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Jean

Ferrat
Les mots de la vie
ALEXANDRE SIMONI
City
Biographie
© City Editions 2020
Photo de couverture : © Jerome Chatin/Gamma-Rapho/GettyImages
ISBN : 9782824633534
Code Hachette : 29 4746 4
Catalogues et manuscrits : city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce,
par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.
Dépôt légal : Février 2020
Introduction
Le XXe siècle est celui des catastrophes, des génocides, de la barbarie pratiquée
à l’échelle des États. Le XXe siècle est celui des espoirs déçus, des rêves écrasés
sous les bottes, de la fin des idéologies. Le XXe siècle est un condensé de tous les
autres siècles, une accélération de l’histoire qui a vu les humains croire avec
ferveur au Grand Soir, ne plus y croire, y croire de nouveau. Ce siècle a eu ses
poètes, ses bardes qui ont tour à tour chanté la joie et la tristesse, l’espoir et
l’abyssal désespoir. Jean Ferrat était de ceux-là. Une guitare à la main,
moustache bien calée au-dessus d’une bouche à bouffer le monde, Jean
Tenenbaum, dit Jean Ferrat, a traversé ce XXe siècle, en a chanté les misères, en a
hurlé les colères, mais il en a aussi dit les beautés parfois fragiles, parfois ténues.
Entre puissance et délicatesse, l’homme a su dire le siècle comme peu d’autres
l’ont fait, dans une langue populaire, accessible à tous, sur des airs que l’on
fredonne. C’est Jean Ferrat qui nous a mis la révolte au bord des lèvres, comme
une fleur dépassant du canon d’un fusil. Jean Ferrat est un nom qui ne s’éteindra
pas, une lueur, une vibration qui, 10 ans après sa mort, retentit encore.
Partie 1

LES SOURCES D’UNE COLÈRE


1
On ne naît pas en colère, on ne naît pas avec le souffle du
poète et la fureur du juste.
Petit Jean voit le jour dans l’entre-deux-guerres, dans un
milieu relativement aisé, au sein d’une famille fonctionnelle,
baignée d’amour et de joie, où la musique a sa place, certes,
mais n’est le métier d’aucun des deux parents. A priori, rien ne
destinait Jean Tenenbaum à devenir l’un des chanteurs les plus
engagés de sa génération, ayant tout au long de son existence
la justice et le droit à la révolte comme cheval de bataille. Les
aléas de la vie, l’histoire, la filiation paternelle et les drames,
aussi bien intimes qu’universels, ont façonné l’auteur-
compositeur-interprète qu’il deviendra. Au fond, le XXe siècle a
fait de Jean Tenenbaum un Jean Ferrat… En revanche, comme
le dit un certain Le Forestier des années plus tard : on naît tous
quelque part. Géographiquement d’une part (à Vaucresson
pour Jean, banlieue cossue d’une France qui se remet
péniblement de la Grande Guerre et sent souffler le vent
mauvais d’une seconde), mais aussi dans l’hérédité des aïeux
qui nous ont précédés. Oui, tout enfant est issu d’une lignée,
avec son histoire et ses bagages. Ainsi, Jean Tenenbaum est le
produit de l’amour de Mnacha et Antoinette.
Mnacha Tenenbaum, Juif immigré russe, est né le 15 août
1886, d’un Samuel et d’une Broucha à Ekaterinedar, bourgade
rebaptisée par la suite Krasnodar. Tout, du nom imprononçable
de sa ville d’origine, aux parents dont on ne sait rien, en
passant par cette contrée lointaine qu’est le Caucase, bercée de
fantasmes enneigés d’Extrême-Occident, nous dépeint le
tableau d’un homme qui a vécu un début de vie à mille lieues
de la France où grandira Jean. Un exotisme cependant traversé
de tumultes… Lorsqu’il arrive en France à seulement 20 ans, il
est déjà orphelin de père depuis sa tendre enfance, et orphelin
de mère depuis 5 ans. De son exil, personne ne sait rien et tout
le monde suppute. Une extrapolation facile à effectuer vu la
conjoncture de la Russie de cette époque, baignée
d’intolérance, d’ignorance et de haine ; haine qui viendra
rattraper Mnacha et le reste du monde quelques années plus
tard. Son déracinement a donc très probablement été motivé
par les persécutions des dernières années russes tsaristes et ses
vagues de pogroms éminemment violents, dont celles des
années 1903-1906. Persécution, pillage, meurtre, viol ; les
Juifs sont perçus comme la source de tous les maux et sont
alors tyrannisés sans vergogne. Si la majeure partie des
pogroms ont lieu dans des villes assez éloignées de celle où
grandit Mnacha, l’antisémitisme latent de la Russie a bien
évidemment traversé les plaines pour s’étaler partout sur ce
pays dont la taille équivaut à celle d’un continent. S’ajoute à
cela la situation économique catastrophique et l’échec de la
première révolution russe de 1905. Les raisons s’accumulent
rétrospectivement et, même si ce futur père ne mentionnera
jamais les motifs de ce départ, on comprend sans difficulté ce
désir de recommencer sa vie ailleurs. Du reste, tout dans le
comportement de Mnacha concourt à suggérer qu’être juif
n’est pas chose facile dans le cœur de ce père expatrié ; au
point de ne pas mentionner à son fils ses origines juives avant
que la Deuxième Guerre mondiale l’en oblige… Un poids trop
lourd à porter ? Une enfance baignée de persécution et source
de trauma ?… Dans tous les cas, une filiation qui se faufilera
dans les bagages du fils et viendra faire éclore un chant aussi
mélancolique que furieux.
Des premières années vécues en France par cet apatride, on
n’en sait pas plus. Encore une fois, on les imagine aisément
laborieuses, déstabilisantes. Il y a une langue à apprendre, une
culture et des coutumes à assimiler. Il faut s’intégrer… Sur ce
plan-là, Mnacha s’en sortira avec brio. En 1913, il s’installe à
Paris où il devient artisan bijoutier dans le Marais. Pour un
immigré, c’est signe d’une force d’adaptation, d’un désir
ardent d’appartenir et de se construire une vie. Ce besoin
d’effacer un passé tumultueux au profit d’une vie française
« pleine » devient d’autant plus évident lorsque l’on sait qu’il
ne parlera jamais autre chose que le français avec sa famille et
qu’il se fera à terme appeler Michel à la place de Mnacha, nom
à haute connotation juive d’Europe de l’Est. Cet effacement
total des origines lui était peut-être nécessaire, mais n’est
jamais chose facile ; ni pour la personne concernée ni pour
ceux qui suivront et porteront le nom. Mais Mnacha est avant
tout un modèle de réussite. Très vite, il possède son propre
atelier de joaillerie, puis acquiert prestige et reconnaissance,
devenant durant quelques années l’un des créateurs les plus
demandés par les grands noms de la mode et du luxe. Jusqu’à
l’arrivée de la crise dans les années 1930, où les bijoux et les
parures ne sont plus la priorité des Français. Aussi, il existe
plusieurs formes de réussites, autant de parcours que de vie, et
c’est auprès d’une Antoinette que Michel trouvera l’amour et
la mère de ses enfants ; un autre modèle à offrir, une autre
histoire.
Antoinette Malon, née le 8 novembre 1888 à Paris, est, elle,
française de souche. D’origine auvergnate, bien qu’elle n’ait
jamais vécu dans la région, elle est issue d’un milieu pour le
moins modeste. Un prolétariat pur et dur qui lui aussi se
glissera dans les préoccupations du chanteur que deviendra
Jean. Jeune, elle travaille dans le domaine original de la
production et création de fleurs artificielles. Elle deviendra
finalement mère au foyer, avec du pain sur la planche, quatre
bouches à nourrir, puis quatre existences à protéger et un mari
en moins… À l’époque, elle vit à Paris dans le même quartier
que Mnacha. On suppose alors que leur rencontre est née d’un
voisinage. Paris, qui depuis toujours accueille des personnes
d’horizons pour le moins éloignés, permet au sort de réunir des
destins qui autrement ne se seraient jamais croisés. Hormis
vivre dans la même ville, un autre point crucial réunit ces deux
futurs parents : comme pour toutes les personnes nées à la fin
du XIXe siècle, le contexte historique les oblige à traverser non
pas une, mais deux guerres mondiales consécutives ; sans
compter les crises économiques et le contexte géopolitique
incertain.
Pour l’instant, Mnacha ne s’en sort pas trop mal (l’histoire le
rattrapera de la pire manière qui soit). Petit bout de chance, il
n’a pas été appelé pour la Première Guerre mondiale, et sa
rencontre avec Antoinette lui permet de réaliser son rêve, ce
pour quoi il a traversé un continent. L’apatride qu’est Mnacha,
devenu Michel, fonde une famille ; une famille « française ».
Ils sont bénis d’un premier enfant le 17 juillet 1916. Une petite
Raymonde qui donnera son nom à la villa achetée plus tard, où
naîtra Jean. Le premier chérubin, source de toutes les joies,
symbole du départ de l’aventure : celle de la famille
Tenenbaum. Ils se marient quelques mois plus tard (le
8 décembre 1917) dans le IIIe arrondissement, tandis
qu’Antoinette est enceinte du second. Il n’est pas si facile pour
un étranger – sans papier, sans famille, sans passé – de se
marier, mais pas impossible. Rien ne les arrêtera. On voit
d’ailleurs ici poindre chez le couple les traces d’une
modernité, d’un droit de vivre et de penser hors des clous
imposés : un premier enfant hors mariage, une union entre un
étranger et une Française du terroir ; enceinte qui plus est.
Qu’à cela ne tienne, on les imagine heureux, vivant les émois
du début de la vie commune dans leur petit appartement du
132 de la rue de Turenne, quartier d’ailleurs connu pour abriter
les fonderies d’or et de nombreux Juifs ashkénazes… Ce n’est
pas sans rappeler une certaine « môme », une ambiance, une
liberté empreinte de difficultés.
La famille s’agrandit donc à vue d’œil. Après Raymonde
suivront André, premier garçon né le 5 juin 1918, puis Pierre,
sept ans plus tard, le 20 mars 1925. Début de fratrie, une
famille nombreuse en devenir. D’ailleurs, dès 1920, les
Tenenbaum quittent Paris et s’installent à Vaucresson, en
Seine-et-Oise. Petit village de 2000 habitants à moins de
20 km de la capitale. On y vit une existence à mi-chemin entre
banlieue et campagne, où grandes demeures et petites maisons
se côtoient, entourées de nature. Il s’avère que les affaires rue
de Turenne marchent pour Mnacha et leur permettent
d’acquérir une belle villa d’un étage avec jardin, cour, bassin,
potager. Les voilà devenus bourgeois. Peut-être pas du jour au
lendemain, mais assez rapidement pour qu’on s’émerveille de
la fulgurance du chemin, des échelons sociaux montés. Trois
ans après le mariage, une prolétaire et un immigré russe se
retrouvent à vivre avec un piano dans le salon, une éducation
musicale pour la mère et la fille, une vie sociale de quartier et
des domestiques, le tout dans une demeure cossue. Ils y
hébergent aussi Léontine, la sœur d’Antoinette, veuve de la
Grande Guerre et – bien pire encore – ayant perdu son fils
d’une péritonite.
Tout ce qui manque au tableau est la nationalité française à
ce père qui pourvoie pour six personnes une vie pour le moins
confortable. Mnacha, devenu déjà Michel pour son entourage,
lance une demande de naturalisation en 1927 et l’obtient
l’année suivante, précisément le 24 juillet 1928. Mnacha jouit
à l’époque de nombreuses « qualités » ostentatoires, qui
participent à cette naturalisation relativement rapide. Il est
apprécié par son entourage, vit sur le sol français depuis plus
de 20 ans, exerce une profession prestigieuse pour laquelle il
est renommé et a réalisé l’exploit de construire une vie aisée
pour lui et sa famille. En outre, tout ce qu’il représente, tout ce
qu’il a construit tend à montrer un homme déjà français de
cœur depuis longtemps, et il y a fort à parier que l’État
français de l’époque était hautement sensible sur ce point-là.
C’est donc d’un père et d’une mère français que, le
26 décembre 1930, au lendemain de Noël, à Vaucresson, vient
au monde Jean Tenenbaum.
2
Clin d’œil : Jean Tenenbaum, futur Ferrat, naît quelques
semaines après la première « fête de l’huma » et un an après le
jeudi noir de Wall Street… Ironie ou symbole, le second fait
aura cependant de véritables conséquences sur la vie familiale.
En effet, le krach provoque une chute sans précédent des
bourses mondiales, qui déclenche elle-même une crise
économique dramatique. D’abord purement américaine, elle
prendra un certain temps à traverser l’Atlantique, mais se
répandra finalement en Europe ; un début de dépression après
quelques années « folles ».
Lorsqu’éclate la crise financière aux États-Unis, Mnacha ne
s’inquiète pas réellement. Certains crient déjà à l’apocalypse,
d’autres voient les kilomètres qui séparent les deux continents,
sans se rendre compte des liens étroits qui, déjà, unissent les
économies entre elles et les rendent interdépendantes. Pour
l’instant, Mnacha habite entre les champs de sa commune
(d’une France encore rurale) et les Parisiens aisés qui lui
commandent des bijoux. Il faudra attendre que la France soit
réellement touchée par l’extension de la crise américaine
(entraînant, à moindre mesure, une réelle hausse du chômage),
pour que les conséquences atteignent la vie professionnelle
florissante de cet artisan. Car, inexorablement, l’industrie du
luxe se voit attaquée d’un ralentissement considérable. Même
la grande bourgeoisie se serre la ceinture. La faillite du
système pousse les gens à se séparer du « superflu » ; bijoux et
parures deviennent inabordables.
Ainsi, Mnacha est forcé d’abandonner le métier de joaillier
qui lui a pourtant permis de réaliser son rêve en une petite
décennie seulement. Mais, qu’à cela ne tienne, l’homme a de
la ressource et se lance dans une reconversion surprenante : il
se fait marchand de fruits et légumes. Il a du flair, les fruits et
légumes sont quasiment des produits de première nécessité. Il
fait cependant d’abord commerce de fruits exotiques pour des
clients aisés parisiens, puis change son fusil d’épaule et se
tourne vers des denrées plus ordinaires. Michel sait se
réadapter sans cesse. Homme pragmatique, il a déjà prouvé
qu’il était en mesure de se réinventer en quittant son pays natal
sans un sou, pour rejoindre ce qu’il pensait être la patrie des
droits de l’homme. Cela n’empêche que le train de vie
familiale en prend un coup, et Mnacha est obligé de se séparer
de la bucolique villa Raymonde, pour entrer en possession
d’une petite boutique à Versailles, rue Carnot.
La famille quitte Vaucresson alors que Jean n’a que cinq ans
et s’installe donc à Versailles, ville bourgeoise à la symbolique
hautement royale. Un paradoxe en soi, doublé du paradoxe qui
suivra : Jean y vivra une vingtaine d’années, en banlieusard
version chic, avant de devenir le porte-parole des opprimés et
des déclassés, et de finir sa vie en Ardèche… Tout parcours de
vie est ponctué des lieux d’habitation, marqué de géographie
autant que des origines parentales. Jean Ferrat sera ainsi riche
d’une multiplicité de modèles, qui participera très
certainement à la subtilité de son discours politique engagé.
Pour l’instant, l’enfant est le plus jeune de la fratrie. Il est
probablement le seul à ne pas souffrir de ce changement de
régime, de ce déménagement forcé. Sans compter que, si la vie
familiale perd en qualité, elle ne tombe pas dans la misère non
plus. Ils emménagent dans un quartier agréable, à quelques pas
du château, dans l’immeuble d’un ancien hôtel particulier
construit sous Louis XIV. Ils intègrent tous, chacun en
fonction de leur âge, une nouvelle école. Jean rejoint très vite
Pierre dans son école communale de quartier. Ce dernier se
rappelle que les premiers temps ont été durs pour le cadet, qui
réclame sans cesse sa mère : preuve que le cocon familial est
nourri d’amour et de confort. Raymonde intègre le lycée un
temps, mais le quitte finalement. Il faut travailler au plus vite
afin de participer aux fins de mois difficiles de la famille.
André, l’aîné, prend, lui, les devants de la guerre et, dès 1937,
entre dans l’armée de l’air. Il n’aura pas l’occasion de
combattre, mais la démarche première n’en est pas moins
courageuse : on ne laisse pas l’envahisseur à la porte de chez
soi sans réagir. Surtout vu l’ennemi en question, qui prend peu
à peu au cours des années 1930 l’apparence d’un monstre. Les
Tenenbaum sont alors une famille lambda, ni riche ni
excessivement pauvre, vivant au gré des saisons, des fruits et
légumes vendus par le père, des nouvelles inquiétantes qui
s’accumulent, des dimanches en famille que l’on imagine
joyeux et vivants.
Et puis, la cellule familiale ne se réduit pas aux Tenenbaum,
il y a aussi Tantine. Léontine, la sœur aînée d’Antoinette,
partage leur toit depuis longtemps déjà. La Première Guerre
lui a arraché un mari, mais, surtout, une péritonite lui a volé
son unique enfant. Il est hors de question pour Antoinette et
Mnacha d’abandonner cette femme à son triste sort. La notion
de famille veut dire quelque chose chez les Tenenbaum, et
Tantine en fait donc partie intégrante. Au-delà d’un cadre de
vie qui soulève très certainement un peu la douleur des pertes
successives, c’est l’arrivée de Jean qui change la donne et
rouvre la porte à un rôle pour cette tante qui ne manque pas de
tendresse. Sans doute a-t-elle reporté l’amour pour son enfant
défunt sur ce petit bout de chou. Tous les enfants se rappellent
à quel point elle tenait le rôle de seconde maman, Jean le
premier, avec qui le lien est peut-être encore plus fort et qui
n’hésite pas à dire :
— J’ai été élevé par ma tante.
Il faut dire qu’Antoinette a déjà beaucoup de pain sur la
planche, un mari, quatre enfants, des changements de vie
auxquels il faut savoir s’adapter, un contexte social angoissant.
Multiplier les sources d’amour et de soin pour un enfant est
toujours positif et s’avère un fait presque rare en ces temps
troublés. Jean lui-même le reconnaîtra plus tard :
— […] entre ma mère, ma sœur – qui était déjà une jeune
fille – et ma tante, j’ai été entouré de beaucoup d’affection, et
de toute évidence cela m’a donné un certain équilibre. Ce sont
des bases fondamentales pour un jeune. […] Cela se ressent
dans une vie.
À cela s’ajoute la musique, autre source primordiale de joie
et d’ouverture d’esprit. À la maison, on écoute les
retransmissions de concerts à la radio. Antoinette, la maman, a
suivi de réels cours de chant à l’époque faste de Vaucresson
(alors que les finances le permettaient). Avec sa voix de
soprano, elle chante des airs d’opéra devant les amis, puis à la
maison avec les enfants, qui comme tous bambins leur
préfèrent la chansonnette française (Damia, Mistinguett,
Maurice Chevalier). Trenet, grande idole de la France à
l’époque, occupe une place de choix dans la famille, tout
comme Mireille et son « Couchés dans le foin ». Des rythmes
et des mélodies influencés par le jazz qui fait rage aux États-
Unis comme en France. Le phonographe, la radio, puis le
cinéma parlant font de cette époque une transition : la musique
devient populaire, au sens où elle atteint tous les foyers. Les
chanteurs comme Trenet, Tino Rossi ou Fernandel et Gabin
(au départ dans le music-hall) passent même au cinéma, les
mettant sous les feux des projecteurs. Toutes les cultures se
rencontrent. Nous sommes au carrefour florissant d’un désir de
chanter, de chanter librement. Et si ni Mnacha ni Antoinette ne
jouent d’un instrument, Jean naît donc dans un univers de
mélomanes. Dans un entretien avec Bernard Pivot, il dira avec
beaucoup de poésie :
— Ils m’ont transmis dans la tendresse leur passion pour la
musique.
Tendresse et musique, voilà bien deux termes qu’il n’est pas
étonnant de voir réunis dans la bouche de Jean Ferrat. La
tendresse sera omniprésente dans les compositions du
chanteur, et l’on voit ici que les deux sont venus se loger en
son cœur dès son plus jeune âge. Tout le monde sait à quel
point les musiques écoutées à l’enfance marquent et
influencent tout au long de la vie ; elles sont souvent
intimement liées à l’environnement familial. À y regarder de
plus près, entre la musique qu’il composera plus tard et celle
qui baignait leur appartement, on ne peut qu’affirmer que Jean
Tenenbaum a vécu une enfance heureuse jusqu’à la guerre.
Une enfance choyée et enjouée. À la maison, on est nombreux,
on rit, on chante, on se désole, on se soutient.
Mais tout le soutien du monde ne peut faire barrage à ce qui
gronde durant les années 1930. Période d’attente du pire,
l’espoir de voir le conflit disparaître avant d’exploser
diminuant chaque jour un peu plus. La guerre qui se dessine
paraissant, qui plus est, nourrie des pires haines. Chez les
voisins de l’est, les régimes autoritaires s’emparent peu à peu
du pouvoir. Malgré l’espoir fou de voir la France changer,
avec l’arrivée du Front populaire, c’est la peur qui gagne. La
peur que la gangrène fasciste ne contamine la France. Il faut
s’imaginer Antoinette et Mnacha, comme nombre d’autres
parents, assis à côté du poste de radio, observant le conflit et le
fascisme se déployer, tandis que le petit Jean joue aux petites
voitures.
En janvier 1933, Hitler, déjà tristement connu, est nommé
chancelier du Reich, marquant ainsi le début du IIIe Reich. On
ne sait pas encore qu’il durera 12 ans, qu’il sera à la source des
plus grandes atrocités commises au nom de la haine, pas plus
qu’on ne sait ce qui se passera dans le camp de concentration
de Dachau qui ouvre 2 mois après, le 22 mars. Mais tout ça
n’augure rien de bon. D’ailleurs, Hitler obtient les pleins
pouvoirs le lendemain même, puis le parti nazi devient parti
unique. À l’été de l’année suivante, Hitler prend le rôle de
chancelier en plus du président du Reich, devenant alors le
Führer… Jean Tenenbaum n’a que quatre ans, il ne sait pas, ne
voit pas, ne comprend pas. Peut-être pressent-il dans les yeux
de son père l’anxiété et la désolation, son père dont l’exil
cherchait à fuir les persécutions et l’antisémitisme ; peut-être
pas. Car à la maison, on ne parle pas politique. Tabou ou
protection contre un monde trop sombre, chez les Tenenbaum,
on n’appartient à aucun parti ni à aucun culte religieux. Dans
une interview au Nouvel Obs, Jean se rappellera cependant
qu’à l’époque « il y avait les Ritals, les Polaks et les Juifs…
autour de nous régnaient le racisme et la xénophobie ». Sauf
que, justement, lui n’était rien de tout ça (pas encore, pour
ainsi dire) et vivait dans un milieu relativement préservé,
Versailles étant un lieu plutôt policé.
Dans tous les cas, le conflit enfle. La guerre d’Espagne –
tournant de cette période d’avant-guerre – éclate le 18 juillet
1936. Elle devient le laboratoire d’un conflit futur plus étendu.
Mais c’est son épicentre, le bombardement de civils à
Guernica, le 26 avril 1937 (qui inspirera l’œuvre la plus
connue de Picasso) qui en est le symbole, préfigurant les
stratégies de la guerre totale appliquées plus tard, lors de la
Seconde Guerre mondiale. Cet acte barbare donne alors un
aperçu de l’horreur à venir. Cette fois-ci, Jean a sept ans.
Même si, comme tout enfant choyé, ses parents tentent
probablement de le préserver, il ne peut pas passer à côté de
l’angoisse internationale comme individuelle.
Car déjà, l’Allemagne annexe les Sudètes. Enfreignant toutes
les règles édictées par le traité de Versailles, Hitler multiplie
les provocations. Il devient un héros pour ce pays qui vit
l’échec de la Première Guerre mondiale et les mesures sévères
qui ont suivi comme une injustice. Se refermer sur leur
identité, solution simpliste et démagogique, puis prendre les
Juifs comme un bouc émissaire n’a que trop de succès. Aussi,
la guerre est maintenant inévitable, Hitler étant déterminé à
écraser l’Europe, à étendre son hégémonie au plus large ; et les
idées aryennes fascistes qui vont avec.
À l’été 1938, Antoinette, Mnacha, Tantine et les enfants
entreprennent alors un drôle de « voyage ». Des vacances en
Auvergne, terre d’origine d’Antoinette, où elle a encore de la
famille. Un séjour qui ressemble étrangement à un repérage.
Peut-être la situation européenne n’est-elle pas un sujet de
conversation chez les Tenenbaum, mais il paraît alors évident
que l’inquiétude parentale est là. Si on ne parle pas beaucoup,
on n’est pas naïf chez les Tenenbaum. Ainsi, à Saint-Nectaire,
ils passent ce qui pourrait être décrit comme des vacances
idylliques. Sauf que, étrangement, ils finissent par prendre
leurs quartiers chez d’autres membres de la famille, dans le
petit village de Perrier. Il n’est plus question de vacances : les
enfants sont inscrits à l’école du coin, s’en vont courir dans les
champs et les bois qui entourent la maison modeste. Que
serait-il arrivé si la famille avait choisi de rester ? Le pire du
drame aurait-il été évité ? Nul ne le sait.
Car suite aux accords de Munich, où Daladier pour la France
et Chamberlain pour l’Angleterre décident de ne pas s’opposer
clairement à Hitler pour éviter la guerre, donnant l’illusion
d’une trêve possible (le calme avant la tempête), la famille
retourne vivre à Versailles. Fini les vacances et la vie
champêtre. Sauf qu’au lieu de se tasser, les choses
s’enveniment. Et dans la vie de Jean, comme dans celle des
milliers de familles, tout s’accélère…
Nous sommes le 9 novembre 1938. Dans un peu plus d’un
mois, Jean aura huit ans. De l’autre côté de la frontière, une
nuit de sang se prépare, une nuit où tant de verres et de vies
seront brisés, qu’on la nommera la Nuit de cristal
(Reichskristallnacht). Premier véritable pogrom contre les
Juifs d’Allemagne, des centaines de lieux de culte et des
milliers de commerces seront engloutis. Entre les Juifs tués le
soir même, les blessés et les quelque 30 000 déportés, au final,
la Nuit de cristal deviendra le point culminant de la vague
antisémite nazie d’avant-guerre et le symbole des prémices de
la Shoah : l’horreur du projet hitlérien prend forme pour ceux
qui veulent bien regarder les faits en face.
On imagine alors Mnacha regarder d’un œil mauvais son
univers se métamorphoser et faire écho à ce qu’il a fui. Pas
encore d’inquiétude pour sa propre personne, il ne se vit plus
ni Juif ni Russe. Et même si on ne saura jamais réellement ce
qui se tramait dans la tête de ce père au parcours complexe, le
spectacle reste catastrophique. Le pire cauchemar est là.
3
Le Lebensraum, espace vital nécessaire au peuple allemand
selon Hitler, continue de s’étendre devant le regard perplexe et
anxieux des démocraties voisines qui ne réagissent pas jusqu’à
l’annexion de la Pologne. Avaler ce pays avec lequel la France
et l’Angleterre sont alliées déclenche enfin les hostilités, et les
deux puissances européennes se voient alors contraintes de
déclarer la guerre au IIIe Reich. Les hommes sont envoyés sur
la ligne Maginot pour attendre l’ennemi et défendre la
frontière. L’histoire prouvera qu’en fin de compte, personne
n’était prêt à ce qui devait advenir. En attendant, la France
s’installe dans la « drôle de guerre ». Car l’ennemi est occupé
ailleurs et rien ne se passe. Les soldats poireautent, le courage
s’essouffle, la patience aussi. À tel point que l’état-major est
obligé de monter des troupes de music-hall pour aller remonter
un moral en berne des soldats. Cela pourrait être drôle si la
suite n’était pas si terrible…
Lorsque la guerre démarre, lorsque les troupes allemandes
arrivent enfin, c’est en force. Elles débarquent sur le territoire
de l’Hexagone et balayent tout sur leur passage. En quelques
courtes semaines, l’armée française est défaite. Cette débâcle
impensable jette sur les routes civils et militaires, qui fuient
alors l’avancée des troupes allemandes. Le 22 juin 1940, c’en
est terminé. « Les loups sont entrés dans Paris » quelques jours
plus tôt (comme le chantera Reggiani des années plus tard).
On signe l’armistice à Rethondes, dans le lieu même de la
capitulation allemande de 1918… L’écrasement est aussi réel
que symbolique, la France est vaincue, humiliée par une
guerre éclair contre laquelle elle était bien loin d’être prête.
À l’image de la période, les déplacements et la chronologie
des événements de la famille Tenenbaum sont pour le moins
confus. Pour l’instant, la famille n’a fait qu’une petite
échappée rapide vers l’ouest (chez une amie de Raymonde) au
moment de l’exode des civils, au milieu des dizaines de
milliers de Français qui, dans la pagaille totale, décident de
prendre les routes. Mais l’arrivée quasi instantanée de l’armée
allemande leur fait faire demi-tour. Retour à Versailles, où les
enfants reprennent le chemin de l’école, même si l’on a du mal
à concevoir la normalité d’une vie en ces temps troublés. Et
pourtant, Jean n’est pour l’instant qu’un enfant, avec ses
problèmes de môme, son vélo et ses égratignures aux genoux.
Déjà un peu rebelle, il n’est pas le plus scolaire de la famille.
Sans être non plus mauvais élève, il apprécie plus les copains
et la liberté que les bancs de l’école.
Et pendant ce temps, tandis que Jean et ses frères et sœurs
croient encore en la possibilité de vivre une existence presque
« ordinaire », tout s’accélère en France. Après la débâcle
cuisante de l’armée française suite à la guerre éclair et
l’occupation de la zone nord, la zone dite « libre » est elle
aussi symboliquement atteinte par la peste. Le 10 juillet, le
Parlement vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain ; un
Français est au pouvoir, certes, mais pas du bon bord.
Complaisant au possible avec l’occupant et ses idéologies, il
glissera sans vergogne dans la coopération la plus totale, la
fameuse et dévastatrice collaboration… Dès le mois d’octobre,
du haut de ses pleins pouvoirs, et quelques mois à peine après
son arrivée, Pétain signe l’entrée en vigueur des premières lois
antijuives. Les Juifs sont alors interdits d’exercer de nombreux
métiers et voient tous leurs biens menacés. Ceux qui ne sont
pas de nationalité française peuvent être internés sans autre
forme de procès, sans le moindre recours. La menace devient
de plus en plus lourde, elle est une épée de Damoclès
suspendue au-dessus de milliers de familles. Au départ est
considérée comme juive toute personne ayant trois grands-
parents de « race juive », et un conjoint juif ; puis ce ne sera
plus que deux ancêtres et peu importe le mariage… En 1941,
les lois, dispositions législatives et autres statuts concernant les
Juifs, leurs biens, leurs droits (ou plutôt leur absence de droits)
se multiplient. Puis les rafles et les premières déportations
débutent…
Selon le souvenir de Jean (qui diffère d’une interview à
l’autre : preuve de son jeune âge, mais aussi et surtout d’un
traumatisme qui brouille la mémoire), c’est à ses 10 ans que
son père rentre un soir et annonce qu’il lui faut aller s’inscrire
sur une liste à la mairie. Dans d’autres interviews (ici, un
entretien avec Bernard Pivot en 1985), c’est sa mère qui lui
annonce en 1941 que son père est juif… Dans tous les cas,
l’incompréhension est totale. Concernant cette histoire de liste
d’abord : une liste de quoi, pourquoi, de quel droit ?… Et
concernant surtout ce fameux « aveu » : Mnacha est juif ;
point d’origine ou élément d’histoire intime dont aucun enfant
de la famille n’avait jamais entendu parler. Jean l’expliquera
dans une interview à Télé 7 jours en 1985, retranscrivant toute
la puissance de la candeur infantile :
— Je ne savais pas que mon père était juif, je ne savais pas
que c’était mal d’être juif […], sur le moment, c’était comme
s’il m’avait annoncé qu’il était auvergnat. J’ai vite compris
que ce n’était pas tout à fait pareil.
Il ajoutera dans le cadre d’une émission avec David Jisse
(Une veillée chez Jean Ferrat) :
— Et c’est là que j’ai appris que je n’étais pas comme les
autres.
Être juif ne devrait pas constituer un aveu d’un père à son
enfant, ne devrait pas plus constituer un fait autre que dans
l’intimité de sa propre croyance et de son histoire. Mais les
choses sont ce quelles sont, et, même si dans son for intérieur,
Mnacha n’est pas plus juif qu’un autre, n’est plus même russe
depuis bien longtemps, les lois et les regards extérieurs ne le
perçoivent pas de la sorte. En ces temps de terreur, nous
sommes ce que les autres font de nous, à partir des
considérations façonnées par une société malade de haine.
Mnacha, dans son désir d’être un Français exemplaire, va
donc s’inscrire à la mairie. Besoin brûlant d’être un bon
Français, justement ; naïveté peut-être aussi. Ferrat lui-même
fera remarquer que son positivisme l’aura probablement tué.
— Mon père était un homme profondément bon.
Contrairement à d’autres qui voient le mal partout, il ne le
voyait nulle part et c’est cela d’ailleurs qui a causé sa perte.
Un désir avide d’être autre chose que ses origines, qui le
poussèrent à nier l’existence de ses racines, tandis qu’à
l’époque le reste du monde ne voit plus que ça. Et voilà que
Mnacha porte un tampon sur sa carte d’identité et des étoiles
sur ses vêtements. Pour ses enfants, l’image ne disparaîtra
jamais ; comment le pourrait-elle ? Image d’un père
« marqué » comme un animal.
— Comme une bête ! précisera Jean. Mais ce qu’on ne savait
pas, c’est que c’était comme une bête qui part à l’abattoir…
Selon les souvenirs des membres de la famille, toujours
floutés par la douleur et le chaos ambiant, c’est vers la fin de
l’année 1941 que Mnacha est raflé, puis interné. D’abord
prisonnier de camp au nom tristement célèbre de Drancy,
antichambre des enfers, il est déporté en date du
30 septembre 1942 à Auschwitz par le convoi 39 ; un convoi
dont personne ne reviendra… Cette date ne sera connue que
bien plus tard, à la Libération. Pour l’instant, elle ne représente
que la période à partir de laquelle il n’y aura plus de nouvelles,
plus de lettres, plus de Mnacha dans la vie de Jean.
L’espoir de retrouver un mari et un père un jour est
indéfectible ; alors, jusqu’à la fin de la guerre, il perdurera.
Mais Antoinette n’est pas naïve pour autant ; elle voit
maintenant ce qui se trame en France comme en Europe et
prend peur ; à juste titre. À l’automne 1942, après les terribles
rafles du Vél’d’Hiv et la « disparition » de Mnacha, Antoinette
décide d’envoyer les enfants en zone libre. Même si ces
derniers ne sont pas censés être concernés par les lois
antijuives, la précaution est de mise, et l’histoire lui donnera
raison. Mais franchir la frontière pour la zone dite « libre »
n’est pas chose facile. Antoinette, en bonne mère courageuse,
fera tout ce qu’il y a à faire. Elle enverra d’abord Pierre,
vendra tous ses biens, graissera la patte à qui de droit pour
qu’un beau matin, elle et son cadet se retrouvent sur les quais
d’une gare. Dans des adieux baignés de larmes, elle trouve la
force d’envoyer son jeune fils Jean dans un périple qui fera de
lui un homme dans les pires circonstances qui soient. Un
périple, oui, car, avant d’être « à l’abri », Jean doit passer
maintes étapes. Il doit rejoindre des amis près de Dax, qui le
confient à une autre famille près de la frontière de
démarcation, qui eux-mêmes lui font passer la ligne de
manière clandestine, pour qu’il soit enfin recueilli par d’autres
personnes qui doivent le mettre dans un train. Jean lui-même
sait que c’est ici, debout devant sa mère le long des trains, prêt
à affronter ce qu’aucun môme de 11 ans ne devrait traverser
seul, que l’enfance s’est terminée pour lui.
Il finit fort heureusement sans trop de heurts dans un petit
village des Pyrénées, à Font-Romeu, où il sera caché (avec son
frère Pierre d’abord, puis André et Raymonde par la suite) par
un des responsables de la Résistance de la région. Ils seront
rejoints finalement par leur mère. Ici, loin de leur existence
versaillaise, ils se refont une vie. Pierre, maintenant majeur,
prend un travail dans une pharmacie (où il rencontrera l’amour
de sa vie), Raymond et André dans un salon de thé, tandis que
Jean est scolarisé. Pas d’école communale cette fois-ci, mais
une « maison des enfants », espace scolaire organisé pendant
la guerre pour les enfants ballottés par les événements.
Pendant presque deux ans, ils y vivent une existence presque
normale, si l’on met de côté l’absence anxiogène d’un père et
la situation d’une France occupée par l’ennemi et la peur.
Malgré tout, le temps passe et la famille finit par considérer
que les enfants ne sont pas en danger malgré leur statut sordide
d’à « moitié juif ». À la fin de l’année 1943, Jean est donc
renvoyé à Versailles auprès de sa tante restée sur place, pour
un passage éclair près de la capitale. Il y intégrera quelques
mois le collège Jules Ferry, où son frère a fait ses études,
établissement qui ne ressemble plus à ce qu’il était (la guerre
est omniprésente, les alertes récurrentes). Puis, suite au
débarquement en juin 1944, la peur du conflit avançant vers
Paris et des bombardements américains fait fuir une nouvelle
fois Jean et sa tante qui décident de retourner retrouver le reste
de la famille dans les Pyrénées. Jean a 13 ans et demi et doit
encore une fois quitter les copains et prendre la route. Sauf que
bien sûr, les choses ne sont pas si simples : en chemin, ils se
retrouvent coincés à Perpignan. Ils passent un coup de fil à la
nouvelle femme de Pierre qui leur enjoint de ne pas venir.
Léontine et Jean obtempèrent et prennent un petit hôtel à côté
de la gare avec le peu d’argent qu’ils possèdent. Puis ils
apprennent que le pire est arrivé : la mère et la sœur de Jean
ont été arrêtées par la Gestapo, les frères ont fui. Après des
semaines d’attente incertaine à Perpignan, sans argent et sans
connaissances, ils finissent par apprendre qu’Antoinette a été
libérée après un long interrogatoire. Une libération bien vite
suivie par celle de Raymonde. Un été pétri d’angoisse passé
dans une ville inconnue. On imagine Jean, à qui l’on a déjà
retiré un père, terrorisé à l’idée de perdre au passage tout le
reste de sa famille. Finalement, tout le monde se retrouve à
Perpignan, puis rejoint Toulouse chez les parents de la belle-
sœur (la femme de Pierre). Le père, un certain Marcel Bureau,
est un communiste ayant un rôle dans la Résistance
toulousaine. Marcel finit par leur trouver un logement dans
l’Ariège : encore des paysans généreux qui les accueillent.
Nous sommes à l’automne 1944, les Tenenbaum auront
traversé autant de villes que de frontières, pris autant de trains.
Ils auront cependant connu la seule lueur d’espoir de ce temps
de guerre : la générosité des gens qui, malgré tout, ont eu le
courage d’accueillir et de cacher cette famille sans domicile.
Le tout dans l’espoir de voir revenir un jour le paternel,
emporté par l’ennemi.
La fin de la guerre est proche, tout le monde le sait. Mais il
faut encore attendre que les choses se tassent. Puis c’est le
retour, définitif cette fois-ci, à Versailles. Le point névralgique
pour la famille est avant tout l’attente d’un père qui ne revient
pas. L’espoir existe pourtant, infime mais tenace, pendant
quelques mois seulement. Certains sont rentrés, peu
nombreux. Des 141 000 déportés partis de France, seuls 2500
sont revenus… Lorsque la France a fini de voir défiler les
survivants cadavériques, pétrifiés par le spectacle qui lève le
voile sur ce qui s’est réellement passé durant la guerre, l’espoir
meurt peu à peu. Jusqu’à ce que, un an après, l’État français
confirme la terrible nouvelle : Mnacha est mort à Auschwitz.
La date réelle de son décès restera à jamais inconnue. En plus
de n’avoir aucun corps à enterrer, ils ne sauront jamais quand
leur père a réellement trouvé la mort, ce qu’il a vécu. Il ne leur
reste que la date officielle, le 5 octobre 1942, donnée
arbitrairement 5 jours après la déportation pour tout déporté.
A-t-il été dirigé directement vers les chambres à gaz comme
beaucoup ? A-t-il vécu le camp d’Auschwitz, ses horreurs et sa
mort lente ? Encore un point d’interrogation, une inconnue que
Jean aura à charrier toute sa vie. Car une chose est sûre : la
guerre et la disparition du père infligeront une blessure à
jamais ouverte dans la vie de Jean et de sa famille. Injustice
innommable qui l’a propulsé dans l’âge adulte et a forgé
l’homme qu’il deviendra.
Oui, l’Histoire avec un grand H a bouleversé sa vie, éveillé
sa conscience, charpenté sa sensibilité. Elle a réveillé très
certainement le poète et enragé l’engagé. Toute sa carrière sera
teintée du devoir de mémoire, du cri des opprimés, d’un
combat pour la liberté et la dignité de tout homme. Car cette
blessure, il a eu l’intelligence de la savoir universelle, une
traversée personnelle qu’il sait avoir subie accompagné du
reste de l’Europe ; cette catastrophe qu’est la Shoah qu’il
criera avec profondeur dans sa bouleversante « Nuit et
Brouillard ».
— Ce fut d’abord une blessure, ensuite une révolte. Je ne
pourrais plus jamais tolérer le racisme sous quelque forme que
ce soit, dira-t-il plus tard (à Télé 7 jours en 1985).
Pour une âme sensible comme la sienne, l’avoir vécu d’aussi
près ne peut que façonner une réelle conscience, ce regard
aiguisé sur le monde qu’on lui connaît.
Certains diront même, à raison, que Jean Ferrat n’est pas né
en 1930, ni même en 1957 (date à laquelle il choisit ce nom
d’emprunt).
Non, Jean Ferrat est très probablement né en 1942.
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4
Ainsi, à la fin de la guerre, Jean Tenenbaum rentre à Versailles avec sa mère,
Léontine et Raymonde. Antoinette est maintenant veuve et a perdu les ressources
d’un mari pour le moins débrouillard. Grâce à une bourse, Jean reprend bon an
mal an sa scolarité qui a été tout particulièrement chahutée. Comment suivre à
l’école lorsque l’on a, comme lui, changé de domicile aussi souvent durant la
guerre ? Il fait cependant sa rentrée dès septembre 1945 au collège Jules Ferry et
y retrouve les mêmes murs, les mêmes bancs, les mêmes camarades de
Versailles. Ses copains le disent jovial et ouvert : à l’image de ce qu’il deviendra.
La guerre l’a heurté sans aucun doute, mais pas au point de tuer en lui l’étincelle.
Aussi, sa « jeunesse » continue, entre les potes, le vélo et la nature. Il faut dire
qu’à l’époque, vivre à Versailles s’apparente à une vie quasi campagnarde,
tranquille, au plus près de la nature ; ce qui sied au jeune Jean. Puis en 1947, les
choses bougent. Conséquence de la guerre, Jean est, comme beaucoup d’autres,
déclaré orphelin, puis adopté par la nation, le 16 octobre. Il devient enfant de la
patrie, une étiquette qui pèse son poids dans la vie d’une personne.
Heureusement, un événement joyeux se produit enfin : sa grande sœur trouve
l’amour et se marie le 8 juillet 1947 avec Camille Chaleix, dont Jean sera proche.
Un nouveau membre dans la famille Tenenbaum, qui ne remplira pas le vide
laissé par la perte de Mnacha, mais qui s’accorde avec la façon dont ils
conçoivent la famille : nombreuse et joyeuse. Sauf que cela a pour conséquence
de faire quitter le nid familial à Raymonde, la grande sœur, la « petite maman »,
comme aimait l’appeler Jean.
Comme il est à présent seul avec sa mère et sa tante, toute la fratrie étant
devenue adulte et ayant quitté le foyer familial, il est temps pour Jean de se
mettre à rapporter lui aussi de l’argent, de participer à la bonne marche de la
maisonnée. C’est en tout cas le prétexte dont Jean se saisit pour quitter l’école à
la fin de sa seconde. Il n’a pas redoublé, malgré les maintes écoles fréquentées,
et se met paradoxalement à aimer s’instruire (en particulier l’histoire et la
littérature). Mais la conjoncture est bien différente de celle que nous vivons
aujourd’hui ; il est courant de ne pas pousser les études, même lorsque l’on en a
les capacités. De plus, on peut supposer que ce qu’il a vécu a fait de lui autre
chose qu’un simple adolescent. Il n’est plus un gamin, il se sent adulte depuis le
jour où, à 11 ans, il a quitté sa mère sur le quai d’une gare parisienne. Aussi,
comme tout adulte, Jean a besoin d’indépendance. Et puis, la guerre et la fuite
constante impliquent une forme de passivité, bringuebalé qu’il a été d’un lieu à
l’autre, sans rien pouvoir contrôler. Jean a probablement plus que d’autres besoin
de « prendre sa vie en main ». Rester assis sur un banc, apprendre, écouter une
parole professorale s’accorde bien mal avec ce besoin d’être adulte, d’être maître
de sa vie, de pourvoir à sa famille. Aussi, dès que la possibilité lui en est offerte,
il prend un travail.
Il réussit à dégoter une place dans le Laboratoire du bâtiment et des travaux
publics dans le XVe arrondissement alors qu’il ne possède aucune qualification.
Il n’a pas même 17 ans et s’avère avoir hérité de la débrouillardise du paternel ;
ou sont-ce encore les reliquats d’une adolescence passée à se débrouiller des
circonstances ?… Au départ, il teste la résistance des poutres d’acier destinées à
soutenir les barrages, essuie quelques échecs, puis est transféré au secteur
chimie. Il s’y intéresse au point d’obtenir, en parallèle de l’expérience sur le
terrain, des dizaines de certificats. Le travail n’est pas plus pénible qu’un autre,
surtout bien moins que celui à la chaîne, si répandu à l’époque. Le
bouleversement est plutôt dans le fait d’être plongé dans le monde du travail,
avec la hiérarchie, les déséquilibres et les enjeux de pouvoir que cela suppose.
Aussi, c’est ici que sa conscience politique éclot. Il s’avère bon travailleur, mais
pas le plus docile, adhère au syndicat de la CGT, a des points de vue sur ce qui
devrait ou ne devrait pas être, se fait remarquer des patrons tout en suscitant de la
sympathie chez tous. Dans le cadre d’une interview dans Aujourd’hui Madame,
des années plus tard, lui-même exprime parfaitement à quel point l’éveil à la
complexité de la vie professionnelle et au militantisme s’est fait ici :
— Là, j’ai fait connaissance avec l’exploitation. J’ai commencé à me
syndiquer, à sentir la solidarité des travailleurs qui était quelque chose de chaud.
On ne se sentait pas seul, on était ensemble pour se défendre.
Le maître mot étant ici « solidarité », celle qui fera de lui le porte-parole des
opprimés ; ce quelque chose de « chaud » que l’on peut mettre en opposition aux
années si « froides » qu’il a traversées.
Cette confrontation à la réalité du monde ouvrier lui permet donc d’acquérir
une conscience de classe et par là même le rapproche du parti communiste. Au
départ, c’est surtout par le biais de la CGT. Car durant cette deuxième moitié des
années 1940, le syndicat est particulièrement puissant et intimement lié au parti
communiste. Sorte de contre-pouvoir qui porte en son sein la base de l’idéologie
communiste : le droit des ouvriers à se réunir, à se battre pour de meilleures
conditions de vie, et à refuser l’ordre tel qu’il est établi.
Jean se retrouve alors plongé dans le « concret » et le « pratique », celui de la
classe ouvrière engagée autant que celui de la chimie, à laquelle il s’intéresse
sincèrement. Au point qu’effectivement, il entreprend de reprendre les études
qu’il avait dû abandonner. L’entreprise elle-même mise sur sa vivacité et son
intelligence. Aussi, en dehors de son travail, on lui offre une formation censée lui
permettre de devenir ingénieur. Ce qu’il ne fait pas à moitié. Plusieurs soirs par
semaine, il reprend le chemin de l’école, du Conservatoire des arts et métiers en
l’occurrence, où il se forme à de nombreuses matières de plus en plus
approfondies (chimie générale, industrielle, chimie céramique et verrerie…), le
tout en obtenant des notes tout à fait acceptables. L’écolier dilettante qu’il était a
disparu, Jean est maintenant un homme, un travailleur, qui désire sans aucun
doute sortir de la condition ouvrière, se construire une carrière. Sauf que ce qui
grouille au cœur de cet homme-là n’est pas la vie de travailleur lambda, et l’âme
du poète l’emporte peu à peu sur le reste, au point qu’il abandonnera finalement
la profession juste avant de toucher au but. C’est une autre passion, un véritable
amour, qui va peu à peu devenir dévorant et le poussera à abandonner son
apprentissage. Il raconte des années plus tard :
— […] on m’a permis de suivre une formation technique et scientifique plus
approfondie ; si bien qu’après plusieurs années de cours, j’étais presque
ingénieur chimiste au moment où j’ai décidé d’arrêter.
Car le garçon rêveur mais travailleur qu’est Jean à la fin de ces années 1940 a
également une âme d’artiste. Il aime le théâtre, la musique et ne manque pas une
occasion de se rendre au spectacle. En parallèle de son travail et de ses cours du
soir, il va se nourrir des créations des autres et se met peu à peu lui aussi à
« pratiquer ». Sa première passion tourne autour non pas de la musique mais du
théâtre. Le chant est omniprésent dans sa vie, mais reste pour l’instant de l’ordre
du privé : à la maison, entre copains. Il intègre une petite troupe amateur, joue
dans une adaptation du Bossu, de Paul Féval, apparaît dans Les Fourberies de
Scapin.
Le théâtre est peut-être aussi l’occasion pour ce garçon réservé de faire face à
sa timidité. Jouer devant un public demande d’affronter ses peurs, mais provoque
aussi ce petit frisson qui, semblerait-il, le marquera à jamais. En effet, le théâtre
exerce sur lui une sorte de fascination. Il faut dire que la période s’y prête.
L’effervescence du milieu est à son comble, les petites troupes se multiplient.
Jean Vilar organise un modeste festival, celui d’Avignon, dont on sait ce qu’il
deviendra… Puis il devient directeur du théâtre national populaire qui deviendra,
déménagement après déménagement, un haut lieu du théâtre français, proposant
un renouveau de la démarche théâtrale qui ne s’accorde que trop bien avec la
personnalité de Jean. Pour Vilar, le théâtre se doit d’être à la fois populaire et
élitiste. Il existe pour parler à tous sans faire pour autant de concessions à la
facilité ou à la démagogie. Une révolution à laquelle assiste Jean, émerveillé. Il
racontera plus tard dans un dossier de Chorus :
— Il y avait un souffle, un élan, un esprit de création, une nouvelle forme
d’expression théâtrale représentée par Vilar et sa troupe, avec Gérard Philipe qui
en était le phare. J’ai vu évidemment tous les spectacles de cette époque. Le TNP
organisait des week-ends nouveaux où l’on était accueilli au concert : on voyait
des spectacles l’après-midi, on pouvait manger (ils servaient des petits repas dans
le grand hall de Chaillot) et il y avait même un orchestre de jazz. C’était très
convivial. Une certaine communauté d’esprit réunissait tous les gens qui se
retrouvaient là. C’était une belle période d’élan du théâtre.
Évidemment, la musique et le théâtre ne sont jamais qu’à quelques pas l’un de
l’autre. Aussi, le premier va prendre progressivement le pas sur le second. Son
premier amour est la musique classique et tout particulièrement l’opéra ; les airs
poussés par sa mère dans sa jeunesse ayant très probablement façonné son oreille
et son émotion. Anecdote touchante : il avoue au cours de l’entretien Ardéchois
cœur fragile qu’il a rêvé un temps de devenir chef d’orchestre, mimant devant sa
glace les gestes grandiloquents, se voyant déjà diriger un parterre de musiciens.
Sauf que le parcours de Jean ne sera pas assez pragmatique et scolaire pour ce
genre de vocation, il sera intuitif, voire autodidacte. Du coup, c’est le jazz qui
prend peu à peu de la place dans sa vie, ce jazz qui a envahi la France à la
Libération (même si, déjà, Charles Trenet avait contribué à le rendre populaire
avant la guerre). Il devient ainsi le second amour de Jean, Sidney Bechet et
Claude Luter en tête.
Mais pour participer, il faut un instrument. Et ce sont des copains qui l’avaient
invité à rejoindre leur groupe de jazz qui ont déclenché ce qui sera le reste de sa
vie… Comme il n’a été formé à aucun instrument, ses amis lui proposent de
prendre simplement celui qui lui plaît le plus. Et voilà Jean qui se retrouve une
guitare à la main…
— Je sus que désormais je ne pourrais rien être d’autre qu’une cigale, confie-t-
il à Max Favalelli dans Diapason.
Du coup, encouragé par sa famille, sa mère en particulier, qui perçoit le don
naissant de son fils, il prend des leçons de guitare. Déjà en 1948, il fréquente la
section du Hot Club de France de Versailles, une association dont le but premier
est de promouvoir la musique jazz dans l’Hexagone, et intègre un orchestre de
musique New Orleans. Pas de succès en vue ici, mais le chemin de
l’apprentissage et de l’affirmation de ses goûts et de son talent musical. Un talent
particulier, en effet. Ce jeune homme au corps dégingandé possède déjà une
certaine vibration, quelque chose de différent. La voix de Jean s’accorde avec
celles qui triomphent à l’époque, celles-là mêmes qu’il écoute avec admiration.
Qu’il s’agisse de Mouloudji, de Montand ou d’Henri Salvador. Même si, en ce
début des années 1950, il n’est pas encore totalement affirmé, son timbre a
quelque chose de personnel, une touche qui participera à son succès.
En revanche, tout n’est pas si simple pour ce jeune homme qui cherche à « se
trouver », mais s’avère avoir une santé fragile. On sait peu de chose de ses
problèmes médicaux, il ne les abordera jamais, mais il semblerait qu’une
infection pulmonaire contractée à l’adolescence ou au moment du service
militaire (dont il sera exempté) l’ait laissé avec un morceau de poumon en
moins… Pour un chanteur, on imagine à quel point avoir une insuffisance
pulmonaire, avoir une partie de son souffle « amputée » est anxiogène. Cela
l’obligera à passer un séjour au bon air, chez son frère Pierre à Font-Romeu.
Étrangement, sa carrière et sa puissance de chant n’en seront pas amoindries. De
retour à Paris, il persévère, continue d’apprendre la guitare tout en prétendant (à
tort) être un piètre instrumentaliste et de multiplier les petites expériences à côté
d’un travail prenant et de la formation d’ingénieur qu’il suit. L’année 1950 est
une période difficile dans la vie du garçon. Il a 20 ans, jongle avec trop de choses
à la fois, piétine un peu dans ses recherches d’auditions et de contacts, et est
probablement affaibli par une santé écornée. Il faut dire qu’il s’agit d’une
période de transition pour l’histoire de la musique, où, sur la rive gauche, il n’est
pas le seul à vouloir vivre de sa fibre artistique. Toute la fleur musicale qui éclora
dans la deuxième moitié des années 1950 en est déjà là, à poireauter devant les
cabarets dans l’espoir de monter sur scène. Mais ces difficultés ne découragent
pas Jean Tenenbaum qui persévère, tombe et se relève, participe à des chorales
religieuses enregistrées sur 78 tours, puis vendues porte à porte. Au point qu’il
abandonne ses études et son travail au cours de l’année 1953.
Oui, malgré sa timidité, Jean a envie, une volonté dévorante et une confiance
naissante en ses capacités. Aussi, c’est directement vers Saint-Germain-des-Prés
qu’il se dirige, guitare à la main, chanson en poche. Saint-Germain devenu le
haut lieu du monde intellectuel et artistique occidental. Gonflé à bloc, et armé
d’une bonne dose d’inconscience, il va passer une audition à La Rose rouge, l’un
des cabarets les plus réputés de la rive gauche. Ce lieu mythique accueille des
célébrités telles que Juliette Gréco, alors égérie de la bande de Saint-Germain, et
le génialement barré Boris Vian qui y interprète ses chansons dont l’absurdité
réjouissante n’a d’égale que la force du message politique. L’audition ne donne
rien, voire est vécue comme « une vraie catastrophe » par Ferrat. Le grand Nico
Papatakis, directeur et créateur du lieu, voit pourtant le potentiel et lui lance :
« Ah ! mais c’est intéressant ! Il faut travailler ! » Catastrophe ? Non, loin de là ;
sans compter qu’une certaine jeune Barbara est refusée par le même Nico la
même année…
Et voilà Jean Tenenbaum lancé. Il ne le sait pas encore, mais cet échec est en
réalité le début du chemin (tortueux) vers ce qui adviendra : le succès et la
reconnaissance. Jean Tenenbaum est à deux doigts de devenir Jean Laroche, puis
Ferrat, et c’est grâce à sa persévérance que la chanson française sera riche un
jour de tout son répertoire.
Partie 2

