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Frac

Franche-Comté le livret exposition


du 16 octobre 2022
au 12 mars 2023

La Beauté du Diable
livret
en consultation

disponible sur le site
www.frac-franche-
comte.fr

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La Beauté du Diable

Édito
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

La Beauté du Diable explore la présence de Satan


dans l’art contemporain sous l’angle de sa figuration
et de ses métamorphoses. Au-delà des représentations
faisant explicitement référence au Diable ou à sa symbo-
lique, l’exposition vise à interroger l’esthétisation
du Mal au travers d’œuvres qui opèrent une transmutation
du « repoussant » en jouissance esthétique.

Questionnant nos certitudes et les confrontant aux résis-


tances structurelles des sociétés occidentales, les œuvres qui
composent La Beauté du Diable possèdent toutes une indé-
niable dimension politique. Elles opèrent un retournement du
goût — une alchimie transgressive en quelque sorte. Par un
double mouvement de dévoilement de l’horrible (à l’image de
l’Apocalypse qui signifie « Révélation ») et de son revoilement Majd Abdel Hamid
sous des atours séduisants, elles témoignent du refus de la Mathieu Kleyebe Abonnenc
douleur et de la laideur du monde. Renaud Auguste-Dormeuil
Béatrice Balcou
Ce faisant, l’exposition interroge le rôle et la place de l’art dans Valérie Belin
nos sociétés actuelles, la création récente ayant parfaitement Bianca Bondi
conscience que le danger guette sous le vernis attirant des Christine Borland
ornements de la perdition capitaliste et publicitaire. Gast Bouschet
Pascal Convert
Elle interroge enfin la dimension religieuse, de la diabolisation Nicolas Daubanes
de l’art contemporain à sa capacité à raviver le débat au sein Hélène Delprat
de cultures sécularisées. Stan Douglas
León Ferrari
Ambivalente, polysémique et cathartique, elle met en lumière Marina Gadonneix
l’oxymore contenu dans son titre même, assume et défend Douglas Gordon
cette fascination aux effluves faustiennes. Suzanne Husky
Matthew Day Jackson
John Urho Kemp
William Kentridge
Joachim Koester
Nino Laisné
Julien Langendorff
Élodie Lesourd
Robert Longo
David Mach
Myriam Mechita
Annette Messager
Patrick Neu
Éric Pougeau
Sophie Ristelhueber
Andres Serrano
Annelies Štrba
Commissaires des expositions : Iris Van Dongen
Benjamin Bianciotto, docteur en histoire de l’art Jean-Luc Verna
Sylvie Zavatta, directrice du Frac Jérôme Zonder

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

La Beauté du Diable Persona Dix cornes et sept têtes,


Daniel Arasse, dans Le portrait du Diable*, explicite comment dix diadèmes, et des noms
Il existe deux manières d’appréhender la beauté du Diable.
La première consiste à étudier la représentation de celui
Et, pour mieux porter leurs paroles, les artistes ont choisi
de recourir à une image luciférienne, une image lumineuse,
le rapprochement physique du Diable et de l’homme au
tournant des XVe et XVIe siècles sera suivi d’une semblable
mutation spirituelle au tournant du XIXe et du XXe siècles.
de blasphème
que Baudelaire décrit comme « le plus savant et le plus beau grandiose et séduisante. Cette frontière poreuse entre la Par les avancées de la psychanalyse naissante, Lucifer s’inté- Afin d’effrayer la population, de lui faire ressentir ses
des Anges »*. Il s’agit là de tisser un fil qui remonte jusqu’aux révélation et le mystère, le désir et la perte, s’incarne parfai- riorise et se terre tout au fond de l’âme humaine. Ce double déviances éventuelles comme autant de menaces pour son
origines mêmes de la figure de Satan — sa première appari- tement dans le portrait de Julien Langendorff qui ouvre l’ex- portrait, physique et psychologique, envahit la première salut, et de la ramener dans le giron de la religion protectrice,
tion en Égypte sur un mur de l’église de Baouït au VIe siècle position, promettant de lever le voile sur l’« Enfer secret ». salle. Satan possède mille visages, et aucun. Ses multiples l’Église a donné corps à des visions monstrueuses du Diable,
lui offrant déjà les traits fins d’un beau jeune homme. C’est Le feu créateur qui embrase cette infernale beauté aiguise facettes trahissent son instabilité et sa fourberie, le rendent fomentant des compositions hybrides, une transition entre
dans cette veine que s’inscriront ensuite les visions des frères la tentation et enivre des vapeurs du soufre. proprement irreprésentable. Pourtant, l’art seul lui a donné l’homme et la bête. Créature chimérique (telle la Grande
de Limbourg, de Raphaël, Lorenzo Lotto, Luca Giordano et des traits. Il se prête à toutes les fantaisies, se camoufle en Bête de l’Apocalypse), Satan porte des attributs d’animaux
William Blake, jusqu’à Hernan Bas aujourd’hui. L’archange à permanence et épouse toutes les apparences (jusqu’à celle (cornes, queue, sabots) ; plus encore, il est capable de com-
la beauté parfaite n’a subi sa transformation monstrueuse de Jésus lorsqu’il incarne l’Antéchrist) : il est véritablement plètes métamorphoses pour mieux se dissimuler et trom-
— témoignage extérieur de sa vilénie intérieure — que « le masque, chaos devenu chair ».** per sa victime. Ses transmutations bestiales ont eu pour
suite à sa rébellion contre le pouvoir de Dieu. La deuxième Dès lors, insaisissable, il se promène parmi ces six portraits conséquence de diaboliser littéralement un certain nombre
approche intègre la dimension métaphorique de l’expres- de l’« Ange de la Mort », le médecin nazi Josef Mengele, aussi d’animaux condamnés pour leur apparence, leur dangero-
sion « la beauté du Diable » qui reflète un rapport fasciné, beau qu’abject, dans l’installation de Christine Borland. Six sité (réelle ou supposée), leur mauvaise réputation souvent
ambigu voire anti-normatif face aux horreurs du monde. Elle visions différentes d’un même être maudit – tous potentiels héritée des récits mythiques.
combine l’attirance pour le désastre à la faculté qu’ont les visages du Malin. Un requin, un chien, un serpent, des oiseaux, une femme-
artistes de transformer le dégoût en émerveillement. araignée, des bœufs, une mante religieuse, d’autres chiens,
un lycanthrope, des abeilles constituent, dans cette deux-
Les deux points de vue se rejoignent autour des notions ième salle, un ensemble à la fois coutumier et inhabituel des
communes d’esthétique et d’éthique. Explorant la relation incarnations sataniques. Ils ne sont pas sans évoquer les
du « code moral » et de la « moralité des comportements »,** illustrations par Louis Breton du Dictionnaire infernal (1863)
offrant la possibilité d’expérimenter la sensation du Sublime de Jacques Collin de Plancy qui associent chaque démon à sa
— le grand tremblement devant le spectacle terrifiant créature infernale imaginaire.
dépourvu de danger immédiat, ils autorisent la joie grisante
de la transgression. Concernant la figure de Satan, le même costume archéty-
Le ferment théorique de La Beauté du Diable est à aller cher- pal (rouge et cornu) peut servir des discours hétérogènes ;
cher sans doute dans les remous d’un XIXe siècle aux bornes inversement, des apparences diverses peuvent recouvrir un
chronologiques élargies, qui prendraient leur source dans même message. Le fait que son polymorphisme soit poly-
les riches constructions de Sade pour s’étendre jusqu’aux sémique le rend aussi fascinant qu’inquiétant. Ainsi, dans
glorifications de l’informe de Georges Bataille. L’attraction ce cabinet de curiosités zoologiques, le requin de Robert
pour le morbide, la volonté de renverser les codes de la bour- Longo — de la série Perfect Gods — se mue en Béhémoth
geoisie et les valeurs académiques, la quête d’une séduction ou Léviathan, en gueule d’Enfer prête à engloutir l’âme des
venimeuse et dévorante, le besoin de trouver des réponses damnés, alors qu’Annette Messager affiche sa volonté de
dans un au-delà du matérialisme naissant et déjà froid sont détourner les poncifs de l’Ève pécheresse avec son serpent
autant de traits qui ressurgissent de nos jours. L’horreur biblique. Le chien de Nino Laisné éveillera immédiatement
Julien Langendorff, Secret Hell, 2018 © Julien Langendorff. Photo : D.R. Jean-Luc Verna, Guillotine, 2013 © Adagp, Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Air de
absolue et réelle du XXe siècle mit un coup d’arrêt brutal Paris, Romainville. Photo : Marc Domage des réminiscences du premier Faust de Goethe ; la bête
aux échappées symbolistes et aux rêveries occultes. Au Dans le même esprit, immédiatement après et comme une Douglas Gordon reprend lui aussi à son compte le double, hybride de Myriam Mechita expose l’inhumanité du Diable,
XXIe siècle, à l’heure où l’on pensait le Diable définitivement invitation à pénétrer l’énigme du dieu égaré, la peinture le monstre, la transition du diabolique qui envahit l’humain son entre-deux, tel un Cerbère domestiqué – à moins qu’elle
condamné à se morfondre en Enfer, les problématiques reli- irrévérencieuse d’Élodie Lesourd propose un parcours abs- dans un autoportrait empli d’un humour brut. Nicolas ne convoque le démon déguisé en chien noir du magicien
gieuses s’imposent comme des enjeux majeurs de la situation trait et dantesque qui suit la trace des églises norvégiennes Daubanes met en lumière les criminelles sœurs Papin dans Cornelius Agrippa. Joachim Koester dissimule une mante
géopolitique mondiale. La réponse apportée par les artistes incendiées par des jeunes musiciens anti-chrétiens de Black un procédé d’apparition murale quasi magique ; Iris Van religieuse diabolique ; Valérie Belin joue sur la proximité for-
actuels apparaît comme la synthèse de ce besoin d’évasion Metal des années 1990. Dongen rend hommage à des héroïnes modernes, possé- melle des abattoirs et des charniers ; Patrick Neu utilise des
ésotérique dix-neuviémiste et de la violence des conflits du Au cours de notre pérégrination au sein de l’exposition, qui dées et envoûtantes, impassibles et conscientes de leur ailes d’abeilles pour opposer la fragilité et l’éphémère de la
siècle qui nous précède. L’exposition en témoigne, ils revi- nous conduit à un étrange Lucifer, figé à son tour au centre pouvoir. Il y a probablement dans les œuvres de ces deux vie aux fureurs absurdes de la guerre. La femme qui sourd
gorent la thématique du Diable en jouant avec les mouve- de l’Enfer comme dans les eaux gelées du Cocyte, nous assis- artistes la poursuite d’une relecture visant à la réhabilitation de l’ombre dans la vidéo de Mathieu Kleyebe Abonnenc
ments de cycles, ruptures et répétitions. tons à une éclipse de la figure du Diable. En traversant les de la place de la femme dans l’histoire du Diable, de Lilith exprime la sauvagerie de ceux qui traitent l’homme comme
salles successives, tel Dante Alighieri les cercles de l’Enfer, aux sorcières de Michelet (qui se poursuit aujourd’hui dans un animal. Elle se meut possédée (dans tous les sens du
Pour les artistes contemporains, la figure de Satan devient nous découvrons comment sa dimension matérielle subit le féminisme radical, queer et militant). terme), être désarticulé à la violente beauté.
une coquille vide, un costume à endosser. Par extension, la une fusion (passage de l’état solide à l’état liquide), glissant, Jean-Luc Verna démasque les démons qui se dissimulent
beauté du Diable serait donc forcément celle de la trompe- s’infiltrant, se mouvant constamment ; ou, plus exactement, sous les capuches du Ku Klux Klan et celles, similaires, du
rie, du maquillage et du masque. Pourtant, sous le vernis de une sublimation (passage de l’état solide à l’état vaporeux), fondamentalisme catholique ; il sollicite de fait un renver-
l’illusion affleurent des vérités fondamentales. Le Prince de entité évanouie, mystérieuse et omniprésente. sement salutaire des valeurs, des jugements et des rôles.
ce Monde est le vecteur idéal de messages essentiels qui ne Éric Pougeau, quant à lui, invite chacun à compléter cette
peuvent être délivrés que sous l’apparence démoniaque, galerie de portraits possibles du Diable en se regardant
celle qui permet toutes les outrances, voire outrages, et dans un miroir — libre à chacun suivant ce qu’il y voit de
toutes les sincérités. préférer, ou non, se crever les yeux.
* Charles Baudelaire, « Les litanies de Satan », Les fleurs du Mal,
Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1857. * Paris, Éditions Arkhê, 2009.
** Michel Foucault, Histoire de la sexualité : l’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 2015, p. 758. ** Georges Bataille, « Écrits posthumes 1922-1940 », Œuvres complètes, Tome II, Paris, Gallimard, 1970.

