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Les Images de l’Orient sous le Regard d’André

Chevrillon dans Crépuscule d’Islam au Maroc en 1905

Nadia MAKDOUN
Université Chouaib Doukkali ,El Jadida

Résumé
Cet article vise à consacrer, au travers le récit de voyage, la
« suprématie » de l’Autre face à l ’ « infériorité » de l’oriental et de
démontrer également comment l’orient est fait chez les écrivains
voyageurs orientalistes de clichés et de stéréotypes inexorables.
Nous nous intéresserons dès lors à observer de plus près les clichés
culturels et moraux relatifs à la littérature orientaliste qui cherche à
brosser l’image d’un orient aliéné spirituellement et culturellement.
Nous nous proposons donc de tenter une lecture de la littérature de
voyage mais aussi du discours sur l’Autre. Nous essayerons ainsi de
répondre aux questions suivantes : quelles sont les images orientales
qui peuvent être véhiculées chez l’occident et l’écrivain orientaliste
en particulier ? Et de quelle manière cette littérature dépeint-t-elle la
relation de l’homme au monde ? Comment les récits du voyage du
début du XXème siècle avaient-ils impacté la perception du monde
et la relation à l'autre ?
L’œuvre d’André Chevrillon intitulée : Un Crépuscule d’Islam au
Maroc en 1905 s’apprête parfaitement à fournir des réponses
pertinentes aux dites problématiques. Nous dégagerons dans une
première partie quatre images dominantes dans le récit à savoir celles
rattachées à l’exotisme, la religion, le despotisme et la volupté. Il
sera question dans un second temps d’interroger le rapport entre
l’orient et l’occident en mettant en exergue la position de

https://revues.imist.ma/index.php/DSCL ISSN : 2605-7573

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« dominant » que prend l’occidental, en l’occurrence ici, l’écrivain


voyageur face à l’oriental « dominé ».
Cette étude est ainsi l’aboutissement pour comprendre que le rapport
de l’écrivain-voyageur avec l’orient se fonde principalement sur la
dévalorisation de l’image de l’autre (oriental) au travers des idées et
jugements préconçus qu’il cherche périlleusement à faire valoir.
Mots clés : Autre, Orient, Occident, Supériorité, Infériorité.

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Images of the Orient under the Gaze of André


Chevrillon in Twilight of Islam in Morocco in 1905
Nadia MAKDOUN
University Chouaib Doukkali, El Jadida

Abstract

This article aims to consecrate, through the travelogue, the


"supremacy" of the Other in the face of the "inferiority" of the
Oriental and also to demonstrate how the East is made among
orientalist traveling writers of clichés and inexorable stereotypes.
We will therefore be interested in taking a closer look at the cultural
and moral clichés relating to Orientalist literature which seeks to
paint the image of a spiritually and culturally alienated East.
We therefore propose to attempt a reading of travel literature but also
of the discourse on the Other. We will thus try to answer the
following questions: what are the oriental images that can be
conveyed to the West and to the orientalist writer in particular? And
how does this literature portray the relationship of man to the world?
How did the travel stories of the early twentieth century impact the
perception of the world and the relationship to others?
André Chevrillon’s work entitled Un Crépuscule d´Islam au Maroc
en 1905 (Twilight of Islam in Morocco in 1905) is perfectly prepared
to provide relevant answers to these problems. In the first part, we
will identify four dominant images in the narrative, namely those
linked to exoticism, religion, despotism and pleasure. Secondly, it
will be a question of questioning the relationship between East and
West by highlighting the “dominant” position taken by the
Westerner, in this case here, the traveling writer facing the oriental
"dominated".

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This study is thus the culmination of understanding that the writer-


traveler 's relationship with the East is mainly based on the
devaluation of the image of the other (oriental) through the
preconceived ideas and judgments that he seeks perilously to assert.
Keywords: Other, East, West, Superiority, Inferiority.

