Vous êtes sur la page 1sur 23

Droit et société

Réflexions autour de la conception post-moderne du droit


Pauline Maisani, Florence Wiener

Résumé
La rationalité, l'effectivité et la légitimité de la règle de droit posent aujourd'hui problème. Afin de rendre compte de ces
évolutions du champ juridique, divers auteurs proposent l'avènement d'un nouveau paradigme post-moderne. Ce projet,
également militant puisqu'il s'inscrit dans une volonté de démocratisation du droit, s'incarne dans la notion de complexité, et
invite à une rupture épistémologique. Cette analyse, indéniablement stimulante, laisse pour autant certaines questions en
suspens, qui concernent aussi bien la conception théorique et pratique du droit que la validité du saut épistémologique proposé.

Abstract
Thoughts upon the Post-Modern Conception of Law.
Today, the rationality, effectiveness and legitimacy of law is in question. In order to account for this evolution, some authors call
for the development of a new post-modern paradigm. This project, which is also political as it is founded in the desire for a more
democratic law, invites us to make an epistemological break. Although such analysis is undoubtedly stimulating, it leaves
unanswered several questions concerning the theoretical and practical definition of law as well as the validity of the proposed
epistemological break.

Citer ce document / Cite this document :

Maisani Pauline, Wiener Florence. Réflexions autour de la conception post-moderne du droit. In: Droit et société, n°27, 1994.
Production de la norme juridique. pp. 443-464;

doi : https://doi.org/10.3406/dreso.1994.1285

https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1994_num_27_1_1285

Fichier pdf généré le 08/11/2019


Droit et Société
(p. 443-464)
27-1994
Réflexions

autour de la conception

post-moderne du droit

Pauline Maisani *, Florence Wiener **

Résumé Les auteurs

La rationalité, l'effectivité et la légitimité de la règle de droit posent


aujourd'hui problème. Afin de rendre compte de ces évolutions du
champ juridique, divers auteurs proposent l'avènement d'un nouveau Pauline
Diplômée
Politiques
d'Études
Paris
de
social.
et une
logiques
l'entreprise
: association
LaMaisani
d'interaction
Politiques
controverse
de
de l'Institut
Paris.
comme
deDEA
deriverains
entre
et
acteur
d'Études
l'IEP
analyse
EDF
de :
paradigme post-modeme. Ce projet, également militant puisqu'il
s'inscrit dans une volonté de démocratisation du droit, s'incarne dans la
notion de complexité, et invite à une rupture épistémologique. Cette
analyse, indéniablement stimulante, laisse pour autant certaines questions
en suspens, qui concernent aussi bien la conception théorique et
pratique du droit que la validité du saut épistémologique proposé. Florence Wiener
Diplômée de l'Institut d'Études
Politiques de Paris. DEA
Complexité - Crise du droit - Démocratisation du droit - Post-modernité - d'Études Politiques de l'IEP de
Régulation juridique. Paris : Le Conseil d'État : acteur
ou auteur de la régulation
juridique ? Trois illustrations : la laïcité
de l'institution scolaire, les droits
Summary de l'enfant et la bioéthique.

Thoughts upon the Post-Modem Conception of Law


Today, the rationality, effectiveness and legitimacy of law is in question.
In order to account for this évolution, some authors call for the devel-
opment of a new post-modern paradigm. This project, which is also
political as it is founded in the désire for a more démocratie law, invites
us to make an epistemological break. Although such analysis is
undoubtedly stimulating, it leaves unanswered several questions con-
cerning the theoretical and practical définition of law as well as the
validity of the proposed epistemological break.

Complexity - Crisis of law - Démocratisation of law - Légal régulation -


Post-modernism.

Le débat autour de la post-modernité touche aujourd'hui * 106 rue Caulaincourt,


l'ensemble des branches de la connaissance. Les sciences dures F-75018Paris.
comme les sciences sociales sont confrontées à la question de ** 130 rue Amelot,
F-75011 Paris.

443
P. Maisani, F. Wiener l'entrée dans une ère post-moderne. Assistons-nous à une
Réflexions autour de la transition paradigmatique et historique qui verrait les conditions du
conception post-moderne savoir et de la régulation du réel modifiées ? Jacques Derrida et
du droit
plus encore Jean-François Lyotard ont attaché leur nom à ce débat
en contribuant à le lancer, avant qu'il ne se particularise au sein de
chaque spécialité. C'est donc dans le cadre d'une réflexion globale
que s'est également engagée la discussion dans le champ
juridique sur l'avènement d'un nouveau paradigme, débat dont nous
nous proposons dans cet article de rendre compte, même s'il est
encore difficile d'en proposer un bilan.
Divers théoriciens du droit ont en effet défendu la thèse d'une
rupture d'envergure, d'un basculement entre modernité et
postmodernité. L'évolution actuelle dans le domaine juridique conduit
à une redéfinition de la nature de la norme et de sa place dans
l'ordre social. Il semble désormais qu'il faille prendre en
considération une relativisation du droit, ce qui revient à mettre
radicalement en cause la conception de la règle juridique jusqu'ici
communément acceptée. Les tenants du post-modernisme
proposent par conséquent de se donner les outils conceptuels pour
penser un droit relatif. Cette démarche comporte des enjeux de taille,
le plus important d'entre eux étant peut-être la démocratisation
sociale par le droit. Le droit post-moderne serait en effet la voie
pour une norme plus accessible, rendue à de justes proportions et
désacralisée, de même qu'il signifierait la politisation du champ
juridique. La conception post-moderne du droit renvoie donc à
une réflexion politique sur l'État, dont la souveraineté doit être
conçue nouvellement dans des sociétés de plus en plus éclatées.
La problématique qui semble guider la réflexion de ce courant
théorique révèle un dilemme dont les termes sont bien exposés
par Boaventura de Sousa Santos1. L'évolution de la société vers
davantage de fragmentation mais aussi de globalisation étant
considérée comme un fait acquis, la question juridique se pose en
ces termes : ou bien le droit demeure inchangé au risque d'être
bientôt ignoré, ou bien il reste en phase avec les dynamiques
sociales, mais alors il lui faudra consentir à se trouver dévalué en
tant que référence normative. Confrontés à cette alternative, les
tenants du post-modernisme se prononcent pour la deuxième
solution, motivant leur engagement pour penser une rupture
paradigmatique dans le domaine juridique. Finalement, leur
ambition est double. D'une part, ils affirment leur volonté de continuer
à rendre compte du réel, ce qui nécessite un renouvellement des
outils théoriques et des cadres de pensée. D'autre part, ils
souhaitent transformer le réel en stimulant une dynamique de
démocratisation, en encourageant une banalisation du droit comme mode
1. Boaventura de Sousa Santos, de régulation sociale équitable.
« Towards a post-modem
understanding of law », in Légal Avant de considérer ces propositions, il convient d'en exposer
culture and every day hfe, Oftati brièvement les termes. Quel constat de crise constitue leur point
Proceedings, 1989. de départ ? De ce constat dépendent les ambitions et les concep-

444
tions de la théorie post-moderne. Dans cette perspective, parce Droit et Société 27-1994
que le courant post-moderne se fonde sur l'idée d'une rupture
historique majeure, et suggère pour la penser de renouveler l'appareil
conceptuel et théorique, c'est une véritable rupture épistémologi-
que qui est avancée.
Pourtant, ces suggestions théoriques appuyées parfois par des
arguments militants laissent plusieurs questions en suspens. On
peut s'interroger tout d'abord sur le devenir de l'objet droit dans
cette théorie. Ne doit-on pas craindre une certaine dilution de la
norme juridique ? Sa relativisation ne vient-elle pas ébranler son
statut, et par là même menacer son autorité ? Au delà des
répercussions pour l'objet droit stricto sensu, quelles sont les
conséquences pour la société tout entière ? Comment envisager un
processus de démocratisation sociale par cet outil affaibli ? Enfin,
nous voudrions revenir sur les termes de la controverse à
proprement parler, entre modernité et post-modernité, sur la pertinence
de l'opposition de ces deux notions.
Toutes ces questions sous-tendent le débat post-moderne ; il
convient de les aborder avec une double réserve : tout d'abord, il
semble bien téméraire de vouloir présenter aujourd'hui des
conclusions définitives à propos d'une controverse encore
mouvante et à peine initiée. Ensuite, nous ne prétendons ni à l'exhaus-
tivité, ni même au renouvellement du questionnement théorique.
Nous invitons le lecteur à recevoir les pages qui vont suivre
comme de simples réflexions, à l'occasion polémiques, suscitées
en réaction à un débat parfois bien ésotérique.

1. Vers une révolution théorique ?

Parce que les théoriciens du droit post-moderne prennent acte


de l'incapacité de la conception moderne du droit à rendre compte
de la réalité actuelle du champ juridique, ils contestent les
fondements théoriques et épistémologiques utilisés dans le cadre de
la recherche sur le droit et la régulation juridique.