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Apokálupsis « I have been to Hell and


Le Diable est à la fois une figure du passé, aux origines du back. And let me tell you,
Mal, et une figure du futur, celui de la Fin du Monde et du
Jugement Dernier. Étrangement, une boucle se met en place
entre ces deux extrêmes intemporels qui délimitent le temps
it was wonderful. »
« J’ai été en Enfer, et j’en suis revenue.
en cycles, retours et disparitions, mémoire et prémonition.
Je peux vous dire une chose, c’est que c’était merveilleux ».
C’est à cette spirale infernale que se confrontent les artistes
Titre d’une œuvre de Louise Bourgeois, 1996.
réunis dans la troisième salle. Ils nous présentent l’Apoca-
lypse — ou Révélation — sous des ornements occultes et
Paradoxalement, c’est sous le regard dominateur du Satan Les salles consacrées à Jérôme Zonder et Gast Bouschet
établissent des correspondances entre le microcosme et le
illuminé d’Andres Serrano que la figure du Diable disparaît condensent chacune l’un des enjeux explorés dans deux
macrocosme, rapportant à échelle humaine les forces surna-
dans cette quatrième salle. Il ne demeure ici que les traces des salles précédentes — celle consacrée au portrait du
turelles qui nous dépassent, et nous menacent.
de ses méfaits sur Terre. Cette discrétion, ce moment de Diable et celle relatant la destruction de la Terre. Ainsi, chez
Une approche scientifique ciblant une improbable métaphy-
silence où la beauté recouvre tout, même le plus lugubre, Jérôme Zonder, l’homme est traversé par le conflit et la vio-
sique rationnelle est amenée par les calculs cataclysmiques
Annelies Štrba la cultive dans un cliché d’Hiroshima, épi- lence du monde ; un déchaînement furieux qui le construit
de John Urho Kemp annonçant la survenue proche de l’An-
centre de ce qui se rapproche le plus de la terreur apocalyp- et le déconstruit tout à la fois. Chez Gast Bouschet en
téchrist ; Marina Gadonneix capture la simulation d’une ava-
tique contemporaine. revanche, les forces qui transitent à travers la danseuse
lanche, réalisée en laboratoire par des chercheurs défiant la
Alkistis Dimech activent une transmutation libératoire
création divine, et fige ainsi le mouvement du désastre dans
Sophie Ristelhueber s’est également attelée à la quête du et luciférienne modifiant la relation unissant étroitement
un Sublime condensé. L’œuvre de León Ferrari plane sur
stigmate, de la cicatrice, de l’indice de la souffrance. L’em- l’homme au monde.
l’exposition comme le Méphistophélès de Delacroix survole
preinte de la guerre et du terrorisme qu’elle expose avec ces
la ville. Elle ponctue l’exposition de références à l’histoire de
puits de pétrole enflammés affirme ici de façon plus spec- La chimère anachronique de David Mach établit un lien
l’art que l’artiste met en relation avec l’histoire récente de
taculaire la présence de feux infernaux et l’imminence de la entre le Moyen Âge et nos jours en associant de vieux
la dictature argentine et l’hypocrisie de L’Église, affirmant
fin du monde. démons désuets aux démons contemporains de la guerre.
ainsi la permanence de la présence du Prince de ce Monde.
Hélène Delprat conclut l’exposition en refermant la boucle
Valérie Belin signe des cataclysmes à échelle humaine, des initiée par Julien Langendorff. L’échange des secrets infer-
Majd Abdel Hamid cherche au contraire à étirer le temps en
drames du quotidien, des blessures qui s’impriment dans la naux se poursuit : intériorisés dans le portrait initial, ils
brodant l’horreur, patiemment et avec des moyens modestes,
tôle froissée. Ses voitures accidentées deviennent le sym- sont ici extériorisés par la figure de l’artiste, centrale, silen-
comme pour mieux nous faire prendre conscience des affres
bole d’une civilisation progressiste et capitaliste en passe de cieuse et contemplative. Elle scrute — tout comme nous —
de la douleur. Matthew Day Jackson condense le passé et le
se déformer, de se compresser jusqu’à devenir inutile. Pascal son abîme, son passé, ses diables et ses disparus ; elle rêve
futur américains dans un assemblage ésotérique, plaçant en
Convert procède à rebours, et vise à créer directement le à son futur incertain ; elle connaît la valeur de la lumière
filigrane l’ombre sulfureuse du Malin, instigateur subtil de
vestige. Le verre détruit le livre qu’il remplace, comme la dic- particulière qui l’entoure. Peut-être propose-t-elle alors
la décomposition occidentale. William Kentridge fait tour-
tature détruit les consciences. Cette transmutation évoque d’entamer une conversation curieusement solitaire avec le
noyer ses mauvais présages dans un tondo qui insiste sur le
les deux aspects diaboliques : elle est luciférienne dans sa Diable tout en beauté ?
renversement des lectures et des jugements. Il formalise,
mise en œuvre, satanique dans son symbole.
par cet enfermement circulaire, la condamnation de l’huma-
nité à reproduire ses crimes et ses erreurs, et à les voir se
Les œuvres de Renaud Auguste-Dormeuil apparaissent
répéter éternellement.
comme le pont, le point de bascule de cette salle. Ses cartes
étoilées marquent tout autant un athéisme forcené, un maté-
Les insectes ravageurs d’œuvres d’art convoqués par
rialisme angoissant du ciel vide, que l’espoir d’une prémoni-
Béatrice Balcou établissent un lien entre la salle « anima- León Ferrari, L’Osservatore Romano n°36 - 8 septembre 2000, de l’ensemble L’Osservatore, 2001 –
2007 Collection Frac Bretagne © Fundación Augusto y León Ferrari Arte y Acervo, León Ferrari. tion, l’attente d’un signe de l’au-delà, une justification des
lière » que l’on a déjà traversée et celle venant ensuite,
tragédies. Son travail ouvre sur la magie que Stan Douglas
consacrée à la destruction. Ils opèrent un geste iconoclaste
illustre dans toute sa splendide facticité, glorifiant l’illu-
contre la tendance sacralisante de l’institution muséale ; ils
sion et la vacuité du réel, nous réchauffant à la flamme du
indiquent aussi un changement d’échelle, démontrant que
Diable prestidigitateur. Suzanne Husky rejoue le combat au
les plus grands dangers aujourd’hui ne résident plus dans les
cours duquel le rationalisme, avec sa violence aveuglée par
grandiloquences démonstratives d’un Diable théâtral, mais
le profit, s’oppose à un sacré à protéger, celui des forêts du
dans ce qui passe inaperçu, voire ce qui est invisible (gaz,
paganisme, de la sorcellerie réhabilitée, des mythes et des
virus, fission nucléaire...).
légendes : une lutte contre le désenchantement du monde.
En réponse à ce dernier, Bianca Bondi dresse un autel comme
un passage vers un Ailleurs ; non une réparation mais une
autre voie — un flambeau prométhéen à saisir.

Jérôme Zonder, Étude pour un portrait de Pierre-François #22, 2020 © Adagp, Paris, 2022.
Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles