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L’objet de cet article s’insère dans le cadre de l’approche de la


littérature de voyage et en particulier les récits de voyage écrits à la
fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. La pratique du
récit de voyage connait d’ailleurs une vague sans précédent durant
cette période. Cette tendance pour la pérégrination et la littérature de
voyage témoigne d’une certaine ouverture sur le monde et rend
parfaitement compte d’une connaissance renouvelée de l’ailleurs, de
l’autre et de soi. Les récits de Chateaubriand, Lamartine, Nerval,
Gautier, Renan, Doughty, Chevrillon, Loti, pour ne nommer que
ceux-là, produisirent d’éloquents témoignages pouvant permettre
l’observation des divers changements gradués du statut de
« l’autre ». Cependant, ils ne pouvaient ignorer que la plupart des
terres ont été, au préalable, écrites et décrites par de nombreux
écrivains antérieurs. C’est pourquoi le souci major était pour bon
nombre d’entre eux, de dire le voyage en inventant une nouvelle
langue et en créant un nouveau monde qui soit à la fois
compréhensible et saisissable pour tous ceux qui n’ont pas voyagé ;
mais qui garde, tout de même un certain mystère, une forme
d’exotisme. Toute la difficulté consiste donc à trouver cet équilibre
et à parvenir, à enfermer le voyage dans des mots, sans pour autant
réduire la liturgie du pays visité (Gannier,2001 :15-16).
Ainsi, certaines vérités ont émergé donnant du voyage des
représentations différentes en matière d’anthropologie, d’ethnologie,
de géographie, d’histoire voire même de sociologie. Pour bien tenir
compte des visées du récit de voyage, nous nous baserons donc sur
un texte d’André Chevrillon ; voyageur, ayant parcouru le monde et
séjournant aux Indes, en Amérique, en Palestine et en Afrique du
Nord. Il s’agit de son œuvre intitulée Un Crépuscule d’Islam au
Maroc en 1905, récit qui décrit le royaume chérifien dans ses détails
les plus fastueux. On y perçoit, à titre d’exemple, une description de
la route qui reliait Fès à Tanger. On y découvre également toute
l’ambiance politique qui régnait au temps des sultans. Cet ouvrage
nous peint aussi le Maroc de cette époque sous un angle subjectif.
C’est la raison pour laquelle nous avons été amenés à vouloir

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approcher la littérature de voyage en essayant de répondre à ce qui


suit : sous quels aspects se véhicule l’image de l’Orient chez les
occidentaux dans le récit de voyage d’André Chevrillon ? Et quel
genre de rapports l’occident entretenait-il avec l’orient ?
Plusieurs images sur le monde oriental peuvent surgir dans
l’esprit des écrivains voyageurs occidentaux. Dans le cas de notre
corpus, nous avons relevé quatre images principales. La première
image pourrait se rapporter à l’exotisme qui renvoie à ce qui est
autre, différent. L’orient devient un grand réservoir de différence,
d’anormalité, de marginalité contraire au conformisme de l’occident.
La seconde image est celle relative à la religion qui témoigne par de
nombreuses traces d’une multitude de croyances et de superstitions.
La troisième image présente le despotisme oriental qui est un refrain
obsessionnel que véhicule inlassablement la déchéance des systèmes
de dirigeance orientale. Enfin, l’image de l’orient voluptueux fait
surface et met l’accent sur les fantasmes de la sexualité orientale.
Nous tâcherons également de mettre l’accent sur la polarité entre
l’orient et l’occident qui mettra en jeu bien évidemment la
suprématie de l’occident face à l’infériorité de l’orient.

I. Les images de l’orient

1. L’orient exotique
L’exotisme demeure un phénomène dont l’originalité première
est de réaliser l’identification de l’objet en quête et des lieux.
L’espace étranger devient ainsi l’objet de la recherche et de la
fascination de l’auteur. Ses aspects curieux, étranges et piquants sont
recherchés et mis en scène par l’écrivain voyageur qui crée ainsi un
monde extraordinaire (Couprie, 1986 :17).
L’écriture exotique serait aussi l’opportunité ou la réponse à un
besoin ; le lecteur désire fuir dans la lecture des récits exotiques qui
le laisseront voyager et entreprendre un réel départ imaginaire loin
des tracas de la vie quotidienne. L’écrivain voyageur ne contribue
pas seulement à opérer les fuites de ses lecteurs potentiels mais les