1.1. Les crises du droit moderne


La conception moderne du droit est en effet jugée obsolète
par nombre de théoriciens en raison d'une triple crise qui affecte
ses principaux fondements : l'État connaît des difficultés dans
l'exercice de sa fonction de régulation et partant dans la
production des règles juridiques ; la règle de droit elle-même est
confrontée à une crise de rationalité suscitée par son incapacité croissante
à rendre compte du réel et à le façonner ; enfin l'outil juridique
voit de ce fait sa légitimité contestée comme source de régulation
sociale.
Le rôle dominant sinon exclusif de l'État dans la production
du droit et donc dans la maîtrise de la régulation sociale globale

445
P. Maisani, F. Wiener s'efface au profit de nouveaux acteurs, publics comme privés. Les
Réflexions autour de la instruments et les méthodes d'action de l'État libéral comme de
conception post-moderne l'État social ne garantissent plus une orientation efficace des faits
du droit
sociaux ; c'est pourquoi Pierre Rosanvallon en appelle à une
« immense révolution de nos représentations juridiques et
politiques qui rend nécessaire le dépassement de l'État-providence
comme forme unique d'expression et de réalisation de la solidarité
collective ». Selon lui, en effet, « l'hypersocialisation par le haut ne
permet plus de répondre aux demandes induites par la
désocialisation à la base2 ». Dans le champ juridique, on constate en réalité
que de nouvelles sources de droit ont émergé, qui ont porté
atteinte au monopole étatique en la matière ; et sur le plan
institutionnel, il est désormais classique de noter la double concurrence
que subit l'État dans l'exercice de la production normative, de la
part d'autorités infra-étatiques (collectivités locales) et
supra-étatiques (organisations internationales dotées d'un pouvoir normatif
2. Pierre Rosanvallon, La crise auxquelles l'État est partie, à commencer par la Communauté
de TÉtat-Providence. Paris, Éd. du européenne). Malgré cela, l'ordre normatif issu de l'œuvre du
Seuil, 1992.
3. On peut souligner avec André- législateur n'a pas disparu, et tend de plus en plus à être infléchi par
Jean Arnaud que l'avènement l'administration et le juge3. Mais il faut également souligner
d'un droit jurisprudentiel porte l'apparition d'acteurs privés parmi les sources du droit — des
déjà atteinte à la validité de la entreprises, des associations, voire des particuliers, qui attestent la
conception moderne du droit :
Pour une pensée juridique vitalité et même la revendication de la société civile en ce qui
européenne, Paris, PUF, 1991. concerne sa participation à l'établissement des règles destinées à
4. Alain Chouraqui, « Normes régir les comportements de ses membres.
sociales et règles juridiques : Il y a donc désormais une pluralité des sources du droit, y
quelques orientations sur des
régulations désarticulées », Droit compris en ce qui concerne la production des normes
et Société, 1989, n* 13, p. 417- macrosociales ; A. Chouraqui l'a mis en évidence dans le domaine des
434. relations du travail où le rôle du législateur est désormais
5. Michel Rocard affirmait subsidiaire. Il ne consiste qu'à poser des règles générales, de manière à
encore récemment au cours
d'une intervention télévisée que préserver l'autonomie des acteurs pour ce qui concerne la
la réduction de la durée du détermination des dispositions particulières 4. Si les différents
travail ne pourrait être réalisée domaines d'intervention du droit et donc de l'État sont inégalement
que par des accords négociés atteints par ce mouvement, rares sont ceux qui y échappent
par les partenaires sociaux sur
les lieux de travail ; en aucun cas complètement 5 ; sans doute convient-il de conclure avec F. Ost
la voie législative « autoritaire » que le droit libéral généré par l'État de droit, aussi bien que le
ne devrait s'y substituer, tout au droit social produit par l'État-providence sont en crise 6. Ce
plus pourrait-elle fixer un cadre
général pour de telles processus se situe au cœur de la complexification des faits sociaux mise
négociations. en évidence par M. Crozier. Celle-ci résulte aussi bien du progrès
6. François Osr, « Jupiter, scientifique et technique que du développement des
Hercule, Hermès : trois modèles communications (de manière générale, Crozier évoque « l'accroissement des
du juge », in Pierre Bouretz, La
force du droit. Panorama des interrelations entre les hommes 7 ») et des revendications
débats contemporains. Paris, Éd. d'autonomie de la part d'un nombre croissant de groupes ou d'individus
Esprit, 1991, p. 241-272. isolés. Un tel mouvement implique la caducité de l'idée webe-
7. Michel Crozier, « La crise des rienne selon laquelle la régulation légale-rationnelle permet sinon
régulations traditionnelles », in
Henri Mendras, La sagesse et le d'éradiquer, au moins de maîtriser la complexité des faits sociaux.
désordre. Paris, Gallimard, 1980, L'émergence de nouvelles sources de régulation juridique
p. 376. s'explique parce que l'État ne domine plus une réalité de plus en plus

446
mouvante et rétive aux schémas normatifs uniformes ou trop Droit et Société 27-1994
généraux. Ce processus affecte donc la rationalité unitaire de la
règle juridique, qui est mise à mal par la pluralité des sources de
droit, et atteint la légitimité du droit comme instrument de 8. Jean-François Lyotard, La
régulation. La règle juridique, contestée au nom de son incapacité à condition post-moderne. Paris, Éd.
rendre compte de la complexité du réel et donc à le façonner, voit son de Minuit, 1979.
autorité s'éroder. D'une part, elle est concurrencée par des modes 9.« The Boaventura de Sousa Santos,
post-modem transition
de régulation non juridiques, et d'autre part, les rationalités law and politics », in A. Sarat et

:
concurrentes qu'elle reflète lui font perdre sa spécificité : elle est T. R. Kearns (eds), The Fate of
de plus en plus difficilement considérée comme l'expression law, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1991. Sousa
sacralisée de la volonté générale, incarnant la raison universelle et Santos expose ici une théorie
matérialisée par le Code. La thèse de J.-F. Lyotard s'applique à cet renouvelée de la révolution
égard parfaitement au domaine juridique dans lequel, là aussi, sociale dans le contexte
post-moderne. Il écrit : « La disparition
« le grand récit a perdu sa crédibilité 8 ». progressive de l'aura
La pertinence de la conception moderne du droit est donc symbolique du droit va créer un vide
discutable pour rendre compte de la réalité du champ juridique dans dans notre imaginaire social.
Après un siècle de réformisme
les sociétés avancées. La règle de droit ne peut plus désormais juridique par petites touches, il
être correctement conçue selon la visée positiviste, c'est-à-dire est cependant impossible de
comme l'instrument rationnel d'un progrès social maîtrisé. Il remplir ce vide en usant du
convient donc d'adopter un nouveau paradigme pour appréhender vieux concept de révolution
sociale à grande échelle. Une
le droit. révolution sociale post-réformiste ne
peut être qu'un réseau de micro-
révolutions, opérées localement,
1.2. L'alternative post-moderne au sein des communautés
politiques, où qu'elles soient
Avant d'aborder à proprement parler ce nouveau paradigme, il créées » (p. 116). Et il conclut
peut être utile de préciser la démarche des théoriciens du l'article par ces mots : « n
postmodernisme. Au delà du même constat empirique de importe peu que ces
micro-rationalités soient réduites, ou même
l'inadéquation du paradigme moderne dont nous venons de rendre compte, de faible envergure, pourvu
ces auteurs partagent également l'idée d'une rupure majeure dans qu'elles explosent à proximité
le domaine juridique, tant historique qu'épistémologique. C'est de nous. »
ainsi qu'il faut comprendre les appels en faveur d'un « nouveau 10. Voir André-Jean Arnaud,
Pour une pensée juridique
sens commun juridique » (B. de Sousa Santos), ou d'une « nouvelle européenne. Paris, PUF, 1991.
raison juridique » (A.-J. Arnaud). Dans cette prise de position, une 11. Nous rejoignons ici Michel
part d'engagement, voire de militantisme, est à prendre en Miaille qui écrit dans un article
considération. Les termes de modernité et post-modernité ne sont en intitulé « La critique du droit » :
« Une position critique en Droit
effet pas neutres, pas plus que l'affirmation d'une rupture épisté- fait le lien entre un mode de
mologique. Pour reprendre l'exemple de B. de Sousa Santos, le raisonnement et ce qui excède
droit post-moderne est la promesse d'une démocratisation celui-ci, ce qui apparaît en dehors
politique et sociale9. Pour André-Jean Arnaud, le rapprochement du de lui : son point de départ
effectif. Elle ne s'arrête pas au seul
droit post-moderne et des progrès du droit européen témoigne contenu d'une position ou d'une
d'aspirations qui vont certainement au delà de la prise de position interprétation : elle veut, en
théorique 10. L'engagement est sans doute indissociable de la même temps, la réinsérer dans
un jeu de formes, sociales et
critique du droit, surtout lorsque cette critique soutient l'idée d'une politiques, qui en sont l'origine
rupture épistémologjque et historique avec la « Modernité » ". réelle. {...] On comprend que
Enfin, on peut souligner un dernier trait commun qui réside dans une telle perspective, la
seule position tenable par la
dans la démarche qu'empruntent ces théoriciens de la critique est celle de la polémique
postmodernité. Désireux de rompre avec les outils théoriques propres et non du surplomb. » {Droit et
au paradigme moderne et de tenir compte de l'aléa, ils font appel Société, n' 20/21, 1992, p. 80).

