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La vie homosexuelle à l’écart

de la visibilité urbaine.
Ethnographie d’une minorité
sexuelle masculine dans la Drôme
C OLI N G I RA U D

L’homosexualité constitue aujourd’hui encore une forme de sexualité mino-


ritaire, au double sens du terme : statistiquement, mais aussi au sens où elle
s’éloigne des normes sexuelles dominantes hétérosexuées, dans les socié-
tés occidentales contemporaines. Cependant, sous l’effet de changements
sociaux et législatifs, les conditions socio-historiques de cette expérience
minoritaire ont profondément changé depuis quelques décennies (Pol-
lak, 1982 ; Adam, 1999 ; Chauvin et Lerch, 2013). De nombreux travaux
ont montré les ressorts multiples de cette mutation qui se traduit par des
modifications juridiques, sociopolitiques et culturelles à l’échelle macroso-
ciologique (Borillo, 2000 ; Fassin, 2005). De tels changements ont nourri
l’idée d’une banalisation de l’homosexualité et d’un assouplissement des
contraintes sociales et juridiques ayant longtemps pesé sur les minorités
homosexuelles. Par la conquête de droits nouveaux et la construction d’une
visibilité collective, l’homosexualité aurait ainsi changé de rôle, de statut
et de régime dans les sociétés occidentales (Fassin, 2005 ; Martel, 2013).
Cette hypothèse générale doit cependant être nuancée à plusieurs titres,
car ce processus d’émancipation a connu des limites, des restrictions et n’a
pu s’opérer qu’à certaines conditions sociales spécifiques. Ce sont surtout
certaines fractions des populations homosexuelles qui semblent en avoir
bénéficié et qui, disposant de ressources socio-économiques, culturelles et
symboliques, ont pu, notamment depuis le milieu des années 1980, conver-
tir un stigmate minoritaire en ressource sociale collective et valorisante.
L’aspect singulier de cette séquence historique est surtout visible pour
une génération de gays¹ dont l’engagement biographique dans la carrière

1 Précisons ici que les histoires et statuts sociaux des homosexualités masculine et féminine sont
différenciés, et qu’un tel résultat est donc encore plus discutable pour les lesbiennes, les inégalités
sociales demeurant persistantes entre gays et lesbiennes, à l’image des inégalités plus générales

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C O L I N GI R A U D

homosexuelle s’est réalisé au moment même où l’histoire des homosexuali-


tés connaissait un moment de libération spécifique. Dans le prolongement
de recherches sur les rapports entre espaces et homosexualités², j’ai montré
dans un travail précédent combien cette expérience historiquement située
avait partie liée avec l’émergence des quartiers gays au centre des métropoles
occidentales et comment ces espaces avaient alors constitué des ressources et
des instances de socialisation pour une partie des gays occidentaux³. Cette
recherche a aussi montré les capacités socio-historiques d’une minorité à
produire, construire et investir des ressources socio-spatiales au centre-ville,
ressources permettant de transformer un stigmate social en identité posi-
tivement investie et progressivement valorisée pour elle-même et aux yeux
des autres (Goffman, 1975 ; Giraud, 2013).
Une telle conversion n’a cependant été manifeste et possible qu’à un
certain moment et, surtout, pour certains homosexuels, hommes, urbains,
blancs et appartenant aux classes moyennes et supérieures. Si l’homosexua-
lité masculine s’est normalisée et banalisée, ce processus a essentiellement
concerné certaines régions seulement de l’espace social et certains contextes
urbains, contextes statistiquement minoritaires au sein même des mino-
rités homosexuelles. La visibilité et le développement des quartiers gays
ont aussi été perçus comme une preuve de la tolérance plus marquée des
espaces urbains centraux et de leurs habitants, particulièrement favorisés,
à l’égard de l’homosexualité. Aujourd’hui, pour de nombreux médias et de
nombreux commentateurs, ce sont bien deux modèles sociaux qui se distin-
gueraient : celui de la métropole moderne, accueillante et tolérante, opposé
à celui des espaces périphériques (banlieue, périurbain, campagne) et des
populations moins favorisées, plus hostiles aux gays, qu’il s’agisse d’ailleurs
des banlieues homophobes ou des campagnes réactionnaires (Fassin, 2010).
L’hypothèse d’un tel différentiel socio-spatial traduirait non seulement
l’existence de déserts gays en dehors des grandes villes, mais aussi le rejet et
l’intolérance de la part des petites classes moyennes et des catégories popu-
laires fortement représentées dans ces espaces4. En France, ces dernières
années, cette opposition est redoublée par des thèses insistant sur un clivage

