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L’HOMOSEXUALITÉ :

DU PÉCHÉ À
LA RECONNAISSANCE SOCIALE

État des origines et du développement


de la réponse de la société occidentale
à l’homosexualité masculine

Par Sylvie Thibault Ph.D.,t.s.

Note sur l’auteure: Docteure en travail social, est professeure au Département de travail social et des
sciences sociales de l'Université du Québec en Outaouais (UQO). Elle s'intéresse à la violence conjugale
et plus spécifiquement à ses manifestations dans les couples de même sexe depuis plusieurs années. Elle
aborde aussi dans ses travaux les questions soulevées par l'intervention auprès des clientèles issues de la
diversité sexuelle.

CENTRE D’ÉTUDE ET DE RECHERCHE EN INTERVENTION SOCIALE (CÉRIS)


UNIVERSITÉ DU QUÉBEC EN OUTAOUAIS (UQO)

Série: Recherches numéro 47

ISBN: 978-2-89251-385-1

FÉVRIER 2010

1
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRLE…………………………………………………………………….… 1
INTRODUCTION………………………………………………………………………..……. 1

LA PERCEPTION DE L'HOMOSEXUALITÉ COMME PÉCHÉ……………………...… 3


Au Québec………………………………………………..………………………….…. 4
LA PERCEPTION DE L'HOMOSEXUALITÉ COMME CRIME PUNISSABLE………. 5
Au Québec……………………………………………………………..……….….…… 6

L’ÉMERGENCE DU CONCEPT D'HOMOSEXUALITÉ……………………..…….….. 7


Au Québec……………………………………………………….…..…………………. 8
Hors de la famille……………………………………………...…………………. 9
Une transition historique…………………………….…………….……………………..…... 10
LA RÉPONSE MÉDICALE À L'HOMOSEXUALITÉ………...…………………...…….……. 11
Une nouvelle approche……………………………………………..…………………... 12
Au Québec…………………………………………………...……...……………. 12
L’effet Kinsey……………………………………...…………………...………… 13
L’effet de la deuxième guerre mondiale………………….…………………...…………… 15
LA TOLÉRANCE SOCIALE ENVERS L’HOMOSEXUALITÉ………..……………….…… 16
Vers la décriminalisation …………………………………………………………………..… 16
L’ÉMERGENCE D’UN MOUVEMENT DE LIBÉRATION GAI :
VERS LA RECONNAISSANCE DE DROITS………………………………...…….………. 18
Mouvement de libération gaie du Québec……………………..………….…...……... 19
La descente au bar Truxx……………………………………..………………………. 20
Charte canadienne des droits et libertés………………………………...…………… 21
La construction des droits des gais et lesbiennes…………………...……………... 22

CONCLUSION………………………………………………………….…………...………… 24

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………...…..…………………….. 25

i
INTRODUCTION GÉNÉRALE

Ce document est le premier d’une trilogie issue d’un examen de synthèse doctoral qui portait sur
trois aspects de l’approfondissement des connaissances nécessaires à la compréhension du phéno-
mène de la violence conjugale chez les couples d’hommes gais. Chacun de ces aspects fera donc
l’objet d’une publication distincte.
Cette première partie est consacrée à l’évolution des perceptions sociales envers l’homosexualité
dans la société canadienne et plus particulièrement, dans la société québécoise du 20ème siècle. Pour
ce faire, des outils documentaires et historiques hérités de la Grande Bretagne, des États Unis, de la
France et bien entendu, du Québec, ont été utilisés.
Deux autres documents font suite au présent texte, l’un faisant état des questions liées à l’interven-
tion auprès des hommes gais et de l’influence du mouvement de libération gai sur celle-ci. Encore
ici, nous pourrons reconnaître certaines influences nord-américaines. La prise en compte des carac-
téristiques du mouvement gai québécois et du climat politique des trente dernières années, nous
amènera pourtant à distinguer les particularités propres à la réalité québécoise.
Le troisième document qui conclut cette série se divise en deux volets. D’abord, l’état de la recher-
che et des connaissances sur les couples d’hommes homosexuels est présentée. Pendant longtemps,
lorsque la science s’est intéressée à l’homosexuel, elle ne l’a abordé qu’en terme individuel, c’est à
dire en ne plaçant celui-ci que très rarement au sein d’un couple ou d’une relation amoureuse. Cet-
te particularité a fait en sorte que la conjugalité ainsi que les relations amoureuses et les relations
de couples, sont presque totalement absentes des préoccupations des chercheurs. Ensuite, une re-
cension des écrits sur la violence conjugale chez les couples d’hommes gais fera état des connais-
sances acquises à ce jour sur le sujet. Les limites et les perspectives de recherche autour de ce der-
nier volet concluront ce dernier document.

INTRODUCTION est probablement celui de la tolérance sociale de


la civilisation grecque à l’égard des
Tenter de faire le tracé historique de l’évolution comportements homosexuels. Ce type de
de la perception sociale de l’homosexualité rapprochement peut toutefois poser problème.
masculine1 au Québec représente un défi de Comme le souligne Hurteau (1991), un risque
taille, car nous devons composer avec un certain de distorsion peut nuire à cette démarche
nombre de problèmes. Nous en retiendrons puisque la notion de marginalité sexuelle à
trois. Le premier est de l’ordre de laquelle est associée l’homosexualité de nos
l’interprétation. Nous conviendrons qu’il est jours, n’existait pas au temps de la Grèce
reconnu depuis plus d’un siècle maintenant que antique.
les attitudes envers l’homosexualité et les
« En fait la notion d’homosexualité est
homosexuels varient selon les époques, selon les
bien peu adéquate pour recouvrir une
cultures et principalement selon la position
expérience, des formes de valorisation
défendue sur le sujet (Weeks, 1981). Plusieurs
et un système de découpage si
avant nous ont fait appel à l’histoire pour
différent du nôtre. Les Grecs
étudier l’évolution de la perception des sociétés
envers l’homosexualité masculine1, certains,
pour démontrer que l’homosexualité peut
1
constituer un phénomène acceptable, et d’autres Il est à noter qu’à moins d’indication contraire ou
à l’opposé, afin de l’associer à la décadence de spécifique, lorsque l’auteure utilise le terme
grandes civilisations. L’exemple le plus utilisé « homosexualité » dans ce texte, elle fait référence
uniquement à l’homosexualité masculine.
1
n’opposaient pas, comme deux choix « L’occultation sociale a été l’une des
exclusifs, comme deux types de principales formes de répression de
comportements radicalement l’homosexualité … pendant la majeure
différents, l’amour de son propre sexe partie du XXème siècle, et ce non
et celui de l’autre ».2 seulement au Québec mais presque
partout dans le monde. Or, si le silence
Cette distinction doit donc être prise en compte
est un discours au même titre que la
tout au long de notre examen de l’évolution
criminalisation et la médicalisation de
historique des perceptions sociales envers
l’homosexualité, il entraîne des
l’homosexualité, puisqu’à travers la perception
conséquences immédiates sur le plan
et l’interprétation de chacune de nos sources,
de la recherche historique, les plus
nous construirons notre propre compréhension.
sérieuses étant la rareté des sources
La deuxième difficulté, vient du statut culturel documentaires et leur caractère
distinct du Québec au sein du Canada. Cette fragmentaire »3.
particularité fait en sorte que le Québec est le
De plus, la littérature médicale ou de sexologie
reflet d’une multitude d’influences, qu’elles
disponible au Canada à une certaine époque
soient européennes, britanniques, américaines
était soit anglaise ou américaine, ou encore
ou bien entendu, canadiennes. Cette spécificité
dérivée de ces mêmes sources, tout comme les
apporte donc une difficulté supplémentaire.
écrits populaires distribuant informations et
Malgré le fait que la tradition politique et
conseils sur la sexualité. Enfin, comme le
économique canadienne ait été le sujet
constate Kinsman (1987) et Demczuk &
d’examens historiques minutieux et utiles, il
Remiggi (1998), puisque l’érotisme entre
existe peu de travaux critiques sur l’organisation
personne de même sexe est stigmatisé, des
sociale et les politiques sociales canadiennes et
journaux intimes d’une grande valeur historique
plus particulièrement québécoises (Kinsman,
n’ont pas été préservés. Conséquemment, il est
1987). Cette partie de l’histoire démontre que la
difficile de trouver des sources canadiennes, et
société canadienne a adopté les normes et les
plus spécifiquement québécoises, pour retracer
formes d’organisation sexuelles héritées de
le début de l’histoire de l’homosexualité au
l’Angleterre et des États-Unis (Kinsman, 1987).
Québec.
Les discours sociaux et les pratiques sexuelles
de ces deux États ont exercé une influence Malgré ces diverses difficultés d’ordre pratique,
certaine au Québec, sans oublier la contribution il est tout de même possible de faire une analyse
de la France. Un examen des origines et du de l'évolution des perceptions sociales envers
développement de la réponse de la société l'homosexualité au Québec. Nous tenterons
québécoise à l’homosexualité doit donc tenir donc de faire cet examen historique en abordant
compte de ce contexte culturel distinct. quatre phases importantes de cette évolution.
Tout d’abord celle de l’homosexualité en tant
La dernière difficulté, et non la moindre, est liée
que péché, suivie de la perception de
à la rareté des sources documentaires. En effet,
l’homosexualité comme crime, nous aborderons
il existe bien peu d’archives publiques sur la
ensuite l’influence de la psychiatrie et des
sexualité entre personnes de même sexe, mises à
sciences sur la façon de concevoir
part les registres policiers, les rapports
l’homosexualité et ses causes pour conclure en
gouvernementaux, les articles de journaux, les
traitant de la tolérance sociale et des droits
analyses médicales et psychiatriques ainsi que la
littérature dispensant des conseils à connotation
morale sur la sexualité. Pour Demczuk &
Remiggi (1998) cette lacune est directement liée 2
Foucault, M. (1984).Histoire de la sexualité, tome 2.
à la nature secrète et privée de la sexualité et L’usage des plaisirs :207.
particulièrement celle de l’homosexualité. 3
Demczuk, I., & Remiggi, F. W.. (1998). Sortir de
l’ombre. Histoires des communautés lesbienne et
gaie de Montréal. Montréal : VLB Éditeur. p.13

2
nouvellement reconnus aux personnes responsabilité de se reproduire et de se
homosexuelles. multiplier; d’habiter la terre et de dominer la
nature. «…le recours au modèle normatif de la
LA PERCEPTION DE
Sainte Famille fait de la division sexuelle des
L'HOMOSEXUALITÉ COMME PÉCHÉ.
rôles, l'expression de la volonté divine sur les
L’examen historique de l’évolution des attributs de chaque sexe et la voie naturelle à
perceptions sociales envers l’homosexualité au suivre par tout ménage ».4
Québec ne peut se faire sans d'abord considérer
Le troisième et dernier élément de cette trilogie
l'héritage religieux de la culture occidentale en
argumentaire s'exprime directement par les
général. L'attitude de l'Église a joué un rôle
références bibliques qui, d'après l'interprétation
important, sinon décisif, dans la formation de
de ces philosophes, semblent condamner
l'opinion publique contemporaine sur ce sujet.
durement l’homosexualité.
Donc, pour des raisons historiques, l'attitude de
l'Église envers l'homosexualité ne peut être « Prenant appui sur la doctrine de
considérée comme un sujet périphérique, mais Thomas d’Aquin, le discours
bien au contraire, elle doit être reconnue comme théologique condamne
un élément essentiel à notre compréhension l’homosexualité masculine comme
(Boyd, 1974). étant un vice contre nature, un
comportement qui transgresse l’ordre
Au cours de son histoire, l'Église a défini, pour
de la création divine, et constitue en
ses disciples et ses croyants, quels étaient les
cela une faute plus grave que d’autres
actes sexuels proscrits et les actes sexuels
actes sexuels tels que le viol,
acceptables. Les actes proscrits sont identifiés
l’adultère ou l’inceste « qui restent
comme péchés et définis comme étant un rejet
dans l’ordre de la nature parce qu’ils
et une opposition de l'Homme à Dieu. L'éthique
respectent la mécanique sexuelle de la
judéo-chrétienne condamne toutes les relations
génération ». Pour les moralistes, le
sexuelles non-reproductives, et par conséquent,
péché de sodomie désigne tantôt le
toutes celles qui existent en dehors des liens
coït anal homosexuel, tantôt
sacrés du mariage (Freedman, 1995).
l’ensemble des actes homogénitaux. »5
Traditionnellement, l'Église a condamné les
Comme le concède Balch (2000), toute
relations entre personnes de même sexe parce
discussion entourant les perceptions de la
qu'elle les jugeait comme des actes de péché, et
religion chrétienne envers l'homosexualité doit
appelaient pécheurs toute personne impliquée
inévitablement commencer avec l'Ancien
d a ns de s r el a t i on s h o mo s e xu el l es
Testament. Plusieurs passages de cette partie de
(Westerfelhaus, 1998). D’après Bayer (1981), la
la Bible ont été compris comme faisant
philosophie judéo-chrétienne fournit trois bases
directement référence à des pratiques
à son argumentation pour expliquer cette
homosexuelles. Le passage de Leviticus, (20:13)
perception.
souvent donné en exemple, fait référence à
Le premier de ces arguments repose sur la celles-ci comme étant une abomination
conviction que la conception anatomique punissable par la mort. L'exemple le plus
complémentaire des appareils génitaux souvent cité est peut-être celui du livre de
masculins et féminins est une indication claire
que les relations hétérosexuelles ne peuvent être
que la seule expression naturelle de la sexualité 4
Hurteau, P. (1993). L'homosexualité masculine et les
humaine et que celle-ci est décrétée par Dieu lui discours sur le sexe en contexte montréalais de la fin du
-même (Morgan & Nerison, 1993). XIXème siècle à la Révolution tranquille. Histoire
sociale-Social History 26(51):53
Le second argument utilisé par l’Église est à 5
l’effet que l’Homme est tributaire de l'ordre de Chamberland, L. (1996) Mémoires lesbiennes. Le
Dieu, ce dernier ayant confié au genre humain la lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972.
Montréal : les éditions du remue-ménage :101.