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invite par la même occasion à découvrir la réalité exotique tout en


les introduisant vers un véritable élargissement et épanouissement
culturel, géographique, ethnique et historique…L’exotisme serait
donc l’amorce d’une réflexion sur la différence et sur l’altérité, sur
l’enrichissement culturel qui découle du contact avec « l’étranger ».
Le sens exotique peut être défini comme aptitude à être ému par le
spectacle surprenant qu’offre l’étranger et comme désir d’en rendre
la singularité. Ce même étranger dont l’écrivain voyageur fait la
représentation et le réduit de ce fait au spectaculaire.
Certains thèmes sont récurrents dans l’inspiration exotique,
notamment le thème de la nature omniprésente d’ailleurs dans
l’œuvre d’André Chevrillon. C’est pourquoi se trouvant dans la
berge du Loukkoç, le narrateur –voyageur est frappé par la beauté
du cadre champêtre de ce nord-ouest du Maroc qui était, auparavant,
lié dans son imaginaire à l’image assombrissant de son pays natal.
Or, la réalité est bien différente de ce qu’il a pu supposer trouver
dans ce pays. Il va même jusqu’à exprimer son étonnement face à
ces embouchures d’Afrique. Il avoua même qu’avant de découvrir la
nature africaine par lui-même, l’image de la bergerie marocaine
s’approchait dans son esprit de l’image brumeuse et opaque des
rivages européens.

Je m’en étonnais, dans une telle lumière d’Afrique, ces paysages


d’estuaires n’étant associés dans mon souvenir qu’aux grises
mélancolies de notre Bretagne et de la Cornouaille anglaise, à de
nostalgiques paysages arthuriens. Cette vase était chaude, une
vapeur en sortait où s’embuaient des luxuriances végétales, rideaux
de lianes, frais feuillages d’une émeraude plus surnaturelle encore
que celles des jeunes saules (Chevrillon, 1999 : 44-45).

L’inspiration exotique donc d’André Chevrillon ne relève pas


cependant d’un simple changement de cadre substituant à un décor
familier les émois de régions mal connues. Elle suppose néanmoins
une certaine attitude mentale envers l’étranger, une sensibilité

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particulière, développée dans le contexte de son voyage au Maroc. Il


esquisse d’ailleurs une image extraordinaire du monde naturel
marocain soulignant ainsi que la nature qui s’offre à lui est
imprégnée de vivacité et d’impétuosités. Ainsi, la végétation
efflorescente étincelante et enjolivée le laisse sous le charme et
estompe par conséquent cette image occulte qui affiliait dans son
mémorial entre la nature découverte en terre d’occident et celle
dénudée en cette terre d’orient.
L’écriture exotique dans ce récit s’attache donc à dépeindre la
nature sous une lumière dorée. La beauté qui caractérise cet espace
est à notre sens un poncif de l’exotisme sachant très bien que tout au
long de son œuvre, il s’agissait de brosser une image plus au moins
dégradante du Maroc exotique.
On peut également affirmer qu’on retrouve dans ce texte les traces
du pittoresque dans la mesure où la qualité de cette description de la
nature exprime la réalité avec vivacité et enchantement. Le sens
exotique peut être donc défini comme aptitude à être ému par le
spectacle surprenant qu’offre l’étrangeté et comme désir d’en rendre
la singularité.

2. L’orient religieux
Dans Crépuscule d’Islam au Maroc en 1905, il a été question de
définir ce qui constitue l’islam dans une terre orientale où les
dogmes, les traditions et les superstitions apparaissent comme de
véritables composantes de cette religion. Mais il importe ici de
distinguer très soigneusement entre la religion exprimée dans le
coran et les traditions qui sont incorrectement considérées comme
faisant partie de la religion alors que l’islam est purement et
simplement l’application du Coran. En effet, Chevrillon démontre,
ici, ce qui a pu faire que l’islam soit devenu « une religion énervée »
telle qu’il la qualifie. La tradition frénétique et l’esprit superstitieux
musulman sont pris ici à tort pour de la religion.
Les manifestations de ces dogmes et de ces traditions de
sorcellerie ont constitué un répertoire très étendu où l’auteur a pu

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relever les nombreuses superstitions sans signification qui existent


dans l’esprit des Marocains de l’époque. Des histoires inventées des
saints, des énonciations et des pratiques fausses attribuées aux
prophètes et aux saints, des explications déraisonnables
d’événements surnaturels, des rites incorporés à l’islam sont de la
sorcellerie pure et simple. Le tout considéré comme appartenant à la
vraie religion. Allah n’est plus ici l’objet de la vénération comme
dans les religions monothéistes ; mais ici c’est le Saint auquel la
majorité du peuple consacre son adoration, Le saint, le plus souvent
enterré dans les mausolées familiaux où l’on vient demander
innocemment le remède à l’incurable. La Baraka que ce saint
« relègue » à ses héritiers fait objet d’une autre sorte d’arnaque. Les
héritiers croient dur comme fer aux faibles esprits que la Baraka s’est
infiltrée par un don surnaturel dans leurs corps.

