Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Antécédents
L’« identité prénationale » dans la monarchie hispanique (XVIe et XVIIe siècles)
Dans la monarchie hispanique, comme dans le reste des monarchies européennes des XVIe et
XVIIe siècles, on ne peut pas parler « de conscience d’unité nationale, et moins encore d’une
unité politique, au sens où nous l’entendons »7. Dans celle-ci, il n’y avait pas une nature
espagnole ni une nation légale espagnole unique, la nature de chaque sujet du roi était celle du
royaume auquel il appartenait8. « Un roi, une foi et beaucoup de nations », c’est ainsi que
l’historien Xavier Gil Pujol (ca) (membre de l’Académie royale d’histoire) définit la
Monarchie espagnole des XVIe et XVIIe siècles. « Un même roi était le facteur décisif partagé
par tous les sujets dans les différents royaumes et territoires qui constituaient la Monarchie,
celui qui les reliait entre eux et qui faisait d’eux, comme on avait l’habitude de le dire, un
"corps mystique" »9.
Le terme de « nation » n’avait pas le sens qu’on lui donne dans l’époque contemporaine et
pouvait s’appliquer aussi bien à l’« Espagne » qu’à ses régions ou de façon interchangeable
avec le terme de « province »10. De même, le terme d’« Espagne » n’avait pas de signification
politique mais seulement géographique, équivalant à l’ensemble de la péninsule Ibérique. Il
était employé spécialement par les étrangers, surtout ceux qui appliquaient à ses habitants une
série de stéréotypes, souvent négatifs, comme dans le cas de la Légende noire11.
Toutefois, après deux siècles d’existence de la Monarchie hispanique, une identité que l’on
peut qualifier de « prénationale » commença à apparaître : un sentiment de « loyauté envers
une patrie commune espagnole », incarnée dans les institutions de la Monarchie, qui dépassait
« de plus en plus la simple adhésion à la dynastie régnante », « renforcée par l’expansion
coloniale » et par les constants affrontements de la Monarchie avec ses voisins européens. On
ignore toutefois quelle est la portée sociale et territoriale de cette identité 13.
L’union dynastique des rois catholiques était de plus dominée par la Castille,
démographiquement et économiquement, et il y eut un certain centralisme dans la pratique du
pouvoir1. Sous la Monarchie des Habsbourgs d’Espagne se produisit un processus de
« castillanisation » qui affecta particulièrement les élites des autres royaumes péninsulaires,
qui adoptèrent le castillan comme langue littéraire commune, de Barcelone à Lisbonne12 : le
castillan, à l’origine un petit dialecte d’origine cantabrique parlé seulement autour de Burgos,
devint la langue commune — avec naturellement des variantes géographiques — de
l’ensemble de la Couronne de Castille et, dès le XVe siècle, les élites de toutes les autres
régions d’Espagne furent bilingues14. Simultanément le concept d’« Espagnol », compris
comme sujet de la monarchie dans les royaumes hispaniques, commença à apparaître, pas
seulement défini selon le lieu de naissance mais susceptible d’être acquis par l’intégration
dans la communauté15. On observe la définition de l'idée d’une communauté plus étroite, bien
que non homogène, entre la Couronne de Castille et celle d’Aragon, nommée « Espagne »16.
Ainsi, à la fin du XVIe siècle, la communauté ibérique installée à Rome, au sein de laquelle on
avait jusque là distingué les nations castillane, aragonaise et portugaise, fut appelée la
« nation espagnole »17.
Ainsi, au cours des XVIe et XVIIe siècles se développa une identité prénationale
« centrifuge », basée sur la fidélité aux divers royaumes et provinces qui composaient la
monarchie, et une autre « centripète », basée sur la fidélité à la dynastie et à l’unité catholique,
les deux sources fondamentales de légitimité du pouvoir monarchique2,21.
Armoiries de la Monarchie hispanique entre 1580 et 1668 avec
l’incorporation du royaume du Portugal.
Dans le cas de la principauté de Catalogne, par exemple, « être ou devenir catalan signifiait,
avant tout, vivre sous la juridiction des lois de portée catalane » et bénéficier des privilèges ou
prérogatives que cela pouvait représenter. La véritable différence entre les Catalans et les
habitants de n’importe quels autres royaumes ou provinces de la Monarchie hispanique n'était
pas la langue, un caractère ou un quelconque autre trait « protonationaliste ». L’identité
catalane de l’époque moderne résidait avant tout dans le Droit appliqué dans la principauté
— les lois ou constitutions — plutôt que dans les particularités ethniques de la nation
catalane22. Le véritable « patriote » catalan — le terme le plus utilisé au cours de la révolte de
1640 est celui de patricien — était celui qui était prêt à mourir en défense des lois ou
constitutions catalanes23.
Tout au long du XVIIIe siècle, avec la diffusion des idées des Lumières, les termes de
« nation » et « patrie » acquirent une valeur de plus en plus rationnaliste et contractuelle, et
l’expression « nation politique », utilisée depuis le milieu du siècle, devint quelque peu
redondante. Vers la même période, on commença à opposer le « droit de la patrie » ou « droit
national » au droit romain ou « étranger »28.
Avant Forner, d’autres ilustrados comme Gregorio Mayans, Juan Francisco Masdeu ou
Benito Feijoo (Glorias de España, 1730) avaient répondu aux critiques faites à l'Espagne à
l'étranger, donnant, dans les mots de Feijoo « une conception injurieuse de la nation
espagnole »30.
Xosé M. Núñez Seixas affirme qu’aux XVIe et XVIIIe siècles cohabitaient « diverses
conceptions sur le terme d’“Espagne” comme communauté politique, et à propos des
“Espagnols” comme collectif […]. Néanmoins, […] aucune ne s’identifiait avec l’idée de
nation moderne. La base théorique de l’idée d’Espagne comme communauté politique était
toujours fondée sur l'allégeance dynastique, la religion catholique, le voisinage et
l’identification avec l’institution monarchique (c’est-à-dire le corps social, juridique et
politique situé sous l’autorité du monarque) »32.
Au contraire, les ilustrados les plus critiques envers la Monarchie bourbonienne reprirent à
leur compte les principes révolutionnaires et utilisèrent cette expression dans sa nouvelle
acception. Ainsi, José Marchena, qui fut contraint à l’exil en France, y publia anonymement
en 1792 un pamphlet intitulé A la Nación Española. Dans cette œuvre, il mit en avant la
décadence de la « patrie », regrettant les anciennes gloires de Sénèque et Lucain, et réclama la
convocation d’un parlement représentatif du peuple ainsi que l’abolition de l'Inquisition34.
Pour les défenseurs de l’absolutisme, le mot « patrie » était jugé moins problématique face à
la menace révolutionnaire. Ainsi, la propagande déployée par le régime et les autorités
ecclésiastiques pendant la guerre du Roussillon parla de « patriotisme catholique » ou avec le
trilemme « Dieu [ou religion], patrie et roi »34.
Les nouvelles idées de la Révolution française et le nouveau sens donné à certains mots
comme « nation » ou « patrie » furent l’objet de satire et de rejet de la part des secteurs
traditionnalistes — notamment Diccionario razonado, manual para inteligencia de algunos
escritores que por equivocación han nacido en España (1811) attribué au « philosophe
rance » Francisco Alvarado —, qui moquent la supposée vénalité des patriotes35.
Les libéraux furent les « inventeurs » de la nation espagnole, en opposant la souveraineté des
citoyens — identifiés à la Nation — au pouvoir absolu du roi. La première formulation d’un
nationalisme espagnol qui dépassa le protonationalisme antérieur se produisit aux Cortes de
Cadix, en pleine résistance contre l’occupation napoléonienne et grâce au brusque
effondrement des institutions politiques de la Monarchie absolue12. Elle fut exprimée
clairement dans la Constitution de 1812, qui déclarait dans son premier article que « la
souveraineté réside essentiellement dans la Nation », cette dernière étant définie dans l’article
2 comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères »12. Ainsi, l’identité
prénationale, fondamentalement traditionaliste, et le protonationalisme, réformisme influencé
par l'esprit des Lumières, furent assemblés de façon cohérente, permettant de faire face avec
succès au vide de pouvoir et à l’envahisseur français pour les six années à venir26. Ainsi, entre
1808 et 1814, c’est la conception libérale de la patrie qui domine, identifiée à la nation, à la
lutte pour l’indépendance et les libertés. Les libéraux furent eux-mêmes bien conscients de la
rupture ainsi opérée41.
