Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Beauté du Diable
livret
en consultation
—
disponible sur le site
www.frac-franche-
comte.fr
1
La Beauté du Diable
Édito
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
3
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
4 5
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
Jérôme Zonder, Étude pour un portrait de Pierre-François #22, 2020 © Adagp, Paris, 2022.
Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles
6 7
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
8 9
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
salle Les œuvres d’Éric Pougeau sont aussi Il est question de mythologie dans Le salle Myriam Mechita utilise des matériaux livre qu’elle a « démembré ». Ceux-ci
1 2
rares qu’efficaces. Qu’il produise des miroir (2013), celle qui relie le reflet très divers comme les perles de verre, représentent des figures en souffrance,
plaques et couronnes mortuaires pro- de Narcisse aux yeux crevés d’Œdipe. les paillettes, les miroirs, la mousse des corps morcelés, des chiens (gar-
férant des insultes, écrive des mots Deux clous pointus sortent de ce miroir polyuréthane, la résine, le latex et réalise diens des enfers ?), une maison en feu…
aussi incisifs que des coups de poi- au niveau de notre regard, paradoxa- des dessins au crayon, à la perceuse, des Depuis ce mur, dont le rouge déborde du
gnard, agrafe les yeux et la bouche lement invité à sa propre annihilation. sérigraphies et des sculptures qu’elle cadre, des coulées de latex noir se pro-
de ses autoportraits ou se filme dans Au-delà de la polysémie symbolique du combine dans des installations évoquant pagent dans l’espace, telle une ombre
une Chute éternellement recommen- miroir (par ailleurs objet emblématique des univers mystérieux et inquiétants d’où semble émerger une sculpture
cée, l’artiste français vise à dénoncer de la sorcellerie), l’œuvre de l’artiste tout à la fois. Elle convoque l’histoire d’animal hybride au visage mélancolique
les hypocrisies sociales — notamment apparaît comme une proposition insi- de l’art mais aussi les mythes attachés — à moins que cette ombre ne veuille
celles qui caractérisent le noyau fami- dieuse. La laideur du monde est-elle à à la Femme dans une œuvre où s’entre- l’engloutir — dont l’artiste dit qu’il est
lial — et, au-delà, toute la misère et ce point insupportable qu’il est préfé- choquent des forces contraires, celles « le vaisseau pour les âmes perdues » en
les peurs que cache l’être humain. La rable de se priver volontairement de de la création et de la destruction, celles référence aux shôryô-uma convoqués au
virulence de ses attaques et leur pré- la vue ? Ou devons-nous accomplir ce d’Eros et de Thanatos, du désir et de la Japon lors de la fête des morts. Dans cet
cision chirurgicale ne doivent pourtant geste afin de nous prémunir de la Bête mort, de la vie et du dépérissement. univers onirique et violent, un combat se
Éric Pougeau pas occulter l’extrême délicatesse et la irregardable qui sommeille en nous, et Pour l’installation intitulée le livre des joue entre obscurité et lumière, sacrifice
Né en 1968 à Paris (France) où il vit et tra- poésie de son travail, tantôt latentes et d’ouvrir plutôt notre œil intérieur, celui Myriam Mechita sacrifices (une histoire de feu sacré), l’ar- et rédemption. La Beauté et le Diable
vaille. tantôt explicites. de l’illumination ? Née en 1974 à Strasbourg (France). Vit et tiste a choisi de peindre le mur en rouge se rencontrent, engagés ensemble dans
travaille à Paris et Berlin (Allemagne). et d’y accrocher 25 dessins issus d’un une sorte de danse macabre.
10 11
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
salle
2
truqueuse…), elle utilise depuis ses débuts et de façon récur- salle
2
Valérie Belin C’est cette beauté tragique que l’on
rente des éléments autobiographiques, ce qui lui a valu Née en 1964 à Boulogne-Billancourt retrouve dans la série Viandes, dont
d’être assimilée à la mouvance dite des « Mythologies indivi- (France). Vit et travaille à Paris (France). est extraite la photographie Sans titre
duelles » (aux côtés de Sophie Calle, Jean Le Gac ou Christian Influencée à ses débuts par l’art minimal (1998) qui documente une salle d’abat-
Boltanski), telle que l’a définie pour la première fois en 1972 et conceptuel, Valérie Belin consacre son toir. On y voit des carcasses d’animaux
Harald Szeemann, commissaire de la Documenta V. œuvre à la photographie, qui est pour agglomérées de telle sorte que, per-
L’œuvre présentée ici appartient à la série intitulée Mes tro- elle un médium privilégié tout autant dant leurs contours, quasi informes,
phées (1986-1988) qui se compose d’agrandissements photo- que l’objet d’une recherche inépuisable. elles deviennent composition abstraite.