L’objet du culte n’est plus Allah, mais le saint qui s’est absorbé en
Dieu, un hystérique, un bon fol, plus souvent un thaumaturge habile
qui vend ses miracles (Chevrillon, 1999 : 52).

Les héritiers des saints deviennent dès lors des pratiquants de la


médecine sans avoir même consulté un seul ouvrage médicinal. Les
« Hommes médecine » (Chevrillon, 1999 :52) tels que le narrateur
les appelle excellent dans la trahison des esprits corrompus par la
sorcellerie pure et simple.
L’œuvre évoque également l’ambiance vertigineuse qui règne
derrière les Zaouias (lieux où l’on enterre le saint et où ses adeptes
pratiquent leurs prières et leurs rites démesurés). L’auteur va même
jusqu’à considérer les personnes qui s’emportent par les danses et
les musiques « saintes » comme de véritables malades nerveux qui
perdent tout sens de raison ou de mesure en se laissant hypnotiser
par les rythmes effrénés sans égale.

3. L’orient despotique
Le despotisme oriental incarne bel et bien un pouvoir efficace par

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la terreur et la tyrannie du gouverneur. Au Maroc, c’est le cas du


sultan despote qui retient tout le pouvoir. La souveraineté est donc
exercée par une autorité unique présentée en la personne du sultan
chérifien qui dispose d’un pouvoir absolu. Ce dernier qui relègue une
bonne partie de ce pouvoir au Makhzen1 – c’est-à-dire l’appareil
étatique marocain-occupant en quelque sorte la fonction de la police.
Le Makhzen impliqué dans le despotisme du sultan détient un
pouvoir « autoritaire, arbitraire, oppressif, tyrannique », sur tout le
peuple qui lui est soumis. Il nous faut aussi mettre l’accent sur le fait
que les écrivains orientalistes, en général, qualifient le Makhzen
comme une machine étatique destinée à attiser et à cultiver, par le
biais de pratiques violentes et injustes les allégeances en faveur du
sultan chérifien. Nous tenterons, ainsi de voir comment le Makhzen
occupe cette force d’assigner sa loi dictatoriale et dominatrice ?
Nous vérifierons également comment André Chevrillon présente- il
le modèle du despotisme « arabo-musulman » ?
Et s’engageant ainsi sur la route qui les mena vers Fès, le
narrateur-voyageur et ses compagnons découvrirent dans un
campement les prémices du fonctionnement du système du pouvoir
marocain ancestral. C’est donc sur ce sentier que les voyageurs
européens s’apprivoisèrent avec le Makhzen. Les Mokhazanis2,
installés sous des tentes dressées dans les régions principales du
pays, s’employèrent à collecter l’impôt du Sultan. Les caisses du
trésor marocain sont vides en ce début du XXème siècle ; c’est
pourquoi le Maroc ne se remettait pas encore de sa défaite contre
l’Espagne en 1860 et de la lourde indemnité qu’il lui a fallu payer.

1
Le terme « makhzen » (en arabe : ‫ ; مخزن‬littéralement « magasin ») désigne, dans
le langage courant et familier au Maroc, à la fois le Pouvoir marocain et un système
de relations interpersonnelles n’obéissant pas à la loi et aux règles du droit, et
s’éloignant de la rationalité politiquement démocratique dans BOURQUIA,
R.(2011), Culture politique au Maroc à l’épreuve des mutations, Paris, Ed.
L’Harmattan, p 23.
2
Le terme « Mokhaznis » (en arabe dialectal ‫ )مخازنىة‬désigne les agents de
l’autorité marocaine.

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L’anarchie qui régnait au Maroc de cette époque est mise en exergue