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Notices des œuvres salle


1
rant la vie et la mort avec la précision
d’un anthropologue ou d’un médecin
légiste, l’artiste écossaise fait appel à
pour sa beauté physique singulière.
Christine Borland a mandaté six sculp-
teurs pour réaliser le portrait de cet
plate-
nique particulière qui lui offre l’op- féminin apparaissent comme déchi- une méthodologie qui relève presque homme à partir de courtes descriptions
forme portunité de transcrire ses poésies en rés, brûlés par un élément rougeoyant, d’une démarche scientifique. Le résultat (émanant de survivantes d’Auschwitz) :
images. Ses assemblages complexes, alliance de sang, de feu et d’une matrice de ses investigations se métamorphose le résultat est présenté dans L’homme
parfois rehaussés de touches de pein- de vie inconnue. La figure s’affirme dans des sculptures et installations aux double (1997). L’installation rappelle
ture, semblent mus par des visions double et antinomique, à l’image de multiples matériaux souvent délicats – deux faits essentiels : cet être éminem-
intérieures, occultes et mystérieuses ; Janus ou de l’articulation duelle de Luci- verre, céramique, tissus — reflètent le ment diabolique n’était pas un monstre
et, dans un mouvement symétrique, ils fer (l’ange porteur de lumière) devenu caractère éphémère de la vie. Elle porte mais un homme ; le Diable se dissimule
révèlent des signes magiques ouvrant Satan (l’adversaire de l’homme dans un regard rationaliste sur la noirceur du toujours sous des masques changeants
sur un Ailleurs. Entre ces deux polari- son chemin vers Dieu). D’un côté, elle monde afin de mieux en analyser les et insaisissables (Mengele n’a d’ailleurs
tés, le regardeur devient l’axe par lequel est la Femme écarlate, Mère des Abo- Christine Borland entrailles et en comprendre les méca- jamais été arrêté ni jugé). On retrouve
la transformation s’opère, lui laissant minations, apocalyptique et toute-puis- Née en 1965 à Darvel (Écosse). Vit et tra- nismes sous-jacents. la « banalité du Mal » dans ces visages
d’oniriques sentiments à sonder. Les sante, à la sensualité redoutable ; de vaille à Kilcreggan (Écosse). Josef Mengele, médecin nazi SS, officiant en argile, fragiles, et son intériorisation
collages se font tableaux par le travail de l’autre, elle incarne le feu libérateur qui L’être humain est au cœur des investi- à Auschwitz, était surnommé l’« Ange redoutable car indécelable. Celui qui
coloriste, le sens du rythme et de la com- consume les artistes voués aux délices gations menées par Christine Borland, de la mort » — autant pour sa capacité fascinait jusqu’à ses victimes incarne la
Julien Langendorff position (musicale, aussi), le recours au lucifériens et à ses éclairs créatifs. Elle dont le travail enquête tant sur le corps à mener d’atroces expérimentations Beauté du Diable dans son acception la
Né en 1982 à Paris (France) où il vit et nu académique et le symbolisme caché. est belle et diabolique, tentatrice et physique que sur le corps social. Explo- létales sur les prisonniers du camp, que plus sombre.
travaille. Secret Hell (2018) pourrait exprimer la sacrifiée ; Julien Langendorff lui donne
Julien Langendorff a fait du collage son promesse de dévoilement d’un « Enfer l’apparence d’un masque intérieur, seul
de l’art romantique et symboliste. Mais, fondent et fusionnent. Nous y déce-
médium de prédilection — une tech- secret ». Les traits délicats du visage à même de garder les secrets infernaux. salle
1 au-delà de réminiscences formelles, lons des allusions à une héroïne russe
l’artiste néerlandaise modernise aussi prométhéenne et vengeresse (Into the
bien les tenues de ses héroïnes que Woods (After Bilibin), 2004), un cheval
logie, l’histoire de l’art, l’architecture ou témis à Éphèse. Élodie Lesourd relie
couloir les questionnements liés à leur pré- au museau bleu, pure métamorphose
les sciences naturelles. Son approche cet événement aux églises brûlées en
sence actuelle. Les visages impassibles du Diable pour l’artiste (Strange Thing II,
se divise en deux parties distinctes et Norvège dans les années 1990 par des
complètent l’attitude hiératique de ces 2019), un portrait tout aussi troublant
complémentaires : les peintures dites musiciens du mouvement Black Metal,
corps soumis à l’atmosphère sombre et que la représentation d’un pont (dont la
« hyperrockalistes » d’une part, fidèles puis par leurs suiveurs, dans un geste
inquiétante du contexte dans lequel ils construction est souvent associée à une
transcriptions picturales d’installations anti-chrétien, païen et extrémiste. La
évoluent, pur reflet du monde contem- aide démoniaque) marquant la sépara-
d’autres artistes ayant trait à la culture cartographie constituée par 36 Lines to
porain. Si elles font acte de résistance, tion des mondes (Samuel (After Willy
musicale ; et d’autre part, une étude des Herostratus III (2022) retrace avec un
les femmes d’Iris Van Dongen trans- Jaeckel), 2010 ; The Bridge, 2018) ou une
signes propres à la culture rock qu’elle minimalisme acéré le parcours géogra-
crivent un mouvement perpétuel entre ombre démoniaque qui rôde et envahit
démantèle, décompose, transmute et phique et chronologique de ces bûchers
ravive. Les deux aspects se rejoignent infernaux teintés de révolte adoles-
Iris Van Dongen leur force intériorisée et leur tourment le premier plan (The Greyhounds, 2016).
Née en 1975 à Tilburg (Pays-Bas). Vit et tra- extériorisé ; elles écrivent une nouvelle Dans cette œuvre, la réhabilitation de la
Élodie Lesourd par leur structure essentiellement cente. Invité à suivre le chemin tracé par
vaille à Berlin (Allemagne) et au Danemark. mythologie silencieuse. Femme vénéneuse passe par la compré-
Née en 1978 à Saint-Germain-en-Laye conceptuelle, leur visée métaphysique, l’artiste, le visiteur est accompagné par
Les grands dessins aux pastels d’Iris Van Sur un papier peint reproduisant hension et l’acceptation de son emprise,
(France) où elle vit et travaille. leur questionnement sur la finitude. une proposition sonore réalisée à partir
Dongen convoquent les grandes figures l’une de ses œuvres, cinq peintures se et de sa puissance intime.
La musique est la colonne vertébrale du Hérostrate, cherchant désespérément à du bruit du loquet d’une église brûlée
travail d’Élodie Lesourd, par laquelle elle devenir célèbre et à atteindre la posté- en Bretagne, et s’ouvrant sur les vers de
explore des champs aussi divers que ceux rité, incendia dans ce but une des sept l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, salle
à la limaille de fer que l’artiste a réalisé son et 20 ans d’interdiction de séjour),
de la philosophie, la littérature, la socio- merveilles du monde, le Temple d’Ar- abandonnez toute espérance ». 1 pour l’exposition représente deux jeunes des artistes et intellectuels français s’ex-
femmes modestes dont la coiffure et les primèrent sur l’affaire, les surréalistes
vêtements renvoient à l’époque révolue saluant l’onirisme de la scène de crime,
salle
nisations occidentales, des tentatives espagnols du journal, datés de 2000 et des portraits photographiques réalisés Lacan y trouvant matière à développer
1 de contrôle de l’espace mental, de la 2001, León Ferrari a composé la série en studio. La technique confère au des- ses théories sur la psychose paranoïaque.
tyrannie de l’Église chrétienne qui régit L’Osservatore (2001-2007) en y appo- sin une certaine évanescence, nous mon- Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre
les corps et les esprits. Son anticlérica- sant diverses images, toujours en rela- trant deux figures flottantes, au bord de y virent une réaction logique face à une
lisme teinté d’antimilitarisme trouve son tion directe avec le titre conservé de l’évanouissement et de l’oubli. Hommage société injuste et oppressive, analyse
expression fondamentale dans l’iconique l’article. Ces reproductions collées sont à deux êtres disparus, memento mori ? partagée par Jean Genet, bien qu’il se
La civilisation occidentale et chrétienne issues de l’histoire de l’art — toutes liées Mais l’identité des personnages, révélée soit toujours défendu d’avoir puisé son
(1965), sculpture d’un Christ crucifié au Diable, à l’Enfer, aux tortures, à l’Apo- par le titre de l’œuvre, suscite rapidement inspiration dans ce crime pour écrire Les
sur les ailes d’un bombardier américain calypse ; de la dictature militaire argen- une sorte de trouble. C’est que sous ces Bonnes. Plus tard, les réalisateurs Claude
opérant au Vietnam. Si ses calligraphies, tine de la fin des années 1970, proche fragiles et doux visages se cachent deux Chabrol et Jean-Pierre Denis s’empa-
entre dessin et écriture, épousent des du nazisme ; avec de rares allusions à Nicolas Daubanes criminelles qui ont défrayé la chronique rèrent également de cette affaire.
formes plus douces, voire abstraites, la sexualité. L’artiste dénonce ainsi de Né en 1983 à Marseille (France) où il vit dans les années 30, les sœurs Papin qui, Aujourd’hui Nicolas Daubanes poursuit
León Ferrari elles ne contiennent pas moins de vio- manière virulente l’hypocrisie de l’Église et travaille. le 2 février 1933 au Mans, assassinèrent son travail autour de Léa Papin, qu’il
Né en 1920 et décédé en 2013 à Buenos lence et d’intransigeance radicale. Il catholique en l’associant à la junte mili- Le travail de Nicolas Daubanes ques- sauvagement une mère et sa fille, deux considère comme un symbole de la lutte
Aires (Argentine). mettait d’ailleurs en garde contre l’art, taire en Argentine. Ses collages amalga- tionne le désir d’émancipation et la bourgeoises au service desquelles elles des classes. Dans ce cadre et au titre de
L’œuvre de León Ferrari est traversée cette « aimable cruauté » — autrement ment les terreurs passées et actuelles, quête de liberté. C’est à ce titre qu’il officiaient en qualité de bonnes. Ce fait la sauvegarde du patrimoine culturel
par l’opposition. Elle est entièrement dit, cette « beauté du Diable ». les tortures virtuelles et les « disparus » s’est intéressé au milieu carcéral ou à la divers connut une postérité singulière. française, il a entrepris des démarches
tournée vers le refus et la dénonciation : Le journal L’Osservatore Romano est le du régime criminel, sans cesser jamais Résistance, à travers de grandes figures Après un jugement considéré comme auprès de la Ville de Nantes afin que
des dictatures sud-américaines en géné- quotidien officiel du Vatican. Utilisant de nous interroger sur notre ignorance, telles que Jean Moulin, Fred Scama- expéditif (Christine fut condamnée à soit prolongée sa concession funéraire
ral, et argentine en particulier, des colo- comme supports différents numéros qu’elle soit feinte ou candide. roni ou Louise Michel. Le dessin mural mort et sa cadette Léa à 10 ans de pri- en voie de destruction.

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

salle Les œuvres d’Éric Pougeau sont aussi Il est question de mythologie dans Le salle Myriam Mechita utilise des matériaux livre qu’elle a « démembré ». Ceux-ci
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rares qu’efficaces. Qu’il produise des miroir (2013), celle qui relie le reflet très divers comme les perles de verre, représentent des figures en souffrance,
plaques et couronnes mortuaires pro- de Narcisse aux yeux crevés d’Œdipe. les paillettes, les miroirs, la mousse des corps morcelés, des chiens (gar-
férant des insultes, écrive des mots Deux clous pointus sortent de ce miroir polyuréthane, la résine, le latex et réalise diens des enfers ?), une maison en feu…
aussi incisifs que des coups de poi- au niveau de notre regard, paradoxa- des dessins au crayon, à la perceuse, des Depuis ce mur, dont le rouge déborde du
gnard, agrafe les yeux et la bouche lement invité à sa propre annihilation. sérigraphies et des sculptures qu’elle cadre, des coulées de latex noir se pro-
de ses autoportraits ou se filme dans Au-delà de la polysémie symbolique du combine dans des installations évoquant pagent dans l’espace, telle une ombre
une Chute éternellement recommen- miroir (par ailleurs objet emblématique des univers mystérieux et inquiétants d’où semble émerger une sculpture
cée, l’artiste français vise à dénoncer de la sorcellerie), l’œuvre de l’artiste tout à la fois. Elle convoque l’histoire d’animal hybride au visage mélancolique
les hypocrisies sociales — notamment apparaît comme une proposition insi- de l’art mais aussi les mythes attachés — à moins que cette ombre ne veuille
celles qui caractérisent le noyau fami- dieuse. La laideur du monde est-elle à à la Femme dans une œuvre où s’entre- l’engloutir — dont l’artiste dit qu’il est
lial — et, au-delà, toute la misère et ce point insupportable qu’il est préfé- choquent des forces contraires, celles « le vaisseau pour les âmes perdues » en
les peurs que cache l’être humain. La rable de se priver volontairement de de la création et de la destruction, celles référence aux shôryô-uma convoqués au
virulence de ses attaques et leur pré- la vue ? Ou devons-nous accomplir ce d’Eros et de Thanatos, du désir et de la Japon lors de la fête des morts. Dans cet
cision chirurgicale ne doivent pourtant geste afin de nous prémunir de la Bête mort, de la vie et du dépérissement. univers onirique et violent, un combat se
Éric Pougeau pas occulter l’extrême délicatesse et la irregardable qui sommeille en nous, et Pour l’installation intitulée le livre des joue entre obscurité et lumière, sacrifice
Né en 1968 à Paris (France) où il vit et tra- poésie de son travail, tantôt latentes et d’ouvrir plutôt notre œil intérieur, celui Myriam Mechita sacrifices (une histoire de feu sacré), l’ar- et rédemption. La Beauté et le Diable
vaille. tantôt explicites. de l’illumination ? Née en 1974 à Strasbourg (France). Vit et tiste a choisi de peindre le mur en rouge se rencontrent, engagés ensemble dans
travaille à Paris et Berlin (Allemagne). et d’y accrocher 25 dessins issus d’un une sorte de danse macabre.