Monument en hommage à Agustín de Argüelles à Madrid, par
José Alcoverro (inauguré en 1902). Lorsqu’Argüelles la nouvelle Constitution devant les Cortes de
Cadix, il dit la célèbre phrase : « Espagnols : vous avez à présent une patrie » (« Españoles: ya tenéis
patria» »).
Le terme de « nation », utilisé à profusion et bien plus qu’un siècle auparavant42 acquit sa
pleine signification politique en étant associé à l’idée de souveraineté. La rupture avec le
passé apparaît très clairement dans les articles 2 et 3 de la Constitution de 1812 : « La Nation
espagnole est libre et indépendante, et elle n’est ni ne peut être patrimoine d’aucune famille
ou personne » et « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation, et, par cela-même,
le droit d’établir ses lois fondamentales lui appartient exclusivement ». Auparavant, dans la
déclaration des Cortes de 1810, elle avait été proclamée comme dépositaire de la
« souveraineté nationale »43.
La conception libérale de la nation espagnole n’était pas celle d’une pure « nation civique »,
mais incorporait des éléments historicistes influencés par le traditionnalisme 44. L’Espagne
était comprise comme une communauté formée par l’histoire et la culture, et dans laquelle la
religion catholique jouait un rôle important — la Constitution de Cadix déclare la
confessionalisme de la nation —. Des références historiques furent mises à profit pour
légitimer les nouvelles idées conférer une profondeur temporelle à la nouvelle nation, comme
la révolte des comuneros castillans contre l’oppression monarchique au XVIe siècle. Le
dicours préliminaire de la Constitution de 1812 affirmait que « les Espagnols furent au temps
des Goths une nation libre et indépendante, formant un seul et même empire »45.
Faisant face à la conception nationale des libéraux, celle des absolutistes fut le produit de la
synthèse entre le protonationalisme austrophile et la première littérature romantique
espagnole. Selon celle-ci, l'Espagne se trouve définie par des traits historiques essentiels et
propres, remontant à de très lointaines époques. Cette conception, basée sur la monarchie et la
religion catholique, admettait les stéréotypes élaborés par les voyageurs étrangers
— spécialement les romantiques français et britanniques — sur le « caractère espagnol »,
rapportés dans des œuvres comme Carmen de Prosper Mérimée49.
D’autre part, pour les absolutistes — et plus tard pour les carlistes — l’âge d’or de l’Espagne
avait été celui du règne des Rois catholiques et de l’empire espagnol ; ils rejettaient les règnes
des derniers Habsbourg et des Bourbons « étrangers » et pensaient que le Moyen Âge, avec
ses Cortes d’ancien régime et ses fors, étaient une période de progrès national. Selon les
libéraux au contraire, l’époque médiévale était vue comme une période obscurantiste marquée
par un climat inquisitorial, et la répression de la guerre des communautés de Castille avait
marqué une amorce de la décadence des libertés50.
Selon Juan Francisco Fuentes, le Triennat libéral (1820-1823) « marqua l’apogée d’un
puissant imaginaire libéral associé à la nation et à la patrie ». Le général Rafael del Riego, qui
devint la figure d’un culte civique, justifia son soulèvement en affirmant qu’il l'avait fait pour
« restaurer la Nation dans ses anciens droits » — la Constitution de Cadix —51.
L’identification des libéraux avec l’idée nationale l’amena à dire à un député qu’ils n’étaient
pas un parti, comme les « serviles » — les absolutistes — ou les « afrancesados », mais qu’ils
étaient en réalité « toute la Nation »52.
D'autre part, lors de cette même période, les deux termes de « nation » et « patrie »,
jusqu’alors utilisés presque indifféremment, avec quelques nuances, tendent à se différencier :
la nation, associée à l’idée de souveraineté, se situe dans la sphère lointaine du politique,
tandis que la patrie acquiert un sens plus familier, rattaché au champ des sentiments, des
traditions et des identités. C’est ce que semble exprimer une phrase apparue dans Lo verdader
catalá, premier périodique entièrement écrit en langue catalane : « L’Espagne est notre nation,
mais la Catalogne est notre patrie ». En conséquence, le patriotisme cesse d’être un
« synonyme d'activité révolutionnaire pour devenir un mot sans frontières idéologiques »54.
D’autre part, « la plus grande charge sentimentale et identitaire de “patrie” rendra plus facile
sa transition tout au long du XIXe siècle vers d’autres registres sémantiques, de la part du
carlisme et ses succédanés comme du romantisme ou d’un protonationalisme d’inspiration
catholique, qu’il soit espagnol, catalan ou basque »55.
L’usage réitéré de mots et concepts comme « patrie », « nation » ou « patriote » par les
libéraux provoqua une trivialisation de ceux-ci, dont la satire costumbrista tira parti. Dans Los
españoles pintados por sí mismos (1843-1844), le « patriote » était caractérisé par sa cupidité
et son goût pour les phrases vides de sens « d’autant plus applaudies qu’elles sont mal
comprises »52. Dans un dictionnaire satirique publié en 1855, les « politiques » étaient définis
comme « des faux bourdons de ruche qui s’alimentent uniquement du miel de la patrie »56.
Les libéraux, spécialement ceux qui avaient vécu l'exil à Paris et à Londres durant les deux
périodes absolutistes de Ferdinand VII, furent conscients qu’il était nécessaire de
« nationaliser » et relégitimer le nouvel État libéral qu'ils se proposaient de construire.
L’œuvre des écrivains romantiques comme José de Espronceda, le duc de Rivas ou, dans une
moindre mesure, Mariano José de Larra, ainsi que les histoires nationales — notamment
Historia general de España de Modesto Lafuente éditée en plusieurs volumes entre 1850 et
1867 — y contribuèrent5859 : « les élites intellectuelles codifièrent un récit historique et
littéraire de l'identité nationale, depuis les mythes de Numance et de Sagonte, jusqu'à
l'idéalisation du royaume wisigoth de Tolède en tant que premier royaume espagnol, en
passant par des figures comme Don Pelayo, Le Cid ou une vision providentialiste,
téléologique et uniforme de la Reconquista, et la récupération des archétypes littéraires
comme Don Quichotte dans une perspective nationale »50.
Núñez Seixas explique cette faible nationalisation par quatre facteurs. Premièrement, un
développement industriel inégal, qui fit que les zones les plus développées n’ont pas coïncidé
avec les centres de décision64. En second lieu, le monopole du pouvoir par le Parti modéré,
défenseur à outrance d’un État centralisé, qui entraîna en réaction son rival, le Parti
progressiste, vers une défense plus grande du « provincialisme ». Il en fut de même du
carlisme, qui défendit les fors des provinces basques, de la Navarre, et plus tard de la
Catalogne, des formes « traditionnelles » d’autogouvernement qui trouvaient leurs racines
dans les anciens Habsbourg. En troisième lieu, l’efficacité discutable des instruments utilisés
par l’État libéral pour mener à terme la nationalisation : un système politique qui impliquait
très peu l’ensemble de la population étant donné son caractère oligarchique et caciquiste ; un
investissement financier insuffisant dans le système éducatif qui s’avéra incapable
d’alphabétiser dans une unique langue nationale et de diffuser les valeurs patriotiques et les
symboles nationaux — eux-mêmes imparfaitement unifiés —, et de contrer le poids
considérable de l’église catholique, opposée à ces valeurs, dans ce même système ; une armée
classiste incapable d’endoctriner les recrues. Et en dernier lieu, l’absence d’un ennemi
extérieur clairement défini contre duquel aurait pu naître un sentiment d’union cohérente au
sein de la population, ainsi que l’inexistence d’un projet impérialiste. Une exception fut a
Guerre hispano-marocaine (1859-1860), qui parvint à « concilier enthousiasme patriotique
tout aussi bien dans las élites que dans les secteurs populaires, et dans tous les territoires
péninsulaires, y compris la Catalogne »63. Les batailles de Wad-Ras et de Tétouan donnèrent
leurs noms à des rues des principales villes60.
