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ANDRÉ CEPEDA FERME LE DIAPHRAGME

L’œuvre photographique d’André Cepeda se nourrit des périphéries des grandes villes
portugaises : d’abord et pendant longtemps dans les environs de Porto, et depuis cinq ans
dans ceux de Lisbonne. À la lisière entre le construit, l’abandonné et la friche, entre des
mauvaises herbes perçant le béton et des flaques d’eau sur des restes de bitume, le
photographe trouve ses images dans des zones où personne de l’extérieur ne s’aventure. Les
rares figures humaines qui apparaissent sur ses clichés habitent ou occupent, parfois
seulement temporairement, ces zones limites. Les personnes représentées sont socialement
à l’égal de leur emplacement géographique : à la marge, tels que les migrants venus, entre
autres, des anciennes colonies, les sans-abris, les Roms, les délaissés de la société portugaise
déchirée par deux crises économiques en dix ans. C’est en flânant principalement dans les
bidonvilles et les quartiers d’HLM que l’artiste photographe nourrit son archive, guidé par
son intuition, sans plan préétabli, mais les sept sens en alerte. En un deuxième temps, des
mois après ses heures et journées de fébrilité passées en banlieue, il traite sa récolte, des
images presque bancales, obtenues sans forcing, calculées jusqu’à ce qu’elles implosent
presque, dénuées de tout effet de beauté au premier degré. Il agence le fruit de ses dérives,
des clichés aux intentions obscures, sans intention de séduction, au bord de l’oubli, pour
construire une, voire des narrations.

Mais voilà qu’André Cepeda, en vue de l’exposition à Rialto 6 à Lisbonne, a quitté pour la
première fois son périmètre pour se diriger vers les terres qui avait déjà exercé leur attirance
sur les tous premiers photographes et tous les suivants : le pourtour méditerranéen avec ses
ruines antiques. Le berceau de « l’humanité » européenne. Joseph-Philibert Girault de
Prangey tirait le premier le portrait de l’Acropole d’Athènes en 1842, seulement trois ans
après la date officielle de l’invention de la photographie. À l’opposé des photographies des
ancêtres, le Parthénon1 vu par André Cepeda est tout d’abord un ensemble de fragments –
élément premier de la ruine. L’approche inhabituelle du monument de référence de la
culture occidentale2 amène aussi l’artiste à un cadrage inattendu : si le temple et trésor grec
dans son état actuel est un lieu de courants d’air, sans murs et sans toit, l’artiste
photographe le présente pour nous donner l’impression d’être dans un intérieur clos, tout
en proposant des ouvertures pour que le regard puisse s’échapper. Le troisième aspect, qui
rend son travail, dans le cadre de certaines prises, unique, consiste dans l’emploi d’une
pellicule périmée, donnant aux photographies une teinte de sépia. Loin de toute nostalgie,
l’artiste a manipulé les tirages en leur prêtant un côté surexposé, en les inondant de lumière.

Si André Cepeda est connu pour son regard sombre sur le présent, il nous surprend ici en
fermant le diaphragme, avec une vue sur le passé antique qui baigne dans la lumière
rayonnante du Sud européen. Le même Sud qui a été financièrement étranglé en 2010/2013
par les bourses mondiales à la suite de la crise des surprimes américaines de 2008 et dont
certains pays créditeurs du Nord allaient jusqu’à se demander si la Grèce faisait partie de
l’Europe. L’artiste établit un lien entre le présent et le passé pour l’exposition SOPRA, entre
1
Parthénon signifie « appartements pour femmes célibataires ». Conçu comme temple et comme trésor, il fut érigé en un
temps record entre 447 et 438 av. J.-C. en l’honneur de la déesse Athéna Parthénos, protectrice de la cité d’Athènes, avec
comme maître d’œuvre Phidias.
2
De nombreuses nations occidentales s’en inspirèrent pour héberger leurs institutions politiques – parlements, assemblées
ou palais de justice – mais aussi leurs institutions culturelles – bibliothèques, universités, théâtres ou musées – ou encore
leurs institutions financières, comme les banques ou les bourses.