salle salle salle


en question l’idée même d’originalité qui qualifie le style de Longo de roman-
1 1 2 et d’authenticité dans son manifeste La tisme fatal : « Il n’y a rien dans les travaux
Mort de l’auteur, tous les artistes compo- […] de Longo, qui fasse signe au-delà
sant ce groupe, nés dans les années 1950, d’une mélancolie abyssale. […] Ce que
vont entreprendre de s’approprier des nous voyons, les flots tourbillonnants qui
images des mass media et de la culture engloutissent toutes choses ou les cham-
populaire dans un objectif critique bien pignons atomiques en pleine efflores-
éloigné de celui du Pop Art et de sa glori- cence, déroulant sur des scènes diverses
Robert Longo fication de la société de consommation. les variations toujours renouvelées d’un
Né en 1953 à New York (États-Unis), où il Il s’agit pour eux d’utiliser les méca- spectacle mortel, tout cela, ce sont litté-
vit et travaille. nismes de séduction des mass media ralement des tableaux d’apocalypse, des
Dans les années 1970, après avoir étudié pour en dénoncer les méfaits. images auxquelles plus aucune ne saurait
à l’Académie des Beaux-arts de Florence, L’œuvre intitulée Untitled (Shark 9) fait succéder ». Et en effet, avec ses dessins
Robert Longo rejoint la scène artistique partie de la série Perfect Gods que l’ar- monumentaux, réalisés avec maestria
underground de New York et le groupe tiste a réalisée en 1999, parallèlement au fusain d’après des photographies de
Douglas Gordon Jean-Luc Verna Pictures Generation composé entre à d’autres séries consacrées à des phé- notre époque, Robert Longo renoue à sa
Né en 1966 à Glasgow (Royaume-Uni). Vit et travaille à New Né en 1966 à Nice (France). Vit et travaille à Paris (France). autres de Cindy Sherman, Richard Prince nomènes non moins terrifiants tels des manière avec les peintres romantiques
York (États-Unis), Berlin (Allemagne), Glasgow (Royaume-Uni). Jean-Luc Verna se définit comme « polydisciplinaire ». Il pra- et Sherrie Levine. Sous l’influence du vagues déferlantes ou des explosions qui, tels Delacroix ou Géricault, transfi-
Le travail de Douglas Gordon embrasse la vidéo, l’installation, tique en effet aussi bien la performance, la danse, le chant, philosophe Roland Barthes, qui remet atomiques. Comme l’écrit Werner Spies, guraient l’horreur en images sublimes.
l’écriture et la photographie. Rejetant toute notion de style le théâtre, le cinéma, la photographie que la sculpture pour
personnel, sa pratique est fondée sur l’appropriation d’images créer une œuvre onirique où la question du corps est centrale,
qu’il détourne et replace dans des contextes différents. Les son propre corps surtout qu’il nous montre modifié par le salle
tions populaires, le cabaret et l’opéra. un chien assis dans une semi-pénombre.
images dont il s’empare, qu’il remixe, voire malmène, sont tatouage, les piercings ou le maquillage, jeune et vieillissant, 2 Ce sont ces va-et-vient, plus ou moins Derrière lui, pris dans l’obscurité de la
issues de la culture pop ou d’événements autobiographiques. glorieux et misérable. Son travail se construit à partir de réfé- visibles, mais aussi l’importance de pièce, on distingue les jambes croisées
Son œuvre la plus célèbre, 24 Hours Psycho (1993), consiste en rences diverses empruntées à l’histoire de l’art, à la culture la culture hispanophone qui font des d’un personnage difficilement identi-
une projection au ralenti du film d’Alfred Hitchcock de façon populaire et à la subculture punk. Le dessin est pour Jean-Luc recherches artistiques de Nino Laisné fiable. Le chien tient dans sa gueule une
à ce qu’il atteigne une durée de vingt-quatre heures. Verna « la colonne vertébrale de son travail », un dessin qu’il un ensemble riche et inclassable. L’ar- page de manuscrit enflammé aux deux
Au-delà de la question du temps, qui demeure au cœur de pratique selon un procédé particulier puisque l’original n’est tiste constitue donc son univers plas- extrémités. Cet animal que l’on retrouve
son travail, ce sont surtout les thèmes de la vie et de la mort, jamais montré mais systématiquement décalqué, photocopié tique en puisant dans les vocables du dans de nombreux tableaux historiques
du bien et du mal, de l’innocence et de la culpabilité, de la puis transféré au trichloréthylène sur différents supports, et septième art et du spectacle, crée des pour le symbole de fidélité et de bien-
tentation, de la dépossession et de la peur qui intéressent enfin rehaussé de crayons, de fards, khôl ou fond de teint, dialogues avec le son plutôt qu’avec le veillance qu’il incarne, se révèle être la
l’artiste. clins d’œil à la culture queer, mais aussi symboles des méta- verbe, jouant d’interpénétrations et de première incarnation de Méphistophé-
Monster (1997) est un double autoportrait photographique : morphoses du sensible et de la séduction charnelle que l’on glissements entre les genres. lès. C’est ce chien qui dans l’œuvre de
à gauche, un portrait normal ; à droite, un nouveau portrait peut associer au diable. Pour l’exposition, l’artiste a conçu une Goethe marche dans les pas de Faust
rendu méconnaissable, le visage de l’artiste ayant été remo- En outre, le procédé de transfert confère à l’œuvre une Nino Laisné nouvelle pièce, Fausts Wächter, qu’il jusqu’à son cabinet d’étude, avant de
delé avec du ruban adhésif transparent. Avec cette œuvre, impression de flottement, comme si elle n’était que le fan- Né en 1985 à Libourne (France). Vit et tra- décrit en ces termes : « Dans l’angle d’une dévoiler sa véritable identité et lui faire
Douglas Gordon, qui ne cesse de poursuivre sa réflexion sur tôme du dessin original. Une impression de disparition immi- vaille à Madrid (Espagne) et Besançon. salle, une cimaise s’effrite et ouvre une signer le pacte qui causera sa perte.
la dualité et l’ambivalence, s’inscrit dans l’héritage du roman- nente aussi, qui n’est pas sans évoquer les memento mori, Empreintes d’étrangeté, les œuvres de trouée dans l’espace d’exposition. Une L’installation Fausts Wächter invite une
tisme noir et plus particulièrement dans celui de Robert d’autant que les motifs macabres abondent dans l’œuvre de Nino Laisné se déploient en dialogue large brèche qui laisse apparaître par- présence canine dans l’exposition, sem-
Louis Stevenson (1886) et son schizophrénique Dr Jekyll et l’artiste. Parmi eux ceux relatifs à l’iconographie religieuse et avec différents médiums tels que le tiellement une toile peinte que l’on sup- blant surgir du passé. Depuis l’obscu-
Mr Hyde (L’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde), tendant à la tradition martyrologique, dont témoignent les œuvres cinéma et la musique mais aussi avec pose très ancienne. L’esthétique de cette rité de sa niche, il veille sur les œuvres
à pointer les contradictions et les tensions qui résident en présentées ici qui toutes s’inscrivent dans un propos farou- des éléments historiques et sociolo- peinture évoque les fastueux portraits autant qu’il se tient à l’affut des âmes
chacun d’entre nous. chement anticlérical. giques, avec l’histoire de l’art, les tradi- du dix-neuvième siècle. On y découvre trop assoiffées de connaissance ».

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salle
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truqueuse…), elle utilise depuis ses débuts et de façon récur- salle
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Valérie Belin C’est cette beauté tragique que l’on
rente des éléments autobiographiques, ce qui lui a valu Née en 1964 à Boulogne-Billancourt retrouve dans la série Viandes, dont
d’être assimilée à la mouvance dite des « Mythologies indivi- (France). Vit et travaille à Paris (France). est extraite la photographie Sans titre
duelles » (aux côtés de Sophie Calle, Jean Le Gac ou Christian Influencée à ses débuts par l’art minimal (1998) qui documente une salle d’abat-
Boltanski), telle que l’a définie pour la première fois en 1972 et conceptuel, Valérie Belin consacre son toir. On y voit des carcasses d’animaux
Harald Szeemann, commissaire de la Documenta V. œuvre à la photographie, qui est pour agglomérées de telle sorte que, per-
L’œuvre présentée ici appartient à la série intitulée Mes tro- elle un médium privilégié tout autant dant leurs contours, quasi informes,
phées (1986-1988) qui se compose d’agrandissements photo- que l’objet d’une recherche inépuisable. elles deviennent composition abstraite.
graphiques de fragments de corps rehaussés de dessins réalisés Corporalité, matière et lumière sont au Elles dégagent de fait une ressemblance
à l’aquarelle et au fusain. Ici, des yeux de femme sont ornés cœur de son travail photographique, qui cruelle avec les corps humains et les
Annette Messager de petits personnages grotesques, renvoyant à l’art populaire, interroge la transformation des corps et charniers. Elles procèdent à une défi-
Née en 1943 à Berck-sur-Mer (France). Vit et travaille à Mala- mais surtout d’un gigantesque serpent. L’ensemble renvoie à la la représentation elle-même. Son travail guration littérale que renforce la subli-
koff (France). chute consécutive à la tentation à laquelle a succombé Ève et à prend la forme de séries, notamment mation du noir et du blanc, ténèbres et
Annette Messager développe une œuvre protéiforme pour ce passage de la genèse : « Et ensuite, leurs yeux se sont ouverts celles, en noir et blanc, des miroirs de lumière accentuant les sinuosités de la
évoquer avec humour ou gravité les questions du corps, et ils se sont vus nus ». Pour autant, le serpent et la femme réu- Venise, des carcasses animales et des chair, annihilant la violence du sang déco-
de la féminité, du rituel et du fantastique. Inscrivant son tra- nis font aussi écho aux clichés misogynes ancestraux qui prê- épaves de voitures. Au-delà de leur loré. L’œuvre corrobore ainsi la vision de
vail dans des cycles aux titres éloquents (Annette Messager taient aux femmes les « capacités » tentatrices du serpent et sujet, ces séries relèvent d’un travail qui Georges Bataille lorsqu’il affirme que
artiste, Annette Messager femme pratique, Annette Messager les pouvoirs obscurs ou sexuellement débridés des sorcières. porte essentiellement sur la lumière et, « l’abattoir relève de la religion », le com-
pour les deux dernières citées, d’une parant à ces temples « servant en même
transfiguration du morbide en sublime. temps aux implorations et aux tuerie ».

