Jourdaine et al., 2021). Dans un tel cas, chaque
ressource identifiée dans la balance comptable est analysée soit en termes de flux
physiques, lorsque cela est possible, soit par défaut sur un plan financier, avant d’être
transposée en impact environnemental. On peut ainsi déterminer les impacts envi-
ronnementaux à partir d’une liste de plus d’une vingtaine d’indicateurs, « midpoints »
(indicateurs intermédiaires) et « endpoints » (indicateurs finaux, agrégés). Il s’ensuit la
possibilité d’analyser conjointement la rentabilité des produits/services tout en caracté-
risant leurs impacts environnementaux. Ces calculs pourraient servir de base à un futur
affichage environnemental à l’échelle des produits, actuellement non obligatoire, mais
qui pourrait le devenir à l’avenir. D’autres travaux de recherche seront nécessaires pour
intégrer les aspects sociaux, conformément au courant de recherche de l’ACV sociale.
Ce type d’approche reste toutefois encore limité, et ce d’autant plus que l’analyse reste
annuelle et qu’elle fait abstraction des capacités futures de l’organisation à réduire son
empreinte écologique. Enfin, cette analyse ne permet pas d’établir clairement les inte-
ractions entre les aspects financiers, environnementaux et sociaux. La méthode ABCV
apporte certes une avancée, mais il ne s’agit pas d’un modèle de simulation permettant
d’anticiper les évolutions futures du système étudié.
Dans le domaine des budgets, de nouvelles avancées ont également été réalisées
sur des principes assez proches. En effet, plutôt que de continuer à conduire un suivi
exclusivement en unités monétaires, il semble envisageable d’élaborer d’autres bud-
gets, comme un budget carbone. Ainsi, dans l’hypothèse où une entreprise souhaiterait
réduire ses émissions, un tel budget fixerait à l’avance les émissions maximales à ne
pas dépasser, et il conviendrait alors pour le contrôleur de gestion environnementale
de suivre en temps continu les quantités de gaz à effet de serre émises au travers de
ses tableaux de bord. Le contrôleur de gestion devient, dès lors, le garant du non-­
dépassement des émissions. La trajectoire à suivre, quant à elle, peut être définie par
des organisations comme les SBT (Science Based Targets). Naturellement, cette approche
pourrait être généralisée à l’ensemble des indicateurs environnementaux, afin d’évi-
ter un dépassement des limites planétaires (Rockström et al., 2009). Là encore, ce qui
semble difficile dans ce type d’approche réside au niveau de la compréhension des
interactions entre les aspects économiques et environnementaux. Comment évaluer
précisément la balance des coûts et des bénéfices économiques d’une réduction de
76 Partie 2 Déclinaisons par fonction

l’empreinte écologique ? Pour l’heure, le suivi d’un budget carbone, ou environnemen-