Un autre élément qui expliquerait la faible nationalisation est l’absence d’une capitale
monumentale, étant donné que Madrid, jusqu’au début du XXe siècle était une ville sombre et
de caractère provincial, qui « manquait des ensembles urbains et des complexes monuments
caractéristiques de Paris ou Londres »65.
La nouvelle division provinciale élaborée par Javier de Burgos en 1833 tarda à manifester son
influence par rapport aux anciens cadres territoriaux médiévaux50. À la différence des
départements français qui démantelèrent en grande partie les unités territoriales préexistantes,
la division provinciale espagnole se basa essentiellement sur les anciens royaumes et
provinces de l’Ancien Régime, et ne fit que s’y superposer. De plus, les droits foraux furent
maintenus dans certains territoires — Navarre et provinces basques —66.
Selon Núñez Seixas, en dépit du fait que les multiples études réalisées lors des dernières
décennies ont partiellement questionné cette thèse de la « faible nationalisation » — en
particulier sur l’important rôle qu’eurent la société civile et les pouvoirs locaux dans la
construction d’une identité nationale espagnole —, « on n’a pas encore opposé une
explication globale et capable d’appréhender la complexité de la construction des identités
territoriales dans l'Espagne du XIXe siècle et le premier tiers du XXe siècle »67.
Quant aux symboles formels de la Nation, ils furent hérités de l’étape antérieure, tant le
drapeau, créé pour la Marine de Guerre par le roi Charles III en 1785, comme l’hymne — la
Marcha Real —, une marche militaire dont l’usage fut instauré par le même monarque en
1768. Si le drapeau connut une large diffusion — le drapeau républicain tricolore qui
incorporait le violet des comuneros fut utilisé comme étendard des républicains et non comme
une enseigne nationale —68, il n’en fut pas de même de l’hymne, fondamentalement car il
n’avait pas de paroles associées, et qu’il devait de plus rivaliser avec l’Hymne de Riego, qui
eut la préférence des libéraux progressistes, des démocrates et républicains65.
En ce qui concerne le carlisme, après sa défaite dans la première guerre carliste, il continua de
nier le concept de souveraineté nationale et de défendre l’origine divine du pouvoir. Par
exemple, Ramón Nocedal affirmait que ni « la nation ni l’État ne sont l’origine de l’autorité,
car toute l’autorité provient de Dieu ». Néanmoins, le mot « nation » fut toujours présent dans
les discours des carlistes, qui pensaient obtenir grâce à son usage l’appui d’une bonne partie
de la population. María Teresa de Braganza en arriva à affirmer en 186469 que son défunt
mari, le prétendant carliste Charles de Bourbon (1788-1855), avait eu en sa faveur
l’« immense majorité de la nation », dont les essences principales étaient l’unité de la foi
catholique et la Monarchie elle-même70. L’historien Stanley Payne considère que, par son
espagnolisme accentué, et en dépit de son emphase régionaliste, « le carlisme représenta
l’unique mouvement de nationalisme espagnol au XIXe siècle »71.
Selon De la Granja, Beramendi et Anguera, durant cette période et la suivante, « le
nationalisme espagnol […] règne sans rivaux internes et, par conséquent, en manquant de plus
de forts stimulateurs exogènes en raison de l’isolement international de l’Espagne, il n’a pas
besoin de trop se manifester en tant que tel. Mais cela ne veut pas dire qu’il manque de toute
manifestation ni qu’il n’inspire pas un processus de nationalisation qui, malgré toutes ses
déficiences, il sert au moins à générer dans les secteurs sociaux politiquement actifs une
identité nationale assez consistance et très jalouse de son unité »61.
Le fédéralisme se basa sur les anciens territoires médiévaux pour définir les États qui
formeraient la République fédérale espagnole. En ce sens, le modèle national défendu était
imprégné d’un fort historicisme. Son grand théoricien fut le républicain catalan Francesc Pi i
Margall, auteur de Las Nacionalidades (« Les Nationalités »), publié en 1877, peu après
l’échec de l’expérience fédérale de la Première République75. Si les afrancesados et les
modérés « firent de l’État la pierre angulaire du projet modernisateur, au détriment de la
nation souveraine », les fédéralistes soutenaient au contraire que « la nation n’atteindrait la
plénitude de son existence qu’une fois que l’État unitaire et centraliste — impôts, quintas
[mobilisations militaires], forces de l’ordre, bureaucratie, monarchie — serait démantelé »,
proposant ainsi une « nation sans État »76.
Juan Francisco Fuentes définit la représentation nationale des fédéralistes comme une « nation
pluri-étatique qui rendrait libres de la même manière les citoyens et les territoires », un
« étrange hybride » entre fédéralisme et jacobinisme74. Par exemple, un document publié à
Barcelone en 1842 par les insurgés de la bullangues (es), après avoir réaffirmé « le pur
espagnolisme de tous les Catalans libres » et dénoncé « la tyranie et la perfidie du pouvoir qui
a conduit la Nation à l’état le plus déplorable », déclarait l’« indépendance de la Catalogne,
par rapport à la Cour, jusqu’à ce que soit rétabli un gouvernement juste »77. Elle refit son
apparition dans les Bases para la Constitución federal de la Nación española y para la del
Estado de Cataluña (« Bases pour la Constitution fédérale de la Nation espagnole et pour
celle de l'État de Catalogne ») de Valentí Almirall et le Projet de Constitution fédérale de
1873 (es), dont l’article premier déclarait « les États de Haute Andalousie, Basse Andalousie,
Aragon, Asturies, Baléares, Canaries, Vieille Castille, Nouvelle Castille, Catalogne, Cuba,
Estrémadure, Galice, Murcie, Navarre, Porto Rico, Valence, Régions Basques [vascongadas]
composent la Nation espagnole »54,62.
À la fin du XIXe siècle, le nationalisme espagnol conservateur fut également très influencé par
la pensée autoritaire et monarchique-traditionnaliste du français Charles Maurras, fondateur
de l’Action française83.
Les militaires sont utilisés pour tenter de maintenir l’ordre public et, avec le temps, finiront
par se considérer comme le gardien de l’identité nationale contre le désordre social et les
protestations contre le régime. Le politologue et historien britannique Samuel Finer dresse le
tableau suivant de l'armée espagnole de la Restauration « il ne s’agit pas d’une force
opérationelle mais d’une machine bureaucratique, elle ne recherche pas l’expansion ou la
puissance extérieure mais l’unité et l’ordre. Son idéal […] est celui d’une Espagne hors du
temps, centralisée, castillane et catholique ; mais il pourrait être aussi défini partiellement à
partir de ce qu'elle hait : le syndicalisme, le socialisme le séparatisme catalan et basque et
même… l’intelligence87. Par ailleurs, moyen traditionnel de mobilité sociale dans une société
rigidement stratifiée, elle attire les hommes médiocres qui cherchent à faire carrière ; quand
ils n’y réussissent pas, ils ont recours à des moyens exceptionnels. Traditionnellement aussi,
l’armée — au moins depuis la Restauration — est la force de police de l’oligarchie
dominante. Ainsi la neutralité militaire mélange brutalement le nationalisme (la Hispanidad),
la haine de classe et le carriérisme individuel »88.