graphiques de fragments de corps rehaussés de dessins réalisés Corporalité, matière et lumière sont au Elles dégagent de fait une ressemblance
à l’aquarelle et au fusain. Ici, des yeux de femme sont ornés cœur de son travail photographique, qui cruelle avec les corps humains et les
Annette Messager de petits personnages grotesques, renvoyant à l’art populaire, interroge la transformation des corps et charniers. Elles procèdent à une défi-
Née en 1943 à Berck-sur-Mer (France). Vit et travaille à Mala- mais surtout d’un gigantesque serpent. L’ensemble renvoie à la la représentation elle-même. Son travail guration littérale que renforce la subli-
koff (France). chute consécutive à la tentation à laquelle a succombé Ève et à prend la forme de séries, notamment mation du noir et du blanc, ténèbres et
Annette Messager développe une œuvre protéiforme pour ce passage de la genèse : « Et ensuite, leurs yeux se sont ouverts celles, en noir et blanc, des miroirs de lumière accentuant les sinuosités de la
évoquer avec humour ou gravité les questions du corps, et ils se sont vus nus ». Pour autant, le serpent et la femme réu- Venise, des carcasses animales et des chair, annihilant la violence du sang déco-
de la féminité, du rituel et du fantastique. Inscrivant son tra- nis font aussi écho aux clichés misogynes ancestraux qui prê- épaves de voitures. Au-delà de leur loré. L’œuvre corrobore ainsi la vision de
vail dans des cycles aux titres éloquents (Annette Messager taient aux femmes les « capacités » tentatrices du serpent et sujet, ces séries relèvent d’un travail qui Georges Bataille lorsqu’il affirme que
artiste, Annette Messager femme pratique, Annette Messager les pouvoirs obscurs ou sexuellement débridés des sorcières. porte essentiellement sur la lumière et, « l’abattoir relève de la religion », le com-
pour les deux dernières citées, d’une parant à ces temples « servant en même
transfiguration du morbide en sublime. temps aux implorations et aux tuerie ».
salle
2
salle
2
Patrick Neu sité en effet, il confectionne une armure
Né en 1963 à Bitche (France). Vit et tra- de samouraï en cristal, tisse un voile en
vaille à Meisenthal (France). cheveux naturels... ou réalise, comme
Patrick Neu travaille le cristal, la mie ici, un gantelet de chevalier avec des
de pain, la coquille d’œuf ou la cire centaines d’ailes d’abeilles assem-
d’abeille. Il dessine à l’encre de Chine sur blées au vernis à ongle. Dans de telles
des ailes de papillon, peint à la gouache œuvres, l’artiste oppose la fragilité des
sur des papiers carbonisés, réalise des matériaux à la force, voire à la violence,
gravures, qui ne sont pas fixées, repro- symbolisée par les objets représentés
duisant sur des verres en cristal passés pour évoquer l’impermanence et la fra-
au noir de fumée des chefs d’œuvre gilité de la vie. Son œuvre entière, à tra-
Mathieu Kleyebe Abonnenc de l’histoire de l’art (Bosch, Holbein, vers le choix de matériaux périssables
Né en 1977 à Paris (France). Vit et travaille à Metz (France). Rubens…). Autant de pratiques relevant et difficilement conservables, s’inscrit
L’investigation menée par Mathieu Kleyebe Abonnenc sur le tout autant d’une incroyable dextérité dans une réflexion sur la vanité de l’art,
Joachim Koester passé colonial et les dominations impérialistes des grandes et maîtrise technique que d’une lenteur ses œuvres renfermant intrinsèquement
Né en 1962, à Copenhague (Danemark). Vit et travaille à Copen- nations occidentales épouse deux formes complémentaires : méditative. Avec patience et méticulo- leur propre finitude.
hague et à New-York (États-Unis). la première vise à sortir de l’ombre les événements volontai-
Joachim Koester s’intéresse aux frontières, celles qui séparent rement occultés de notre passé commun ; la seconde entre-
les territoires de la raison et de la sensation, du réel et de la prend de déconstruire les systèmes bâtis sur des mensonges
fiction, aux cartes géographiques et mentales, conceptuelles et des réécritures de l’histoire. Son œuvre traite de la mémoire salle
3
Béatrice Balcou laboratoires du Centre Interrégional
et imaginaires. Les expériences qu’il développe prennent qui, personnelle ou plurielle, devient toujours collective lors- Née en 1976 à Tréguier (France). Vit et tra- de Conservation et de Restauration
appui sur la force de l’image pour questionner la mémoire qu’elle convoque les notions d’identité, de sentiment natio- vaille à Bruxelles (Belgique). pour le Patrimoine (CICRP) à Marseille.