tal, n’apporte aucune réponse à ce type de question.
S’agissant des tableaux de bord, on rappellera ici les travaux particulièrement
marquants de Kaplan et Norton (1992, 2000, 2004). Toutefois, on peut relever dans la
littérature académique des propositions permettant d’intégrer plus explicitement les
notions de durabilité et de performance intégrée. Ont été ainsi proposés des SBSC (sus-
tainability balanced scorecard) (Bieker, 2003 ; Figge et al. 2002 ; Naro et Noguera, 2008 ;
Hansen et Schaltegger, 2016), ou bien encore des ISC ou IRSC (integrated scorecard ou
integrated risk scorecard) (Trébucq 2015 ; Journeault 2016). Pour les premiers, il s’agit
notamment d’y adjoindre un axe environnemental, permettant de mieux suivre la ges-
tion du capital naturel. Pour les seconds, l’alignement envisagé se réfère au modèle
de l’IIRC (International Integrated Reporting Council), qui retient six capitaux fondamen-
taux (financier, physique, intellectuel, relationnel, humain, naturel), avec une approche
entrée/sortie qui nécessite l’introduction d’une logique de mesure d’impact. Bien qu’ils
demeurent encore à l’état embryonnaire, ces tableaux de bord devraient normalement
permettre une meilleure compréhension des relations de cause à effet créatrices de
valeurs (Barnabè et Nazir, 2022), même si ces relations restent souvent mal concep-
tualisées, et peu documentées ou analysées. Dans les travaux académiques les plus
récents, la notion de tableau de bord sémantique a été proposée (Trébucq et al., 2023).
Il s’agit dans ce cas de partir des référentiels reconnus de management de la perfor-
mance, à savoir l’ISO 26000 et l’EFQM, afin d’identifier dans ces sources des interactions
entre capitaux immatériels. Les relations de cause à effet trouvent alors leur source
dans ces référentiels. Reste qu’une analyse plus systématique et exhaustive pourrait
être conduite.
L’analyse de certains immatériels peut également donner lieu à des tableaux de
bord spécialisés. Ainsi, si l’on retient le sujet du capital humain, les travaux de la chaire
capital humain et performance globale de l’université de Bordeaux (Belghit et Trébucq,
2016) ont permis de montrer, notamment en partenariat avec l’entreprise Adam, qu’une
enquête conduite auprès des salariés permet d’opérer une remontée très intéressante
d’informations, sur des thèmes très divers, bien que tous connexes aux questions d’en-
gagement, de satisfaction, d’implication et de fidélisation des salariés. La conduite de
telles enquêtes nécessite cependant des compétences en psychologie, et en méthodo-
logie, souvent hors de portée des contrôleurs de gestion classiques.
Au-delà de tels aménagements des outils du contrôle de gestion, d’autres possibili-
tés sont apparues à partir des expérimentations successives du CJD (Centre des Jeunes
Dirigeants), de l’assurance Generali et de l’association Alters. Ces différents organismes
ont repris à leur compte la notion de performance globale (Capron et al., 2006) en
développant de nouveaux outils de diagnostic. Le CJD a principalement apporté un
élargissement de la notion de performance en proposant un questionnaire centré sur
la relation de l’entreprise avec ses parties prenantes (Bonneveux et al., 2011 ; Akeb et al.,
2015). Ce diagnostic a connu un franc succès, mais a fini par être abandonné. L’idée
a été reprise et poursuivie par Generali, dans le cadre de sa démarche GPG (Generali
Performance Globale). L’approche plus ambitieuse consistait à interroger les entreprises
sur leur management des processus. Il s’ensuivait alors une exploitation des données
Chapitre 7 Les outils du contrôle et de la comptabilité au défi de la RSE 77

débouchant sur un diagnostic de l’entreprise en termes d’exposition à certains risques,


mais également au niveau de la qualité de sa gestion de la RSE et des capitaux immaté-
riels. Là encore, sans réelle capacité à intégrer ces éléments au système d’information
des entreprises, et en restant un outil de diagnostic principalement externe bien que
partagé avec les clients, l’outil a été abandonné. Finalement, l’association Alters a permis
de mettre en évidence un modèle plus complet, intégrant un ensemble de transitions
(territoriale, énergétique, numérique) à prendre en compte dans une analyse de per-
formance globale. La compréhension de l’ensemble des interactions au sein d’un tel
modèle de performance globale peut être facilitée par la mise en œuvre des techniques
d’analyse systémique développées au sein de la chaire de prospective du Cnam Paris
(voir notamment le modèle mathématique MICMAC – Matrice d’Impacts Croisés-
Multiplication Appliquée à un Classement – élaboré par Godet, 2007).
L’une des difficultés auxquelles se trouvera confronté le contrôleur de gestion rési-
dera désormais dans sa capacité à accompagner l’entreprise dans l’élaboration d’un
système d’information pertinent, permettant de saisir les interactions complexes entre
un ensemble d’objets divers (risques, processus, dysfonctionnements4, compétences,
parties prenantes, objectifs stratégiques, immatériels). Certaines réglementations et
normes Afnor ont également introduit de nouveaux objets, tels que les cartes de maté-
rialité, permettant d’identifier les enjeux considérés comme essentiels par les parties
prenantes. D’autres aspects, sur un plan social ou environnemental, échappent égale-
ment à l’expertise classique des contrôleurs, et nécessiteront de facto la mise en œuvre
de collaborations pluridisciplinaires et le concours de spécialistes, en psychologie, socio-
logie, ingénierie, biologie, informatique.

2. À la recherche de nouvelles
comptabilités intégrant la RSE

Face à l’ensemble des progrès réalisés par les contrôleurs de gestion, certains comp-
tables ont engagé une réflexion visant à transformer la comptabilité classique. Nous
retiendrons, dans le cadre de ce chapitre, le cas particulier de la France, pays dans le
cadre duquel on a pu noter au cours de ces dernières années une forte effervescence
intellectuelle pour renouveler le modèle comptable. Celle-ci a probablement été liée
à une forme de contestation sous-jacente du modèle de comptabilité internationale
IFRS, imposé en Europe via l’IASB à l’ensemble des sociétés cotées. L’approche par
la juste valeur a été jugée par certains auteurs français comme dangereuse (Richard,
2015), et reposant de surcroît sur des bases théoriques très discutables (Colasse, 2011).
Parallèlement, face à la montée des problématiques écologiques, les IFRS n’ont apporté
aucune réponse. Nombre de recherches ont également montré que les reportings sur
un plan social ou environnemental n’apportaient pas toutes les garanties nécessaires