par le biais d’une description plus au moins subtile. Le Makhzen,
présenté ici, selon un système hiérarchique commençant par les
mouchards, en passant par le caïd et le chef de tribu est associé à une
image peu trouble, péjorative, assurément absolu aux yeux de ces
voyageurs. Ces derniers qui se trouvaient confrontés à « une
opération dangereuse » (Chevrillon, 1999 :65) telle que l’on a choisi
de nommer la récolte des impôts pour le Sultan avant de tenter
d’établir une parfaite identification de son autorité basée ici sur un
système fiscal pour lequel le peuple était hostile, ce qui a déclenché
des « guerres » entre le sultan et le peuple. De ce fait, on peut se
référer à l’histoire du Makhzen marocain pour dire que l’agitation du
peuple face aux représentants de la loi était principalement due à la
sur-taxation. En conséquence, le peuple, étant souvent amené à
régler ses dettes et se trouvant étouffé du pouvoir des autorités, se
lance dans des affrontements violents qui poussèrent le Makhzen à
abuser de son pouvoir pour l’anéantir par tous les moyens possibles
pour l’inciter à payer l’impôt au sultan. On peut ainsi affirmer que
malgré que le peuple finisse parfois par vaincre le pouvoir dans sa
lutte contre le système fiduciaire comme c’est le cas ici. Cependant,
le Makhzen détient toujours cette force d’imposer sa loi
« tyrannique » et de présenter, désormais, le modèle du despotisme
arabo-musulman par excellence. Chevrillon a donc su comment
démontrer au lectorat par le biais de phrases simples et clairvoyantes
le cheminement du fonctionnement du Makhzen ancestral marocain.

4. L’orient voluptueux
L’orient voluptueux a fait fantasmer bon nombre de peintres et
d’écrivains voyageurs depuis des siècles déjà. Ils ont ainsi fait la
configuration de femmes concupiscentes dénudées à travers leurs
toiles et leurs descriptions détaillées de leur monde secret. Ces
femmes qui incarnent le plaisir charnel et qui se laissent entraîner
dans des dégustations de tendres et infinies suavités. Ces sensuelles
femmes destinées à combler leur maître le sultan. Nous tenterons

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donc de s’approcher un peu plus du monde impénétrable du Harem


et de voir comment se manifestent ses jouissances sexuelles
(Julliard, 1996 :23).
Le monde du Harem se définit comme un monde secret fermé
dont les sources historiques sont le plus souvent voilées ; c’est
pourquoi on se trouve face à deux sources d’informations, à savoir
les sources endogènes ou indigènes ou encore les sources étrangères
telles que les témoignages d’ambassadeurs, de consuls, d’anciens
captifs chrétiens ou d’écrivains voyageurs qui relatent un aperçu plus
au moins furtif du Harem. C’est le cas dans ce récit où André
Chevrillon fait son entrée dans le monde secret de la ville sainte. La
sainteté de la ville pourrait de prime abord estomper l’idée que
l’auteur occidental se chargerait d’introduire son lectorat dans une
véritable pénétration dans les intimités du sérail sultanien. Les
informations fournies donc sur le Harem sont indirectes, elles
passent à travers un médiateur incarné ici en la personne de notre
écrivain dont l’accès est fortement admis au palais royal. En effet, le
lecteur y retrouve toute l’ambiance sensuelle du Harem chérifien ;
les femmes livrées à satisfaire le sultan par leurs beautés et leurs
charmes sensuels sont réduites essentiellement ici à de véritables
produits masculins. Les femmes évoquées ici, les bergères en
l’occurrence sont les femmes bien loties du royaume marocain à
croire les dires du narrateur, elles sont tant privilégiées puisqu’elles
ont été élues par le Cherif afin d’être celles qui combleraient ses
ardeurs charnelles. Le seigneur fait même preuve de beaucoup
d’intelligence, il va même jusqu’à tirer profit de la majorité des
femmes qui accèdent dans son Harem. Il trouve dans toutes les
jeunes et fraiches femmes l’échappatoire qu’il désirait ; le Sultan
peut disposer ainsi de plusieurs femmes pour sa jouissance sexuelle.
Toutes ces femmes étaient principalement dévolues au service
sexuel comme en témoigne la citation suivante : « (...) la belle
créature demeure un objet de désir » (Chevrillon, 1999 :184).
Mais un homme accoutumé à goûter à tous les plaisirs de la chair
féminine, se lasse vite et cherche désormais d’autres sources de

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réjouissance et de complaisance ; c’est la raison pour laquelle le


sultan ne cesse de faire grande montrance de sa générosité en
concédant ses compagnes aux hommes du Makhzen ou de sa famille.
Ces derniers les épousent comme l’a bien décidé le Chérif. Ces
hommes souvent de condition sont honorés d’être bénis par la
Baraka du sultan puisque ces femmes ont déjà joui de la divinité par
les attouchements du seigneur. Et de ce fait, elles transmettent à leur
tour la Baraka divine du descendant du prophète à leurs époux qui
éprouvent toujours l’immense plaisir de goûter aux femmes rejetées
par le sultan.
Chevrillon a été très acerbe et dérisoire dans la description qu’il
a faite du Harem sultanien. Notre auteur, d'ailleurs, comme bon
nombre d’écrivains voyageurs, était très influencé par l’image
préconçue qu’il avait du Harem avant son contact avec la société
musulmane.