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salle
2
Patrick Neu sité en effet, il confectionne une armure
Né en 1963 à Bitche (France). Vit et tra- de samouraï en cristal, tisse un voile en
vaille à Meisenthal (France). cheveux naturels... ou réalise, comme
Patrick Neu travaille le cristal, la mie ici, un gantelet de chevalier avec des
de pain, la coquille d’œuf ou la cire centaines d’ailes d’abeilles assem-
d’abeille. Il dessine à l’encre de Chine sur blées au vernis à ongle. Dans de telles
des ailes de papillon, peint à la gouache œuvres, l’artiste oppose la fragilité des
sur des papiers carbonisés, réalise des matériaux à la force, voire à la violence,
gravures, qui ne sont pas fixées, repro- symbolisée par les objets représentés
duisant sur des verres en cristal passés pour évoquer l’impermanence et la fra-
au noir de fumée des chefs d’œuvre gilité de la vie. Son œuvre entière, à tra-
Mathieu Kleyebe Abonnenc de l’histoire de l’art (Bosch, Holbein, vers le choix de matériaux périssables
Né en 1977 à Paris (France). Vit et travaille à Metz (France). Rubens…). Autant de pratiques relevant et difficilement conservables, s’inscrit
L’investigation menée par Mathieu Kleyebe Abonnenc sur le tout autant d’une incroyable dextérité dans une réflexion sur la vanité de l’art,
Joachim Koester passé colonial et les dominations impérialistes des grandes et maîtrise technique que d’une lenteur ses œuvres renfermant intrinsèquement
Né en 1962, à Copenhague (Danemark). Vit et travaille à Copen- nations occidentales épouse deux formes complémentaires : méditative. Avec patience et méticulo- leur propre finitude.
hague et à New-York (États-Unis). la première vise à sortir de l’ombre les événements volontai-
Joachim Koester s’intéresse aux frontières, celles qui séparent rement occultés de notre passé commun ; la seconde entre-
les territoires de la raison et de la sensation, du réel et de la prend de déconstruire les systèmes bâtis sur des mensonges
fiction, aux cartes géographiques et mentales, conceptuelles et des réécritures de l’histoire. Son œuvre traite de la mémoire salle
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Béatrice Balcou laboratoires du Centre Interrégional
et imaginaires. Les expériences qu’il développe prennent qui, personnelle ou plurielle, devient toujours collective lors- Née en 1976 à Tréguier (France). Vit et tra- de Conservation et de Restauration
appui sur la force de l’image pour questionner la mémoire qu’elle convoque les notions d’identité, de sentiment natio- vaille à Bruxelles (Belgique). pour le Patrimoine (CICRP) à Marseille.
historique comme l’inconscient collectif, pour en découvrir nal, de pouvoir, de fragmentation et de communauté. Qu’a Dans ses performances, ses sculptures Ces insectes vivent dans les musées,
les zones d’ombres, cachées ou occultées. N’hésitant pas à fait la colonisation à l’histoire, et comment apprendre à vivre et ses installations, Béatrice Balcou crée consomment des œuvres d’art et consti-
convoquer dans ses œuvres des pratiques propres à l’occul- aujourd’hui avec ces stigmates, cicatrices ou plaies ouvertes ? des situations proposant des rituels tuent en ce sens une population « avide
tisme, il explore fantasmes et hallucinations sous des formes Mathieu Kleyebe Abonnenc y répond par la médiation de d’exposition singuliers qui interpellent de culture ». Bêtes noires des conserva-
documentaires à l’objectivité feinte. l’art, une fiction à la violence salutaire. notre façon de regarder les objets et teurs, ils sont habituellement extermi-
La mante diabolique, ou fleur du Diable, est une mante reli- « Rendez-les moi mes poupées noires » clamait dans les notamment les œuvres d’art. Se concen- nés. Mais par un singulier retournement
gieuse africaine de grande taille. Idolomantis Diabolica (2015) années 1930 le poète guyanais Léon-Gontran Damas, un trant sur la matérialité de l’œuvre et le des choses, Béatrice Balcou les fait accé-
est un portrait de cet insecte camouflé sur une plante exo- des instigateurs du mouvement de la négritude, dans son comportement du spectateur, elle inter- der au statut d’œuvre d’art, reprenant
tique. Pour l’artiste, la mante évoque à la fois une créature poème Limbé. Mathieu Kleyebe Abonnenc lui emprunte ce roge la valeur perçue de l’art et le rôle malicieusement à son compte la formule
anthropomorphe, une posture d’art martial capable d’extério- titre pour sa vidéo éponyme (2021) où l’on retrouve ce senti- que nous lui assignons. d’Anthelme Brillat-Savarin : « Dis-moi ce
riser les pouvoirs cachés du corps et de l’esprit, ou encore le ment de mélancolie mêlée de revendication. Les contorsions Pour sa série intitulée Containers, l’ar- que tu manges et je te dirai qui tu es ».
féroce monstre extraterrestre d’Alien. Au-delà du clin d’œil de de la danseuse Betty Tchomanga, tout en faisant référence tiste a utilisé des verres à pied fabriqués Ainsi, comme l’écrit Dominique Mathieu,
la nomenclature zoologique, l’insecte renvoie tout à la fois aux aux sévices imposés aux esclaves relatés par l’écrivain guya- industriellement dont la base et la tige après le sacrifice de leur vie « perpétré
bêtes diabolisées car effrayantes ou mystérieuses, aux méta- nien Wilson Harris, lui donnent l’apparence d’une araignée ont été coupées, seul le calice ayant été sur l’autel de la Culture […] l’honneur
morphoses animales du Diable lui-même, capable d’appa- étrange, comme échappée des gravures d’Odilon Redon. Elle conservé. Elle a ensuite introduit sous semble être sauf. Tué pour avoir profané
raître sous les traits d’un chien, d’un serpent, d’un chat, d’une rappelle les démoniaques de Charcot et Richer, les danses ces cloches de verre des insectes dits un acte mystique — l’art comme le disait
chauve-souris ou d’une mante religieuse, mais aussi à la faculté et rituels magiques d’Afrique, les créatures merveilleuses ou « muséophages » ou « insectes du patri- Georges Bataille étant le dernier refuge
des démons à se dissimuler pour nous épier et nous attaquer, monstrueuses de la Renaissance. Elle hypnotise surtout, son- moine », collectés par un entomologiste du sacré — voilà le sacrifié, ressuscité, et
inquiétants habitants d’un monde invisible à nos yeux. dant nos ténèbres alors que nous scrutons les siennes. qui étudie leur comportement dans les exposé dans un temple de l’art ».