4. Sur ce plan, les travaux de Savall et Zardet (2020), complétés par Trébucq et Husser (2022) sur les
aspects écologiques, constituent une référence notable.
78 Partie 2 Déclinaisons par fonction

d’un engagement réellement responsable. Ce n’est donc que très récemment que
l’IASB, avec la création de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), a pris
conscience de la nécessité d’une inflexion de sa politique de structuration de l’infor-
mation à destination des investisseurs. Cet organisme s’inspire des principales agences
de notation financière mondiales qui ont toutes intégré à leur méthodologie et à leurs
services les questions socio-écologiques. Dans cette seconde section, nous verrons suc-
cessivement quatre exemples de propositions innovantes en termes de comptabilité :
(1) la comptabilité universelle, (2) la comptabilité CARE, (3) la comptabilité SeMA et
(4) la comptabilité LIFTS.
Bien que le modèle de comptabilité universelle ait pu évoluer dans le temps, l’idée
originelle portée par Jacques de Saint-Front, expert-comptable, est celle d’une triple
comptabilité (Schoun et al., 2012 ; Petit et al., 2013). Autrement dit, le projet propose de
mettre en place à côté et en parallèle de la comptabilité financière classique, demeurant
inchangée, une comptabilité sociale et une comptabilité environnementale. Les prin-
cipes de la comptabilité universelle visent à conserver l’usage des unités monétaires,
ainsi que le format classique des états financiers, bilan et compte de résultat. L’approche
est en ce sens extrêmement « comptable », puisque l’hypothèse sous-jacente retenue
est d’obtenir une équivalence en devises des aspects sociaux et environnementaux.
La limite d’une telle contrainte est qu’elle ne permet de prendre en considération
qu’une partie des aspects socio-écologiques. On relèvera ainsi côté comptabilité sociale
des dépenses associées aux aspects humains, comme la formation. Côté comptabilité
environnementale, on traitera les problématiques comme le dérèglement climatique
en essayant d’estimer les dommages à l’environnement. Dans une optique comptable,
on retrouve alors les questions de dette vis-à-vis des salariés ou de l’environnement
pour dépenses futures à engager, et les notions de coûts/bénéfices aux titres des effets
annuels. Reste que la comptabilité universelle n’a pas remporté un franc succès auprès
de la profession comptable. Les experts-comptables ne s’en sont pas emparés. Elle
aurait nécessité le paiement de royalties à ses concepteurs, mais surtout un surcroît de
travail dans un environnement où cela restait subsidiaire et facultatif. Un tel modèle
n’était pas non plus porté et soutenu par les majors du secteur, à savoir les Big 4, ce qui
probablement a largement contribué à le condamner d’avance. Cet essai en a toutefois
inspiré d’autres, et notamment celui de la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au
renouvellement de l’environnement).
Cette dernière a été proposée initialement par le professeur Jacques Richard
(Rambaud et Richard, 2015 ; Richard et Rambaud 2020), avec un accueil très favorable
d’un petit cabinet comptable, « Compta durable », qui s’est positionné comme pionnier
en la matière afin d’effectuer les premières expérimentations. Le principe de base du
modèle est de proposer une transformation et une modification des états financiers.
Ces derniers demeurent bien financiers, dans leur essence, mais sont appelés à consta-
ter l’existence non plus seulement d’un capital financier, mais d’un capital humain et
d’un capital naturel (Colasse et Dejean, 2022). Face à l’accueil d’une telle comptabilité
en triple-capital, les auteurs ont finalement proposé une extension de leur approche,
selon une logique dite « multi-capitaux ». On pourrait donc s’attendre à disposer d’une
valorisation du capital humain et du capital naturel au même titre que celle opérée pour
Chapitre 7 Les outils du contrôle et de la comptabilité au défi de la RSE 79