DÉBUT DE CARRIÈRE
5
Le 5 mars 1953, Joseph Staline décède. Un drame pour
certains (dont une grande partie de partisans qui n’ont pas
encore conscience de la réalité de ce qu’il fut, et changeront
d’avis dans les décennies qui suivront), une délivrance
immédiate pour d’autres. C’est L’Humanité qui annonce en
France son décès ; Deuil pour tous les peuples, titrera le
quotidien sans se rendre compte que c’était en réalité l’un des
plus grands dictateurs du XXe siècle. Dans tous les cas, la
disparition du petit père des peuples plonge les communistes
dans le désarroi et l’émotion. En effet, à l’époque, une grande
partie du milieu intellectuel et artistique français se réfère au
communisme et se considère proche du PCF ; fort du rôle clé
qu’il a joué dans la résistance contre le nazisme durant la
Seconde Guerre mondiale. Jean est de ceux-là ; compagnon du
PC jusqu’à la dernière heure, bien qu’ayant toujours gardé son
droit aux désaccords, sa liberté de pensée.
Peut-être plus encore que la mort de ce dirigeant despotique,
c’est l’exécution d’Ethel et Julius Rosenberg à l’été 1953 qui
réveille la révolte de beaucoup, dont celle d’un jeune Jean
Tenenbaum, âgé alors de presque 23 ans. Arrêté en 1950 dans
le cadre du rouleau compresseur qu’est le maccarthysme, ce
couple de Juifs new-yorkais est accusé d’espionnage pour
l’ennemie jurée : l’URSS. Quelque temps plus tôt, un comité
de défense a été mis en place en France, regroupant de très
nombreux artistes et intellectuels français, dont un certain
Louis Aragon, mais aussi Yves Montand et Simone Signoret,
Hervé Bazin, Maurice Druon… Si Jean n’en fait pas partie
(jeune inconnu qu’il est pour l’instant), il écrira cependant un
poème/chanson consacré à l’injustice qu’il voit dans cette
exécution. Puissance du capitalisme, écrasement de la liberté
de penser… On ne sait pas exactement ce qu’il contient, car,
du poème, il ne restera aucune trace. On voit ici cependant à
quel point l’oppression et les injustices sont depuis le début à
la source de sa création.
Il est essentiel de comprendre alors d’où viennent les
sympathies communistes chez Jean Ferrat. On pourrait les
situer à son entrée dans le monde du travail, sa prise de
conscience du milieu ouvrier, des forces de pouvoir en jeu.
Mais ce serait oublier son histoire, ce qu’il a traversé à
l’enfance, à savoir : la Deuxième Guerre mondiale, les périples
sur le territoire français afin de se mettre à l’abri, et plus
encore, la perte de son père, que le IIIe Reich a tué au prétexte
de purification. Or, le parti communiste est très vite devenu un
symbole durant les ténèbres que fut cette guerre (et dans la
réalité de l’Occupation). Le « parti des fusillés », celui qui a
tenu tête à l’occupant, aux nazis, les bastions des résistants,
dont certains membres ont effectivement recueilli Jean et sa
famille. Jean a donc une expérience personnelle et intense du
courage de certains communistes. Lui-même fera remarquer la
vision particulière que la jeunesse pouvait avoir du
communisme de l’époque, et la réalité de leur rôle dans le
combat contre le nazisme sur les terres françaises comme sur
le front russe :
— J’étais un adolescent. Staline, c’était comme de Gaulle ou
Roosevelt.
Il ajoute :
— Au sortir de la guerre, il y avait pour nous d’un côté les
nazis qui incarnaient le mal, et de l’autre le communisme qui
symbolisait le bien1.
Malgré son jeune âge, comment (après l’extermination des
Juifs d’Europe) ne pas se poser de vraies questions sur
l’humain, la civilisation, les peuples, la domination ? Et Jean
fait alors partie de ceux-là, ceux qui n’ont pas fermé les yeux
ou les écoutilles, qui ont toujours regardé en face l’histoire et
ses conséquences. À cela s’ajoute une seconde réalité : Jean
Tenenbaum ne rentre pas dans le moule. Artiste saltimbanque,
poète-chanteur en devenir, il a troqué une carrière stable dans
la chimie pour vivre de son art, pour être la voix des opprimés.
C’est donc à l’été 1953 que le garçon sort de La Rose rouge,
sa première véritable audition. Si Nico Papatakis, découvreur
de talents et juge impitoyable, ne lui a pas proposé de place
chez lui (et est resté relativement dubitatif devant ce corps
dégingandé et ce jeune homme excessivement discret), il a
aussi noté un je-ne-sais-quoi chez le jeune artiste, ce quelque
chose de sensuel et de profond dans la voix. Un talent, certes
encore embryonnaire, mais qui mérite encouragements. De
quoi donner à Jean le courage de persévérer. Ce qu’il fait en
reprenant sa guitare et en partant à la recherche d’un
engagement ailleurs…
Les années qui suivent sont aussi chaotiques que
mystérieuses. Jean Ferrat ne reviendra quasiment pas dessus,
très probablement dû au souvenir mitigé qu’il en garde. Il
passe alors une quantité d’auditions, exercice qui s’avère
franchement douloureux pour lui qui n’aime pas se mettre en
avant et doit jongler avec une certaine timidité.
— C’était tout à fait humiliant […]. Le fait d’avoir à prouver
quelque chose diminuait mes moyens, de telle façon que
j’étais nettement en dessous de ce que je pensais devoir faire.
Si bien que c’est la peur que j’avais qui m’humiliait.
Le cabaret est à l’époque un monde à part, le haut lieu de la
vie musicale parisienne, en particulier la rive gauche, dont le
centre névralgique et symbolique est Saint-Germain-des-Prés.
Juliette Gréco, Boris Vian, mais aussi Jean-Paul Sartre s’y
croisent. On peut imaginer l’effervescence de la pensée et de
la création, la pulsion de liberté quelques années seulement
après une guerre ayant laissé tout le monde sous le choc. On se
retrouve en sous-sol, on se serre les coudes, on rit, on boit ; le
tout entre jeunes avides de musique, avides de se créer une
famille choisie. Une famille dont Ferrat ne fait pas encore
partie, mais cela ne saurait tarder. D’ailleurs, la chanson
française elle-même évolue. Le texte tend à prendre le pas sur
la mélodie, se mêle de poésie, se moque bien d’être
« accrocheur », préfère clamer, faire rire jaune. En un sens, un
mi-chemin entre les écrivains et les chanteurs du moment qui
partagent alors leurs nuits parisiennes. Dans tous les cas, cette
évolution marquera la culture française dans son ensemble et
affûtera l’oreille de Jean qui finira par entrer dans le « club »
comme tout le monde, c’est-à-dire par la petite porte. À terme,
l’ébullition musicale s’étendra au-delà de Saint-Germain (vers
le Quartier latin jusqu’à atteindre la Butte Montmartre). Mais
le principe est le même : donner le micro à ceux qui ont
quelque chose à dire, dont certains façonneront à eux seuls la
chanson française ; Brel et Ferré à L’Échelle de Jacob ; Claude
Nougaro au Lapin agile ; Barbara à L’Écluse ; Guy Béart,
Pierre Perret, toujours Ferré à La Colombe ; Mouloudji,
Brassens, encore Brel aux Trois Baudets… Des années plus
tard (le 6 janvier 1969), nous obtiendrons ainsi l’une des plus
mythiques photographies de l’histoire de la chanson : celle de
la rencontre de Brel, Brassens et Ferré pour une interview de
Rock & Folk : les « trois grands » comme certains aiment les
appeler…
Pour l’instant, Jean Tenenbaum n’est pas encore de ceux-là,
il se perd dans la galère des recherches, il passe des auditions
un peu partout, finit par décrocher quelques engagements. Il se
produit à droite, à gauche, au Riverside, au MetroJazz, Chez
Moineau. Pour subsister, il faut se produire dans plusieurs
boîtes chaque soir, tant le cachet est maigre. Une façon de
roder ses chansons et de se roder lui-même. D’autant plus qu’il
n’est toujours pas très à l’aise sur scène, et cela se voit. Il entre
dans le panthéon du paradoxe de certains artistes : une volonté
absolue de se produire en public, d’être sous les projecteurs,
malgré une personnalité on ne peut plus réservée. Il est loin
d’être le seul à souffrir de chanter devant un auditoire. (On
pense à Jacques Brel qui avouait vomir avant d’entrer en scène
tant le trac le submergeait ; à Brassens qui aimait bien plus son
chat et sa guitare que la scène…) Un mystère qui ne sera
jamais résolu, mais qui montre chez Jean une volonté d’acier.
Car quoi qu’il en soit, Jean ne se décourage pas, démarre en
bas de l’échelle, bénéficie parfois d’un petit succès, d’autres
fois d’une indifférence polie. Il a déjà le courage nécessaire
pour vivre dans l’incertitude du lendemain, affronter le
jugement du public et des professionnels. Un courage déjà
remarqué (ou façonné) plus jeune : quand la vie l’obligea à
traverser la France et à changer d’école et de maison tous les
quatre matins.
Mais cette persévérance finira par payer. En 1954, Jean
décroche un contrat d’un mois à L’Échelle de Jacob, lieu déjà
bien installé, tenu par Suzy Lebrun, une découvreuse de talents
comme son homologue Papatakis. Chaque soir, Jean passe en
« lever de rideau », où il interprète du Mouloudji et du
Montand. Il fera d’ailleurs pour l’occasion la première partie
de Charles Aznavour à plusieurs reprises. Ce dernier n’est pas
encore en haut de l’affiche, lui non plus, et souffre comme
Jean de sa position inconfortable : montante mais raillée… On
voit ici à quel point les choses ne sont toujours pas simples,
pour les musiciens en général, pour Jean en particulier.
— Moi, je chantais quatre chansons, sur un tabouret, et
j’étais terrorisé, avouera-t-il dans Chorus des années plus tard.
À cette période, Jean a enfin pris un pseudonyme.
Tenenbaum, en plus d’être trop long, n’est pas franchement
commercial, tout le monde en convient. Il se fait appeler
désormais Jean Laroche. Analyser les noms est toujours
délicat, mais on remarque à quel point celui-ci convient à sa
stature à la fois solide et fragile : un rocher avec une touche de
féminin qui ne lui va que trop bien. Un beau nom pour ce
chanteur à la présence qui n’a d’égal que sa fragilité évidente.
Et ce Laroche ne gagnera pas le succès immédiatement. Mais
les mois passés à L’Échelle de Jacob seront un tournant non
négligeable pour lui ; ils permettront à la patronne, Suzy
Lebrun, de repérer le potentiel du jeune homme. Il n’a que
24 ans, il a du chemin à faire avant d’exploser réellement,
mais ce sont les coups de pouce qui font la différence. Aussi,
Suzy Lebrun lui dégotte-t-elle des dates en province, et même
en Belgique dans le cabaret d’un ami à Anvers. Nous sommes
à l’été 1954, ce plan est en or (en comparaison des cinq francs
qu’il gagne par soir à L’Échelle…), car il s’étale sur toute la
période estivale. Jean saute sur l’occasion pour faire ses
valises et pour quitter de manière définitive les bancs de
l’école et la carrière « raisonnable » de chimiste…
L’endroit, vendu comme sélect par Suzy, est plus trivial
qu’annoncé. Il se souvient :
— J’ai passé deux ou trois mois difficiles, parce qu’il fallait
chanter pour des gens qui avaient abusé du Maaspils, comme
ils disaient. […] Enfin, le patron était bonhomme, il faisait
respecter le silence quand je chantais…
Oui, Jean sait s’adapter et prendre ce qu’on lui offre. Il faut
bien faire ses armes quelque part si l’on souhaite parvenir à la
notoriété, ou au moins vivre de son art (un challenge, quelle
que soit l’époque…). L’épisode anversois ne le décourage pas,
bien au contraire. Sa présence commence à s’affermir. Il se lie
d’amitié avec une Odile Ezdra, débutante elle aussi, et ressort
de l’été avec une expérience en poche.
D’ailleurs, il retourne à Paris à la rentrée et recommence…
On court après les cachets, on se débrouille, on écume les bars,
on se frotte au public. Jean joue où il peut : dans les cinémas,
les cabarets, les restaurants, et même dans la rue. Lui-même
s’en rappelle avec humour :
— Des « cachets » d’aspirine qui ne calmaient pas la faim.
On en a sué ! Ce n’était pas de la galère, c’était un grand point
d’interrogation2. Il fait de la figuration à la radio (où il joue de
faux candidats dans des émissions truquées), mais aussi dans
de petites productions d’opéra ou de cinéma ; une silhouette
dans Si Versailles m’était conté et dans Notre-Dame de Paris
dans lequel jouait Gina Lollobrigida. Le souvenir qu’il en a
montre à quel point l’expérience fut douloureuse, voire
humiliante pour lui. Gina Lollobrigida était son idole (comme
pour tant d’autres…) et lui jouait un gueux dans la cour des
Miracles.
— Je voyais passer la belle Gina, ma Gina, au loin le rêve, et
moi, j’étais un ver de terre… L’étoile et le ver de terre !…
raconte-t-il avec beaucoup d’humour à France Bleu en 2008.
On peut penser ici que Ferrat connaît ses classiques et qu’il
fait référence à la pièce Ruy Blas, de Victor Hugo :
Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là.
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile
Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile
Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut
Toujours sensible à la poésie empreinte de romantisme et de
lyrisme, Jean est de ceux qui savent regarder l’homme dans sa
grandeur comme dans sa petitesse. Poésie qui, à terme,
participera à faire connaître non pas Jean Laroche, mais la
future vedette Jean Ferrat…
Comme toute histoire, il y a des points qui resteront à jamais
nébuleux. C’est le cas ici concernant le pseudonyme de Jean
Ferrat. Flou qui reflète bien la période du jeune artiste :
pérégrination semée d’embauches, chemin cahotant, bribes de
témoignage, souvenirs contradictoires et manque de traces.
Les chanteurs de l’époque, payés au noir, n’intéressent pas la
presse, et ses passages sur scène furent aussi nombreux
qu’anecdotiques (en comparaison de la célébrité future).
Aussi, c’est donc en 1955 ou en 1957 qu’enfin Jean
Tenenbaum/Laroche devient Jean Ferrat. Le 6 janvier 1955, un
patron de maison de production signe un contrat avec un
certain « Jean Ferra » (sans « t »), puis en juin de la même
année, la revue Music-hall publie le texte d’une chanson « Je
n’t’ai jamais dit », écrite par Guy Dauvilliez (ami de toujours
de Jean), mise en musique par un « Jean Ferrat ». Sauf que
Jean Ferrat lui-même se souvient d’avoir abandonné le
pseudonyme Laroche lorsqu’en s’inscrivant à la SACEM
(Société des auteurs compositeurs), il découvre qu’il en existe
déjà un autre.
— À ce moment-là, dans le métier, on me disait qu’il fallait
un nom court, que le mien serait trop long sur les affiches ;
d’abord, je tenais à mon prénom, que j’aimais bien, et j’aurais
peut-être gardé Jean Laroche si on ne m’avait pas dit à la
SACEM que ce n’était pas possible parce qu’il y en avait déjà
un.
Selon ses propres dires, c’est en regardant une carte de
France que le nom lui saute aux yeux : Saint-Jean-Cap-Ferrat.
« Ferrat » : ça sonne fort, ça sonne court, ça fonctionne. Sauf
que tout cela aurait alors eu lieu en 1957…
Peut-être faut-il regarder l’histoire autrement : peu importe
les dates, peu importe la chronologie ; tout est dans le
symbole, celui d’un cap justement. Car c’est à cette période-là,
alors que Ferrat trouve son « nom », trouve son personnage
d’artiste, que les choses commencent à se déplier pour lui,
qu’il passe un cap dans sa trajectoire de musicien. Peu importe
sa date de naissance : Jean Ferrat est là et va progressivement
faire parler de lui jusqu’à atteindre la position d’étoile de la
chanson française qu’on lui connaîtra.
1. Témoignage chrétien, 1997.
2. Libération, 1991.
6
Pour être chanteur-compositeur, il faut des textes. Or si Jean
a déjà la fibre du poète, il a jusqu’alors interprété les chansons
des autres. De plus, s’il compose depuis quelques années, les
textes qu’il écrit lui prennent un temps fou à « sortir ». C’est
un travailleur acharné, perfectionniste, ce qui peut faire frein,
mais s’avère souvent gage de qualité. Aussi, afin de trouver
des partenaires d’écriture, il a commencé depuis un certain
temps à fréquenter les maisons d’édition musicales. À
l’époque, ce sont un peu des laboratoires d’expérimentation,
des lieux de rencontres entre auteurs et compositeurs, mais
aussi producteurs. Et c’est effectivement là qu’il rencontre
l’éditeur Maurice Vandair, qui va jouer un rôle déterminant
dans sa carrière.
C’est donc en 1956 qu’une étincelle jaillit. Jean, poète dans
l’âme, raconte cet instant de vie, en lui-même déjà poétique.
Un jour, alors que Jean fredonne l’une de ses propres
compositions, l’éclair frappe : un poème lu quelques années
auparavant lui revient à l’esprit ; un poème de Louis Aragon…
L’intuition est moteur de la création. S’il ne se souvient sur le
moment que de quelques strophes, il sait que cet air joliment
mélancolique se marierait à merveille avec les mots d’Aragon.
— Je me suis précipité vers ma bibliothèque, j’ai ouvert la
page, et la mélodie cadrait parfaitement. Voilà la première
rencontre miraculeuse entre Aragon et moi.
Un miracle, oui. Hormis pour deux, trois notes, il n’y a rien à
changer dans la composition de Ferrat, tout colle avec ce
poème qui ouvre le recueil Les Yeux d’Elsa et donne ainsi son
nom à la chanson. Mettre un poème d’amour en chanson est
particulièrement risqué, mais Jean relève le pari haut la main :
Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure…
Tout le poético-romantique de Jean se trouve dans ces vers.
L’amour, la femme, la misère. Aborder le sublime et le triste
par un autre prisme, en prenant de la hauteur. Au fond, le style
Ferrat est déjà là.
Aussi, Jean, anxieux mais intimement persuadé de ce qu’il
tient en main, décide de présenter son adaptation à Maurice
Vandair qui est immédiatement séduit. Lui-même compositeur
de musique plutôt musette (il a travaillé avec Maurice
Chevalier), Vandair a l’étrange idée de proposer le morceau à
André Claveau, chanteur de charme qui jouit d’un grand
succès et interprète des bluettes plutôt doucereuses tels
« Cerisiers roses et pommiers blancs », « Seul ce soir »,
« Domino ». À la surprise de tout le monde, Claveau accepte
la chanson. Peut-être veut-il changer son image, élargir son
répertoire ; c’est du moins ce que suppose Jean.
— Je crois que c’est justement ça qui l’a attiré. Parce que
c’était inhabituel, dira-t-il plus tard dans Je chante.
Et très vite, en février 1956, la chanson est enregistrée, puis
passe à la radio. Sans être un succès phénoménal, elle permet à
Jean d’exister dans le milieu. À l’époque, lui ne s’en rend pas
compte :
— Ça n’a rien permis du tout ! Cela faisait plaisir à ma mère
et à moi quand on l’écoutait parce que c’est un peu passé à la
radio, c’est vrai, mais moi, je continuais à peiner. Ce n’était
pas facile3.
Pourtant, il arrive alors une chose inattendue pour un artiste
relativement anonyme : il passe à la télévision et y interprète
lui-même la chanson. Même si peu de gens possèdent un poste
de télévision à cette époque, ce n’est pas rien. Le 3 décembre
1956, Jean arrive sur le plateau de l’émission Le Bouquet de
joie, présenté par André Hugues. Vêtu d’un costume gris et
accompagné de sa guitare, il chante pour la première fois sa
propre création. Jeune et incertain, il réussit cependant à poser
sa voix et à offrir à un public large le poème d’Aragon
(tronqué de sept quatrains par rapport à l’original). Le
morceau existera d’ailleurs sous plusieurs formes plus ou
moins longues. Celle de Claveau, bien sûr, une première
tentative de Ferrat dont il ne sera jamais satisfait, puis,
finalement, une version plus longue enregistrée en 2002 à
l’occasion de l’album Ferrat chante Aragon.
Que le morceau, sa genèse ou sa portée sur le moment, ait
été ou non le début de quelque chose, cela n’importe guère.
Car c’est avant tout le début d’une histoire d’amour, une
rencontre : celle d’un auteur-compositeur-interprète et celle
d’un poète. Pas n’importe quel poète, et ayant vécu pas
n’importe quelle vie…
Louis Aragon voit le jour le 3 octobre 1897 à Paris. Il sera
tout à la fois écrivain, poète, romancier, journaliste, essayiste,
surréaliste, militant… Enfant illégitime que son père Louis
Andrieux, préfet de police, puis député, issu de la haute
bourgeoisie protestante, n’a jamais voulu reconnaître, il est
élevé par sa mère Marguerite Toucas, jeune fille de la
moyenne bourgeoisie catholique, qui tient avec l’aide de sa
mère et ses deux sœurs une pension de famille à Paris.
L’enfant grandit donc principalement entouré de femmes et
portera toujours en lui la grande souffrance de ne pas être
reconnu par son propre père. Prodigieusement doué pour
l’écriture, le très jeune Louis compose ses premiers écrits, des
romans et de la poésie, avant même d’atteindre l’âge de 10
ans. Lecteur avide et élève brillant, probablement même
surdoué selon certains, Aragon est bachelier en 1915 et
commence alors des études de médecine. L’année suivante, le
jeune étudiant fait une rencontre décisive, celle d’André
Breton, le futur poète et écrivain français, chef de file du
mouvement littéraire surréaliste. Les deux hommes se lient
d’amitié, une amitié vouée à durer.
En 1918, Aragon publie ses premiers poèmes avant d’être
mobilisé sur le front des Ardennes, durant la Première Guerre
mondiale, en tant que médecin auxiliaire et brancardier. On le
décore de la croix de guerre pour son courage, mais il reste
mobilisé deux ans supplémentaires, pendant l’occupation de la
Rhénanie. C’est là qu’Aragon entame son roman Anicet ou le
panorama (1921), marqué par les horreurs de la guerre.
Enfin démobilisé, il entre et fonde avec ses deux amis André
Breton et Philippe Soupault (également poète et journaliste) la
première revue surréaliste, Littérature. Aragon devient alors
un des piliers des mouvements littéraires surréaliste et
dadaïste. Hautement empreints de désir de libération, ces
mouvements cherchent une rupture avec les formes
d’expressions littéraires, intellectuelles et artistiques
traditionnelles. La notion de liberté est fortement ancrée en
Louis Aragon, notamment de par son expérience active de la
guerre, qui a été déterminante pour son état d’esprit et ses
créations. Elle est effectivement omniprésente dans son œuvre,
dans le fond comme dans la forme, et on peut supposer qu’elle
a résonné à l’oreille du jeune Jean Tenenbaum quand il sera en
âge de les lire… C’est d’ailleurs la base même de l’écriture
automatique, technique qu’il utilise pour une grande partie de
ses poèmes et romans au cours des années 1920, censée
permettre une libération de la raison, la création dans un état
de pureté et de lâcher-prise total.
À cette période, la vie personnelle d’Aragon prend
également un tournant, puisqu’il devient l’amant d’une riche
héritière, la femme écrivain Nancy Cunard. Cette Anglaise,
qui est également poétesse et surtout militante politique,
passera une grande partie de sa vie dans une lutte perpétuelle
contre le racisme, puis le fascisme. Durant les deux années de
leur relation, elle fait voyager Aragon avec elle dans toute
l’Europe, lui offre le monde… Sur le plan politique, Aragon
baigne alors dans un jus qui lui correspond tout à fait : un
entourage engagé. En janvier 1927, il ne manque finalement
pas d’entrer au parti communiste français avec son ami André
Breton.
Mais l’année suivante, sa vie se complique sur tous les
plans : aussi bien personnel, avec la fin de sa relation avec
Nancy Cunard, que professionnel, avec de très importants
problèmes financiers qui l’accablent. Louis Aragon tente alors
de se donner la mort en septembre 1928 dans un hôtel à
Venise. Épisode bouleversant, cet événement est d’ailleurs
évoqué dans son célèbre poème Il n’aurait fallu, chanté
quelques décennies plus tard par Léo Ferré. Deux mois à peine
après sa tentative de suicide, sa vie passe du drame à une
rencontre d’exception. Aragon fait la connaissance d’Elsa
Triolet à Paris, dans le café La Coupole où se côtoient les
artistes de l’époque. Elsa est la belle-sœur du grand poète et
dramaturge russe Vladimir Maïakovski. Elle-même femme de
lettres, elle est d’origine russe, née de parents juifs dans une
famille d’intellectuels. Triolet offre alors une brutale
résurrection à l’écrivain, devenant le grand amour de sa vie et
incontestablement la plus grande muse de son existence, en
inspirant à Aragon un nombre considérable de poèmes, dont,
bien évidemment, Les Yeux d’Elsa…
Après un voyage en URSS à l’automne 1930, où il assiste à
un congrès d’écrivains révolutionnaires, Aragon prend
conscience qu’il doit choisir son camp entre les communistes
et les surréalistes. En effet, les premiers rejettent clairement les
derniers, et le poète s’engage alors aux côtés des communistes,
s’éloignant par là même de Breton et du surréalisme. Ce
« divorce » est prononcé suite à la publication du poème Front
rouge. Ce texte, nettement tranchant, est une ode d’Aragon à
l’URSS qui lui vaut une inculpation pour appel au meurtre
avec le vers « Feu sur Léon Blum ». Après cet événement,
l’écrivain s’installe en Union soviétique avec Elsa Triolet, qui
fait soutien au poète en deuil d’une famille.
L’année suivante, le couple revient en France, et Aragon est
nommé successivement journaliste à L’Humanité et secrétaire
de rédaction de la revue Commune, créée par l’Association des
écrivains et artistes révolutionnaires. En parallèle à ses
activités de militant, Aragon continue d’écrire, cette fois-ci
dans un style plus classique et en orientant ses écrits vers une
importante critique sociale. La lutte des classes est alors son
cheval de bataille, une forme de « liberté », une de celles qui
happeront Jean dès son entrée dans la vie active.
En 1939, Louis Aragon épouse Elsa Triolet, puis il est
mobilisé, partant ainsi pour le front lors de la Seconde Guerre
mondiale. Il sera de ceux qui auront participé non pas à une
guerre mondiale, mais à deux… Cela va sans dire, il prend
parti et participe activement à la résistance contre le nazisme.
Il fonde notamment le Comité national des écrivains avec son
épouse et retourne également à la poésie avec le recueil Les
Yeux d’Elsa (1942), dédié à celle-ci. Pendant ce temps, il faut
imaginer le jeune Jean parcourant la France en guerre,
accueilli généreusement par des résistants communistes
justement, découvrant que la solidarité et le combat pour les
libertés se trouvent (en partie) du côté des communistes…
D’ailleurs, l’écrivain multiplie les écrits sous pseudonyme
pendant ces années de Résistance et s’illustre, sans appel,
comme étant pour la Seconde Guerre la mémoire poétique de
ses résistants.
Après la guerre, Aragon passe alors son temps entre ses
écrits et le parti communiste. Au fil des années, prenant peu à
peu conscience de la répression stalinienne (entre autres grâce
à sa femme), ses positions évoluent… Il garde cependant le
silence, ne voulant pas entacher le parti dont il est activement
membre. D’ailleurs, en 1956, il ne prend pas officiellement
position sur le « rapport Khrouchtchev » ni sur la répression
des insurgés de Budapest. Ce n’est que dans sa littérature, son
autobiographie poétique, Le Roman inachevé, qu’il avouera la
souffrance intime suscitée par la révélation des crimes des
régimes en URSS. Mille neuf cent cinquante-six comme un
poignard sur mes paupières. Si Aragon finit par exprimer une
très vive condamnation des pratiques totalitaires du
communisme soviétique, il est clair que le « deuil » fut plus
long pour lui que pour d’autres. Plus long que celui de Ferrat
qui a su très vite regarder en face les horreurs du stalinisme.
Bien évidemment, les deux situations ne sont pas
comparables : l’un n’était qu’un jeunot durant la guerre et
l’après-guerre, l’autre un vétéran, activement engagé dans la
Résistance et dans le parti.
Concernant les années 1950, une jolie anecdote relie nos
deux artistes : dans un entretien avec Jean Ristat en 2003, Jean
se souvient d’avoir été à la rencontre de son idole alors qu’il
n’était encore qu’un jeune chimiste. Il se rend à la vente du
Comité national des écrivains, où Aragon dédicaçait des livres,
Jean étant venu se faire signer le recueil Les Yeux d’Elsa…
Hormis le poète lui demandant son nom, aucun échange n’aura
lieu. Bien plus tard, alors qu’Aragon sera déjà un « vieux
monsieur », Ferrat, commençant à connaître la gloire,
rencontrera à plusieurs occasions le grand homme à Paris dans
sa demeure.
La fin de la vie d’Aragon est d’ailleurs plus paisible. Sa
femme décède en 1970, après quoi, il affiche enfin ses
penchants homosexuels (ou probablement bisexuels). Louis
Aragon meurt chez lui le 24 décembre 1982, à Saint-Arnoult-
en-Yvelines, après une immense contribution littéraire et
militante, après avoir marqué à jamais l’esprit de beaucoup
d’artistes de tout genre, dont celui de Jean Ferrat qui sera son
plus grand porte-parole.
Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice
humaine, clamera le jeune Aragon dans Le Journal du
surréalisme ; on peut dire qu’un lien presque tellurique aura
toujours réuni les deux âmes : une sensibilité à l’horreur, une
expression poétique de la colère et de la révolte, un refus de
l’« immondice humaine ».
3. Paroles et Musique, 1980.
7
Tandis que Jean s’apprête à rencontrer le grand amour, qu’il
vient d’assumer sa passion pour le poète communiste qu’est
Aragon, la situation politique à l’est s’envenime, et l’évolution
du communisme prend un virage à 90 degrés.
En effet, en février 1956, le fameux rapport Khrouchtchev
ébranle l’univers communiste, d’abord en Russie, puis à
travers le monde. Cette dénonciation des crimes du camarade
Staline par le XXe congrès du parti communiste soviétique met
au jour sa férocité, la face cachée du dictateur. S’ensuit la
révolte de Budapest, écrasée dans le sang par l’armée
soviétique. L’Union soviétique montre qu’aucune dissidence
ne sera tolérée, montre son vrai visage. L’écrasement de
l’insurrection hongroise, ajoutée à la dénonciation des crimes
commis par Staline, secoue de nombreux partisans du
communisme français, tandis que le parti, lui, suit
aveuglément les consignes de Moscou. S’ouvre une période de
déchirement pour tous ceux qui ont cru à l’idéal communiste.
Certains tombent dans une amère désillusion, d’autres dans un
déni coupable. Une partie des intellectuels français,
compagnons du parti, les « communistes de Saint-Germain-
des-Prés » pour ainsi dire (Picasso, Henri Wallon, Sartre et
Beauvoir, pour n’en citer que quatre), s’insurge, lance une
pétition contre l’intervention en Hongrie. On le comprendra
plus tard, lorsque les points de vue politiques de Ferrat se
feront plus clairs : lui-même fera partie de ceux qui ont
accepté de regarder la réalité en face sans pour autant renier
l’idéologie communiste dans ses composantes moins
dictatoriales…
L’année 1956 est donc chargée d’émotion : avancée
professionnelle pour Jean Ferrat dont la première chanson
« Les Yeux d’Elsa » est offerte au grand public, mais plus
encore, tournant personnel pour Jean Tenenbaum. Parmi les
personnes qu’il croise et recroise dans les cabarets, une
certaine Christine a attiré son attention. Jeune comédienne,
elle a décidé depuis peu de s’essayer à la chanson. Sa fougue,
son expérience, son tempérament font de cette jeune femme
(du même âge que Jean à quelques mois près) une personnalité
que l’on remarque ; Jean le premier. On l’imagine l’admirer de
loin, lui le timide, elle l’extravertie. C’est le hasard, ou l’entre-
soi généré par ce petit milieu qui permet à Jean et à Christine
de faire réellement connaissance lors d’un dîner chez des amis
communs. À ce qu’en raconte Ferrat sur France culture en
1989, la rencontre est à la hauteur de la personnalité de
Christine, de l’envie de vivre du jeune homme, de
l’effervescence du milieu artistique nocturne :
— Elle était tellement contente de me voir qu’elle m’a filé
un grand coup de poing dans le plexus, et moi, je lui ai
retourné une paire de baffes ! Alors, on s’est empoignés, il y
avait un aquarium sur une table qui a volé… Bref, il a fallu
que les copains s’interposent parce qu’on se bagarrait.
Comment cette incartade quasi comique s’est transformée en
histoire d’amour durable, on n’en connaîtra jamais les détails.
Un mythe raconte que Christine est tombée sous le charme de
Ferrat en l’entendant interpréter « Les Yeux d’Elsa » ; un autre
raconte que c’est elle qui l’a charmé en interprétant
« L’Homme-sandwich » (répertoire de Jean lui-même)… Dans
tous les cas, il est évident que Christine subjugue Jean. La
jeune femme a déjà beaucoup vécu, a une très jeune fille née
d’une amourette. Elle vient de se lancer dans le cabaret en
cette année 1956, où elle démarre en interprétant du Brassens
au Cheval d’or. Son expérience de comédienne lui offre une
présence scénique indéniable. Tout le monde s’accorde à dire
qu’elle possède un talent incroyable, interprétant ses chansons
avec la plus grande sobriété tout en parvenant à faire passer
des émotions d’une simple expression de visage. C’est aussi
dans son côté engagé qu’elle se démarque. Elle est sensible
aux textes qui clament une colère ; ils sont plus âpres même
que ceux interprétés par Jean. Et si c’est cette personnalité
hors du commun qui séduira le jeune homme de 25 ans, il est
aussi évident qu’elle aura une influence notable sur sa
personne comme sur sa carrière. Mais ce qui les réunit au
départ, c’est peut-être ce mélange entre une grande sensibilité
et la vie d’artiste ; l’exaltation et les galères qui vont avec…
— Je grattais ma guitare où je pouvais ; elle, elle était
comédienne et essayait de se débrouiller comme elle pouvait.
Alors, on a uni nos deux errances… dira Jean avec tendresse
dans un numéro de Je chante en décembre 1994.
Mais on ne devient pas une « écorchée vive », comme
aiment la décrire ses proches, sans un parcours quelque peu
chaotique. Comme Jean, Christine est née sous un autre nom.
C’est une Jacqueline Amélie Estelle Boissonnet qui voit le
jour le 25 mars 1931 à Paris. Si Jean a trouvé son patronyme
sur une carte de France, Jacqueline/Christine l’a déniché sur
un plan de métro (la station Sèvres-Babylone, où elle réside).
Dès ses huit ans, sa vie prend un tournant assez sombre : ses
parents divorcent (événement délicat en 1939…). La petite va
habiter avec son père, Jacques Boissonnet, mais vit dans
l’aigreur d’une belle-mère qui, selon elle, lui a « volé » son
père. Cette situation et une personnalité déjà instable, voire
explosive, la poussent à fuguer à plusieurs reprises, et ce, dès
ses 14 ans, jusqu’à quitter le foyer définitivement à 16 ans.
Vivre de petits boulots, dormir dans la rue n’est pas une vie
pour une si jeune adolescente. En revanche, cela fait écho à
l’attirance avide de Christine pour les arts. Lorsqu’elle était
enfant déjà, ses parents l’imaginaient devenir écrivain ou
chanteuse. Elle étudie le piano, le chant, écrit à ses heures
perdues, se passionne pour la poésie. Très vite, elle s’inscrit à
des cours de théâtre chez Roger Clairval, et c’est à cette
occasion qu’elle change de nom. Parallèlement, elle prend tous
les boulots qui se proposent à elle : mannequin, chauffeur de
taxi, employée de bureau, vendeuse, serveuse. Elle va jusqu’à
crayonner des portraits pour les clients des terrasses de cafés
au nom mythique, tels que Les Deux Magots ou le Flore. Car
oui, en plus d’écrire, de jouer et de chanter, Christine sait aussi
dessiner… Et Saint-Germain-des-Prés est déjà le centre
géographique de sa vie de bohème avant même qu’elle ne se
lance dans la chanson. On voit ici une cohérence aussi joyeuse
que douloureuse dans la vie de cette jeune fille aux mille
talents, brûlée par l’envie de vivre de « ses » arts, au point
d’exister dans une relative misère et une réelle instabilité. Bien
sûr, c’est probablement ici que Christine s’est forgé un
caractère singulier, résilient ; une battante à l’âme de poète.
D’ailleurs, elle commence par constituer un récital de poèmes
qu’elle présente au Plein Vent, au sous-sol d’une librairie. Elle
y déclame du Michaux, du Prévert, de l’Apollinaire. On
imagine Jean, à la même période, se régaler d’Aragon et autres
poètes dans son salon et on voit alors à quel point leur
rencontre était presque de l’ordre de la destinée… La carrière
de comédienne de Christine peine cependant à se lancer, en
grande partie du fait de son intransigeance sur la qualité et son
dégoût à se « présenter » aux producteurs. Le machisme
ambiant de l’époque devait être tout particulièrement de
rigueur dans les milieux du théâtre et du cinéma, et on
comprend bien en quoi une jeune femme si droite se refuse à
se « prostituer » pour obtenir des rôles. C’est en janvier 1953
que survient l’un des plus grands événements de sa vie (de la
vie de toute personne) : Christine met au monde une petite
Véronique. Le père, au départ simple liaison, promettra le
mariage à Christine pour finalement se défiler, puis, dans la
foulée, disparaître complètement. Véronique sera donc plus ou
moins orpheline de père ; du moins, jusqu’à l’arrivée de Jean
Ferrat dans leur vie. La petite grandira cependant en partie
chez des « parents nourriciers », sorte de famille d’accueil qui
s’avérera très chaleureuse. C’est sa grand-mère qui insistera
pour que Véronique bénéficie d’un environnement stable,
contrairement à la vie d’artiste de sa mère absolument
inappropriée à un jeune enfant.
Ainsi libre de mener à bien ses projets, Christine se tourne
vers la chanson. Elle-même expliquera dans Nous deux en
1965 qu’il s’agissait surtout de trouver de quoi manger :
— J’avais choisi d’être comédienne, et très classiquement,
j’ai crevé de faim. Mais, bah, il y avait les copains… Tout de
même un jour j’en ai eu assez. Le Théâtre me boudait. « Bon,
je vais monter un tour de chant. Plus exactement je vais
interpréter des poèmes mis en musique. » Vous voyez bien que
pour mes débuts, je n’ai demandé à la chanson que de
m’assurer ma pitance quotidienne.
Mais il est évident que la musique fait déjà partie intégrante
de sa vie. Sans compter qu’il n’y a qu’un pas entre les lettres
et la chanson à cette époque, surtout lorsque l’on interprète des
poèmes mis en musique… On voit ici comme les deux futurs
tourtereaux partageaient a priori les mêmes sensibilités : celle
pour les mots, pour l’expression des émotions en musique,
pour les arts en général.
Christine rencontre d’abord Francis Claude qui la fait passer
au Milord l’Arsouille. Puis en 1956, Jean-Pierre Suc l’engage
au Cheval d’or. Plus tard, Claude Vinci louera son talent en ces
mots élogieux :
— Ce qui frappait chez elle, c’était l’interprète ; la présence,
dans une très grande sobriété. Dès qu’elle levait le petit doigt,
ça prenait une importance extraordinaire, tout comme ses
expressions du visage. Avec une voix jamais lisse, où tout y
est sans rien faire, sans aucun effet factice. Pour moi, elle reste
l’une des plus grandes interprètes qu’on ait connues.
C’est alors deux talents différents dans la forme, mais
semblables dans le cœur qui tombent amoureux.
À l’époque, Jean a quitté Versailles pour Paris. Sa vie
devenue nocturne, sa tante Léontine maintenant décédée et la
santé fragile de sa mère obligent Jean et Antoinette à revenir à
la capitale. Si cela a été possible, c’est grâce à la générosité de