II. Rapport Orient /Occident

1. La supériorité de l’Occident
La supériorité de l’occident véhicule son sens avant tout dans
cette impuissance de considérer l’autre comme son alter ego s’il ne
lui reflète pas l’image qu’il exige de lui. Cet autre qui se démarque
symétriquement de cet occident qui ne cesse de le suffoquer. Ainsi,
l’autre quand il ne répond pas généralement à ce qu’on lui impose,
est, d’emblée, maudit par une altérité engendrant dans les pires des
cas une régression ignoble (Saïd, 1999 : 10-11). De ce fait, l’espace
et la culture de l’autre devient pour l’occidental un ailleurs que l’on
ne peut admirer mais d’où aucune nouveauté ne ressort. L’ensemble
des sociétés occidentales demeurent convaincues de leur supériorité
que nulle autre société étrangère ne viendra les concurrencer.
On retrouve la notion de la supériorité de l’occident dans bon
nombre de récits de voyage notamment celui d’André Chevrillon qui
relate son voyage effectué au Maroc durant la période du XIX siècle.
C’est ce qui nous conduira à nous poser les questions suivantes : dans

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quelle mesure les rapprochements que l’auteur de ce récit a été


amené à faire entre son pays et le Maroc ont-ils contribué à
l’élaboration de cette notion ?
Avec Chevrillon, l’occident apparaît comme le foyer du progrès
et de la civilisation ; il souligne d’ailleurs dès les pages inaugurales
de son récit les bienfaits de la civilisation française ainsi que le
rapport entre un occident « roi » face à un orient « sujet » (rapport
maître/valet :

… comme on sent que cette humanité-là, ses rythmes, ses rêves, et


ce bateau, sont d’essences différentes, - que celui-ci est le produit
d’une civilisation tout à fait étrangère ! Ces cheminées, où tournoie
la fumée du Cardiff, ces échelles et ces écoutilles de fer, la passerelle
où va et vient un marin anglais, le seul, à bord, de son espèce, ses
commandements nets à l’homme en djellaba qui fait tourner la roue
du gouvernail, la pulsation profonde des machines, -bref, tout ce qui
rappelle encore sur ce vieux bateau d’Afrique le travail et la
vigilance de nos races d’Europe (Chevrillon, 1999 :28).

Chevrillon a aussi contemplé dans son récit le Maroc à travers la


loupe déformante de la domination. Il a également inscrit son récit
dans une description froide, une idéalisation grandiloquente en
passant par le mépris pour la culture d’autrui.
Notons aussi que l’islam devient sous sa plume un prétexte pour
témoigner des idées préconçues qu’il s’est déjà construit à propos de
cette religion. Cette dernière qui lui offre l’occasion de s’exprimer
sur ses clichés et les superstitions qui ont contribué à l’élaboration
d’une image plus au moins péjorative sur cette religion monothéiste
; c’est par là aussi une occasion pour tenter de valoriser l’esprit
chrétien en le plaçant sur un point culminant par rapport à l’islam.
Il faut également signaler que l’écrivain-voyageur applique un
ton supérieur à l’encontre de la société marocaine. Il mène un brillant
discours de supériorité par rapport aux indigènes rencontrés sur son

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chemin. Un discours qui se révèle ironique par excellence quoique


subtil fut- il ; l’exemple du rifain, son serviteur illustre bien cette
ironie :

Mon rifain est venu lacer jusqu’au dernier œillet la porte. Agenouillé
de l’autre côté, la tête baissée jusqu’à l’interstice qui sépare la toile
de la terre (Chevrillon, 1999 :71).

Cette phrase met clairement l’accent sur ce sentiment de


supériorité qui anime généralement l’esprit occidental, Chevrillon
considère l’autre comme étant inférieur à lui, cela est perceptible à
travers l’emploi de l’adjectif possessif « Mon » qui marque bien ce
sentiment de possessivité chez lui. Il avait, du reste, pris le goût à
incarner son nouvel statut de maître depuis qu’il est au Maroc même
s’il n’a cessé de dénoncer toute forme d’esclavagisme établie dans
le Maroc de cette époque.