447
P. Maisani, F. Wiener à la théorie des jeux12. Les termes de jeux, de ludisme, de
Réflexions autour de la cartographie, comme moyens de mise en forme des faits sociaux sont
conception post-moderne fréquents sous la plume de ces auteurs qui cherchent à rendre
du droit compte de la multitude de mini-rationalités à l'œuvre dans les
relations sociales. André-Jean Arnaud montre par exemple que
l'on assiste au passage d'un « jeu fermé entre individus
appartenant à des statuts en nombre limité, pour faire des opérations
également en nombre limité, [...] à un modèle ouvert, où l'informel
gagne du terrain, et où les acteurs jouent un rôle jusque dans
l'élaboration de la décision complexe qui fonde la règle du jeu13 ».
Dans les interactions entre le juridique et le social, une règle du
jeu continue d'exister mais elle se fait plus fluctuante, et devient
ouverte à une « négociation » entre les participants. François Ost
12. Jacques Lenoble confirme la met également en avant la théorie des jeux, qui est seule selon lui
pertinence de cet outil dans une à pouvoir rendre compte d'une rationalité paradoxale et éclatée 14.
perspective de rénovation Boaventura de Sousa Santos préfère quant à lui la cartographie
épistémologique : « Le modèle
de rationalité de la théorie des pour appréhender le droit 1S, mais il s'agit du même effort
jeux bute lui aussi sur de théorique pour trouver une forme appropriée à la théorie post-moderne
l'indécidable, qui oblige non pas dans le domaine juridique. Dans cette perspective, les tenants du
à verser dans je-ne-sais quel post-modernisme proposent de partir des observations empiriques
irrationalisme, mais à en
redessiner le modèle et les qui semblent démontrer la pertinence d'un changement radical
présupposés. » (« Le juge et la dans la pratique et corrélativement, dans la théorie juridique.
modernité », Le Débat, n° 74, Le paradigme post-moderne abandonne donc l'univocité et la
mars-avril 1993, p. 175-183).
simplicité pour adopter le parti de la complexité. Entre les espaces
13. André-Jean Arnaud, « Du jeu
fini au jeu ouvert. Réflexions juridiques local, étatique et supra-national, des recoupements
additionnelles sur le Droit s'opèrent. Apparaît ainsi l'un des concepts clefs de la théorie
postmoderne », Droit et Société,
n" postmoderne, à savoir la pluralité juridique — entendue comme
17/18, 1991, p. 38-55.
coexistence au sein d'un même champ politique de différents
14. François Ost, « Jupiter,
Hercule, Hermès trois modèles espaces juridiques superposés et combinés dans l'esprit et les
du juge », op. cit.. actions de chacun16. Du fait de la porosité juridique actuelle, les
:

15. Boaventura de Sousa Santos, réseaux juridiques se superposent et s'entrecroisent, donnant


« Droit une carte de la lecture naissance à un phénomène d'interlégalité, processus dynamique
:

déformée. Pour une conception


post-moderne du droit », Droit de combinaison irrégulière et instable des systèmes juridiques. La
et Société, n* 10, 1988. Sousa réflexion axée sur la définition d'un nouveau paradigme juridique
Santos propose dans cet article part donc de la nécessité d'englober la complexité et la flexibilité
de remplacer le paradigme
moderne simple dont témoigne la recherche empirique. Le droit post-moderne est
correspondance/non finalement fluctuant, banalisé et étendu, pluriel et souple17 . Selon
correspondance entre le droit et
la société par un paradigme 16. Jacques Commaille propose de distinguer pluralisme normatif et pluralisme
complexe post-moderne inspiré juridique. Il définit le premier comme la relativisation de la place du droit dans
de la cartographie. Ce nouveau l'économie normative des sociétés marquées par l'existence de zones de
concept, axé sur les notions de recouvrement de plus en plus importantes entre le juridique et le social. Le
projection, d'échelle et de pluralisme juridique, par ailleurs, consiste en l'affirmation d'une multiplicité de
symbolisation, conceptualise de lieux de production et de gestion de la norme juridique, cf. J. Commaille, « Normes
manière plus adéquate les juridiques et régulation sociale : retour à la sociologie générale », in F. Chazel et J.
relations entre le droit et la Commaille, Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991.
1 7. La définition que donne Boaventura de Sousa Santos du droit post-moderne
société, bien plus compliquées dans l'article « The post-modern transition » est la suivante : « II s'agit d'un droit
qu'une simple relation de sans aura, interstitiel et presque informel, qui reflète les relations sociales au lieu
décalage ou de correspondance, de les modeler, de telle sorte que la distinction entre connaissance juridique
de congruence ou pas entre les professionnelle et non professionnelle perd sens (de même que le décalage entre
deux entités. droit théorique et droit pratique disparaît). »

448
Sousa Santos, s'il est encore marginal, à mesure qu'il gagne du Droit et Société 27-1994
terrain il affecte le symbolisme de la légalité moderne en la forçant à
la matérialité du hic et nunc1*. Par ailleurs, la théorie
postmoderne invite à se départir des recherches qui se concentrent sur
le contenu normatif du droit et ne prêtent pas une attention
suffisante à sa dimension non normative, notamment symbolique.
Celle-ci est en effet essentielle à une bonne compréhension du
droit qui, au delà de la règle, est également représentation de la
réalité.
La rupture qui s'opère avec le paradigme moderne est donc
totale et achevée selon les tenants de la post-modernité. Mais en
quels termes est expliquée cette rupture, à la fois pratique et épis-
témologique ? Il apparaît que c'est dans ce domaine que les
divergences entre les théoriciens de la théorie post-moderne du droit
apparaissent le plus clairement.

1.3. La question épistémologique

L'affirmation d'une rupture majeure est partagée par


18. « Slowty but steadity, modem
l'ensemble du courant de la post-modernité, sans pourtant que ses law transits from planning to
postulats et ses implications soient toujours similaires. Si la nécessité ratification, from du ration to co-
heuristique et logique d'une telle rupture est affirmée, on peut presence, from generality to
reprocher à certains auteurs de l'affirmer sans l'expliquer. La particukirism, from abstraction to
remateriatization », cf.
proclamation d'un « nouveau sens commun juridique » est parfois un Boaventura de Sousa Santos,
moyen pratique de faire l'économie d'une démonstration logique. « Toward a post-modern
Ce n'est cependant pas le cas de tous les tenants du understanding of law », op. cit.
post-modernisme, André-Jean Arnaud étant sans doute l'un de ceux qui a le 19. Nous nous référons ici à
l'article où la réflexion
plus développé sa réflexion sur ce point 19. épistémologique est la plus
La rupture épistémologique se justifie par les phénomènes explicite, intitulé « Droit et
nouveaux qu'il convient d'expliquer et analyser. Dans cette Société : du constat à la
construction d'un champ
perspective, François Ost se montre partisan de penser la complexité
en soi et non plus comme « amendement et complication de commun
n* 20/21, »,1992,
Droitp.et17-37.
Société,
modèles simples » hérités du paradigme moderne 20. Au monisme 20. François Ost, « Jupiter,
moderne il faut maintenant substituer le pluralisme, dit-il, à Hercule, Hermès : trois modèles
du juge », op. cit.
l'absolutisme de la règle juridique, il convient de préférer les
21. On retrouve une ambition
principes de relativisme et de gradualité 21. De manière comparable, A.-J. comparable chez Sousa Santos
Arnaud souhaite que l'on mette fin à l'épistémologie moderne, à qui estime que les oppositions
l'opposition entre jusnaturalisme et positivisme. La voie pour y binaires entre État et société,
politique et économique, et
parvenir pourrait résider dans les paradigmes organisationnel et d'autres encore, sont autant
systémique, bien que d'autres puissent se révéler pertinents (il cite d'obstacles épistémologiques à
notamment les analyses interactionniste et fonctionnaliste). la connaissance. Progresser dans
la connaissance et l'explication
Les difficultés commencent après l'affirmation de la nécessité de notre réalité nécessite par
d'une telle rupture car les théoriciens du post-modernisme ne conséquent de mettre fin à cette
prennent pas en considération les mêmes évolutions pour la « orthodoxie conceptuelle », cf.
justifier. Sousa Santos part d'une critique du paradigme moderne qui, B. de Sousa Santos, On modes of
production of social power and
du fait de son principe fondamental simpliste selon lequel la law, Madison, Wisconsin,
question première se pose en terme de congruence (ou Institute for Légal Studies,
correspondance) entre formes juridiques et structures sociales, faillit à ren- « Working Papers », 1986.

449
P. Maisani, F. Wiener dre compte de la complexité contemporaine. Pour A.-J. Arnaud, le
Réflexions autour de la constat d'un retour à un certain esprit pluraliste dans le système
conception post-moderne juridique européen explique la rupture entre modernisme et
du droit
postmodernisme. Par delà leurs cheminements différents, ces auteurs
s'accordent tout de même sur la réalité de la révolution
paradigmatique qui est en train de s'opérer et sur la nécessité de
l'accompagner sur le plan théorique.
Il s'agit de rompre avec l'épistémologie positiviste jusqu'alors
prévalante pour fonder une épistémologie nouvelle qui tienne
compte de l'ensemble des phénomènes observables dans la
mesure où les tentatives précédentes de critique par la sociologie
du droit se sont montrées insuffisantes. La recherche sur la
pluralité juridique, ainsi que les études critiques du droit, comme
« distanciation critique des auto-conceptions des professionnels
du droit22 », ont en effet achoppé sur la question épistémologique.
Les travaux concernant les obstacles qui restreignent l'effet de la
société sur le droit aussi bien que ceux du droit sur la société —
par une réflexion sur la correspondance entre les formes du droit
et les structures sociales — déçoivent pour la même raison. En
faisant l'économie d'une réflexion épistémologique de fond, ces
réflexions sont restées prisonnières des cadres de pensée
positivistes, vouant à l'échec l'entreprise qu'elles avaient engagée. Ces
efforts n'auraient finalement conduit qu'à une connaissance
améliorée du droit sans pouvoir fonder une nouvelle discipline. Si leur
mérite est, selon André-Jean Arnaud, d'avoir favorisé la
constitution d'une science sociale du droit, ils n'ont pas permis de forger
une épistémologie critique suffisamment solide.
L'épistémologie positiviste avait pour principes la dualité du
«22.Droit
Boaventura
: une carte
de de
Sousa
la lecture
Santos, sujet et de l'objet, la hiérarchie des sources du droit, le postulat
déformée. Pour une conception déterministe selon lequel le droit est « programmé » et évolue
post-modeme du droit », Droit
et Société, n° 10, 1988. dans le sens du progrès, pour finalement devenir une sorte de
23. Boaventura de Sousa Santos, science infaillible. À l'épistémologie positiviste doit succéder une
« The post-modem transition : épistémologie « constitutive » pour reprendre le terme d'A.-J.
law and politics », op. cit., p. 98 : Arnaud, fondée sur de nouveaux concepts de référence :
« Le fait que, dans une période
de transition paradigmatique, la l'interdisciplinarité, l'interlégalité (conçue comme espace de chevauchement
question de la vérité ne puisse de différents systèmes juridiques), la pluralité juridique, la notion
être résolue qu'en termes de systèmes juridiques, la prise en compte de l'imaginaire et du
pragmatiques et rhétoriques vécu, la justiciabilité, l'idée de condition de légalité translocale...
explique l'échec des définitions
de la post-modernité usant de Pour éviter d'être rattrapé par les cadres de pensée positivistes, la
catégories abstraites. En un seule démarche possible consiste, comme le rappelle Sousa
sens, ces tentatives de définition Santos, à partir de l'expérience23. Il convient ensuite d'éclaircir
sont une façon moderne de
vouloir appréhender le post- deux points majeurs qui sont, selon A.-J. Arnaud, au cœur de
moderne ; ce sont des filets qui l'ensemble des concepts « révélés » par l'observation pratique et font
ne peuvent attraper le poisson. » le lien entre eux ; il s'agit d'une part du « choix du mode de
24. André-Jean Arnaud, « Droit régulation et de solution des conflits (notamment le développement en
et Société : du constat à la ces matières du formel et de l'alternatif) », et d'autre part de la
construction d'un champ
commun », Droit et Société, n° 20- « production de la norme juridique (pluralisme des sources du
21, 1992, p. 28. Droit, établissement de politiques, complexité de la décision) » 24.