Raymonde, qui propose de les accueillir dans l’immense
appartement qu’elle occupe avec son mari Camille Chaleix et
leur fille Sylvie. C’est donc rue des Pyrènes que loge Jean ; et
c’est dans ce même appartement qu’il emménage avec
Christine ! Il faut dire que les fins de mois sont rudes, que la
vie d’artiste débutant n’offre pas les finances nécessaires au
couple pour posséder son propre appartement. Loin d’être une
situation temporaire, ils y resteront quatre ans, vivant ainsi à
six sous le même toit.
Il faut ce qu’il faut pour percer. Pendant ce temps-là,
Christine et Ferrat grimpent quelques marches, en duo comme
chacun de leur côté. Au départ, c’est plutôt Christine qui
trouve ses entrées dans de plus en plus de cabarets, son
expérience et son tempérament de feu ne laissant personne de
marbre. Au Cheval d’or, elle interprète « La Rue » de Ferré,
« Le Lézard » de Bruant, « Les Croquantes » de Brassens,
devant un public sympathique (dont certains habitués s’avèrent
être François Truffaut, Robert Doisneau, Jean-Claude Carrière
et Georges Brassens lui-même !). En 1957, elle entre Chez
Moineau, puis au Club du Vieux Colombier, puis enfin à
L’Échelle de Jacob. Elle finit par traverser la Seine pour
atterrir Chez Gilles, un cabaret légendaire de l’avenue de
l’Opéra. Que de grands noms, pour une jeune femme qui est
déjà une « grande dame ». Un article de 1958 paru dans Le
Monde loue son interprétation de Bruant : Le choix est
excellent et colle à la silhouette frêle, souffreteuse, au teint
pâle, de cette enfant de Paname. C’est une vraie « misère »,
une Piaf sur le mode mineur.
Généreuse, elle partage sa lancée avec son compagnon. C’est
par elle, du moins, que Jean obtient une audition au Milord
l’Arsouille, cabaret tenu par Francis Claude, dont Ferré, Béart,
Brel ou encore Mouloudji fouleront les planches. Au piano, un
certain Lucien Ginsburg accompagne les chanteurs… Un
inconnu qui prendra un jour le nom de Serge Gainsbourg ! À
l’audition, organisée sur un coup de tête, Ferrat interprète
« Mon pote le gitan », « Les Yeux d’Elsa » et des poèmes de
Prévert mis en musique par Kosma. Il séduit immédiatement et
se voit proposer de passer quelques mois plus tard, après la fin
du contrat de Claude Vinci, dont le style est trop semblable.
(Claude Vinci qui deviendra l’un de leurs plus proches amis.)
En attendant, Ferrat continue de se perfectionner Chez
Moineau, cabaret tenu par un couple chaleureux du même
nom. Chez les Moineau, la femme est aux fourneaux et sert du
couscous entre deux chanteurs. La salle est petite, toute en
longueur. Il n’y a pas de loge, mais une ambiance bohème où
tout le monde se côtoie ; ce « tout le monde » incluant alors
des artistes comme Barbara, Anne Sylvestre, Christine Sèvres
et une amie chère à cette dernière, Francesca Solleville, qui
n’hésitera pas à dire de Christine qu’elle « était la meilleure »,
« la grande classe », « l’émotion pure ». Les femmes
semblaient alors à l’honneur dans ce petit cabaret où Jean
passe le plus clair de son temps : soit il y joue lui-même, soit il
vient chercher sa Christine…
Nous sommes en 1957, Jean commence enfin à cumuler les
lieux de représentation ; le Milord l’Arsouille, Le Port du
Salut, Chez Moineau… pour finir par pousser les portes du
restaurant-cabaret La Colombe, sur l’île de la Cité, où il se
produira pendant pas moins de quatre ans ! Dirigé par Michel
Valette, un énième chasseur de talents de cet âge d’or du
cabaret, La Colombe fait aussi partie de ces salles ayant
accueilli les débuts d’artistes qui feront plus tard parler d’eux,
comme Pierre Perret, Guy Béart ou encore Anne Sylvestre. Ce
que préfère Valette, ce sont les chanteurs qui s’accompagnent
de leur seule guitare. Il a lancé son cabaret sur l’essentiel : une
passion pour la chanson. On raconte qu’à ses débuts, c’est lui-
même qui chantonnait sur scène, puis il a invité le public à
participer contre un verre ou deux. Il embauche finalement des
artistes, commençant par Guy Béart qui participe grandement
à lancer son business. Le succès est au rendez-vous, au point
qu’il se voit obligé de faire passer des auditions. C’est alors
Jean Ferrat qui débarque un jour devant lui. Tout de suite attiré
par son timbre de voix, sa présence en demi-teinte (discrète,
mais éminemment sincère), Valette lui reproche cependant des
attitudes quelque peu « superficielles », empruntées
probablement aux artistes qu’il interprète. Il veut Ferrat dans
toute son individualité, il veut qu’il trouve son style
personnel ; après cela, il sera le bienvenu dans sa salle… Ce
refus provisoire est finalement l’un des meilleurs conseils que
l’on pouvait donner à ce jeune artiste qui cherche sa voix. Et
même si l’on imagine Ferrat déçu, voire vexé, il y a un
compliment caché derrière. Jean lui-même s’accordera sur
l’influence énorme des « géants » qui l’ont précédé, influence
à double tranchant :
— Je commençais à écrire et j’étais influencé par les succès
de cette époque, en particulier par ceux d’Yves Montand et de
Francis Lemarque, parce qu’ils avaient, à mon avis, la grande
qualité d’être à la fois de qualité [sic] et populaires. Et c’est
toujours ce que j’ai essayé de faire par la suite. En fait, c’est
l’idéal.
En revanche, c’est sa façon à lui d’être « à la fois de qualité
et populaire » que doit trouver Ferrat. Pour cela, Jean travaille,
modifie, pour revenir finalement quatre mois plus tard devant
Valette, dont l’avis reste mitigé :
— Il avait évolué, avait gommé tout ce qui faisait trop penser
à Montand. Scéniquement, je le trouvais trop discret. On avait
l’impression qu’il ne cherchait pas à accrocher. On ne
ressentait pas en lui ce que l’on trouve chez beaucoup de
chanteurs : le goût d’aimer chanter en public, racontera-t-il.
Effectivement, Ferrat est bien loin de posséder la gouaille de
nombreux artistes habitués du lieu. Jean ne cherche jamais le
m’as-tu-vu, voire le fuit. Une qualité autant qu’un frein dans
un milieu si compétitif. Il est cependant engagé et passera
durant quatre ans par tranches de trois, quatre semaines,
plusieurs fois par an. Jean et Christine ont alors trouvé une
famille, un foyer où grandir, un foyer qui leur ressemble. Car
ce lieu ne manque pas d’originalité. Tout y est unique en son
genre, de la structure (plusieurs petites pièces séparées où une
petite trentaine de clients écoutent des artistes différents) à la
gestion des tours de chant. En effet, l’organisation y est à la
fois extrêmement structurée, mais absolument égalitaire.
L’ordre de passage du chanteur dépend de son ancienneté
(d’abord premier, puis deuxième, etc.), avec des sets de plus
en plus longs. Il y a ainsi des échelons à gravir, que Jean
affrontera patiemment. En un sens, pas de tête d’affiche, pas
de star mise en avant, mais un travail récompensé ; voilà bien
une mentalité qui sied à Jean Ferrat. Si pour le public cette
sorte d’égalitarisme où tous les artistes sont logés à la même
enseigne (ils sont d’ailleurs payés le même cachet) et où on ne
connaît pas le programme à l’avance peut dérouter, la recette
marche et l’ambiance y gagne. Ferrat ne passera pas quatre
années de sa vie dans ce cabaret pour rien : cette façon de voir
les choses lui parle. Il y a même quelque chose de
symboliquement proche de la condition ouvrière : la vie
d’artiste est dure et demande de l’abnégation (la liberté de
vivre de son art en bonus !). Si Jean est une cigale, il a la
conscience des fourmis. Il raconte :
— Là, il faut assurer […] Et c’est très dur
psychologiquement. Il faut arriver à résister, surtout quand ça
dure des années.
Jean l’a prouvé depuis longtemps : il possède une résistance
et un moral de fer appropriés à ce combat. Et si La Colombe
ne lui apporte pas la notoriété qu’il espère ni les revenus
nécessaires pour vivre correctement, il lui procurera autre
chose : une formation, des rencontres, une période de stabilité.
Et cette expérience lui offre d’ailleurs sa première critique
journalistique, car le 7 décembre 1957, Paris-Presse,
L’Intransigeant le cite dans l’un de ses papiers : À La
Colombe, Guy Béart chante un soir sur deux en compagnie de
jeunes débutants sur lesquels nos découvreurs de talents
feraient bien d’aller jeter un œil. Par exemple Jean Ferrat et
Anne Sylvestre, deux auteurs-compositeurs-chanteurs à qui le
dixième de la publicité qu’on a faite sur les chansons
médiocres de Françoise Sagan ferait un bien mérité.
D’ailleurs, ce n’est pas étonnant que, durant cette période,
Jean continue d’écrire, mais surtout compose de plus en plus.
En obtenant l’examen d’entrée à la SACEM en 1958, il
devient, et ce n’est pas rien, un véritable auteur-compositeur !
Après avoir écrit pour l’occasion deux couplets et un refrain,
le voilà auteur. (Ce n’est qu’en 1960 qu’il deviendra
compositeur enregistré à la SACEM.) Pour l’instant, la
majorité de ses chansons sont le fruit de collaborations et
forment un joyeux bordel éclectique (« L’Homme-sandwich »,
« Le Lézard », « Fredo la nature », « Les Yeux d’Elsa »,
« Betty de Manchester » et quelques autres). Ce début de
répertoire concorde avec l’arrivée du premier
« enregistrement » de Ferrat. Pas le sien à proprement parler,
mais un premier pas vers la présence de sa musique en dehors
des cabarets. Aussi, en août 1958 sort un 45 tours intitulé
« Betty de Manchester » : musique de Jean Ferrat, paroles de
Roger Rabiniaux, interprété par une chanteuse talentueuse
nommée Georgie Viennet. Cette jeune femme amie de Léo
Ferré montrait une carrière prometteuse qui est finalement
tombée à l’eau.
Notre Jean entrouvre ici une porte : l’univers merveilleux de
la distribution de sa musique et donc de l’hypothétique
renommée.
8
Au moment où Ferrat s’apprête à sortir son véritable premier
disque, la France est en ébullition. Face à la crise algérienne,
Charles de Gaulle accepte en mai 1958 de former un
gouvernement et est nommé président du Conseil. Son rôle :
gouverner par ordonnance pour une durée de six mois, mais
surtout rédiger une nouvelle constitution qui sera adoptée par
référendum avec 80 % des voix. Et tandis que la France entre
dans la Ve République, il en devient son premier président avec
une très large majorité. Victoire pour de Gaulle, année
constituée de hauts et de bas pour Jean Ferrat qui se voit
enregistrer lui-même ses chansons pour la première fois.
Et ce n’est pas chez un inconnu que le chanteur enregistre
son premier album, mais chez la firme déjà hautement
renommée qu’est Vogue. Le petit 45 tours de quatre titres,
accompagnés chacun d’un orchestre, sort en septembre 1958.
Le tout est plutôt bien mené, bien enregistré, bien que
balbutiant. Quoi de plus normal pour un début (un embryon)
de carrière. Jean, toujours aussi frêle, pose chemise ouverte sur
la couverture et dégage déjà ce qui fera sa marque de
fabrique : une présence discrète mais chaleureuse. Le disque
s’ouvre sur « Mercenaires », qui donnera plus tard le nom à
l’album. C’est une jolie chanson coécrite par Ferrat et son ami
Guy Dauvilliez, rythmée par des roulements de tambour,
rappelant certains chants populaires traditionnels et dénonçant
les miséreux obligés de devenir mercenaires :
Sans argent et sans métier que pouvions-nous faire
Pas besoin d’être bachelier pour partir en guerre.
Car on ne possédait rien que des souliers fatigués
Que les herbes des chemins la nuit pour se reposer
La chanson d’amour « Ma vie qu’est-ce que c’est » qui suit
est, elle, écrite et composée exclusivement par Ferrat. Valse
musette où Ferrat déclare son amour à une môme des
faubourgs, des années avant son emblématique « Ma môme ».
Le morceau suivant, « Frédo la nature », est signé Favre pour
le texte et Ferrat pour la musique. Étrange chanson qui nous
narre l’histoire d’un amoureux de la nature qui assassine son
rival après que celui-ci a osé marcher sur ses plantations :
De l’amour, ton seul domaine, tu devins l’expert
Mais tu n’avais qu’une rengaine, « Je veux m’mettre au vert »
Jardinier pendant que ces dames en toute saison
Arpentaient le macadam, tu coupais l’gazon
Mais il a fallu qu’un pote, sans ta permission
Vienne un jour fourrer ses bottes dans tes plantations
D’un coup d’sécateur rapide, tu lui as coupé
Un p’tit morceau d’carotide, c’était régulier
Certains argueront qu’il y a une histoire secondaire cachée
derrière, plus symbolique, celle d’un proxénète. Cette chanson,
déjà curieuse, deviendrait alors un hommage aux chansons
dites « réalistes » qui fleurissaient à l’époque.
« L’Homme-sandwich », déjà chanté à maintes reprises par
Ferrat dans les cabarets, écrit et composé par lui seul, ferme
l’album. On ne peut que noter la ressemblance avec le chef-
d’œuvre de Gainsbourg, « Le Poinçonneur des Lilas » :
l’homme lambda qui traîne sa mélancolie et rêve à d’autres
horizons… Si tout le monde s’accorde à dire que la chanson ne
vaut pas celle du Grand Serge et que l’influence d’Yves
Montand y est peut-être un peu trop présente, les paroles ne
sont cependant pas dénuées de charme :
L’homme-sandwich a de la peine.
Il voudrait bien aller flâner
Avec les gens qui se promènent
Sous le soleil des beaux quartiers […]
Des feuilles et des papiers multicolores
Qu’il remet à tous les passants
S’envolent pour le suivre longtemps encore
En tourbillonnant dans le vent
Et les mains dans les poches
Il s’éloigne en rêvant
Tandis que deux gavroches
Les ramassent en riant
Ce disque, imparfait mais plutôt réussi, dont un si jeune
artiste peut être fier, est d’ailleurs accompagné en son verso
d’une présentation du chanteur aussi farfelue qu’élogieuse,
signée Francis Claude. « Tendre et viril, un regard alerte,
curieux et narquois dans un visage sec au nez robuste, la
bouche sinueuse dont l’éternel sourire ironique dissimule mal
une extrême sensibilité : voilà mon ami Ferrat »…
En revanche, pas de réel succès à l’horizon. Sans passer
complètement inaperçu, le disque est quand même un échec
commercial et ne permet donc pas à la carrière de Jean de
décoller. Lui-même dira plutôt que :
— Ce n’étaient pas de mauvaises chansons, mais ça a été le
fiasco total, alors, on ne m’a pas fait faire d’autre disque, et
j’ai vogué comme ça pendant deux ans dans la nature…
Deux ans, certes, mais deux années qui ne seront pas inutiles
au parcours du musicien, loin de là. Car la suite lui réserve une
rencontre décisive.
À cette période, même si Jean lui-même est maintenant l’un
des piliers de La Colombe, c’est la carrière de Christine qui est
en pleine ascension. Les critiques élogieuses se multiplient, on
lui prédit déjà un avenir radieux. En un sens, Christine
commence à jouir d’une réelle notoriété. Et comme pour
beaucoup de tournants dans la vie professionnelle de Jean,
c’est la générosité de sa compagne qui en sera l’étincelle. Au
détour de ses pérégrinations artistiques, Christine se retrouve
un beau matin devant le responsable des auditions
préliminaires des éditions Phillips dans la salle Pleyel : un
jeune Gerard Meys d’à peine 23 ans. Il est immédiatement
séduit par l’interprétation de la jeune femme, son charisme et
le choix de ses chansons, dont « Paris gavroche » et « La
Ballade du mari trompé ». Il veut alors savoir qui en est
l’auteur et c’est là que Christine saute sur l’occasion pour faire
l’éloge de son compagnon qui les a toutes les deux écrites.
Elle en profite même pour proposer au jeune homme de venir
l’écouter à La Colombe ; ce qu’il fait.
C’est alors un coup de foudre artistique qui se produit.
Gerard Meys est aussitôt happé par le drôle de bonhomme. Il
perçoit la future star, ou du moins le potentiel. Son influence
chez Phillips est cependant assez maigre. Qu’à cela ne tienne,
il lui fait enregistrer une maquette de quelques-unes de ses
chansons (un disque souple, comme c’était la coutume à
l’époque) et les présente à son supérieur, sans succès. Celui-ci
allant jusqu’à rédiger une note aussi succincte que lapidaire :
Ne réussira pas.
Cependant, Meys est très loin de lâcher son poulain, et
l’histoire prouvera qu’il a eu effectivement du flair. Aussi, il
persévère, fait appel au peu de relations qu’il a dans le milieu.
Car à défaut d’avoir beaucoup d’expérience ou même de
contacts, Meys fait preuve d’un enthousiasme sans fin et d’une
bonne dose de culot. Il devient par là même le manageur/
éditeur/ami de Jean. Il frappe à toutes les portes (entre autres
Pathé, Europe no 1, qui refusent eux aussi) jusqu’à décrocher
un contrat chez Decca ! C’est par le biais de toutes ces
tentatives infructueuses que Meys obtient finalement
l’attention de Daniel Filipacchi, directeur artistique de Decca.
Pourtant, l’homme est un ancien amateur de jazz, maintenant
fan de yé-yé, à mille lieues de la chanson à texte que propose
Ferrat. Loin d’être convaincu par le chanteur, il propose
cependant un contrat de trois ans au couple Meys/Ferrat. Meys
sera le producteur, aura même carte blanche, mais ne sera
rémunéré qu’aux royalties (une façon de ne pas prendre de
risque). Paradoxalement, c’est peut-être ce drôle
d’arrangement qui permettra l’ascension, voire la naissance de
Ferrat : une liberté d’action pour les deux hommes qui, partant
de pas grand-chose, façonneront un des plus importants
chanteurs de sa génération. Gérard Meys raconte :
— […] Jean a obtenu un contrat de trois ans chez Decca. Je
m’occupais de lui avec un contrat de deux lignes, spécifiant
mon pourcentage, j’étais devenu producteur indépendant sans
le savoir […], je faisais tout, et on n’a jamais revu Filipacchi.
Sauf que ce que personne ne sait encore, c’est que ce
« couple artistique » durera près d’un demi-siècle…
Mais le chemin sera semé d’embûches et le premier est de
taille ; non seulement il faut s’imposer dans un milieu difficile,
mais aussi avancer à contre-courant « musical ». Car, si
lorsque Jean débutait et s’essayait dans les cabarets parisiens,
c’est à Saint-Germain-des-Prés que tout se passait, que l’on
réinventait justement la chanson française en penchant du côté
du texte, de la poésie et du message fort, ce n’est plus
vraiment le cas à la fin des années 1950. Du moins, le paysage
musical français se voit frappé d’un quasi-fléau : le yé-yé.
Celui-ci sature alors les ondes de musiques guillerettes,
mélodies simplistes, paroles nunuches, menées par des artistes
tels que Richard Anthony. La problématique n’étant pas dans
l’arrivée fulgurante de cette musique « marketée » pour la
jeune génération, mais dans le fait qu’elle prend toute la place
et efface au passage certains grands, dont Charles Trenet, par
exemple (première idole de Jean), qui disparaît alors
complètement de la scène. Ironie du sort, Jean Ferrat ne sera
pas parvenu à percer alors que le contexte lui était favorable, il
y a quelques années à peine, et finira par faire entendre sa voix
alors même que les directions artistiques et l’oreille du public
se mettent à aller dans un sens bien opposé à ce qu’il a à
proposer.
Car à force de persévérer, avec une forme d’insouciance
presque, Meys réussit son coup. En décembre 1960, Jean
Ferrat sort son deuxième disque, son premier petit succès :
« Ma môme ». Ce titre qui donne son nom au disque est de
loin la chanson phare de l’album, mais les autres morceaux
sont chacun à leur manière de petites performances.
La chanson « L’Éloge du célibat » est d’ailleurs assez
amusante. Ce n’est pas la plus remarquable, mais elle porte le
charme d’être à la fois légère et cynique. D’autres artistes s’y
sont essayés : louer le célibat et l’amour à la fois :
La fille que j’aurai un jour
Dans la peau
Je crois bien qu’elle est toujours
Au berceau
Je n’brûle jamais à ma flamme
Le même bois
Je suis d’ceux qui n’aiment qu’une femme
À la fois
Intéressante, car prenant à contre-pied de nombreuses
chansons à la gloire de Paris, « Regarde-toi Paname » est une
jolie réussite écrite par Pierre Frachet. Le rythme jazzy et
l’esprit noir nous font penser un peu au « Diable, ça va » de
Jacques Brel, mais aussi bien sûr au « Paname » de Léo Ferré.
Ferrat a le culot d’y critiquer Paris, ville bourgeoise, parfois
prétentieuse, parfois ingrate :
Paname si tu te crois belle
C’est que tu n’t’es pas regardée
Du côté du quai de Grenelle
Ou de Maubert
Mutualité
Mais pas seulement. En bon « Ferrat », défenseur des
opprimés, il y dénonce également la misère des bas quartiers
(existant encore à l’époque) :
Y a des revers à tes médailles
Des rimes pauvres à tes poèmes
Pour cent palais pour cent ripailles
Combien de taudis de carêmes
Et comme tout poète, Ferrat y dissimule un chant d’amour en
terminant son morceau sur une forme de réconciliation. Paris,
on l’aime aussi pour les mauvaises raisons, on l’aime « malgré
tout » :
Et pourtant je n’ai pas l’envie
De traîner ailleurs mes souliers
C’est là qu’j’ai commencé ma vie
C’est là que je la finirai
La chanson « Federico Garcia Lorca » a cela d’essentiel
qu’elle est à la gloire de l’immense poète de Grenade, fusillé
par les fidèles du général Franco en 1936. Elle renvoie à
l’amour que Ferrat porte à la poésie. Mais elle s’inscrit aussi
dans la tradition de la chanson anarchiste qui met à l’honneur
les artistes assassinés : symboles de la folie meurtrière des
dictateurs et des fascistes. D’ailleurs, les paroles sont de Jean
Ferrat lui-même, qui nous offre ici un texte ciselé, profond,
tragique… poétique justement.
Dans ta voix
Galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés
Levaient leurs yeux de bronze et d’or
Si ta voix se brisa
Voilà plus de vingt ans qu’elle résonne encore
Federico García
Il est clair que Ferrat connaissait véritablement l’œuvre de
Lorca qu’il admirait depuis l’adolescence. Par exemple, la
figure emblématique du gitan chez Lorca revient deux fois au
cours du morceau (on pense aussi au magnifique « Mon pote
le gitan » d’Yves Montand…) et offre une métaphore de la
liberté, thème cher aux « deux » poètes. La musique, faux air
de flamenco, est une mélodie que lui a offerte Claude-Henri
Vic quelques années auparavant. En un sens, un peu comme
« Les Yeux d’Elsa », la création de ce morceau devait advenir.
— Quand je l’ai lu, à l’âge de mon adolescence, Lorca a été
le premier poète, avant Aragon, à me provoquer un tel choc…
Et un jour, dans une maison d’édition, j’ai fait la rencontre
d’un compositeur qui s’appelait Claude-Henri Vic… […]
Claude-Henri Vic m’a fait écouter la musique de ce qui allait
devenir « Federico Garcia Lorca ». Il l’avait montrée à tout le
monde et personne n’avait jamais rien fait dessus. Je l’ai
trouvée chouette, et tout de suite j’ai eu envie d’écrire sur
Lorca avec cette musique. […] C’était un sujet qui me tenait à
cœur à cause de l’admiration que j’avais pour Lorca.
Ferrat en fait d’ailleurs une interprétation parfaite, sans
excès, sans fioriture : sobre et puissante.
Mais de toutes les chansons de ces 45 tours, c’est bien
entendu « Ma môme » qui restera le plus dans la mémoire
collective et serait pour certains la plus belle réussite du lot,
peut-être même l’une des plus belles de l’artiste. Elle
déclenchera cependant une légère polémique, car comme c’est
le cas de « Regarde-toi Paname » et « L’Éloge du célibat »,
c’est Pierre Frachet qui en a écrit les paroles. Sans devenir un
succès incontestable, elle passe à la radio et façonnera
grandement l’image de Ferrat. Cette histoire populaire, à
l’effigie de la classe ouvrière, participera à faire de Ferrat le
porte-parole d’une banlieue pauvre ; lui qui a grandi pourtant à
Versailles. Cette chanson est loin d’être née d’une hypocrisie
(la sincérité de Ferrat dans ses combats n’est pas à remettre en
question) ; pourtant, Frachet ne sera que très rarement cité
comme le cocréateur de ce petit bijou et gardera une amertume
devant cet effacement. D’ailleurs, la résonance entre la
chanson, écrite ou non par Ferrat, et la vie personnelle du
chanteur est flagrante. Depuis octobre, Jean et Christine ont
quitté la maison de Raymonde pour s’installer en couple à
Ivry, en pleine banlieue ; sans le sou, mais pleins d’amour.
Ainsi, à l’heure de sa sortie, la chanson « Ma môme » est
parfaitement adaptée au chanteur, sa personnalité, sa vie, sa
vision des choses ; et prend aussi le contre-pied de la
« chansonnette » insouciante ambiante. Lui-même le dira :
— C’était une réaction contre le conformisme ambiant, le
moule, le modèle qu’on veut nous imposer. J’étais hostile à ce
genre de mise en condition, et je le suis toujours.
Cette jolie ode à l’amour est portée par des mots simples,
une mélodie tendance ritournelle et valse musette qui lui sied
parfaitement :
Ma môme
Elle joue pas les starlettes
Elle met pas de lunettes
De soleil
Elle pose pas
Pour les magazines
Elle travaille à l’usine
À Créteil
Les amoureux vivent « Dans une banlieue surpeuplée » et
passent toutes leurs vacances à Saint-Ouen. En cela, l’amour
s’ancre dans une réalité sociale : amour banal de deux jeunes
qui vivent dans la pauvreté. Un amour qui surgit où bon lui
semble (même dans un meublé qui donne sur l’entrepôt) et ne
nécessite pas le glamour pour éclore.
Autre fait marquant de l’histoire de cette chanson : Jean-Luc
Godard la mettra à l’honneur dans une scène simplement
sublime de Vivre sa vie. Un grand moment de cinéma de la
nouvelle vague… Dans un café, Anna Karina, beauté aussi
flamboyante que triste, regarde la caméra, cigarette à la main.
En arrière-fond, l’accordéon démarre, la voix tendre entame la
chanson. Assis à une table, un couple de tourtereaux se lance
en silence des regards amoureux. Puis l’on voit un homme,
grand, excessivement beau, debout devant le juke-box : Jean
Ferrat lui-même ! La scène est troublante, portée à merveille
par la chanson de Ferrat. Bref, si « Ma môme » n’est pas le hit
espéré à l’heure de sa sortie (il offrira quand même un début
d’estime, quelques articles dans la presse et un passage en
télévision dans l’émission Discorama de Denise Glaser), il
marque les esprits et les marque encore presque 60 ans plus
tard…
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9
L’année 1961 est particulièrement riche en événements pour Jean. Elle débute
par une étrangeté absolue qui restera à jamais un mystère : Jean Ferrat enregistre
un 45 tours chez un label de Decca (RCA) dans le plus grand anonymat, car il
décide de le sortir sous pseudonyme ! C’est donc un certain Noël Frank qui sort
ce vinyle composé de quatre morceaux (« Notre concerto » ; « Quand la valse est
là » ; « C’était Noël » ; « Près de la rivière enchantée ») et qui, en plus de passer
inaperçu, est aujourd’hui complètement introuvable. Pourquoi ce choix ?
Pourquoi, alors même qu’il n’est pas encore connu, qu’il cherche à percer et
qu’il a déjà changé d’identité deux fois (de Tenenbaum à Laroche, puis de
Laroche à Ferrat), Jean prend-il cette décision pour le moins saugrenue et contre-
productive ? On ne le sait guère. Lui prétend avoir voulu faire de l’humour, bien
qu’on ne voie pas trop en quoi.
— C’était de l’humour. Mais c’est resté complètement ignoré et c’est sans
doute bien pour moi, dira-t-il dans Je chante en 1994.
Quelqu’un lui aurait dit que « Notre concerto » était destiné à devenir un tube ;
il aurait alors voulu tenter le coup, mais cela n’explique pas pourquoi sous un
autre nom. En revanche, ce n’est pas un mal pour la carrière et la discographie de
Ferrat, car il n’y a pas grand-chose à garder dans cet album ovni.
C’est aussi du côté de Christine qu’en ce début d’année 1961 les choses
bougent un peu (pour retomber quelques années plus tard, malheureusement).
Elle enregistre pour la première fois. Il s’agit d’un disque collectif auquel elle
participe à hauteur de trois chansons. Paris rive gauche. À l’époque, c’est au
Caveau de la Bolée que Christine se produit le plus, et c’est avec les autres
chanteurs du lieu qu’elle sort donc ce 25 cm qui ne fera que renforcer l’estime
des professionnels à son égard (mais ne fera décoller personne…). Elle est
devenue l’une des plus grandes stars des cabarets, ce qui ne lui permettra pas de
faire carrière pour autant, surtout que lesdits cabarets s’apprêtent à être avalés
par l’arrivée de la télévision, la montée du yé-yé et le temps qui passe… Mais
c’est tout de même dans ce cabaret, logé à deux pas de Saint-Michel, que
Christine fait une rencontre importante pour le couple. Jacques Boyer, homme de
cabaret lui aussi, deviendra l’un des amis les plus proches de Christine et Jean et
présentera ce dernier à Georges Coulonges, avec qui se feront de fructueuses
collaborations. D’ailleurs, nous sommes ici au cœur d’un nœud : nœud de
partage et de contact. Christine mettra en relation Boyer et Meys, celui-ci
produira deux disques de Boyer chez Decca, puis les deux hommes deviendront
collaborateurs lorsque Meys lancera sa propre maison. De plus, l’amitié ne se
réduira pas au trio Jean/Christine/Boyer, mais inclura aussi sa compagne et
future femme Odile Ezdra, que Jean connaît déjà.
En juin 1961, six mois seulement après la sortie du dernier 45 tours, Jean en
enregistre un nouveau. Le titre phare sera cette fois-ci « Paris gavroche »,
mettant une nouvelle fois à l’honneur le peuple « d’en bas ». Jeux de mots et
ribambelles d’images virevoltantes, cette quasi-déclaration d’amour pour Paris et
la liberté prend le gavroche d’Hugo comme personnage et s’en amuse.
Casquettes à pont
Calèches et phaétons
Avec cochers, avec cochers encocardés
Bourgeois goguenards
Bourgeois louis-philippards
Avec larbins, avec larbins de haute volée
Insolent comme un gamin, le tout est une réussite qui, pourtant, disparaîtra des
rééditions de Ferrat. On suppose que cela est dû à une mésentente avec le
coauteur Georges Bérard ou le cocompositeur Charles Algarra.
Puis, c’est l’amour qui prend le dessus dans « Ta chanson », une pure
déclaration d’amour que l’on imagine destinée à sa chère Christine (Ferrat en a
écrit le texte et la musique), portée par une voix grave et une jolie mélodie sans
prétention.
À l’exact opposé de ce Ferrat romantique se trouve la chanson « Ma fille ».
Pour faire court, disons qu’il n’est pas plus mal que cette chanson réductrice et
machiste où l’héroïne mérite de finir en « maison » soit passée inaperçue… Les
critiques auraient été bien moins clémentes quelques années plus tard devant ces
paroles déplacées, écrites par Jean-Marie Blanvillain, dit Jamblan.
Mais la vraie star de ce disque, c’est « J’entends, j’entends ». Pour la deuxième
fois (mais loin d’être la dernière), Jean met en musique un poème de son idole,
Aragon. Et il le fait avec brio. La mélodie grave, profonde, solennelle s’accorde
parfaitement à la puissance poétique du texte, son lyrisme, sa beauté fragile.
Comme beaucoup l’ont avancé, Ferrat a grandement participé à faire diffuser les
mots d’Aragon à un large public, bien plus large du moins que les lecteurs de
poésie. Joli paradoxe, car en cette année 1961, Ferrat n’est pas grand-chose
tandis qu’Aragon, de 30 ans son aîné, joue déjà depuis longtemps dans la cour
des grands. C’est du moins la vision qu’en a Ferrat lorsqu’il a l’honneur de le
rencontrer pour la première fois… On imagine Jean arriver devant le domicile du
poète comme un enfant qui s’apprête à réaliser son rêve. D’ailleurs, Aragon
tutoiera immédiatement le jeunot, tandis que Ferrat vouvoiera toujours
respectueusement le poète. La première rencontre sera simple et chaleureuse,
Jean intimidé, Aragon impressionnant, mais admiratif de ce que Ferrat fait de ses
textes. C’est alors le début d’une relation durable : ils se reverront quasiment
tous les ans, Ferrat ayant à partir de ce jour la respectueuse habitude de lui
soumettre systématiquement ses adaptations…
Si, à l’époque, la célébrité n’est pas aussi étroitement liée qu’aujourd’hui à la
télévision, le petit écran est quand même signe d’une carrière qui décolle… Et ce
n’est pas moins de quatre fois que Ferrat sera invité sur un plateau en 1961 (dont
trois dans l’émission Discorama de Denise Glaser). Parallèlement, autre signe
d’envol, Jean Ferrat sort son premier 33 tours de 25 cm en novembre de la même
année. Le disque se compose des huit morceaux déjà enregistrés sur ses
précédents 45 tours et de deux inédits : « Deux Enfants au soleil » (qui jouera
l’été suivant un rôle énorme dans sa carrière) et « Napoléon IV ». Première
distinction pour Jean : ce 33 tours remporte le Grand Prix national du disque !
Et comme si tout devait se déplier en même temps dans sa carrière, c’est à ce
même moment que Jean met un pied dans l’univers de la scène, la vraie… Ce
tournant décisif naît encore une fois de ses rencontres, en l’occurrence celle avec
Bernard Dimey qui a eu lieu quelque temps auparavant à La Colombe. Auteur du
grand « Syracuse », ce Dimey est surtout à l’origine du succès phénoménal de
« Mon truc en plumes » de la grande Zizi Jeanmaire. Dans la lignée de la
générosité qui semble régner à l’époque dans le milieu, Dimey présente Ferrat à
Zizi afin que celui-ci lui soumette certaines de ses créations. Et la rencontre est
pour le moins fructueuse. En plus de lui prendre quelques morceaux (dont « Mon
bonhomme » et « Eh l’amour »), Zizi Jeanmaire lui propose de participer à sa
revue à venir à L’Alhambra… Plus question de lever de rideau ici, mais d’artistes
qui viennent habiller ce qui est en fait du grand spectacle. Jean est alors convié à
fermer le show avec ses chansons (passer en « américaine », comme on dit),
show qui est programmé pour six mois !
Le 8 décembre 1961, Jean se retrouve devant un parterre de 1800 personnes
qu’il apprendra à apprivoiser durant cette grande aventure. Avec son début de
répertoire, dont certains morceaux commencent à être relativement connus, Jean
interprète le premier soir sept chansons devant toute sa famille venue le soutenir.
Il apprendra de cette expérience une devise essentielle : less is more. Car la
patronne de ce grand show musical, Jane Breteau, un personnage haut en couleur
à l’accent parigot, connaît son métier et lui sucre pas moins de trois chansons !
Au départ vexé, Jean finira par réaliser qu’elle avait raison : avec cinq morceaux
efficaces, il séduisait le public (qui n’était pas là pour lui au demeurant), avec
sept, il l’aurait lassé… Autre point décisif dans sa construction d’artiste, il se doit
pour l’occasion de lâcher sa guitare, lui qui en avait fait sa canne, son point
d’appui. Accompagné du même orchestre que Zizi, il doit alors se trouver une
nouvelle posture, une autre gestuelle et combattre sa timidité au passage…
Dans la foulée de cette expérience, la carrière de Jean va connaître une autre
forme d’accélération. Il vient de rencontrer Isabelle Aubret, à qui il propose sa
chanson « Deux Enfants au soleil ». Elle l’enregistre à la fin du printemps et la
sort en plein cœur de l’été. La chanson s’accorde parfaitement à la chaleur de la
saison, autant qu’à la voix langoureuse et cristalline d’Isabelle. Au point que le
morceau devient instantanément un hit, avec 100 000 exemplaires vendus : le
tube de l’été 62. Certains diront que ce phénomène est à l’origine de la carrière
de Jean ; la dernière marche vers le véritable succès. Il est dans tous les cas clair
que cela aura un impact retentissant sur le compositeur. Lui-même le dit en ces
mots dans Révolution en novembre 1980 :
— Je n’ai pas écrit cette chanson pour moi – elle était pour Isabelle Aubret – et
c’est elle qui m’a fait démarrer !
Quoi qu’il en soit, une amitié impérissable naîtra de cette rencontre ; encore
une…
Malheureusement, le succès de Jean se fera quasiment par opposition à la
carrière de Christine, celle qui est devenue sa femme six mois plus tôt (le
22 décembre 1961). Cette dernière a beau sortir son premier disque en cette
rentrée 1962, elle va peu à peu s’effacer du paysage musical et devenir « la
femme de ». Ils feront quand même ensemble leur première prestation à la fête
de l’Huma (Ferrat en nocturne sur la grande scène !), symbole fort pour ce
couple engagé. Déjà, Jean se revendique « compagnon de route » du parti
communiste, tandis que le parti lui-même se réjouit de le considérer comme un
de ses artistes de référence, un porte-parole en quelque sorte. Ce n’est pas rien
pour Jean qui prend ce « rôle » à la suite de figures telles que Picasso, Éluard ou
encore Aragon…
Parallèlement, on ne peut pas dire que la vie personnelle de Jean et Christine
soit transformée du jour au lendemain. S’ils arrivent maintenant à peu près à
« vivre » de leur art, ils sont encore bien fauchés. Dans leur appartement d’Ivry,
on vit chichement, mais les copains défilent et viennent partager de longs dîners
festifs. Et c’est justement à l’automne 1962 que Véronique, la fille de Christine,
vient enfin vivre auprès d’eux. Elle a neuf ans, a grandi à la campagne, la
transition n’est pas simple. Sauf qu’elle gagne alors un père au passage. Car
Jean, sans l’adopter officiellement, la considère immédiatement comme sa fille,
au point que celle-ci l’appelle très vite « papa ».
L’hiver approchant, Jean Ferrat enregistre son deuxième 25 cm. Il ne le sait pas
encore, mais ce sera le dernier opus de sa collaboration avec Decca, un disque de
transition qui, contrairement au précédent, n’offre aucun morceau
particulièrement remarquable. L’album se tient, mais ne connaîtra pas de réel
succès, et Ferrat ne signera d’ailleurs aucun de ces titres. Il est presque amusant
de noter que quasiment toutes les chansons abordent des thèmes qui ont été ou
seront interprétés avec plus de puissance par d’autres. Un air de déjà-vu donc, ni
complètement honteux ni particulièrement admirable.
À titre d’exemple, on notera qu’une chanson comme « Les Noctambules », qui
dépeint les dandys de la nuit n’a pas la même force que « Les Paumés du petit
matin » écrit par Jacques Brel sur le même thème. De la même manière, Jacque
Dutronc écrira lui aussi quelques années plus tard « Le Petit Jardin », qui porte
quasiment le même titre que « Le P’tit Jardin » de Ferrat avec beaucoup plus de
bonheur et des accents mélancoliques plus joliment marqués. On note également
que le morceau « Petits Bistrots » apparaît comme une pâle imitation dénuée
d’humour du génial « Le Bistrot » de Georges Brassens.
« La Fête aux copains », titre phare de l’album écrit par Georges Coulonges,
offre quelques trouvailles, mais reste d’assez médiocre facture. C’est une
célébration vaguement démagogique de la fraternité populaire.
Peut-être est-ce alors « L’Homme à l’oreille coupée » qui tire son épingle du
jeu. Senlis et Delécluse, ses auteures, y mettent en scène dans le même
mouvement le désespoir de Vincent Van Gogh et d’Henri de Toulouse-Lautrec. Il
en ressort une jolie ode aux artistes que leur art dévore tout entier.
Si Jean n’est pas de ceux-là, il a cependant traversé maintes épreuves pour en
arriver là où il en est. Et peu importe ce disque un peu mollasson, parenthèse ou
souffle nécessaire au chanteur, c’est la suite qui démontrera la profondeur de sa
création et de l’artiste lui-même.
Partie 3