historique comme l’inconscient collectif, pour en découvrir nal, de pouvoir, de fragmentation et de communauté. Qu’a Dans ses performances, ses sculptures Ces insectes vivent dans les musées,
les zones d’ombres, cachées ou occultées. N’hésitant pas à fait la colonisation à l’histoire, et comment apprendre à vivre et ses installations, Béatrice Balcou crée consomment des œuvres d’art et consti-
convoquer dans ses œuvres des pratiques propres à l’occul- aujourd’hui avec ces stigmates, cicatrices ou plaies ouvertes ? des situations proposant des rituels tuent en ce sens une population « avide
tisme, il explore fantasmes et hallucinations sous des formes Mathieu Kleyebe Abonnenc y répond par la médiation de d’exposition singuliers qui interpellent de culture ». Bêtes noires des conserva-
documentaires à l’objectivité feinte. l’art, une fiction à la violence salutaire. notre façon de regarder les objets et teurs, ils sont habituellement extermi-
La mante diabolique, ou fleur du Diable, est une mante reli- « Rendez-les moi mes poupées noires » clamait dans les notamment les œuvres d’art. Se concen- nés. Mais par un singulier retournement
gieuse africaine de grande taille. Idolomantis Diabolica (2015) années 1930 le poète guyanais Léon-Gontran Damas, un trant sur la matérialité de l’œuvre et le des choses, Béatrice Balcou les fait accé-
est un portrait de cet insecte camouflé sur une plante exo- des instigateurs du mouvement de la négritude, dans son comportement du spectateur, elle inter- der au statut d’œuvre d’art, reprenant
tique. Pour l’artiste, la mante évoque à la fois une créature poème Limbé. Mathieu Kleyebe Abonnenc lui emprunte ce roge la valeur perçue de l’art et le rôle malicieusement à son compte la formule
anthropomorphe, une posture d’art martial capable d’extério- titre pour sa vidéo éponyme (2021) où l’on retrouve ce senti- que nous lui assignons. d’Anthelme Brillat-Savarin : « Dis-moi ce
riser les pouvoirs cachés du corps et de l’esprit, ou encore le ment de mélancolie mêlée de revendication. Les contorsions Pour sa série intitulée Containers, l’ar- que tu manges et je te dirai qui tu es ».
féroce monstre extraterrestre d’Alien. Au-delà du clin d’œil de de la danseuse Betty Tchomanga, tout en faisant référence tiste a utilisé des verres à pied fabriqués Ainsi, comme l’écrit Dominique Mathieu,
la nomenclature zoologique, l’insecte renvoie tout à la fois aux aux sévices imposés aux esclaves relatés par l’écrivain guya- industriellement dont la base et la tige après le sacrifice de leur vie « perpétré
bêtes diabolisées car effrayantes ou mystérieuses, aux méta- nien Wilson Harris, lui donnent l’apparence d’une araignée ont été coupées, seul le calice ayant été sur l’autel de la Culture […] l’honneur
morphoses animales du Diable lui-même, capable d’appa- étrange, comme échappée des gravures d’Odilon Redon. Elle conservé. Elle a ensuite introduit sous semble être sauf. Tué pour avoir profané
raître sous les traits d’un chien, d’un serpent, d’un chat, d’une rappelle les démoniaques de Charcot et Richer, les danses ces cloches de verre des insectes dits un acte mystique — l’art comme le disait
chauve-souris ou d’une mante religieuse, mais aussi à la faculté et rituels magiques d’Afrique, les créatures merveilleuses ou « muséophages » ou « insectes du patri- Georges Bataille étant le dernier refuge
des démons à se dissimuler pour nous épier et nous attaquer, monstrueuses de la Renaissance. Elle hypnotise surtout, son- moine », collectés par un entomologiste du sacré — voilà le sacrifié, ressuscité, et
inquiétants habitants d’un monde invisible à nos yeux. dant nos ténèbres alors que nous scrutons les siennes. qui étudie leur comportement dans les exposé dans un temple de l’art ».
12 13
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
salle atrocités de la colonisation de l’Afrique, entre le Bien et le Mal. Figures rotatives, salle son ambition de traiter pas moins que Dans Metamorphosis (2006), le mythique
3 3
et au-delà, les violences subies par les elles répètent les blessures du passé l’histoire de l’humanité, de ses origines « American Dream » est mis à mal par
victimes des systèmes de domination, dans une boucle infinie, où toute idée à son futur proche. Il réalise cet ambi- une suite d’images associant le Christ à la
historiques et actuels. S’il s’exprime de progrès se retrouve prise au piège, tieux tour de force avec une conscience bombe atomique, l’art à la mort, la publi-
aisément dans la sculpture, la mise en et l’humanité condamnée à reproduire constante que tout progrès recèle irré- cité à de sombres présages, les héros de
scène d’opéra, le collage, l’installation ses erreurs. Music Box Tondo (2006) médiablement de puissances destruc- la Liberté à des monstres chimériques.