le capital financier. Il n’en est rien. En réalité, Richard et Rambaud avancent la notion de
coûts de maintenance de ces capitaux. Ces coûts sont supposés assurer la bonne gestion
de ces capitaux, et l’entreprise est alors invitée à constater dans ses comptes les pro-
visions ou réserves qu’elle doit opérer en la matière. Plusieurs traitements comptables
peuvent être envisagés, mais en pratique il s’ensuit une prise en compte de nouvelles
charges pour préservation du capital humain et du capital naturel, venant minorer
le résultat comptable financier classique. Il n’est naturellement pas certain que cette
réduction du résultat comptable soit du goût de toutes les entreprises, et des dirigeants,
dont une partie de la rémunération est indexée sur les résultats dégagés. Ces derniers
peuvent-ils cependant continuer à s’appuyer sur un système comptable qui fournirait
une vision erronée de leur gestion ? Reste que l’évaluation des coûts de maintenance
sur les aspects humains et écologiques s’avère un exercice sinon complexe, du moins
périlleux. Il suppose que les comptables, ou leurs conseils, anticipent les compétences
requises pour maintenir la compétitivité de l’entreprise ou l’employabilité des salariés,
et dans le domaine écologique, que les effets sur les dégradations environnementales
soient bien renseignés, et que les techniques correctives soient maîtrisées.
La proposition effectuée par Bellini et Mathieu de comptabilité SeMA (Bellini et al.,
2017) est encore différente. Elle propose d’adjoindre aux états financiers classiques une
nouvelle colonne permettant d’estimer les effets sociétaux des éléments pris en consi-
dération. Comme dans la comptabilité universelle, cela suppose naturellement de savoir
déterminer financièrement ces impacts. Dans le cas des émissions de gaz à effet de serre,
on devra donc statuer sur le coût sociétal du carbone. Par généralisation, le modèle
SeMA nécessite une évaluation de l’ensemble des impacts environnementaux, et pas
seulement ceux relevant du dérèglement climatique. L’approche bilantielle proposée
présuppose que l’on puisse suivre au fil du temps l’évolution de l’empreinte écologique
de l’entreprise. En revanche, cette proposition semble écarter les impacts sociaux, dont
certains cabinets comme Utopies, VertigoLab ou Apesa, se sont fait une spécialité dans
les calculs en estimant pour un emploi au sein de l’entreprise le nombre d’emplois sou-
tenus et engendrés en externe. La comptabilité SeMA propose cependant d’intégrer à
son analyse d’autres aspects, avec le suivi d’un jeu d’indicateurs et des métriques d’ad-
hésion du personnel au projet. Dans ce cadre, cette proposition acte l’importance de la
conduite d’un vrai contrôle de gestion financier, social et environnemental en parallèle
de la production d’états financiers enrichis.
Le quatrième exemple de comptabilité est le modèle LIFTS (Limits and Foundations
Towards Sustainability Accounting Model) (Audencia, 2022). Ce dernier est toujours en
cours de constitution, mais retient une série de principes intéressants. En premier lieu, la
logique du donut de Raworth a été retenue, pour tenter d’élaborer un modèle comptable
s’inscrivant dans les fondations sociales et les limites planétaires. Le périmètre analytique
des impacts environnementaux est également élargi aux scopes aval et amont, selon une
approche de cycle de vie. La comptabilité proposée reprend finalement les principes
d’un budget carbone, sans toutefois résoudre la question de l’automatisation des calculs.
Ce dernier point a d’ailleurs fait l’objet d’un partenariat entre l’éditeur informatique SAP
et le réseau mondial d’audit PWC (Price Waterhouse Coopers) récemment, et devient un
enjeu crucial pour disposer de systèmes informatiques faciles à mettre en œuvre.
80 Partie 2 Déclinaisons par fonction