De plus, alors qu’auparavant « le castillan reléguait peu à peu les langues locales au rang de
patois abandonnés aux paysans »92, un mouvement culturel de dignification des langues
propres émerge sous l’influence de la pensée romantique, notamment la Renaixença — la
« renaissance » de la langue catalane — amorcée dans les années 1830. La culture régionale
promue par la bourgeoisie catalane « véhicule […] une autre façon de penser, […] s’éloigne
de plus en plus de la matrice nationale et […] devient […] plus européenne et moderniste
qu’ibérique et traditionaliste »91.
La deuxième moitié du XIXe siècle est marquée par une volonté des milieux politique catalans
de participer aux décisions du pouvoir central, « de s’introduire au sein de l'État pour
gouverner et entraîner les Espagnols dans le sillage de la Catalogne. En 1873, par exemple, le
président du gouvernement et deux ministres furent catalans, et c’est un Catalan, Pi i Margall,
qui rédigea un premier projet de constitution, fédéraliste, pour la nouvelle République […].
Leur but était alors de transformer l’État espagnol, de desserrer les liens entre le centre et les
régions périphériques, mais certainement pas de rompre »89. C’est cette idée qui reste
dominante dans le mouvement du régionalisme politique catalan qui émerge au début du
XXe siècle avec la fondation de la Lliga Regionalista (« Ligue régionaliste ») en 1901,
notamment dans la figure d’un de ses leader, Francesc Cambó, proche confident du roi
Alphonse XIII, et sa proposition de « regénérer » l’Espagne, de la « catalaniser », c’est-à-dire
une « Grande Catalogne dans la Grande Espagne »93,94. « Ces efforts furent néanmoins déçus
car le centralisme de la monarchie et le sentiment anti-catalaniste dominant à Madrid
freinèrent cette intégration à l’État »95.
Au Pays basque, le nationalisme régional apparaît lui aussi vers la même période, mais dans
un contexte et avec une base sociale différents : « L’industrialisation rapide de la Biscaye (et
dans une moindre mesure, plus tardivement, de Guipuzcoa) provoqua une immigration
massive de travailleurs de toute l'Espagne, beaucoup plus importante en nombre que pour la
Catalogne car il s’agissait d’industries qui avaient besoin d’une main d'œuvre nombreuse.
Entre 1840 et 1910, la population de Biscaye fut multipliée par trois et celle de la ville de
Bilbao, par exemple, passa de 15 000 habitants en 1875 à 100 000 en 1900 »95. Le
nationalisme basque apparaît comme une réaction de secteurs pauvres ou modestes de la
population, ancrés dans un mode de vie traditionnel et rural, qui vivent cette situation comme
une invasion et se sentent marginalisés au sein de la société moderne pilotée par la
bourgeoisie industrielle. C’est donc un mouvement aux racines foncièrement conservatrices,
qui rassemble d’ailleurs dès ses origines d’anciens carlistes convertis96,97,98.
Au tournant du XXe siècle, le nationalisme basque obtient ses premier succès électoraux,
notamment en Biscaye, et prétend explicitement rivaliser avec les partis du turno pilotés par le
régime. Le Parti nationaliste basque (PNV) est interdit en raison de ses prétentions
indépendantistes. En septembre 1899, l’état d'exception est décrété en Biscaye au motif
allégué de lutte « contre les séparatistes, dont les manifestations sont déjà intolérables »99.
Selon Núñez Seixas, les revendications d’un gouvernement autonome à Cuba et Porto Rico
furent ignorées par les gouvernements de la Restauration car « elles obligeaient à reconsidérer
le concept basique de la nation espagnole qui servait de fondement légitimateur à la
Monarchie de la Restauration. Si l’Espagne était une unité organique, forgée par une histoire
commune, la religion catholique et le rôle de la Monarchie, dans laquelle la diversité ethno-
territoriale était seulement tolérée à un niveau prépolitique, la concession d’un régime
d'autonomie spécifique aux îles caribéennes, considérées comme une partie de la nation,
pourrait avoir des conséquences insoupçonnées dans les territoires non castillans de la
métropole elle-même »100. Seule une partie des républicains fédéralistes, menés par Pi y
Margall, se montrèrent partisans de la concession de l’autonomie100. « La défense de l’ordre
colonial s’identifia avec l’intégrité de la patrie, une cause qui devait unir les Espagnols de
toute origine sociale ou géographique »101.
La concession de l’autonomie politique à Cuba et Porto Rico arriva trop tard et l’intervention
des États-Unis ne permit pas sa mise en place effective101,102.
Prisonniers de guerre aux mains des Nord-Américains à Manille après la capitulation de la capitale
philippine. Le virage pessimiste après la défaite dans la guerre hispano-américaine poussa la
génération de 98 à poser le « problème de l’Espagne » sous une forme essentialiste et métaphysique à
partir d’une conception oraganico-historiciste de la nation.
Les militaires se sentirent de plus en plus isolés dans une société souvent hostile, avec un
régime qui les a instaurés comme garants de l’ordre public, eux-mêmes finissant par se
considérer comme les gardiens de la patrie. À Barcelone en particulier, certains officiers
assimilent le catalanisme aux mouvements séparatistes qu’ils avaient affrontés dans les
colonies. Galvanisés par l’anticatalanisme de la presse militaire, ils réagirent à une caricature
antimilitariste publiée en novembre 1905 par une revue catalaniste en saccageant ses locaux.
Les coupables ne furent pas punis et reçurent a posteriori le soutien de leur hiérarchie et
même du roi. Cet épisode, connu comme les Incidents du ¡Cu-Cut! « représenta le premier
choc entre pouvoir politique et pouvoir militaire du XXe siècle ainsi qu'une montée notable de
la température du conflit nationaliste » avec la Catalogne107,108. À la suite des évènements et
sous la pression militaire est approuvée la Ley de Jurisdicciones, qui plaçait sous juridiction
militaire les offenses faites oralement ou par écrit à l'unité de la patrie. Cette loi « sera à
l’origine […] de l'affrontement direct entre l’armée et les nationalismes périphériques. Par ce
biais, elle deviendra juge et partie d’un conflit où l’on débattait le sens même du concept de
« Nation espagnole ». C’est à partir de ce moment-là que l’institution militaire s’érige en seul
défenseur et unique interprète de ce qu’elle considère comme la véritable essence de la Nation
et de la Patrie espagnoles. […] l'armée devient de facto l'ennemi déclarée de tous les
nationalismes qui, par le fait de l'être, mettaient en cause le fondement même de « la
Nation » »109.
Une quatrième variante fut le nationalisme espagnol autoritaire, qui oscilla entre la droite
radicale et le fascisme, qui naît au début des années 1920 sous l’influence du fascisme italien.
Sa première expression fut l’Union patriotique, parti unique de la dictature de Primo de
Rivera, et la première clairement fasciste fut celle proposée par l’intellectuel avant-gardiste
Ernesto Giménez Caballero116.
Cette période connut l’essor de l’hispanoaméricanisme (es), dont l’origine se trouvait chez
Menéndez Pelayo et qui fut développé par Ramiro de Maeztu, Zacarías de Vizcarra et Manuel
García Morente. Une étape importante dans l’influence de ce mouvement fut la célébration à
partir de 1918 du Jour de Christophe Colomb (Día de la Raza, « Jour de la Race » en
espagnol)117. Ce courant eut également un versant libéral diffusé en Espagne et en Amérique
par Rafael Altamira, Adolfo G. Posada y Rafael María de Labra118.
Une autre preuve de la « projection extérieure » du nationalisme espagnol fut la guerre du Rif
mais celle-ci, à la différence de la Guerre hispano-marocaine de 1859-1860 soixante ans
auparavant, ne réveilla pas de vague d’enthousiasme patriotique — à l’exception de
l’exaltation de quelques héros, comme le caporal Noval — mais suscita au contraire un rejet
croissant auprès des classes populaires118. Au contraire, pour leur part, les militaires se
sentirent les « ultime[s] dépositaire[s] du nationalisme espagnol conquérant »119.