(théâtrale), la gravure, le dessin au fusain superpose des cercles concentriques de trices, que l’homme semble piégé entre L’assemblage crée dans son ensemble
reste son médium privilégié. Il l’a mis en temporalités et de réalités imbriquées : deux chaos, celui dont il émerge plein une carte hiéroglyphique à déchiffrer,
mouvement en inventant une technique par des fenêtres ouvertes sur le monde, de ferveur créatrice, et celui vers lequel tenant autant de l’Atlas Mnémosyne que
singulière nommée « drawings for pro- le ciel se mêle aux exactions humaines, il retourne, attiré par une énergie obs- de la créature de Frankenstein, de l’oracle
jection », des films d’animation créés à tandis que les oiseaux veillent. S’ils sont Matthew Day Jackson cure. L’artiste voit dans les États-Unis délivrant des messages secrets que de
partir d’une feuille sur laquelle il redes- ici la métaphore du fugitif (au sens de Né en 1974 à Panorama City (États-Unis). le paradigme des problématiques la leçon d’histoire. L’artiste a inventé, à
sine, efface, complète, modifie son des- celui qui fuit comme de ce qui s’oublie), Vit et travaille à New York (États-Unis). sociales, politiques et religieuses du ce propos, le néologisme « Horriful » (la
sin originel, donnant à l’ensemble une ils se trouvent pris dans une danse folle, L’étonnante variété de techniques et monde occidental — pays bercé par les potentialité de faire naître simultané-
dimension expressionniste, pénétrante enfermés dans une cage macabre, augu- de matériaux utilisés par Matthew Day illusions d’utopies infinies mais aussi ment l’Horrible et le Beau), soit l’alliance
William Kentridge et impétueuse. rant de bien des tragédies. Cette boîte à Jackson s’accorde parfaitement avec sujet aux dérives les plus profondes. pure du Diable et de la Beauté.
Né en 1955 à Johannesburg (Afrique du Les tondi de William Kentridge induisent musique fait référence à La flûte enchan-
Sud) où il vit et travaille. une lecture non-linéaire de leur contenu tée (1791) de Mozart, où se révèle, sous
William Kentridge témoigne des ravages et renversent constamment l’ordre éta- les cris des oiseaux prisonniers de l’oise-
racine dans le geste lent, répétitif, per- réaliser un monochrome blanc en fils
de l’Apartheid dans son pays natal. Il bli — as above, so below : « ce qui est en leur Papageno, la souffrance menaçante salle
3 formatif, notamment par la broderie, brodés en 2015), les images colorées
s’appuie sur cette expérience trauma- haut est comme ce qui est en bas », selon de la Reine de la Nuit : « la vengeance de
un artisanat qu’il pratique avec un soin qu’il brode célèbrent un temps ralenti
tique pour dénoncer plus largement les la célèbre formulation hermétique — l’Enfer bouillonne dans mon cœur ».
plus amateur que virtuose, en contraste face au temps accéléré des moments
avec la rapidité des flux d’information traumatiques vécus en temps de
qui diffusent sans relâche les images guerre. Ses œuvres se placent ainsi à
salle
atypique, entouré de mystère et de solaire, John Urho Kemp eut la révé- numériques dont il s’empare. la jonction entre une temporalité indi-
3 zones d’ombre, guidé par une logique lation d’un signe gravé sur une pierre Le plus souvent empruntées à l’ac- viduelle éprouvée, qui peut être celle
propre. Cet ancien diplômé en ingé- comportant un symbole, « The Mark of tualité des conflits géopolitiques qui de l’attente et du désœuvrement, et
nierie chimique quitta tôt la voie de the Beast » (Satan), et un nombre (666). ébranlent le Moyen-Orient — des celle, collective, du chaos des conflits
la biochimie pour se consacrer à des Cette vision vint lui confirmer la néces- délimitations de frontières nationales retransmis par les média puis sédimen-
recherches spirituelles plus élevées. Son sité de ses recherches sur l’Apocalypse controversées (Borders (Major Urban tés en Histoire. Figeant ces moments
désir d’atteindre la Révélation finale le et l’imminence du Jugement Dernier. Il Majd Abdel Hamid Areas)) à l’occupation militaire de l’ar- oubliés, ces angles morts de l’Histoire
poussa à effectuer de minutieux calculs poursuivit donc ses complexes calculs, Né en 1988 en Syrie. Vit et travaille entre chitecture urbaine (Burj (Tower)) — que sont les sensibilités personnelles
sur des milliers de pages, ponctués de prenant soin d’alerter la population en Ramallah (Palestine) et Beyrouth (Liban). mais parfois aussi à des événements confrontées aux tourments de l’actua-
schémas et de dessins, échafaudant distribuant des photocopies de ses des- Majd Abdel Hamid travaille avec une fugaces du quotidien (Son, this is a waste lité, Majd Abdel Hamid donne à ses
patiemment un système cohérent et sins et formules mathématiques dans la grande variété de médias, notamment of time, « une vraie perte de temps, œuvres une dimension thérapeutique,
inspiré. Redécouverte en 2014 grâce à rue. Ces lignes charrient dans leur sillage la vidéo, l’installation, le dessin et la mon fils », réponse donnée à l’artiste à travers le ralentissement et la délica-
l’archivage patient et soigné de son ami des siècles de semblables aspirations sculpture. Sa pratique artistique s’en- par la femme à qui il avait demandé de tesse qui les habitent.