450
Les tenants du post-modernisme proposent donc d'achever un Droit et Société 27-1994
processus de rupture qui doit être radical. Pourtant, en l'état
actuel des choses, des doutes subsistent quant à la possibilité
même d'abandonner l'épistémologie positiviste.
Quels sont en effet les outils que nous avons à notre
disposition pour opérer la révolution paradigmatique qui marquerait
l'avènement du post-modernisme ? La nécessité de se fonder sur
l'observation pratique pour échapper aux cadres de pensée
positivistes fait sens, mais n'est-ce cependant pas retomber dans
l'empirisme, qui reste attaché à l'épistémologie moderne ? Le recours à
la théorie des jeux n'est-il pas le moyen de supposer une
rationalité globale à partir de micro-rationalités qui ne se laissent pas
facilement appréhender ? Le risque est dans ces conditions de se
contenter de signaler l'existence de ces micro-rationalités sans
véritablement poser le problème suscité par le double mouvement
de fragmentation/globalisation du droit. Faut-il alors renoncer à
un sens global ? Le nouveau sens commun juridique laisse tout de
même supposer qu'une sorte de grille de lecture post-moderne
pourrait être esquissée. La réalité de cette rupture épistémologi-
que n'est donc pas sans poser problème. Peut-être faudrait-il se
contenter de revisiter le paradigme moderne, en lui insufflant plus
de souplesse de manière à tenir compte du pluralisme et de la
complexité actuels, sans toutefois le déclarer périmé. Après tout
l'épistémologie moderne ne repose-t-elle pas à la fois sur le doute
institué comme principe et le positivisme universaliste ?
Finalement, la rupture ne semble pas s'imposer d'elle-même.
Peut-être convient-il de lui préférer un élargissement des
possibles, une évolution du cadre moderne allant de pair avec la com-
plexification de la représentation de la réalité. Pour autant, une
fois ceci posé, une question majeure reste en suspens : où se situe
le glissement des catégories classiques de réflexion aux catégories
« post-modernes » ; s'opère-t-il différemment selon les domaines
de la vie sociale ? À travers cette interrogation, il apparaît que le
problème de la limite de la pertinence du paradigme moderne
n'est pas correctement résolu par la théorie post-moderne.

2. Les limites de la proposition


postmoderne

Nous avons essayé de montrer que le projet des tenants d'une


conception post-moderne du droit est double : élaborer un cadre
conceptuel pertinent pour la compréhension du droit, mais
également promouvoir une vision militante du champ juridique comme
lieu d'expression de rapports de pouvoir. Cependant, cette théorie
n'est pas sans ambiguïté. La rupture opérée avec la conception
moderne, mais aussi avec les théories critiques, est telle que la
définition post-moderne du droit semble caractériser un objet

451
P. Maisani, F. Wiener dont la nature juridique n'est guère évidente. De plus, l'aspiration
Réflexions autour de la à une démocratisation réelle du champ juridique emprunte des
conception post-moderne voies dont il n'est pas certain qu'elles contribuent à forger un
du droit droit plus citoyen. Enfin, la question se pose de l'aptitude d'une
théorie « révolutionnaire » à rendre fidèlement compte d'un
champ juridique qui évolue sans doute plus qu'il ne se transforme
radicalement.

2.1. Le risque de dilution de l'objet

Quelle que soit l'approche théorique empruntée pour affirmer


l'existence d'un droit post-moderne, la rupture à laquelle invite
cette pensée implique la question de l'objet : qu'est-ce que le droit
dans la théorie juridique post-moderne, et quelle est sa place en
tant qu'instrument de régulation sociale ?
La définition même du droit pose problème dans la théorie
post-moderne. L'origine de la norme réside en partie dans le
constat de pluralisme juridique, et surtout d'évolution de la règle de
droit qui, dans certains domaines, est concurrencée voire
supplantée par des règles para-juridiques informelles et parfois
contradictoires avec le droit existant. Dès lors se pose la question de la
nature de ce nouvel ensemble normatif : constitue-t-il encore du
droit ? La réponse détermine le mode de régulation sociale
qu'opère ce droit post-moderne, mais aussi son intensité, son
autorité et finalement sa légitimité. La régulation tend-elle à
basculer de la règle imposée à la norme négociée, et dans
l'affirmative, cette évolution peut-elle être qualifiée de contractualiste, ou
ne faut-il y voir qu'une nouvelle forme de domination sociale ?
Si l'on reprend la définition du droit que propose A.-J.
Arnaud 25, la règle juridique doit susciter dans l'esprit de ceux qui
y sont assujettis un certain nombre de croyances : en la légitimité
de l'autorité dont elle émane ; en la valeur et la supériorité de la
règle et sa correspondance aux valeurs de civilisation dans
laquelle elle émerge ; en son caractère obligatoire et en la nécessité
et la légitimité d'une sanction et d'une autorité chargée de
l'appliquer. Or, à cet égard, un droit post-moderne dont l'origine peut se
situer aussi bien dans une institution que dans une entreprise ou
dans la volonté d'un ou plusieurs individus, implique que la
légitimité de la source de la norme repose selon les hypothèses, sur
des constructions démocratiques ou sur la force. Il en va de même
en ce qui concerne l'autorité chargée de sanctionner
l'inobservation de la règle. Par ailleurs, rien n'empêche la double adhésion
par ses destinataires à la validité de la norme et à l'obligation qui
en découle, dans la mesure où ils n'ont pas toujours conscience
25. André-Jean Arnaud, du rapport de forces instituant la règle de droit.
Dictionnaire Encyclopédique de La théorie post-moderne du droit ayant une ambition
Théorie et de Sociologie du Droit,
Paris, LGDJ, 1993, Article fondatrice, son objet contredit nécessairement la définition classique de
« Droit », p. 191. la règle juridique ; mais force est de constater par ailleurs la fai-

452
blesse d'une définition alternative sur laquelle les théoriciens du Droit et Société 27-1994
droit post-moderne ne parviennent pas à s'accorder. Le pluralisme
juridique sur lequel repose leur vision du droit invite en effet à
l'envisager selon une conception très extensive, par ailleurs
variable selon les auteurs. Sousa Santos par exemple distingue quatre
sources essentielles du droit (TÊtat, la famille, l'entreprise et
l'ordre international)26 qui couvrent un champ très large; d'autres
n'en limitent pas le domaine. Ainsi, F. Ost évoque-t-il un droit
« interstitiel et informel » voire « liquide », pour rendre compte de
l'idée que le droit, avant même d'être une règle ou une institution,
est un discours qui s'articule entre « la règle (qui n'est jamais
entièrement normative) et le fait (qui n'est jamais entièrement
factuel) »27. Mais, à ce stade, comment déterminer la juridicité de
telles normes ? Et le droit en tant que tel est-il compatible avec
des dispositions dont la spécificité semble céder le pas au
caractère régulatoire ? La théorie post-moderne du droit qui se fonde
par définition sur une conception extensive de la norme juridique,
n'élude pas le risque de dilution de son objet. Certains auteurs
sont d'ailleurs conscients de cette contradiction entre d'une part,
la nécessité d'élargir le champ du droit par rapport à la définition
qu'en donnent les théories classiques sous peine de ne pas saisir
l'ensemble du phénomène juridique ; et d'autre part, le risque
ainsi encouru d'en perdre de vue la spécificité. B. de Sousa Santos
par exemple souligne que « si le droit est partout, il est nulle
part28 » ; F. Ost quant à lui, tente de concilier le droit
postmoderne dont il affirme qu'il est incompatible avec tout discours
d'autorité, et la légitimité de la règle. Pour y parvenir, il se fonde
sur deux attributs essentiels de la norme juridique : en premier
lieu, le droit détient une légitimité procédurale, dans la mesure où
« il est avant tout une procédure de discussion publique
raisonnable, un mode de solution des conflits équitable et
contradictoire » ; en second lieu, le respect des procédures garantirait celui
des droits fondamentaux29. Cependant, ces caractéristiques de la
règle de droit ne sont-elles pas plus revendiquées qu'avérées ? La
théorie post-moderne prétend reposer sur le constat de formes de
droit non reconnues par la pensée juridique dominante, qui
produisent des effets pourtant bien réels (on peut relever en ce sens
les travaux empiriques que Sousa Santos a menés au Brésil ou aux
îles du Cap-Vert). Mais ces règles souvent informelles détiennent- 26. Boaventura de Sousa-Santos,
elles une véritable légitimité procédurale ? De plus, la force sur On modes of production of social
power and law, op. cit.
laquelle nous avons dit que le droit pouvait reposer ne garantit
27. François Ost, « Jupiter,
pas que les droits fondamentaux soient préservés, notamment dès Hercule, Hermès : trois modèles
lors que le rapport de forces est suffisamment intériorisé par les du juge », op. cit.
partenaires les plus faibles. L'existence d'une procédure pré-éta- 28. Boaventura de Sousa-Santos,
blie de négociation du contenu de la règle de droit n'est pas On modes of production of social
power and law, op. cit.
contradictoire avec l'établissement de normes iniques.
29. François Ost, « Jupiter,
Hercule, Hermès : trois modèles
du juge », op. cit.