LES CHEMINS DE LA GLOIRE


10
L’année 1963 va marquer une nouvelle étape dans la vie
artistique de Jean Ferrat. Le chanteur va quitter la maison de
disques Decca pour signer avec un label très en vogue à cette
époque : Barclay. Eddie Barclay est ce flamboyant producteur
aux costumes blancs immaculés et aux mariages
innombrables, au sourire d’une blancheur anormale et au
bronzage parfaitement étudié tout au long de l’année. Derrière
ce regard bleu, rieur, redoutablement charmeur, se cache un
homme d’affaires avisé au flair pratiquement infaillible. Au fil
des années, Édouard Ruault, dit Eddie Barclay, a construit un
catalogue musical à nul autre pareil. Eddie, c’est la chanson
française dans ce qu’elle a de plus noble, à la fois populaire et
exigeante. L’homme a, au fil des ans, convaincu Brel, Ferré,
Aznavour, Trenet ou encore Nougaro de le rejoindre. Pour
Jean Ferrat, entrer dans une écurie aussi prestigieuse est un pas
de plus vers une carrière prometteuse. Barclay n’est pas
franchement ce que l’on appelle un homme de gauche, mais il
sait où se trouve le talent. Alors, les deux hommes vont
travailler ensemble, à une certaine distance, cependant.
Barclay signe les contrats et laisse à Gérard Meys le soin de la
production des disques. L’homme aux costumes blancs et aux
cigares légendaires va laisser toute latitude artistique à Ferrat.
Il assure d’emblée que jamais il ne se mêlera de contenu. Et il
tiendra promesse. Jamais Eddie Barclay ne fera un geste
montrant un désaccord avec ce que chante Ferrat, jamais il ne
viendra mettre son grain de sel de droite dans les chansons de
gauche du grand échalas à moustache. Les échanges entre les
deux hommes resteront cordiaux, mais jamais ne naîtra
d’amitié. Chacun sait ce qu’il fait. Ferrat porte des textes de
révolte, Barclay ramasse les dividendes.
Le premier disque que Jean sort sous ses nouvelles couleurs
arrive dès le mois de décembre 1963. Et il va faire
l’événement. Barclay se sert un whisky, allume un Cohiba et
sourit largement. Cette nouvelle recrue est parfaite. À la fin
1963, Jean Ferrat sort donc dans le même temps un 33 et deux
45 tours. Il n’est l’auteur des textes que pour quatre des
chansons de l’album, certes, mais l’une d’elles va faire date.
Le titre phare de l’album, va prendre le public à revers, par
surprise dans une époque où c’est la légèreté qui domine, où
l’idéal commun est devenu le confort, le bien-être, la
consommation de masse, où la musique écoutée et adulée par
toute une jeunesse est principalement constituée de bluettes
aussi sucrées et idiotes que mortellement insipides. C’est un
pavé dans la mare qu’envoie Ferrat, un « retour du refoulé »,
une claque donnée à une époque qui semble avoir oublié le
passé pourtant récent. En sortant ce glaçant et sublime chef-
d’œuvre intitulé « Nuit et Brouillard », Ferrat va au-delà du
simple geste politique, il inflige une véritable gifle à l’époque
et à ceux qui s’y prélassent comme dans un bain tiède.
« Nuit et Brouillard »… C’est d’abord et avant tout le titre
d’un documentaire qui avait saisi le public à sa sortie, en
١٩٥٥, réalisé par le grand cinéaste Alain Resnais et Jean
Cayrol. Nuit et Brouillard, ce sont ces images qui ont mis le
grand public face à l’horreur des camps de concentration. Et
c’est bien cela qui va inspirer Jean Ferrat. Il rend ainsi
hommage à tous ceux qui ont été déportés au cours de la
Seconde Guerre mondiale, tous ceux qui ont péri au fin fond
de l’Allemagne ou de la Pologne après avoir traversé l’Europe
dans des wagons à bestiaux. Ces hommes, ces femmes, ces
enfants entassés dont un grand nombre mourait avant d’arriver
à une destination qui était de toute façon sans retour. Une gifle,
oui, cette chanson sortie moins de 20 ans après l’ouverture des
camps, moins de 20 ans après que le monde a découvert,
ébahi, incrédule, la monstruosité tapie dans l’âme humaine.
Car les camps de concentration, les chambres à gaz ne sont pas
inhumains. Trop facile, trop simple. Les hommes qui ont
perpétré ces massacres, qui ont construit ces camps, les ont fait
fonctionner, ont fait pleuvoir le zyklon B sur des innocents
hurlant d’effroi, ces hommes, oui, font partie de l’espèce
humaine, ils sont sa part la plus sombre, mais non, ils ne sont
pas hors l’espèce, pas hors la civilisation, ils ne sont que son
visage le plus hideux. Ferrat veut perpétuer cette mémoire, il
veut, dans un temps où chacun court après le bonheur
individuel, une machine à laver et une télévision, il veut que
l’on se souvienne, que la plaie reste ouverte, que jamais elle ne
cicatrise, que jamais elle ne devienne une blessure ancienne
qui démange parfois faiblement les jours de pluie.
L’on aurait dû fêter Jean Ferrat pour son courage d’avoir
tendu un miroir à cette société française, de lui avoir montré
que la laideur est toujours là, quelque part au coin des yeux.
Mais les autorités françaises ne l’entendront pas de cette
manière. Oscar Wilde parle de la rage de Caliban ne
reconnaissant pas son reflet dans le miroir. C’est ce qui va se
produire. À l’heure où la France et l’Allemagne sont en pleine
réconciliation, où le général de Gaulle et le chancelier
Adenauer se parlent, se rapprochent, où ils veulent apaiser les
différends et construire ensemble une autre Europe, « Nuit et
Brouillard » est un tison incandescent. Et il sera traité comme
tel. À sa sortie, la chanson est pratiquement censurée à la
télévision et à la radio. Ce n’est d’ailleurs pas exactement une
censure. En réalité, Robert Bordaz, alors directeur de l’ORTF,
déconseille fortement à quiconque de la diffuser. Mais « Nuit
et Brouillard » finit par se trouver un chemin sur les ondes
d’Europe 1, où il va finir par s’imposer et tourner en boucle.
Les autorités ne voulaient pas que ce message de mémoire soit
diffusé pour ne pas remuer des souvenirs que l’on voudrait
mettre sous le tapis ; ironie du sort, il va devenir un énorme
succès. Les auditeurs entendent le message, la mauvaise
conscience est prise à bras-le-corps, embrassée. Le public a été
plus intelligent, plus ouvert que ses dirigeants. Cela arrive,
parfois. Jean Ferrat raconte :
— En fait, elle n’était pas interdite, mais « déconseillée ».
C’est-à-dire qu’en principe on ne la diffusait pas. Bien sûr,
c’était une consigne orale, on n’a jamais vu une note de
service, mais on a su qu’elle avait été déconseillée par
l’autorité, dans l’ombre. Je l’ai quand même chantée dans une
émission TV qui s’appelait Télé-Dimanche, et surtout dans une
émission d’Europe qui a eu un écho extraordinaire. Pourtant,
Cogoni disait : « On ne peut pas parler de ça en chanson ! »,
mais il avait quand même fait l’émission. Les auditeurs
appelaient, ils doivent encore s’en souvenir, et « Nuit et
Brouillard » a été plébiscité par une très large majorité, à 90 ou
95 %…
Si le message de « Nuit et Brouillard » est clairement
entendu comme une dénonciation de ce que Jacques
Lanzmann nommera plus tard la Shoah, c’est-à-dire la
« catastrophe », l’extermination des Juifs d’Europe et d’autres
populations jugées comme inférieures et nuisibles aux yeux de
l’Allemagne nazie, son titre et, si l’on écoute attentivement,
ses paroles ne sont pas exempts de tout reproche. « Nuit et
Brouillard » fait référence au film de Resnais, mais aussi et
surtout au nom de code du décret Nacht und Nebel signé par le
maréchal allemand Keitel, le 7 décembre 1941. Ce décret, dont
le nom réel est « Directives sur la poursuite pour infractions
contre le Reich ou contre les forces d’occupation dans les
territoires occupés » (Richtlinien für die Verfolgung von
Straftaten gegen das Reich oder die Besatzungsmacht in den
besetzten Gebieten) stipule que tout ennemi ou opposant au
IIIe Reich devra être déporté. En application de ce décret, il
sera donc possible de transférer en Allemagne toutes les
personnes représentant « un danger pour la sécurité de l’armée
allemande » (saboteurs, résistants, opposants ou réfractaires à
la politique ou aux méthodes du IIIe Reich) et, à terme, de les
faire disparaître dans un secret absolu.
Le 7 décembre 1941, Himmler, qui dirige la SS, donne des
instructions claires à la Gestapo :
Après mûre réflexion, la volonté du Führer est de modifier
les mesures à l’encontre de ceux qui se sont rendus
coupables de délits contre le Reich ou contre les forces
allemandes dans les zones occupées. Notre Führer est
d’avis qu’une condamnation au pénitencier ou aux travaux
forcés à vie envoie un message de faiblesse. La seule force
de dissuasion possible est soit la peine de mort, soit une
mesure qui laissera la famille et le reste de la population
dans l’incertitude quant au sort réservé au criminel. La
déportation vers l’Allemagne remplira cette fonction.
De son côté, le maréchal Keitel publie une lettre dont le
contenu est on ne peut plus explicite. Le système nazi n’a pas
besoin de parler à mots couverts :
A. Les prisonniers disparaîtront sans laisser de traces.
B. Aucune information ne sera donnée sur leur lieu de
détention ou sur leur sort.
Le décret NN stipule que les crimes ne seront jugés dans les
pays occupés que s’ils sont passibles de la peine de mort et
qu’elle puisse être exécutée dans les huit jours. Les personnes
inculpées vivant dans un territoire qui ne remplirait pas ces
conditions devront être déportées en Allemagne en secret.
Elles seront jugées en Allemagne ou internées dans un camp.
Les NN seront en grande majorité des ressortissants belges,
français ou hollandais. Une fois internés, ils ne recevront ni
courrier ni colis. Ils ne seront cependant pas tous condamnés à
mort, nombre d’entre eux subiront des condamnations à des
peines de prison ou de travaux forcés. Les détenus en fin de
peine seront « mis au camp » sans spécification de durée. Dès
l’arrivée de ces détenus dans les camps, les lettres NN, de
couleur rouge ou jaune selon les catégories, sont peintes sur
leurs vêtements. Ils subissent particulièrement les sévices des
gardiens SS ou des kapos.
Le décret Nacht und Nebel (NN) est donc mis en place à
l’encontre des résistants ou opposants politiques ; il ne fait
aucunement référence à la race, il n’entre pas dans la politique
raciale du Reich, il n’est qu’un outil supplémentaire (et
monstrueux) de répression contre toute velléité de rébellion.
On a tendance à l’oublier, donc, mais la chanson de Ferrat
s’adresse (qu’il en ait eu conscience ou non) plus à la
résistance communiste qu’à ceux qui ont été déportés et
exterminés pour la seule raison de leur naissance. Nous faisons
dans ces lignes le pari d’une totale bonne foi de Jean Ferrat.
Sans doute voulait-il englober toutes les victimes du nazisme,
n’en pas laisser sur le bord de sa chanson, montrer l’étendue
de l’horreur. C’est ainsi qu’à peu près tout le monde l’a
entendue, à cette époque. Ferrat n’a jamais porté sa judéité. Il
a grandi sans même en avoir eu conscience. La déportation de
son père est prise dans le reste, l’immense broyeuse de
l’histoire qui ne sait rien cracher d’autre que du sang, des
larmes et des os calcinés. C’est toute cette haine que Ferrat
rejette en bloc. Peut-être, aussi, Jean Ferrat a-t-il simplement
en tête le titre du film de Resnais qui était porteur d’une
certaine confusion. De nos jours encore, l’expression « nuit et
brouillard », si elle est connue, est souvent perçue comme
synonyme d’extermination, synonyme d’holocauste ou de
Shoah. Une polémique cependant est née au début du XXI E