3
des pratiques homosexuelles (Morgan & Neri- des premières décennies du XXème siècle parle
son, 1993). Malgré le fait que la Bible com- encore de l'homosexualité masculine comme
prend de nombreuses références qui conceptua- d'un « vice contre nature »6
lisent la procréation plutôt que le plaisir, homo-
Au Québec
sexuel ou hétérosexuel, comme dessein premier
de la sexualité, leur interprétation, comme le Au Québec, tout comme dans le reste de la
précise Balch, reste encore aujourd'hui contro- culture occidentale, la religion judéo-chrétienne,
versée. et plus particulièrement l’Église catholique, ont
joué un rôle de premier plan en ce qui concerne
Il est vrai que les enseignements chrétiens pren-
la condamnation de l’homosexualité. « Si le
nent racine dans les Écritures de l’ancien et du
poids de la religion judéo-chrétienne en tant
nouveau Testament. Cependant les historiens
qu’institution a semblé perdre de l’importance
nous mettent en garde contre le fait qu’il y a un
dans la société occidentale, une chose demeure
peu plus de cent ans, les prêtres et les ministres
certaine, elle conserve encore toute sa prégnan-
du culte interprétaient les Écritures en tenant
ce7, bien que maintenant camouflée sous de
peu ou pas compte du contexte, de l’uniformité
nouveaux habits humanistes »8.
et de la logique avec lesquels elles ont été rédi-
gées. Dans le Québec du début du siècle, le contrôle
religieux est particulièrement efficace en ce qui
Il semble nécessaire de souligner que le siècle
a trait à la moralité et plus encore lorsqu’il s’agit
dernier a transformé l’interprétation de la Bible
de sexualité. Jusque dans les années 1960, l’in-
en lui apportant une connaissance scientifique
formation concernant les questions sexuelles est
critique (Boyd, 1974), qui rend le traitement
à la fois freinée et filtrée par l’Église (Hurteau,
cavalier qui prévalait jusqu’alors sinon impossi-
1991). Celle-ci diffuse ses propres publications
ble, du moins plus difficile. L’attitude de l’Égli-
spécialisées et de vulgarisation (comme les
se à l’égard de l’homosexualité a son importan-
nombreux guides sur le mariage, l’éducation des
ce historique, selon Boyd, puisque celle-ci a
enfants, portant l’imprimatur ecclésiastique).
joué un rôle prépondérant et décisif dans la for-
mation de l’opinion publique contemporaine à « Jusqu’au milieu des années 1960,
ce sujet. l’Église cumule également des fonc-
tions en tant que centre de la régula-
Il est d'ailleurs important de noter que, depuis le
tion sociale, soit la gestion et l’enca-
Deuxième Concile (Vatican II), est apparu un
drement de vastes pans du réseau
revirement significatif dans la «position rhétori-
d’institutions sociales…ce qui accroît
que» de l'Église envers l'homosexualité. En ef-
considérablement son pouvoir idéolo-
fet, l'Église qui condamnait l'acteur tout autant
gique et politique. Son discours est
que l'acte d'homosexualité, nuance maintenant
largement diffusé et relayé de multi-
sa position (Westerfelhaus, 1998). Deux rhétori-
ples façons. L’Église dispose d’un
ques distinguent maintenant le discours de
vaste appareil coercitif et peut recourir
l'Église. D'abord, la rhétorique morale, dans la-
à des sanctions diverses pour s’assurer
quelle l'Église continue de condamner la prati-
de la conformité, apparentes tout au
que d'actes liés à l'homosexualité, qui est tou-
jours perçue comme un désordre intrinsèque et
un péché qui ne peut en aucun cas être accepta- 6
ble. Ensuite la rhétorique pastorale, qui apporte Hurteau, P. (1993). L'homosexualité masculine et
l'argument que le pécheur (l'homosexuel) de- les discours sur le sexe en contexte montréalais de
la fin du XIXème siècle à la Révolution tranquille.
vrait être accepté avec respect, compassion et
Histoire sociale-Social History 26(51):62
sensibilité. Donc, comme le souligne Westerfel-
7
haus, une distinction importante est faite entre En italique dans le texte
l'acte d'homosexualité et les homosexuels. Mais, 8
Dorais, M. (1981). Pour une conception positive
comme le fait remarquer Hurteau (1993), «la de l’homosexualité. Revue québécoise de
théologie morale de la fin du XIXème siècle et Sexologie, 2(1) : 40.

4
moins, à ses exigences morales. »9 nes de même sexe allaient de « crime contre
nature », « sodomie », « péché secret » à
Mais l’Église perdra une partie de son emprise
« perversion sexuelle », « immoralité sexuelle »
et de son influence sur la moralité. Comme l'his-
et « plaie sociale ».
toire nous l’apprend, avec le déclin partiel de
l’autorité ecclésiastique et la montée de l’état Par ailleurs, vers la fin du XIXème siècle, les
moderne, l’aversion religieuse envers les prati- tenants du mouvement canadien pour la pureté
ques homosexuelles a été reportée dans les lois sociale associaient la prostitution, la masturba-
séculaires (Bayer, 1981). Malgré des transfor- tion et les relations sexuelles entre personnes de
mations notables après la première moitié du même sexe sous l’appellation de « plaie socia-
20ème siècle, les lois et les appareils étatiques le », « perversion sexuelle» et « immoralité
qui les font respecter, ont aussi joué un rôle im- sexuelle » (Kinsman, 1987).
portant dans l'évolution des perceptions sociales
À cette époque, la Society for the Protection of
envers l'homosexualité.
Women and Children, plus active dans les pro-
La prochaine section de ce texte sera donc vinces anglophones, demande au Sénat de cri-
consacrée à cette autre perception sociale envers minaliser la grossière indécence lorsque celle-ci
l’homosexualité, soit la conception de celle-ci implique des mineurs des deux sexes. On asso-
comme crime punissable. cie donc l’homosexualité masculine à la pédo-
philie. Ce crime serait assorti d’une peine maxi-
LA PERCEPTION DE L'HOMOSEXUALI-
male de cinq ans lorsque l'acte est commis avec
TÉ COMME CRIME PUNISSABLE
des garçons ou des filles de moins de 16 ans.
Historiquement, l’acte de sodomie est considéré Cependant, la loi criminelle de 1890 ne retien-
comme un crime et ce, depuis les temps Bibli- dra seulement de cette proposition que la gros-
ques. Par exemple, au 16ème siècle, en Angleter- sière indécence entre personnes de sexe mascu-
re, le roi Henri VIII a déclaré que la sodomie lin, «couvrant ainsi un plus grand éventail d'ac-
devait être considérée un crime punissable par la tes homosexuels entre hommes que l'ancienne
mort. Malgré le fait que la condamnation crimi- loi criminelle sur la sodomie et l'attentat à la
nelle des homosexuels soit abolie au 19ème siècle pudeur »10 Cette nouvelle loi représente, un
dans les pays européens gouvernés par le code coup de barre législatif qui laisse croire que le
napoléonien, les actes homosexuels sont demeu- gouvernement cède aux pressions qu'exercent
rés une offense passible de peine de mort en les diverses organisations de pureté sociale an-
Angleterre jusqu’en 1861, lorsque la peine fut glo-protestante. De l'avis de Hurteau (1993),
réduite à un maximum de 10 ans d’emprisonne- cette époque est aussi marquée par les efforts de
ment. (Morgan & Nerison, 1993). Décrite com- mobilisation de la conscience populaire dans le
me une nuisance dans les parcs publics, menant but de défendre les valeurs familiales, fondées
à la fermeture des portails d’entrée durant la sur la monogamie et la stabilité et ainsi promou-
nuit, l’homosexualité masculine en soi est deve- voir l'image d'une société saine et exempte de
nue un crime à la fin du XIXème siècle, comme vice.
l’a immortalisé le procès d’Oscar Wilde
(Kinsman, 1987).
À l'époque coloniale, les crimes de sodomie ou
«actes contre-nature» n'étaient pas équivalents
au concept moderne d'homosexualité masculine.
9
Par exemple, la sodomie décrite comme «contre Chamberland, L. (1996) Mémoires lesbiennes. Le
-nature», c'est dire non-procréatrice, était un lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972.
acte sexuel qui pouvait être accompli entre deux Montréal : 100
hommes mais aussi entre un homme et un ani- 10
Hurteau, P. (1993). L'homosexualité masculine et
mal, ou même, entre un homme et une femme les discours sur le sexe en contexte montréalais de
(Freedman, 1995). À cette époque, les termes la fin du XIXème siècle à la Révolution tranquille.
utilisés pour décrire les relations entre person- Histoire sociale-Social History 26(51):46

5
Au Québec ciété appartient au droit criminel, lequel relève
de la de juridiction fédérale. La première men-
Il est intéressant de constater que, malgré le fait
tion de la sodomie dans la loi canadienne appa-
que l’histoire du Québec à la période coloniale
raît en 1869 en ces termes :
ait été fort bien documentée, il existe très peu
d’information en ce qui concerne les percep- « Quiconque est convaincu du crime
tions sociales de l’époque envers l’homosexuali- abominable de sodomie, commis soit
té. « La période comprise entre la Nouvelle- avec un être humain, soit avec un ani-
France et la fin du XIXème siècle reste encore mal, sera passible de l’incarcération
mal connue ».11 Cette époque se caractérise par dans le pénitencier pour la vie, ou pour
la pauvreté des sources documentaires concer- un terme de pas moins de deux ans »14.
nant le sujet qui nous préoccupe. Lorsque des Le même statut contient également des
indices sont disponibles, ils sont principalement dispositions sur la tentative de sodo-
d’origine policière ou juridique «…avant les mie et l’attentat à la pudeur d’un hom-
années 1860 et jusqu’à la période pour laquelle me. « La substance de ces deux sec-
des témoignages personnels sont disponibles, tions ne subira pas de modifications
nous n’avons que des indices éparpillés sur la importantes avant 1954 »15
vie sociale des hommes attirés par les hommes à
Pendant le 19ème siècle et le début du 20ème siè-
Montréal. »12
cle, un nombre important de termes procéduriers
En ce qui concerne l’encadrement juridique qui est donc utilisé pour décrire le désir entre per-
régit la sexualité en général, et l’homosexualité sonnes de même sexe et les crimes qu'ils repré-
en particulier, au Québec, Higgins (1999) ap- sentent. La plupart de ces termes, basés sur des
porte une nuance importante. On sait que ce définitions sociales et juridiques antérieures,
cadre juridique est basé sur le droit britannique regroupent la sexualité entre personnes de mê-
mais il subit aussi l’influence de la jurispruden- me sexe avec d’autres activités sexuelles défen-
ce américaine. Au Québec, où s’applique le Co- dues et sèment la confusion. La répression de
de criminel canadien, les pratiques homosexuel- l’homosexualité masculine dans le discours juri-
les furent réprimées jusqu’en 1969. La disposi- dique n’est pas encore très éloignée de ses fon-
tion législative la plus importante ayant trait cements religieux.
spécifiquement à la régulation des pratiques ho-
Ce n’est qu’au début des années 50 que le code
mosexuelles entre hommes est l’amendement de
criminel accueillera des changements impor-
1890 au Code criminel, qui crée l’infraction de
tants concernant les actes sexuels commis entre
grossière indécence.
personnes du même sexe. Après la Seconde
« L’Acte de Québec de 1774 assure le Guerre mondiale, le Code criminel subit plu-
maintien de la loi civile française, de sieurs modifications qui touchent la législation
l’église catholique et du régime sei- relative à l’homosexualité, tout d’abord par l’in-
gneurial mais le droit pénal est, quant troduction, en 1948, de la notion de
à lui, fondé sur le droit coutumier an-
glais. En ce qui concerne les relations
sexuelles entre hommes, ce change- 11
Idem
ment n’avait que peu d’impact. Le 12
Idem
vice « abominable de bougrerie » ou la 13
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
sodomie reçoit depuis le dix-septième l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
siècle une définition restrictive fondée gaie montréalaise. Montréal : Chien d’Or. : 85-6.
sur le coït anal entre hommes. Bien 14
S.C 32-33 Vict. (1869), c.20, s. 63 : Offenses
qu’un sodomite soit passible de la pei- contre nature.
ne de mort, l’application de la loi varie 15
Hurteau, P. (1991). Homosexualité, religion et
selon l’époque et l’endroit. »13 droit au Québec. Une approche historique. Thèse
Donc, au Québec, toute la législation qui régit présentée au département de religion, Université
les comportements sexuels des individus en so- Concordia : 97