La thèse centrale de Menéndez Pidal était que « le castillan[,] guidé par une entreprise
unificatrice (la Reconquista) et sa progressive instauration comme langue de culture, avait
affirmé son hégémonie sur les langues de la péninsule au cours du Moyen Âge, en incorporant
des éléments de chacune d’entre elles et en devant la langue espagnole. L’intercommunication
entre les langues ibériques dans le passé cimenterait la propension à l’unité politique
postérieure, en raison de la similitude d’un même caractère national »122. Un autre travail
effectué par Menéndez Pidal fut de compiler le romancero populaire, guidé par l’idée de
prouver l’« existence d’une conscience nationale espagnole intrahistorique et avec une base
populaire : la traditionnalité ». « L’introduction de manuels scolaires de littérature espagnole,
matière introduite en 1926 dans le cursus scolaire, contribua à populariser ses postulats »
jusqu’à la fin du siècle123.
L’essor des nationalismes catalan et basque, ainsi que les premiers temps du nationalisme
galicien, provoquèrent une vive réaction du nationalisme espagnol, en particulier le premier,
qui obtint sa première grande réussite, la Mancomunitat en 1814, et déploya en 1918-1919
une campagne pour l’autonomie (es). La réponse la plus dure fut celle des députations
castillanes qui, réunies à Burgos le 2 décembre 1918, approuvèrent le Mensaje de Castilla (es)
(« Message de Castille ») qui fut transmis au gouvernement. Le lendemain, la une du journal
El Norte de Castilla était « Devant le problème présenté par le nationalisme catalan, la
Castille affirme la nation espagnole ». Pour sa part, la députation de Saragosse réclama un
certain degré d’autonomie administrative pour l’Aragon mais en précisant clairement que ses
aspirations ne devaient pas se confondre avec celles des catalanistes, car l’« Aragon a
proclamé avant tout l’intangibilité de la patrie »124.
Plusieurs auteurs ont défini la dictature de Primo de Rivera comme « le premier essai
d’institutionnalisation consciente du nationalisme espagnol autoritaire » et belligérant125,126.
Son instrument fut l’Armée, marquée par son corporatisme, son militarisme et son
nationalisme espagnol125. Toutefois, son projet de « renationalisation » espagnole — ou
d’« espagnolisation d’en haut » — échoua en grande partie. Certains auteurs indiquent qu’il
produisit en réalité un effet contraire à celui escompté : une « nationalisation négative » au
sens où il « défit » plus d’Espagnols qu’il n’en « fit », une revitalisation des nationalismes
périphériques et l’identification des symboles nationaux espagnols avec les courants les plus
réactionnaires du nationalisme d’État127.
Dès ses débuts, la dictature mit en place une politique contraire aux nationalismes
périphériques, notamment le catalanisme126. L’usage officiel de langues différentes du
castillan fut interdit, ainsi que l’enseignement du catalan et de l’histoire de la Catalogne, et la
présence de drapeaux régionaux dans les bâtiments officiels. Le régime encouragea le clergé à
prêcher exclusivement en castillan127. D’autre part, la présence de symboles nationaux comme
la Marcha Real ou le drapeau bicolore dans les actes officiels et semi-officiels comme les
processions fut renforcée, et les programmes d’enseignement incorporèrent des contenus
« patriotiques », le tout accompagné d’une certaine militarisation de certaines activités
sociales127. Dans l’ensemble, cela constituait un ambitieux « programme d’espagnolisation
d’en haut [qui] à travers de cérémonies publiques et rituelles […] tentait de promouvoir le
sentiment national [bien qu’il] fût loin de la mystique séculière irrationnelle et vitaliste du
fascisme italien. […] En Espagne, on n’érigea pas une nouvelle religion de la patrie, mais, à la
façon national-catholique, on associa patrie et religion établie »128
Cette politique est massivement rejetée en Catalogne. La dictature marque une étape de
radicalisation et un virage à gauche pour le mouvement catalaniste129. « Si avant 1928
l’Espagne, pour les Catalans, était la Nation et la Catalogne la Patrie, après cette date se
produit un important saut qualitatif et l’on proclame à Barcelone : « l’Espagne est l’État et la
Catalogne la Nation » »130. Les premières élections après la dictature (les municipales et les
générales de 1931) marquent le triomphe du nouveau parti nationaliste catalan Esquerra
Republicana de Catalunya, et le déclin des régionalistes de la Lliga131.
Peut-être pour éviter le rejet des nationalismes périphériques, la Constitution ne contient par
l’expression de « nation espagnole » pour désigner le sujet de la souveraineté et utilise à sa
place « le peuple », duquel émanent tous les pouvoirs. Le titulaire de la souveraineté est
« l'Espagne » qui, usant de sa souveraineté, décide de s’organiser comme « République
démocratique de travailleurs de toute classe ». La Constitution établit également que le
castillan est la langue officielle136.
Face au nationalisme espagnol démocratique, réformiste et ouvert au dialogue avec les autres
nationalismes de gauche, la droite espagnole fut partisane d’un espagnolisme centraliste et
autoritaire, spécialement celles qui s’opposaient le plus à la République. Cet conception
antidémocratique du nationalisme espagnol devint même le principal facteur de cohésion de la
coalition opposée au Front populaire — le dénommé Bloque Nacional (es), « Bloc
national » — aux élections générales de 1936142.
Selon Núñez Seixas, « les conceptions nationalistes des fascistes espagnols étaient fortement
redevables de l’empreinte catholico-traditionnaliste, noventayochista et régénérationniste
— interprétée dans sa variante autoritaire, mais dont elle incorporait le populisme — ». La
pensée de José Antonio Primo de Rivera porte également l’influence de l’idée essentialiste et
historiciste de la « communauté de destin » de José Ortega y Gasset ainsi que d’Eugenio
d'Ors. Dans la conception nationale de José Antonio Primo de Rivera, « ce qui était
fondamental n’était pas le sang, les morts et l’ethnicité, mais l’histoire passée et le projet à
partager dans le futur, qui s’exprimerait sur un mode impérial »116. Pour sa part Ramiro
Ledesma Ramos incarnait un fascisme plus authentique, héritier des courants nationalistes
autoritaires surgis au début du XXe siècle, résolument totalitaire et étatiste, et accordant peu de
place à la religion — réduite à un simple composant parmi d’autres de la tradition
hispanique — dans sa conception nationale143. Il s’opposait aux valeurs des Lumières et de la
Révolution française, qu’il dénonçait comme faisant appel « à un peuple abstrait face à un
système politique faux, il faisait de la nation le nord de tout projet politique. Ce furent ces
nationalistes qui combattirent avec le plus de force le mythe de la décadence et dégénération
des patries et inaugurèrent la lamentation essentiellement nationaliste au sujet du […] faible
patriotisme de leurs compatriotes. Pour cette raison, ils voulurent fonder ce patriotisme sur
des instances plus profondes, intrahistoriques et essentialistes : sur la terre et sur les morts, sur
le paysage et dans le peuple [paisanaje], dans la langue et dans les esprits nationaux »144.
Le camp des insurgés utilisa le nationalisme espagnol comme principal élément légitimateur
de son action : il nomma Alzamiento Nacional (es) (« soulèvement national ») le coup d’État
de juillet 1936 et ses partisans se nommèrent eux-mêmes bando nacional (« camp national »).
Ce nationalisme espagnol centraliste, autoritaire, et avec des composants fascistes de la droite
espagnole antirépublicaine, combiné avec l’Église catholique, constituait le principal soutien
civil du soulèvement. Les factieux « nationaux » affirmaient « lutte[r] pour le salut de la
Patrie, ainsi que pour la cause de la civilisation » « avec l’assistance fervente de la
Nation »145 .
Les deux camps eurent recours aux stéréotypes, images et slogans nationalistes espagnols
élaborés par l’historiographie du XIXe siècle et se présentèrent comme les défenseurs de
l’Espagne contre l’« envahisseur » — pour les rebelles, il s’agissait du communisme
international, la franc-maçonnerie et le judaïsme ; pour les républicains, le fascisme et le
nazisme soutenus par les Maures146 —. De cette façon, la condition d’« espagnol » était niée à
l'opposant et chaque camp affirmait être le seul représentant légitime de la nation — le
prolétariat et le peuple pour les républicains ; les « bons Espagnols » qui s’opposaient à l’anti-
Espagne (es) pour les rebelles —147.