453
P. Maisani, F. Wiener Cette difficulté à préserver la juridicité de l'objet d'étude rend
Réflexions autour de la en outre la mesure de la place du droit post-moderne dans les
conception post-moderne processus de régulation sociale problématique.
du droit
Les théoriciens du droit post-moderne militent pour la plupart
en faveur d'un droit modeste, dont la banalisation et la
simplification sont par ailleurs affirmées. La juridicisation des rapports
sociaux est jugée excessive, ce qui porte atteinte à l'autonomie des
individus qui ne sont pas maîtres des règles auxquelles ils sont
soumis. Ainsi, Sousa Santos prône-t-il un retour du droit « qui a
été chargé de toutes les valeurs ou croyances de l'humanité30 » à
de justes proportions. Le droit doit voir son influence bornée,
relativisée, afin de correspondre plus strictement aux besoins sociaux
et à l'idéal démocratique. Pour cela, il convient de solliciter les
sociologues-juristes afin de déterminer si, selon les domaines,
l'intervention de règles de droit s'impose ou non 31. L'appel aux
sociologues du droit est nécessaire pour se garder d'une définition du
système juridique posée par des juristes qui acceptent le
monopole étatique sur la production du droit. Il permet en outre une
appréhension des relations entre droit et société plus complexe
que le choix réducteur entre correspondance et
non-correspondance, qui est par ailleurs corrélatif du monisme juridique.
Cependant, la réalité de la sphère juridique ne reflète pas
exactement un tel mouvement de relativisation du droit. S'il est
vrai que la Loi n'est plus souveraine et voit son pouvoir sur les
faits sociaux s'éroder, le droit demeure un instrument privilégié
de régulation. On assiste à une explosion de la demande de droit
30. Boaventura de Sousa Santos, dans de nombreux domaines, et celle-ci s'accompagne parfois
« Droit une carte de la lecture
même d'un appel à l'État dont l'intervention est seule jugée apte à
:

déformée. Pour une conception


post-moderne du droit ». Droit poser des règles indépendantes des intérêts particuliers. La sphère
et Société, n* 10, 1988, p. 363- juridique connaît donc des évolutions contradictoires dont la
388.
conception post-moderne a du mal à rendre compte : la demande
31. On pourrait, par exemple,
concevoir une telle consultation sociale de droit ne s'accompagne pas nécessairement de la
à propos de la pertinence de dévalorisation de la norme, et la source étatique connaît à certains
l'intervention du législateur dans égards un renouveau32. Certains auteurs tiennent compte de ces
le domaine de la bioéthique.
difficultés, tel B. de Sousa Santos qui pointe le problème de
32. Même si, il est vrai, les
modes d'intervention de l'État l'évaluation du droit étatique, et affirme que le processus de
évoluent pour tenir compte des relativisation n'affecte pas tant le droit en général que celui de la
aspirations à la démocratisation séparation entre l'État et la société civile ; c'est pourquoi il considère le
de la production du droit ; on droit post-moderne non pas comme une dérégulation des rapports
peut mentionner en ce sens le
développement de la sociaux, mais comme un mouvement de re-régulation. Il y a selon
contractualisation du droit de lui une recomposition des régulations sociales entre les
l'État, la consultation sinon la différentes formes de droit, qui voit les normes de production
participation croissante des
groupes d'intérêt à l'élaboration domestiques ou systémiques se substituer dans certains cas à la loi
des règles, leur contenu moins territoriale, et devenir parfois hégémoniques dans les pays dominants.
prescriptif qui laisse place à une La question demeure donc, sans doute inhérente à une approche
plus grande autonomie des
comportements... Autant de qui estompe les frontières entre les différentes sources du droit,
tendances qui conditionnent de mesurer ce mouvement, dès lors que la relation binaire et
désormais la légitimité du droit. quasi-exclusive entre le droit et l'État est écartée. En outre, n'y a-t-

454
il pas une contradiction entre le projet de relativisation du droit et Droit et Société 27-1994
un appel parfois pressant qui émane du corps social en faveur de
la régulation juridique, de surcroît dans une visée démocratique ?
La conception post-moderne du droit ne parvient donc pas
mieux que d'autres courants théoriques à résoudre le problème du
critère de la juridicité des normes ; elle y est même confrontée de
manière particulièrement aiguë dans la mesure où le principe de
pluralisme interdit toute recherche dans le domaine de l'origine
institutionnelle de la règle. Cette limite théorique certaine affecte
la validité de la réflexion sur la nature de la règle de droit et sa
place dans les processus de régulation. En outre, l'ambition
démocratique n'est pas sans contradictions avec le projet post-moderne
dont elle est pourtant consubstantielle.

2.2. Les contradictions de la démocratisation du


droit

Le projet post-moderne est, comme nous l'avons dit,


indubitablement militant. Héritier dans une certaine mesure des théories
critiques du droit, il s'inscrit dans le cadre conceptuel d'une
nécessaire démocratisation de la sphère juridique, et partant, de la
réappropriation du droit par ceux à qui il s'adresse. B. de Sousa
Santos comme F. Ost soulignent que leur ambition politique est
l'instauration d'une démocratie à l'échelon mondial. Sousa Santos
construit son analyse à partir d'une critique des régulations réelles
qui sont à l'œuvre dans les sociétés capitalistes. Selon lui, bien que
quatre sources de droit coexistent, celui qui est issu de la « sphère
citoyenne », celle des institutions publiques nationales, est érigé
en forme exclusive du droit par les constructions sociales
dominantes ainsi que par la doctrine. Cette source est également la
seule à avoir réellement fait l'objet d'une démocratisation des
procédures qu'elle utilise. Les trois autres sont occultées en tant que
lieux de production normative, alors même que le droit qui en est
issu est nécessairement oppressif, en particulier celui issu de
l'entreprise, nationale ou internationale. En effet, celui-ci est
déterminé par la logique de maximisation du profit qui l'emporte
toujours sur les autres intérêts : « la « libération » politique sert à
légitimer l'« oppression » économique 33. » Les sociétés capitalistes
sont donc par nature antidémocratiques. Pour le mettre en
évidence, la théorie post-moderne se propose de rompre avec les
doctrines classiques et de tenir compte de toutes les formes
juridiques à l'œuvre dans la société et milite pour leur réappropriation
par les citoyens, au terme d'un processus révolutionnaire qui doit
transformer le mode de contrôle social dominant. Le droit
moderne réifiait la forme juridique et permettait l'oppression ; le 33. Boaventura de Sousa Santos,
droit post-moderne, par une attention moins marquée à la On modes of production of social
juridicité, doit se focaliser sur les droits des citoyens : « The modem power and law, op. cit.

455
P. Maisani, F. Wiener understanding of law made law sacred and trivialized rights. The
Réflexions autour de la postmodern understanding oflaw trivializes law and makes rights
conception post-moderne sacred34. » Ce projet connaît un double volet, politique et
du droit
juridique. Le premier souligne la relation forte qui existe entre le droit
et le pouvoir, la démocratisation de l'un supposant celle de
l'autre ; le second étudie à quelles conditions l'élaboration
démocratique des règles juridiques est réellement concevable et surtout
réalisable. Mais, dans les deux cas, les solutions proposées sont
parfois en contradiction avec les buts affichés, ou au moins
suscitent des interrogations quant à leur caractère opératoire.
Sur le plan politique, le droit étant l'un des moyens de
contrôle social les plus efficaces, la maîtrise de son élaboration est
un enjeu de pouvoir important. En ce sens, lorsque la théorie
postmoderne soulève la question de la démocratisation de la règle de
droit, elle pose de manière plus globale le problème du pouvoir. Le
débat est celui du mode de régulation juridique le plus à même de
préserver l'autonomie des citoyens, et leur participation à
l'élaboration des règles de droit. La critique de la démocratie formelle, à
savoir en matière juridique la conception moderne du droit, se
conjugue avec un appel en faveur d'une démocratie réelle,
conditionnée par la participation des destinataires du droit à
l'élaboration des choix consacrés par les normes. Derrière cette ambition se
profile le souhait d'une société politique auto-régulée, qui ne
nécessite pas la présence d'institutions, par définition
at entatoires à la liberté des citoyens et donc oppressives. Cette
« autogestion juridique » semble cependant difficilement
réalisable comme projet global.
Sur le plan macro-juridique en effet, une question n'est guère
évoquée par le projet post-moderne : celle de la cohérence d'un
système juridique pluraliste. Par définition, il suppose la
coexistence de plusieurs rationalités, qui peuvent être contradictoires, et
donc engendrer des situations de crise. A.-J. Arnaud note que
« l'intelligibilité d'un système est liée à la découverte de sa
rationalité » ; or, sous l'empire du droit post-moderne, « un
problème grave de polysystémie simultanée se pose, lié à l'existence
de systèmes juridiques concurrentiels » 35. Ainsi, la prévisibilité de
ces évolutions normatives est-elle faible et les risques de crise
importants. Mais rien n'est dit quant au mode de résolution de ces
crises. A.-J. Arnaud lui-même n'est guère convaincant lorsqu'il
étudie les modalités d'élaboration d'un ordre juridique européen
post-moderne : il propose de « créer une raison nouvelle à partir
des raisons en conflit » (des différents systèmes juridiques
«34.The
Boaventura
postmodernde Sousa
transition
Santos,
: européens), mais reconnaît que « le plus souvent, ce sont des groupes
law and politics », op. cit., p. 11. d'intérêts qui orienteront la recherche d'une régulation de leur
35. André-Jean Arnaud, « Du jeu secteur d'activité davantage vers la découverte d'une raison
fini au jeu ouvert. Réflexions
additionnelles sur le Droit technique que d'une raison symbolique ». Dans la mesure où ce sont
postmoderne », Droit et Société, 1991, les groupes d'intérêt qui sont au premier chef les promoteurs du
p. 46. droit, la démocratisation de son élaboration par la participation