6
« psychopathe sexuel criminel », s’appliquant nous tenterons de décrire rapidement le contexte
entre autres aux hommes ayant attenté à la pu- social qui a permis l’émergence du concept
deur d’un autre homme. La réforme législative d’homosexualité en tant qu’orientation sexuelle,
de 1953-1954 regroupe tous les délits sexuels plutôt que des comportements homosexuels
sous le titre d’offenses sexuelles, plutôt que comme il en a été question jusqu’à présent. La
d’offenses contre la moralité. Elle en prochaine partie de ce texte abordera donc les
« désexise » un certain nombre, dont ceux de conditions qui ont contribué à l’émergence du
grossière indécence et d’attentat à la pudeur concept d’homosexualité.
dont la victime peut être aussi une femme.
L’ÉMERGENCE DU CONCEPT D'HOMO-
Quoi qu’il en soit, cette réforme traduit l’in- SEXUALITÉ
fluence croissante des experts psycho-médicaux
L’idée de reproduction est particulièrement im-
à toutes les étapes du contrôle judiciaire : défini-
portante à l'époque de la colonisation en Améri-
tion des délits sexuels, témoignages en cour afin
que du Nord. Elle s’explique par la relative rare-
d’établir des diagnostiques médicaux, traite-
té de travailleurs et l'étendue du territoire, qui
ments des pervers sexuels. En intégrant la no-
encouragent une stratégie de «haute reproduc-
tion de psychopathie criminelle le discours juri-
tion» pour peupler le continent (Freedman,
dique place les homosexuels sur le même pied
1995). L'érosion de la société reproductive ne
que les pédophiles et les agresseurs d’enfants,
commence que vers la fin du 18ème siècle, com-
les violeurs et les maniaques sexuels. Cette no-
me résultat de la diminution de l'abondance du
tion sera vivement contestée dès son incorpora-
territoire à donner en héritage aux enfants, de la
tion au Code criminel, puisqu’elle traite de la
plus grande instabilité sociale et politique de
même manière des actes consensuels et des
l'époque avec la guerre de l’indépendance aux
conduites agressives mettant la sécurité et l’inté-
États-Unis, et plus tard, des transformations so-
grité physique des victimes en danger, ce qui
ciales apportées par l'industrialisation.
soulève beaucoup de questions, entre autres,
celle de la responsabilité criminelle des person- Dans la nouvelle Amérique, les valeurs et les
nes reconnues coupables lorsqu’il s’agit de ma- comportements sexuels sont presque entière-
lades, et celle du danger réel, pour la société, ment contenus à l'intérieur des vies familiales, et
des personnes ainsi catégorisées, notamment les organisées autour de la reproduction. Même si
homosexuels (Chamberland, 1996). des hommes vivent de l'attirance sexuelle envers
des personnes de même sexe et dans certains
En outre, la réforme de 1953-1954 élargit la
cas, actualisent ces désirs, il est pratiquement
catégorie des psychopathes sexuels criminels en
impossible pour eux, d'un point de vue écono-
y incluant les personnes jugées coupables de
mique, de laisser leur famille et de rechercher ce
sodomie ou de grossière indécence. Elle prévoit
qu'il est aujourd'hui convenu d’appeler le «style
pour cette catégorie de criminels, la possibilité
de vie homosexuel ». Le désir de sexualité entre
d’une détention préventive illimitée, assortie ou
hommes pouvait aboutir à des relations sexuel-
non d’un traitement psychiatrique. Hurteau
les appelées sodomie, mais il ne résultait pas en
(1991) relie ces changements au resserrement
un rôle social ou une identité qui aurait été en
des normes sexuelles et à la revalorisation des
conflit avec la formation et le maintien de famil-
rôles familiaux traditionnels qui font suite au
les reproductives (Freedman, 1995).
relâchement des mœurs entraîné par la guerre
(Chamberland, 1996). À partir du milieu des années 1800 jusqu’au
début du 20ème siècle, le Canada se transforme
La législation, appuyée sur de solides fonde-
progressivement en un État industrialisé et urba-
ments religieux a donc subi d’autres influences,
nisé. Un nombre important de nouvelles ques-
notamment celle du discours scientifique. Celui-
tions font leur apparition à la lumière des chan-
ci, nous le verrons un peu plus tard, jouera un
gements sociaux qui s’opèrent. L’élite coloniale
rôle déterminant dans l’élaboration des percep-
est progressivement remplacée par une nouvelle
tions sociales envers l’homosexualité. Toute-
classe capitaliste, qui elle, développe des allian-
fois, avant d’aborder ce discours scientifique,

7
ces avec les hommes blancs professionnels de la Au Québec
classe moyenne afin de gouverner la société
(Kinsman, 1987). On assiste aussi à l’augmenta- La situation est toutefois plus nuancée en ce qui
tion de l’urbanisation et à la formation d’une concerne le Québec puisque l’urbanisation est
classe de travailleurs urbains. Les formes pater- beaucoup moins organisée et l’industrialisation
nalistes d’autorité sociale, issues du contexte n’apparaît réellement que vers 1870. En effet, à
religieux, sont graduellement remplacées par un Montréal, la transition de ville marchande à vil-
gouvernement centralisé. le industrielle ne se fait pas sans difficulté :
«L'implantation du capitalisme industriel crée
Au Canada, peut-être plus qu’ailleurs, le déve- des pressions sur la famille nucléaire et le tissu
loppement du capitalisme et de l’État se sont social urbain…le chômage cyclique, les très
fait conjointement. Vers la fin du 19ème siècle, faibles salaires de même qu'un pourcentage as-
de nouvelles « frontières » sont établies, de nou- sez élevé d'enfants et de femmes caractérisent le
velles communautés agricoles se développent le marché du travail à Montréal dans les années
long de la voie ferroviaire, de nouvelles villes 1870».16
font leur apparition, l’immigration est en crois-
sance et les systèmes de communications et de Au Québec, la famille est perçue comme la sur-
transport Est-Ouest modifient dramatiquement vie de la nation canadienne-française et devient
le paysage, le tissu social et la vie des Cana- le point de focalisation du contrôle social qui
diens (Kinsman, 1987). continue d’être exercé avec rigueur par l’Église.
À partir de la seconde moitié du XIXème siècle,
En résultat de ces changements économiques et cette idée devient de plus en plus présente, prin-
sociaux, les intentions sexuelles commencent à cipalement grâce aux écrits de Mgr Bourget et
se transformer de façons subtiles mais importan- Mgr Laflèche, respectivement évêques de Mon-
tes. Un indicateur-clé des changements dans les tréal et de Trois-Rivières. La famille tradition-
relations maritales est le déclin du taux de ferti- nelle paysanne est exaltée, l’agriculture louan-
lité chez les couples de race blanche, qui décroît gée et élevée au rang de salut de la nation cana-
de 50 pour cent au cours du 19ème siècle. Pen- dienne française. L’industrialisation est
dant que plusieurs couples contrôlent la taille de condamnée ainsi que les idées modernes comme
leur famille en gérant leur vie sexuelle par des le divorce, le mariage civil et la liberté d’opi-
périodes d'abstinence intermittentes, plusieurs nion. « Bien plus, dans ce système idéologique,
couples utilisent la contraception et, lorsque l’Église ne reconnaît pas de compétence propre
celle-ci fait défaut, l'avortement (Freedman, à l’État en ce qui regarde la conduite morale des
1995). Donc, autant pour les hommes que pour citoyens. La législation sociale doit s’appuyer
les femmes, la sexualité conjugale devient de sur la doctrine de l’Église : le gouvernement
moins en moins associée à la reproduction mais, doit légiférer pour faire respecter la loi de Dieu
de façon plus importante, associée à une forme dont l’interprétation n’appartient qu’à l’Égli-
d'intimité personnelle, plus spécifiquement as- se »17
sociée aux fréquentations et au mariage.
L’Église fait de grandes campagnes en faveur de
Les couples adoptent une attitude plus romanti- la tempérance. Les écrits des évêques évoquent
que envers la sexualité conjugale, élaborant ain- principalement le fléau de l’alcool, perçu com-
si une nouvelle signification romantique de la me un danger conduisant les familles à la ruine.
sexualité, ils créent, bien qu'inconsciemment,
une opportunité pour l'amour passionnel et non-
reproductif entre personnes de même sexe. Les 16
divisions sociales rigides liées au genre com- Hurteau, P. (1993). L'homosexualité masculine et
les discours sur le sexe en contexte montréalais de
mencent à s'assouplir. Des femmes ont accès à
la fin du XIXème siècle à la Révolution tranquille.
l'éducation et commencent à faire leur entrée Histoire sociale-Social History 26(51):42.
dans certaines professions tels que le droit et la 17
Lemieux, L. (1989). Les années difficiles (1760-
médecine (Greenberg, 1988).
1839). Montréal : 355.