siècle, venant justement de cette confusion dans les termes : en


2005, dans un entretien accordé à la revue Nouvelles
d’Arménie Magazine, le directeur de la rédaction de la revue
L’Arche, Meïr Waintrater, observe que dans les paroles de la
chanson l’identité juive des victimes n’est pas affirmée et
ajoute :
— Pourtant, je me souviens que j’étais à l’époque très
content de cette chanson et [que] ma génération l’a accueillie
avec soulagement.
Meïr Waintrater ayant affirmé à la fin de l’interview
qu’aujourd’hui « un tel texte serait attaqué pour négationnisme
implicite », Jean Ferrat lui répond dans une lettre ouverte dans
laquelle il écrit notamment :
Depuis quarante-deux ans, c’est la première fois qu’on me
reproche, en définitive, de n’avoir pas parlé uniquement de
l’extermination des Juifs. Vous osez le faire, j’ai envie de
dire « tant pis pour vous », mais je vous rappelle que
justement « Nuit et Brouillard » est dédiée à toutes les
victimes des camps d’extermination nazis, quelles que
soient leur religion ou leur origine, à tous ceux qui
croyaient au ciel ou n’y croyaient pas et, bien sûr, à tous
ceux qui résistèrent à la barbarie et en payèrent le prix.
À la fin de sa lettre ouverte, Ferrat se demande par quelle
dérive de la pensée on peut en arriver là, et si [ces] propos ne
relèvent pas simplement de la psychiatrie. Il en profite
cependant pour regretter de n’avoir pas cité les autres victimes
innocentes des nazis, les handicapés, les homosexuels et les
Tziganes, entérinant donc l’idée que « Samuel » et « Jéhovah »
désignent bien les victimes juives de la déportation.
Meïr Waintrater maintiendra sa position dans plusieurs
publications référencées sur son blog. La lettre de Ferrat
démontre, en effet, sa volonté de ne pas distinguer les
victimes. Il est vrai que dans les mots « ils voulaient
simplement ne plus vivre à genoux », les paroles de la chanson
désignent plus spécifiquement les personnes qui se sont
opposées au nazisme et qui en ont payé le prix, moins les
victimes « de naissance », celles que leur simple origine
condamne. Meïr Waintrater déclarera toutefois n’avoir jamais
voulu accuser Jean Ferrat d’antisémitisme. Une polémique
tardive et sans doute un peu absurde pour ne pas dire inutile.
Le directeur de L’Arche admettant lui-même avoir, à l’époque,
accueilli la chanson avec soulagement.
Quoi qu’il en soit, la chanson de Jean Ferrat va devenir un
grand succès et se classer immédiatement parmi les grands
classiques de la chanson française. Au-delà de la puissance du
message, la beauté du texte est proprement déchirante.
L’Académie Charles Cros ne s’y trompe pas et lui remet son
grand prix annuel. Ferrat, pourtant, selon ses propres dires,
était convaincu que cette chanson resterait confidentielle. Trop
vive, fouissant dans des douleurs trop profondes pour devenir
un hit. Il dira :
— J’ai l’impression que j’ai bénéficié d’un coup de hasard,
cette chanson était tant opposée à ce qui se faisait quand elle
est passée : un jeune qui n’était pas yé-yé, il fallait qu’ils en
passent un, ce fut moi.
Fruit du hasard, de la mauvaise conscience collective, gifle
donnée par des mots poignards, peu importe, dans le fond. Ce
qui compte sans doute, c’est que ce chant sublime et salutaire
ait été reçu par le public, puis qu’il ait ensuite traversé les
décennies sans perdre de son souffle et de sa puissance.
Aujourd’hui encore, « Nuit et Brouillard » est enseigné dans
les écoles, objet de mémoire, porte d’accès à l’horreur qu’a
constituée le nazisme, outil de compréhension d’une barbarie
qui toujours doit rester dans les esprits, lancinante comme une
rage de dents.
La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir
Ces vers ont une puissance rare dans la chanson française,
qui, si elle s’est souvent attaquée à des sujets graves, n’avait
jamais osé affronter le crime ultime, regarder la profondeur de
l’abîme, le trou noir de l’humanité. Ces quelques mots disent
tant de cette vie sans destin, de cette petite peste, ce poison
sublime qu’est l’espoir, cette lueur faible, vacillante, mais
surtout totalement irrationnelle qui fait vivre encore quand la
vie n’a plus cours. Ferrat éveille les consciences, secoue les
Français pour en faire jaillir la mémoire enfouie. Il dira à ce
propos :
— Elle a touché leur fibre sensible. Je ne parle même pas de
ceux qui avaient été victimes de la guerre et de la déportation,
ceux-là, évidemment, mais de tous les gens qui avaient gardé,
disons, l’esprit de la Résistance, de l’union. Cette chanson qui
disait qu’il ne faut pas oublier les choses, mais essayer de les
maintenir dans l’esprit des jeunes les a vraiment touchés, je
crois.
Le reste de l’album est, en quelque sorte, éclipsé par ce
gigantesque soleil noir qu’est « Nuit et Brouillard ». Ferrat y
est plus classique, moins tonitruant, pourtant quelques
chansons ne manquent pas d’élégance, de tendresse. Parmi
elles, on trouve « Les Enfants terribles », titre très
probablement emprunté à Jean Cocteau qui parle d’une
jeunesse en ébullition, d’une jeunesse qui a des « dents de
loup », assoiffée et affamée, d’une jeunesse qui a « toujours
raison » et qui fera la révolution. Il est intéressant de noter que
Ferrat parle, déjà, de cette génération qui fera 1968. Le joli
mois de mai avait pourtant surpris lorsqu’il a surgi avec son lot
d’espoirs insensés, de folie créatrice, de rage aussi. Mais Jean
Ferrat a senti, a vu dans cette jeunesse que pourtant l’on a
envie de cantonner aux yé-yé et à Salut les copains quelque
chose de plus profond. Cette joyeuse colère qui éclatera
quelques années plus tard est là, au creux de la chanson de
Jean Ferrat.
L’album parle également d’un chanteur moustachu, Georges
Brassens. La chanson s’intitule sobrement « À Brassens » et se
situe quelque part entre le pastiche et l’exercice d’admiration.
La musique aurait très bien pu être écrite par le grand Georges,
car elle est calquée sur les pincements secs de guitare de
l’homme à la pipe et à la chevelure et à l’œil frisés. Peut-être
« À Brassens » n’est-il pas un chef-d’œuvre, mais il est un
tribut à celui qui est devenu une star en arborant un air bourru
et se présentait sur scène sans autre atour que sa carrure de
rugbyman et sa guitare.
Ferrat dira :
— J’ai eu envie de l’écrire en allant voir Brassens à
l’Olympia en 1962. C’était la pleine époque du yé-yé sur les
antennes. Moi, je trouvais ça débile, n’empêche que c’était ce
qui marchait ! Personnellement, je n’avais pas à me plaindre,
je chantais, je me demandais comment les autres allaient faire
pour s’en tirer. […] Et puis je suis allé voir Brassens à
l’Olympia. Lui, il arrivait avec sa guitare, il parlait, il disait
des mots, il chantait, et les gens écoutaient ! C’était
encourageant ! Alors, j’ai écrit cette chanson parce que j’ai
senti qu’il se passait quelque chose d’important : une salle
écoutait un chanteur.
Dans le nouvel album de Ferrat, on trouve également un titre
un peu plus convenu, un peu plus consensuel, gage donné au
public, aux radios, sans doute. Contrepoint au terrible « Nuit et
Brouillard », peut-être aussi. Sur une mélodie légèrement trop
sucrée, Jean Ferrat égraine de jolies images poétiques
habilement tissées par Claude Delécluse et Michelle Senlis.
« C’est beau la vie » est une ode douce et mélancolique à la
beauté de l’existence. Rien dans cette chanson qui ne puisse
heurter, texte et musique lisses, sans aspérités bien que
joliment troussés. La chanson sera, elle aussi, un succès. Le
public (le même ?) qui a acclamé « Nuit et Brouillard » s’est
laissé attendrir par la délicatesse d’une caresse un peu trop
appuyée.
Une autre chanson porteuse d’un intéressant message vient
donner encore un peu plus d’épaisseur à l’album. Il s’agit de
« Quatre Cents Enfants noirs ». Sur un rythme jazzy, Ferrat
prend prétexte d’une une de journal pour dénoncer notre
apathie face à la misère dans laquelle l’Afrique est empêtrée.
Notre apathie face aux malheurs du monde.
Quatre cents enfants noirs
Dans un journal du soir
Et leur pauvre sourire
Ces quatre cents visages
À la première page
M’empêchent de dormir
Puis il s’adresse à la femme qui dort à ses côtés, mais c’est
très probablement à l’auditeur qu’il veut faire passer le
message :
Toi, tu dors malgré tout
De ton sommeil heureux
Tu dors et tout à coup
Je suis seul avec eux
Ferrat parle aux consciences qui dorment quand le monde
autour croule. Il termine la chanson sur un constat plutôt
pessimiste, répétant par trois fois, pour clore le morceau :
« Rien ne change. »
L’album paru en décembre 1963 permet à Jean Ferrat de
franchir une étape. L’immense succès de « Deux Enfants au
soleil » était un genre de malentendu. Ferrat n’est pas un
chanteur de charme, il n’en a pas l’ambition. Lui, ce qu’il veut,
c’est autre chose : éveiller, faire rêver, parler à l’intelligence. Il
a changé son fusil d’épaule avec ce nouveau disque, et, pour
son plus grand bonheur, le public a suivi en masse. Le regard
porté sur ce grand gaillard à la voix vibrante s’est modifié.
Ferrat a des choses à dire, des choses belles, des choses
terribles, mais il veut les dire. Et il est parti pour s’installer
dans le paysage musical de l’Hexagone.
11
Jean Ferrat a clos l’année 1963 sur un beau succès et entamé
1964 assez serein. Les choses commencent véritablement à se
préciser pour lui. Et puis, il y a Christine, son épouse, dont la
carrière frémit. Christine Sèvres possède une voix magnifique,
un phrasé superbe. Elle a quelque chose de Juliette Gréco, à la
fois dans sa manière d’interpréter les textes, mais aussi dans le
choix de ses titres. Elle ne court pas après la notoriété, elle a
sans doute une forme de pureté dans sa façon de vouloir
exercer son art. Ses chansons sont souvent poétiques,
exigeantes, mais aussi accessibles. Les critiques sont
généralement unanimes à son sujet : Christine Sèvres est une
grande artiste, elle a l’étoffe d’une immense chanteuse.
L’épouse de Jean va faire la première partie de Georges
Brassens pendant plusieurs semaines en ce début d’année
1964. Le public, venu écouter l’homme à la pipe, ne connaît
pas Christine Sèvres. Les premières parties sont souvent des
bouche-trous, des moments d’attente parfois un peu ennuyeux
qui n’ont pour but que de faire monter la pression, aiguiser
l’appétit du public. Mais le public venu applaudir Brassens se
laisse surprendre par la voix élégante de la jeune femme, par
sa présence, son aura, ses choix de textes. Elle conquiert
l’auditoire presque systématiquement. Christine, elle aussi,
pourrait bien avoir une belle carrière. C’est en tout cas ce que
l’on se dit à cette époque.
Christine et Jean vivent toujours à Ivry, dans un appartement
relativement modeste avec vue sur la banlieue grise. Ils y
étouffent un peu et se disent qu’à présent, ils pourraient se
permettre de déménager. Mais Jean est un homme simple, il
est hors de question pour lui d’aller chercher un luxe tapageur
(dont il n’a, de toute façon, pas encore véritablement les
moyens) ; non, Jean Ferrat veut de l’authentique, de l’espace,
de l’air pur, du calme pour pouvoir créer sereinement. Le
chanteur ne sait cependant pas où lui et son épouse pourraient
bien s’établir. Quitter la région parisienne, certes, mais pour
aller où ? La réponse va venir un peu par hasard. Depuis deux
ans à peu près, le couple Ferrat s’est lié d’amitié avec Gabriel
Monnet, qui dirige la Comédie de Bourges depuis le début
1961, et Jean Saussac, un peintre originaire de Paris, mais qui
s’est installé en Ardèche, à Antraigues-sur-Volane. Monnet a
passé une partie de sa prime jeunesse en Ardèche et y a
combattu pendant la guerre comme résistant. C’est d’ailleurs
dans la Résistance que Monnet et Saussac se sont rencontrés et
sont devenus amis après avoir été frères d’armes. Les deux
hommes ont donc un attachement tout particulier au beau
département de l’Ardèche et ils ne vont pas manquer de vanter
ses mérites auprès de Jean et de Christine. Saussac invite Jean
à venir visiter son village d’Antraigues, à quelques kilomètres
d’Aubenas, et à en apprécier les beautés. Situé à 500 mètres
d’altitude, dans une région encore très sauvage, Antraigues-
sur-Volane est presque l’incarnation géographique de la
tranquillité que recherche Jean. L’eau coule en abondance dans
ce village situé sur un piton volcanique. Trois rivières cernent
ce territoire splendide et authentique : la Volane, le Mas et la
Bise. Et puis il y a les vestiges du vieux château et Saint-
Baudile, l’église gothique qui possède un charme féerique.
Aussi, lorsqu’il s’y rend avec Christine, au départ pour
éventuellement y louer une maison pour les vacances d’été,
Jean est saisi, charmé, conquis. Il décide avec son épouse de
visiter des maisons, non pas à louer (fort peu nombreuses dans
la région), mais plutôt à vendre. S’installer en Ardèche leur
semble une bonne et belle idée. En compagnie de Saussac,
Ferrat visite quelques maisons et tombe sur une ferme
abandonnée depuis une quinzaine d’années. Elle a appartenu
au fossoyeur du village, puis plus rien, plus personne pour la
faire vivre. La maison n’est pas en ruine, mais elle va
nécessiter de sérieux travaux. Tant mieux, Jean et Christine
pourront ainsi l’aménager à leur goût. Elle possède une grande
cuisine, deux chambres et une bergerie. Le premier étage est
un grenier à foin, idéal pour y faire aménager des chambres à
coucher. Jean ne va pas hésiter longtemps à sauter le pas et
devenir propriétaire du lieu. Un détail va le faire basculer. Un
bruit de fond agréable dont Jean ne sait pas déterminer
l’origine. On lui explique qu’il s’agit du torrent qui coule un
peu plus bas. Jean descend jusqu’à l’eau, la contemple un
instant avant de s’exclamer :
— J’achète !
L’affaire est rondement menée et les travaux vont démarrer
très vite. Pour pouvoir suivre l’avancée de ce qui deviendra
leur demeure, leur ancrage, Jean et Christine s’installent dans
une maison d’hôtes et deviennent amis avec les propriétaires.
Sans doute la meilleure façon de commencer à frayer avec les
gens du village, de se rapprocher d’eux. Jean et Christine vont
découvrir avec émerveillement la vie douce et simple des
habitants d’Antraigues. Les rapports avec les locaux vont vite
passer de cordiaux à amicaux. Jean regarde les Ardéchois
vivre avec plaisir, peut-être aussi une forme d’admiration.
Loin de l’agitation parisienne, les relations entre les personnes
paraissent plus vraies, plus douce. Et cela va, bien entendu,
inspirer le chanteur qui ne tardera pas à écrire l’une de ses plus
belles chansons : « La Montagne ». Il déclarera, un peu plus
tard, à Denise Glaser, dans son émission Discorama :
— J’ai rencontré un pays que j’ai aimé, que j’aime ; et je
crois que j’irai très souvent, parce que je me sens bien là-bas.
Moi, je suis né à Paris, j’y ai toujours été élevé, je suis une
fleur du pavé si j’ose dire […] C’est dans les Cévennes. Là, il
y a un petit hameau, où il n’y a plus que deux feux,
maintenant, tous les gens sont partis. Il y a une vieille dame
qui a dans les 90 ans […] mais elle sait très bien s’exprimer.
Quand je parle avec elle, je n’ai pas l’impression de perdre
mon temps. Elle parle des saisons, des choses qui se passent,
et le jour où j’y étais, une soupe cuisait là depuis des heures.
Et moi, j’ai l’impression que pour arriver à faire une soupe
comme ça, il faut des générations, des millénaires, même !
Alors, les gens vont partir, ils vont s’en aller ailleurs, ils vont
s’entasser souvent dans des conditions pas du tout
comparables et ils n’auront jamais le temps de faire une soupe
pareille. Je suis pour le progrès technique, bien sûr, pour que
les gens s’en aillent dans la Lune ou ailleurs, mais je suis aussi
pour les choses bonnes qui sont essentielles et qui restent. Et je
me demande ce qui restera d’une civilisation qui va dans la
Lune et qui ne sait plus faire de soupe.
Le mode de vie des habitants de l’Ardèche est en train de
disparaître en ce milieu des années 1960. Les jeunes quittent
leur montagne pour aller en ville, à Paris, souvent, et entamer
une autre existence, bien différente de celle qu’ils ont menée
dans leur village. C’est de cela que Jean Ferrat veut parler
dans cette chanson. Il déplore sans aucun doute l’accélération
de la vie, le désir d’un confort matériel vain, la tristesse et la
grisaille dans lesquelles les campagnards « montés » à la ville
décident de leur plein gré de s’enferrer. L’heure, à l’époque,
n’est pas à l’écologie, pas au retour à la terre, c’est la
génération des néo-urbains qui se construit, et ce sont les
petits-enfants de cette génération qui constitueront la cohorte
de ce que l’on appelle aujourd’hui les néo-ruraux.
« La Montagne » est une chanson d’une grande douceur,
d’une belle poésie, une poésie terrienne. Ferrat quitte un temps
Aragon pour se rapprocher de Jean Giono. Mais c’est
également une chanson, si ce n’est militante, à tout le moins
politique, peut-être un peu passéiste aussi. Ferrat y oppose « la
tomme de chèvre » image de la tradition au « poulet aux
hormones », symbole d’une modernité devenue folle.
Le 45 tours sortira au mois de novembre 1964, accompagné,
comme souvent, de trois autres chansons, deux par face. À
« La Montagne », Ferrat ajoute une chanson rythmée et jazz,
« Autant d’amour, autant de fleurs » et « Que serais-je sans
toi », composée sur des vers de Louis Aragon.
Dès la sortie du 45 tours, c’est « La Montagne » qui va le
plus marquer le public, le plus l’emporter. Sans doute, parmi
ces gens des villes, vivant dans les hauts immeubles
impersonnels, se trouvent une bonne part d’anciens ruraux,
venus travailler à l’usine ou devenir fonctionnaires. Des gens
que cette chanson va toucher au plus profond, chez qui elle va
réveiller une forme de nostalgie. Une petite tristesse, une
mélancolie, un sentiment doux malgré tout. Sans doute, Ferrat
met-il le doigt sur quelque chose d’autre. Pas seulement la
nostalgie d’une terre quittée dont on a oublié les usages.
Leur vie ils seront flics ou fonctionnaires
De quoi attendre sans s’en faire
Que l’heure de la retraite sonne
Ces vers interrogent le sens même de cet exode rural.
Certes, ces nouveaux urbains ont gagné une forme de
sécurité, de confort, mais n’est-ce pas au détriment du sens de
la vie ?
Quelle qu’en soit la raison, le succès de la chanson est
quasiment immédiat. Et Ferrat en est le premier surpris. Il
affirmera :
— Je crois que dans l’esprit des gens, maintenant, Ferrat
restera toujours associé à « La Montagne, à l’Ardèche… C’est
un peu logique, parce que je vis à Antraigues depuis cette
année-là, mais j’avoue, je ne m’attendais pas à un tel succès
[…], d’autant que je l’ai écrite très vite pendant les vacances
que j’ai passées là-bas la première année que j’allais en
Ardèche, mais alors très facilement parce que c’était un
contact vrai avec la réalité d’un pays, ça m’est venu très
simplement.
À la fin de l’année 1964, « La Montagne » est partout,
écoutée, encensée, mais Ferrat ne mollit pas, il bat le fer tant
qu’il est chaud et enchaîne immédiatement avec la sortie d’un
nouveau 25 cm composé de huit chansons, dont, bien entendu,
« La Montagne » sera le titre phare.
Les morceaux qui composent ce nouveau disque sont de
nouveau très politiques. Ferrat a, semble-t-il, trouvé son
« créneau », et sans doute aussi, avec le succès, peut-il se
permettre d’affirmer un plus fort, un peu plus haut, sa
personnalité et ses obsessions, ces thèmes qui débordent des
artistes, qui les obligent à créer, les contraignent à déverser
quelque chose de ce qu’ils voient du monde.
Parmi les huit chansons, quatre ont été écrites par Jean
Ferrat, et elles reflètent bien déjà l’artiste à l’engagement
subtil. Outre « La Montagne », on trouve « Berceuse »,
« Hourrah » et « Le jour où je deviendrai gros ».
« Hourrah » est une chanson gaie, virevoltante. Une flûte
acidulée vient donner de la vie à ce texte dans lequel Ferrat
s’adresse à des camarades imaginaires, à tous ces gens qu’il ne
connaît pas, mais qui partagent avec lui le désir de fraternité,
qui pensent que les rêves et les utopies peuvent peut-être se
réaliser un jour, ces gens qui ont dans la tête des « poissons
lilas » et qui espèrent voir un jour « Grenade briser ses liens ».
La mention de la ville est ici une référence claire à la dictature
franquiste qui sévit, à l’époque, depuis plus de 25 ans de
l’autre côté des Pyrénées. Grenade est la ville où le poète
Federico Garcia Lorca a été fusillé pendant la guerre civile
espagnole. Elle est donc le lieu où la barbarie a cherché à faire
taire la poésie, la beauté, les idéaux de fraternité. Dans ce bel
élan d’espoir qu’est la chanson « Hourrah », Ferrat fait le pari
que la poésie viendra refleurir et prendra un jour le dessus sur
la force aveugle et stupide.
« Berceuse » est une chanson beaucoup plus triste et assez
saisissante. La musique en est douce, mais le texte est d’une
grande dureté. Ferrat s’adresse à un enfant des rues, dormant
sur les quais quelque part au Brésil, dans le plus grand
dénuement. La chanson qu’écrit Ferrat est bien plus
désespérée que révoltée. Comme si l’espoir avait disparu. Les
derniers vers sont d’ailleurs terribles :
Hier
Sur les toits jaune orangé
L’oiseau qui te fait rêver
A survolé la frontière
L’enfant est condamné à rester, l’oiseau, lui, est libre.
« Le jour où je deviendrai gros » est une chanson satyrique
dans laquelle Ferrat fustige l’embourgeoisement qui
inévitablement s’emparera de lui un jour. Il conclut cette
amusante pochade par ces vers :
Si je suis gras comme une figue
Je serai con comme un pruneau
On ne peut pas, pour clore la présentation de ce 25 cm, ne
pas évoquer un autre titre, que Ferrat n’a pas écrit, mais qui va
rester gravé dans nombre de mémoires, devenir une chanson
d’amour patrimoniale : « Que serais-je sans toi ». Les vers
sont ceux d’Aragon, mais l’interprétation de Ferrat lui permet
de se l’approprier totalement. La chanson évoque l’amour du
grand écrivain pour Elsa Triolet. On ne peut résister à citer
quelques vers, tant ils sont beaux et reflètent bien l’amour
insensé du poète pour sa compagne :
Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
La sortie du disque va s’accompagner d’une série de
concerts qui débute par une date à l’Alhambra. Jean y sera
ovationné par la salle et encensé par la presse. Jean Ferrat
partira ensuite sur les routes de France distiller sa belle
sincérité et ses mots qui souvent touchent au cœur à un public
nouvellement conquis. Ce que l’on aime, chez Ferrat, c’est son
authenticité, son message qui jamais n’est empesé ou
sentencieux, et le fait, sans doute, qu’il sache également
manier des musiques modernes, souvent entraînantes, en tout
cas, toujours dans l’air du temps. À ce propos, le chanteur aura
ces mots intéressants qui disent assez clairement son rapport à
ce qu’est la chanson pour lui :
— Dans la chanson, si vous voulez, la musique – pour le
public – a autant d’importance que les paroles. Moi, dans la
chanson, j’attache moins d’importance à la musique qu’aux
paroles. Étant donné que pour moi, la chanson est un moyen
d’expression, il est certain que l’expression est surtout dans ce
qu’on dit plus que dans ce qu’on chante. Mais encore une fois,
la chanson est un tout que le public reçoit directement et qui
doit être un mariage heureux entre la musique et les paroles.
Ferrat s’affirme à travers ces mots. Il n’a plus peur, ne se
cache pas, il dit l’artiste qu’il veut être. Et le public l’a adopté.
Nous sommes pourtant dans la France de Charles de Gaulle.
Une France qui, au cours de l’année 1965, ne va pas manquer
de réaffirmer son attachement au général. En effet, au mois de
mars, les élections municipales vont être largement remportées
par le camp gaulliste. Puis, la mère de toutes les élections,
l’élection présidentielle, va conforter le général dans sa
position de maître incontesté du pays. Alors, existe-t-il une
contradiction entre cette victoire conservatrice et le succès
d’un homme de gauche comme Jean Ferrat ? Sans doute. Peut-
être le chanteur est-il le révélateur d’un début de frémissement
dans le pays qui ne s’est pas encore traduit dans les urnes.
Peut-être Ferrat est-il porté par des espoirs, des désirs qui
n’éclateront au grand jour qu’en mai 1968. Quoi qu’il en soit,
le succès du chanteur est incontesté et incontestable. Il a gagné
un public, enthousiasmé par ses textes, un public qui va lui
rester fidèle jusqu’au bout.
Au cours de cette année 1965 qui va voir, donc, le pouvoir
conservateur de la France rester en place, Ferrat va être cette
fois-ci véritablement confronté à la censure. Il s’agit d’une
chanson qui relate des faits vieux de 60 ans ayant eu lieu bien
loin, en Russie. La chanson « Potemkine », dont le texte a été
écrit par Georges Coulonges, s’inspire de l’histoire des marins
d’un cuirassé russe qui, en 1905, se sont révoltés contre le
pouvoir tsariste. Cette mutinerie sera vue par Lénine comme la
tentative de créer l’embryon d’une armée révolutionnaire. La
chanson de Coulonges que Ferrat interprète avec une force et
une conviction admirables comprend ces vers :
M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde
Où celui qui a faim va être fusillé
Le crime se prépare et la mer est profonde
Que face aux révoltés montent les fusiliers
Il y a de la rage et de la détermination dans ces mots que
tonne Ferrat sur un air martial. Mais à qui s’adresse-t-il ? Qui
pour lui en vouloir ? Ferrat parle des blessures d’un monde qui
60 ans après cette révolte gorgée d’espoir n’a pas avancé, où la
faim, la misère existent toujours, où la liberté n’a toujours pas
vaincu. Dans une France démocratique, « Potemkine » n’aurait
pas dû déranger. Après tout, Jean Ferrat parle sans doute de
pays plus ou moins lointains vivant sous la botte de dictateurs.
Pourtant, la chanson va engendrer une véritable affaire.
Au mois de novembre 1965, quelques semaines tout juste
avant l’élection présidentielle qui verra le général de Gaulle
confirmé au pouvoir, Jean Ferrat est invité à une émission de
télévision. Jusque-là, tout est normal. Il s’agit de la très
populaire émission Âge tendre et tête de bois, présentée par
Albert Raisner. Jean a prévu de se rendre au studio de
télévision et d’y interpréter « Potemkine ». C’est sa dernière
chanson en date, il en fait donc tout à fait normalement la
promotion. Cependant, quelques jours avant l’enregistrement,
Jean Ferrat reçoit une étrange requête, comme il le raconte lui-
même :
— Le lundi qui précédait Tête de bois, j’ai su que la
direction de la télévision avait demandé à lire les paroles de
« Potemkine ». Il n’y avait alors aucune remarque venant
d’elle et la répétition s’est faite comme prévu. […] Le
mercredi à 18 h, je me présente au Moulin de la Galette où se
fait l’émission publique. Albert Raisner, très gêné, m’annonce
l’interdit de la direction de l’ORTF.
Surpris et sans doute très en colère, Jean Ferrat appelle lui-
même la direction de l’ORTF pour comprendre cette
interdiction et tenter de la faire lever. Cette censure lui semble
parfaitement grotesque eu égard au fait que la chanson fait
référence à un fait historique lointain et un passé révolu. La
réponse de l’ORTF est sans appel : pas de « Potemkine » sur
les ondes tant que la campagne présidentielle est en cours.
Après le 5 décembre, jour du premier tour de scrutin, pourquoi
pas ? Mais d’ici là, la chanson devra rester bien au chaud au
fond d’un tiroir. Jean est furieux. Il décide de quitter
l’émission, mais considère que cet affront ne peut pas rester
sans réponse. Il rédige, conjointement avec Georges
Coulonges, un courrier promptement envoyé à la direction de
l’ORTF disant son incompréhension : Avec la meilleure
volonté, nous ne voyons pas, nous ne comprenons pas
comment l’exaltation du courage, l’exaltation d’un sentiment
noble incitant l’homme à se vouloir non du côté de la force
mais du côté de la justice, pourrait être condamnable.
Ferrat et Coulonges reçoivent, dans la foulée, le soutien de
nombreuses personnalités. Une tribune est publiée dans
L’Humanité, signée par Louis Aragon, Pierre Brasseur,
Simone Signoret et Yves Montand entre autres. Ils seront 55 à
signer cet appel qui n’aura d’ailleurs pas le moindre effet.
Entre les deux tours de l’élection, le 12 décembre, Jean Ferrat
a été invité à se produire dans l’émission Télé-Dimanche. Mais
Raymond Marcillac, qui anime l’émission, ne veut pas de
« Potemkine » sur son plateau. Ferrat peut chanter autre chose
s’il le désire, mais pas ça. Le chanteur refuse catégoriquement
de se plier au diktat de la censure. Il ne participera pas à Télé-
Dimanche. La position de Ferrat est plutôt courageuse. Il est,
certes, devenu une vedette en quelques années, mais les
passages télévision, surtout sur des émissions aussi suivies
qu’Âge tendre et tête de bois ou Télé-Dimanche, sont
extrêmement importants pour conserver le public, pour gagner
d’autres auditeurs. À l’époque, l’absence de diversité dans les
programmes rend les téléspectateurs captifs. Passer à la
télévision n’est peut-être pas forcément gage de succès, mais
cela donne une assise aux artistes et un écho inespéré. Jean
Ferrat a fait passer ses convictions avant ses intérêts. C’est son
authenticité qui a parlé.
Revenant sur ce triste épisode une quinzaine d’années plus
tard, il dira :
— C’était la première fois que je me trouvais vraiment
confronté à la censure directe. Évidemment, ça a provoqué des
relations difficiles et diverses, mais ce n’était pas grave parce
qu’on peut répondre à la censure directe. Beaucoup plus grave
est la censure indirecte, quand on oublie volontairement de
programmer une chanson, parce qu’on ne peut rien faire contre
ça.
Malheureusement pour les autorités, le scandale créé par
cette censure directe va mettre la chanson en lumière. Le
public va s’y intéresser d’autant plus que l’on a cherché à l’en
priver. Cela n’empêche pas de Gaulle d’être très largement
réélu cependant, mais à présent, Jean Ferrat a franchi un
nouveau cap. Il n’est pas seulement un chanteur aux textes
engagés, il est devenu en quelque sorte un opposant au régime
gaulliste.
12
Ferrat a pris une nouvelle épaisseur en cette fin d’année
1965. L’artiste s’affirme de plus en plus. Bientôt, il lui faudra
remonter sur scène, à Bobino, pour trois longues semaines.
Mais il a également prévu de sortir un nouvel album et d’en
donner un avant-goût au public parisien. Cependant, pour
l’heure, il n’a rien dans ses cartons. Jean va donc s’enfermer
dans son petit village ardéchois pour y écrire. Sans doute ce
statut d’opposant, la colère qui l’a saisi devant la censure lui
donnent-ils une vigueur nouvelle. Lui qui se considère comme
un besogneux de l’écriture parvient à sortir 14 chansons de son
chapeau alors qu’il n’en avait besoin que de 10. L’isolement à
Antraigues est bénéfique et le rend prolifique.
L’album contenant la chanson « Potemkine » sort donc au
cours de l’année 1965. Sur les 10 chansons que l’on y trouve,
6 ont été écrites de la main du chanteur. Parmi elles, on trouve
« Le Sabre et le Goupillon », une amusante chanson qui
brocarde une alliance traditionnelle entre l’armée et le clergé.
Va-t-en-guerre et grenouilles de bénitiers ont toujours fait bon
ménage, et Ferrat s’en moque d’une façon mordante.
D’humour et de mordant, « La Voix lactée » n’en manque
pas. Ferrat moque ici le show-business et surtout le vedettariat.
Il dira à propos de la chanson :
— Je ne peux pas m’empêcher de rire quand je vois
« vedette » accroché à Ferrat ! Ça me semble tout à fait bizarre
er absolument inadapté. […] Moi, je crois qu’il ne faut pas de
vedettes, il faut que les gens aillent dans les spectacles, qu’ils
aient la possibilité d’y aller, et à tous les spectacles, que ce
soient des gens connus ou pas connus.
Mais quoi qu’il en pense, bien malgré lui sans doute, Ferrat
est bel et bien une vedette à présent, même si cela le met mal à
l’aise. Un malaise qu’il dépeint avec ironie :
Avant que mes chansons ne fassent des recettes
J’étais un paria du monde des affaires
Il paraît qu’à présent c’est fou ce qu’on m’achète
Je suis considéré autant qu’un camembert
Féroce, Ferrat… Mais le nouvel album ne fait pas seulement
rire. À preuve, une chanson qui est presque un manifeste pour
Jean, un titre calqué sur un texte d’Aragon que chante Ferré.
La chanson se nomme « Je ne chante pas pour passer le
temps », le texte d’Aragon « Je chante pour passer le temps ».
Dans cette chanson, Jean Ferrat s’en prend aux censeurs :
Il se peut que je vous déplaise
En peignant la réalité
Mais si j’en prends trop à mon aise
Je n’ai pas à m’en excuser
Voilà pour les programmateurs de radio et de télévision. Un
artiste n’a pas de comptes à rendre au pouvoir et ne doit pas
plier, il lui faut pouvoir dire ce qu’il a à dire. D’ailleurs, avec
une puissante évocation des poètes Lorca et Maïakovski, il
montre ce qu’un pouvoir tyrannique fait aux poètes, comme un
avertissement :
De Lorca à Maïakovski
Des poètes qu’on assassine
Ou qui se tuent pour quoi pour qui
Ce que Ferrat affirme haut et fort, c’est le droit de dire le
monde tel qu’il le voit, avec son cortège de misère, d’horreurs
et de violence. Le monde croule et lui, Jean Ferrat, entend bien
ne pas fermer les yeux :
Le monde ouvert à ma fenêtre
Avec sa dulie ses horreurs
Avec ses armes et ses reîtres
Avec son bruit et sa fureur
Manifeste, donc, cette chanson. Affirmation d’un devoir de
l’artiste, d’une mission, peut-être. Dans ce 30 cm, Ferrat va,
tout de même, jouer également sur la corde romantique. Il ne
s’agit pas de l’album d’un révolutionnaire, mais de celui d’un
chanteur de variété engagé. Aussi, on trouvera parmi les 10
chansons des titres comme « C’est peu dire que je t’aime » ou
« C’est toujours la première fois » qui, s’ils satisfont une partie
du public, et aident Ferrat à gagner un auditoire encore plus
grand, ne méritent pas forcément que l’on perde du temps en
exégèse.
L’album reçoit un très bel accueil et, banni quelques
semaines plus tôt des plateaux de télévision, Jean Ferrat y fait
un retour en force, y compris dans l’émission Télé-Dimanche
où Marcillac lui offrira une véritable tribune. Jean Ferrat va
interpréter pas moins de ١٠ chansons. L’animateur de
télévision a visiblement décidé de faire amende honorable,
voire acte de contrition. Jean sera également invité chez Guy
Lux et son Palmarès de la chanson. L’émission lui est
totalement consacrée là encore. Jean Ferrat est devenu un
chanteur parfaitement incontournable dans le paysage de la
chanson française. C’est ce que disent, en creux, ces multiples
invitations à se produire dans le petit écran.
Jean Ferrat n’en oublie pas pour autant son village
d’Antraigues auquel il doit tant. Ce qu’il a trouvé là-bas, il ne
l’avait pas trouvé ailleurs, jamais. Il est animé d’un immense
sentiment de reconnaissance pour ce coin perdu des Cévennes
et ses habitants, un coin du monde où il est devenu lui-même,
où il s’est trouvé. Aussi, pour « rendre » à ceux qui lui ont tant
donné, il décide de mettre sur pied un festival totalement fou
qu’il appellera La Nuit d’Antraigues et qui se déroulera en
août 1966. Ferrat va utiliser son carnet d’adresses et rameuter
quantité d’artistes prestigieux. Catherine Sauvage, Pierre
Brasseur, Roland Petit et Jacques Brel répondront à l’appel.
Plus de 5000 personnes envahissent le petit village…
Mais il est temps à présent de se remettre à l’écriture. On lui
demande de fournir un album par an, ce qui n’est pas chose
simple pour lui qui écrit plutôt lentement. C’est une des
servitudes du métier et Jean préférerait qu’il en fût autrement,
mais il se plie aux exigences de l’industrie musicale. Il va
pondre 10 mélodies et 4 textes, un peu moins inspirés sans
doute que ceux de l’album précédent. Mais il va choisir des
valeurs sûres pour y plaquer ses mélodies. Ainsi, l’on trouve
Aragon deux fois (« Un jour, un jour » et « Heureux celui qui
meurt d’aimer ») et Guillaume Apollinaire (« Si je mourais là-
bas »).
La plus belle chanson, la plus émouvante sans doute, de ce
nouvel album est « Maria ». Le texte en a été écrit par Jean-
Claude Massoulier et il est proprement déchirant et tragique.
Sur un air de guitare espagnole, « Maria » nous conte l’histoire
de deux frères nés en Espagne et engagés dans la guerre civile
dans des camps opposés. L’histoire relève de la tragédie
grecque. Les deux frères s’entretuent :
Qui des deux tira le premier
Le jour où les fusils parlèrent
Et lequel des deux s’est tué
Sur le corps tout chaud de son frère ?
Cette fois-ci, ce n’est pas la dictature que dénonce Ferrat, pas
non plus la liberté assassinée, mais les drames que la guerre
engendre. « Maria » est une chanson pacifiste, merveilleuse,
sans doute injustement oubliée.
Fort de ce nouvel album, il est temps pour Jean Ferrat de
monter une nouvelle fois sur une scène parisienne avant
d’entamer une tournée. Ce sera Bobino dès le début de l’année
1967 et pour trois semaines encore une fois. Jean va se
produire pratiquement à guichets fermés pendant toute la
période. Le public lui est devenu fidèle et suit non plus
l’interprète de belles chansons, mais bien le créateur d’une
œuvre engagée, forte et populaire.
L’année 1967 est forte en événements sur le plan
international. La guerre du Vietnam fait rage et semble ne
jamais devoir se terminer ; un conflit bref mais intense, la
guerre des Six-Jours, oppose Israël à ses voisins arabes ; Fidel
Castro accueille à présent l’Organisation tricontinentale de
solidarité des peuples censée coordonner les différents groupes
révolutionnaires à travers le monde. La petite île des Caraïbes
prend une envergure dans la lutte révolutionnaire qu’elle
n’avait pas jusqu’à présent. Jean s’intéresse à Cuba, à cette
expérience communiste caribéenne. Aussi, il décide de faire le
voyage et sollicite un visa. Et cette demande ne passe pas
inaperçue. Les autorités cubaines, plutôt que d’accorder le
droit à Jean de visiter le pays en simple touriste, lui proposent
de venir chanter. Ferrat est fatigué par ses nombreuses dates en
France et n’a pas du tout l’intention de faire le voyage pour
aller travailler. Il espère prendre des vacances et en profiter
pour observer l’expérience communiste mise sur pied par
Castro. Il est cependant difficile de refuser une telle offre. Il
raconte :
— On avait tout fait pour les décourager ! Rien ne les
dissuadait ! Ils tenaient absolument à ce que je chante à Cuba.
Les musiciens, les bagages, la sono, les femmes des musiciens,
on a cherché tous les arguments possibles pour les dissuader !
Mais ils acceptaient tout ! Il n’y a rien eu à faire. Il a fallu que
j’y aille… Finalement, on s’est retrouvés embarqués un beau
jour dans l’avion, les musiciens, la sono, les femmes, les
bagages, le sonorisateur et tout le bazar, c’était formidable !
On a eu un grand accueil, parce que j’étais le premier chanteur
occidental qui allait chanter à Cuba. Mais aussi, j’étais inquiet
parce que c’était le premier pays non francophone où je devais
chanter, et je me demandais ce que ça allait donner.
Jean et sa petite troupe embarquent donc à Orly, le 18 mai
1967. Non pas pour La Havane, qui n’est pas desservie
directement par Air France, mais pour Prague. Après une
escale en Tchécoslovaquie, Jean et ses acolytes embarquent
dans un avion pour Dublin, puis pour Terre-Neuve avant de
parvenir au bout d’un très long voyage, enfin, dans la capitale
cubaine, le 20 mai.
Dès leur arrivée sur le sol de l’île, Jean et son entourage sont
immédiatement pris en charge. Il est hors de question pour les
autorités de laisser un groupe d’Occidentaux baguenauder
dans les rues de La Havane sans surveillance. Promenés
partout dans une Cadillac ayant appartenu au général Batista,
l’ancien dictateur qui dirigeait l’île avant la révolution
castriste, les Français vont avoir le plus grand mal à accéder à
la population. Ils sont pris en charge et serrés de près.
Jean Ferrat va avoir une très grosse surprise trois jours après
son arrivée sur le sol cubain. En effet, au soir du premier des
concerts prévus au Teatro de la Calzada à La Havane, il
s’aperçoit que le public s’est vu distribuer des livrets contenant
les paroles de ses chansons traduites en espagnol. Mieux
encore, il se rend compte que ses disques sont distribués sur
l’île et que, par conséquent, certains des spectateurs
connaissent déjà les chansons qu’il interprète. Ferrat n’en
revient pas. Mais il n’est pas au bout de ses surprises. Deux
jours plus tard, c’est à Santiago de Cuba que le chanteur se
produit. La salle a une capacité de 2000 places, mais ce ne
sont pas moins de 3000 personnes qui s’y entassent.
L’atmosphère est folle, électrique, incroyable pour Jean qui est
habitué à des ambiances plus calmes et des applaudissements
en fin de chanson. Ici, rien de tel. Il écrira pour France-Soir :
— Quand je chante, les filles – sur la scène – hurlent comme
si j’étais les quatre Beatles à moi tout seul. J’ai cru qu’elles
allaient me mettre en pièces.
Le directeur de la salle est contraint de faire venir la troupe
pour contenir ce qui ressemble à une véritable émeute.
Jean Ferrat va se laisser séduire par Cuba, comme bon
nombre de gens avant et après lui. Il va assister au discours-
fleuve de Fidel Castro le jour de la fête nationale. Six heures
pendant lesquelles le Lider Maximo parle, certes, mais aussi
pendant lesquelles il est interrompu par la foule qui
l’interpelle, lui demande des précisions ou signifie son
désaccord. Parfois, Castro répond, argumente, d’autres fois, il
semble convaincu par les arguments du citoyen et admet qu’il
a peut-être tort. Sans doute est-ce de la pure démagogie, on
peut le supposer à l’aune de ce que l’on sait aujourd’hui du
pouvoir castriste, mais Ferrat, lui, est conquis. Peut-être est-ce
de la naïveté, même s’il ne faut pas minimiser le fort pouvoir
de séduction que peut exercer Fidel Castro ; peut-être,
simplement, Jean Ferrat voulait-il y croire, quitte à fermer les
yeux ou à accepter qu’on lui cache des choses. Quoi qu’il en
soit, une année après ce voyage qui sera pour lui inoubliable, il
dira :
— À mon avis, c’est ce qui se passe de plus important dans
le monde à l’heure actuelle ; je veux parler de cette tentative
qui est un véritable défi – et qui est le grand rêve de l’homme
après tout – qu’ils essaient de faire à Cuba ! […] En un mot,
c’est tout simplement d’abolir la civilisation de l’argent.
Évidemment, l’expérience cubaine ne manquera pas d’avoir
un impact sur l’œuvre de Jean Ferrat. Un double impact
même. L’album qu’il écrit à son retour fera la part belle à l’île
de Fidel Castro avec les chansons « Les Guérilleros », « Cuba
si » et « À Santiago », mais il y aura autre chose, quelque
chose de plus profond, une sorte d’inflexion dans son œuvre.
En effet, à partir de cette expérience, le chanteur ne va plus
s’interdire de parler d’actualité, d’événements présents.
« Les Guérilleros » a, curieusement, été écrite non pas par
Ferrat lui-même, mais par Henri Gougaud. Elle est la première
sur le nouvel album et pourtant, son écriture a précédé le
voyage de Jean à Cuba. Ferrat l’avait déjà eue en main avant
de partir et s’était dit que, peut-être, à son retour, aurait-il
envie de la modifier, mais ça n’a pas été le cas :
— Finalement, dira-t-il, je n’ai pas eu à la changer ; elle
collait très bien avec ce que j’ai entendu là-bas. À la vérité, ça
m’ennuyait un peu qu’il m’ait donné ce texte-là avant que je
ne parte, parce que je me disais : « Probablement que j’aurai
envie d’écrire quelque chose sur ce thème en revenant » et je
l’aurais sûrement fait. Mais je ne regrette rien, parce que c’est
une chanson que j’aime.
Ferrat chante Cuba et sa révolution ; le socialisme des
tropiques l’a conquis. Son album, il l’offre à un public qui ne
se doute pas encore que l’année suivante, d’immenses
chamboulements – pour certains, une révolution – vont avoir
lieu sur le territoire même de la France.
Dès le mois de février 1968, Jean reprend une nouvelle
tournée, comme c’est devenu son habitude après chaque
album. Comme l’exige le protocole. Il va au contact du public,
mais ne va pas, et c’est assez curieux, voir ce qui se trame
dans l’esprit de la jeunesse française. Il l’a pourtant chanté,
prédit d’une certaine manière, dans ses chansons. Il a parlé de
l’ennui, de la censure, du désir d’un lendemain différent.
Mai 1968 va donc prendre Jean Ferrat de court. Il ne voit
rien venir. Le mouvement du 22 mars, principalement guidé
par des revendications étudiantes, ne l’alerte pas. Il n’alerte
pas grand monde, à vrai dire.
Si Ferrat n’a rien perçu des prémices du mouvement, il ne va
pas rester inactif pendant les jolis jours de mai. Comment le
pourrait-il, lui qui est devenu une forme de figure
contestataire ? Le chanteur s’implique donc et participe aux
« états généraux de la variété ». De nombreux artistes vont,
trois semaines durant, occuper le théâtre de Bobino où, comme
partout ailleurs dans la capitale, on va beaucoup parler,
échanger, bouillir d’idées folles. Ferrat livrera plus tard la
façon dont il a vécu cette période, parenthèse enchantée :
— On avait « pris » Bobino et on organisait des soirées pour
les grévistes. C’était une période extraordinaire ! Mais il y
avait une confusion… Il y avait des gens, je veux dire, qui
n’étaient pas du tout concernés par les problèmes sur lesquels
on se battait depuis des années et des années […], des gens qui
n’avaient assisté à rien, qui ne s’occupaient de rien, et qui
avaient l’impression, tout d’un coup, d’inventer le monde,
comme si personne n’avait jamais rien fait avant eux ! Ils
avaient l’impression que le monde existait à partir de là,
d’eux-mêmes, de leurs prises de position ! C’était d’une
naïveté, d’une puérilité… En même temps, c’était touchant ;
mais d’autres fois, on avait envie de leur foutre des baffes.
C’est vrai ! Et tout ça donnait lieu à des discussions et des
dialogues qui étaient désarmants…
Ce sont sans aucun doute les étudiants petits-bourgeois dont
parle Ferrat, ceux qu’il brocarde dans la chanson « Pauvres
Petits C… » parue dans l’album cubain, ceux qui, finalement,
ont pris le pouvoir, l’ont rendu plus cool, mais n’ont, dans le
fond, pas changé grand-chose à la marche du monde.
Mai 1968 va marquer la France durablement, mais
évidemment pas dans le sens qu’aurait voulu Jean Ferrat. Pour
lui, tout reste encore à faire. L’ébullition continuera dans la
société hexagonale, mais la révolution rêvée restera lettre
morte. Pour Ferrat, c’est le temps de faire une pause dans le
tourbillon incessant qu’est la vie de vedette. La maison
Barclay sort, fin 1968, une compilation de ses 10 plus grandes
chansons.
La carrière de Christine, l’épouse de Jean, ne décolle pas.
Elle a sorti un album qui est passé totalement inaperçu, et pour
cause, puisqu’il est sorti le 10 mai 1968, en plein cœur du
mouvement qui paralysait la France. Le disque était pourtant
de toute beauté. Elle n’abandonne cependant pas la partie et
continue à faire de la scène. Au mois de mars 1969, elle fera la
première partie de Serge Reggiani à Bobino. Pendant ce
temps, Jean, pour sa part, sort, le même mois, un nouvel
album. Et sur ce nouvel album, plusieurs chansons vont attirer
l’attention. « Ma France », sur laquelle nous reviendrons, mais
aussi « La Matinée ». Cette dernière a une particularité de
taille puisqu’elle est un duo avec Christine Sèvres. « La
Matinée » raconte l’histoire d’un couple au réveil. Lui ne veut
pas se lever, il rêve au Grand Soir, à un monde plus juste ; elle
le ramène à la réalité de la vie : « Faut labourer la terre et tirer
l’eau du puits. » Christine aurait aimé inverser les rôles, que ce
soit dans sa bouche que résonnent les mots « Changer la vie et
puis abolir la misère », mais ce ne sera pas le cas. Question
d’époque, sans doute. L’homme rêve grand, la femme le
ramène à la réalité, au quotidien terre à terre. C’est encore la
vision qui prédomine à l’époque, y compris dans l’esprit de
Jean Ferrat que les combats féministes ne touchent qu’avec
difficulté.
Si le nouvel album parle directement, bien entendu, de mai
1968 avec « Au printemps de quoi rêvais-tu ? », on y trouve un
titre aux ambitions plus vastes, il s’agit de « Ma France ».
Ferrat y parle de l’esprit de révolte qui anime la France depuis
la révolution de 1789. Mai 1968 s’inscrirait dans cette
tradition. Ferrat parle du pays qu’il aime, de Robespierre, du
journal L’Humanité, fait allusion à la Résistance. Finalement,
« Ma France » fait écho à ce qu’il disait des enfants de 1968
qui avaient le sentiment d’avoir tout inventé alors qu’ils se
coulaient dans une tradition bien plus longue.
La période post-1968 va avoir un effet sur la diffusion de cet
album très engagé. Pas de censure, mais une mise à l’écart.
Les chansons ne passeront pas tellement sur les ondes, à part
une, inoffensive, intitulée « L’Idole à papa », chanson comique
qui se moque de Tino Rossi. Rien de bien méchant. Il faut dire
que la situation est délicate et que, sans doute, les
programmateurs radio et télévision ne veulent pas trop faire de
vagues. C’est en effet la période qui va voir le général de
Gaulle quitter le pouvoir après un référendum perdu.
Jean Ferrat aura par ailleurs des déboires avec la télévision.
Invité le 16 mars 1969 à l’émission L’Invité du dimanche, le
chanteur, qui se retrouve pour l’occasion sur un plateau avec
Brassens, Francis Lemarque et Jacques Brel, va s’engager
dans un débat avec le grand Georges. Tenir des propos bien
trop à gauche. Il sera après cela privé de télévision pendant un
temps. Nouveau scandale…
13
Il ne faut à Jean Ferrat que neuf mois pour accoucher d’un
nouvel album. La censure molle dont a été victime « Ma
France » par l’ORTF ne semble pas avoir calmé les ardeurs du
chanteur, bien au contraire. Avec Camarade, Ferrat livre un
disque engagé toujours, et surtout en prise directe avec
l’actualité, à l’image de la chanson qui ouvre l’opus et lui
donne son titre. « Camarade » est en effet un morceau doux-
amer qui, sous ses airs de bluette, aborde sans détour les
événements du Printemps de Prague.
C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit
L’épisode que Ferrat évoque et qui a obscurci le ciel d’août
1968 laisse encore un goût amer dans la bouche de bon
nombre de sympathisants communistes : le 5 janvier 1968, le
réformateur Alexander Dubcek a été élu premier secrétaire du
parti communiste tchécoslovaque (PCT) en remplacement de
l’impopulaire Antonin Novotny. Le programme du PCT était
clair : outre l’instauration d’une économie plus libérale, le
parti voulait rétablir le droit de libre expression. Le 8 avril, un
gouvernement de centre gauche a été mis en place. La presse a
peu à peu repris sa liberté, jusqu’à l’abolition officielle de
toute censure fin juin.
Mais ce vent de liberté n’a pas été bien perçu par un Kremlin
soucieux de garder le contrôle sur une région stratégique.
Après d’apparentes négociations avec le gouvernement de
Dubcek, le 20 août de la même année, quelque 200 000 soldats
venus majoritairement d’URSS, bientôt rejoints par 400 000
hommes supplémentaires, ont envahi par surprise la
Tchécoslovaquie. Dubcek a été emmené de force au Kremlin
et forcé de signer le protocole de Moscou, un diktat qui a placé
la Tchécoslovaquie sous sa tutelle et entériné l’occupation
soviétique.
En guise de protestation, le 16 janvier 1969, un étudiant de
20 ans s’est s’immolé par le feu sur une place, en plein centre
de Prague. Il a succombé à ses brûlures trois jours plus tard.
Cette fin terrible a bien sûr marqué les esprits, dont ceux du
camp communiste français, qui a officiellement
« désapprouvé » l’invasion soviétique… sans pour autant la
condamner fermement. Ce sont donc ses « camarades » du
PCF que Ferrat titille avec ces deux couplets.
Mais « Camarade » évoque également d’autres luttes,
d’autres printemps :
C’est un joli nom Camarade
C’est un joli nom tu sais
Qui marie cerise et grenade
Aux cent fleurs du mois de mai
Ici sont évoqués tour à tour la Commune, à travers une
allusion au « Temps des cerises », célèbre chant
révolutionnaire écrit en 1866 par Jean Clément et repris par les
communards, et bien sûr les événements du mois de mai 1968
en France. Le titre se clôt d’ailleurs sur ces vers :
C’est un joli nom Camarade
C’est un joli nom tu sais
Dans mon cœur battant la chamade
Pour qu’il revive à jamais
Se marient cerise et grenade
Aux cent fleurs du mois de mai
Car Ferrat vibre toujours de l’espoir d’un Grand Soir, espoir
modéré par la réalité qu’il observe. Dans « Les Demoiselles de
magasin », Ferrat dépeint avec une apparente allégresse une
société qui lui apparaît léthargique.
Les demoiselles de magasin
Font sonner leur réveille-matin
Pour s’en aller prendre leur train
Les demoiselles de magasin
Elles ne s’intéressent à rien
À part à ces amants incertains
Qui leur filent entre les mains
Seulement, Ferrat n’est pas Brassens, poète désabusé d’un
monde figé, enkysté. Jean l’a dit à son confrère, en chanson,
dans « En groupe en ligne en procession » : il est « de ceux qui
manifestent ». Ferrat croit en la protestation, tout comme il
croit à l’action révolutionnaire ; l’intensité avec laquelle il a
vécu les événements de mai 68 en témoigne. Aussi, ces
« demoiselles de magasin » qu’il dépeint sont-elles sauvées de
leur asthénie – de leur aliénation – par l’irruption brutale de la
révolte dans leur vie. Révolte joyeuse, révolte féconde.
Et puis un beau jour
Ces petites amours
Les voilà qui vont défiler
Un drapeau rouge déplié
Et volent volent leurs baisers
Sur les ouvriers d’à côté
Car si Ferrat chante, ce n’est pas pour aligner de façon
égotiste les raisons qu’il aurait de désespérer de l’état de la
société et, plus largement, du monde. Le chanteur conçoit son
métier comme une opportunité de combattre tout en
divertissant. Ce que cherche Jean Ferrat, c’est d’offrir à son
public des perspectives plus larges que ce que leur propose
leur routine. Il plante dans ses chansons des graines d’idées,
des germes de révoltes, en espérant que ces graines et germes
finissent par fleurir.
— Je ne crois pas que ce que je fais soit fondamental,
déclare Ferrat dans Témoignage chrétien fin janvier 1970. Ce
qui est fondamental, dans une société, ce sont les rapports de
force qui impliquent les changements de structure. Mais je ne
néglige nullement le rôle des intellectuels ; ils ont tous pour
mission d’être des précurseurs sur le plan des idées, d’une
réalité sociale. Leur rôle est de combattre le monde tel qu’il est
et de faire prendre conscience aux gens…
Nul cynisme, donc, dans ce morceau par ailleurs
délicieusement primesautier, au texte conçu comme une
comptine ou une fable. La morale en serait que, derrière
chaque parfumeuse, derrière chaque vendeuse de chapeau ou
d’étole, se cache une citoyenne capable de se soulever.
— Les gens vivent leur petite vie sans se préoccuper des
problèmes sociaux et politiques et, tout à coup, il se passe
quelque chose qui fait que, par exemple, les demoiselles de
magasin se mettent en grève, défilent. […] C’est cette
cristallisation, à un moment donné, de phénomènes sociaux
qui m’a inspiré, explique le chanteur à la presse concernant ce
titre précis.
Autre chanson, autre actualité : celle de la guerre du
Vietnam, où les forces américaines s’enlisent depuis
l’offensive du Tê’t l’année précédente. « Dix-sept Ans »
reprend la structure du célèbre Dormeur du val de Rimbaud,
ce poème que connaissent tous les écoliers de France et dont la
dernière strophe tombe comme un couperet.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Dans « Dix-sept Ans », Ferrat opère un retournement de
situation similaire.
Elle avait le teint mat, des yeux croissant de lune
Sur ses reins qui dansaient deux longues tresses brunes
Donnaient à sa jeunesse un éclat triomphant
Sous le soleil levant

