Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 3

seXe, seXualité – classé X

par Philippe Combessie

Les relations entre éditeurs et auteurs ont souvent quelque ressemblance avec certains
méandres du désir sexuel qu’illustre le dicton « Suis-moi, je te fuis – Fuis-moi, je te suis ».
Ce texte répond à une demande de la direction de la rédaction de la revue Ethnologie
française qui m’invitait à traiter de « sexe, sexualité » ; il faudrait, me précisait-on,
« évoquer la revue » dans un registre « inattendu » en usant au besoin de « jeux de mots ».
L’invitation précisait : « Il s’agit de se faire plaisir dans une écriture libre ». Injonction
rare dans un contexte académique.
Dans les sciences sociales en général, au sein de la revue Ethnologie française en
particulier, les mots sexe et sexualité se trouvent mobilisés dans trois acceptions.
Dans l’approche la plus classique, sexe est synonyme de genre : on souligne les
différences entre femmes et hommes. C’est ainsi que Jean Cuisenier, dès le premier texte
programmatique, invite à « déterminer […] les valeurs respectives attachées à […] la
masculinité et la féminité » (1971-1, p. 6). On retrouve cette perspective dans l’ensemble
du numéro intitulé « Arts et jeux de genre » (2016-1), ou encore dans le plus récent
« Genre, crises politiques et révolution » (2019-2).
La deuxième façon d’envisager la sexualité concerne la reproduction humaine au sens
biologique, dont on décrit et analyse la socialisation, souvent l’institutionnalisation. Sa
première mention apparaît dès 1973, sous la plume de Martine Segalen dans une recension
de l’ouvrage de Jean-Louis Flandrin Les amours paysannes (XVIe-XIXe siècles) ; on la
retrouve plus tard dans « Parentés et paternités en Europe » (2012-1) et, bien sûr, dans le
volume « Le corps reproductif » (2017-3).
La troisième façon d’envisager la sexualité conduit à décrire et analyser des
comportements – ou des représentations de comportements – impliquant les organes
génitaux (ou des parties du corps considérées comme érogènes) sans liens directs avec la
reproduction. Elle englobe des pratiques aussi diverses que la masturbation, la
pornographie, la prostitution, les jeux BDSM, les comportements hétérodoxes (souvent
considérés comme déviants) ou au contraire la vie sexuelle qu’on pourrait dire ordinaire. Il
est question de cette sexualité non-reproductive – parfois ludique – dès 1972, dans une
recension par Jeanne Favret de l’ouvrage de William Mac Lean Contribution à
l’iconographie populaire de l’érotisme. Recherches sur les bandes dessinées et photo-
histoires dites « pour adultes » et sur les graffitis de la région parisienne. Elle apparaît
dans plusieurs articles du numéro « Intimités sous surveillance » (2002-2), dans la plupart
de ceux de « Nouvelles adolescences » (2010-1) et, bien sûr, dans l’ensemble du volume
« Sexualités négociées » (2016-3).
C’est à cette troisième approche de sexe et sexualité que je m’attacherai tout
particulièrement. D’une part parce que d’autres termes servent de plus en plus à désigner
les premières acceptions ; notamment genre qui tend à devenir une spécificité (les gender
studies). D’autre part pour une raison plus prosaïque : la direction de la rédaction de la
revue m’a précisé qu’aucune « entrée » ne figurait à la lettre X, me faisant même
remarquer que cette lettre a été mise en capitale à l’intérieur du mot sexualité, en rouge de
surcroît, sur la tranche du volume seXualités négociées. Voilà comment cette entrée « sexe,
Ph. Combessie, « seXe, seXualité – classé X », Ethnologie française