8
Ils évoquent l’ivrognerie et l’impureté, les mau- Hors de la famille
vaises fréquentations et la prostitution. Mais à
Au tout début du XXème siècle, les femmes et les
travers cette attaque contre l’ivrognerie se ca-
hommes commencent à vivre en dehors de la
che, selon Hurteau, le « dessein de mettre sous
famille traditionnelle et forment des unions avec
contrôle la sexualité masculine »18. C’est en fait
des partenaires de même sexe pour des raisons
l’activité sexuelle du plus entreprenant qui est
économiques ou sexuelles, ou les deux. Ces
en cause, les femmes ayant une fonction sexuel-
amitiés amoureuses nourrissent l'intimité spiri-
le entièrement dédiée à la reproduction
tuelle et physique qui peut devenir sexuelle
(Hurteau, 1991).
(Freedman, 1995).
L’Église attaque sous tous les fronts et publie,
Il faut spécifier que ces relations entre person-
vers les années 1850, des manuels pour l’éduca-
nes de même sexe en dehors du modèle familial
tion chrétienne des enfants. Les parents sont mis
sont plus à la portée des hommes Blancs sala-
en garde contre toute parole ou activité menée
riés. Selon Freedman (1995), l'économie indus-
par leurs enfants pouvant entacher leur pureté.
trialisée offre à ces hommes de plus grandes
(Ce) « devoir de surveillance inclut opportunités d'explorer la sexualité en dehors du
évidemment ce qui est devenu une mariage, que ce soit sur la rue ou dans la sphère
grande préoccupation des éducateurs masculine d'activités. La capacité d'acheter des
de ce siècle : la masturbation chez les biens et des services permet aux hommes de
adolescents. On dénonce et met en vivre au-delà des limites du contrôle familial,
garde contre les contacts homogéni- tandis que la ville leur offre l'anonymat.
taux que la promiscuité, due à la l’exi-
« L’émergence d’un espace de travail
guïté domestique, pourrait engen-
affranchi de l’espace domestique com-
drer…Ce climat de méfiance et de
me unité économique traditionnelle
surveillance ne laisse pas beaucoup de
créera plus tard une zone de liberté
place pour la jeunesse d’explorer sa
pour les hommes en dehors de la fa-
sexualité, et si cela devait se produire
mille. L’affranchissement de l’unité
se serait dans la plus grande culpabili-
familiale, à tout le moins l’éloigne-
té ».19
ment de celle-ci facilitera sûrement
Malgré cette relative lenteur qui distingue le l’apparition de relations homoéroti-
Québec, la croissance de l'économie de marché, ques à partir de certains lieux comme
autant dans l'agriculture que dans l'industrie, les tavernes et les maisons de cham-
transforme la vie familiale de deux façons im- bres. »21
portantes selon Freedman (1995). Première-
ment, l'économie industrielle et commerciale Au fur et à mesure que l'espace urbain se déve-
encourage l'adoption d'une nouvelle stratégie
reproductive, axée sur la limitation des naissan- 18
ces, puisque les enfants sont maintenant davan- Hurteau, P. (1991). Homosexualité, religion et
tage perçus comme une responsabilité plutôt droit au Québec. Une approche historique. Thèse
présentée au département de religion, Université
qu'une valeur. Deuxièmement, les hommes pé-
Concordia : 81.
nètrent de plus en plus le domaine public du 19
Hurteau, P. (1991). Homosexualité, religion et
commerce et du travail rémunéré, tandis que, droit au Québec. Une approche historique. Thèse
idéalement, les femmes restent dans une sphère présentée au département de religion, Université
séparée et privée, pour prendre soins des enfants Concordia : 84
20
et du mari. « La transition d’une société agricole Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
à une économie manufacturière urbaine en Eu- l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
rope comme en Amérique du Nord accroît l’in- gaie montréalaise. Montréal : Chien d’Or : 85-6.
21
dépendance des jeunes travailleurs à l’égard du Hurteau, P. (1991). Homosexualité, religion et
droit au Québec. Une approche historique. Thèse
contrôle familial. »20
présentée au département de religion, Université
Concordia : 78-9.
9
loppe, il favorise l'apparition de réseaux exclusi- était perçu comme un péché ou un crime devint
vement masculins. « Ceci facilite l’émergence aussi une maladie. Ce dernier concept, d’ordre
d’une sous-culture dans les grandes villes com- médical, tendra d’ailleurs à prévaloir sur les au-
me Paris, Londres et Amsterdam. Les indices tres, d’ordre religieux ou juridique.
sont minces en Amérique pour cette époque…
« Peu à peu, la médecine, et en parti-
À Montréal comme ailleurs, le système des ap-
culier la psychiatrie, en vinrent ainsi à
prentis a créé des maisonnées dans lesquelles les
supplanter la religion dans la défini-
travailleurs de tous les âges vivent en com-
tion des comportements jugés souhai-
mun ».22 Mais, comme le fait remarquer Green-
tables ou intolérables. Non pas que la
berg (1988), ces relations ne sont toutefois pas
religion perde soudainement son crédit
retreintes aux espaces urbains; toutes les fois
ou son autorité morale, mais la science
que de jeunes hommes célibataires sont rassem-
se révèle encore plus efficace dans le
blés, comme soldats, prisonniers ou même com-
travail d’inculcation idéologique et de
me cow-boys, la possibilité de relations homo-
contrôle social»23.
sexuelles augmente.
La notion d’identité homosexuelle apparaît au
Donc, de nouveaux types de relations entre per-
XIXème siècle. Jusqu’à cette période, la répré-
sonnes de même sexe se forment dans les sphè-
hension sociale est liée davantage aux compor-
res distinctes, où les amitiés amoureuses sont
tements homosexuels plutôt qu’aux personnes
une partie acceptable de la vie sociale
qui les commettent (Dorais, 1988). En effet, ce
(Freedman, 1995). Cette transition de l’organi-
qui caractérise cette époque, selon Dorais, est le
sation sociale des relations entre personnes de
fait que l’homosexualité est perçue comme un
même sexe, combinée à l’influence grandissante
comportement et non comme une identité.
du discours scientifique, ouvre la porte à l’émer-
gence de la notion d’identité homosexuelle. Il peut être surprenant de penser que le terme
« homosexualité » ait été créé aussi récemment
La prochaine partie de ce texte sera donc consa-
qu’en 1869, par le docteur hongrois Karoly Ma-
crée à ce changement important dans les percep-
ria Benkert. « L’amour ou l’attirance physique
tions sociales envers les relations homosexuelles
d’un homme envers d’autres hommes devient
et l’homosexualité ainsi qu’à la prépondérance
un trait discriminant, voire essentiel de sa per-
de la psychiatrie et des sciences sur la façon de
sonnalité »24 Cette appellation a mené à l’étique-
concevoir l’homosexualité et ses causes.
tage des homosexuels, définis par leur sexualité,
Une transition historique plutôt que de donner à celle-ci une place appro-
priée parmi l’ensemble des paramètres qui défi-
Comme mentionné ci-haut, pour la majeure par-
nissent la personnalité (Zachary, 2001). Les hé-
tie du 19ème siècle, les amitiés romantiques entre
térosexuels, pour leur part, ne sont pas définis
personnes de même sexe peuvent être érotiques,
de façon aussi étroite, ce qui inévitablement, ou
en partie parce qu'elles sont perçues comme
peut-être intentionnellement, ne fait qu’augmen-
sexuellement innocentes. Vers la fin du XIXème
siècle cependant, les amis amoureux commen-
cent à se questionner à savoir si leurs désirs et 22
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
intimités physiques peuvent faire d'eux des l’affirmation. Pour une histoire de la
« déviés sexuels » ou des « dégénérés ». Cette communauté gaie montréalaise. Montréal : Chien
inquiétude est principalement liée au fait qu’à d’Or : 85-6.
peu près à cette même époque, les médecins 23
Dorais, M. (1981). Pour une conception
américains et canadiens, suivant leurs confrères positive de l’homosexualité. Revue québécoise de
européens, commencent à définir les relations Sexologie, 2(1) : 42.
entre personnes de même sexe comme déviantes 24
Dorais, M. (1988). La politique de la
et perverses tout en proposant diverses façons marginalisation sexuelle ou l’identité déviante. Le
de les traiter (Freedman, 1995). C’est ainsi, cas de l’homosexualité masculine et de la
comme le soutient Dorais (1981), que ce qui prostitution féminine, The Social Worker / Le
Travailleur Social 56(2) : 44
10
ter les préjudices (Weeks in Zachary, 2001). ment normal du développement psycho sexuel,
Freud ne voyait pas dans l’homosexualité une
De cette transition historique Foucault (1976)
indication de dégénérescence.
écrit : « L’homosexuel du XIXème siècle est de-
venu un personnage : un passé, une histoire et Entre 1884 et 1914, une panoplie de traitements
une enfance, un caractère et une forme de vie; médicaux et psychologiques destinés à guérir
une morphologie aussi, avec une anatomie in- l’homosexualité font leur apparition. Les uni-
discrète et peut-être une physiologie mystérieu- versitaires, près de l'école de pensée de la psy-
se. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa chiatrie, en sont tous venus à la même conclu-
sexualité. Partout en lui, elle est présente. Et de sion concernant l’attitude à adopter face à l’ho-
conclure : l’homosexuel est maintenant une es- mosexualité : au tournant du vingtième siècle, le
pèce ».25 jugement moral se transforme en diagnostic mé-
dical et les homosexuels, que l’on définit main-
LA RÉPONSE MÉDICALE À L'HOMO-
tenant comme des malades, requièrent des trai-
SEXUALITÉ
tements (Spurlock, 2002).
L’homosexualité devient un objet d’intérêt
Les psychanalystes post-freudiens s’éloignent
scientifique aux États-Unis et au Canada beau-
considérablement de la vision de Freud sur l’ho-
coup plus tard qu’en Europe. Les hypothèses
mosexualité et ce sont ces nouvelles conceptua-
mises de l’avant pour l’explication des causes
lisations, plus pathologiques, qui sont largement
de l’homosexualité sont majoritairement d’ori-
attribuées à Freud lui-même. Les psychanalystes
gine Européenne, et ce jusqu’à une période
post-freudiens rejètent sa notion de bisexualité
avancée du 20ème siècle.
et voient l’homosexualité comme une tentative
En 1869, Westfall conceptualisait l’homosexua- « réparative » des êtres humains désirant arriver
lité comme étant une condition congénitale plu- au plaisir sexuel lorsque la voie hétérosexuelle
tôt qu’une caractéristique acquise. Moreau normale s’avère menaçante. Comme telle, l’ho-
(1887), pour sa part, percevait l’homosexualité mosexualité est re-conceptualisée comme étant
au croisement de facteurs hérités et environne- une fuite des relations normales hétérosexuelles
mentaux. Krafft-Ebbing, un chercheur- et comme le symptôme d'une pathologie sous-
sexologue influent de la fin du 19ème, considérait jacente qui exige un traitement (West, 1977).
que toute sexualité non procréative était une
La pensée de Foucault concernant les change-
perversion, que les causes provenaient à la fois
ments d’attitude envers l’homosexualité appor-
de facteurs hérités et environnementaux
tés par la psychanalyse et la psychiatrie est ainsi
(Morgan & Nerison, 1993), et que les relations
résumée par Dorais (1988) :
en dehors du mariage hétérosexuel représen-
taient non seulement une dégénération à un sta- « Pour Foucault, le développement des
de primaire de l’évolution, mais une menace en sciences humaines correspond à l’avè-
soi pour la civilisation occidentale (Kinsman, nement d’un bio-pouvoir, axé davanta-
1987). ge sur la discipline que sur la punition
et dont l’une des stratégies consiste à
Ce sont ces hypothèses scientifiques et ces atti-
tout nommer pour tout normaliser. En
tudes qui tissent le contexte dans lequel Freud
effet, en construisant des catégories
conceptualise l’homosexualité. Quoique les
diagnostiques, voire essences existen-
perspectives de Freud sur l’homosexualité se
tielles telles que l’homosexuel…le
soient avérées très influentes, Morgan et Neri-
pouvoir médical produit littéralement
son (1993) soutiennent qu’elles ont été mal in-
des déviants…Cette catégorisation
terprétées et faussement représentées. Freud
permet aussi de sécuriser les gens
croyait que tous les êtres humains sont bisexuels
« normaux », en identifiant comme
par nature, et que l’homosexualité exclusive
représentait plutôt un arrêt dans le développe-
ment. D’après Bayer (1981), malgré sa croyance 25
Foucault, M. (1976). La volonté de savoir, Paris :
que l’hétérosexualité représentait l’aboutisse-
Gallimard : 59.
11
congénitaux et forcément minoritaires qui concerne la diffusion du discours médical
les comportements déviants »26 québécois. Rappelons que, jusqu’au milieu des
années 1960 :
Une nouvelle approche
« L’Église cumule plusieurs fonctions
Ce n'est que vers la fin des années 1940 que l'on
en tant que centre de la régulation so-
assiste à l’émergence d’une nouvelle approche
ciale, soit la gestion et l’encadrement
dans les recherches sur la sexualité. Parmi les
de vastes pans du réseau d’institutions
études les plus marquantes de cette époque se
sociales. Elle accroît ainsi considéra-
trouve le travail de Alfred C. Kinsey, chercheur
blement son pouvoir idéologique et
à l’Institute for Sex Research, qui révolutionne
politique. Son discours est largement
les perceptions et les attitudes populaires envers
diffusé et relayé de multiples façons.
l’homosexualité. En 1948, Kinsey publie une
L’église dispose d’un vaste appareil
importante étude sur la sexualité masculine.
coercitif et peut recourir à des sanc-
Dans son échantillon, 37% des hommes interro-
tions diverses pour s’assurer de la
gés admettent avoir eu, au moins une fois, une
conformité, apparente tout au moins, à
expérience homosexuelle entre l’adolescence et
l’âge adulte (West, 1977). La largeur de son ses exigences morales »28.
échantillon et la prévalence de l’homosexualité Malgré tout, dès la fin du XIXème siècle, l’in-
dont il soutient l’existence ne peuvent être igno- fluence de la médecine des perversions se fait
rées par les psychiatres. La croyance en la rareté sentir, en particulier dans les traités destinés aux
de l’homosexualité, qui favorisait l’argument hommes de l’Église.
que celle-ci n’existait que chez une très petite
« Certains prêtres ont reçu une forma-
minorité de criminels ou de malades mentaux,
tion à la fois scientifique et théologi-
doit désormais être révisée (Spurlock, 2002).
que, et contribuent, par leurs écrits et
Comme on peut bien s'y attendre, l’étude de leurs enseignements, à faire connaître
Kinsey soulève la controverse. En 1949, Ed- les développements plus récents de la
mund Bergler condamne les conclusions du rap- psychologie et de la psychanalyse. En
port en rétablissant le point de vue conservateur d’autres termes, la psychologie et la
qui fait jusqu’alors consensus et attaque ouver- sexologie ne sont pas complètement
tement une des hypothèses de Kinsey, qui sou- ignorées par l’Église, et certaines
tient que les homosexuels sont malheureux par- idées, puisées dans différents courants
ce qu’ils vivent dans une société qui leur est théoriques, pourront être incorporées
hostile. Bergler réitère que les homosexuels sont au discours catholique »29.
malades et qu’il est inconcevable d’en faire por-
Avec le temps, les textes font de plus en plus
ter le blâme à la société (Spurlock, 2002).
référence à la personnalité du sujet homosexuel,
Le rapport soulève passions et discussions. Il est
perçu, encore aujourd’hui, comme un événe- 26
Dorais, M. (1988). La politique de la
ment majeur dans l’évolution des perceptions
marginalisation sexuelle ou l’identité déviante. Le
sociales envers l’homosexualité. « …le rapport cas de l’homosexualité masculine et de la
entraîna une discussion publique sur l’homo- prostitution féminine, The Social Worker / Le
sexualité : on cessa de se focaliser uniquement Travailleur Social 56(2) : 45
sur les arrestations et les scandales et on se mit à 27
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
parler, dans les média et dans les conversations, l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
du traitement légal accordé aux homosexuels et gaie montréalaise. Montréal : Chien d’Or : 60
28
de leurs droits civils, ce à quoi Kinsey était Chamberland, L. (1996) Mémoires lesbiennes.
d’ailleurs sensible »27 Le lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972.
Au Québec Montréal : les éditions du remue-ménage :100
29
Chamberland, L. (1996) Mémoires lesbiennes.
La situation semble avoir été différente au Qué- Le lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972.
bec. En effet, le propos doit être nuancé en ce Montréal : les éditions du remue-ménage :131