Elle était à la fois timide et sûre d’elle


Par sa voix, ses propos, sa grâce naturelle
Rien ne la distinguait des filles de ce temps
Elle avait dix-sept ans

Nulle ombre ne voilait son regard enfantin


Nul regret ne faisait palpiter sa poitrine
Elle avait au combat de sa main douce et fine
Tué dix Américains.
Pour le chanteur, pas question ici de dénoncer les morts
causées par cette « main douce et fine » ou la présence de
jeunes soldats américains forcés par leur gouvernement de
combattre en Indochine : il ne fait que créer un tableau, un
instantané de cette combattante rencontrée à Cuba.
— C’est une description, explique-t-il au journal La Croix.
Elle parle d’une jeune Vietnamienne du Sud dont on m’a dit
qu’elle sortait des maquis et qui a vécu dans les abris. J’ai été
frappé par le contraste entre sa fragilité et le poids de son
action. […] Ce n’est pas une chanson à slogan, je ne dis pas
« les Américains sont des salauds », mais je place les gens
devant les faits. Voilà une chanson politique.
Quant à « Intox », elle fustige cette télévision que Ferrat hait
et qui le lui rend bien. Accompagné d’une cithare
psychédélique propre à faire visualiser à n’importe quel
auditeur des « chauves-souris roses », Jean Ferrat chante :
Dès que la speakerine ouvre son tiroir
J’ai mon héroïne avec télé-soir
Le clin d’œil à Marx est on ne peut plus clair : la télévision
comme nouvel opium du people, voilà ce que Ferrat dénonce.
Aucun album de Ferrat ne serait par ailleurs complet sans
une mise en musique d’un texte d’Aragon, son maître
d’écriture. Ici, c’est donc « Les Lilas », titre pop sinueux, aux
accents jazz aussi capiteux qu’une grappe de fleurs mauves,
qui tient ce rôle.
Je rêve et je me réveille
Dans une odeur de lilas
De quel côté du sommeil
T’ai-je ici laissé ou là
Le texte, tiré du Fou d’Elsa, est conservé à l’identique
L’album sorti, il est temps pour Jean Ferrat de remonter sur
scène à Paris. En effet, le chanteur a passé les derniers mois à
tourner en province, mais n’a pas foulé de scène parisienne
depuis près de trois ans. Pour son retour, on pourrait le croire
atteint de folie des grandeurs puisqu’il jette son dévolu sur le
Palais des Sports, salle mythique habituellement réservée aux
combats de boxe et aux idoles yé-yé. Avec les 4700 places
qu’il escompte remplir chaque soir du 29 janvier au 10 février
1970, Ferrat peut sembler bien ambitieux, voire
déraisonnable… Il n’en est rien. Le chanteur veut trouver le
moyen d’offrir à son public, souvent modeste et ouvrier, des
places de concert le moins chers possible. Il se lance dans une
entreprise qui ne connaît, à l’époque, pas encore d’équivalent :
produire lui-même ses 13 dates parisiennes. Cela signifie louer
la salle à ses frais, épaulé de son ami et producteur Gérard
Meys. Une fois les coûts engagés calculés, Ferrat pourra fixer
lui-même le prix du billet, afin d’en proposer certains à
seulement 10 francs. Un challenge puisqu’il lui faudra jouer,
chaque soir, à guichets fermés s’il veut se rembourser. Mais ce
genre de défis stimule Jean Ferrat, qui déteste quand tout
ronronne : il veut bousculer ses propres habitudes.
— Si j’étais retourné à Bobino, explique-t-il dans les pages
de L’Humanité, j’aurais eu l’impression de faire sensiblement
la même chose qu’il y a trois saisons. Tandis que là,
l’expérience m’excite. Je suis content de chanter, j’en avais
grande envie et grand besoin.
Initialement, jamais Ferrat n’aurait considéré le Palais des
Sports : son projet était de louer un grand chapiteau pour ce
nouveau spectacle. Mais la difficulté à obtenir les autorisations
préfectorales nécessaires, couplée à l’impossibilité de chauffer
et sonoriser convenablement une telle structure, a vite eu
raison de la folle entreprise. Porte de Versailles ce sera, donc.
Très vite, cette série de concerts autoproduits s’annonce
comme un succès : les préventes sont excellentes, Ferrat et son
équipe découvrent rapidement qu’ils vont rentrer dans leurs
frais. Mais la réussite de Ferrat n’est pas seulement financière,
elle est avant tout artistique. Dès le soir de la première, les
critiques, qui s’attendaient sans doute à un four, doivent tirer
leur chapeau à l’artiste. Son match en seize chansons, Ferrat le
gagne aux points, après avoir frôlé le triomphe total par K-O,
peut-on lire dans France-Soir. Dès le second refrain, « Dix-
sept Ans », les salves d’applaudissements fusent, deux, trois,
six fois au cours d’une seule chanson, relève quant à lui le
journal Le Monde. […] Entre-temps (Ferrat) chante avec
sensibilité l’amour, la tendresse, la beauté, l’espoir, surtout
l’espoir. L’Humanité ne cache évidemment pas son
enthousiasme : Ce sont à ces chansons les plus directement
politiques que le public réagit, vibre, interrompt, applaudit à
chaque strophe qui lui va droit au cœur. Même au Figaro, dont
on peut supposer que la rédaction n’est pas forcément sensible
au contenu politique des chansons de Ferrat, on est obligé
d’admettre que fort bien dosé, le tour de chant court (seize
chansons) est loin d’épuiser l’attente, et laisse une envie de
revenez-y. Ce qui est le meilleur des compliments. Meilleur des
compliments, certes, sans doute modéré par cette discrète
pique glissée plus tôt dans l’article : Ce n’est jamais génial,
c’est toujours très réussi.
Ce qui séduit notamment la critique et le public, c’est que
depuis Bobino trois ans plus tôt, Ferrat a pris de l’assurance
sur scène. Il n’est plus statique : il s’empare de l’espace,
l’occupe. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il danse, mais, oui, il
bouge. Comme une idole pop – et peut-être que l’album s’y
prête, particulièrement le psychédélique « Intox », morceau
durant lequel il se roule par terre, le soir de la première,
comme un possédé.
Quant au show, il témoigne des exigences de Ferrat le
producteur. La première partie change en fonction des dates.
Un soir, on peut découvrir un ensemble classique de 11
musiciens interpréter Bartók et Albinoni. Un autre, on peut
découvrir Los Popines, un groupe de percussionnistes venus
de Cuba. Un autre soir encore, le Golden Gate Quartet
accompagne un ballet de Victor Upshaw.
— C’est ça qui est intéressant, et c’est ça qui m’a intéressé,
explique Ferrat au micro de l’animateur Yves Mourousi le soir
de la première. Faire une première partie essentiellement
musicale, dans un spectacle de variété pour un public très
populaire. Et je crois que le public populaire, quand on lui
parle avec le cœur et quand on lui présente des choses de
qualité, il réagit toujours bien.
Quand le tour de chant de l’artiste commence, pas question
de s’enferrer dans un récital interminable : son set est rapide,
affûté. Ferrat chante « Camarade » et quelques autres titres, 16
morceaux en tout qui s’enchaînent à un rythme endiablé.
Le succès est tel que la télévision elle-même ne peut plus
bouder Ferrat – du moins, pas totalement, sous peine d’être
soupçonnée d’« Intox ». Sur la deuxième chaîne de l’ORTF, un
sujet de trois minutes est consacré au show de l’artiste,
entrecoupé d’images des répétitions et d’extraits de chansons.
La première chaîne va plus loin : elle consacre un premier
sujet à Ferrat, où ce dernier présente son spectacle avant
d’interpréter « Camarade » en situation de live. Puis, le soir de
la première date, la chaîne organise un duplex avec le Palais
des Sports, assuré par l’animateur Yves Mourousi. Les
téléspectateurs peuvent ainsi découvrir la fin du show de
l’artiste, à savoir l’intégralité de « Ma France », diffusée pour
la première fois à la télévision. Pour Ferrat, c’est effectivement
une victoire par K-O. L’artiste : 1 – La censure : 0.
La veille de la dernière prestation de Jean au Palais des
Sports, Christine publie dans une relative confidentialité son
deuxième album, Vivre en flèche. Les 10 titres qui composent
le disque sont arrangés par Jean-Claude Vannier, un Jean-
Claude Vannier encore jeune et relativement inexpérimenté.
Nous sommes deux ans avant le Melody Nelson qui propulsera
le producteur sur le devant de la scène ; Vannier n’est encore
qu’un bidouilleur de génie, autodidacte qui a appris les
rudiments de l’orchestration en lisant un Que sais-je ? Comme
Vannier aime à le rappeler lui-même, il a pour l’instant comme
seul fait de gloire d’avoir contrarié les studios où il travaille,
les célèbres Pathé-Marconi, où il a « monté en boucle
l’enregistrement des couacs de la jolie twisteuse d’un
producteur, et jeté ses bonnes prises à la poubelle ». Mis au
placard, l’ingénieur du son est comme il le raconte condamné
« aux Arabes », à une époque où, sur fond de guerre d’Algérie,
la musique orientale est profondément méprisée par le public
français. C’est pourtant cette musique, ses instruments, ses
sonorités, qui vont être déterminants dans son approche des
arrangements de cordes.
— Moi, j’étais ravi, car j’adorais cette musique, explique-t-
il.
Et cette musique, il va la faire découvrir à la France entière
en devenant le fer de lance de la scène freakbeat hexagonale ;
un genre venu d’Angleterre, à la croisée des chemins entre la
pop sixties et la musique psychédélique naissante.
À Christine Sèvres, Vannier va proposer divers morceaux,
dont trois signés par la très confidentielle et talentueuse
Brigitte Fontaine : « Comme… Rimbaud », « Maman j’ai
peur » et « Le Beau Cancer ». Sur le premier titre, Christine
chante :
Je suis sale comme Rimbaud
Je suis lâche comme Villon
Débauchée comme Hugo
Syphilitique comme Baudelaire
Une provocation qui sied à l’esprit rebelle de l’artiste ainsi
qu’à sa grande exigence artistique.
« Ton grand-père a un cancer / C’est mieux que d’être
poivrot / En Orient, on fait la guerre / C’est mieux que d’aller
au bistrot », déclare-t-elle également sur « Maman j’ai peur ».
Quant au « Beau Cancer », infusé de spleen baudelairien, son
désespoir élégant est peut-être du goût de la critique,
élogieuse, mais pas du public, qui manque au rendez-vous. Il
faut dire que Christine Sèvres n’est, une fois de plus, pas du
tout là où on l’attend. Moins directement politique que son
chansonnier de mari, elle ne propose pas non plus ce que la
société de l’époque attend d’une chanteuse, à savoir qu’elle
parle d’amour. Oui, Christine, sans parler de politique, est une
artiste radicalement politique : elle refuse d’interpréter des
mélopées sentimentales ; son romantisme, c’est celui du XIX E

siècle, où les sentiments dominent la raison, où on exprime sa


mélancolie, où on explore ses cauchemars. Et qu’on ne s’y
trompe pas : quand elle chante « La Délaissée », texte
d’Aragon mis en musique par Jean, ce n’est pas de relations
amoureuses qu’elle parle.
Ne t’en va pas dans les nuées
Mon bel aigle ami des orages
Je peux mourir de ton courage
Ne t’en va pas
Ce « bel aigle » fuyant n’est pas l’amant de notre délaissée :
c’est sa patrie, c’est sa France lâche et démissionnaire. Vivre
en flèche est un disque sombre, novateur, sans concessions…
Et la défiance de Christine face aux médias, son incapacité à
se vendre ne l’aident pas à faire reconnaître son talent. Jean
semble d’ailleurs s’attendre aux difficultés que va éprouver
son épouse dans sa (trop brève) carrière. Ne l’a-t-il pas déclaré
quelques jours avant la sortie de Vivre en flèche, le 1er février
très exactement, au journal La Croix ?
— Les gens n’achètent pas de disques s’ils ne les entendent
pas sur les ondes. Privé de diffusion, un chanteur est privé de
public. Parce qu’ils n’ont pas le soutien de la radio, il y a des
tas de jeunes qui écrivent et chantent de très belles chansons,
mais qui n’arrivent pas à percer.
Or, à l’heure de défendre son titre « Comme… Rimbaud »
dans l’émission Discorama, Christine Sèvres est victime d’un
trou de mémoire en plein direct. Un incident qui nuit très
certainement à la réception de son travail. Est-ce cette
reconnaissance tardant à venir qui conduit Christine à renoncer
à accompagner son mari durant la tournée qui suit ? Ou est-ce,
comme en a témoigné son amie Odile Ezdra, la souffrance que
lui provoque la scène, le trac ? Toujours est-il que Christine
demande à Odile de la remplacer sur la tournée de Jean et
décide de se retirer en Ardèche. Elle y restera neuf mois. Neuf
mois sans chanter, neuf mois sans promouvoir son travail.
Personne ne le sait encore, pas même elle sans doute, mais
Vivre en flèche sera son dernier album…
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14
Pendant que Christine vit à Antraigues, Jean, lui, est sur les routes. Il ne rejoint
sa femme qu’à l’été 1970, qu’il passe à se détendre malgré une bien mauvaise
nouvelle : la mort d’Elsa Triolet, la muse d’Aragon que Ferrat lui-même a
célébrée à travers ses mises en musique du Fou d’Elsa. Louis Aragon s’effondre,
fou de douleur. Ferrat, lui, entame l’écriture de son nouveau disque, un opus
composé de 11 chansons, soit une de plus qu’à l’accoutumée. L’album sort en
février 1971. Un an après le Palais des Sports, donc. Un an après le Vivre en
flèche de Christine.
Sur la pochette, le chanteur apparaît de dos, dans un décor qui pourrait tout
aussi bien représenter une scène de théâtre qu’un parking désert. L’image est
inquiétante ; la lumière blafarde qui tombe du ciel ne suffit pas à fendre une
obscurité bien menaçante. Le titre du disque est, quant à lui, le même que celui
de la première chanson : La Commune. Au printemps, on célébrera les 100 ans
de l’insurrection parisienne. Jean Ferrat, du moins, compte bien les célébrer.
La Commune s’est déroulée du 18 mars au 28 mai 1871. Une période durant
laquelle Paris a vécu un régime d’autogestion tout à faire inédit dans l’histoire…
jusqu’à une répression sanglante ordonnée par le gouvernement d’Adolphe
Thiers qui, en une semaine seulement, a écrasé un formidable espoir populaire.
De la Commune, Karl Marx a écrit : C’était la première révolution dans
laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût
capable d’initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de
Paris.
Pour rendre hommage à ce soulèvement des opprimés, Ferrat a de nouveau fait
appel à son ami George Coulonges, qui avait signé « Potemkine ». Le texte,
volontiers lyrique, est celui d’un troubadour ; à Coulonges, Ferrat tient lieu de
ménestrel. Il chante la geste du peuple de Paris.
Il y a cent ans commun commune
Comme un espoir mis en chantier
Ils se levaient pour la Commune
En écoutant chanter Pottier
Si Eugène Pottier, l’auteur de « L’Internationale », est cité dans ce premier
couplet, c’est davantage au « Temps des cerises » que l’on pense. « La
Commune » n’est pas un cri de guerre, c’est une chanson douce. Un hommage
aux gens ordinaires qui se soulèvent comme un seul homme. D’ailleurs, la
première phrase joue d’une subtile homophonie : « commun, commune »,
comme ce peuple que le pouvoir déconsidère et qui, soudain, devient « comme
un, comme une ».
Dans « La Commune », Ferrat célèbre également les artisans, les « forgerons /
Devenus des héros ». Ce n’est pas l’unique hommage que l’artiste rend aux
travailleurs sur ce nouveau disque. Dans « États d’âme », sur une musique aux
violons tremblant comme un corps livré à l’aube froide, Ferrat parle de ceux que,
depuis, le pouvoir a baptisé non sans cynisme « la France qui se lève tôt ». Trop
tôt, quand on écoute Ferrat.
C’est toujours quand cinq heures sonnent
Qu’on réveille les condamnés
Les feuilles des arbres frissonnent
Il va bien falloir y aller
Dans « États d’âme », le travail est présenté comme un bourreau ; une
métaphore que l’artiste file jusque dans le refrain, où il chante :
Je n’ai toujours pas l’âme d’un bourreau
De travail
La césure en fin de vers permet une délicieuse ambiguïté : c’est à ce bourreau
de travail que Jean Ferrat règle son compte. Mai 68 est passé par là, et Guy
Debord, et sa clique situationniste. Le travail n’est plus considéré par Ferrat
comme une valeur, bien qu’il appartienne aux valeureux : c’est une aliénation. À
laquelle le chanteur souhaiterait bien que les garants de l’ordre établi goûtent,
juste pour voir.
J’voudrais voir les flics au boulot
Les tenants du grand capital
Les PDG les généraux
Goûter aux cadences infernales
À l’acmé de son succès, Jean Ferrat n’omet donc pas de prendre la mesure de
sa chance.
— Je suis un grand privilégié, je fais de ma vie ce que j’avais envie d’en faire,
déclare-t-il au micro de Denise Glaser, le 28 mars 1971, dans l’émission
Discorama. Mais c’est trop injuste. Je pense à tous ceux qui n’ont pas la chance
de se réaliser, je connais des boulangers, des forgerons qui sont très heureux,
mais, hélas ! c’est l’exception.
Et d’exception, il va en être question avec le disque La Commune, dont le plus
grand succès se fait encore régulièrement entendre, 50 ans après sa sortie, sur les
ondes radiophoniques. « Aimer à en perdre la raison » est une nouvelle mise en
musique d’Aragon par Ferrat, et un nouveau pari réussi. Du poème original La
Croix pour l’ombre, tiré du Fou d’Elsa, Ferrat ne retient que trois strophes. Trois
strophes, les dernières, sur six, pour ne pas noyer l’auditeur, mais surtout pour ne
retenir du poème que l’hymne à l’amour fou.
Aimer à perdre la raison
Aimer à n’en savoir que dire
À n’avoir que toi d’horizon
Et ne connaître de saisons
Que par la douleur du partir
Aimer à perdre la raison
Ah c’est toujours toi que l’on blesse
C’est toujours ton miroir brisé
Mon pauvre bonheur, ma faiblesse
Toi qu’on insulte et qu’on délaisse
Dans toute chair martyrisée
La faim, la fatigue et le froid
Toutes les misères du monde
C’est par mon amour que j’y crois
En elle je porte ma croix
Et de leurs nuits ma nuit se fonde
Exit, donc, le contenu politique du texte d’Aragon ; cette vision de l’amour qui
transcende les amants, leur permet de voir en face la cruauté du monde, puis de
s’en libérer. Ce début de poème écarté par Ferrat, le voici reproduit :
Les gens heureux n’ont pas d’histoire
C’est du moins ce que l’on prétend
Le blé que l’on jette au blutoir
Les bœufs qu’on mène à l’abattoir
Ne peuvent pas en dire autant
Les gens heureux n’ont pas d’histoire
C’est le bonheur des meurtriers
Que les morts jamais ne dérangent
Il y a fort à parier
Qu’on ne les entend pas crier
Ils dorment en riant aux anges
C’est le bonheur des meurtriers
Amour est bonheur d’autre sorte
Il tremble l’hiver et l’été
Toujours la main dans une porte
Le cœur comme une feuille morte
Et les lèvres ensanglantées
Amour est bonheur d’autre sorte
Pour Aragon, le bonheur ne découle pas de la surdité au malheur : il est au
contraire la pleine expérience de ce dernier. L’amour permet l’intranquillité et
l’intranquillité est la voie d’accès à la lucidité, qui est le seul chemin vers une vie
heureuse. Mais pour Ferrat, le bonheur, c’est autre chose. Le bonheur, c’est un
monde englouti, comme il le chante dans « Les Derniers Tziganes ». Le bonheur,
c’est la liberté, et cette liberté se meurt. Lentement, mais sûrement.
Le ciel se fait lourd, les roses se fanent
Nous vivons le temps des derniers Tziganes
La possibilité de l’anticonformisme chaque jour disparaît alors. Cet
anticonformisme, le chanteur le célèbre. « Les Derniers Tziganes », c’est un
chant du cygne.
Les derniers nomades
Claquent dans leurs mains
Et la liberté
Femme de gitan
Tombe poignardée
Sous l’effet du temps
Nostalgique, Ferrat n’est pas pour autant sans espoir ; on l’a déjà dit, c’est sans
doute en cela qu’il diffère fondamentalement d’un Brassens. Cet espoir se
symbolise par un engagement qui n’est pas que politique, qui est un engagement
dans la vie. Et cette vie, de plus en plus, se situe à Antraigues. Voilà pourquoi,
tout en composant La Commune, Jean Ferrat se lance dans la course aux
municipales de ce petit village de 500 âmes. Il deviendra d’ailleurs conseiller
municipal ce printemps-là.
Ce n’est pas la seule façon dont Jean, en cette année 1971, renforce son
ancrage à Antraigues. Durant l’été, alors que le café de la place centrale se trouve
sans repreneur, condamné à fermer, Jean convainc Odile Ezdra et Jacques Boyer
de racheter le fonds de commerce. Lui acquiert les murs de cette ruine qui
nécessite pas loin d’un an de travaux pour être remise en état. Rebaptisé La
Montagne, le café rouvre au printemps 1972, dévoilant ses quatre chambres
d’auberge et ses casse-croûte servis au comptoir où le chanteur aime à traîner.
Son patron de bistrot célèbre vaut soudain à Antraigues le surnom de « petit
Saint-Tropez ardéchois ».
Cet été 1971 est donc joyeux, d’autant qu’Aragon semble soudain reprendre
goût à la vie après la mort d’Elsa. Est-ce ce qui décide Jean à entrer en studio au
mois de juin ? Toujours est-il qu’un an exactement après le décès de la muse
poétique de son maître, Ferrat entame l’enregistrement de Ferrat chante Aragon,
une compilation de huit titres existants, augmentée de deux inédits : « Robert le
diable », créé pour Christine en 1968, et « Le Malheur d’aimer ». Deux grands
absents sont cependant au rendez-vous : « Les Lilas » et « Aimer à perdre la
raison ». Leur parution récente explique sûrement ce choix.
Le disque sort en novembre 1971, juste à temps pour marquer de son spleen
l’automne français. Son ascension dans les charts est lente mais certaine : au
printemps 1972, un million de copies ont été écoulées. Ce chiffre a depuis
doublé.
Il faut dire qu’Aragon touche un cercle qui va au-delà des lecteurs de poésie. Si
Ferré a résolument démocratisé Aragon, c’est sans doute Ferrat qui a le mieux
compris et senti l’incroyable musicalité de ses textes.
— Sa langue est particulièrement adaptée à la musique parce qu’elle est d’une
concision extrême, expliquera-t-il d’ailleurs. […] Dans la poésie d’Aragon, à
mon avis, il y a l’alliance d’un chant profond, général, et d’une écriture forte et
dense qui en fait la beauté et la grandeur.
À propos de ce projet, et plus globalement de la place qu’occupe la littérature
d’Aragon dans sa vie, le chanteur confie également, dans une interview de
١٩٧٢ :
— C’est la conséquence d’un coup de cœur qui date d’un temps antérieur à
mes premières tentatives de création. Il s’agit des Yeux d’Elsa par où débute ma
découverte d’Aragon […]. Je l’ai reçu comme un véritable choc qui m’a laissé
une impression aussi définitive que profonde […], la concordance entre ce qu’il
dit et ce que je voudrais dire.
Ces mots qui résonnent si fort en lui, Ferrat va en toute logique les partager sur
scène, avec son public, dans ce qui sera, même si l’artiste l’ignore encore, son
tout dernier tour de chant.
Partie 4