1
son ici portugais et son ailleurs grec. Il le réalise à l’aide de deux concepts de la ruine. La
vidéo, dans le hall d’accueil de Rialto 6 plongé dans le noir, présente des plans en noir
(profond) et blanc, fixes et longs, comme des photographies animées qui se succèdent. Le
dernier plan de la boucle montre quatre piliers rectangulaires en béton, décomposés par la
faune et la flore, le vent et la pluie, quelque part dans une banlieue de Lisbonne.

Descendant l’escalier vers le sous-sol, à Rialto 6, en se dirigeant vers la lumière pour


atteindre la salle d’exposition, le spectateur fait face à ses tirages à taille humaine des vues
fragmentaires des colonnes doriques du Parthénon d’Athènes et des plaques de pierre ayant
constitué des sols, des milliers d’années avant nous. Les colonnes du Parthénon sont à
l’opposé des quatre stèles décapitées et immobiles rendues en plan fixe dans la vidéo de la
salle d’accueil. Gageons qu’elles périront bien plus vite que celles du Parthénon – déjà à
cause de leur construction en béton armé 3, mais aussi pour leur insignifiance esthétique.
Dans la vidéo, leur immobilité contraste avec les herbes qui bougent lentement avec le vent
et qui, dans un temps encore plus lent, prendront le dessus.

Ces colonnes modernes qui se décomposent, sont de l’ordre postapocalyptique, à l’opposé


des ruines romantiques du Parthénon, si l’on suit l’argumentaire de Nathanaël Wadbled
développé dans son essai, Les Imaginaires écologiques des ruines romantiques et
postapocalyptiques : représenter le sauvage et la pollution contre l’artificialisation moderne. 4
Il note : « La vision postapocalyptique montre symétriquement le monde d’après : la nature
sauvage a été détruite et remplacée par un monde artificiel, lui-même irrémédiablement
détruit… L’ensauvagement de ces ruines n’est cependant pas un retour romantique à la
nature telle qu’elle était avant la modernité… La nature postapocalyptique est de la même
manière composée de non-humains qui avaient été domestiqués du temps de la
modernité. » Dans son essai, il renvoie la vision postapocalyptique à la vision romantique,
qui s’oppose au monde moderne, tendant vers une artificialisation totale à travers
l’industrialisation et l’urbanisation. Il écrit, et ces lignes pourraient aussi s’appliquer à
l’Acropole : « La représentation romantique d’une nature sauvage s’offrant au voyageur est
inséparable du contexte de la révolution industrielle », en se référant entre autres au Livre
des passages de Walter Benjamin. Il continue : « Ce contexte suit l’enthousiasme des
Lumières pour le progrès domestiquant une nature hostile… La nature apparaît alors comme
fragile et les non-humains comme menacés par les moyens d’artificialisation du monde
moderne. Le voyageur Comme le visiteur d’une exposition qui découvre un tableau, vient
du monde moderne artificialisé. C’est toujours le lieu d’où provient le regard. »

Si la modernité se fonde sur l’aberration, à la finalité autodestructrice, de la séparation


nature/culture conceptualisée tout d’abord par les anciens Grecs 5, nous prenons aujourd’hui
en considération, entre autres grâce à Bruno Latour, « que des agents non humains sont
doués d’agentivité au sens pragmatique où leur action produit un effet. Au même titre que
les êtres humains, ce sont des puissances animées au sens où elles agissent et façonnent la