entre hommes et femmes (Costechareire, 2008 ; Chauvin et Lerch, 2013). L’enquête et l’article
ne portent ici que sur des homosexuels masculins.
2 Ces travaux ont fleuri aux États-Unis et en Grande-Bretagne, au sein des gay and lesbian studies,
puis en France surtout chez les géographes (Blidon, 2008 ; Leroy, 2009).
3 Recherche sur le rôle des gays dans la gentrification urbaine et portant sur les quartiers gays du
Marais à Paris et du Village à Montréal (Giraud, 2014).
4 Plus que le roman d’Édouard Louis en tant que tel, En finir avec Eddy Bellegueule (2014), c’est
surtout sa réception par la critique et les médias qui s’inscrit dans cette perspective et fait de ce
texte littéraire une contribution à cette thèse.

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ET HN O GR AP HIE D’ U N E MIN O R IT É S EX U EL L E

socio-spatial binaire plus général (Guilluy, 2014). Il reposerait sur la fracture


entre une France urbaine des élites favorisées et une « France périphérique »,
laminée par la crise économique, socialement conservatrice et tentée par le
repli sur soi, celui-ci se traduisant notamment par des attitudes racistes et
homophobes chez les catégories populaires qui y sont cantonnées. Ainsi,
en dehors des grandes villes et de leurs habitants favorisés réputés tolérants,
l’expérience minoritaire de l’homosexualité resterait largement marquée
par l’hostilité, le rejet et la stigmatisation (Chaumont, 2009). J’ai souhaité
interroger cette opposition, souvent reprise comme mode de lecture domi-
nant des rapports entre espaces et homosexualité, de manière plus ou moins
explicite, par les médias5 mais aussi par certains chercheurs (Bell et Valen-
tine, 1995a ; Blidon, 2008). À travers une enquête ethnographique sur les
modes de vie gays dans la plaine de Valence (Drôme), j’ai cherché à mieux
connaître les expériences de l’homosexualité masculine qui se construisent
dans des espaces de faible visibilité, éloignés de la centralité urbaine et de ses
quartiers gays6. Contrairement à bien des représentations et des stéréotypes
à l’égard de ces hommes et de ces espaces, l’article soulignera les contraintes
spécifiques qui pèsent ici sur les minorités gays mais aussi les ressources
singulières qu’elles construisent, mobilisent et mettent en œuvre. Cette
enquête permet de souligner combien des contraintes sociales et spatiales
fabriquent un statut minoritaire, mais aussi comment l’expérience minori-
taire parvient à jouer avec ces contraintes et à se forger des ressources.

L’enquête dans la Drôme

L’enquête a commencé au printemps 2014 et s’est terminée à l’au-


tomne 2015. L’article porte ici sur des démarches empiriques conduites
entre avril et novembre 2014. Les outils mis en œuvre sont essentiellement
ethnographiques et articulent trois matériaux principaux : des entretiens,
conduits avec des gays habitant dans la Drôme (plaine de Valence et alen-
tours, au nord du département), abordant les trajectoires et les modes de
vie (21 entretiens mobilisés ici), des observations localisées sur des sites spé-
cifiques (lieux de drague extérieurs, plages gays, discothèque gay, saunas
et rares bars gays ou gay-friendly) et des matériaux plus informels (discus-
sions avec certains habitants gays ou non, relevé d’informations sur des

5 Par exemple « En finir avec Eddy Bellegueule : chronique de la haine populaire », Isabelle
Curtet-Poulner, Marianne, 15 février 2014.
6 Terrains que j’ai moi-même investis dans le cadre d’une précédente recherche sur le rôle des
gays dans la gentrification urbaine (Giraud, 2014).

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