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

salle atrocités de la colonisation de l’Afrique, entre le Bien et le Mal. Figures rotatives, salle son ambition de traiter pas moins que Dans Metamorphosis (2006), le mythique
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et au-delà, les violences subies par les elles répètent les blessures du passé l’histoire de l’humanité, de ses origines « American Dream » est mis à mal par
victimes des systèmes de domination, dans une boucle infinie, où toute idée à son futur proche. Il réalise cet ambi- une suite d’images associant le Christ à la
historiques et actuels. S’il s’exprime de progrès se retrouve prise au piège, tieux tour de force avec une conscience bombe atomique, l’art à la mort, la publi-
aisément dans la sculpture, la mise en et l’humanité condamnée à reproduire constante que tout progrès recèle irré- cité à de sombres présages, les héros de
scène d’opéra, le collage, l’installation ses erreurs. Music Box Tondo (2006) médiablement de puissances destruc- la Liberté à des monstres chimériques.
(théâtrale), la gravure, le dessin au fusain superpose des cercles concentriques de trices, que l’homme semble piégé entre L’assemblage crée dans son ensemble
reste son médium privilégié. Il l’a mis en temporalités et de réalités imbriquées : deux chaos, celui dont il émerge plein une carte hiéroglyphique à déchiffrer,
mouvement en inventant une technique par des fenêtres ouvertes sur le monde, de ferveur créatrice, et celui vers lequel tenant autant de l’Atlas Mnémosyne que
singulière nommée « drawings for pro- le ciel se mêle aux exactions humaines, il retourne, attiré par une énergie obs- de la créature de Frankenstein, de l’oracle
jection », des films d’animation créés à tandis que les oiseaux veillent. S’ils sont Matthew Day Jackson cure. L’artiste voit dans les États-Unis délivrant des messages secrets que de
partir d’une feuille sur laquelle il redes- ici la métaphore du fugitif (au sens de Né en 1974 à Panorama City (États-Unis). le paradigme des problématiques la leçon d’histoire. L’artiste a inventé, à
sine, efface, complète, modifie son des- celui qui fuit comme de ce qui s’oublie), Vit et travaille à New York (États-Unis). sociales, politiques et religieuses du ce propos, le néologisme « Horriful » (la
sin originel, donnant à l’ensemble une ils se trouvent pris dans une danse folle, L’étonnante variété de techniques et monde occidental — pays bercé par les potentialité de faire naître simultané-
dimension expressionniste, pénétrante enfermés dans une cage macabre, augu- de matériaux utilisés par Matthew Day illusions d’utopies infinies mais aussi ment l’Horrible et le Beau), soit l’alliance
William Kentridge et impétueuse. rant de bien des tragédies. Cette boîte à Jackson s’accorde parfaitement avec sujet aux dérives les plus profondes. pure du Diable et de la Beauté.
Né en 1955 à Johannesburg (Afrique du Les tondi de William Kentridge induisent musique fait référence à La flûte enchan-
Sud) où il vit et travaille. une lecture non-linéaire de leur contenu tée (1791) de Mozart, où se révèle, sous
William Kentridge témoigne des ravages et renversent constamment l’ordre éta- les cris des oiseaux prisonniers de l’oise-
racine dans le geste lent, répétitif, per- réaliser un monochrome blanc en fils
de l’Apartheid dans son pays natal. Il bli — as above, so below : « ce qui est en leur Papageno, la souffrance menaçante salle
3 formatif, notamment par la broderie, brodés en 2015), les images colorées
s’appuie sur cette expérience trauma- haut est comme ce qui est en bas », selon de la Reine de la Nuit : « la vengeance de
un artisanat qu’il pratique avec un soin qu’il brode célèbrent un temps ralenti
tique pour dénoncer plus largement les la célèbre formulation hermétique — l’Enfer bouillonne dans mon cœur ».
plus amateur que virtuose, en contraste face au temps accéléré des moments
avec la rapidité des flux d’information traumatiques vécus en temps de
qui diffusent sans relâche les images guerre. Ses œuvres se placent ainsi à
salle
atypique, entouré de mystère et de solaire, John Urho Kemp eut la révé- numériques dont il s’empare. la jonction entre une temporalité indi-
3 zones d’ombre, guidé par une logique lation d’un signe gravé sur une pierre Le plus souvent empruntées à l’ac- viduelle éprouvée, qui peut être celle
propre. Cet ancien diplômé en ingé- comportant un symbole, « The Mark of tualité des conflits géopolitiques qui de l’attente et du désœuvrement, et
nierie chimique quitta tôt la voie de the Beast » (Satan), et un nombre (666). ébranlent le Moyen-Orient — des celle, collective, du chaos des conflits
la biochimie pour se consacrer à des Cette vision vint lui confirmer la néces- délimitations de frontières nationales retransmis par les média puis sédimen-
recherches spirituelles plus élevées. Son sité de ses recherches sur l’Apocalypse controversées (Borders (Major Urban tés en Histoire. Figeant ces moments
désir d’atteindre la Révélation finale le et l’imminence du Jugement Dernier. Il Majd Abdel Hamid Areas)) à l’occupation militaire de l’ar- oubliés, ces angles morts de l’Histoire
poussa à effectuer de minutieux calculs poursuivit donc ses complexes calculs, Né en 1988 en Syrie. Vit et travaille entre chitecture urbaine (Burj (Tower)) — que sont les sensibilités personnelles
sur des milliers de pages, ponctués de prenant soin d’alerter la population en Ramallah (Palestine) et Beyrouth (Liban). mais parfois aussi à des événements confrontées aux tourments de l’actua-
schémas et de dessins, échafaudant distribuant des photocopies de ses des- Majd Abdel Hamid travaille avec une fugaces du quotidien (Son, this is a waste lité, Majd Abdel Hamid donne à ses
patiemment un système cohérent et sins et formules mathématiques dans la grande variété de médias, notamment of time, « une vraie perte de temps, œuvres une dimension thérapeutique,
inspiré. Redécouverte en 2014 grâce à rue. Ces lignes charrient dans leur sillage la vidéo, l’installation, le dessin et la mon fils », réponse donnée à l’artiste à travers le ralentissement et la délica-
l’archivage patient et soigné de son ami des siècles de semblables aspirations sculpture. Sa pratique artistique s’en- par la femme à qui il avait demandé de tesse qui les habitent.
artiste Aram Muksian, son œuvre sur- magiques (portées par les néoplatoni-
John Urho Kemp prend par sa méthodologie méticuleuse ciens, kabbalistes ou occultistes renais-
Né en 1942 et décédé en 2010 aux États- et la beauté métaphysique de formules sants), d’expérimentations scientifiques
Influencée à ses débuts par l’art minimal voiture après s’être jetée du haut d’un
Unis. mathématiques qui nous échappent. marginalisées et d’angoisses devant la salle
4 et conceptuel, Valérie Belin consacre son immeuble. Reprise par Andy Warhol
À l’instar de bien d’autres artistes bruts, Le 11 août 1999, devant le parvis de possibilité de la Fin du Monde — et de la
œuvre à la photographie, qui est pour (Suicide (Fallen body), 1962) pour sa série
John Urho Kemp a suivi un parcours Notre-Dame à Reims, lors de l’éclipse survenue de l’Antéchrist.
elle un médium privilégié tout autant Death and Disaster, la publication dans
que l’objet d’une recherche inépuisable. le journal était accompagnée de la men-
Corporalité, matière et lumière sont au tion suivante « The most beautiful sui-
salle
dant les limites de l’image et du réel, développé la série Phénomènes. Untit- cœur de son travail photographique, qui cide ». Le fait divers est dramatique et
3 du monde et de sa représentation, elle led (Avalanche #1) (2016) est la cap- interroge la transformation des corps et relève de l’horreur cependant. Aucune
invite le regardeur à ausculter l’envers ture d’une simulation en studio d’une la représentation elle-même. Son travail beauté dans les conséquences de ce
du décor. Son style documentaire laisse avalanche. La photographie fige le prend la forme de séries, notamment geste contrairement à ce que suggère la
le champ libre à la réintroduction de la mouvement du désastre, expression celles, en noir et blanc, des miroirs de mention racoleuse et cynique du journal.
magie naturelle, aux rencontres de la d’un Sublime condensé. L’inquiétude Venise, des carcasses animales et des Mais ce qui est beau en revanche, c’est la
science et de l’occultisme, aux expres- émerge de cette vague envahissante, épaves de voitures. Au-delà de leur photographie elle-même, qui renvoyant
sions merveilleuses de la raison déri- renvoyant aux brouillards assassins du sujet, ces séries relèvent d’un travail qui à l’histoire de la peinture, montre une
vant vers l’imaginaire. cinéma (de Fog à Soleil Vert), ou de la porte essentiellement sur la lumière et, jeune femme comme endormie, nimbée
Il existe à travers le monde des labo- littérature gothique. Surtout, derrière pour les deux dernières citées, d’une par le jeu des lumières se reflétant sur
ratoires où des scientifiques simulent l’image pointe le danger non pas tant transfiguration du morbide en sublime. la carrosserie déformée sous le choc de
Marina Gadonneix et étudient des phénomènes naturels des phénomènes que des apprentis En ce sens et même en l’absence de la chute pour former autour du corps un
Née en 1977 à Paris (France) où elle vit et qu’ils recréent à plus petite échelle : tor- sorciers qui manipulent la possibilité de corps, la série des carcasses de voitures délicat drapé. Une beauté tragique que
travaille. nades, éruptions volcaniques, foudre, la catastrophe, laissant craindre Apo- de Valérie Belin fait inévitablement l’on retrouve aussi dans cette œuvre de
La photographie, pour Marina Gadon- aurores boréales, mais aussi trous noirs, calypse nucléaire et épidémies hors de penser à la photographie de Robert Valérie Belin particulièrement sculptu-
neix, est un instrument permettant vide ou sols martiens. De la visite de contrôle. Car lorsque l’homme se prend Valérie Belin Wiles, publiée par LIFE magazine, le 12 rale, où la violence des contrastes vient
à la fois de questionner le médium en ces studios où la science rencontre la pour Dieu, c’est au bord de l’abîme que Née en 1964 à Boulogne-Billancourt mai 1947, montrant le corps intact d’une souligner les formes inconcevables
lui-même, et la réalité qu’il saisit. Son- métaphysique, Marina Gadonneix a se tient la raison. (France). Vit et travaille à Paris (France). jeune femme qui repose sur le toit d’une prises par ce « corps » meurtri.

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

salle devenir artiste. S’écartant du documen- tifie pas toujours comme des zones de salle salle
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taire au profit d’un travail esthétique, conflits, d’autant qu’elles sont paradoxa-
elle s’intéresse dès lors aux territoires et lement ornées d’un précieux cadre doré.
à leur histoire, au travers des ruines et Pourtant on distingue peu à peu des nids
des traces laissées par l’Homme dans des d’artillerie, des épaves de toutes sortes et
lieux meurtris par la guerre ou par des des tranchées qui dessinent dans le sol
bouleversements naturels et culturels. de profondes cicatrices, lesquelles trou-
À l’occasion d’une exposition de sa série veront un écho dans une série ultérieure,
intitulée Fait (1992) qui comporte plus de Every One, 1994, immenses photogra-
cinquante photographies, Sophie Riestel- phies en noir et blanc de corps balafrés
hueber a déclaré : « Les gens vont entrer, et réparés, sillonnés de points de suture.
voir des photos de paysages, et en s’appro- Sophie Ristelhueber s’inscrit dans une
Sophie Riestelhueber chant ils vont s’apercevoir que ce sont des approche radicalement différente de celle
Née en 1949 à Paris (France) où elle vit et paysages qui ont des problèmes ». Et en qui préside au reportage. Elle maintient
travaille. effet, les vues, pour la plupart aériennes, une distance avec la brutalité concrète
Sophie Ristelhueber a d’abord suivi une réalisées par l’artiste dans le désert du du réel qu’elle montre sous un jour méta-
formation littéraire et a travaillé dans Koweit après la guerre du Golfe donnent phorique, allégorique, sans pour autant
l’édition et comme journaliste avant de d’abord à voir des territoires qu’on n’iden- en neutraliser la violence substantielle.