Dans cette rhétorique de lutte contre un supposé envahisseur étranger, les deux camps
utilisèrent la guerre d'indépendance espagnole de 1808-1814 contre Napoléon comme un
référent historique. Ainsi, Mundo Obrero (es), organe de presse du Parti communiste espagnol
(PCE) affirmait en 1937 que « le génie héroïque de Daoíz et Velarde, du lieutenant Ruiz (es),
de Malasaña, s’incarne dans les soldats des tranchées ». Pour sa part, le général Franco faisait
fréquemment allusion dans ses discours à « notre autre guerre d’indépendance », niant ainsi
que le conflit en cours était une guerre civile148. Les républicains eurent également recours à
d’autres épisodes historiques antérieurs, comme la lutte des Communautés de Castille ou
celles des celtibères face à Rome à Numance. Federica Montseny, ministre anarchiste,
compara les miliciens avec les bergers de Viriate, et Viriate lui-même avec le militant
anarchiste assassiné Buenaventura Durruti, soulignant ainsi un prétendu « caractère
insoumis » de « la race »149.
Dans le camp républicain, les forces ouvrières — particulièrement les communistes — firent
un usage extensif du nationalisme espagnol dans leur propagande de guerre. « Tous
coïncidaient dans l’idée que le peuple espagnol, authentique dépositaire des vertus de la
nations face à une minorité de capitalistes, propriétaires terriens, prêtres et militaires traîtres
de la patrie, se levait contre un envahisseur étranger (Italiens, Allemands et Maures) comme
cela s’était passé en 1808 »150.
D’autre part, le nationalisme espagnol des rebelles fut fortement imprégné de l’idée impériale
phalangiste et de valeurs militaristes, avec de constants appels à l'obéissance, la discipline, le
sacrifice et la générosité, qui non seulement devaient guider les combattants au front mais
aussi à l'arrière-garde152.
Les insurgés concevaient la nation espagnole comme un tout homogène d’un point de vue
ethnoculturel qu’ils identifiaient avec la Castille, ses valeurs, sa langue et sa culture. En ce
sens, la guerre était également pour eux un combat contre les « séparatismes » — les statuts
d’autonomie approuvés par la République furent dérogés — et la propagande la qualifia à
l’occasion de reconquête (« reconquista ») de l’Espagne par la Castille153. Gardant à l’esprit la
célèbre phrase du « protomartyr de la Croisade », José Calvo Sotelo, « Je préfère une Espagne
rouge à une Espagne brisée », ils déclarèrent les nationalismes périphériques « ennemis de
l’Espagne » et menèrent une brutale répression contre les nationalismes catalan, basque et
galicien au fil de leur occupation croissante du territoire espagnol : « Les exécutions de Lluís
Companys, Blas Infante, Alexandre Bóveda (es) et de nombreux autres sont accompagnées de
l’emprisonnement des moins connus, la liquidation des partis et associations et l'interdiction
de l'usage public des langues non castillanes »145.
La victoire des insurgés dans la guerre civile impliqua le triomphe durable du nationalisme
espagnol dans sa version « parafasciste » sur les nationalismes alternatifs154.
Le franquisme (1939-1975)
Articles détaillés : Régime franquiste et National-catholicisme.
Drapeau de l’Espagne franquiste (es). Le nationalisme espagnol
autoritaire et centraliste constitua l’une des bases de la dictature de Franco.
Selon l’historien Jordi Bonells, le régime franquiste opère une identification totale entre l’État
et une nation espagnole monolingue et catholique. Dès ses origines, le franquisme se
caractérise par sa « pauvreté doctrinale », l’absence de « densité idéologique », sa « rhétorique
kitsch » et sa conception manichéenne d’une lutte entre la « nation » et ses « ennemis ». « Le
franquisme apparait comme l’institutionnalisation de la version autoritaire et traditionaliste du
discours espagnoliste, légitimée par la victoire de 1939 ». Cette « carence idéologique […]
limite sa capacité de mobilisation collective […] mais […] a deux avantages considérables » :
elle limite les conflits internes au franquisme et « facilite une adhésion a minima sans
obligation doctrinale, sur la base d’un apolitisme national ». « La négation de la politique a
été la clé de voûte de l’édifice idéologique franquiste en tant que triomphe de l’unité nationale
face à la fragmentation partisane de l’« anti-Espagne » »155
Le résultat fut une profonde mutation du nationalisme espagnol dans son ensemble, qui « est
passé de sa propre négation à la reconnaissance des conséquences politiques de la pluralité
identitaire du pays, et de sa propre identification avec un État centraliste à une assomption
plus ou moins bonne de cette pluralité et son autoidentification avec un État décentralisé,
autonomique ou fédéral. […] Ceci n’empêche pas qu’il s’affronte au nationalismes sous-
étatiques lorsque ces derniers tentent de transgresser les limites décentralisatrices marqués par
la Constitution actuelle »185. Toutefois, la question du « problème national » apparu au début
du XXe siècle reste en suspens et n’est toujours pas résolue186.
D’autre part, si pour ses détracteurs — les partisans des nationalismes périphériques —, qui
ne voient généralement pas de problèmes à se définir eux-mêmes ou être définis comme
nationalistes, le nationalisme espagnol est une réalité évidente, pour un grand nombre de ses
défenseurs, et comme tous les nationalismes d’État, il serait inexistant ou se confondrait avec
la loyauté constitutionnelle envers l’État constitué — « un patriotisme civique et
vertueux » —187.
Durant la Transition fut finalement adopté avec quelques variations le modèle territorial
hybride — ni centraliste ni féféraliste — de l’« État intégral » de la Seconde République188.
Une des clés pour parvenir à cet accord résida dans le fait que les partis de gauche modérèrent
la position favorable au droit à l’autodétermination qu’ils avaient défendu au cours du
franquisme tardif189.
Le PSOE, dans son 27ème Congrès (es), célébré en Espagne en 1976 après plusieurs
décennies d’exil, défendit l’objectif de l’« instauration d’une République fédérale intégrée par
tous les peuples de l’État espagnol », mais changea le « droit à l’autodétermination » des
« nationalités ibériques » approuvé au Congrès de Suresnes (es) en 1974 pour la promesse
d’assumer « pleinement les revendications d’autonomie, les considérant indispensables pour
la libération du peuple travailleur »191,192. D’autre part, il fallut vaincre la résistance du
« franquisme sociologique (es) » — la persistence dans une part de l’opinion des valeurs de la
dictature — représenté par Alianza Popular, qui se présentait comme un ferme défenseur de
l’unité de la patrie, et qui ne se montrait pas disposé à aller au-delà d’une simple
décentralisation administrative193,194,195.
La légalisation du PCE n'intervint que tardivement, le 9 avril 1977, et fut le fruit d’âpres
négociations, à l’issue desquelles son président Santiago Carrillo affirma dans ses premières
déclarations à la presse : « Dorénavant le drapeau espagnol figurera toujours à côté de celui
du parti communiste »196. Le parti ne renonça pas formellement à la reconnaissance du droit à
l’autodétermination des régions, mais les débats de son IXe congrès tenu en avril 1978
tournèrent autour de décentralisation et d’autonomie, ce qui contrastait avec son manifeste-
programme de 1975, qui revendiquait ouvertement ce droit, plaidait pour une Espagne
plurinationale et la constitution d’un État fédéral, montrant ainsi que ses aspirations en
matière territoriales se conformaient avec le projet de Constitution en gestation 197.
Dans les deux partis, cette inflexion était la conséquence de négociations menées à Madrid par
les élites dirigeantes et non d’un changement d’opinion de l’électorat. Ce fut critiqué par
certains médias comme El País et peut-être perçu comme une trahison de la part des partisans
de gauche, entraînant une possible désaffection au bénéfice des nationalismes régionaux189.