L’ensemble de ces nouvelles propositions est digne d’intérêt. On peut toutefois


noter qu’aucune n’est parvenue à retenir un soutien consensuel des professions comp-
tables. D’un côté, comme évoqué précédemment, les Big 4 disposent d’ores et déjà de
modèles alternatifs (voir, par exemple, le modèle « True Value », de KPMG, le modèle
TIMM ou « Total Impact Measurement & Management », de PWC). D’un autre côté, trois
freins majeurs interviennent. Le premier se situe au niveau institutionnel, et de la
co­opération internationale nécessaire, afin d’obtenir une comptabilité normalisée avec
l’implication et l’intervention de la puissance publique. Le second est d’ordre techno-
logique, avec une nécessaire transformation des solutions informatiques. Un troisième
serait davantage de nature culturelle, l’approche comptable amenant à éluder les
aspects non-monétaires ou psychologiques (Trébucq et Nefti, 2020 ; Parmar et al., 2022).
Ces aspects apparaissent tellement complexes à résoudre, qu’au regard de l’urgence de
certaines problématiques sociales et environnementales, certains acteurs retiennent
des approches beaucoup plus pragmatiques et spécialisées. La mise en place d’une
comptabilité environnementale, intégrant l’ensemble des impacts, nécessite en effet
la mise en œuvre d’une ACV (analyse de cycle de vie). Cette méthodologie n’est maî-
trisée que par certains spécialistes. Il peut donc être tentant de s’en tenir uniquement
à la question des gaz à effet de serre (Kaplan et Ramanna, 2021). Dans la perspective
des accords de Paris, et de l’atteinte d’une neutralité carbone, la question prioritaire
pour les entreprises de taille significative est de déterminer dans quelle mesure elles
peuvent atteindre un tel objectif. Ici encore le chiffrage comptable des investissements
nécessaires et des coûts associés à la décarbonation est un problème moins prégnant.
Ce dernier est prioritairement technique, et nécessite généralement des compétences
d’ingénierie. En somme, si l’ingénieur propose des solutions, le financier détermine la
capacité à dépenser, et le comptable enregistre. Reste à savoir si les futurs systèmes
comptables permettront d’élaborer véritablement des reportings plus crédibles et intel-
ligents, révélateurs de la capacité d’une entreprise à maximiser ses impacts positifs et à
minimiser ses impacts négatifs.
Pour l’heure, la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting
Directive) et les travaux de l’EFRAG n’ont pas retenu une réforme de la comptabilité
financière, mais une publication imposée de données quantitatives et qualitatives, en
complément des états financiers. Celle-ci nécessitera assurément une approche fondée
sur les techniques de l’ACV (analyse de cycle de vie) et du contrôle de gestion intégré,
mais pas nécessairement comptables. Il est probable qu’à terme, les pouvoirs publics
chercheront à mieux réguler les questions ESG (écologiques, sociales, et de gouver-
nance) par le biais de politiques fiscales, ce qui reviendra à internaliser par le biais de
taxes certains coûts sociétaux. Il importe cependant d’inciter les entreprises à poursuivre
les expérimentations comptables, à mieux intégrer le phénomène de double matéria-
lité, afin que nous puissions disposer, à terme, d’une véritable comptabilité intégrée
(Trébucq, 2018), permettant de mieux saisir l’ensemble des interactions créatrices et
destructrices de valeurs.
Chapitre 7 Les outils du contrôle et de la comptabilité au défi de la RSE 81

Conclusion
Comme nous avons pu le constater, les outils consacrés au contrôle de gestion au
même titre que les systèmes de comptabilité font l’objet d’une intense réflexion.
Leur inadaptation aux nouveaux défis sociétaux a incité les chercheurs et les pra-
ticiens à identifier de nouvelles méthodes et de nouveaux modèles. Cependant,
ces derniers demeurent pour l’heure encore inachevés, et dans une large mesure
insatisfaisants. Les approches comptables apparaissent souvent très réductrices,
et ne permettent pas d’appréhender les systèmes dans leur complexité. Comp-
tabiliser les frais de formation est une chose, comprendre pourquoi un salarié a
démissionné en est une autre. Certes la comptabilité peut tenter de constater
les conséquences financières de ce départ, mais jusqu’à quel point ? Saura-t-on
jamais ce que représente ce départ en perte de valeur pour l’entreprise, et pour la
société dans son ensemble ? Il semble aussi nécessaire d’adjoindre aux systèmes
comptables des approches élargies. Cela devrait être en toute logique la vocation
des systèmes d’information destinés à appréhender la performance globale, et qui
permettent de relier les différents systèmes de cartographie des risques, des pro-
cessus, des objectifs stratégiques ou des parties prenantes. Ces derniers ont aussi
vocation à intégrer les apports théoriques des approches socio-économiques avec
l’analyse des dysfonctionnements organisationnels. Toutefois, rares sont les entre-
prises disposant à ce jour de tels systèmes intégrés. Leur mise au point nécessite
probablement la mise en œuvre d’un travail important de réflexion et de longue
haleine. Ces systèmes devront aussi s’appuyer sur une conception nouvelle des
données, avec une exploitation intensifiée de sources externes et la mise en place
de « communs de données ». L’effort à produire semble encore sur ce plan considé-
rable, et nécessitera non seulement la formation de comptables et de contrôleurs
experts de la RSE, mais aussi la constitution d’équipes pluridisciplinaires perfor-
mantes, ce qui pour l’heure ne semble être qu’un objectif atteignable sinon à long
terme, du moins à moyen terme.

Vous aimerez peut-être aussi