SORTIR PAR LA GRANDE PORTE


15
En juillet 1973, au Théâtre antique de Fourvière, à Lyon,
Jean Ferrat donne son tout dernier concert. Dix-huit mois se
sont écoulés depuis la sortie de son Aragon au succès
phénoménal. Entre-temps, l’artiste a enregistré un nouvel
album, À moi l’Afrique, sorti au mois de mars 1972.
La chanson éponyme qui ouvre l’album se veut un hommage
au continent noir. Visiblement, avec ce titre, Ferrat lorgne du
côté de Claude Nougaro et de son « Amour sorcier ». Mais la
composition, kitsch et répétitive, n’a pas le souffle tellurique
de celle du jazzman. Sans chœurs, avec des percussions
faiblardes noyées dans des nappes de synthétiseur, Jean Ferrat
se retrouve à débiter d’un ton guilleret un texte bien peu
inspiré signé Michelle Senlis et Henri Gougaud.
Voilà les fruits et les fleurs
Les sources bleues, les couleurs
Les pagnes et les colliers
Au pas lent des chameliers
Les clichés se succèdent, entrecoupés d’un refrain qui se
borne à cette prière :
À moi, à moi, à moi
À moi l’Afrique
Qu’ils semblent malhabiles, aujourd’hui, ces quelques mots !
Qu’ils semblent décalés quand on sait à quel point le continent
africain a souffert de la colonisation française… On ne peut
cependant soupçonner Ferrat de néocolonialisme ; l’artiste n’a
eu de cesse de dénoncer la guerre du Vietnam, et la guerre
d’Indochine, et il continuera. Il s’agit donc bien évidemment
d’une maladresse, imputable à l’époque – la pensée du
colonialisme français n’est pas la même en 1972 qu’en 2020.
Heureusement, sur le reste de l’album, Jean fait du Ferrat.
L’une des nouveautés notables d’ À moi l’Afrique est l’arrivée
dans l’équipe de l’artiste d’un nouveau parolier, un petit jeune
inconnu au bataillon, Guy Thomas. Ce professeur de français
dans un collège du Jura signe sur le disque le texte de « La
Leçon buissonnière ». Parodie de « Il est né le divin enfant »
dont il emprunte l’air pour son introduction, le titre brocarde
les écoliers de France, appelés « petits merdeux » dès le
premier couplet.
C’est au numéro trente-deux
De l’avenue de la République
Que j’enseigne aux petits merdeux
Les théories philosophiques
Ce texte, Guy Thomas l’a d’abord publié dans un recueil de
poèmes relativement confidentiel, Vers boiteux pour un
aveugle, qu’il a adressé au chanteur sur les conseils de
François Cavanna, l’un des créateurs du magazine Hara-Kiri.
Guy Thomas a publié plusieurs textes dans ce « journal bête et
méchant », comme le revendique son slogan. Sa verve
provocante y a, il faut dire, toute sa place.
Au-delà d’une plongée dans l’esprit d’un enseignant au bord
de la crise de nerfs, « La Leçon buissonnière » parle surtout de
la dure réalité des métiers de l’enseignement. De la difficulté
que représente, pour des éducateurs généralement de gauche,
d’appliquer les consignes ministérielles lorsqu’elles
proviennent d’un gouvernement de droite. Mai 68, encore, est
passé par là, avec ses idéaux concernant l’école : plus
d’autonomie pour les enfants, plus de réflexion dans les salles
de classe, dans le but de former des citoyens éclairés. Mais ce
n’est pas là l’axe de la présidence de George Pompidou. Le
rosa, rosa, rosam qu’a chanté Brel 10 ans plus tôt a la vie
dure. Comme l’écrit Thomas :
Pendant que le petit crapaud
Apprend Caesar pontem fecit
[…]
J’ai le front contre mon carreau
Je rêve au loin j’hélicoptère
J’écoute siffler les bateaux
Je fais la leçon buissonnière
Une autre chanson sur l’album possède une verve satirique
indéniable : « Une femme honnête ». Raillant l’intégrisme
religieux, Ferrat parodie le discours clérical pour asséner son
refrain, sur fond de clavecin pompeux digne des plus
pittoresques églises de nos campagnes : « Une femme honnête
n’a pas de plaisir ».
Il faut dire que la libération sexuelle entamée dans les années
1960 est en train, en 1972, de prendre un réel tournant. Le
procès de Bobigny, où une jeune mineure victime de viol est
poursuivie pour avortement, se tiendra dans seulement
quelques mois et va conduire à la relaxe de l’accusée. L’année
précédente, 342 femmes, parmi lesquelles Jeanne Moreau ou
encore Catherine Deneuve, ont signé le manifeste de Simone
de Beauvoir en faveur de la dépénalisation de l’interruption
volontaire de grossesse. Le MLF, lui, réclame l’IVG libre et
gratuite. Bref, les femmes ne veulent plus songer à l’enfer
d’une grossesse ou au martyre de passer entre les mains d’une
faiseuse d’anges : elles veulent « jouir sans entraves », selon le
mot d’ordre du joli mois de mai. Ferrat, avec son pastiche, sert
d’amplificateur à leur parole, qui se lève et enfle.
Il faut dire que jouir sans entraves, cela fait partie de l’idéal
de Jean. L’homme n’est pas libertin, en ce sens qu’il n’a pas le
dandysme que suppose une telle étiquette. Mais il aspire à une
réelle liberté dans l’amour et dans les mœurs.
— La fidélité est-elle indispensable ? philosophe le chanteur
dans une interview. Il n’y a pas de règle. Certains le pensent,
d’autres vivent des amours multiples et ne s’en portent pas
plus mal.
Or, Jean Ferrat sait bien que la condition d’existence d’une
telle liberté est qu’elle soit partagée par les deux sexes : la
définition même de la liberté, c’est qu’elle se partage et ne
s’impose pas. Ferrat, féministe par bon sens, préfère rire des
garants des bonnes mœurs plutôt que d’en pleurer… Non sans
férocité, jugez plutôt :
S’il vous arrivait de vous divertir
En brisant les liens que l’hymen inspire
Sachez qu’au sein même de l’adultère
Une femme honnête n’a pas de plaisir
Mais à l’heure de chanter « Si j’étais peintre ou maçon »,
Jean Ferrat déserte le terrain de la caricature pour s’attaquer à
l’une de ses plus grandes contradictions intérieures.
Si j’étais peintre ou maçon
[…]
En écoutant ma rengaine
Vous vous feriez une raison
[…]
Mais je gagne des millions
Et combats à ma façon
Votre bien-aimé système
Sur un air guilleret, Ferrat titille ses détracteurs : ceux qui,
furieux qu’il parle au peuple, assènent qu’il ne peut pas parler
pour lui.
Dans cette clique qui lui refuse, à cause de ses millions, son
statut de chanteur engagé, il faut en cette année 1972 compter
avec la chanteuse Marie Laforêt. Dans l’émission Le Grand
Échiquier, où l’artiste est reçu en début d’année, cette dernière
déclare :
— Ou bien on s’engage réellement à fond, c’est-à-dire qu’on
va au Biafra […]. Mais profiter d’un courant, d’une certaine
publicité pour en faire une chanson, ça me paraît un peu
indécent.
Et d’ajouter :
— Peut-être qu’il est particulièrement fasciné par tout ça,
certainement du reste, mais ça me paraît du vol. Tous (les
problèmes qu’il évoque) sont infiniment plus graves qu’une
chanson ; on ne résout pas un problème en 2 minutes 35 de 33
tours, ce n’est pas vrai !
Mettre en cause l’intégrité de Ferrat, voilà qui ne sera pas
pardonné. D’autant que le chanteur n’a eu de cesse d’expliquer
sa démarche, au fil des interviews et des ans : certes, ses
chansons ne vont pas changer le monde, mais elles peuvent au
moins faire circuler des idées. Cette vertu que l’on attribue
avec tant d’aisance au poète, au journaliste, à l’écrivain,
pourquoi serait-elle inaccessible au chansonnier ?
— Je ne sais pas très bien si elle a mesuré le fait qu’en
mettant en doute mon honnêteté intellectuelle et morale, mon
honnêteté d’artiste, elle m’adressait la pire des injures, répond
Jean au moment de rejoindre l’animateur Jacques Chancel en
plateau. N’a-t-il pas prévenu, à la fin de « Si j’étais peintre ou
maçon » ?
Avec ou sans vos millions
Dissipez vos illusions
Vous ne m’aurez pas quand même
Qu’on se le tienne pour dit.
Une autre chanson revêt une importance toute particulière
dans À moi l’Afrique : « Paris an 2000 », une vision
angoissante du futur de la grande ville gangrenée par le béton
et les promoteurs immobiliers. Le Paris du prochain
millénaire, tel que se le figure Ferrat, risque fort d’être la
capitale de la misère et de l’aliénation.
Il n’est de Paris que son ombre
Des chercheurs d’or sur les décombres
Dressent des banques de béton
Paris se meurt, Paris va mourir : voilà ce que proclame
Ferrat, à la suite de L’Express qui, en janvier, a titré La rive
gauche se meurt, la rive gauche est morte. Le magazine a ainsi
annoncé la fin d’une époque, celle des cabarets de la Ville
Lumière. Une fin qui n’est pas sans incidence sur la vie privée
de Ferrat. En effet, cette année 1972 est aussi celle où
Christine renonce officiellement à sa carrière dans la musique.
C’est d’ailleurs Jean qui en fait l’annonce sur le plateau du
Grand Échiquier.
— Je pense qu’elle ne tirait pas de ce métier toutes les
satisfactions qu’elle pouvait en attendre à cause de sa grande
rigueur, de son exigence, et puis aussi de son extrême
sensibilité.
C’est donc, plus que la fin d’un monde, la fin d’un cycle que
Ferrat chante. L’avenir de l’artiste ne se trouve désormais plus
à Paris, c’est indéniablement Antraigues qui l’appelle.
Pourtant, c’est à Paris qu’il remonte sur scène pour le tour de
chant qui couronne la sortie d’À moi l’Afrique – au Théâtre de
l’Est parisien très précisément. Sa tournée de printemps le
mène ensuite à Reims pour huit dates. Puis Ferrat rentre dans
son fief ardéchois pour y passer l’été. Là-bas, il se consacre à
une nouvelle édition des Nuits d’Antraigues, six ans après la
première, où s’étaient produits Brel, Brasseur et Aubret. Cette
deuxième édition, il la veut plus modeste. Pas seulement pour
lui, mais pour répondre à une demande du village, ses
administrés désormais.
— Il y a un phénomène de rejet dans ce pays, de la part de la
nature et de la part des gens, prévient le chanteur sans s’en
plaindre le moins du monde.
Au contraire, la mentalité du village et plus largement de la
région est ce qui la préserve de devenir cette « petite Saint-
Tropez » qui n’exercerait pas sur lui le même attrait. Qui ne
susciterait pas chez lui le même amour.
C’est donc une affiche qui, sans être modeste, offre au public
autre chose que du vedettariat. Une pièce de Molière, par
exemple. Ou encore le duo comique Avron et Evrard.
Mais bientôt, la région parisienne appelle Jean, et plus
exactement la fête de l’Humanité. Pas question pour Ferrat de
rater les festivités du journal communiste, surtout en cette
année où, pour la première fois depuis longtemps, un espoir se
lève à gauche. En effet, durant l’été, un programme commun a
été signé entre le parti socialiste, dont François Mitterrand est
le premier secrétaire, et le PCF de George Marchais. Cet
espoir est palpable, en ce 10 septembre ; l’accueil réservé à
Ferrat est extraordinaire. Devant pas loin de 200 000
spectateurs, Ferrat chante « Ma France », « Potemkine », mais
aussi une petite nouvelle, « La Boldochévique », pastiche
d’une célèbre publicité pour une tisane dépurative. Le refrain
entêtant est bientôt repris par les spectateurs hilares :
La boldochévique la boldochévique
La bonne tisane du bourgeois
De quoi coller des aigreurs à certains.
Le Figaro, d’ailleurs, ne peut s’empêcher d’attaquer le
morceau dans l’article qu’il consacre à la série de concerts que
Jean Ferrat va donner, du 6 au 29 octobre, au Palais des
Sports, afin de présenter ses deux derniers albums. D’après
Paul Carrière, le gentil pastiche « n’a guère plus de nerfs
qu’une tisane ». Voilà bien ce que le critique n’a pas compris
chez Ferrat et que Jean Macabiès, de France-Soir, pourrait lui
expliquer : S’il dresse sa barricade, ce n’est pas la bave à la
bouche, mais le sourire aux lèvres.
Oui, c’est tout sourire que Jean retrouve « son » Palais,
comme il le chante à présent.
Quatre planches une estrade
Et la foule assemblée
[…]
Moi petit tout petit perdu dans ces milliers de visages amis
Mains battant la cadence succédant au silence
en rafales de pluie
Le public sera-t-il de nouveau au rendez-vous, deux ans
après cette première rencontre porte de Versailles ? Ferrat, en
tout cas, l’attend de pied ferme et lui a réservé une ambitieuse
surprise pour sa première partie : un spectacle musical intitulé
Chansons pour la ville, chansons pour la vie. Au livret, Henri
Gougaud. À la musique, l’orchestre d’Alain Goraguer. Aux
décors, les peintures de Jacques Noël, projetées sur un écran.
Et pour la mise en scène, Guy Dauvillier-Lauzin, l’un des plus
vieux amis de Jean.
Sur le plateau, une soixantaine de chanteurs, des comédiens,
les danseurs des ballets d’Anne Béranger défendent cette fable
écologique qui reprend les préoccupations soulevées par
« Paris an 2000 ». Le tout pour un spectacle qui a coûté un
million de francs ! Ferrat, lui, n’apparaît pas, mais il interprète
en voix off l’un des titres du spectacle.
L’accueil réservé à cette ambitieuse comédie musicale est
pourtant mitigé. Le public est venu assister à un concert, pas à
un spectacle ! Par ailleurs, Chansons pour la ville, chansons
pour la vie pèche peut-être par sa durée. Le Monde souligne
d’ailleurs : Des longueurs existaient encore vendredi soir dans
une remarquable première partie conçue sur le thème de la
ville pétrifiée, la ville emprisonnée, la ville empoissonnée.
Ce vendredi qu’évoque le journal est celui de la première,
retransmise en direct sur Europe 1. Vingt-trois jours plus tard,
à l’heure du bilan, ce sont 100 000 spectateurs qui sont venus
applaudir la vedette pour ce deuxième Palais. Pari tenu, pari
gagné, titre le journal La Croix.
Ces 23 dates sont suivies de 6 mois de tournée à travers la
France. Pendant ce temps, le chanteur sort sur son label Temey
Jean Ferrat au Palais des Sports 1972, une compilation au
titre trompeur puisque ces enregistrements ont en réalité été
effectués en studio. Par ailleurs, sur 14 pistes, Ferrat n’en
interprète qu’une. Logique puisque ce faux live est en réalité
un enregistrement… de Chansons pour la ville, chansons pour
la vie.
— Chaque fois que j’ai fait du music-hall en vedette, j’ai
essayé de créer quelque chose dans mes premières parties. Et
tout le monde s’en est foutu, déplorera Jean Ferrat en 1991
dans les pages de Libération.
Mais qu’importe : ce spectacle, Ferrat, épaulé comme
toujours par Gérard Meys, le porte jusqu’au bout en le sortant
sur 33 tours. Il est à noter que dans la foulée, la maison de
disques de Jean, Barclay, sort un coffret de 10 disques intitulé
10 Ans de Ferrat.
Cette sortie de Chansons pour la ville, chansons pour la vie,
pourrait paraître anecdotique dans la carrière du chanteur : il
n’en est rien. Avec ce disque, Ferrat entérine la rupture avec
Barclay après neuf albums. Ferrat, à l’avenir, sera produit par
Temey, c’est-à-dire par lui-même. Fini les calendriers
éprouvants, les dates butoirs, les obligations. D’ailleurs,
puisque sa tournée se termine, Jean va se reposer en Ardèche,
goûter à un repos bien mérité. Il donne certes quelques galas
çà et là… Puis, en avril 1973, il prend une nouvelle décision
inattendue : il décide de mettre entre parenthèses la scène.
C’est Jacques Chancel qui en fait l’annonce lors d’une de ses
émissions, avant de diffuser une interview du chanteur
enregistrée à La-Celle-Saint-Cloud.
— Depuis ces 20 années de travail, de chansons dont
beaucoup étaient difficiles, j’ai toujours eu un emploi du
temps, un programme, explique l’artiste. Pour une fois, je ne
veux pas avoir de programme.
Qu’est-ce que cela signifie, exactement ? Que Ferrat,
pendant un temps, veut se donner le droit de se consacrer à
autre chose que la musique. Le fait que sa femme ait décidé de
renoncer à sa carrière de chanteuse n’y est peut-être pas
étranger. Qui sait quels projets le couple ambitionne de mettre
sur pied durant cette pause ?
— Il se trouve que j’écris aussi des choses et j’ai envie, je
crois que ça me fera du bien, de prendre l’air.
Ce bol d’air, au niveau discographique, va durer deux ans.
Quant à la scène, Jean n’y remontera plus. Il croyait faire une
pause : c’est en réalité un divorce. L’exercice du concert a
toujours été douloureux pour lui – en cela, sans doute,
ressemble-t-il à Christine, qui détestait se produire devant le
public. Si sa moitié était rongée par le trac, Jean, lui, ne s’est
jamais senti l’âme d’un showman. Certes, ses tours de chant au
Palais ont constitué un défi exaltant, mais le prix à payer, en
termes de fatigue, s’est apparemment avéré trop élevé.
— Depuis près de 20 ans, je vivais dans la tension
permanente d’un métier éprouvant pour les nerfs, expliquera le
chanteur en 1975 dans le magazine Télérama. […] Les
tournées jusqu’en juillet, puis un mois ou deux de repos. Mais,
dès l’automne, l’obligation d’enregistrer un disque parce que
j’allais passer dans un music-hall et qu’après ce serait de
nouveau les tournées… Bref, un rythme épouvantable.
Une page se tourne donc pour Ferrat le prolifique, qui durant
deux ans va se faire rare.
16
Que feriez-vous si, à l’abri du besoin, vous deveniez enfin
maître de votre temps ? Cette question, éminemment politique,
c’est en hédoniste et non plus en militant que Ferrat y répond.
Antraigues lui tend les bras, Jean s’y love. Il profite de la
maison, où Christine et lui s’installent définitivement
maintenant que les travaux de rénovation sont terminés. La
salle de séjour, dotée d’une grande cheminée, promet de belles
soirées pour la saison froide, alors que la véranda sera une
fenêtre sur le monde. Pour le moment, c’est l’été ; il y a le
jardin et sa serre, les nombreuses terrasses. Le terrain, où
gambade une ménagerie miniature – un âne baptisé par
Christine, non sans humour, Justice Sociale, des lapins en
liberté, Oural le chien. Dans ce petit paradis, Jean se plonge
dans les livres. Il écoute ses vinyles, musique classique avant
tout, avec une prédilection pour Prokofiev et Mahler. Quand il
compose, cela donne des chansons pleines d’air, d’espace, à
l’image de la délicieuse et apaisée « Mon chant est un
ruisseau », adaptée du poète tchèque Vitezslav Nezval.
Quand le cœur des humains fera sonner le monde
Comme un atelier de potier
Alors mangez mon chant dans une assiette ronde
Christine, elle, peint. Elle dispose d’un vaste atelier où elle
se livre à sa nouvelle passion, aiguillée par Jean Saussac, le
maire d’Antraigues, lui aussi artiste. Certes, autour de la
maison, des curieux rôdent, fans ou touristes espérant
entrevoir la célébrité. Oural veille à coups d’aboiements.
Heureusement, on est encore loin de l’ère du smartphone, où
n’importe quel péquin peut s’inventer paparazzi le temps d’un
week-end.
Seulement, Antraigues n’est pas qu’une maison : c’est avant
tout un village. Et Jean n’est pas une vedette retranchée dans
son fort : c’est l’un des conseillers municipaux du bourg, et le
président du comité des fêtes. Engagé dans la vie
d’Antraigues, il l’est en tout point. Il aime autant sa propriété
que son café, les longues balades dans la nature, les baignades
dans la Volane, la pétanque sur la place principale, l’apéro au
bistrot assorti d’une bonne partie de cartes.
Et puis il y a les amis. Ceux, d’enfance, à qui Jean paye une
visite, renouant ainsi avec ses jeunes années à Font-Romeu. Il
revoit notamment George Puig. Son ancien voisin est tout ému
de retrouver ce Jean Tenenbaum devenu Jean Ferrat, ce petit
Juif d’un an son cadet qui se cachait en haut d’une montagne
qu’il a depuis célébrée en chanson. Il y a les copains artistes :
Philippe Noiret qui fait un saut, Trintignant qui débarque pour
une soirée poker, Eddie Barclay qui vient voir si l’herbe est
plus verte ailleurs qu’à Saint-Tropez… Le patron de
l’ancienne maison de disques de Jean n’est pas rancunier. La
preuve : le label restera le distributeur des disques que le
chanteur sortira à l’avenir sur Temey. Il y a la famille de cœur,
Gérard Meys et Isabelle Aubret en tête. Ces deux-là ont acheté
une petite maison pas loin d’Antraigues. Et puis il y a la
famille de sang, les parents de Jean, la fille de Christine.
Dans cette maison souvent remplie, on mange bien. Bon
vivant, Jean ne rechigne pas à se mettre aux fourneaux. Une
cuisine simple, chaleureuse, avec des produits du terroir.
Grands crus ou vins de pays remplissent indifféremment les
verres. Les alcools blancs aident à digérer, on fait la noce.
Passent un solstice, puis deux. À l’été 1975, Christine expose.
Le Dauphiné libéré consacre un article élogieux sur son travail
d’une rare sensibilité, d’une attachante sincérité. Jean se
remet au travail. Alors que l’automne pointe le bout de son
nez, Paris rappelle le chanteur en la personne de Jacques
Chancel, qui lui consacre au mois de novembre une émission
spéciale intitulée Ferrat 1976. Le message est clair : on
réclame l’artiste. Celui-ci répond présent et interprète 13
chansons, dont 9 inédites qui figureront sur un album à
paraître avant la fin de l’année.
Bien sûr, pendant que Ferrat goûte le calme d’Antraigues, le
monde ne s’est pas tu pour autant. Il a continué sa marche, le
monde.
En France, le 2 avril 1974, le président Pompidou meurt. Ce
décès provoque des élections anticipées. Au deuxième tour,
François Mitterrand, candidat de cette gauche nouvellement
unie, affronte Valérie Giscard d’Estaing, ancien ministre des
Finances. Giscard, alors âgé de 47 ans, a mené une campagne
dynamique, notamment grâce à cet opium du peuple que
Ferrat exècre : la télévision.
C’est lors des deux débats télévisés que le candidat de droite
se démarque, malgré d’indéniables handicaps – son parler
aristocratique et sa participation au précédent gouvernement
dans un contexte où le pays souffre d’une sévère inflation.
Cependant, Giscard, bien préparé par ses nombreux
conseillers, achève François Mitterrand grâce à une phrase
restée célèbre :
— Vous n’avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du
cœur, vous ne l’avez pas !
La victoire n’est cependant pas écrasante. Il s’en est fallu de
peu pour que l’union de gauche accède au pouvoir. Las ! Avec
50,8 % des voix, Valérie Giscard d’Estaing devient le nouveau
président de la République française.
Libéral, Giscard l’est, ses choix économiques le prouvent.
Mais c’est également un réformiste, et nombre de ses
décisions sociales resteront en mémoire. L’abaissement de la
majorité à 18 ans, l’autorisation du divorce par consentement
mutuel, et enfin – et surtout – la légalisation de l’interruption
volontaire de grossesse en 1975. Cette dernière loi découle
directement de deux décisions : avoir créé un secrétariat d’État
à la condition féminine et avoir nommé Mme Simone Veil au
ministère de la Santé.
Par ailleurs, Valérie Giscard d’Estaing met fin à l’ORTF,
symbole du contrôle gaullien de l’information. Il faut dire que
la place qu’occupe la télé dans la vie des Français a beaucoup
évolué ces derniers temps. Avec la création d’une troisième
chaîne qui, depuis 3 ans, diffuse entièrement en couleurs, 80 %
des foyers sont désormais équipés d’un petit écran. Sur celui-
ci, notamment sur la première chaîne rebaptisée TF1, on voit
désormais officier un jeune humoriste très populaire, Thierry
Le Luron. Un comique avec des sympathies à droite et un
bouc émissaire tout trouvé : Jean Ferrat. Après plusieurs
imitations du chanteur auquel il ne pardonne pas ses affinités
communistes, Le Luron se fend même d’une parodie au
journal de 20 h de « La Montagne », rebaptisée pour
l’occasion « La Clinique ».
— De retour d’Union soviétique où il a fait la tournée des
asiles psychiatriques, Jean Ferrat ! lance d’abord l’imitateur au
début de son sketch avant de pousser la chansonnette.
Je reviens d’Union soviétique
Ou les asiles psychiatriques
Sont les lieux les plus accueillants
Dans le collimateur de Thierry Le Luron, les internements
forcés des dissidents d’URSS. Une pratique pour laquelle
Ferrat n’a pourtant jamais confessé la moindre sympathie.
Mais c’est l’époque qui veut ça – qui le voudra, en fait,
pendant encore longtemps : le moindre lecteur de Marx est
automatiquement assimilé au pire des staliniens.
La France a changé, donc. Mais le monde entier n’est pas en
reste. Les économies occidentales ont été chamboulées par le
choc pétrolier de 1973 et la flambée du prix du baril. Pris dans
la tourmente du scandale du Watergate, le président Nixon a
dû démissionner. Quant à la guerre du Vietnam, elle est enfin
terminée. En 1975, les troupes américaines quittent Saigon.
Les images font le tour de la planète, tous les journalistes les
commentent, à commencer par Jean d’Ormesson, à l’époque
directeur général du Figaro. Dans son éditorial du 2 avril, ce
dernier écrit :
Saigon est libéré dans l’allégresse populaire. Libéré ?
L’allégresse populaire ? Parmi toutes les horreurs et les
turpitudes des grandes catastrophes, la fin de Saigon,
comme celle de Phnom Penh, ressemble plutôt à un
désastre […]. Phnom Penh et Saigon représentaient des
régimes de corruption et, en tout cas, de facilité. Seulement
sur tous les excès et sur toutes les bavures soufflait encore
un air de liberté. Une liberté viciée, sans doute, mais une
liberté.
Il n’en fallait pas plus pour inspirer à Jean Ferrat un droit de
réponse sous forme de chanson. « Un air de liberté », l’avant-
dernière piste de l’album à sortir, fait partie des chansons que
Ferrat interprète au mois de novembre chez Chancel. Le titre
annonce la charge, qui commence dès les premiers mots :
Les guerres du mensonge les guerres coloniales
C’est vous et vos pareils qui en êtes tuteurs
Quand vous les approuviez à longueur de journal
Votre plume signait trente années de malheur
Pour Ferrat, la responsabilité des journalistes et éditorialistes
qui ont applaudi l’intervention du corps expéditionnaire dans
la colonie française d’Indochine n’est pas à discuter : ils ont
sur la conscience les origines de 30 années de conflit. Alors,
quand d’Ormesson se permet de parler de la « liberté »
apportée par l’occupation américaine, c’en est trop.
Pour Jean, il y a là une forme intolérable d’amnésie, si ce
n’est de révisionnisme. Comment d’Ormesson peut-il écrire,
en toute conscience, que « sont payées très cher les fautes et
les erreurs du colonialisme (français) » ?
— Au Vietnam, nous avons été concernés nous-mêmes
pendant des années et des années, explique-t-il sur le plateau
de Ferrat 1976. Et quand, par exemple, monsieur d’Ormesson
dit que ce sont les fautes et les erreurs du colonialisme français
qui nous ont amenés là […], j’ai l’impression qu’il manque de
mémoire, parce que ce sont justement ses prédécesseurs au
Figaro, la presse de la grande bourgeoisie à cette époque, qui a
toujours soutenu l’intervention française en Indochine.
Ferrat a, en effet, en bon sympathisant communiste, milité
contre la première guerre d’Indochine avec la même
conviction qu’il s’est élevé contre la deuxième.
— Qui nous a traînés dans la boue, qui nous a dit que nous
étions des traîtres à la France, qu’on ne devait pas exister ?
[…] C’est la politique, justement, de la droite française, et,
hélas, d’une partie de la gauche, qui a fait le malheur de ce
peuple vietnamien et en particulier le malheur aussi de la
France.
Voilà donc qui explique ce premier couplet. Mais là où la
chanson va faire un bruit retentissant, c’est avec son refrain.
Ah monsieur d’Ormesson
Vous osez déclarer
Qu’un air de liberté
Flottait sur Saigon
Avant que cette ville s’appelle Ville Ho-Chi-Minh
— Tout à coup ont défilé devant moi 30 années de ma vie ;
et aussi 30 années de la vie de ce peuple du Vietnam, qui a
subi une agression atroce et un génocide épouvantable. […]
On a vu une génération complètement sacrifiée d’hommes et
de femmes, des enfants élevés dans les abris, étudiant sous les
bombes. […] Après toutes ces misères, après tout ce sang,
après toutes ces larmes, regretter que ce soit fini, disant que
malgré tout […] restait encore un air de liberté, je trouve ça
vraiment…
Cette explication donnée, la colère paraît tout à fait justifiée.
Mais Jean d’Ormesson, lui, se sent diffamé. Il adresse un
courrier à la direction d’Antenne 2, demandant à ce que la
chanson ne soit pas diffusée lors de l’émission de Jacques
Chancel. La direction de la chaîne obtempère.
La presse, évidemment, ne tarde pas à entrer dans la mêlée.
L’Humanité contre Le Figaro : comment réconcilier ces deux
visions du monde diamétralement opposées ? D’un côté, on
dénonce « le couperet de la censure » qui est « toujours prêt à
tomber sur les créateurs qui ont l’audace de ne pas partager les
vues du pouvoir ». De l’autre, évidemment, d’Ormesson tient
bon. Est-ce qu’il s’agit de censure ? écrit l’académicien dans
son journal. Il s’agit précisément du contraire : du recours à
la loi qui garantit la liberté mais interdit la diffamation.
Argument fallacieux puisque, bien sûr, la direction d’Antenne
2 n’est pas une cour de justice. Quant au fait de répéter des
propos imprimés, facilement vérifiables, il ne s’agit
certainement pas de diffamation.
Juste avant la diffusion de l’émission, qui a été enregistrée
quelques semaines plus tôt, le PDG d’Antenne 2 décide de
prendre la parole.
— Antenne 2 a toujours eu comme souci de ne pas se voir
reprocher une quelconque diffamation, explique-t-il, laissant
ainsi clairement entendre que c’est la crainte d’un procès qui
motive son intervention. C’est pourquoi, sans porter aucun
jugement sur la chanson de Jean Ferrat, nous avons cru devoir
la retirer de ce programme.
Ferrat est ensuite invité à répondre.
— L’émission que vous allez voir a été enregistrée il y a
quelque temps. Vous n’allez pas voir toutes les chansons, une
manque à l’appel. […] Je voudrais simplement vous dire
qu’elle s’appelait « Un air de liberté ». Je vous laisse juges.
La pique est cinglante, elle frappe avec justesse et ouvre
avec panache cette émission spéciale où Jean va présenter un
album encore plus politique qu’à l’accoutumée. Faut-il y voir
le signe d’une liberté nouvelle, maintenant que l’artiste a
conquis une certaine autonomie par rapport à Barclay ? Ou
est-ce le climat d’Antraigues qui réussit particulièrement à
Jean ? Toujours est-il que, vêtu d’un élégant costume noir
cintré et d’une chemise bleue décontractée, accompagné d’un
orchestre à cordes, il annonce d’entrée de jeu la couleur en
interprétant d’abord son célèbre « Je ne chante pas pour passer
le temps ».
Il se peut que je vous déplaise
En peignant la réalité
Mais si j’en prends trop à mon aise
Je n’ai pas à m’en excuser
Il enchaîne ensuite avec le premier extrait de son album à
venir dont le texte, signé Guy Thomas, va faire (sans mauvais
jeu de mots) grand bruit.
C’est partout le bruit des bottes
C’est partout l’ordre en kaki
Dès cette première prestation en public, « Le Bruit des
bottes » dérange : il n’y a qu’à voir la réaction pincée de
Jacques Chancel en plateau. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, le
titre fait tiquer. Est-ce le signe qu’il n’a rien perdu de sa
brûlante actualité ? On trouve que Ferrat exagère, qu’il met
tout sur le même plan, qu’il manque de nuances. Le bruit des
bottes, partout ? Et le monde libre alors ? Ici, ce n’est quand
même pas l’URSS ! Ni même le Chili de Pinochet ! Comment
Ferrat ose-t-il chanter :
On a beau me dire qu’en France
On peut dormir à l’abri
Des Pinochet en puissance
Travaillent aussi du képi
La France, porter en son sein des despotes en puissance ?
Non, cent fois non. Pas de torture en Algérie. Pas de barbouzes
au service de l’État. Pas de Premier ministre, en la personne de
Jacques Chirac, qui a présidé en cette année 1975 à la réunion
du SAC, cette police parallèle aux méthodes de mercenaires.
« Le Bruit des bottes » gêne, dans un pays qui parie
systématiquement sur la bienveillance de ses gouvernants.
Mais est-il si déplacé, après la guerre d’Algérie, d’écrire « À
coups d’interrogatoires / De carotte et de bâton / De plongeon
dans la baignoire / De gégène et de tison / Il se peut qu’on
vous disloque » ? La réalité ne parle-t-elle pas d’elle-même ?
L’entrée en matière est donc claire, et l’interview peut
débuter. Jacques Chancel, pincé, attaque.
— Avez-vous le sentiment de ne pas être libre en France ?
demande l’animateur à l’artiste.
— J’ai le sentiment de ne pas être bien libre, oui. Écoutez, je
dis ce que je veux dire, mais je vous ferais remarquer que
depuis 20 ans que je fais ce métier, c’est la première fois que
je peux passer une heure à la télé en chantant ce que je veux.
L’ironie étant bien sûr que cette interview a été enregistrée
avant la décision d’Antenne 2 de couper au montage « Un air
de liberté »…
Guy Thomas signe deux autres titres sur l’album, tous deux
interprétés durant l’émission. D’abord, « Le Singe ». Sous la
fable anthropomorphique où un primate prend la parole pour
chanter les joies des « cocotiers métalliques », « des bananiers
en carton » du Jardin d’acclimatation, c’est tout autre chose
qu’il faut entendre. C’est le souvenir d’un temps où l’ancien
jardin zoologique, transformé en parc de loisirs depuis 25 ans,
accueillait des zoos humains. Où les Parisiens et Parisiennes
venaient se divertir en observant les « sauvages » d’Afrique ou
d’Inde. « Berceuse pour un petit loupiot », du même auteur, est
quant à elle une charge contre la société de consommation,
plus anecdotique.
Ferrat embraye ensuite sur « Le Fantôme », une farce visant
cette fois-ci la télé… et ce « vieux spectre » de Jean Ferrat,
désormais « bien connu dans la maison ».
Je suis l’âme en peine
Qui secoue ses chaînes
Au studio des Buttes-Chaumont
L’onde est mon royaume
Je suis le fantôme
De la télévision
— Mais… Vous y êtes, aux Buttes-Chaumont ! s’étouffe
Chancel alors que l’artiste revient se placer face à lui. On
s’aperçoit que maintenant vous attaquez nommément les gens,
les choses, les entreprises…
La révolution s’est invitée dans le fauteuil de l’interviewé.
— La tension sociale, économique et politique se fait de plus
en plus grande, lui répond l’artiste. Et peut-être que ça me
pousse à être plus agressif aussi, dans certains cas.
Comme pour se faire pardonner, il interprète ensuite « Je
vous aime », ballade sensuelle soutenue par un saxophone
languide. « Dans le silence de la ville », une nouveauté,
viendra ensuite, comme un écho.
Ne bouge pas c’est si fragile
Si précaire si hasardeux
Cet instant d’ombre pour nous deux
Dans le silence de la ville
Voilà le Ferrat qui se donne ce soir-là : fougueux dans la
révolte comme dans l’amour, aussi engagé dans la vie
qu’enragé à la vivre, impétueux comme un jeune homme et
éclairé comme un vieux sage. Il chante même sa mort à venir,
sans tristesse aucune, mais avec au contraire une tendre
causticité.
Alors moi je ris doucement
Comme on rit aux enterrements
En me disant qu’au fond mourir
C’est ne plus s’arrêter de rire
La grande soirée se poursuit avec une chanson véritablement
révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elle opère un retournement
complet. Il s’agit du morceau qui donne son titre à l’album :
« La Femme est l’avenir de l’homme ». Jean le dit dans son
refrain, la formule vient d’Aragon. Mais c’est lui qui en tire la
substance en évoquant les droits récemment et durement
acquis par les femmes. En rappelant également, et avant tout,
les millénaires d’oppression.
Si nous sortons du Moyen Âge
Vos siècles d’infini servage
Pèsent encore lourd sur la terre
Car Ferrat le sait, Ferrat ne cesse de le chanter : quand une
catégorie de personnes est opprimée, c’est en réalité
l’humanité entière qui souffre. C’est la société humaine dans
son ensemble qui échoue.
De nombreux artistes ont chanté et chantent la femme. Le
corps de la femme, l’amour d’une femme. Mais le combat des
femmes ? Ce soir-là, c’est une première. L’engagement ancien
de Ferrat dans le féminisme n’a jamais été à mettre en doute ;
ici, le chansonnier passe encore un cap en introduisant une
idée qui, aujourd’hui encore, a du mal à faire son chemin : ce
combat des femmes, c’est aussi et avant tout l’affaire des
hommes.
Votre lutte à tous les niveaux
De la nôtre est indivisible
Pas d’humanité libre avec 50 % d’asservies : le calcul
semble simple. Aussi simple, pourrait-on dire, que le titre qui
suit, « Un jeune ». Il s’agit d’une boutade féroce sur ces jeunes
de droite qui soutiennent le président nouvellement élu. Ces
drôles de bestioles semblent à notre chanteur aussi exotiques
que « l’ornithoryngulus / Un des monstres de la préhistoire /
Le plésiosaure-diplodocus / Qui hante encore toutes nos
mémoires ». Et tout aussi risibles et incongrus que le serait un
« crocodile à moustaches ».
— Il y a quelques mois, j’ai lu dans la presse qu’il allait se
créer un parti des jeunes républicains indépendants. Ça m’a
inspiré une chanson parce que ça me semble absolument
contradictoire. […] Pour moi, la jeunesse, c’est la révolte, la
révolte contre l’injustice, l’abandon de soi, la lutte pour les
autres, explique-t-il en plateau. Ça, confronté avec un parti qui
est un parti conservateur…
Après cette dernière charge en forme de blague potache,
l’émission touche à sa conclusion. Pour cela, Jean va
interpréter son titre de 1966, « Un jour ». Sans doute son titre
le plus brélien, si un tel adjectif peut être inventé pour parler
du grand Jacques. « Un jour » possède en effet cette intensité
des chansons de Brel et, pour ce Grand Échiquier, Jean en
livre une interprétation particulièrement vibrante et inspirée.
Mais pas avant d’avoir eu ces derniers mots, qui sonnent à la
fois comme une prophétie adressée aux téléspectateurs et un
avertissement :