artiste Aram Muksian, son œuvre sur- magiques (portées par les néoplatoni-
John Urho Kemp prend par sa méthodologie méticuleuse ciens, kabbalistes ou occultistes renais-
Né en 1942 et décédé en 2010 aux États- et la beauté métaphysique de formules sants), d’expérimentations scientifiques
Influencée à ses débuts par l’art minimal voiture après s’être jetée du haut d’un
Unis. mathématiques qui nous échappent. marginalisées et d’angoisses devant la salle
4 et conceptuel, Valérie Belin consacre son immeuble. Reprise par Andy Warhol
À l’instar de bien d’autres artistes bruts, Le 11 août 1999, devant le parvis de possibilité de la Fin du Monde — et de la
œuvre à la photographie, qui est pour (Suicide (Fallen body), 1962) pour sa série
John Urho Kemp a suivi un parcours Notre-Dame à Reims, lors de l’éclipse survenue de l’Antéchrist.
elle un médium privilégié tout autant Death and Disaster, la publication dans
que l’objet d’une recherche inépuisable. le journal était accompagnée de la men-
Corporalité, matière et lumière sont au tion suivante « The most beautiful sui-
salle
dant les limites de l’image et du réel, développé la série Phénomènes. Untit- cœur de son travail photographique, qui cide ». Le fait divers est dramatique et
3 du monde et de sa représentation, elle led (Avalanche #1) (2016) est la cap- interroge la transformation des corps et relève de l’horreur cependant. Aucune
invite le regardeur à ausculter l’envers ture d’une simulation en studio d’une la représentation elle-même. Son travail beauté dans les conséquences de ce
du décor. Son style documentaire laisse avalanche. La photographie fige le prend la forme de séries, notamment geste contrairement à ce que suggère la
le champ libre à la réintroduction de la mouvement du désastre, expression celles, en noir et blanc, des miroirs de mention racoleuse et cynique du journal.
magie naturelle, aux rencontres de la d’un Sublime condensé. L’inquiétude Venise, des carcasses animales et des Mais ce qui est beau en revanche, c’est la
science et de l’occultisme, aux expres- émerge de cette vague envahissante, épaves de voitures. Au-delà de leur photographie elle-même, qui renvoyant
sions merveilleuses de la raison déri- renvoyant aux brouillards assassins du sujet, ces séries relèvent d’un travail qui à l’histoire de la peinture, montre une
vant vers l’imaginaire. cinéma (de Fog à Soleil Vert), ou de la porte essentiellement sur la lumière et, jeune femme comme endormie, nimbée
Il existe à travers le monde des labo- littérature gothique. Surtout, derrière pour les deux dernières citées, d’une par le jeu des lumières se reflétant sur
ratoires où des scientifiques simulent l’image pointe le danger non pas tant transfiguration du morbide en sublime. la carrosserie déformée sous le choc de
Marina Gadonneix et étudient des phénomènes naturels des phénomènes que des apprentis En ce sens et même en l’absence de la chute pour former autour du corps un
Née en 1977 à Paris (France) où elle vit et qu’ils recréent à plus petite échelle : tor- sorciers qui manipulent la possibilité de corps, la série des carcasses de voitures délicat drapé. Une beauté tragique que
travaille. nades, éruptions volcaniques, foudre, la catastrophe, laissant craindre Apo- de Valérie Belin fait inévitablement l’on retrouve aussi dans cette œuvre de
La photographie, pour Marina Gadon- aurores boréales, mais aussi trous noirs, calypse nucléaire et épidémies hors de penser à la photographie de Robert Valérie Belin particulièrement sculptu-
neix, est un instrument permettant vide ou sols martiens. De la visite de contrôle. Car lorsque l’homme se prend Valérie Belin Wiles, publiée par LIFE magazine, le 12 rale, où la violence des contrastes vient
à la fois de questionner le médium en ces studios où la science rencontre la pour Dieu, c’est au bord de l’abîme que Née en 1964 à Boulogne-Billancourt mai 1947, montrant le corps intact d’une souligner les formes inconcevables
lui-même, et la réalité qu’il saisit. Son- métaphysique, Marina Gadonneix a se tient la raison. (France). Vit et travaille à Paris (France). jeune femme qui repose sur le toit d’une prises par ce « corps » meurtri.