sexualité », figure, ici, à la lettre X. Est-il pertinent de souligner que cette lettre sert à
désigner le seul chromosome sexuel qu’on trouve chez tous les êtres humains ?
On m’invitait donc à « [me] faire plaisir » en écrivant, sur commande, un texte
concernant sexe et sexualité dans une acception « classée X ». En tant qu’auteur, il me
semblerait incongru d’envisager le plaisir d’écrire sans avoir à l’esprit l’éventuel plaisir des
lecteurs. Réintroduisons ici la distinction de genre : envisager le plaisir d’écrire au
masculin (puisque ces lignes sont écrites par un homme – cisgenre pour être précis) en lien
avec l’éventuel plaisir de lectrices et/ou de lecteurs (cis ? trans ? contestant la binarité du
genre ?). X est une lettre de forme singulière : deux obliques superposées se croisent ; est-
ce pour indiquer le point de rencontre auteur-lecteur ? croisement des plaisirs ?
Didier Le Gall, qui a cosigné, dans le volume 2010-1 sus-évoqué, un article consacré à
« la première fois », avait, en 1997 dans la revue Mana, suggéré que les chercheurs en
sciences sociales mobilisent pour eux-mêmes, lorsqu’ils travaillent sur des pratiques et
comportements sexuels, le concept freudien de « scopophilie ». Mais, alors que Freud
envisageait la scopophilie comme une pulsion sexuelle scopique n’intégrant pas
spécifiquement les zones érogènes, le socio-anthropologue proposait un double
déplacement. Pour lui, le regard est moins scopique qu’intellectuel. Le Gall n’évoque en
effet pas uniquement les pratiques sexuelles observables à l’œil (comme on en trouve dans
les spectacles érotiques, les tournages de films pornographiques ou les espaces de sexualité
collective) ; on pourrait dire, que, pour Le Gall, le regard se déplace de l’œil vers le
cerveau qui, quand il analyse, observe. Il s’agit donc d’un plaisir plus cérébral que visuel :
le plaisir d’investiguer des situations spécifiques. Le second déplacement suggéré par
l’emploi du terme « scopophilie » en sciences sociales concerne l’objet regardé ; chez
Freud, ce regard se porte la plupart du temps sur une seule personne, et n’en vise pas
forcément un élément ou aspect érogène (c’est le regard qui comprend et construit le
caractère sexuel de la pulsion, plus que l’objet regardé) ; chez ce socio-anthropologue en
revanche, l’objet observé contient en lui-même une dimension sexuelle. La scopophilie des
ethnologues et sociologues concerne l’investigation de situations impliquant des personnes
qui participent à des échanges de nature sexuelle : les actrices et acteurs dont les
chercheurs peuvent prendre quelque plaisir à analyser les interactions considèrent eux-
mêmes qu’il s’agit d’échanges à caractère sexuel. Il ne s’agit pas uniquement de
comportements observables à l’œil mais de l’ensemble des usages du corps auxquels leurs
protagonistes confèrent un caractère sexuel.
La dimension agonistique des relations sexuelles constitue l’un des moteurs du caractère
jouissif de ce type de recherche. Distinguons trois niveaux. Au sein même de l’interaction,
qu’on envisage d’abord comme dyadique – duel autant que duo – on soulignera la
domination de l’un sur l’autre (domination masculine ? domination de la personne la plus
âgée ? la plus expérimentée ?). Le combat devient plus subtil à étudier lorsqu’on passe de
deux à trois : on aborde la situation classique de triade qui aiguise le désir sexuel. Il peut
revêtir un caractère comique lorsque quatre protagonistes, comme chez Marivaux, jouent et
se jouent les uns des autres, de façon plus ou moins masquée, avant que se dénoue
l’intrigue. À partir de cinq partenaires simultanément impliqués dans les échanges, on
aborde le second niveau, celui où le chercheur peut se trouver lui-même dépassé par la
situation ; ne prend-il pas plaisir à se perdre un moment dans l’observation de bacchanales
modernes et païennes auxquelles, sans doute, ses prénotions ne le préparaient guère ?
Lorsque le pluripartenariat revêt une dimension affective (que d’aucuns dénomment
polyamorie), on retrouve les cadres d’analyse classiques de la sociologie de la reproduction
sociale à travers le contexte matrimonial, avec même, semble-t-il, un renforcement de
l’endogamie. Le troisième niveau de la jouissance du chercheur prend place au moment de
la rédaction ; quel plaisir de lecture imaginera-t-il susciter en produisant des analyses de

2
Ph. Combessie, « seXe, seXualité – classé X », Ethnologie française

quelque comportement « classé X » ? D’aucuns considèrent que l’acmé réside dans


l’écriture. En sciences sociales, celle-ci doit demeurer sur une crête étroite bordée par deux
pentes glissantes ; elle doit toujours privilégier les arguments qui permettent d’emporter la
conviction et n’user qu’avec parcimonie des artifices de la séduction ou des instruments de
la persuasion.
Le plaisir de la recherche sur « le X » relève aussi de l’attrait pour l’interdit – si ce n’est
l’interdit absolu1, ce sera « aux moins de 18 ans ». La production de savoirs sur « le X »
constitue une forme de transgression ; à cet égard, elle peut être risquée – à déconseiller
aux plus fragiles, institutionnellement, de nos collègues. La diffusion de savoirs sur « le
X » conduit à permettre aux lectrices et lecteurs de s’interroger sur les frontières de
l’espace moral dans des domaines où certain.e.s peuvent se sentir isolé.e.s (parce que
stigmatisables ?) ou faiblement conforté.e.s par des pairs souvent prompts à émettre un
jugement dépréciatif sur toute conduite sexuelle marginale.

1
. On notera que l’opprobre qui affecte les pratiques sexuelles criminelles font que celles-ci sont difficilement
acceptables comme objet d’investigation en ethnologie – à l’instar des comportements humains les plus
abominables.

Vous aimerez peut-être aussi