3
« Le béton (armé) incarne la logique capitaliste. Il est le côté concret de l’abstraction marchande. Comme elle, il annule
toutes les différences et est à peu près toujours le même… Monotonie du matériau, monotonie des constructions que l’on
bâtit en séries selon quelques modèles de base, à la durée de vie fortement limitée, conformément au règne de
l’obsolescence programmée. » Quatrième de couverture d’Anselm Jappe, BÉTON – arme de construction massive du
capitalisme, L’échappée, Paris, 2020
4
https://www.cairn.info/revue-societes-2020-2-page-103.htm
5
Beat Wyss, Trauer der Vollendung, p. 46, Matthes & Seitz, Munich, 1989

2
matière. »6 Nous sommes loin d’une fragilité de la nature, telle que la vision romantique
l’avance. Nature est pour nous un concept pour garder le vivant à distance et dont la camera
obscura est un puissant outil. A force de vouloir dominer ce que nous appelons nature, elle
nous domine de plus en plus. Pensons seulement aux effets du surchauffement climatique
de ces derniers mois.

Le voyage d’André Cepeda aux sources de l’Occident, « l’enfance historique de l’humanité »


selon Karl Marx7, nous surprend, bien que l’architecture soit très présente dans son œuvre.
Mais il s’agit d’une architecture périphérique, vernaculaire, celle des favelas et des
immeubles anodins, des façades vitrées aux fausses prétentions. Parfois le photographe s’est
aventuré dans des ruines de palais de noble locaux, mais pas plus loin. Et voilà que l’artiste
se tourne vers l’architecture de la Grèce antique.

Soyons conscients : L’art grec a été oublié pendant des siècles. Le Parthénon a servi pendant
un moment d’église, et l’Érechthéion fut transformé d’église en palais et en harem (sous la
domination ottomane, qui dura plus de 400 ans). Du temps des chrétiens des IV e et Ve
siècles, transformer une sculpture grecque de marbre en chaux pour la construction était un
acte de piété. Et couler le bronze des sculptures grecques, au Moyen-Âge, était une
nécessité. C’est surtout Johannes Joachim Winckelmann qui ramena l’antiquité grecque dans
la conscience européenne au milieu du XVIII e siècle sous l’auspice des Lumières. Et c’est à la
vision utopico-idéalisante de Winckelmann, qui n’est jamais allé plus loin que Rome, que
nous devons l’équation « antiquité grecque = idéal de beauté ». Georg Wilhelm Friedrich
Hegel, partageant les thèses principales de son compatriote tout en critiquant l’invitation à
caresser les parties douces des sculptures des déesses, chérissait une profonde admiration
pour les colonnes grecques. Il les désignait comme des « éléments basiques d’utilité et de
beauté ».

André Cepeda a rapporté des photographies de colonnes aussi. Mais ses images sont
fracturées, fragmentées, à l’égal des ruines qu’il a photographiées. Comme si le miroir était
brisé. Considérons ces images à la lumière d’une remarque que Dietrich Hardt a déjà faite en
1994 : la constante appropriation et réinterprétation de la culture antique, encore de nos
jours, est subventionnée à haute dose par l’Etat à travers ses propres instances : universités,
musées et académies. Dietrich Hardt écrit : « Il semble que ce travail sert de sauvegarde du
noyau dur de la transmission culturelle de l’Europe, dont bon nombre de critiques de cette
conscience ségrégationniste se sont mordu les dents… Il est indubitable que la construction
d’une “Antiquité” capable d’ériger un ordre symbolique et de déclencher des processus
d’identification dans une perspective de modernisation a rendu possible, et seulement elle,
la délimitation et l’exclusion des cultures qui lui sont étrangères, c’est à dire celles d’Afrique,
d’Asie et de l’Orient. »8 et je rajouterais celles des Amériques.