456
des citoyens paraît bien aléatoire. Arnaud reconnaît, malgré Droit et Société 27-1994
certaines propositions qu'il formule pour contrecarrer cette tendance,
que « la participation de la base n'est souvent que symbolique 36 ».
D'autre part, la question de la responsabilité croissante des
experts dans la production du droit, en réponse à la technicisation
des problèmes qu'il traite, n'est pas abordée, alors même qu'elle
s'oppose à la pleine maîtrise de l'outil juridique par les
individus 37. Sousa Santos quant à lui, conscient que la fin du monopole
de la légalité implique que les relations de pouvoir sont au cœur
des relations juridiques, en appelle à « une nouvelle forme
d'activisme juridique » qui consiste en des luttes «
micro-révolution aires »38 pour les droits. Mais il ne précise pas toujours ces notions,
par delà l'incontournable prise de conscience par chacun de la 36. André-Jean Arnaud, Pour une
nécessité de lutter pour la défense de ses droits, qu'il est par pensée juridique européenne,
ailleurs illusoire de tenir pour acquis. Les modes de résolution des Paris, PUF, 1991. Il tente de
remédier à cette situation par
conflits connaissent la même incertitude, puisque les procédures l'élaboration et la modélisation
informelles auxquelles la vision post-moderne fait appel risquent d'un processus de décision
d'être « accaparées par les dirigeants et de servir de prétexte au complexe. Celui-ci repose sur les
non respect du formalisme juridique dans ce qu'il a de protecteur récursivités entre plusieurs
sous-systèmes qui rendent
pour le citoyen39 ». compte des interventions des
La démocratisation « politique » du droit s'avère donc divers participants à la décision
aléatoire, qu'il s'agisse de son élaboration ou des modalités de son juridique, et notamment celle de
la « base » à savoir les
application et de son contrôle. D'autres limites doivent être particuliers, les familles et les
relevées au cœur du projet démocratique post-moderne, cette fois sur mouvements sociaux. Voir
un plan plus strictement juridique. également André-Jean Arnaud,
« Vers un processus de décision

:
Le projet post-moderne cherche à se défaire des traits complexe en droit », in Danièle
caractéristiques du modèle juridique moderne, mais de ce fait il est sur Bourcier et Pierre Mackay, Lire
certains points amené à se priver de garanties que ce dernier le droit. Langue, texte, cognition,
assurait, même imparfaitement, aux citoyens. Paris, LGDJ, 1992, p. 71-84.
37. Peut-être même
Le pluralisme juridique induit par le droit post-moderne l'intervention des sociologues-
implique peut-être avant tout la complexité du système juridique, juristes que les tenants du droit
et partant son opacité. Il en résulte que c'est un droit difficilement post-modeme appellent de leurs
connaissable et donc contestable (notamment par ceux à qui il ne vœux constituerait-elle, à
rencontre de leur projet, une
s'adresse pas directement et qui n'auront pas participé à son entrave à la démocratie
élaboration). Faire valoir ses droits risque ainsi d'être une opération participative, dans la mesure où
malaisée. Ni l'adage « nul ne doit ignorer la loi », ni l'ambition de la parole instituante de ces
spécialistes de la régulation par
freiner l'inflation normative ne semblent davantage en voie de le droit pourrait révéler une
réalisation que sous l'empire du droit moderne. De plus, et Sousa nouvelle forme d'expertise et
Santos le reconnaît, le droit post-moderne n'est pas moins s'opposer à la volonté des
oppressif que le droit national unitaire : il évoque même « des formes individus.
insidieuses et préjudiciables d'oppression40 », qui sont de facto 38. Boaventura de Sousa Santos,
On modes of production of social
plus difficiles à combattre que celles générées par le droit power and kiw, op. cit.
moderne. Reprenant la critique marxiste du droit, il développe la 39. Boaventura de Sousa Santos,
thèse de la domination qu'il applique aux différentes sources du ibid
droit. Par exemple dans les relations internationales, le pouvoir 40. Boaventura de Sousa Santos,
« Droit une carte de la lecture
avéré des firmes multinationales est tel que les normes nationales
:

déformée. Pour une conception


des États dans lesquels elles sont implantées et le droit post-moderne du droit ». Droit
international public n'ont bien souvent qu'une valeur supplétive pour ces et Société, n° 10, 1988, p. 383.

457
P. Maisani, F. Wiener entreprises, qui ne les respectent que dans la mesure où elles ne
Réflexions autour de la contrecarrent pas leurs projets. La question se pose alors de la
conception post-moderne garantie des droits des assujettis. Ceux-ci se sont développés,
du droit
même si des lacunes subsistent, à rencontre du droit national
dans le cadre de l'État de Droit. Mais rien de tel ne se profile
apparemment dans l'ordre juridique post-moderne. D'une part, les
solutions des conflits peuvent passer par des modes de
règlements informels, dont certains sont déjà apparus dans quelques
systèmes juridiques (médiation, conciliation, arbitrage...). Or, outre
le risque que nous avons souligné d'appropriation de ces
procédures par les acteurs dominants, leur mode de fonctionnement n'est
guère convaincant. P. Lascoumes dénonce ainsi trois illusions de
ces formes de justice informelles : celles de la nouveauté, de la
simplicité et de l'efficacité, et conclut même que « le recours in
fine au juge demeure la garantie à laquelle très peu de justiciables
acceptent de renoncer41 ». Le développement de ces pratiques
aurait donc un effet positif en cas de succès, mais n'aboutirait
qu'à complexifier et à allonger les procédures de règlement des
litiges en cas d'échec, ce qui semble être la situation la plus
fréquente 42. D'autre part, l'œuvre de la sociologie du droit que Sousa
Santos évoque comme étape importante du processus de
transformation du droit en « bien humain » sera certainement utile à
l'appropriation des phénomènes juridiques par les chercheurs,
mais il est permis de douter de son utilité à l'égard de la
préservation des droits des assujettis. Sur ce point, une réflexion sur la
manière de contraindre réellement les nouveaux producteurs de
droit est indispensable.
Les deux principales conditions d'une réappropriation des
systèmes de droit par les citoyens, à savoir la démocratisation de
l'accès aux lieux d'élaboration des normes donc à la décision, et
celle de leur contrôle, sont présentées comme les enjeux majeurs
de la construction d'un droit post-moderne. Cependant, les
solutions proposées par ses théoriciens ne semblent pas toujours en
mesure de répondre aux ambitions proposées, et révèlent peut-
être le principal point d'achoppement du projet post-moderne, qui
ne parvient pas à dépasser la contradiction de la norme juridique.
Celle-ci réside dans le fait que la nature coercitive, donc
potentiellement oppressive du droit moderne, par la visibilité de l'objet
41. Pierre Lascoumes, « De
nouveaux lieux pour le qu'il suppose (sources de droit identifiables, publicité et diffusion
règlement des conflits », Le des textes...) a permis la démocratisation de l'ordre juridique. La
Courrier du CNRS, n* 75, avril théorie post-moderne du droit se révèle donc en un certain sens
1990, p. 72.
trop ambitieuse, qu'il s'agisse de la définition de son objet, de sa
42. Voir, par exemple dans le
domaine de la protection de finalité démocratique, mais également de sa pertinence comme
l'environnement, E. Joly-Sibuet grille d'explication du champ juridique.
et P. Lascoumes, Conflits de
l'environnement et intérêts
protégés par les associations de
défense, Paris, Ministère de
l'Environnement, 1988, 270 p.