2. L’infériorité de l’Orient
Pouvoir constituer une idée plus au moins pertinente sur ce qu’est
l’infériorité de l’orient renvoie à interroger l’ouvrage d’Edward
Saïd L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident qui fournit la
réponse qui suit :

L’orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, …il est


son rival culturel et lui fournit l’une des images de l’autre qui
s’impriment le plus profondément en elle. De plus, l’orient a permis
de définir l’Europe (ou l’occident) par contraste : son idée, son
image, sa personnalité, son expérience. La culture européenne s’est
renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un orient
qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée
(Saïd, 1999 :13-14).

Pour procéder à clarifier le concept de l’infériorité de l’orient, il


importe de dire que la « suprématie » de l’occident a inscrit les

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orientaux dans une passivité qui les laisseraient incapables


d’entreprendre aucune rénovation que ce soit dans leur mode de vie
ou même dans leur façon d’agir. Pour l’occidental qui se croit donc
supérieur, il pense que l’oriental se repose sur ses acquis et ne
contribue en aucun cas à l’épanouissement de sa propre civilisation.
On a toujours perçu la société orientale comme une société où le
mutisme et le silence sont de rigueur.
Chevrillon a, à cet égard, bien présenté l’image du mutisme
oriental et a par-là bien démontré cette infériorité dont les
occidentaux tentent de renfermer l’orient ; citons à cet effet des
expressions extraites de l’œuvre même de notre auteur « Pas une
parole » (Chevrillon, 1999 :62) :

Toute l’âme de l’islam flotte sur cette étendue sépulcrale et si belle.


Elle veut nous dire tout bas la vanité du travail, la dignité de ne point
agir ni remuer, la monotonie souveraine du temps où tout se dissout
en silence, avec lenteur, en beauté, les délices enfin de ces heures
qui passent absolument vides, composant de leur suite et de leur
néant tout l’être de ce peuple autour de nous, de ce peuple torpide
qui se tapit dans ses voiles pour se taire et les savourer (Chevrillon,
1999 :120).

Le récit de voyage d’André Chevrillon a également signalé cette


infériorisation de l’orient lorsqu’il a mis l’accent sur la léthargie
arabe. Pour lui comme pour tout voyageur observateur, l’image de
l’apathie et de l’assoupissement apparaît à presque toutes les étapes
de son périple. Les Marocains, modèle ici du monde oriental
incarnent la plasticité totale :

L’apathie de cette foule était bien celle de la vieillesse qui déjà


s’immobilise dans le repos définitif après toutes les tâches de la vie,
qui n’aspire qu’à ne remuer plus, qu’à ne penser plus, qu’à ne parler
plus, qu’à s’adosser à quelque mur, au soleil, et d’une vague
prunelle regarder passer les heures. Vieillesse non des individus

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mais de la race, non des vies particulières, mais de cette longue vie
totale qui depuis tant de siècles dure dans ces mêmes enceintes
(Chevrillon, 1999 :118).

La race orientale s'est vu, dès lors, attribuer toutes les


caractéristiques qui feraient d’elle une race qui n’aspire à aucun
engagement dans les tâches de la vie active.
Là, on pourrait se demander si le peuple oriental tel qu’il est
décrit, été-t-il anéanti à ce point ? Cela laisserait entendre que le
peuple oriental quelques soient les signes d’atonie qu’il semble
manifester ne peut en aucun cas être tel que cet occidental tente de
le présenter aux yeux de tout l’univers. Comment ce peuple inactif
et endormi a pu survivre et surmonter tous les obstacles et entraves
qui se sont mis sur son chemin à savoir la colonisation imposée par
ce même occident. Comment le peuple oriental a pu réaliser
l’indépendance de ses contrées ? Là est la question.
Il faut également mettre le point - dans le cadre toujours de cette
infériorité que bon nombres d’écrivains veulent révéler orientale -
sur l’image de la femme dans la littérature de voyage. Chevrillon, à
titre d’exemple, a lui aussi introduit une idée inavouable à la femme
orientale. Cette dernière qui passe le plus souvent sous l’ombre et ne
s’affirme point en tant que femme autonome responsable du
cheminement de sa vie. Le narrateur a, à son tour, limité l’action de
la femme aux tâches manuelles en la réduisant par la même occasion
aux animaux :

Nous regardions passer des femmes qui remontaient du lit profond


de la rivière, portant l’eau nécessaire aux travaux du soir. Elles se
suivaient en procession vague dans l’ombre, l’échine ployée sous la
cruche ruisselante ; et soutenant la charge d’une corde passée
autour de la tête, elles tiraient du front comme des bêtes sous le joug
(Chevrillon, 1999 :118).