L’exposition SOPRA esquisse un arc entre un passé millénaire, exemplaire pour toute la
culture occidentale et instrumentalisé par l’Europe coloniale, et un présent à la marge d’une
capitale européenne au passé colonial dont les séquelles restent perceptibles dans ses
6
https://www.cairn.info/revue-societes-2020-2-page-103.htm
7
Citons aussi des auteurs du XVIIIe siècle tels que Thomas Blackwell ou Johann Gottfried Herder, qui voyaient en l’Antiquité
grecque l’enfance de l’humanité, comme par la suite Georg Wilhelm Friedrich Hegel
8
Dietrich Hardt, Über die Geburt der Antike aus dem Geist der Moderne, International Journal of the Classical Tradition, Vol.
1, N° 1, Summer 1994, pp. 89-106 (traduction de l’auteur)

3
marges. C’est à la marge de la métropole coloniale que vivent l’homme et les deux femmes
rencontrés par l’artiste et présents dans l’exposition. Si dans la vidéo leurs lents
mouvements peuvent échapper à notre observation, ils échappent à coup sûr à la vie
hectique et pressée de la métropole. Les deux femmes sont allongées sur la terre battue,
parfois en tête à tête et les yeux fermés, il leur arrive de cligner des yeux quand le soleil les
dérange. Comme l’homme à la tête projetée sous forme de diapos, elles paraissent vivre
dans un autre temps. Celui des antécédents grecs ? Et de quoi rêvent-elles ? D’un meilleur
monde ? D’une vie non soumise ? D’un souffle qui les emporte ? Doucement elles respirent.

Encore aujourd’hui, au début du XXI e siècle, le canon de référence pour la représentation du


corps humain reste l’idéal grec, repris par la Renaissance, transmis jusqu’aux académies du
XIXe siècle et il domine encore aujourd’hui les esthétiques publicitaires. Mais, avec ses
clichés rapportés de Grèce, André Cepeda tourne le dos à la statuaire classique. Même pas
une image d’un cavalier Rampin ou d’une Caryatide. Avec son viseur il n’a cadré que
l’architecture. Sauf que là, dans le côté gauche du fronton est du Parthénon, se niche un
survivant qui a échappé au vandalisme chrétien du premier millénaire, au tremblement de
terre d’Athènes de 1687 et à la rafle de l’ambassadeur britannique à Constantinople. Avec
un papier douteux de l’administration ottomane, Thomas Bruce, comte d’Elgin, faisait entre
1801 et 1805 démonter 12 statues des frontons est et ouest, 13 métopes et 156 plaques de
la frise à son propre compte « pour faire progresser le bon goût en Angleterre », comme il
l’écrivait. Au total, plus de 200 caisses quittèrent le port du Pirée pour enrichir, après que le
noble Anglais se fut ruiné, les collectons du British Museum à Londres.

La seule sculpture photographiée par l’artiste et présente dans l’exposition est celle d’un
homme allongé, appuyé sur son coude. D’ailleurs, il est difficile de déterminer le genre sur le
tirage, car la sculpture ressemble moins à un être humain et plus à un mannequin sans
visage pour dessinateur. Cette figure à la main ébréchée, prise en contre-plongée, semble
porter avec son chef un pignon du Parthénon. Une sorte d’Hercule qui ne se sert pas de ses
mains mais porte le toit de l’architecture la plus marquante de l’Occident sur la tête. Avec
André Cepeda, nous l’appelons non sans ironie l’« esclave ».

Sa représentation photographique est accrochée vers la fin de l’exposition, entre une paire
de mains ouvertes et une sphère de marbre foncé. Les mains font un geste de réception, la
sphère renvoie à la tête de l’homme en dia-projection, et les lignes de vie des deux mains
rappellent les veines de la boule en marbre. La figure au marbre blanc coincée dans l’angle
du fronton ne peut quitter sa place, sinon le toit du temple s’écroule, mais peut-être
aimerait-il bien lire dans les lignes de vie des mains ouvertes, qui elles aimeraient, peut-être,
recevoir la boule de décoration urbaine en marbre foncé et aux veines visibles. Ainsi les
traits des mains rejoindront les traits des veines de la sphère, le passé se fondra avec le
présent, dans une lumière de soleil noir.

Joerg Bader
1er janvier 2023

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