12
qu’ils caractérisent par l’attirance envers le mê- utilise un langage similaire à celui de Bergler,
me sexe et des traits efféminés. « Par un glisse- employant le terme « sexual deviation », en la
ment de sens, l’expression « contre nature » ren- décrivant de cette façon : « even though many
voie non plus seulement à la finalité intrinsèque- find their practices distasteful, they remain una-
ment non « procréative » des actes homosexuels ble to substitute normal sexual behavior for
mais à l’inversion des rôles sexuels »30. them ».33
Il semble ainsi que la diffusion du discours mé- L’effet Kinsey
dical se soit faite de façon plus progressive et
Malgré ces revers de fortune, l’étude de Kinsey
plus tardive au Québec qu’au Canada anglais
a un impact majeur sur la façon dont est perçue
grâce à l’efficacité des moyens de contrôle du
l’homosexualité, principalement à cause de
clergé. Comme le note Chamberland, « alors
deux des conclusions du rapport. La première,
que les deux rapports Kinsey (celui sur les hom-
est à l’effet que l’homosexualité est plus répan-
mes en 1948, et celui sur les femmes, en 1953)
due que ce qui est généralement pensé : « le rap-
eurent aux Etats-Unis l’effet d’une bombe, y
port Kinsey révèle la présence de quelques mil-
furent par la suite amplement vulgarisés et de-
lions d’homosexuels aux États Unis. Or la paru-
vinrent une référence centrale dans toute discus-
tion, en 1948, de cette étude novatrice qui est
sion publique sur l’homosexualité, ils furent à
largement médiatisée, contribue à la prise de
peine commenté par la presse québécoise fran-
conscience chez les gais de leur importance nu-
cophone et demeurèrent peu accessible à un lar-
mérique »34. La seconde, tout aussi importante,
ge public »31. Le Rapport Kinsey est vertement
stipule que l’homosexualité est une expression
dénoncé dans les milieux ecclésiastiques. Cela
normale de la sexualité humaine, celle-ci pou-
s’explique peut-être par le commentaire paru
vant être conceptualisée comme un continuum
dans la revue jésuite Relations qui accuse le rap-
plutôt que comme une dichotomie (Morgan &
port Kinsey d'immoralisme païen et argumente
Nerison, 1993).
qu’il faille protéger la famille québécoise contre
cette philosophie hédoniste et interdire sa diffu- Un nombre important de psychiatres refuse
sion au Québec (Hurteau, 1993). alors d’accepter les résultats de l’étude de Kin-
sey à l’effet que celle-ci est très répandue et par
Donc, jusque dans la deuxième moitié des an-
conséquent, doit être acceptée comme un aspect
nées 1960, l’appareil psycho-médical occupe
une position secondaire par rapport aux autres
appareils chargés de la régulation sexuelle et ne 30
dispose que d’une autonomie restreinte. Idem
31
Chamberland, L. (1996) Mémoires lesbiennes. Le
Le Québec n’est d’ailleurs pas le seul à préser- lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972.
ver ses vues conservatrices concernant l’homo- Montréal : les éditions du remue-ménage :131.
sexualité. C'est cette conception de l’homo- 32
American Psychiatric Association (1952).
sexualité comme maladie qui est institutionnali- Committee on Nomenclature and Statistics, Mental
sée en 1952 avec la publication de la première Disorder : Diagnostic and Statistical Manual.
édition du Diagnostic and Statistical Manual of Washington D.C.: American Psychiatric
Mental Disorders (DSM-1), répertoire des dia- Association: 7.
gnostics psychiatriques de tous les troubles 33
American Psychiatric Association (1968).
mentaux, au moment où un courant de normali- Committee on Nomenclature and Statistics, Mental
sation par le biais de preuves scientifiques prend Disorder: Diagnostic and Statistical Manual, 2nd
de l’ampleur (Spurlock, 2002). Le DSM-I caté- Ed... Washington D.C.: American Psychiatric
gorise l’homosexualité et d’autres formes de Association: 44.
« déviations sexuelles » comme un « trouble de 34
Higgins, R. (1998). Des lieux d’appartenance :
personnalité sociopathe », c’est à dire qu’il sou- les bars gais des années 1950, in Demczuk, I., &
tient que les homosexuels sont « ill primarily in Remiggi, F. W. (1998). Sortir de l’ombre.
terms of society and conformity with the prevai- Histoires des communautés lesbienne et gaie de
ling milieu »32. La version révisée du DSM-II, Montréal. Montréal : 109

13
normal de la vie. Cependant, dans la même pé- sexualité humaine comprend un large éventail
riode soit dans les années 50 et 60, plusieurs de comportements. Il reconnaît que les homo-
recherches en psychologie ont comme objectif sexuels ne peuvent être considérés comme un
de défendre ce même point de vue et tentent de groupe homogène. La poursuite de recherches
démontrer l’étendue de l’homosexualité ainsi est recommandée ainsi que la formation en
que le fait qu’elle puisse être considérée comme sexualité humaine des professionnels qui oeu-
une expression saine de la sexualité humaine. vrent en santé mentale. Ils mettent l’accent sur
(Spurlock, 2002). la poursuite des efforts vers une meilleure com-
préhension de l’étiologie de l’homosexualité, la
D’autres pionniers du domaine des études empi-
mise en place de services adaptés aux femmes et
riques suivent les traces de Kinsey, tels que
aux hommes homosexuels et suggèrent des
Ford et Beach (1951) qui questionnent la
changements des politiques sociales dans le but
croyance que l’homosexualité est hors nature en
de les rendre plus réceptives à la réalité homo-
observant les modèles sexuels chez plusieurs
sexuelle (Morgan & Nerison, 1993).
cultures et chez les animaux. Malgré le fait
qu’ils se soient largement inspirés du rapport de Cette époque marque un tournant important
Kinsey pour leur description de l’homme adulte dans les perceptions sociales et le discours en-
homosexuel américain, leurs résultats démon- tourant l'homosexualité. On assiste tranquille-
trent que les comportements homosexuels sont ment à l’apparition d’une sous-culture homo-
largement répandus chez la plupart des mammi- sexuelle. À partir à la fois des opportunités
fères incluant les humains (Morgan & Nerison, grandissantes et de l'étiquetage médical, une
1993), et qu’ils peuvent être retracés chez pres- nouvelle catégorie de comportement sexuel,
que toutes les espèces et les sociétés humaines l'homosexualité, fait son apparition supplantant
(Spurlock, 2002). ainsi les cas précédents, plus isolés, de désir
entre personnes de même sexe (Freedman,
Vers la fin des années 50, Hooker (1957) aborde
1995). Une culture homosexuelle publique fait
de façon empirique une des questions fonda-
son apparition. Cette sous-culture naissante de-
mentales reliées à l’homosexualité en vérifiant
meure cependant cachée et difficile à trouver, la
si celle-ci est, en soi, une indication de psycho-
menace encore réelle de châtiment et d'ostracis-
pathologie. Elle démontre alors que des clini-
me social fait en sorte que la sexualité reste bien
ciens expérimentés ne peuvent différencier le
gardée (Freedman, 1995).
profil psychologique de personnes hétérosexuel-
les de celui de personnes homosexuelles. À cet- Bref, pendant le XXième siècle, les connaissances
te même période, les chercheurs Masters et sur les relations entre personnes de même sexe
Johnson commencent une étude empirique sur se répandent, conduisant un univers jusqu’alors
le fonctionnement sexuel d’hommes et de fem- clandestin vers une plus grande notoriété publi-
mes homosexuels. Les résultats ne sont publiés que. Déjà dans les années 20, des pièces de
qu’en 1979 mais la collecte de données a bel et théâtre, des chansons, des nouvelles littéraires
bien commencé en 1957, ce qui démontre qu’un mettent en scène des personnages qui parlent de
changement dans les perceptions est amorcé et leurs désirs envers des gens du même sexe. La
qu'il oriente les études empiriques sur l’homo- volonté de la culture populaire de traiter avec la
sexualité. (Morgan & Nerison, 1993). sexualité, combinée à l'influence grandissante
de la psychologie et l'expérience de la Deuxiè-
Ce changement est soutenu aux États-Unis par
me Guerre mondiale, accélère cette tendance.
la mise sur pied du Task Force on Homosexuali-
ty par le directeur de la National Institute of Nous en savons très peu sur la vie des hommes
Mental Health (NIMH). Une équipe de 15 homosexuels québécois des années 30 et 40. Par
scientifiques est nommée, incluant des représen- contre, comme le soutient Higgins, « Si faute de
tants des sciences comportementales et sociales, témoignages, nous connaissons peu la vie gaie
de la médecine et du droit. Le rapport final du des années 1930 et 1940, il ne fait aucun doute
Task Force est complété en 1969 et publié en que le déclenchement de la Seconde Guerre
1972. Il attaque avec un énoncé déclarant que la mondiale provoqua d’importants change-