14 15
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
salle devenir artiste. S’écartant du documen- tifie pas toujours comme des zones de salle salle
4 4 4
taire au profit d’un travail esthétique, conflits, d’autant qu’elles sont paradoxa-
elle s’intéresse dès lors aux territoires et lement ornées d’un précieux cadre doré.
à leur histoire, au travers des ruines et Pourtant on distingue peu à peu des nids
des traces laissées par l’Homme dans des d’artillerie, des épaves de toutes sortes et
lieux meurtris par la guerre ou par des des tranchées qui dessinent dans le sol
bouleversements naturels et culturels. de profondes cicatrices, lesquelles trou-
À l’occasion d’une exposition de sa série veront un écho dans une série ultérieure,
intitulée Fait (1992) qui comporte plus de Every One, 1994, immenses photogra-
cinquante photographies, Sophie Riestel- phies en noir et blanc de corps balafrés
hueber a déclaré : « Les gens vont entrer, et réparés, sillonnés de points de suture.
voir des photos de paysages, et en s’appro- Sophie Ristelhueber s’inscrit dans une
Sophie Riestelhueber chant ils vont s’apercevoir que ce sont des approche radicalement différente de celle
Née en 1949 à Paris (France) où elle vit et paysages qui ont des problèmes ». Et en qui préside au reportage. Elle maintient
travaille. effet, les vues, pour la plupart aériennes, une distance avec la brutalité concrète
Sophie Ristelhueber a d’abord suivi une réalisées par l’artiste dans le désert du du réel qu’elle montre sous un jour méta-
formation littéraire et a travaillé dans Koweit après la guerre du Golfe donnent phorique, allégorique, sans pour autant
l’édition et comme journaliste avant de d’abord à voir des territoires qu’on n’iden- en neutraliser la violence substantielle.
16 17
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
salle définit lui-même. Ces cinq domaines se pouvoir destructeur (et libérateur) du salle
tières de la représentation. Usant effet miroir — même à considérer le
4
rejoignent le long de l’axe transversal feu, la transparence opacifiée du verre 5 d’une grande variété de styles et de plus cubiste ou le plus schématique des
de la mémoire — et de l’oubli. Profondé- — presque immortel face aux affres du techniques en nuances de gris (mine visages. De là, nous ne pouvons nous
ment marqué par les martyres subis par temps — rappellent la vision de l’ange de plomb, encre, fusain, poudre de gra- empêcher de projeter à sa surface nos
l’humanité depuis la nuit des temps et déchu de Victor Hugo (« ses larmes phite…), il crée un monde qui déborde sentiments, d’entamer un dialogue
à tous les horizons, et dont son travail étaient de la lumière en pleurs cou- et absorbe le visiteur dans des environ- silencieux mais empathique avec lui.