David Mach Andres Serrano Stan Douglas


salle
Depuis le milieu des années 1990, Renaud par ordinateur grâce à un logiciel capable Né en 1956 à Methil (Écosse). Vit et tra- Né en 1950 à New York (États-Unis) où il Né en 1960 à Vancouver (Canada) où il vit
4 Auguste-Dormeuil travaille au dévoile- de reconstituer la carte du ciel surplom- vaille à Londres (Angleterre). vit et travaille. et travaille.
ment des structures invisibles qui condi- bant n’importe quel lieu à n’importe quel Les sculptures de David Mach pos- Le travail de l’artiste américain est émi- Le travail de l’artiste canadien est une
tionnent notre relation à un réel perpé- moment. Pratique désincarnée et échap- sèdent un pouvoir de séduction immé- nemment pictural. Ses photographies constante interrogation de moments
tuellement médiatisé. Sans relâche, il pant à toute définition, il s’agit là d’une diat, où la fascination se mêle à une possèdent tous les atours esthétiques charnières de l’histoire des sociétés occi-
questionne la fabrique de l’image envi- recomposition à rebours de l’immédia- dimension ludique. Avec une maîtrise de la peinture classique, avec laquelle dentales. À cette fin, il manipule l’image
sagée dans son espace politique. Visi- teté du réel, offrant des visions célestes technique impressionnante, l’artiste elles partagent par ailleurs les théma- sous toutes ses formes, de la photogra-
bilité/invisibilité, luminosité/obscurité, dépourvues de tout romantisme et écossais assemble, empile, sans jamais tiques universelles de la mort, de la phie à la vidéo, du théâtre à l’installation ;
mémoire/oubli, ce que l’on sait/ce que dégageant pourtant une troublante les altérer, des matériaux communs sexualité, du sacré, du corps. N’hési- il la démultiplie, la confronte, l’incise
l’on croit savoir, sont autant de notions harmonie. Selon les mots de Fabienne — revues, cintres, allumettes, pneus, tant pas à attaquer frontalement les afin d’éclairer d’une lumière nouvelle les
permettant d’appréhender ses œuvres. Fulchéri, « Nul ne peut rester insensible mais aussi containers ou cabines télé- tabous sociaux, les limites morales, les enjeux culturels, sociaux et politiques
Avec The Day Before_Star_System, à la beauté sereine de ces étoiles, mais phoniques. Il compose, à partir de ces marges inquiétantes, son œuvre che- qui façonnent nos luttes, nos illusions,
Renaud Auguste-Dormeuil recrée des en même temps nul ne peut faire abs- résidus marchands, des œuvres monu- mine continuellement entre provoca- nos mémoires et nos rêves de progrès.
cartes du ciel du jour ayant précédé cer- traction de la violence du sujet. A-t-on le mentales, recréant en trois dimensions tion et mise en lumière. Andres Serrano À la fois héritier et partie prenante de
tains bombardements, dont Guernica, droit de trouver ces images belles, sans des portraits d’icônes mondiales, des a rapidement décelé dans les irréconci- l’école de Vancouver menée par Jeff
Hiroshima ou Bagdad. Des images qui en éprouver simultanément une certaine sous-marins, des voitures, des crânes liables contradictions des États-Unis Wall et Rodney Graham autour du
évoquent l’Histoire sans la montrer, qui culpabilité ? Tout dépend du champ dans ou encore des Christ. Ses sculptures un condensé parfait de toutes ses « photoconceptualisme », Stan Douglas
Renaud Auguste-Dormeuil la reproduisent et la documentent sans lequel on se situe. C’est le propre du rappellent le Pop Art et l’insouciance obsessions, consacrant plusieurs séries entremêle la fiction et le récit, rejoue et
Né en 1968 à Neuilly-sur-Seine (France). avoir recours ni à la photographie, ni aux champ de l’art de faire naître cette ten- enfantine, et jettent un regard cri- photographiques aux méandres de la recrée, compose avec des temporalités
Vit et travaille à Paris (France). images d’archives : elles ont été réalisées sion, de nous faire côtoyer ces limites ». tique sur notre monde englouti par société américaine. diverses. S’inspirant de la littérature,
les objets et les images, démultipliés À l’instar du célèbre Immersion (Piss du cinéma et de la musique, il cherche
et répétés jusqu’à la saturation et Christ) (1987), Piss Satan (Immersions) à nous faire réévaluer les fondements
salle
Si la magie consiste en l’interaction les cercles de sel et les signes mystérieux l’écœurement. (1988) est la photographie d’une sta- de notre histoire récente, ces instants,
4 volontaire avec des forces invisibles et placés au centre d’une exposition sur New Caste (1990) représente une tuette bon marché, représentant l’un anecdotiques ou grandioses, qui forgent
surnaturelles, déclenchées par un rituel le Diable ne laissent que peu de doutes chimère semblable à celles ornant les des personnages centraux de la religion les collectivités humaines.
précis, et orientées vers des buts déter- quant à leur interprétation : pourtant édifices religieux médiévaux. Cette chrétienne, plongée dans un mélange La série Midcentury Studio, dont est
minés, alors le travail de Bianca Bondi la magie invoquée ici est une magie créature monstrueuse, bicéphale, rose d’urine et de sang. La différence majeure issue la photographie Flame, 1947 (2010),
est un acte magique. Les installations blanche, porteuse de régénération et et anthropomorphe, est un démon entre ces deux photographies se situe reprend les codes et les techniques du
souvent imposantes de l’artiste sud-afri- d’espoir futur. Car il faut se méfier des femelle soutenant un écran de télévi- dans le fait que Satan remplace ici le photo-journalisme de l’après-guerre aux
caine jettent un pont entre les mondes raccourcis et des diabolisations hâtives : la sion qui diffuse des images de guerre. Christ, ce qui annihile manifestement États-Unis, recréant de manière factice
visibles et invisibles, à travers l’utilisation magie, les esprits, le monde invisible, ne Oiseau de mauvais augure déplumé, toute polémique contestataire — Satan ces clichés portés par l’optimisme d’une
d’objets, plantes, matières premières sont ni bons ni mauvais par eux-mêmes. elle semble rire de nos infortunes et étant considéré sans doute comme nouvelle culture naissante. L’illusion est
naturelles ou industrielles soigneuse- Ils dépendent toujours de la volonté de de l’absurdité d’une humanité qui s’au- davantage à sa place dans ce cas. La ici démultipliée par une mise en abyme
ment choisies, et la mise en œuvre de celui qui intercède. Bianca Bondi ne fait to-détruit. La réalité des images vidéo séduction évidente de l’image ne doit — la représentation elle-même truquée
réactions chimiques laissées libres dans pas acte de magie noire ; elle réveille devient dès lors bien plus effrayante que pas nous faire pour autant oublier la d’un phénomène de prestidigitation.
leur développement autonome — faisant la conscience magique de l’homme et cet être grotesque. En confrontant cette dimension religieuse qu’elle sous-tend. Divertissement innocent en apparence,
notamment appel au sel, élément émi- du monde, rappelant notre besoin de figure démoniaque du passé à l’actualité Profondément marqué par la foi catho- le tour de magie capturé par l’image ren-
nemment alchimique. Ces œuvres inter- croyances et de réalité au-delà des tour- brûlante des conflits en cours, David lique, Andres Serrano nous place face à voie à ces diables truqueurs qui utilisent
pellent le regardeur sur la place occupée ments sociaux, politiques et écologiques Mach rappelle la continuité du Mal et une figure du Diable en majesté, et nous l’illusionnisme pour mieux nous trom-
par l’homme dans un monde qui lui est qui nous ensevelissent. Par un syncré- de la présence des démons parmi nous ; questionne par le flou qui l’entoure : per et nous perdre. La flamme surnatu-
à la fois familier et étranger, un monde tisme ésotérique mêlant alchimie, occul- peut-être espère-t-il, aussi, éloigner les disparaît-il vers d’éternelles abysses, ou relle est celle de Lucifer, le « porteur de
Bianca Bondi qu’il massacre plus qu’il ne le maîtrise. tisme, néopaganisme et chamanisme, forces maléfiques, comme les chimères est-il sur le point d’affleurer de nouveau lumière », qui, tel Prométhée, vola le feu
Née en 1986, à Johannesburg (Afrique du L’autel dressé au-dessus d’un hepta- l’artiste ouvre un passage ; elle n’offre pas et gargouilles devaient, en leur temps, à la surface, revenant au premier plan pour illuminer la conscience de l’homme
Sud). Vit et travaille à Paris (France). gramme tracé sur des peaux d’animaux, des réponses, mais un remède. protéger les églises. des préoccupations du monde ? et le faire succomber à la séduction.

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

salle définit lui-même. Ces cinq domaines se pouvoir destructeur (et libérateur) du salle
tières de la représentation. Usant effet miroir — même à considérer le
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rejoignent le long de l’axe transversal feu, la transparence opacifiée du verre 5 d’une grande variété de styles et de plus cubiste ou le plus schématique des
de la mémoire — et de l’oubli. Profondé- — presque immortel face aux affres du techniques en nuances de gris (mine visages. De là, nous ne pouvons nous
ment marqué par les martyres subis par temps — rappellent la vision de l’ange de plomb, encre, fusain, poudre de gra- empêcher de projeter à sa surface nos
l’humanité depuis la nuit des temps et déchu de Victor Hugo (« ses larmes phite…), il crée un monde qui déborde sentiments, d’entamer un dialogue
à tous les horizons, et dont son travail étaient de la lumière en pleurs cou- et absorbe le visiteur dans des environ- silencieux mais empathique avec lui.
cherche à réhabiliter les victimes, l’ar- lant de deux étoiles », La fin de Satan, nements démesurés comme dans des Les trois Études pour Pierre-François #22,
tiste français construit une œuvre qui 1886). S’y superpose la symbolique de formats plus intimes. Lorsqu’en 2009, il #24, #25 (2020-21) autorisent les digres-
mène de la connaissance à la reconnais- la bibliothèque incendiée — des auto- donne vie à trois enfants fictifs — Bap- sions psychanalytiques et les épanche-
sance, et in fine, à une postérité. dafés religieux aux anéantissements tiste, Garance et Pierre-François — âgés ments sur les déchirures intérieures du
Plusieurs strates symboliques coexis- dictatoriaux — et de la connaissance alors de neuf ans, il envisage de dresser sujet, la folie menaçante, les personna-
tent au sein de Cœur de pierre #5, Cris- par le livre, comme brûlure tragique et à travers leur évolution le portrait du lités mouvantes et multiples. Mais ce
tallisation au livre perdu (2017/2018). Il y perdition faustienne. S’y ajoute enfin XXIe siècle. Il opte pour un regard sans qui rôde sous le masque, c’est plutôt le
Pascal Convert a tout d’abord le procédé technique uti- la coloration rouge provenant notam- concessions sur les dérives, la noirceur vide du monde et sa violence, qui nous
Né en 1957 à Mont-de-Marsan (France). lisé pour la réalisation de ces livres cris- ment de la pourpre de Cassius (pigment et la violence de nos sociétés et de notre traversent et nous écorchent avec indif-
Vit et travaille à Biarritz (France). tallisés : de la pâte de verre en fusion, consistant en une suspension de fines Jérôme Zonder histoire commune, mais laisse aussi des férence. La patte reptilienne (Fruits de
Pascal Convert est archéologue de l’ar- coulée dans un livre, vient le détruire particules d’or) évoquant immédiate- Né en 1974 à Paris (France) où il vit et tra- réserves en forme d’échappatoires vers Pierre-François #7 (2022)) se manifeste
chitecture, de l’enfance, de l’histoire, et le remplacer par son empreinte de ment le sang tout autant que l’habit vaille. de fécondes révoltes. alors en contrepoint comme le sabot de
du corps et des temps, comme il se verre. La transmutation alchimique, le méphistophélique. Jérôme Zonder est engagé dans une Il y a toujours, face à un portrait, un bouc apparaissant sous le costume trop
exploration des limites de son médium sentiment immédiat de reconnaissance parfait ; elle trahit la nature profondé-
de prédilection, le dessin, et des fron- qui s’empare du regardeur, un certain ment diabolique de ce qui se joue ici.
salle le monde extérieur pour photographier tisme un peu mièvre, saisie dans un parc
4
des lieux significatifs pour ces personnes baigné de lumière à la fin de l’hiver. Mais
aimées, des campagnes tant familières cette lumière justement est trop forte, salle celles qui, illusoirement, accordent une Face à cet envahissement de lumières,
que mélancoliques, mais également l’image surexposée, les silhouettes 6
place centrale à l’homme sur Terre. S’il de ténèbres, de rouges irradiants,
des paysages marqués par leur histoire, floues semblent vouloir se dissoudre,
privilégie les installations vidéo immer- on prend part à une transmutation
que ce soit Kobe ébranlé par le tremble- comme si la photographie était ratée. Le
sives, il ne délaisse pas pour autant la se jouant à différents degrés. Réu-
ment de terre, les souterrains lugubres tout confère à l’œuvre une inquiétante
photographie, la peinture, voire l’in- nis dans un processus alchimique, les
des camps de concentration ou encore étrangeté. Son titre, Hiroshima mon
tervention au cœur de la forêt. Par un corps changent sans s’altérer, l’inté-
la centrale de Tchernobyl offertes aux amour, vient élucider l’ambivalence des
travail colossal et exigeant invoquant riorité démoniaque atteint sa liberté,
yeux du monde à la télévision. Ainsi, sentiments que suscite cette œuvre. Il
alchimie et sorcellerie, l’artiste luxem- chaotique et lumineuse. L’éclipse
les photos de famille viennent s’insérer est en effet emprunté au film éponyme
bourgeois poursuit une réflexion sur qui se déploie en toile de fond ouvre
Annelies Štrba dans un cadre social et historique bien réalisé par Alain Resnais en 1959 sur un
Gast Bouschet les mutations et métamorphoses de la symboliquement ce passage, tandis
Née en 1947 à Zoug (Suisse). Vit et tra- plus large, reconnectant les histoires scénario de Marguerite Duras. Dès lors,
Né en 1958 à Dudelange (Luxembourg). matière et des images, sur la destruc- que la démultiplication du corps de la
vaille à Richterswill et Ascona (Suisse). individuelles à l’Histoire collective tout cette photographie prise dans cette
Vit et travaille en Ardenne (Belgique). tion créatrice qui défie la finitude. danseuse nous fait éprouver les bou-
Nourrie de l’histoire de la peinture et autant empreinte des drames de la vie. même ville, à l’épicentre de la bombe
Depuis les années 1980, Gast Bouschet, L’installation vidéo Phosphorus (2017- leversements physiques, géologiques
se réclamant plus particulièrement de La photographie présentée ici parti- atomique, se lit sous un autre éclai-
seul ou en compagnie de Nadine Hil- 2022) a été créée en étroite collabora- et psychiques qui sont à l’œuvre.
Balthus, Annelies Štrba photographie cipe de ces incursions puisqu’elle a été rage. Ce qui nous apparaissait comme
bert, a bâti une œuvre de déconstruc- tion avec Alkistis Dimech, « danseuse Nous assistons alors à l’élévation de
depuis les années 1970 sa famille et réalisée au Japon. Elle donne à voir un une lumière trop vive pour cette scène
tion et de démantèlement des struc- sabbatique », pratiquant l’Ankoku Phosphorus, l’« Étoile du Matin », que
son environnement quotidien. Elle se couple d’amoureux assis sur un banc. Il romantique, nous renvoie à la fulgu-
tures de pouvoir : celles qui régissent Butoh avec une claire conscience de la mythologie associe tantôt à Vénus,
permet toutefois des incursions dans pourrait s’agir d’une scène d’un roman- rance létale de l’irradiation.
les dominations socioéconomiques ; sa radicalité et de sa portée magique. tantôt à Lucifer.