14
ments »35. La prochaine partie de ce texte sera blic afin qu'il supporte un engagement global
consacrée à cette période de transition marquan- dans le but de restreindre le communisme. La
te qu’est la Deuxième Guerre mondiale. Guerre Froide qui s'enclenche favorise la re-
cherche de bouc-émissaires qui expliqueront
L’effet de la deuxième guerre mondiale
comment les promesses de la Deuxième Guerre
La Deuxième Guerre mondiale ne fait pas que mondiale n'ont pas portée fruit. Dans ce climat
propager les définitions psychiatriques de l'ho- d'anxiété, les homosexuels se retrouvent soudai-
mosexualité; la guerre génère aussi, et de façon nement avec l'étiquette de menace pour la sécu-
substantielle, de nouvelles opportunités éroti- rité nationale et deviennent vite la cible d'une
ques qui ont permis l'articulation d'une identité chasse aux sorcières généralisée.
homosexuelle et la croissance rapide d'une sous-
Pendant les années 50 et 60, les hommes homo-
culture qui lui soit propre. Pour toute une géné-
sexuels sont victimes de descentes policières
ration de jeunes Américains et de Canadiens, la
inattendues et souvent brutales. Pendant la pé-
guerre crée un environnement dans lequel il est
riode d’après-guerre, les journaux et les autres
possible de faire l'expérimentation de l'amour,
médias ont tendance à s’aligner sur les tabous
de l'affection et de la sexualité et de participer à
de l’époque concernant l’homosexualité, ce qui
la vie de groupe des hommes « gais », terme qui
a pour effet immédiat d’empêcher toute forme
commence à circuler à l'intérieur de la sous-
de débat, de réduire au silence la collectivité
culture homosexuelle. « Montréal se trouva sou-
homosexuelle jusqu’à la rendre complètement
dainement envahie par des milliers de militaires,
invisible. Les crimes et les scandales y sont
et comme l’orientation sexuelle ne se posait pas
abordés, tout comme la régulation de la sexuali-
encore comme un élément d’identité pour la
té par le système judiciaire qui s’appuie sur un
majorité des gens, les comportements étaient
discours scientifique de plus en plus présent
moins influencés par la peur d’être étiquetés »36
(Higgins, 1999). Les journaux publient souvent
Lorsque les hommes civils quittent leur famille les noms, les adresses mais aussi le nom de
pour se trouver de l'emploi dans les grandes vil- l'employeur des personnes arrêtées pendant les
les, ils trouvent un nouvel espace pour l'explora- descentes policières dans les bars et les saunas
tion sexuelle. À la fin de la guerre, plusieurs (Freedman, 1995).
hommes ne retournent pas dans leur village et
Au Canada, cette stigmatisation sociale de l'ho-
leur famille. Certains préfèrent rester dans les
mosexuel – un être humain qui ne contrôle pas
grandes villes et participer à la vie « gaie » en
ses pulsions et s'en prend aux jeunes – atteint
émergence. Pendant la période de l'après-guerre,
son point culminant lorsque le Code Criminel
une sous-culture gaie se répand puis se stabilise,
canadien assujettit en 1954 la grossière indécen-
principalement autour de lieux de rencontres
ce à la notion de psychopathologie sexuelle,
spécifiques ; des bars et des saunas identifiés à
passible de détention préventive indéfinie
la clientèle gaie (Freedman, 1995). « Dans les
(Hurteau, 1993).
grandes villes américaines, on assista alors à
l’explosion du nombres d’établissements qui les
accueillaient. Aussi Montréal ne tarda pas à sui-
vre l’exemple de ses voisins du Sud et ouvrira 35
Demczuk, I., & Remiggi, F. W. (1998). Un demi
de nombreux espaces gais au cours des années -siècle de changements in Demczuk, I., &
subséquentes. »37 Remiggi, F. W. (1998). Sortir de l’ombre.
Histoires des communautés lesbienne et gaie de
La possibilité grandissante pour les hommes
Montréal. Montréal : VLB Éditeur : 109
homosexuels de faire des rencontres ne passe
36
pas inaperçue. Les années d'après-guerre don- Idem
nent naissance à la peur de l'inefficacité des ins- 37
Demczuk, I., & Remiggi, F. W. (1998). Un demi
titutions américaines à faire face à d'éventuelles -siècle de changements in Demczuk, I., &
subversions d'ennemis réels ou imaginaires. Les Remiggi, F. W. (1998). Sortir de l’ombre.
leaders politiques et religieux mobilisent le pu- Histoires des communautés lesbienne et gaie de
Montréal. Montréal : VLB Éditeur : 109
15
Pourtant, à cette époque, un changement socio- Vers la décriminalisation
critique majeur s'amorce. Les homosexuels sont
La fin des années 50 constitue un tournant ma-
de plus en plus conscients de leur identité. Aux
jeur en ce qui concerne les perceptions sociales
États-Unis, dans les années 50, un petit groupe
envers l’homosexualité. Comme nous l’avons
de femmes lesbiennes et d'hommes gais fondent
mentionné précédemment, c’est à cette époque
un «mouvement homophile », dans le but
que des études pionnières sur l’homosexualité
d'améliorer leur statut de groupe minoritaire et
tentent de démontrer l’universalité de cette ex-
de combattre la répression de l'État (Freedman,
périence (Higgins, 1999). La publication des
1995). Le groupe D.O.B., Daughters of Bilitis,
résultats de ces études fait en sorte que les hom-
lance « The Ladder », une revue littéraire et po-
mes homosexuels se sentent moins isolés, s’or-
litique lesbienne. Des groupes plus radicaux tel
ganisent et mettent en place divers groupes de
que le «Mattachine Society » voient le jour, tou-
pression. D’autres événements tel que la sortie
jours aux États-Unis. Des organisations homo-
du Rapport Wolfenden en Angleterre vont dans
philes plus limitées mais tout aussi importantes
le même sens, c’est-à-dire vers la décriminalisa-
sont créées au Canada. La plus significative,
tion de l’homosexualité.
l’Association for Social Knowledge voit le jour
à Vancouver. Ces organisations se donnent le Ce rapport, publié en 1957, reconnaît la compo-
mandat d’éduquer les hommes et les femmes sante psychologique de l’homosexualité, mais
qui vivent leur homosexualité difficilement et le refuse de la définir comme une maladie. De
public en général, sur les questions liées aux plus, le groupe de Wolfenden met en place des
« variations sexuelles » (Kinsman, 1987). Mais, avancées importantes pour que la loi et l’hypo-
comme le souligne Dorais, ces groupes travail- thèse médicale soient changées. C’est la contri-
lent dans une perspective que l’on pourrait qua- bution d’une groupe de travail formé d’experts
lifier de conservatrice, « visant à une transfor- en psychanalyse, notamment de Bion, de Gil-
mation à long terme des tabous de la société… lepsie et de Jacques (1955) qui joue un rôle im-
sans pour autant remettre en cause les fonde- portant dans la reconnaissance légale du carac-
ments même de cette société. »38 tère inoffensif pour la société des relations pri-
vées entre adultes consentants (Zachary, 2001).
La peur et l’anxiété qui caractérisent la période
L’inspiration principale du rapport Wolfenden
d'après-guerre contribuent donc, tout comme
est la séparation de la sphère privée de la sphère
l'ont fait les diagnostics psychiatriques, à élever
publique, pour que ne restent illégales que les
la conscience politique des hommes homo-
comportements portant préjudice à autrui, soit
sexuels. « … de nouvelles voix s’élèvent pour
envers un adulte ou un enfant. La décriminalisa-
appuyer une démarche fondée sur l’acceptation
tion n’est cependant appliquée qu’en 1967, soit
de soi… l‘épanouissement individuel que van-
10 ans après la publication du prestigieux rap-
tent le cinéma et la culture populaire américaine
port (Greenberg, 1988).
connaît un large et rapide succès au Québec, en
dépit des protestations du clergé (Desjardins, Après la sortie du rapport Wolfenden on assiste
1995) et des mesures comme l’interdiction des à une explosion de travaux de recherche sur
ciné-parcs »39 l’homosexualité largement vulgarisés et diffu-
sés. La particularité des recherches historiques
Ces changements sont les signes avant-coureurs
de transformations plus importantes dans les
perceptions envers l’homosexualité de façon
38
générale mais surtout envers les hommes qui Doais, M. (1982). Mouvement social gai et luttes
adoptent des comportements homosexuels. institutionnelles : des services sociaux pour les
C’est ce que nous aborderons dans la prochaine personnes d ‘orientation homosexuelle. Revue
partie de ce texte. Internationale d’Action communautaire, 47 (7) :
132. r
LA TOLÉRANCE SOCIALE ENVERS 39
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
L’HOMOSEXUALITÉ l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
gaie montréalaise. Montréal : 44
16
des années 60 réside principalement dans l’affir- homme, même si cela avait été fait en privé et
mation des valeurs positives de l’homosexualité entre adultes consentants »40
comme phénomène psychologique et social et
Du point de vue de Kinsman (1988), cette réfor-
dans l’étude des racines de son oppression. Cet-
me législative historique concernant l’homo-
te préoccupation de la minorité homosexuelle
sexualité n’est pas le fruit du hasard mais plutôt
concernant son identité historique est bien pré-
le résultat de multiples éléments. Il cite notam-
sente dans les travaux de nombreux chercheurs,
ment les problèmes pratiques liés à l’application
dont l’anglais Jeffrey Weeks et l’américain Jo-
de la loi et les pressions externes de quelques
nathan Katz (Hurteau, 1991).
lobbyistes, mais il insiste principalement sur
Autre événement important qui contribuera à l’action concertée de groupes politiques gais.
accélérer les changements sociaux en ce qui S’ajoutent deux autres éléments explicatifs, soit
concerne l’homosexualité est sans contredit l’é- le processus de transformation du Code Crimi-
meute de Stonewall. Celle-ci est souvent décrite nel canadien, déjà enclenché depuis les années
comme étant l’événement qui a marqué le début 40 et, plus important encore, la re-
du mouvement de la libération gaie. Le 28 juin conceptualisation de l’homosexualité à partir
1969, dans le Greenwich Village de la ville de d’un paradigme scientifique et médical plutôt
New York, les hommes gais qui fréquentent le que criminel et légal ( Kimmel & Robinson,
bar de Stonewall subissent une nouvelle descen- 2001).
te policière. Mais cette fois-ci les choses sont
Par contre, comme le souligne Chamberland
différentes. Plutôt que de se soumettre une fois
(1996), même si la nouvelle législation n’accor-
de plus à la répression policière, les clients du
de aucune reconnaissance sociale aux homo-
bar Stonewall se défendent. Cet affrontement
sexuels, même si ses promoteurs se défendent
reste le symbole de la libération de l’oppression
bien de cautionner l’homosexualité, l’adoption
vécue jusqu’alors par les hommes gais et les
du bill Omnibus s’accompagnera d’un certain,
femmes lesbiennes (Krajeski, 1996). Cet événe-
pour ne pas dire léger, relâchement de la sur-
ment les propulse dans une phase nouvelle
veillance policière, y compris dans les lieux pu-
(Tully, 2000). À partir de ce moment, ces mino-
blics. La multiplication des lieux de rencontre
rités n'acceptent plus d'être sans voix. Après des
homosexuels ainsi que l’émergence d’un mou-
décennies de répression et d'incompréhension
vement de libération gai dans les années qui ont
l'émeute monte et baisse durant tout le week-
suivi son adoption ont contribué à accréditer
end, pour finalement impliquer plus de 2000
l’interprétation selon laquelle le bill Omnibus
homosexuels, hommes et femmes, contre plus
aurait légalisé l’homosexualité (Chamberland,
de 300 policiers.
1996). Finalement, cet amendement au code
C’est dans ce contexte social en ébullition qu’en criminel aura eu aussi un effet important sur la
1969, le gouvernement fédéral de Pierre Élliot population gaie elle-même. « L’adoption en
Trudeau, adopte un amendement au code crimi- 1969 du Bill Omnibus par le parlement cana-
nel canadien afin que l’acte homosexuel entre dien…a constitué un tournant dans le processus
adultes consentants ne soit plus considéré com- de déculpabilisation et la sortie clandestine des
me un crime (Sanders, 1994). Mieux connue gais de Montréal »41.
sous le nom de Bill Omnibus, cette proposition
Donc, à la fin des années 60, un ensemble d'élé-
déclenche un vaste débat public sur l’homo-
ments se conjuguent et forment un courant qui
sexualité. «Durant les années 60, la question la
plus débattue devant les tribunaux et dans les
milieux juridiques en général, était de savoir s’il 40
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
convenait de déclarer « délinquants sexuels dan- l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
gereux » - et donc soumis à la détention gaie montréalaise. Montréal : Chien d’Or : 36
« préventive » en vertu du Code criminel les 41
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
hommes reconnus coupables plus d’une fois
l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
d’avoir eu des relations sexuelles avec un autre gaie montréalaise. Montréal : 112

17
renversera la tendance de la répression et de la d’hommes Blancs qui s’identifient comme gais.
stigmatisation de l'homosexualité (Van Wormer, Le mouvement féministe, pour sa part, était un
Wells, & Boes, 2000). Un de ces éléments ma- pôle d’attraction puissant pour les femmes les-
jeurs est l'émergence du mouvement pour la biennes, malgré la réticence des féministes à
libération des gais et des lesbiennes. La prochai- traiter leurs demandes spécifiques. D’ailleurs,
ne partie de ce texte lui sera donc consacrée. cette tension entre les buts politiques des deux
groupes, soit les lesbiennes et les gais, a vive-
L’ÉMERGENCE D’UN MOUVEMENT DE
ment été discutée pendant les années 70.
LIBÉRATION GAI :
VERS LA RECONNAISSANCE DE L’idéologie émergente du mouvement de libéra-
DROITS tion gai des années 70, qui se situe bien avant
les amendements à la Charte des droits et liber-
Tel que mentionné précédemment, l'émeute de
tés, est concentrée donc sur les préoccupations
Stonewall, comme aucun autre événement, mo-
de groupes formés en majeure partie d’homme
bilise les communautés gaies et lesbiennes vers
Blancs de classe moyenne. Les principales orga-
des actions sociales, politiques et religieuses. Le
nisations, dont le National Gay Rights Coalition
début des années 70 est caractérisé par la réac-
(NGRC Canada), la Coalition for Gay Rights in
tion des communautés gaies et lesbiennes, par le
Ontario (CGRO), Gay Alliance Toward Equali-
développement rapide de leur visibilité, la redé-
ty (GATE) à Vancouver, et l’Association pour
finition des rôles de genre et la montée d'une
les droits des gais du Québec (ADGHQ), in-
presse qui s’identifie comme gaie et lesbienne.
fluencent et structurent largement le mouvement
Encouragés par le sentiment de pouvoir ressenti
gai dans les années 70 (Smith,1999).
lors de l'émeute de Stonewall, le mouvement de
libération gai entre dans les années 70 porté par Les buts du mouvement gai sont principalement
un vent radical (Tully, 2000). C'est dans ce d’amener les hommes gais à s’identifier comme
contexte que les militants de ces groupes met- tels, de bâtir une communauté gaie, d’acquérir
tent en place des actions politiques, entre autres, l’approbation sociale envers l’homosexualité
auprès de l'American Psychiatric Association (Smith, 1999). Comme le souligne Demczuk et
pour que le terme «homosexualité » soit retiré Remiggi (1998), les organismes gais travaille-
du Diagnostic and Statistical Mental Disorders ront principalement dans une optique axée sur la
Manual (DSM-III). défense des droits et l’obtention de services.
« On assiste à la mise en œuvre de stratégies de
L'agitation sociale des années soixante a libéré
sortie, privilégiée comme forme d’action politi-
l'énergie et le langage des mouvements de libé-
que par les nouveaux groupes, qui se démar-
ration. Les droits civils se transforment en «
quent ainsi du mouvement homophile précé-
Pouvoir noir » et en mouvement de libération
dent, jugé trop conservateur, timide et sou-
des femmes. Le contexte historique est prêt pour
mis »42
enclencher le mouvement de libération « gaie »
qui misera sur les fondations de l'organisation À cette période, la lutte publique pour les droits
du mouvement de défense des droits homophi- civils est au centre des préoccupations et des
les qui a fait son apparition discrète dans les demandes du mouvement de libération gai, prin-
années cinquante. Ce mouvement vise, encore cipalement dans les domaines de l’emploi et du
aujourd’hui, à faire en sorte que l’homosexualité logement. Ces réclamations des droits civils
soit acceptée comme une variation naturelle de sont calquées sur celles des mouvements des
la sexualité humaine et demande l’obtention de droits civils américains et du mouvement fémi-
droits civils permettant aux hommes gais et aux niste. En clair, cette stratégie vise principale-
femmes lesbiennes de vivre ouvertement leur
orientation sexuelle, sans peur de représailles 42
Higgins, R. (1998) Identités construites,
(Morgan & Nerison,1993). communautés essentielles. De la libération gaie à
Le mouvement de libération gai est à ses débuts, la théorie queer in Lamoureux, D. sous la
non exclusivement mais principalement, formé direction de (1998).Les limites de l’identité
sexuelle. Montréal : 109