cherche à réhabiliter les victimes, l’ar- lant de deux étoiles », La fin de Satan, nements démesurés comme dans des Les trois Études pour Pierre-François #22,
tiste français construit une œuvre qui 1886). S’y superpose la symbolique de formats plus intimes. Lorsqu’en 2009, il #24, #25 (2020-21) autorisent les digres-
mène de la connaissance à la reconnais- la bibliothèque incendiée — des auto- donne vie à trois enfants fictifs — Bap- sions psychanalytiques et les épanche-
sance, et in fine, à une postérité. dafés religieux aux anéantissements tiste, Garance et Pierre-François — âgés ments sur les déchirures intérieures du
Plusieurs strates symboliques coexis- dictatoriaux — et de la connaissance alors de neuf ans, il envisage de dresser sujet, la folie menaçante, les personna-
tent au sein de Cœur de pierre #5, Cris- par le livre, comme brûlure tragique et à travers leur évolution le portrait du lités mouvantes et multiples. Mais ce
tallisation au livre perdu (2017/2018). Il y perdition faustienne. S’y ajoute enfin XXIe siècle. Il opte pour un regard sans qui rôde sous le masque, c’est plutôt le
Pascal Convert a tout d’abord le procédé technique uti- la coloration rouge provenant notam- concessions sur les dérives, la noirceur vide du monde et sa violence, qui nous
Né en 1957 à Mont-de-Marsan (France). lisé pour la réalisation de ces livres cris- ment de la pourpre de Cassius (pigment et la violence de nos sociétés et de notre traversent et nous écorchent avec indif-
Vit et travaille à Biarritz (France). tallisés : de la pâte de verre en fusion, consistant en une suspension de fines Jérôme Zonder histoire commune, mais laisse aussi des férence. La patte reptilienne (Fruits de
Pascal Convert est archéologue de l’ar- coulée dans un livre, vient le détruire particules d’or) évoquant immédiate- Né en 1974 à Paris (France) où il vit et tra- réserves en forme d’échappatoires vers Pierre-François #7 (2022)) se manifeste
chitecture, de l’enfance, de l’histoire, et le remplacer par son empreinte de ment le sang tout autant que l’habit vaille. de fécondes révoltes. alors en contrepoint comme le sabot de
du corps et des temps, comme il se verre. La transmutation alchimique, le méphistophélique. Jérôme Zonder est engagé dans une Il y a toujours, face à un portrait, un bouc apparaissant sous le costume trop
exploration des limites de son médium sentiment immédiat de reconnaissance parfait ; elle trahit la nature profondé-
de prédilection, le dessin, et des fron- qui s’empare du regardeur, un certain ment diabolique de ce qui se joue ici.
salle le monde extérieur pour photographier tisme un peu mièvre, saisie dans un parc
4
des lieux significatifs pour ces personnes baigné de lumière à la fin de l’hiver. Mais
aimées, des campagnes tant familières cette lumière justement est trop forte, salle celles qui, illusoirement, accordent une Face à cet envahissement de lumières,
que mélancoliques, mais également l’image surexposée, les silhouettes 6
place centrale à l’homme sur Terre. S’il de ténèbres, de rouges irradiants,
des paysages marqués par leur histoire, floues semblent vouloir se dissoudre,
privilégie les installations vidéo immer- on prend part à une transmutation
que ce soit Kobe ébranlé par le tremble- comme si la photographie était ratée. Le
sives, il ne délaisse pas pour autant la se jouant à différents degrés. Réu-
ment de terre, les souterrains lugubres tout confère à l’œuvre une inquiétante
photographie, la peinture, voire l’in- nis dans un processus alchimique, les
des camps de concentration ou encore étrangeté. Son titre, Hiroshima mon
tervention au cœur de la forêt. Par un corps changent sans s’altérer, l’inté-
la centrale de Tchernobyl offertes aux amour, vient élucider l’ambivalence des
travail colossal et exigeant invoquant riorité démoniaque atteint sa liberté,
yeux du monde à la télévision. Ainsi, sentiments que suscite cette œuvre. Il
alchimie et sorcellerie, l’artiste luxem- chaotique et lumineuse. L’éclipse
les photos de famille viennent s’insérer est en effet emprunté au film éponyme
bourgeois poursuit une réflexion sur qui se déploie en toile de fond ouvre
Annelies Štrba dans un cadre social et historique bien réalisé par Alain Resnais en 1959 sur un
Gast Bouschet les mutations et métamorphoses de la symboliquement ce passage, tandis
Née en 1947 à Zoug (Suisse). Vit et tra- plus large, reconnectant les histoires scénario de Marguerite Duras. Dès lors,
Né en 1958 à Dudelange (Luxembourg). matière et des images, sur la destruc- que la démultiplication du corps de la
vaille à Richterswill et Ascona (Suisse). individuelles à l’Histoire collective tout cette photographie prise dans cette
Vit et travaille en Ardenne (Belgique). tion créatrice qui défie la finitude. danseuse nous fait éprouver les bou-
Nourrie de l’histoire de la peinture et autant empreinte des drames de la vie. même ville, à l’épicentre de la bombe
Depuis les années 1980, Gast Bouschet, L’installation vidéo Phosphorus (2017- leversements physiques, géologiques
se réclamant plus particulièrement de La photographie présentée ici parti- atomique, se lit sous un autre éclai-
seul ou en compagnie de Nadine Hil- 2022) a été créée en étroite collabora- et psychiques qui sont à l’œuvre.