458
2.3. Une opposition réductrice Droit et Société 27-1994

Au terme de ce survol des questions suscitées par la


postmodernité juridique et des problèmes laissés en suspens, il
pourrait être utile de revenir sur deux points qui constituent le cœur
de ce débat. Ces critiques sont le prolongement d'une
interrogation relative à la complexité, concept central dans la théorie
postmoderne, qui, selon Arnaud, se « manifeste volontiers sous la
forme de paradoxes ». Cette notion est utilisée pour appréhender
les contradictions inhérentes à l'ordre juridique post-moderne.
Cependant, l'on peut s'interroger sur la valeur explicative de ce
concept : s'il décrit avec justesse les évolutions actuelles du droit, 43. Pour André- Jean Arnaud, la
peut-il valablement les expliquer ? La globalité dont il est porteur complexité « renvoie à l'idée de
permet en effet de rendre compte de manière exhaustive des récursivités et enchevêtrements
de relations d'un niveau
évolutions qui traversent le droit, mais ne risque-t-elle pas de s'opérer institutionnel à un autre. La
au détriment de la spécification de leurs causes ? Or, seule cette complexité ne dépend pas tant
opération analytique permet une réelle compréhension du champ du nombre ou de la densité des
éléments (ou des sous-systèmes)
juridique et constitue donc le préalable nécessaire à la fondation qui le constituent que de
d'un paradigme opérationnel pour le droit en devenir43. l'originalité de la configuration
Cette réserve posée, il convient en premier lieu d'examiner les topologique des éléments dans
le système », cf. André-Jean
phénomènes sociaux qui ont motivé la formulation d'une nouvelle Arnaud, « Vers un processus de
conceptualisation du droit. Dans quelle mesure ces phénomènes décision complexe en droit », in
de complexification justifient-ils une rupture épistémologique ? En Danièle Bourcier et Pierre
second lieu, nous voudrions revenir sur la notion même de Mackay, Lire le droit. Langue,
texte, cognition, Paris, LGDJ,
modernité. Comment définir ce terme qui, plus qu'un cadre rigide 1992, p. 73. La complexité serait
de pensée, renvoie à une aspiration ? En ce sens, ne peut-on également d'après lui une
soutenir que la post-modernité a été portée par la modernité comme démarche « qui ne se ramène pas
au franchissement d'une étape
son appellation même semble le suggérer ? supplémentaire dans la
Les observations sur lesquelles se fondent les tenants du post- complication ; il ne s'agit pas
modernisme sont indéniablement pertinentes. Pour autant, peut- non plus d'un enchevêtrement
de complications qu'on pourrait
on assurer qu'une révolution est en train de s'accomplir, peut-on espérer ramener à la simplicité
aussi sûrement proclamer la mort du positivisme ? Deux points par la rationalisation », ibid,
sont à considérer ici. En premier lieu, le positivisme a su faire p. 74.
preuve d'adaptabilité. Celui-ci a su intégrer une part d'idéalisme 44. N'oublions pas que c'est au
nom des droits de l'homme que
dans la construction de l'État de Droit, exemplairement illustrée s'opère peut-être aujourd'hui un
par l'incorporation des droits de l'homme au droit positif, n n'est tournant dans les relations
pas question de remettre en cause l'importance de cet aspect de la internationales, l'ONU se
donnant le droit d'intervenir
modernité, au contraire 44. Lorsqu'André-Jean Arnaud souligne que dans un pays plongé dans une
l'un des héritages du modernisme conservés par le guerre civile — par conséquent
post-modernisme réside dans les droits de l'homme45, il semble bien d'accord sans agression d'un pays
sur ce point. Mais n'est-il pas contradictoire dans cette perspective souverain par un autre — au
nom de ces droits. C'est ce qui
d'évoquer le déclin de l'universalisme et du jusnaturalisme? Par se passe dans le cas de la
ailleurs, le droit positif se développe dans une large mesure Yougoslavie, c'est également le
autour des Principes généraux du droit, qui permettent une débat qui a été déclenché à
propos de la situation des
certaine souplesse de la norme juridique. En second lieu, certains Kurdes en Irak.
aspects propres à la tradition juridique positiviste font preuve 45. Voir André-Jean Arnaud,
d'une vigueur nouvelle. Ainsi en est-il du constitutionnalisme, qui Pour une pensée juridique
repose sur une stricte interprétation des normes dont la confor- européenne, op. cit.

459
P. Maisani, F. Wiener mité aux règles supérieures est étroitement contrôlée. Nous en
Réflexions autour de la revenons à l'idée que la caducité du droit moderne n'est pas telle
conception post-moderne que la présentent les tenants du post-modernisme. Peut-être
du droit
même l'évolution vers plus de souplesse des instruments d'action
de l'État est-elle au moins aussi importante que la concurrence de
nouveaux ordres juridiques. De plus, le courant post-moderne
élude la mesure des phénomènes qu'il met en évidence. Ainsi, le
pluralisme ne cesse d'être affirmé et analysé, mais il ne saurait
être considéré comme une tendance nouvelle. La question de son
développement relatif est donc posée ; B. de Sousa Santos
reconnaît lui-même que, « dans une légalité mondiale polycentrique, la
centrante du droit étatique reste un facteur politique décisif46 ».
L'appréciation du changement mérite donc d'être affinée dans la
mesure où la domination du droit étatique n'a jamais été
exclusive, et où elle connaît même un certain renouveau.
Ne convient-il pas de nuancer la thèse post-moderne, pour en
retenir un juste constat des évolutions récentes survenues dans le
domaine juridique, et plus largement dans celui des relations
sociales — de la famille au monde du travail ? Au delà même de
ce bilan prudent, ne peut-on pas dire que les tendances qui ont
motivé la thèse post-moderne ont renforcé certains des principes
fondateurs de la doctrine moderne ? Après tout, il semble que
l'émiettement du droit, sa délocalisation et sa pluralisation,
s'accompagnent d'un mouvement de radicalisation de la norme
juridique, qui continue de relever du paradigme moderne. En
témoigne la vigueur du constitutionnalisme qui gagne à la fois en
étendue puisque les normes contrôlées sont toujours plus
nombreuses (dans le cadre national des démocraties pluralistes aussi
bien que dans le nouvel espace juridique que constitue la
Communauté européenne), et en raison de l'approfondissement et de
raffinement des techniques de contrôle (normes de référence,
déclarations de conformité assorties de réserves...). Le champ du
droit connaîtrait donc une dualisation, entre des normes
microjuridiques conformes au modèle post-moderne toujours plus
nombreuses et des règles macro-juridiques illustrant la
persistance de la modernité du droit. Mais peut-être cette évolution est
moins contradictoire qu'il n'y paraît si l'on considère que la
seconde catégorie de règles que nous avons évoquée constitue en
quelque sorte le rempart contre le délitement des principes
46. Boaventura de Sousa Santos,
« Droit : une carte de la lecture généraux de l'ordre juridique étatique (à commencer par les droits de
déformée. Pour une conception l'homme) auquel conduirait une extension trop importante de la
post-modeme du droit », op. cit. première catégorie. L'hypothèse semble confortée par la
La question qui se pose profondeur des causes du développement du droit post-moderne : com-
corrélativement concerne l'ordre
juridique infra-étatique : le droit plexification des faits sociaux, effacement de l'État et aspiration
étatique continue-t-il d'y avoir démocratique. Quelle que soit sa portée, elle peut constituer une
un rôle majeur ? Si oui, la piste pour l'interprétation de la coexistence des droits moderne et
question de la radicalité de la
rupture se trouve de nouveau post-moderne.
posée avec acuité.

460
Il est d'ailleurs intéressant de noter que les théoriciens du Droit et Société 27-1994
post-modernisme n'ignorent pas ces contradictions, même s'ils ne
les résolvent pas toujours. Nous avons dit que plusieurs d'entre
eux tenaient compte de la permanence, voire de la centralité du
droit de l'État. Par ailleurs, A.-J. Arnaud relève que le déclin du
droit étatique n'empêche pas que celui-ci continue d'être un canon
pour établir ce qui est du droit de ce qui n'en est pas. Il note
également le paradoxe concernant le pragmatisme, qui « paraît à la
fois lié intimement à une conception moderne du droit, en même
temps que le témoignage de la fin du modernisme *7 ». En effet,
celui-ci est l'attribut des professionnels du droit moderne, à
commencer par le juge qui rapporte des situations particulières à des
règles générales ; mais il est également, par l'observation qu'il
suppose, la condition du constat de la caducité du droit moderne,
et de l'avènement du droit post-moderne. Finalement, l'idée plus
souple d'une évolution à l'intérieur même du cadre moderne
semble plus vraisemblable que celle d'une révolution paradigmatique.
En fait, il semble que le débat entre modernité et post-modernité
repose largement sur l'idée que l'on se fait de la modernité, en
particulier de sa capacité à s'adapter.
Il s'avère nécessaire, en fin de parcours, de formuler quelques
remarques sur la modernité. À ceux pour qui nous assistons au
passage historique de la modernité à la post-modernité, d'autres
rétorquent que loin d'observer la fin de la modernité, nous en
vivons la radicalisation. Ces derniers avancent notamment que les
évolutions qui semblent accréditer, selon les tenants du
postmodernisme, l'idée de changement paradigmatique sont au
contraire le parachèvement des principes et ambitions de la
modernité. De plus, toutes ces tendances étaient bien en germe
dans ce qu'il est convenu d'appeler la philosophie moderne. C'est
la thèse que développe A. Giddens dans son ouvrage intitulé The
Conséquences of Modernity4*. Selon ce sociologue, l'affirmation de
l'avènement d'une nouvelle « ère », d'une révolution
paradigmatique ne fait guère sens. S'il est d'accord pour reconnaître
l'existence de phénomènes nouveaux, il ne saurait être question d'y voir
l'épuisement de la modernité en tant que cadre epistemologique et
aspiration philosophique. La modernité est suffisamment riche
pour englober ces phénomènes nouveaux, précisément parce
qu'elle est un concept dynamique et pluriel. A. Giddens s'attache
au concept de disembeddedness (délitement) qui caractérise la
modernité, et qui est lié à la définition de l'espace et du temps
47. André-Jean Arnaud, « Droit
propre à la période moderne. Le développement des technologies et Société : du constat à la
de communication au sens le plus large a conduit, depuis Newton, construction d'un champ
à une définition de l'espace et du temps plus abstraite. Tout est commun
n* 20/21, »,1992,
Droitp. et24.Société,
proximité, tout est immédiateté. Et cela a bien sûr des
48. Anthony Giddens, The
conséquences au niveau de notre perception de la réalité et de la façon Conséquences of Modernity,
même de vivre en société. Dans cette perspective, les phénomènes Oxford, Polity Press, 1990,
de globalisation et de fragmentation/localisation ne sont pas en 181 p.