salle
« L’œuvre de Suzanne Husky se joue des activistes de tous âges et des tous
4 des apparences : un beau tapis fourni en sexes qui semblent vouloir engager inter-
stice
Hélène Delprat (2021), tient autant du capitaine Nemo
couleurs et en motifs, une peinture ou le dialogue. Dans la partie haute sont Née en 1957 à Amiens (France). Vit et tra- que de la fontaine, bénitier géant, au
une tapisserie aux allures historiques, représentées les forces de destruc- vaille à Paris (France). cœur du cabinet de curiosités du Nauti-
des vases inspirés de l’art antique, un tion et de répression, dans un paysage L’artiste française convoque l’histoire de lus. L’artiste devient cet homme qui dis-
jardin à la française, classique et bien désolé. Dans la partie basse se trouvent l’art, la littérature, le cinéma, la musique, paraît, coupé de l’humanité — et donc
ordonné. Pourtant, à y regarder de plus les symboles de la vie, les déesses, les la poésie, le théâtre, pour composer une de lui-même — remplacé par ses mer-
près, l’adage est confirmé, les appa- divinités, les forces spirituelles… et œuvre profondément picturale. Elle veilles accumulées ; ici, ce sont les sou-
rences sont largement trompeuses. » la flore et la faune. Une opposition semble aborder le monde à la manière venirs, les traces du passé, voyages ou
(Julie Crenn). qui est l’exact inverse de ce que nous d’un encyclopédiste postmoderne, repla- peintures, manifestations et rencontres
Le tapis intitulé Protect the sacred a pouvons trouver dans l’iconographie çant la subjectivité au centre de son uni- d’Hélène Delprat qui nous encerclent
été réalisé par des artisans, d’après un religieuse, le haut représentant tradi- vers, naviguant entre fiction et réalité, à et nous invitent à une plongée vers l’in-
carton de l’artiste, selon les techniques tionnellement le paradis et le divin, et la fois spectatrice et actrice de sa propre connu. Un sphinx qui se fait « augurus »
les plus traditionnelles, dans le respect le bas, la vie terrestre et l’enfer. révolution. Son œuvre, teintée d’humour — mi-« augur », mi-« diabolus », entre-
des conditions de travail et de l’envi- Cette œuvre narrative témoigne de et de constantes métamorphoses, est tient l’énigme et réserve sa réponse aux
ronnement. L’œuvre est composée de l’engagement de Suzanne Husky qui, une ode au temps, une partie d’échecs mystères étoilés ; tandis que là-bas des
deux parties se faisant face, au sens avec des outils précaires et décalés, contre la mort. voix émergent, des bruits affleurent, les
Suzanne Husky propre comme au sens figuré : d’un nous alerte sur la dangerosité de nos L’autoportrait sculptural qui contemple démons d’Andrea di Bonaiuto tendent
Née en 1975 à Bazas (France). Vit et tra- côté un cordon de CRS, dûment cas- pratiques quotidiennes et leurs consé- silencieusement son œuvre, au centre l’oreille et écoutent les déchirantes
vaille à Bazas et San Francisco (États-Unis) qués, matraque en main, et de l’autre, quences sur le monde. de l’installation The Nautilus Room confessions d’âmes damnées.

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

Bibliothèque idéale
Les expositions du Frac sont accompagnées de sélections
d’ouvrages en relation avec les artistes présentés
et les thématiques abordées.
La bibliothèque idéale est réalisée par les commissaires
Benjamin Bianciotto et Sylvie Zavatta. Elle est l’occasion
de souligner la porosité des disciplines par une incursion
dans la littérature, la poésie, la musique, les sciences…

Sur l’histoire du Diable Sur le Diable Sur la dimension


et le Satanisme dans la littérature et la poésie esthétique
Anton Szandor LaVey Dante Alighieri Georges Bataille
La Bible satanique La Divine comédie Les Larmes d’Eros
[1969] (trad. S. Raizer) [1307] (trad. D. Robert) [1961] Paris : 10/18, 2012
Rosières-en-Hayes : Camion blanc, 2006. Arles : Actes sud, 2021
Thomas De Quincey
Massimo Introvigne Mikhail Boulgakov De l’assassinat considéré comme
Enquête sur le satanisme. Satanistes Le Maître et Marguerite un des beaux-arts
et antisatanistes du XVIIe siècle à nos jours [1967] (trad. F. Morvan & A. Markowicz) [1854] (trad. P. Leyris)
[1994] (trad. P. Baillet). Paris : Dervy, 1997 Paris : Inculte, 2021 Paris : Gallimard, 2002

Robert Muchembled. Aldebert von Chamisso Georges Didi-Huberman


Une histoire du Diable, XIIe-XXe siècle L’Étrange histoire de Peter Schlemihl La Ressemblance informe, ou le gai savoir
Paris : Seuil, 2000 [1814] Paris : Folio, 2011 visuel selon Georges Bataille
Paris : Macula, 2019
Jean Genet. Les Bonnes
Sur le Diable dans le cinéma [1947] Paris : Gallimard, 1978 Umberto Eco
et la musique Histoire de la laideur
Denis Morrier Johann Wolfgang von Goethe [2007] (trad. M. Bouzaher)
Carlo Gesualdo Faust I & II Paris : Flammarion, 2011
Paris : Fayard, 2003 [1808 / 1832] (trad. J. Malaplate)
Paris : Flammarion, 1984 Maggie Nelson
Nigel Wilkins The Art of Cruelty : a Reckoning
La musique du Diable Victor Hugo. La Fin de Satan New York : Norton & Co., 2012
Bruxelles : Mardaga, 1999 [1886] Paris : Gallimard, 1984

1895, revue d’histoire du cinéma n°93 : Thomas Mann Sur le Diable et l’art
le cinéma du Diable : Mélies, Le docteur Faustus Daniel Arasse
L’Herbier, Epstein… [1947] (trad. L. Servicen). Paris : Le Livre Le Portrait du Diable
AFRHC, printemps 2021. de poche, 2004. Paris : Arkhê, 2021

Max Milner Demetrio Paparoni


Sur l’anthropologie Le Diable dans la littérature française Infernal : histoire illustrée du Diable
et la psychanalyse de Cazotte à Baudelaire, 1772-1861 Paris : Cernunnos, 2019
Jean-Martin Charcot et Paul Richer Paris : Corti, 2007
Les Démoniaques dans l’art
[1887] Paris : Hachette, 2016 Mario Praz
La Chair, la mort et le diable
Jean Delumeau dans la littérature du XIXe siècle :
La Peur en Occident le romantisme noir
Paris : Fayard, 1978 (trad. C. Thompson Pasquali). Paris :
Gallimard, 1999
René Girard
La Violence et le Sacré Robert Louis Stevenson
[1972] Paris : Pluriel, 2011 L’Étrange cas du docteur Jekyll
et de M. Hyde
Rudolf Otto (trad. C. Ballarin). Paris : Gallimard, 2003
Le Sacré
[1971] (trad. A. Jundt). Paris : Payot, 2015 August Strindberg
Inferno
[1897] Paris : Gallimard, 2001.

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Frac Franche-Comté La Beauté du Diable

Colophon plans des expositions


salle 4
Renaud Auguste-Dormeuil
Commissaires de l’exposition salle 2 Valérie Belin
Benjamin Bianciotto, docteur en histoire de l’art Valérie Belin Bianca Bondi
Sylvie Zavatta, directrice du Frac Mathieu Kleyebe Abonnenc salle 3 Pascal Convert
Joachim Koester Majd Abdel Hamid Stan Douglas
Légende des visuels : Nino Laisné Béatrice Balcou Suzanne Husky
couverture : Nicolas Daubanes, Les sœurs Papin, 2021. Robert Longo Matthew Day Jackson David Mach
salle 6
Exposition La rage, Marseille, Vidéochroniques, 2021 Myriam Mechita Marina Gadonneix Sophie Riestelhueber
Gast Bouschet
© Adagp, Paris, 2022. Photo : Jean-Christophe Lett Annette Messager John Urho Kemp Andres Serrano
page 20 : Iris Van Dongen, Into the Woods (After Bilibin), Patrick Neu William Kentridge Annelies Štrba
2004 © Iris Van Dongen. Courtesy de l’artiste et Bugada salle 5
Cargnel, Paris. Photo : Martin Argyroglo Jérôme Zonder

Remerciements aux artistes et aux prêteurs et partenaires :


Frac Normandie Caen, Galerie Nathalie Obadia,
Migros Museum für Gegenwartskunst, Eric Dupont,
Galerie Christophe Gaillard, Frac Normandie Rouen,
Frac Bretagne, Galerie Alain Gutharc, Frac Champagne-
ardenne, Christian Berst Art Brut, Galerie Marian Goodman,
Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice,
Paul-Emmanuel Dubois, Galerie Poggi, Galerie Claudia
Cargnel, Galerie Air de Paris

salle 1 couloir plateforme interstice


Christine Borland Élodie Lesourd Julien Langendorff Hélène Delprat
Le Fonds régional d’art contemporain Nicolas Daubanes
de Franche-Comté est financé par la Région
Bourgogne-Franche-Comté et le ministère Frac Franche-Comté Iris Van Dongen
de la Culture et de la Communication Cité des arts León Ferrari
(Direction régionale des affaires culturelles 25 000 Besançon Douglas Gordon
Bourgogne-Franche-Comté). Il est membre +33 (0)3 81 87 87 40 Éric Pougeau
de PLATFORM, regroupement des Fonds contact@frac-franche-comte.fr Jean-Luc Verna
régionaux d’art contemporain www.frac-franche-comte.fr
et de Seize Mille, réseau d’art contemporain
en Bourgogne-Franche-Comté.

plateforme bis salle basse


Claire Hannicq Hassan Khan
Elles sèment Live Ammunition!

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