Balthus, Annelies Štrba photographie cipe de ces incursions puisqu’elle a été rage. Ce qui nous apparaissait comme
bert, a bâti une œuvre de déconstruc- tion avec Alkistis Dimech, « danseuse Nous assistons alors à l’élévation de
depuis les années 1970 sa famille et réalisée au Japon. Elle donne à voir un une lumière trop vive pour cette scène
tion et de démantèlement des struc- sabbatique », pratiquant l’Ankoku Phosphorus, l’« Étoile du Matin », que
son environnement quotidien. Elle se couple d’amoureux assis sur un banc. Il romantique, nous renvoie à la fulgu-
tures de pouvoir : celles qui régissent Butoh avec une claire conscience de la mythologie associe tantôt à Vénus,
permet toutefois des incursions dans pourrait s’agir d’une scène d’un roman- rance létale de l’irradiation.
les dominations socioéconomiques ; sa radicalité et de sa portée magique. tantôt à Lucifer.
salle
« L’œuvre de Suzanne Husky se joue des activistes de tous âges et des tous
4 des apparences : un beau tapis fourni en sexes qui semblent vouloir engager inter-
stice
Hélène Delprat (2021), tient autant du capitaine Nemo
couleurs et en motifs, une peinture ou le dialogue. Dans la partie haute sont Née en 1957 à Amiens (France). Vit et tra- que de la fontaine, bénitier géant, au
une tapisserie aux allures historiques, représentées les forces de destruc- vaille à Paris (France). cœur du cabinet de curiosités du Nauti-
des vases inspirés de l’art antique, un tion et de répression, dans un paysage L’artiste française convoque l’histoire de lus. L’artiste devient cet homme qui dis-
jardin à la française, classique et bien désolé. Dans la partie basse se trouvent l’art, la littérature, le cinéma, la musique, paraît, coupé de l’humanité — et donc
ordonné. Pourtant, à y regarder de plus les symboles de la vie, les déesses, les la poésie, le théâtre, pour composer une de lui-même — remplacé par ses mer-
près, l’adage est confirmé, les appa- divinités, les forces spirituelles… et œuvre profondément picturale. Elle veilles accumulées ; ici, ce sont les sou-
rences sont largement trompeuses. » la flore et la faune. Une opposition semble aborder le monde à la manière venirs, les traces du passé, voyages ou
(Julie Crenn). qui est l’exact inverse de ce que nous d’un encyclopédiste postmoderne, repla- peintures, manifestations et rencontres
Le tapis intitulé Protect the sacred a pouvons trouver dans l’iconographie çant la subjectivité au centre de son uni- d’Hélène Delprat qui nous encerclent
été réalisé par des artisans, d’après un religieuse, le haut représentant tradi- vers, naviguant entre fiction et réalité, à et nous invitent à une plongée vers l’in-
carton de l’artiste, selon les techniques tionnellement le paradis et le divin, et la fois spectatrice et actrice de sa propre connu. Un sphinx qui se fait « augurus »
les plus traditionnelles, dans le respect le bas, la vie terrestre et l’enfer. révolution. Son œuvre, teintée d’humour — mi-« augur », mi-« diabolus », entre-
des conditions de travail et de l’envi- Cette œuvre narrative témoigne de et de constantes métamorphoses, est tient l’énigme et réserve sa réponse aux
ronnement. L’œuvre est composée de l’engagement de Suzanne Husky qui, une ode au temps, une partie d’échecs mystères étoilés ; tandis que là-bas des
deux parties se faisant face, au sens avec des outils précaires et décalés, contre la mort. voix émergent, des bruits affleurent, les
Suzanne Husky propre comme au sens figuré : d’un nous alerte sur la dangerosité de nos L’autoportrait sculptural qui contemple démons d’Andrea di Bonaiuto tendent
Née en 1975 à Bazas (France). Vit et tra- côté un cordon de CRS, dûment cas- pratiques quotidiennes et leurs consé- silencieusement son œuvre, au centre l’oreille et écoutent les déchirantes
vaille à Bazas et San Francisco (États-Unis) qués, matraque en main, et de l’autre, quences sur le monde. de l’installation The Nautilus Room confessions d’âmes damnées.
18 19
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
Bibliothèque idéale
Les expositions du Frac sont accompagnées de sélections
d’ouvrages en relation avec les artistes présentés
et les thématiques abordées.
La bibliothèque idéale est réalisée par les commissaires
Benjamin Bianciotto et Sylvie Zavatta. Elle est l’occasion
de souligner la porosité des disciplines par une incursion
dans la littérature, la poésie, la musique, les sciences…
1895, revue d’histoire du cinéma n°93 : Thomas Mann Sur le Diable et l’art
le cinéma du Diable : Mélies, Le docteur Faustus Daniel Arasse
L’Herbier, Epstein… [1947] (trad. L. Servicen). Paris : Le Livre Le Portrait du Diable
AFRHC, printemps 2021. de poche, 2004. Paris : Arkhê, 2021
20 21
Frac Franche-Comté La Beauté du Diable
22 23