La femme orientale se trouve également réduite à un véritable

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objet sexuel dont les hommes usent pour assouvir leur désir charnel.
Les femmes sont ainsi instrumentalisées pour servir les desseins de
ceux qui veulent les asservir. Elles se présentent également dans le
récit comme l’objet de propriété d’un maître qu’il désigne aux autres
et à elles-mêmes comme « l’interdit » (Horm). Les femmes doivent
aussi subir d’autres épouses dans le lit de leur mari ou maître,
partager avec elles la vie quotidienne et subir ensemble les
humiliations et les conditions de servitude qu’elles doivent à leur
mari pour sa seule qualité d’être un mâle.
La femme orientale apparaît, certes, dans ce récit soumise aux lois
dégradantes imposées par la société de l’époque et qui sont, il faut le
dire, des lois qui témoignent d’une réalité bien établie que l’on s’est
forcé à évoluer, au fur et à mesure, que la société se développe. Mais
ceci n’est point une raison valable qui permet aux écrivains
voyageurs notamment André Chevrillon de réduire la femme à de
telles considérations.
L’infériorité de l’orient s’est ainsi manifestée sous de multiples
formes, le plus souvent destinées à incarner l’image d’un Orient vu
d’en haut par l’occident.
Au terme de nos propos, nous tenons à signaler qu’André
Chevrillon a été extrêmement sensible tout le long de son récit à tous
les contrastes de la société marocaine de l’époque. Il a
principalement mis le point sur les constituants plus ou moins
négatifs de l’orient découvert en 1905 ; la critique, entre autres du
système de gouvernance imposé par les sultans ainsi que les
idéologies erronées dégagées à propos de l’islam demeurent selon
lui le modèle parfait du mutisme et du silence.
Il est également appréciable de mentionner que Chevrillon a fait,
par conséquent, de par son style d’écriture très subtil occidentaliser
le Maroc qu’il a découvert en condamnant toute forme
d’obscurantisme qu’il jugea principale caractéristique de cette terre
d’orient. Mais c’est là une véritable opposition avec ce qu’avance
François Durant dans la préface qu’il a réservée à Crépuscule
d’Islam au Maroc en 1905 ; il prétend que Chevrillon n’a point

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entrepris ses voyages pour un besoin civilisateur des pays visités


mais plutôt en guise de découvrir tout ce qui relève de la nouveauté
notamment celle de la terre orientale. Durant s’exprime en ces
termes :

André Chevrillon ne cherche pas à occidentaliser le pays qu’il


découvre. Ce qui l’attire (non sans une certaine ambigüité, faite de
fascination et de refus), c’est l’orient, celui-là même qu’il avait
connu à Damas et en Judée, et qu’il retrouve dans les vieux quartiers
de Fès (Chevrillon, 1999 :11).

Chevrillon a également insisté sur le rapport de supériorité et


d’infériorité qui existe entre l’orient et l’occident et ce en mettant le
doigt sur ses multiples facettes de représentation à savoir l’impact du
progrès technologique de l’Europe sur l’Afrique du Nord ainsi que
l’enfermement de l’orient dans un système relevant principalement
de tout ce qui touche à l’infériorisation de l’orient.
Peut-on alors se demander en guise de conclusion si l’œuvre de
cet écrivain n’est autre qu’un compte rendu de la conception
prototype de l’orient formulée chez presque la majorité des écrivains
voyageurs ?

Bibliographie

 BOURQUIA, R., (2011), Culture politique au Maroc à l’épreuve


des mutations, Paris, Ed. L’Harmattan, 244 p.
 CHEVRILLON, A., (1999), Un Crépuscule d’Islam au Maroc en
1905, Editions EDDIF Maroc Collection.
 COUPRIE, A., (1986) Alain, Voyage et exotisme : thèmes et
questions d’ensemble, Paris, Ed.Hatier.
 GANNIER, O., (2001), La littérature de voyage, Paris,
Ed.Ellipses.

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 JUILLIARD, C., (1996), Imaginaire et Orient : L’écriture du


désir, Paris, Editions L’Harmattan.
 MOURA, J.M., (1992), Lire l’Exotisme, Editions Dunod.
 POTIER, N., (2006), Dix-sept Regards sur le Maroc, Editions La
Croisée des Chemins- Eddif.
 SAID, E., (1999), L’Orientalisme : L’Orient Créé Par
L’Occident, Paris, Editions du Seuil.

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