18
ment la création d’une identité politique. Les Le FLH comprend deux « ailes », l’une plus
actions du mouvement sont principalement près du mouvement politique et l’autre, à portée
axées sur le lobbying, les manifestations publi- sociale, permettant aux hommes homosexuels
ques et les plaidoyers en procès (Smith, 1999). de se rencontrer ou d’assister à des tables rondes
sur des thèmes tels que leurs rapports avec leur
Malgré le fait que les revendications et les ac-
famille, ou de participer aux premières danses
tions soient les mêmes pour l’ensemble des
gaies organisées à Montréal. Ce mouvement
mouvements au Canada, le Québec, à cette épo-
prend fin en juin 1972, à la suite d’une descente
que, se démarque par son climat social et politi-
policière survenue lors de l’inauguration du
que. La prochaine partie de ce texte relatera les
nouveau local (Higgins, 1999)
faits marquants de l’émergence du Mouvement
de libération gaie au Québec. La relève viendra du côté anglophone, de l’Uni-
versité McGill, où deux professeurs organisent
Mouvement de libération gaie du Québec
un séminaire sur le sexisme qui porte en fait sur
Au Québec, c’est par le biais de la revue Main- l’homosexualité. Par la suite ils animent des
mise que « l’avènement de la « gay libération » débats qui attirent les homosexuels du campus
a été portée à la connaissance des hommes ho- et ceux d’en dehors. Se forme ainsi un noyau
mosexuels. À la fin de 1970 et au début de qui constitue un petit groupe d’abord connu
1971, cette revue publie des articles traitant de sous le nom de « Gay » avant de devenir « Gay
la vie d’hommes homosexuels. Parmi les arti- McGill ». Ce groupe organisent des danses,
cles du dernier numéro de 1970, on remarque mais offre aussi un peu plus tard, un service de
une traduction du Gay Manifesto, texte-clé du ligne d’écoute, offrant renseignements et
mouvement gai de San Francisco. Suit dans le conseils aux homosexuels de la métropole et
numéro de février 1971 un article intitulé « Pour d’ailleurs. Cette période « anglaise » du mouve-
un Front gay à Montréal ». Peu après, des res- ment met donc l’accent sur les services à l’instar
ponsables de la revue convoquent une assem- de ce qui se passe ailleurs sur le continent, sur-
blée où est prise la décision de fonder le Front tout avec l’ouverture en 1973 du Drop-in gay
de libération homosexuel (FLH) (Higgins, qui offre un lieu de rencontre, une bibliothèque
1999) et des services de références et de conseils. Du-
L’adoption du mot « Front » n’est pas seule- rant cette période donc, on essaie de créer des
ment lié à la traduction du terme anglophone services sociaux pour les gais (Higgins, 1999).
venu des États-Unis, mais dénote aussi un désir Montréal, comme plusieurs autres grandes villes
de la part des homosexuels de s’identifier au nord-américaines, compte en 1974-1975, des
nationalisme radical du Front de libération du centres communautaires et d’autres types d’es-
Québec ainsi qu’au mouvement de libération paces associatifs. L’influence de l’expérience
des femmes. Cette association est très largement américaine inspire aussi des homosexuels qué-
francophone pendant les 15 mois de son existen- bécois à créer un mouvement politique
ce (Higgins, 1999). (Higgins, 1999).

Dès ses débuts, le FLH accueille des centaines À cette époque, les « gais » francophones oc-
d’homosexuels qui y trouvent pour la première cupent peu de place dans les organisations. Cet-
fois, un lieu où ils peuvent discuter de l’homo- te absence relative peut s’expliquer de diverses
sexualité, se défaire des modèles imposés jusque façons. Mais l’hypothèse retenue par Higgins
là par les prêtres, les psychiatres et la loi, et ain- (1999) est à l’effet que leurs énergies sont plutôt
si avancer vers une meilleure acceptation de soi. axées vers le mouvement nationaliste, à la crois-
« Les militants du groupe essayaient surtout de sance du parti Québécois ou des syndicats. Mais
les convaincre que les homosexuels consti- cette hypothèse reste à confirmer par d’autres
tuaient une minorité opprimée qui devait entre-
prendre une lutte pour sa libération, de concert 43
avec d’autres minorités »43 Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
gaie montréalaise. Montréal : 114
19
recherches plus approfondies. Une autre particu- physiques, ainsi qu’à la poursuite de la
larité du mouvement québécois réside dans le lutte contre la répression. » En 1977,
fait que les revendications et les préoccupations l’ADGQ installe un petit local et
des hommes gais et des femmes lesbiennes sont « commence à éditer un petit bulletin
fort différentes et amènent ces deux groupes à d’information, Gai(e) du Québec ».46
se diviser. Au Québec, « il ne fait aucun doute
Cette nouvelle association se donne d’abord une
que les communautés gaie et lesbienne ont em-
mission éducative auprès de la population et
prunté des trajectoires distinctes…cela étant dit,
particulièrement auprès des hommes gais au
on ne peut ignorer le fait que les gais et les les-
sujet de l’homosexualité tout en offrant à ces
biennes de Montréal, ont été soumis pour l’es-
hommes un lieu de rencontre et de réflexion sur
sentiel aux mêmes formes de contrôle que les
leur condition (Higgins, 1999).
institutions ont exercé de manière continue à
l’endroit de l’homosexualité »44. La descente au bar Truxx
En 1976, la répression policière s’est fortement La descente au bar Truxx marque un tournant
intensifiée. Une vague d’arrestations et d’actes dans l’histoire de la vie gaie à Montréal. Non
de harcèlement, liée à la campagne de pas parce que c’était la plus grosse arrestation
« nettoyage » à l’approche des jeux Olympi- de masse depuis les événements d’octobre 1970,
ques, s’intensifie sur une période de 7 à 8 mois. mais parce que pour la première fois, le lende-
Suite à ces actions policières une vague de colè- main de la descente, les gais ont exprimé tout
re agite le monde gai. On assiste à la naissance haut leur refus de cette répression qu’ils subis-
du Comité homosexuel anti-répression (CHAR), sent. Un soir d’octobre 1977, ce sont plus de
qui regroupe des représentants de presque tous 140 hommes qui se font arrêter par des policiers
les organismes gais de Montréal. Cette étape armés de mitraillettes dans le bar de la rue Stan-
importante de l’histoire des communautés gaies ley. «La plupart sont accusés de s’être trouvés
de Montréal marque le début de la période mo- dans une maison de débauche, quant aux autres,
derne de la libération gaie de Montréal ils sont accusés de grossière indécence »47
(Higgins, 1999).
Le lendemain, soit le samedi 22 octobre 1977,
Donc, les arrestations et les descentes dans les ce sont plus de deux milles gais et lesbiennes
bars gais continuent. Des assemblées publiques qui occupent le carrefour des rues Ste-Catherine
sont vite convoquées. « La colère et l’enthou- et Stanley, à Montréal, ce qui force la police à
siasme des participants surmontent les réticen- fermer la rue principale de Montréal pendant
ces initiales du comité face à l’idée d’organiser quelques heures. Cette manifestation est la ré-
les manifestations en pleine paranoïa olympi- ponse directe à la « énième » tentative des for-
que. Le 19 juin 1976, près de trois cents gais et ces de l’ordre de nier leur droit d’exister au sein
lesbiennes ont défilé dans les rues du centre- de la société québécoise (Higgins, 1999). « Le
ville de Montréal. C’est la première manifesta- 27 octobre 1977, l’ADGQ présente un mémoire
tion gaie d’envergure au Québec »45 à la Commission des droits de la personne de-
« À la fin du mois d’octobre 1976, le mandant à nouveau l’inclusion de « l’orientation
CHAR tient un congrès d’orientation
qui se transforme en congrès de fonda- 44
Demczuk, I., & Remiggi, F. W. (1998). Un demi
tion de « l’Association pour les droits -siècle de changements in Demczuk, I., &
des gai(e)s du Québec » (ADGQ). À Remiggi, F. W. (1998). Sortir de l’ombre.
ses débuts, l’ADGQ « s’inspire large- Histoires des communautés lesbienne et gaie de
ment du mouvement gai canadien an- Montréal. Montréal : 20
glais dans son orientation vers la 45
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
conquête de droits légaux par une lutte l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
publique ». La première année de l’or- gaie montréalaise. Montréal : 126
ganisation sera consacrée « à la mise 46
Idem : 127
en place de ses bases théoriques et 47
Idem : 130
20
sexuelle » dans la Charte.»48 À la fin de l’année Au début des années 80, le Canada vit au ryth-
1977, le gouvernement péquiste de Monsieur me des discussions entourant l’enchâssement de
René Lévesque amende sa Charte des droits et la Charte des droits et libertés. Pour les groupes
libertés de la personne pour interdire la discri- de pressions gais, les pourparlers et les négocia-
mination fondée sur l’orientation sexuelle. «La tions tournent autour de la « section 15 » qui est
Commission recommande au ministre de la Jus- en fait une liste qui énumère les fondements
tice de faire cet amendement…le gouvernement illicites de discriminations. L’orientation sexuel-
décide d’agir. La loi 88 est adoptée par l’As- le n’y est pas mentionnée, mais les représentants
semblée nationale le 15 décembre 1977, faisant du gouvernement affirment que cette liste est
du Québec un des rares États du monde à offrir non-exclusive, c’est-à-dire que l’orientation
une protection légale à sa minorité homosexuel- sexuelle y est implicitement entendue et incluse.
le »49. Cette même section est adoptée, telle quelle, en
1985 permettant ainsi au gouvernement d’ali-
S’ensuivra une période de calme relatif pour les
gner ses lois et ses règlements avec les nouvel-
militants gais québécois marquée par le déve-
les exigences (Sanders, 1994).
loppement de commerces et de services spécifi-
quement gais. Cette période correspond aussi au En janvier 1985, le gouvernement fédéral publie
début des délibérations entourant l’enchâsse- un mémoire sur les droits à l’égalité. Un bref
ment de la Charte canadienne des droits et liber- paragraphe fait mention de l’interdiction du ser-
té. Malgré les avancées et les gains du côté qué- vice militaire pour les homosexuels. Un comité
bécois, l’état des revendications des groupes parlementaire sur les droits cite l’Association du
canadiens est d’un tout autre ordre. Certaines Barreau canadien qui soutient dans un rapport,
précisions doivent être apportées dans le but de que les gais et les lesbiennes devraient être cou-
décrire la réalité qui prévaut concernant la mo- verts par la formule non-exclusive de la
bilisation des milieux gais et les demandes de « section 15 ». Ce rapport constitue un maillon
reconnaissance et d’égalité dans le Canada an- très important dans la reconnaissance des droits
glophone. La prochaine partie de ce texte appor- et libertés des communauté gaies et lesbiennes.
tera ces précisions. Il demande la fin de la discrimination dans l’Ar-
mée canadienne et la gendarmerie Royale du
La Charte canadienne des droits et libertés
Canada et demande l’addition de l’orientation
Vers la fin des années 70, loin d’être satisfaits sexuelle dans l’Acte canadien des droits hu-
ou indifférents, les groupes gais canadiens sont mains. En 1986, John Crosbie, alors ministre
pourtant peu mobilisés. Plusieurs facteurs canadien de la justice, annonce que le gouverne-
contribuent à expliquer cette apparente inactivi- ment reconnaît que l’orientation sexuelle sera
té. Tout d’abord, les dix dernières années de couverte par la section 15 de la Charte des droits
lutte des mouvements n’avaient donné que très et libertés, et promet de changer les lois en ac-
peu de changements, même des plus élémentai- cord avec celle-ci. Son énoncé affirmait donc
res, concernant les politiques publiques cana- qu’il y avait une analyse officielle et légale des
diennes, sauf au Québec bien entendu, avec l’a- droits, supportés par le gouvernement. Les dif-
mendement de la Charte des droits et liberté de férents tribunaux ont par la suite confirmé l’in-
la personne. Ensuite, il faut souligner la dissolu- terprétation que le gouvernement donne à sa
tion du mouvement pan-canadien de lutte pour Charte.
les droits et libertés des gais et lesbiennes
Du point de vue de plusieurs analystes des
(National Gay Rights Coalition), qui voit sa ba-
droits des gais et des lesbiennes, l’adoption de la
se militante s’effriter. Finalement, une part de
l’explication revient au fléau du Sida qui, d’une
part, décime les rangs des militants gais de la
première heure et d’autre part, mobilise l’éner- 48
Higgins, R. (1999). De la clandestinité à
gie des autres militants. Cette combinaison l’affirmation. Pour une histoire de la communauté
d‘événements déstabilise de façon dramatique le gaie montréalaise. Montréal : Chien d’Or : 131
mouvement de lutte gai canadien (Smith, 1999). 49
Idem
21
Charte des droits et des libertés est un exemple l’égalité (Sanders, 1994). Ces revendications du
rare de changement structurel dans un système droit à l’égalité sont basées sur l’affirmation que
démocratique. Smith (1999) souligne que la l’orientation sexuelle ne justifie pas un traite-
Charte a créé pour les mouvements sociaux une ment distinctif. Être homosexuel serait, par
plus grande opportunité d’utiliser les tribunaux exemple, comparable à être roux ou gaucher.
dans le but d’apporter le changement social.
On peut distinguer trois grandes préoccupations
A partir de l’opinion émise par le ministère de la qui se traduisent dans les revendications qui ont
Justice et de nombreuses décisions juridiques, le animé les organisations dans la lutte des droits
Canada est devenu l’un des rares pays dont la des gais. La première et la plus élémentaire, est
Constitution protège les droits des gais et des la préoccupation concernant la discrimination
lesbiennes contre la discrimination au sein des fondée sur la préférence sexuelle. Cette revendi-
divers paliers de gouvernement. Il faut aussi cation constitue un objectif central du mouve-
reconnaître que le Québec, à cet égard, avait ment de lutte pour les droits des gais depuis ses
précédé le gouvernement fédéral de près de dix débuts, soit dans les années 70, notamment dans
ans (Sanders, 1994). le domaine de l’emploi et du logement (Smith,
1999).
La dernière partie des années quatre-vingts est
caractérisée par deux phénomènes. D’une part, Le deuxième type de revendications concerne la
une augmentation importante de la visibilité des liberté sexuelle. Celle-ci est la caractéristique
communautés gaies, et d’autre part, une re- centrale du mouvement de libération gai, qui, en
mobilisation de ses militants. C’est aussi à cette retour, a formé une partie de la révolte contre-
époque que s’effectue la création d’un nouvel culturelle des années 60. La liberté sexuelle
organisme pan-canadien de lutte pour les droits continue d'être une question politique pour les
des gais et des lesbiennes. Suite aux modifica- gais. Pour certains militants, la liberté sexuelle
tions de la Charte, un groupe de pression, The doit être le but principal du mouvement et elle
Equality Writes Ad Hoc Committe, est mis en doit rester une dimension-clé de l’identité gaie.
place pour une campagne d’envoi de lettres et Les revendications liées à la liberté sexuelle
pour explorer des liens avec d’autres groupes incluent la pornographie spécifiquement gaie,
qui militent pour les droits humains. Ce comité les librairies, la décriminalisation du sexe anal
donnera naissance à ÉGALE (Equality for Gays et la régulation de consentement pour les rela-
And Lesbians Everywhere / Égalité pour les tions sexuelles (Sanders, 1994).
gais et lesbiennes). Cette étape marque le début
Le troisième élément visait la reconnaissance de
de l’action politique des groupes gais s’ap-
la relation de couple ou d’union de même sexe.
puyant sur la Charte de droits et libertés. C’est
Maintenant acquise, cette reconnaissance per-
aussi à ce moment que plusieurs actions en jus-
met, entre autres, d’accéder au droit à l’adop-
tice ont été menées et gagnées, et que les grou-
tion, aux avantages sociaux pour conjoints, etc.
pes ont commencé à militer pour la reconnais-
Certains militants demandaient aussi, et ont ob-
sance des unions de même sexe. La prochaine
tenu, que leur soit accordé le droit au mariage
partie de ce texte abordera brièvement les reven-
(Smith, 1999).
dications et les orientations du mouvement gai.
Pour les opposants aux droits des gais, une des
La construction des droits des gais et lesbien-
raisons évoquées pour faire une distinction entre
nes les couples de même sexe et les couples hétéro-
Après la parution du rapport Wolfenden en An- sexuels était presque toujours le potentiel pro-
gleterre et du Bill Omnibus au Canada, il était créatif des couples hétérosexuels (Sanders,
accepté que la loi anti-homosexuelle ne puisse 1994). Les buts des politiques sociales visant la
s’appuyer seulement sur des principes moraux protection et les soins aux enfants étaient utili-
ou religieux. La mort de ces arguments moraux sés pour justifier la reconnaissance particulière
ou médicaux a donné lieu à l’établissement d’u- donnée aux couples hétérosexuels, résultant, par
ne base d’acceptation pour les revendications à