Dans la constitution
L’article 2 de la constitution
Les versions successives de l’article 2 de la Constitution donnent un bon aperçu des débats et
négociations qui eurent lieu autour de la représentation nationale de l'Espagne202.
La première version, publiée le 22 novembre 1977 dans la revue Cuadernos para el Diálogo
se limitait à « La Constitution reconnaît et la Monarchie garantit le droit à l’autonomie des
différentes nationalités et régions qui intègrent l’Espagne, l’unité de l’État et la solidarité
entre ses peuples »202. Une version très proche fut publiée le 5 janvier 1978203.
La version définitive faisait ainsi référence à l’« indissoluble unité de la nation espagnole »,
donna lieu à la nouvelle idée de l’Espagne comme une « nation de nations », qui peut
s’interpréter comme une articulation des concepts de « nation politique » — l’Espagne
comme État-nation — et de « nation culturelle » — ses composants régionaux, les
« nationalités » —204.
Selon Jordi Solé Tura — l'un des « pères de la Constitution » —, l'article 2 « était la base
conceptuelle de l'État des autonomies et sa charge politique était énorme dans la mesure où
elle signifiait une nouvelle définition de l'Espagne comme nation »206. En effet, selon le
Francisco Campuzano, il « donnait au signifiant « nation espagnole » un contenu polysémique
qui tranche avec les significations univoques que lui donnent aussi bien le nationalisme
espagnol (pour affirmer que la nation espagnole constitue une entité unique) que les
nationalismes périphériques radicaux (pour nier leur appartenance à cette nation). À l'arrivée,
on trouve les concepts « nation plurielle », auquel la droite modérée va donner sa préférence,
ou celui de « nation de nations », qui va être retenue par la gauche et la plupart des
nationalistes catalans »207.
Selon Guy Hermet, l’introduction du concept de nationalités dans la Constitution donna lieu à
une « brocante juridique » et un « double langage […] prémédité »208.
Le texte fut refusé par les nationalistes basques du PNV207. Les nationalistes catalans firent
preuve d’un esprit de conciliation qui s'avéra décisif pour l'adoption et la future légitimité du
nouveau texte constitutionnel209.
Le modèle territorial
L’« État des autonomies » finit par se constituer en égalisant progressivement les
compétences et l’architecture institutionnelle de l’ensemble des communautés autonomes,
indépendamment de la voie d’accès initialement suivie, et n’a pas atteint pas son objectif
principal : l’obtention d’un accord sur un modèle d’État acceptable par l’ensemble des divers
nationalismes existants en Espagne. Les partisans des nationalismes sous-étatiques s’avérèrent
insatisfaits de la solution autonomique généralisée qui finit par s’imposer et continuèrent de
revendiquer un modèle confédéral, voire l’indépendance185,210.
Les principales difficultés posées par le nouveau modèle territorial par le manque de
définition des rapports entre les communautés autonomes et l’État central, qui débouche sur
une double logique, d’une part de surenchère entre les communautés autonomes elles-mêmes,
et d’autre part de « bras de fer » entre les communautés autonomes et l'État central222. Ainsi,
selon l'historien britannique Sebastian Balfour223,224 :
« Toutes les autonomies créées après 1978, y compris celles que l’on pourrait considérer sans
« identité » ou « sentiments régionaux » (en contraposition à des traditions provinciales)
comme la Cantabrie, Madrid ou La Rioja, ont la possibilité d'accéder aux compétences qu'a
Galeuscat [le trio Galice / Euskadi / Catalogne des nationalités « historiques »], hormis le
régime foral. Cette potentialité a dilué le fait différentiel, le supposé exceptionnalisme des
communautés historiques.
De plus, le modèle territorial de la Constitution se base dans la pratique sur une contradiction,
et non une complémentarité, entre gouvernement régional et étatique. Il articule non tant le
principe de subsidiarité que la recherche d’une plus grande autonomie et de davantage de
ressources, et la résistance de la part de l’État à les concéder. Cette conception a donné lieu à
une dynamique d’un quasi-fédéralisme compétitif, et non pas coopératif, basé en partie sur le
préjudice comparatif. Le préjudice initial dont souffrait la Catalogne était de ne pas jouir du
régime spécial d’Euskadi et de la Navarre, autrement dit, dès le début on a créé une asymétrie
entre les communautés historiques et pas seulement entre celles-ci et le régime commun [la
voie d’accès « lente » par l’article 143]. L’effet du « café pour tous » a augmenté ce sentiment
de préjudice. La dynamique compétitive entre les autonomies n'affecte pas seulement les
ressources et les compétences, mais aussi les questions culturelles, sociales, économiques. Par
exemple, la légitimité historique — le droit de se nommer nationalité ou communauté
historique —. Tout comme le contrôle ou la propriété de l’eau — auparavant une problème de
concurrence entre ou à l'intérieur des communes — de fleuves comme l'Èbre, le Júcar et le
Segura.
Le processus a forgé de nouveaux nationalismes politiques d’une part et des quasi
nationalismes régionaux d’autre part […] ; il a favorisé la tendance à découvrir des raisons
historiques pour un traitement différentiel […] comme la redécouverte de fors […] ou de
langues régionaux. La ligne de division entre région et nation sous-étatique s’est
progressivement diluée. »
Le fait que les demandes des « nationalismes historiques » n’aient pas reçu, au moment de la
Transition, le traitement différencié qu’ils revendiquaient constituent l’un des éléments
explicatifs des processus de la radicalisation de ces derniers vers l’indépendantisme que l’on a
observé au cours des décennies suivantes225.
D’autre part, les défis posés par les nationalismes sous-étatiques ont amené le nationalisme
espagnol à récupérer les vieux débats de la Génération de 98 et de l’exil républicain sur la
question de l’existence ou non d’un « problème » ou d’une « anomalie » espagnols230. Comme
fondement doctrinal, il a eu recours, de façon pas toujours explicite néanmoins, à l’idée de
« projet commun » d’Ortega y Gasset et à son déterminisme historique concevant l’Espagne
comme un produit de l’Histoire, hérité et inquestionnable231. Une version radicale de cette
conception serait l’idée que la nation espagnole, dans les mots de Santiago Abascal, futur
leader de Vox, et de Gustavo Bueno exprimés en 2008, « ne désigne pas seulement le peuple
qui vit en elle, mais aussi les morts qui l’ont constituée et l’ont maintenue, et aux descendants
qui n’ont pas encore commencé à vivre (ou même ceux qui sont déjà nés mais n'ont pas
encore le droit de vote), mais qui sont déjà, néanmoins, considérés dans les plans actuels
destinés au maintien de la Nation », si bien que « le Peuple ne peut pas décider, et encore
moins une de ses parties, sur la Nation espagnole »228.
Dans le discours du nationalisme espagnol postérieur à 1975 peuvent être distinguées deux
grandes tendances : droite et gauche232. Dans l’ensemble de l’Espagne, on constate un certain
équilibre entre, d’une part, les partisans d’une conception libérale de la nation espagnole, et
d’autre part ceux qui se rapprochent d’une conception traditionnelle et d’inspiration
catholique233.
Le nationalisme espagnol de droite peut lui-même être différencié en deux tendances : l’une,
minoritaire, qui continue de défendre les postulats de l’espagnolisme franquiste et le national-
catholicisme — et qui se serait imposé si le coup d'État du 23-F avait triomphé en 1981, mais
qui devint dès lors marginal —, et une deuxième, majoritaire, défendue par la droite
démocratique — ou libérale-démocratique —234, « qui a commencé à modifier son discours
sur les autonomies justement lorsqu’elle a pris conscience de tous les bénéfices qu’elle
pouvait en tirer en termes d’occupation d’espaces de pouvoir et de rétribution de ses cadres en
postes officiels »235,236. Le nationalisme passe de la sorte « d’une nature basiquement excluante
(dont la traduction politique serait le centralisme) à une autre basiquement dualiste
(autonomiste ou fédéralisante) »237, un processus qui s’est vu renforcé par l’adhésion de
l’Espagne à la Communauté européenne238.