461
P. Maisani, F. Wiener rupture avec la modernité selon Giddens. Ils en sont au contraire
Réflexions autour de la le prolongement, voire le parachèvement. La globalisation est
conception post-moderne interprétée comme l'aboutissement de la définition standardisée
du droit et abstraite des dimensions espace/temps, et la montée en
49. A. GiDDENS écrit notamment : puissance du local et du particulier est perçue comme une sorte de
« La globalisation se réfère réaction à cette tendance49. Et il conclut ainsi : « Rather than
essentiellement à ce processus
de déploiement [de l'espace et entering a period of post-modernity, we are moving into one in
du temps], dans le cadre duquel which the conséquences of modernity are becoming more radicali-
les contextes sociaux et sed and universalised than before50. »
régionaux sont interconnectés à
travers toute la surface du Finalement, le débat entre modernité et post-modernité est
globe. [...] Et alors que les ramené à la définition que l'on retient de la modernité, entre un
relations sociales se font plus cadre rigide ou adaptable. Et sous la plume même des tenants du
étendues, on constate le post-modernisme, on trouve parfois des formules rappelant le
renforcement des pressions
pour davantage d'autonomie projet moderne51. Au delà de ces liens entre modernité et
locale et pour la reconnaissance postmodernité, on peut également faire un rapprochement entre
d'une identité culturelle postmodernité et pré-modernité. Leurs points communs sont en effet
régionale. >► n écrit également :
« De fait, l'une des nombreux, notamment en ce qui concerne les représentations
conséquences fondamentales de macro-sociales qui sont dans les deux cas fondées sur une
la modernité est la globalisation, conception pluraliste de la société : celle-ci est fragmentée, divisée
processus de fragmentation qui en ordres verticaux et le local y tient une place importante52 . Ce
génère de nouvelles formes
d'interdépendance et de rapprochement appelle une réflexion sur la signification de la
conscience planétaire. » post-modernité et de son corrélat pour bon nombre d'auteurs, à
50. Op. cit. Évoquant les savoir la démocratisation de l'ordre social. Ne doit-on pas craindre
évolutions récentes servant de en effet que la fragmentation des droits n'induise un risque de
point de départ pour fonder la
théorie post-moderne, A régression plus qu'elle ne constituerait une assurance de progrès
Giddens écrit également : « Les vers la démocratie ? Une telle fragmentation, même sous couvert
disjonctions qui se sont opérées de préservation des Droits de l'homme, et par delà l'accusation
devraient plutôt être conçues d'ethnocentrisme, a en effet déjà pu conduire à l'intolérance, voire
l'comme
autoclarification
la résultante
de de
la pensée à l'oppression.
moderne, au moment où les
vestiges de la tradition et *
l'horizon providentiel * *
disparaissent. Nous n'avons pas
dépassé la modernité, nous en
vivons au contraire la Sur le plan théorique, les tenants d'une conception
radicalisation », ibid, p. 51 [C'est postmoderne du droit militent pour une ré-adéquation entre la réalité
nous qui soulignons].
51. Ainsi, lorsqu' André-Jean du champ juridique et la théorie du droit, et à ce titre leur
Arnaud écrit : « n faut un réflexion est sans doute incontournable dans la mesure où ils
réfèrent relevant de l'ordre de la démontrent de façon convaincante les limites des conceptions
pensée qui permette à chacun classiques du droit. À ce titre, le post-modernisme juridique est
de se reconnaître et joue le rôle
de principe d'identité un courant de pensée qu'il est difficile d'ignorer. De plus, il
susceptible de mobiliser les emporte une conséquence fondamentale sur la démarche de
énergies dans une marche vers recherche en sciences sociales : l'exigence de décloisonnement dis-
l'unité. » (Pour une pensée
juridique européenne, p. 9).
L'aspiration vers l'unité au delà
de la diversité du réel était en 52. André-Jean Arnaud décrit d'ailleurs la société européenne moyenâgeuse comme
effet inhérente au projet une société pluraliste, dont le système juridique est marqué par le pluralisme des
moderne ; elle n'est sources du droit et la polysystémie, mais aussi par une aspiration universaliste et
apparemment pas absente du unitaire, avant que la modernité ne mette fin à cette ère. Le rapprochement avec la
projet post-moderne. citation précédente légitime la comparaison entre post-modernité et pré-modernité.

462
ciplinaire, qui est posée comme une condition de la validité de Droit et Société 27-1994
l'observation et donc des conclusions qui en sont déduites. En
effet, la diffusion des règles de droit dans la société civile et leur
souplesse de circulation rendent partiellement caduques les outils
propres aux sciences juridiques, adaptés à la compréhension du
droit tel que la théorie moderne le décrit. Le recours à d'autres
instruments d'analyse s'impose donc désormais pour saisir l'objet
juridique. Cette exigence est particulièrement nette dans la
mesure où des pans entiers du système juridique ne sont pas
élaborés par des professionnels du droit. Elle concerne les
chercheurs, mais également les praticiens du droit, chargés de son
élaboration, de sa mise en œuvre, et du contrôle de son
application. Nous avons dit que les théoriciens du droit post-moderne
préconisaient l'intervention de juristes-sociologues pour
déterminer dans quelle mesure le recours même à l'instrument juridique
était pertinent dans un processus de régulation donné ; par
ailleurs, la compréhension du droit suppose un élargissement de
la formation intellectuelle des juristes, qui devront faire appel aux
méthodes d'analyse des différentes sciences sociales 53 . La théorie
post-moderne ambitionne donc, en matière de recherche, de saisir
le plus fidèlement possible la réalité du champ juridique, mais
également de comprendre son mode de fonctionnement, sa
dynamique ; et cette opération est inséparable d'une appréhension
globale des phénomènes sociaux.
Au delà de ce programme novateur de recherche, le
postmodernisme appliqué au droit est également une doctrine en
même temps qu'un projet militant relatif à la démocratisation des
modes de régulation sociale. À cet égard, les analyses sont
séduisantes, mais connaissent certaines limites qui tiennent aux
fondements même du projet. Celui-ci ne parvient pas en effet à
concilier la spécificité de la norme juridique — éludée d'une certaine
manière par la double affirmation de pluralisme et de
banalisation, mais qui demeure pourtant réelle — avec l'ambition de 53. Cornélius Castoriadis qui
fondre le droit dans le plus vaste ensemble des normes sociales. La milite contre le dogmatisme des
présentation post-moderne achoppe sur la résistance du droit sciences juridiques estime que
« le juriste doit être à la fois
dont la démocratisation est depuis fort longtemps recherchée politique, psychologue et
mais semble toujours inaccessible. Il faut donc poser la question sociologue, autant que logicien
de la nouveauté de ce courant de pensée, dont certains aspects capable de préserver la
cohérence d'un système
centraux ont déjà été largement pris en compte par la théorie (juridique) qui obéit à d'autres
juridique. Ainsi en est-il de l'idée de pluralisme juridique, que Weber fins » (que le système social), cf.
avait envisagé dans le cadre limité du droit étatique, et que C. Castoriadis, « Science
Gurvitch avait étendu à l'ensemble des acteurs sociaux. De moderne et interrogation
philosophique », in
manière générale, l'ambition d'un droit démocratique instrument Encyclopaedia Universatis,
d'une régulation « par le bas », qui mette fin au monolithisme de Organum, vol. 17, 1968, p. 61-62.
l'État et des classes dominantes, est sérieusement posée depuis le Cité par A.-J. Arnaud, « Droit et
Société : du constat à la
XIXe siècle et la formulation de la critique marxiste de l'outil construction d'un champ
juridique. La spécificité de la théorie post-moderne se situe donc sur
n°commun
20/21, »,1992,
Droitp.et18.Société,
un autre plan. Elle ne fait guère de doute en tant que projet global

463
P. Maisani, F. Wiener de connaissance et de transformation sociale révolutionnaire. Mais
Réflexions autour de la ce second objectif doit certainement être compris au regard de la
conception post-moderne configuration du droit contre lequel la théorie s'est construite. Il
du droit
s'agit certes du droit tel que l'entend la conception moderne, donc
potentiellement oppressif ; mais celui-ci a fait l'objet d'une
démocratisation qui, bien qu'incomplète, n'en est pas moins
remarquable. C'est pourquoi la distanciation radicale par rapport au droit
existant conduit parfois à en éluder les caractéristiques positives,
voire complémentaires de l'ambition post-moderne. C'est peut-être
cette ambivalence de l'objet étudié qui rend l'exercice critique
dans une certaine mesure aléatoire. S'il est temps de penser la
complexité en tant que telle sans plus chercher à amender les
cadres de pensée anciens, la nécessité d'abandonner la modernité
n'est pas démontrée de façon convaincante. À cet égard, la tâche
des théories critiques précédentes était sans doute plus aisée,
dans la mesure où le droit pouvait encore être globalement
considéré comme un instrument de domination unilatérale.
Il faut enfin souligner une ambition propre à la théorie
postmoderne, à savoir l'accompagnement de la transformation actuelle
des systèmes de droit. La plus importante est certainement celle
issue de la construction du droit européen ; c'est également la
plus originale dans la mesure où elle s'opère par confrontation de
plusieurs systèmes juridiques, et non seulement par un
mouvement de substitution d'un droit aux ordres juridiques existants. Si,
sur ce point, les propositions avancées par certains tenants du
droit post-moderne ne semblent pas toujours opérationnelles,
elles ont le mérite incontestable de rappeler la nécessaire prise en
considération des citoyens en tant qu'acteurs de ce processus. Il
s'agit en effet d'une exigence démocratique, mais c'est également
une condition essentielle de la réception, voire de l'acceptation du
droit par ses destinataires. Ainsi, pour André-Jean Arnaud qui a
dressé un parallèle entre l'élaboration d'un droit européen et celle
du droit moderne, le mouvement aujourd'hui en cours peut
conduire à une construction juridique originale grâce aux
principes d'action que préconise la théorie du droit post-moderne54.
Dans la même ligne, Mireille Delmas-Marty souligne que l'Europe
devient un « laboratoire du pluralisme juridique » et milite en
faveur d'un « droit accessible aux non juristes pour éviter
d'abandonner aux seuls juristes cette transformation du droit, qui
devrait être l'affaire de tous » 5S. Par conséquent, la conception
post-moderne du droit présente peut-être avant tout l'avantage de
constituer à la fois un outil de compréhension des évolutions
contemporaines des systèmes juridiques, et un garde-fou contre le
54. André-Jean Arnaud, Pour une risque de reproduire les erreurs qui, acceptées par le passé,
pensée juridique européenne, op. conduiraient aujourd'hui à l'ineffectivité du droit.
cit.
55. Mireille Delmas-Marty,
Entretien au journal Le Monde,
25 mai 1993.

464

Vous aimerez peut-être aussi