22
le fait même, dans la non-reconnaissance des sonnes ayant une interdépendance sans qu’elle
couples de même sexe. soit fondée sur la conjugalité. (Lafontaine,
2003). Incluant de nombreuses répercussions
Parce qu’elle défie la notion de silence, la re- légales, ce projet de loi correspond aux vœux de
connaissance des relations des couples de même la coalition Égale, et met fin à une discrimina-
sexe était la question la plus importante pour les tion systémique à l’encontre des couples gais.
militants gais. Cette demande de reconnaissance Ce projet est déposé à la Cour suprême du Ca-
a suscité des débats, entre autre choses concer- nada afin d’en faire valider la constitutionnalité.
nant les avantages sociaux y étant liés pour les
Finalement le 9 décembre 2004, la Cour suprê-
conjoints. Cette reconnaissance des couples de
me du Canada déclare que le projet de loi fédé-
même sexe et le droit aux avantages pour les
ral qui propose d’étendre aux couples homo-
conjoints sont réalisés, dans les milieux de tra-
sexuels le droit de se marier au civil serait cons-
vail avec l’aide significative de décisions admi-
titutionnel sur le plan à la fois du fédéralisme et
nistratives et juridiques. Pour les militants, l’é-
de la Charte canadienne des droits et libertés,
galité pour les couples de même sexe n’était pas
mais reconnaît le droit aux institutions religieu-
une question de plus-value (Smith, 1999). Ac-
ses de refuser de pratiquer les cérémonies du
corder l’égalité aux couples de même sexe, c’é-
mariage pour ces mêmes couples. Pour plu-
tait leur accorder la reconnaissance publique de
sieurs, cette déclaration ne mettra pas fin au dé-
l’État et de la société au même titre que les cou-
bat, puisque seulement 7 provinces et territoires
ples hétérosexuels. La reconnaissance publique
reconnaissent actuellement le mariage homo-
a eu pour effet de normaliser et de stabiliser
sexuel.
l’homosexualité. Elle a été aussi importante
pour défier les stéréotypes d’instabilité et de Pour ceux qui favorisent le mariage entre per-
promiscuité attaché aux hommes gais principa- sonnes du même sexe, le dernier objectif serait
lement (Sanders, 1994). d’obtenir, par le biais d’un référendum, l’appui
de leurs concitoyens et que le changement se
À cet égard, rappelons que le Québec a une fois
fasse ainsi par le processus démocratique. Il fau-
de plus devancé plusieurs autres états en adop-
dra toutefois attendre que le Parlement se pro-
tant, le 7 juin 2002, la loi sur l’union civile (loi
nonce sur ce même projet de loi.
32) qui reconnaît les couples de même sexe au
même titre que les couples hétérosexuels. Ne
pouvant modifier la définition du mariage qui
est de compétence fédérale, le parlement québé-
cois a donc instauré « un régime ouvert aussi
bien aux homosexuels qu’aux hétérosexuels
dont le contenu est calqué sur celui du maria-
ge »50 et qui inclut les droits à l’adoption et à la
filiation. Pour les militants de la Coalition qué-
bécoise pour la reconnaissance des conjoints et
conjointes de même sexe, l’adoption de la loi
sur l’union civile marque une étape importante
dont on ne perçoit pas encore toute la portée
sociale et légale (Lafontaine, 2002).
Huit mois après l’adoption de la loi 32 au Qué-
bec, le gouvernement fédéral, dépose le 11 fé-
vrier 2003, un projet de loi (C-23) accordant les
mêmes droits aux conjoints de même sexe que
ceux reconnus aux conjoints de fait hétéro-
sexuels. Ce projet vise à créer et reconnaître une
nouvelle forme de partenariat entre deux per-

23
EN CONCLUSION cent à dire non à l'invisibilité et créent des grou-
pes politiques visant son élimination. Cette mul-
Les perceptions sociales envers l’homosexualité tiplication des groupes s'accompagne d'une ex-
ont connu de nombreux changements au cours plosion commerciale derrière laquelle des entre-
du siècle dernier. Soulignons d’abord que la preneurs perçoivent un marché gai fort intéres-
domination de la religion judéo-chrétienne a sant.
fortement orienté cette évolution. L'Église a tou-
C’est aussi à la fin des années 1970 que se déve-
jours condamné les relations entre personnes de
loppe l’intérêt des intellectuels pour des recher-
même sexe puisqu'elle les juge comme des actes
ches sur l'histoire et l'identité gaie. Comme pour
de péché. Les institutions canadiennes et québé-
l'histoire des femmes, les essayistes et les histo-
coises, particulièrement celles du droit et de la
riens ont dû recourir à des sources multiples
législation, ont longtemps porté la marque de
pour reconstituer une histoire qui avait été
cette influence. Les sanctions réservées aux
étouffée ou passée sous silence. Parallèlement à
comportements liés à l’homosexualité et leur
ce développement des connaissances sur la ré-
contrôle par la répression policière en consti-
alité des hommes homosexuels, on assiste à la
tuent des exemples. Bref, perçue comme péché
mise en place du mouvement de libération gaie
et un peu plus tard comme un crime, l’homo-
qui vise principalement à amener les hommes à
sexualité reste jusqu’au milieu du XXème siècle
s’identifier comme tels, à bâtir une communauté
un ensemble de comportements fortement répri-
gaie, à acquérir l’approbation sociale envers
més. Mais les influences religieuses ne seront
l’homosexualité et surtout à l’acquisition de
pas les seules à être reflétées par la législation
droits civils.
canadienne. En effet, plusieurs réformes législa-
tives portent la marque d’un autre ascendant, Les mouvements gais québécois et canadiens
soit celle de l’expertise psycho-médicale. ont plusieurs gains à leur actif : mentionnons
seulement l’amendement de la Charte des droits
En effet, grâce à des conditions sociales qui prê- et libertés de la personne interdisant la discrimi-
tent à son émergence, l’homosexuel devient nation fondée sur l’orientation sexuelle au Qué-
donc, avec l’influence de la science moderne et bec en 1977 et l’inclusion de l’orientation
des nouvelles connaissances en psychiatrie, un sexuelle comme fondement illicite de discrimi-
individu qui sera défini comme malade et qui nation lors de l’enchâssement de la Charte des
nécessitera une panoplie de soins et de traite- droits et libertés canadienne en 1986. Mais ces
ments psychiatriques. Ce courant de pensée batailles s’accompagnent de durs coups. Les
sera majeur et occupera le haut du pavé durant communautés gaies font face à l’épidémie du
la plus grande partie du XXème siècle. Sida qui décime les troupes et tourmente les
survivants.
Pourtant, vers le début des années 50, un tour- En ce début de XXIème siècle, les groupes gais
nant décisif s’effectuera dans les perceptions continuent de revendiquer le droit à l’égalité. La
sociales envers l’homosexualité. Ce changement reconnaissance des conjoints de même sexe et
sera provoqué par les homosexuels eux-mêmes l’adoption de la loi sur l’union civile suscitent
qui sont de plus en plus conscients de leur iden- encore bien des débats. Nombres de groupes
tité. Soutenues par de nouvelles études telles gais se réjouissent de ces avancés, mais pour
que le Rapport Kinsey, de nouvelles voix s’élè- certains le plus difficile reste à réaliser. L’ho-
vent pour dénoncer l’oppression et permettre mophobie et l’hétéro-sexisme restent présents et
l’émergence d’une sous-culture et d’une identité continuent de préoccuper les militants de cette
gaie. coalition hétérogène qu’est la communauté gaie.
Portés par le rapport Wolfenden en Grande-
Bretagne, par l’adoption du Bill Omnibus au
Canada qui décriminalise l’homosexualité, et
surtout par les échos de l’émeute du Stonewall 50
Lafontaine, Y. (2002). Victoire historique.
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