Visiteur du Valle de los Caídos portant un drapeau franquiste. Une tendance minoritaire du
nationalisme espagnol de droite défend les postulats du nationalisme franquiste.
Parmi les premiers on peut citer Fuerza Nueva — dissout en 1982 — et les divers courants
phalangistes héritiers du parti unique du franquisme, FET y de las JONS236. Il y eut également
des groupes comme CEDADE, ouvertement néonazis qui réclamaient l’héritage doctrinaire de
Ramiro Ledesma239. Leurs principaux éléments communs sont la nostalgie de la dictature
franquiste, l'opposition radicale aux nationalismes sous-étatiques — l´« antiséparatisme » —
et le rejet de l’État des autonomies établi dans la Constitution de 1978, notamment le terme de
« nationalités » consacré dans cette dernière240. L'ancien ministre franquiste — et député
d’Alianza Popular au Cortès de 1977 — Gonzalo Fernández de la Mora déclara en 2003 que
l’Espagne était entrée depuis 1975 dans un processus de « dénationalisation » à cause de
l’influence des nationalismes périphériques, des cessions de souveraineté à l’Union
européenne à partir de 2000 et de l’arrivée d’immigrants241. Concernant le dernier point sur les
« dangers de l’immigration », il a été défendu par d’autres groupes d’extrême droite comme
les Bases autonomes (es), Plateforme pour la Catalogne242 ou plus récemment Vox243.
Dans le cadre du programme de « renationalisation » des
gouvernements du Parti populaire (PP) fut installé un gigantesque drapeau espagnol sur la Place
Colomb de Madrid, initiative qui fut suivie par de nombreuses autres mairies dirigées par le PP.
Le Parti populaire (PP) est la force hégémonique de la droite démocratique espagnole depuis
la disparition de l’Union du centre démocratique et n’a pas développé de discours national
homogène jusqu’aux années 2010, en raison de la diversité des groupes politiques qui le
composaient244.
Une des sources de l'élaboration du discours national de la droite démocratique a été l’Église
catholique, qui s’est positionnée à diverses occasions contre les nationalismes sous-étatiques
« séparatistes ». Un exemple, fut l’instruction pastorale de la Conférence épiscopale
espagnole intitulée Valoración moral del terrorismo en España, de sus causas y de sus
consecuencias (« Considération morale du terrorisme en Espagne, de ses causes et de ses
conséquences »), rendue publique en décembre 2002 et qui affirmait, en défense de l’unité de
la nation espagnole : « Mettre en danger la cohabitation des Espagnols, en niant
unilatéralement la souveraineté de l'Espagne, sans tenir compte des graves conséquences que
cette négation pourrait provoquer, ne serait pas prudent ni moralement acceptable. Prétendre
unilatéralement altérer cette ordonnancement juridique en fonction d’une volonté déterminée
de pouvoir local, ou de tout autre type, est inadmissible. Il est nécessaire de respecter et de
soutenir le bien commun d’une société pluricentenaire »245.
Trois ans plus tard, le cardinal Antonio Cañizares déclarait : « l’unité de l’Espagne est un bien
moral ». En novembre 2006, une autre instruction pastorale intitulée Orientaciones morales
ante la situación actual de España (« Orientations morales face à la situation actuelle de
l'Espagne ») évoquait l’« unité ancienne, spirituelle et culturelle, de tous les peuples de
l'Espagne » qui avait commencé avec la romanisation et la christianisation246.
Durant ses périodes de gouvernement — entre 1982 et 1996, entre 2004 et 2011, et depuis
2018 —, le PSOE a tenté de développer « une forme de discours patriotique espagnol qui, en
évitant à tout prix l’étiquette de nationaliste, s’oriente vers la réactualisation de l’héritage
réformiste, républicain et démocratique de l’histoire récente de l’Espagne et de ses
propositions pour l’articulation d’une nation démocratique »256. Tout juste arrivé au pouvoir à
la fin de 1982, le leader socialiste Felipe González déclara : « je crois nécessaire de récupérer
le sentiment national espagnol »257.
Lorsqu’il parvint au pouvoir en 1982, le PSOE diffusa un discours « néopatriotique » qui eut
un impact limité, basé sur deux éléments principaux : l’appel à la modernité et à l’européisme,
et le reconnaissance de l’existence de nations « culturelles » au sein de la nation « politique »
espagnole — dérivée de l’idée de l’Espagne comme « nation de nations » —, accompagnant
le tout d’une sorte de « patriotisme de la pluralité », plus tard appuyé par l’incorporation de la
proposition de « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas258. Toutefois, « la
délégitimation de toute forme de nationalisme espagnol pesait encore sur le discours
patriotique de la gauche »259. D’autre part, les socialistes catalans du PSC, ainsi qu’en grande
mesure les socialistes basques et galiciens, allèrent plus loin en défendant, avec plus ou moins
d’emphase, que l’Espagne était un État plurinational qui devait être articulé sous la forme
d’un État fédéral asymétrique, tandis que l’ensemble du PSOE se montrait plutôt favorable à
un fédéralisme symétrique, produit de l'évolution de l’État des autonomies, dans lequel tous
les États fédérés auraient les mêmes niveaux de compétences260.
Cette section est vide, insuffisamment détaillée ou incomplète. Votre aide est la bienvenue ! Comment
faire ?
Cette section est vide, insuffisamment détaillée ou incomplète. Votre aide est la bienvenue ! Comment
faire ?
L'année 2018 marque une forte ascension du parti politique Vox, qui remporte 52 sièges de
députés au Congrès avec 15,09 % des voix. Ce parti défend un ultranationalisme espagnol
(« ultraespagnolisme »), en lien avec les idéologies d'autres formations d'extrême droite
espagnoles et européennes267. Vox considère que l'unité nationale espagnole est menacée par
les nationalismes périphériques268 ; il propose comme solution la fin à l'État des autonomies et
la mise en place d'un « État fort » centralisé (« Un seul gouvernement pour toute
l'Espagne »)269, et défend un modèle essentialiste de la nation espagnole, qu’il ne définit pas
comme l'ensemble des citoyens mais sous une forme essentialiste, incluant les générations
passées et celles à venir. Vox prétend défendre l'« Espagne vivante », qu'il oppose à l'« Anti-
Espagne (es) » (les « séparatistes », les « communistes »)270. Selon le politologue Carles
Ferreira, son « objectif est d'atteindre un État monoculturel et mononational » et pour ce faire
il se propose de supprimer « les projets nationaux alternatifs des minories catalane et
basque »271. Il défend l'interdiction des partis et organisations qui « cherchent la destruction de
l'unité territoriale de la Nation et de sa souveraineté »272,273,274 et souhaiter doter de la
« protection légale maximale les symboles de la nation », spécialement l'hymne, le drapeau et
la Couronne, soutenant qu'« aucune offense envers eux ne doit rester impunie ». Vox défend
le monolinguisme castillan et s'oppose à la coofficialité des langues propres dans les régions
où elles sont reconnues274. Il propose un « plan intégral pour la connaissance, la diffusion et la
protection » de l'identité nationale et de l'apport de l'Espagne à la civilisation et à l'histoire
universelle, avec une attention spéciale accordée aux « gestes et exploits de nos héros
nationaux »275. Tout ceci correspond à une conception de l'espagnolité « fortement enracinée
dans les mythes ethnonationaux » comme la colonisation de l'Amérique ou la Reconquista. La
définition monoculturelle de la nation espagnole a également pour conséquence la rejet
radical du multiculturalisme et la critique de la société ouverte276. Concernant le contexte
international et européen, le parti prétend donner la primauté à l'intérêt national et s'opposer
aux lobbys et organisation supranationales, sa position s'identifiant ainsi avec
l'euroscepticisme du groupe de Visegrád277,278,279.