— Quand la société sera plus juste, quand les gens ne seront
plus soumis à cette exploitation de l’homme, je pense qu’alors
commencera peut-être l’époque, le temps, où les gens pourront
s’aimer.
17
Alors que La femme est l’avenir de l’homme se vend comme
des petits pains, avec 500 000 copies écoulées durant les
premières semaines, Jean Ferrat rejoint Antraigues, où une
importante échéance l’attend. S’agit-il d’une tournée ? Non,
pas cette fois-ci. De l’urgence de composer un nouvel opus ?
Pas plus. L’horizon de Ferrat, cette fois-ci, ce sont les élections
municipales de 1977, auxquelles il s’intéresse de près en tant
que conseiller de son fief ardéchois. Ces élections ne le
décevront d’ailleurs pas : elles se caractérisent par la bascule
de bon nombre de mairies à gauche. L’union entre le PCF et
les socialistes est plébiscitée par 50,8 % des suffrages, un
succès historiques ! La majorité a cependant conquis Paris
alors que, pour la première fois depuis la Révolution française,
le maire n’y est plus nommé, mais élu au suffrage universel.
C’est Jacques Chirac, qui entre-temps a quitté ses fonctions de
Premier ministre, qui remporte ce scrutin haut la main.
Partout ailleurs, la droite s’est effondrée : moins de 42 % des
suffrages pour le gouvernement, c’est un camouflet. On
constate par ailleurs que les abstentionnistes sont peu
nombreux.
À Antraigues, Jean Saussac a décidé de ne pas se représenter.
C’est Michel Baissade, à la tête d’une liste d’union de gauche
sur laquelle figure Ferrat, qui remporte l’élection. Dans la
foulée, le conseil municipal élit Ferrat comme adjoint. C’est
donc davantage en politicien qu’en chanteur que Ferrat se rend
le 27 mars chez Drucker pour une émission spéciale. Idem le
14 avril, sur le plateau d’une toute nouvelle émission,
Aujourd’hui madame, où quatre téléspectatrices jouent les
intervieweuses. Jean va même jusqu’à disserter longuement à
propos de sa vie d’élu et des problèmes politiques de son
village. Il parle conservation, tourisme, paysannerie… Pas
vraiment ce qu’on attend d’une émission de chanson de début
d’après-midi visant la fameuse « ménagère de moins de 50
ans », si chère au cœur des publicitaires. Mais depuis quand
Ferrat se plie-t-il aux règles du petit écran ?
Pendant ce temps, ce sont les législatives qui se préparent.
Avec, pour la gauche entière, l’espoir d’un nouveau raz-de-
marée rouge. Mais des dissensions commencent à apparaître
entre socialistes et communistes. Le parti de George Marchais
voudrait réviser le Programme commun avant l’échéance,
durcir le ton, notamment en ce qui concerne les
nationalisations de grandes entreprises. Ce n’est bien sûr pas
dans l’intérêt du parti socialiste… La querelle est publique, et
la rupture, consommée au mois de septembre. Six mois
seulement avant les urnes. Ce dont le scrutin pâtit, bien
entendu. La droite conserve sa majorité au Parlement : c’est un
échec. Qui n’annonce rien de bon pour les européennes de
1979…
1979, parlons-en justement. C’est le moment où Jean sort un
album relativement composite, sur lequel on retrouve les
quatre titres composant le 45 tours La Boldochévique, depuis
épuisé. Y figurent également deux chansons interprétées dans
les années 1960 par Isabelle Aubret et Francesca Solleville, et
seulement deux inédits. Ça paraît peu, d’autant que depuis La
femme est l’avenir de l’homme, la seule sortie de Jean a été
une réorchestration de certains de ses titres interprétés lors de
son deuxième Palais des Sports. La parution de ce disque
baptisé Les Instants volés se fait donc discrètement, sans
promotion de la part du chanteur qui se voit mal défendre sur
les plateaux télé une « nouveauté » pas si neuve… mais dont il
retire bien sûr un intérêt non négligeable à titre personnel.
En effet, depuis un an, Eddie Barclay a cédé 40 % de ses
parts du label au groupe Polygram. Certes, ce n’est pas la
totalité… mais c’est assez pour que Jean réalise soudain que
Barclay possède tout de même 11 de ses disques. Neuf ans
d’enregistrements, de labeur, pour produire une œuvre dont la
gestion est maintenant confiée aux mains de gens qu’il ne
connaît pas, basés à l’étranger, et pour lesquels il paraît sans
doute insignifiant… C’est une part bien trop importante de son
travail, de sa production artistique. Il suffirait d’une décision
prise en Allemagne et ces disques seraient retirés du marché,
peut-être même détruits… La perspective est angoissante et,
comme mieux vaut prévenir que guérir, Ferrat prend une
décision qui lui ressemble : radicale. Il décide de réenregistrer
ces 113 chansons, afin d’en garder copie sur bandes. Et, quitte
à se lancer dans ce minutieux travail, autant en profiter pour
réinterpréter chaque titre, non ? D’autant qu’en neuf ans, les
méthodes d’enregistrement ont fait de réels progrès. C’est
donc avec son acolyte de toujours, Alain Goraguer, que Jean
entame ce fastidieux mais nécessaire travail d’archiviste.
Les heures passées en studio cette année-là ne sont
heureusement pas dédiées à ces seules réinterprétations :
Ferrat enregistre également des compositions récentes, qui
paraissent à la fin de la nouvelle année sous le titre Ferrat 80.
Pour cet album de 12 titres, il signe tout, musiques et textes : il
en a désormais le temps. L’actualité constitue, hélas, une
manne d’inspiration : les années 1970 se sont achevées sur la
recrudescence, en Europe, du terrorisme ; la nouvelle décennie
s’annonce bien sombre. Au 20 heures, en plus de la guerre
froide, on parle à présent régulièrement de la République
islamique d’Iran. Du côté du monde arabe toujours, on
commente la présence de l’Armée rouge en Afghanistan,
venue pour soutenir un gouvernement communiste
nouvellement mis en place et extrêmement fragile. Cette
ingérence vue d’un mauvais œil même du côté du parti,
George Marchais la justifie. Il évoque, au congrès annuel du
PCF, le « bilan globalement positif » de l’URSS. Ferrat n’avait
toujours pas pris sa carte : voilà qui le conforte dans son choix.
C’est même à Marchais qu’il s’adresse directement dans son
nouvel album avec l’un des titres phares : « Le Bilan ».
Mais quand j’entends parler de bilan positif
Je ne peux m’empêcher de penser : à quel prix ?
Et ces millions de morts qui forment le passif
C’est à eux qu’il faudrait demander leur avis
Une nouvelle fois, Ferrat critique ouvertement le régime
soviétique. Comme il l’avait déjà fait sur le titre « Camarade ».
En haussant le ton, certes. En le musclant, aussi. « Le Bilan »
réussit la prouesse de résumer, en une chanson, les atrocités
commises depuis la mise en place de l’Union soviétique, tout
en abordant le déni des militants et sympathisants
communistes. Dans son texte, Ferrat embrasse 60 ans
d’histoire, 60 années de regards détournés au nom d’un idéal
« qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui ». Dans
quelques années, on lui fera le reproche d’avoir mis le temps à
condamner le stalinisme.
— Ça fait partie des sujets pas faciles à écrire, commentera
sobrement le chanteur.
Les paroles de ce « Bilan », brillantes, sont publiées en
intégralité dans L’Humanité. Mais le morceau déborde bien
vite de la querelle partisane : la presse se passionne soudain
pour ce réquisitoire dans lequel elle veut lire un désaveu.
L’Express titre sur le « retournement » de Ferrat. La Croix
annonce : Ferrat rompt avec le PC. Le Figaro, voulant sans
doute s’éviter d’être la cible d’un nouveau hit, se contente
quant à lui d’énoncer sobrement les faits : Ferrat critique le
PC.
Oui, Ferrat critique. Ferrat fait preuve d’esprit critique. Voilà
qui sonne moins bien qu’un divorce, qu’un séisme, toutes ces
hyperboles si chères aux journalistes. La chanson est pourtant
claire ; son refrain on ne peut plus explicite : Ferrat s’inclut
évidemment dans ce « nous » qui combat encore aujourd’hui.
Mais, à cause de l’emballement médiatique créé par « Le
Bilan », voilà le chanteur contraint de s’expliquer – quand on
veut bien le laisser faire. Car seuls L’Humanité et Le
Quotidien de Paris lui laissent l’espace de nuancer son propos.
— Cette lutte contre le capitalisme, il n’y a que le PC qui
puisse la mener, réaffirme Ferrat pour tordre le cou à la
polémique. On ne fera pas le socialisme en France sans le PC.
Lui le fera peut-être avec d’autres… […] Que le PC ait des
défauts, certainement. Mais qu’on me trouve un autre parti qui
puisse lutter efficacement contre le capitalisme.
Cette controverse, si elle fait enrager le chanteur, lui offre
néanmoins une sacrée pub. Au point qu’une nouvelle
« spéciale » d’une heure, animée par Michel Drucker, lui est
accordée sur le petit écran. Pas de censure cette fois : Ferrat
présente 10 titres d’un nouvel album qui en compte 12. « Le
Bilan », bien sûr… mais aussi des chansons tendres, des
chansons douces, des chansons sensuelles : « Les Filles
longues », « Je vous aime », « L’amour est cerise »… Autant
de déclarations d’amour, autant d’odes aux plaisirs de la chair.
Vertu ou licence
Par Dieu je m’en fous
Je perds ma semence
Dans ton sexe roux
On le voit ici : plus Ferrat s’engage dans le féminisme, plus
il assume également des textes ouvertement érotiques. Vigilant
à ne pas objectiver les femmes, sans doute Ferrat se sent-il
plus à l’aise de chanter leur corps maintenant qu’il a célébré
leurs combats.
Toujours est-il que Ferrat 80 est un succès absolu : il s’en
écoulera en tout 1,2 million d’exemplaires. Jean va même
recevoir le prix de l’Académie Charles Cros pour couronner ce
succès en mars 1981 – un mois de mars placé sous le signe de
la fin de la campagne présidentielle… Et, pour l’homme de
gauche qu’est Jean Ferrat, de l’espérance.
En effet, pendant que Valérie Giscard d’Estaing se débat
avec son bilan et son encombrant ex-Premier ministre Jacques
Chirac, qui a décidé de lui aussi se porter candidat, François
Mitterrand a devant lui un boulevard. Le soir du premier tour,
le parti socialiste remporte 25 % des voix, soit seulement 3 %
de moins que le président sortant. Hélas, ce succès du PS va de
pair avec un essoufflement du PC. Largement distancié avec
ses 15 % seulement, voilà la formation politique représentée
par George Marchais reléguée au rang de quatrième parti de
France… Une page de l’histoire politique du pays est en train
de se tourner : à présent, c’est le parti socialiste qui fait figure
de grand réformateur. Dès 1981, la peine de mort est d’ailleurs
abolie, ce qui place d’entrée de jeu le septennat de Mitterrand
sous le signe d’un grand espoir. Ce n’est d’ailleurs pas là le
seul progrès social de ce début de mandat : la retraite à 60 ans,
une cinquième semaine de congés payés… Pour l’instant, on
ne peut voir que les raisons de se réjouir – par exemple,
l’entrée au gouvernement de quatre ministres communistes :
Marcel Rigout à la Formation professionnelle, Anicet Le Pors
à la Fonction publique et aux Réformes administratives,
Charles Fiterman aux Transports, et Jack Ralite à la Santé,
puis à l’Emploi.
18
Mais même si l’heure est à la liesse politique, le cœur de
Jean n’est pas – n’est plus – à la fête. En cette fin d’année
1981, deux tragédies le frappent coup sur coup.
La première est la mort de son ami George Brassens. Celui à
qui il répondait de temps à autre en chanson, jamais d’accord
mais toujours admiratif, s’éteint le 29 octobre d’un cancer de
l’intestin. C’est pour Brassens la fin d’une vie de souffrance.
En effet, il souffrait depuis des années de coliques
néphrétiques. Comme le confiera sa femme au magazine VSD
après son décès :
— Ses souffrances étaient terribles. La douleur pouvait durer
un mois, jusqu’à ce que la pierre s’évacue.
Et pourtant, malgré ses douleurs, jamais Brassens n’a
flanché. Quelques jours avant sa mort, son épouse lui a
demandé « s’il n’aurait pas aimé vivre comme tout un chacun
et n’avoir pas souffert ». Georges Brassens lui a répondu :
— Non, je préfère avoir souffert et laisser quelque chose
derrière moi.
Ferrat est bien sûr affecté par la mort de ce compagnon de
chansons. Mais la vie ne lui laisse pas le temps de faire son
deuil : deux jours plus tard, le 1er novembre, c’est au tour de
Christine de s’éteindre à l’hôpital de Marseille, où elle a été
transportée en hélicoptère. Âgée de seulement 50 ans, la
femme de Jean est atteinte d’un cancer qui l’a déjà conduite à
deux hospitalisations longue durée.
On se souvient que, du temps de sa carrière, Christine avait
chanté en compagnie de Georges, dont elle avait été la vedette
américaine le temps d’une tournée démarrée à Bobino. Cette
carrière écourtée, qui l’a tant fait souffrir, a-t-elle fini par la
tuer ? Certes, à Antraigues, Christine a d’abord eu comme
projets la maison à rénover, puis la peinture… Mais pour une
artiste d’une telle exigence, cela a-t-il été suffisant ? Il
semblerait que non puisque son entourage n’a depuis cessé de
blâmer l’alcool avec lequel Christine Sèvres, de son vrai nom
Jacqueline Boissonnet, tentait dans ses dernières années de
s’anesthésier.
De sa femme, Jean dira plus tard :
— Elle avait un côté tragique, et aussi désespéré d’une
certaine manière. Je l’ai toujours ressenti. […] Je pensais
qu’au fur et à mesure, elle ferait des progrès, arriverait à
s’exprimer, à être rassurée, que ça finirait par disparaître. Je
me trompais.
Oui, Christine est restée une écorchée vive toute sa vie.
C’était sa faiblesse, certes, mais aussi sa force. C’était ce qui
faisait sa richesse artistique. Comme l’a confié à son propos le
metteur en scène Guy Lauzin, qui avait notamment
scénographié le Palais des Sports de Jean en 1972 :
— Je n’ai pas souvenir d’une femme aussi lucide, mais aussi
menacée par elle-même. Je n’ai pas connu de personnage aussi
acharné à consommer la vie et plus apte à se consumer – à se
nourrir de détresse. Pourtant, c’était la beauté du diable… Elle
qui était « lumière », femme des nuits, oiseau nyctalope au
surnom mérité de chouette que lui donna Jean Ferrat, n’a pas
su arrêter le temps là où elle voulait qu’il s’arrête : à la
maturité de la jeunesse, avant que les sensations s’envolent,
que les sens s’apaisent, que l’aventure de la vie devienne un
scénario du quotidien.
Comme l’a souligné son amie Francesca Solleville, la fin de
sa carrière avait changé Christine.
— Après, elle allait beaucoup plus mal et elle est devenue un
peu dure, presque… hargneuse, disons. Elle était frustrée de ne
pas chanter. Le caractère s’aigrit ainsi.
Christine est donc morte de ce paradoxe : celui de vivre pour
chanter, mais de ne pas y parvenir. Non, répétons-le, par
manque de talent, mais parce que la scène la consumait.
— Elle était écorchée vive, rongée par une angoisse
existentielle et un trac viscéral, n’a cessé depuis de rappeler
Véronique, sa fille.
Cette perte, on s’en doute, va grandement affecter Jean. Au
point d’entraîner cinq ans d’absence de sa part, cinq ans de
silence. Ce n’est, hélas, pas le dernier décès auquel le chanteur
va être confronté entre la sortie de son Ferrat 80 et son
prochain album. En effet, un an plus tard, le 24 décembre
1982, c’est au tour de Louis Aragon de s’éteindre à son
domicile parisien, à l’âge de 85 ans.
Le 28 décembre, le PCF rend un hommage public au poète,
devant son siège, avant que la dépouille de l’écrivain soit
transportée dans les Yvelines et inhumée aux côtés d’Elsa
Triolet. Ferrat assiste à cette célébration, bien sûr. A-t-il encore
la place, après la mort de Christine, de se sentir attristé par la
perte de son mentor ? Rien n’est moins certain : les quelques
mots d’hommage qu’il a ce jour-là sont insignifiants par
rapport aux fines analyses qu’il a pu avoir dans le passé
concernant l’écriture du poète. Il est vrai que ce n’est pas
l’artiste que Jean pleure, ce jour-là : c’est le camarade.
— On n’était pas amis, mais on avait beaucoup d’amitié l’un
pour l’autre, expliquera le chanteur à propos d’Aragon, trois
ans plus tard, à l’animateur de télévision Bernard Pivot.
Alors que la mort frappe douloureusement, par trois fois, le
chanteur, le pays entier s’enferre dans la déprime. Le Grand
Soir que promettaient les élections de mai 1981 s’est
transformé en gueule de bois monumentale pour l’électorat de
gauche. Après un début de mandat prometteur, le président
Mitterrand se sépare en effet de son Premier ministre Pierre
Mauroy, figure historique de la gauche, pour nommer à sa
place Laurent Fabius afin de rassurer les marchés financiers.
Le deuxième choc pétrolier est passé par là, l’économie est en
berne, le nombre des chômeurs passe pour la première fois la
barre symbolique des deux millions. Face à l’élection du
candidat socialiste, le monde de la finance a pris peur, les
capitaux ont quitté le pays. Cette situation économique
désastreuse se double d’un sentiment de fin du monde : depuis
quelque temps, une maladie nouvelle, inquiétante, frappe sans
qu’on sache comment ni pourquoi. Elle a pour nom « sida ».
À l’est, ce n’est pas non plus l’éden. L’Union soviétique
s’enlise en Afghanistan pendant que la population s’appauvrit
de jour en jour. Entre des dépenses militaires astronomiques
pour ne pas se laisser distancer dans la course à l’armement et
un système économique qui repose sur l’industrie lourde à
l’heure de la révolution informatique, l’URSS est bien mal en
point. L’inflation va de pair avec une pénurie alimentaire.
Pendant ce temps, les dirigeants du Kremlin se succèdent,
vieilles gloires du régime qui meurent les unes après les autres.
À l’ouest, rien de nouveau si ce n’est qu’un acteur de seconde
zone vient d’être élu président. Parallèlement, la guerre froide
est en train de se déplacer vers les étoiles. Même en levant le
nez vers le ciel, il n’est plus possible d’échapper au conflit.
L’affrontement « larvé » entre les deux superpuissances a
laissé la Terre exsangue. Où qu’on se tourne, on ne voit plus
que guerres, guérillas et dictatures mises en place ou soutenues
par les deux blocs. Alors, le monde entier se passionne pour la
conquête spatiale qui, bien plus qu’un enjeu géopolitique, est
devenue aux yeux de l’humanité une possibilité de rêver. De
rêver à une évasion d’une planète qui ne tourne plus rond.
À Antraigues, l’heure n’est cependant pas à la politique :
après deux mandats successifs, Jean renonce à figurer sur une
liste de gauche pour les municipales de 1983 – municipales
qui signeront par ailleurs, au niveau national, une défaite
cuisante pour son camp politique.
Niveau carrière, ce n’est pas rose non plus : la firme
Musidisc vient de sortir, sans autorisation, une compilation des
titres de Ferrat intitulée Le Polonais. Ce disque regroupe huit
chansons parues originellement sur Decca ainsi que deux
inédits : « Notre concerto », que Jean avait enregistré sous
pseudonyme tant il avait peine à être convaincu par ce titre, et
« Les Yeux d’Elsa », qu’il avait retiré au dernier moment de la
tracklist d’un de ses albums pour la même raison. Furieux de
cette sortie pirate, Jean obtient que le disque soit retiré de la
vente en 1982. Las ! Le disque, relooké, réapparaît sur le
marché quelques mois plus tard sous un nouveau titre. Pendant
ce temps, la compilation que l’artiste a sortie sur Temey,
regroupant 13 titres de Christine Sèvres, passe quasiment
inaperçue…
Heureusement, en 1985, le chanteur semble avoir remonté la
pente. Depuis quelques mois, une nouvelle femme partage sa
vie : son amie Colette Laffont, une commerçante d’Aubenas
dont il a fait la connaissance au début des années 1970. Aucun
des deux amants ne s’en doute probablement encore, mais il ne
s’agira pas, entre eux, d’une amourette : Colette, compagne
discrète et aimante qui saura lui redonner goût à la vie,
partagera la vie de Jean jusqu’à sa mort.
En novembre 1985 sort Je ne suis qu’un cri, premier album
de Ferrat en cinq ans. Pour cet opus placé dès le titre sous le
signe de la douleur, Jean n’a cette fois signé aucun texte – il
n’en avait ni l’énergie ni l’envie. Il a confié l’ensemble des
morceaux aux bons soins de son collaborateur le plus enragé,
Guy Thomas. Sans doute la rage, politique, de son ami
anarchiste, résonne-t-elle particulièrement avec une rage
intérieure à l’heure où, dans un monde de grisaille et de
renoncements, tant d’êtres aimés s’en sont allés. Et pourtant,
parler, chanter, il le faut encore, sans doute plus que jamais.
D’ailleurs, sur la chanson-titre qui ouvre son nouvel album,
Ferrat le dit lui-même :
Moi, si j’ai rompu le silence
C’est pour éviter l’asphyxie
C’est donc l’album de souffle retrouvé, de souffle reconquis
grâce aux mots d’un ami, à un moment où Jean en manque.
Selon le chanteur, Guy Thomas a comme spécificité d’écrire
« des textes très saignants, avec un esprit que je n’ai pas,
moi ». D’ailleurs, dans le mensuel Paroles et Musique, Jean
Ferrat confie que, depuis longtemps, il avait l’envie de laisser
son compagnon aux manettes d’un album. En 10 ans, Guy lui
avait fait parvenir des dizaines de textes, sur lesquels il n’avait
pas forcément eu le temps de se pencher…
— L’an dernier, j’ai trouvé que le moment était venu de
mettre mon idée en pratique, j’ai commencé à travailler
l’automne […], j’avais mis une vingtaine de textes en musique
[…], j’ai choisi ceux qui me sont particulièrement proches. Et
puis, s’il n’y a pas eu une virgule de changée pour certains,
pour d’autres on a travaillé ensemble d’une manière assez
approfondie jusqu’à les remanier complètement. Il y a eu une
telle collaboration que, par l’ensemble des thèmes, par
l’écriture, par la sensibilité, par la progression à l’intérieur des
chansons, c’est un disque que j’assume tout à fait.
Un disque qui ressemble en tout cas à l’époque et à sa
mélancolie, à ses promesses trahies. Le thème qui le parcourt
est, assurément, celui de la nostalgie. Nostalgie de l’enfance,
d’abord, avec deux titres : « Petit » et « Viens mon frelot ».
« Petit », c’est le surnom que donne Ferrat au fils de Guy
Thomas. Une ode à un enfant mal adapté, « blâmé du conseil
de classe », qui ne saura sûrement pas, plus tard, « nager /
Dans la société des rapaces / Et des gangsters autorisés ».
Mais, comme le confesse Ferrat, ce « petit », c’est aussi lui.
Petit mon malheureux potache
Mon amoureux au fil de l’eau
Je pourrais friser ma moustache
Et te reprocher tes zéros
Affecté par ses morts, hanté d’une certaine façon, il est
normal que Jean chante l’enfant qu’il a été et porte sur lui le
regard bienveillant d’un grand-père.
« Viens mon frelot », très joli également, est une consolation
offerte à un frère (significations du terme « frelot » en argot).
Tu me diras tes meurtrissures
Tout ce que tu n’as pas supporté
Moi j’ai le temps de t’écouter
Comme l’explique Guy Thomas, s’il a choisi ce mot, c’est
pour sa proximité avec l’adjectif « frêle ». Une fois encore,
dans ce morceau (qui sonne d’ailleurs comme une berceuse), il
s’agit d’envelopper, de protéger plus faible que soi. C’est
quelque part en vieil homme, en vieux sage, que Ferrat
s’adresse à la jeunesse.
— Je n’avais pas remarqué que je parlais aussi souvent
d’enfant, relèvera l’artiste sur le plateau de Bernard Pivot à
propos de cet album. Mais ce sont eux qui vont reprendre le
flambeau !
Normal, donc, de les écouter, de les guider. Et si besoin est,
de les consoler.
J’ai souvent pensé c’est loin la vieillesse
Mais tout doucement la vieillesse vient
C’est sur ces paroles que s’ouvre l’une des chansons les plus
réussies de Je suis un cri : « Les Cerisiers ». Un morceau qui
parle entre autres du temps qui file, du temps qui fuit.
Je voudrais surtout qu’avant m’apparaisse
Ce dont je rêvais quand j’étais gamin
Ah ! qu’il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin
« Les Cerisiers » évoque aussi ce Grand Soir qui ne vient
pas, qui n’est pas venu, qui ne viendra peut-être plus. Guy
Thomas y a convoqué l’esprit révolutionnaire chanté par le
communard Jean Baptiste Clément, un esprit qui semble bien
loin en ce milieu de décennie. Logique, en un sens, que le
texte parle à ce point de renoncements… Pas ceux de Ferrat,
qui attend et espère encore, mais ceux de certains camarades
qui ont « retourné leur veste ».
Bien sûr on dira que c’est des sottises […]
Que d’autres ont chanté le temps des cerises
Mais qu’ils ont depuis changé d’opinion
Cette allusion vaudra d’ailleurs au chanteur un coup de fil
furieux d’Yves Montand qui, se sentant visé, agonira Jean
d’injures avant de lui raccrocher au nez. Il faut dire que
l’année précédente, Montand a fait très fort en acceptant
d’animer sur la chaîne publique Antenne 2 une émission
intitulée « Vive la crise ! », au moment où Laurent Fabius
développait le plan d’austérité pour lequel il avait été nommé
Premier ministre.
Oui, Montand, avec son tournant libéral, peut se sentir visé.
Mais pas moins que l’ensemble du camp socialiste, qui est
d’ailleurs attaqué sur un titre particulièrement féroce et réussi
de l’album : « La Porte à droite ». Sur une musique rock
mâtinée de funk, Ferrat dénonce la realpolitik par laquelle on
veut achever d’étouffer un peuple français déjà épuisé par le
chômage et la rigueur.
On m’a dit qu’il fallait prêcher le sacrifice
À ceux qui n’ont pas pu s’ouvrir un compte en Suisse
Il faut dire que, pour Ferrat comme pour beaucoup de gens
dont le cœur bat à gauche, la pilule que le gouvernement
Mitterrand veut faire avaler a du mal à passer.
— Le discours de Mitterrand me plaisait bien, explique cette
année-là Ferrat dans les pages de L’Obs. Mais, entre ses
intentions et ses réalisations, il y a une marge impossible à
combler si on refuse la rupture avec le capitalisme.
Même discours de la part de l’artiste chez Pivot :
— Le pouvoir socialiste a eu au début de bonnes initiatives,
un ton nouveau : du président, des ministres… Des paroles de
justice, ça me faisait plaisir. C’était bien. Et puis, qu’est-ce qui
s’est passé ? Eh bien ! on ne peut pas ménager à la fois la
chèvre capitaliste et le chou prolétarien, et comme on n’a
jamais vu un chou manger une chèvre…
La lutte contre le capitalisme et le démantèlement de ce
système injuste sont donc toujours les priorités politiques de
Ferrat. Il loue par ailleurs le projet de société du
gouvernement… Mais Ferrat n’est pas Guy Thomas et, pour
l’auteur des « Cerisiers », les renoncements ne s’arrêtent pas à
un plan d’austérité. Un peu plus loin, le texte de la chanson
parie sur un retour à la guillotine et une interdiction de la
contraception, dans un couplet qui peut sembler a priori
excessif. Il n’en est en réalité rien. Les reniements du PS ont
en effet, en 1985, largement dépassé la simple sphère
économique.
Ils ont dit qu’il fallait se montrer réaliste
Qu’il y avait du bon dans les journaux racistes
Lorsque Guy Thomas écrit ces deux vers, il a en tête la
percée d’un nouveau parti qui, depuis le début de la décennie,
s’est imposé dans les débats : le tristement célèbre Front
national, alors représenté par Jean-Marie Le Pen. En cette
année 1985, le FN vient de faire son entrée à l’Assemblée
nationale avec 35 députés. Pourtant, en 1980, le FN ne
comptait que 270 adhérents… Et lors des municipales de
1983, il n’a réuni que 0,11 % des suffrages… Alors, comment
ce parti a-t-il pu obtenir ces 35 sièges ? En bénéficiant, d’une
part, d’une présence grandissante dans les médias, présence
souhaitée par un président qui s’inquiétait de la
représentativité des diverses sensibilités politiques à la télé.
D’autre part, en s’appuyant sur le nouveau mode de scrutin –
proportionnel – mis en place par le gouvernement, qui était
censé garantir une meilleure représentativité du peuple à
l’Assemblée. D’aucuns affirment que ce changement faisait
partie d’une stratégie de François Mitterrand pour diviser la
droite et donc l’affaiblir politiquement. Seulement, ce n’est pas
la droite qui a été affaiblie par l’arrivée du FN sur le devant de
la scène médiatico-politique, c’est le PC. Ce nouveau parti a
grignoté son électorat, notamment dans les banlieues
françaises, en imposant l’immigration comme un thème fort
des débats.
Il y a donc de quoi virer nostalgique dans cette France du
milieu des années 1980.
— On m’a reproché souvent de faire du passéisme, mais je
ne pense pas que c’est faire du passéisme de vouloir que les
gens vivent bien avec les moyens modernes sans perdre les
bonnes choses qui existaient dans le passé et faisaient la
qualité de leur vie, confie Ferrat à Bernard Pivot lors d’une
émission spéciale qui lui est consacrée cette année-là. Une
émission spéciale pour deux raisons : d’abord parce que c’est
Jean Ferrat qui la met sur pied en contactant lui-même
l’animateur d’Apostrophe. Ensuite, parce que l’interview est
tournée à Antraigues, le fief de Ferrat qui reçoit d’abord Pivot
dans son salon, une bouteille de rouge posée sur la table, avant
de l’emmener déambuler dans son jardin. Le ton, bien
qu’intimiste, est également percutant. En journaliste rompu au
débat d’idées, Bernard Pivot titille Jean, va le chercher sur le
terrain de ses convictions politiques, espérant faire surgir
d’éventuelles contradictions. Si le musicien semble un peu
déphasé au début, l’ambiance se détend rapidement entre les
deux hommes. Entre-temps, Ferrat présente Je suis un cri,
chantant 10 morceaux choisis entrecoupés de 4 titres anciens.
L’audience sera énorme. Le lancement du disque,
extrêmement prometteur, avec 100 000 copies écoulées en
seulement 3 jours. Mais, malgré ces bons auspices, Je suis un
cri n’aura pas le même succès que son prédécesseur, ne
dépassant pas la barre du million d’exemplaires vendus.
19
De 1985 à 1991, date de la sortie du nouvel album de Jean
Ferrat, le monde change. Radicalement. La course à
l’armement menée par les États-Unis a fini par porter ses
fruits : l’Union soviétique, toujours empêtrée en Afghanistan
dans une guerre qu’elle ne parvient pas à gagner, est
économiquement à bout. Vingt pour cent de son PIB est
maintenant englouti dans cette quête sans fin pour acquérir une
puissance de feu supérieure à celle de l’administration Reagan.
Son pouvoir affaibli, elle ne parvient plus à tenir ses nombreux
satellites. Un espoir se lève pourtant, en la personne d’un
nouveau et (relativement) jeune dirigeant : Mikhaïl
Gorbatchev.
En effet, le parti communiste de l’Union soviétique n’a plus
qu’un seul choix stratégique : envisager la détente et le
désarmement. Gorbatchev, lui, s’était fait remarquer en 1984,
lors d’un voyage en Grande-Bretagne : son image d’ouverture
avait conquis la scène internationale. Nommé secrétaire
général du parti en mars 1985, conscient de la faillite du
système soviétique tant en ce qui concerne sa politique
agricole que les relations internationales, celui qu’on appelle
aujourd’hui encore, non sans affection, Gorby, entreprend de
réformer en profondeur l’URSS… mais en sera en réalité le
fossoyeur.
Avec sa politique de transparence (Glasnost) et son
entreprise de restauration de l’économie et des institutions du
pays (Perestroïka), Gorby veut en finir avec les scories du
stalinisme. Il rouvre par ailleurs le dialogue avec le
gouvernement américain et propose, dès 1986, un plan de
désarmement qui a pour but l’élimination des armes nucléaires
à l’horizon 2000. Un immense espoir, à l’heure où on déplore
les 30 ans du bombardement d’Hiroshima, auquel la
catastrophe de Tchernobyl semble offrir un sinistre écho. Le
nucléaire vient de rappeler, de la façon la plus tragique qui
soit, qu’il est une puissance de destruction qui dépasse
l’homme… Et, malgré une gestion déplorable de ce drame,
Mikhaïl Gorbatchev incarne la possibilité d’un nouveau
monde : c’est à ce titre qu’il est nommé « homme de l’année »
par le magazine Time en 1987.
Le 15 mai 1988, Gorby ordonne aux troupes soviétiques de
se retirer d’Afghanistan. L’année suivante, en visite en Chine,
alors qu’on sollicite son opinion à propos de la Grande
Muraille, il répond, avec humour :
— Très bel ouvrage. Mais il y a déjà trop de murs entre les
hommes.
Un journaliste lui demande :
— Voudriez-vous qu’on élimine celui de Berlin ?
— Pourquoi pas ? lui répond l’homme d’État.
Premier coup de canif dans le rideau de fer. Au mois de mai,
le peuple hongrois, prenant le dirigeant au mot, cisaille les
barbelés qui le séparent de l’Autriche. En une après-midi, 600
ressortissants de l’État communiste passent à l’ouest,
marquant le début d’une réaction en chaîne : chute du mur de
Berlin, « révolution de velours » en Tchécoslovaquie… Un à
un, les « pays frères » réclament leur indépendance, jusqu’à la
chute du géant soviétique en décembre 1991. L’URSS éclate
alors en 15 États indépendants.
Le bouleversement est tout simplement ahurissant. La
confrontation sur laquelle reposait l’agencement du monde
depuis 50 ans n’est plus. C’est un soulagement, mais
également un saut dans l’inconnu. Certains exultent : cette
victoire du libéralisme est annoncée comme « la fin de
l’histoire ». On décrète que la démocratie libérale sera, dès
lors, le seul et unique modèle, absolu et indépassable. Pour le
capitalisme, c’est un triomphe. Pour d’autres, c’est le glas qui
sonne.
Depuis Antraigues, Jean Ferrat ne perd bien entendu rien de
ces événements. Rien des réactions de ceux qui annoncent, le
sourire aux lèvres, la fin du communisme. Dans un entretien
accordé à VSD en 1991, il les commente même longuement et
en profite pour clarifier deux ou trois points.
— Je n’avais pas beaucoup d’illusions sur le communisme
de l’Est. Depuis 1956, on savait l’oppression, le mensonge, le
goulag. Ce qui régnait à l’est, ce n’était ni le communisme,
c’est-à-dire une société où il n’y a plus d’État, ni le socialisme.
C’était une société totalitaire où l’État ne dépérissait pas, au
contraire. Le pari de Gorbatchev était un pari formidable.
Qu’il l’ait perdu m’inquiète. Je croyais la régénération
possible. Finalement, il a fallu se rendre à l’évidence : le corps
était trop atteint, la sclérose trop généralisée, l’État, le Parti
trop bureaucratisés. Le changement n’était pas possible de
l’intérieur…
Cependant, malgré cette chute spectaculaire, Ferrat voit
encore, toujours, de l’espoir.
— La chose primordiale, c’est ce que Gorbatchev a appelé
glasnost et perestroïka. C’était un effort extraordinaire, à mon
avis unique dans l’histoire. Je n’ai jamais vu l’équipe
dirigeante – et un dirigeant en particulier – d’un pays qu’on
pouvait presque appeler totalitaire se remettre en cause de
cette façon-là et essayer de transformer un régime de manière
totale…
Témoin de ce monde en pleine mutation, le nouvel album de
Jean, sorti en novembre (soit un mois avant l’éclatement de
l’URSS), a pour titre Dans la jungle ou dans le zoo. Il s’agit
d’une citation du cinéaste Milos Forman qui, regagnant enfin
la Tchécoslovaquie après la chute du rideau de fer, après une
carrière de 20 ans aux États-Unis, a déclaré : « Je quitte la
jungle pour retourner dans le zoo », opposant l’Ouest et sa loi
de la jungle à l’Est et son absence de liberté.
— C’est la juxtaposition formidablement efficace de ces
deux mots qui m’a frappé, expliquera Ferrat au micro de
Michel Drucker. Parce que dans les deux cas, l’homme est
ramené au rang d’animal, ce qui va à rebours de la civilisation.
Dans un camp soumis au garde-chiourme, dans l’autre au
prédateur.
Pourtant, ce monde constitué autour d’une alternative, Ferrat
n’y croit pas. Tout le texte de ce titre éponyme est d’ailleurs
écrit au conditionnel, afin de marquer son refus d’adhérer à
cette polarisation :
Nous n’aurions d’autre choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo
La chute de l’URSS ne suffira pas à ôter tout espoir à Ferrat.
Il croit encore en un avenir meilleur, plus juste.
— On va repartir avec une nouvelle forme de socialisme.
[…] Un socialisme nouveau, humain, celui dont rêvaient des
millions de gens… […] Je n’ai pas désarmé, et je ne
désarmerai pas devant la montée de tout ce qui est vulgaire,
grossier, raciste, tout ce qui rétrécit l’homme comme peau de
chagrin.
Dont acte. Sur son nouveau 33 tours, Ferrat dézingue tout ce
qui se trouve dans son collimateur : le règne de l’argent, la
marchandisation de l’art, la jeunesse désabusée. La télévision,
où il va pourtant défendre son opus. Il est particulièrement
savoureux de relever que l’artiste interprète même son
morceau « À la une » sur la… Une. La chaîne, privatisée par
Mitterrand, en prend pourtant pour son grade ! Outre le subtil
hommage du titre, qui joue allégrement d’un double sens, les
paroles ne se montrent pas tendres envers les programmes de
ce canal qui appartient depuis quelques années au groupe
Bouygues.
Ce soir, ce soir
Après la roue de la fortune
Un PAF obscène, un PAF obscène
Est à la une
Le journal L’Évènement du jeudi demandera d’ailleurs au
chanteur de s’expliquer concernant son choix d’apparaître
dans l’émission de Drucker sur la chaîne honnie.
— J’ai la chance d’avoir un nom dans la chanson, répondra
l’artiste. C’est un privilège acquis au fil des années, mais cela
me dicte également des devoirs. Inconnu, ou peu connu, il
m’aurait été impossible, j’en suis persuadé, de faire entendre
un grand nombre de mes nouvelles chansons à la radio et à la
télévision. En particulier, sans doute, sur la Une. Mais
justement, parce que j’ai ce nom, il faut que j’assure, que je
dénonce ce qui me paraît intolérable dans le système. Et cela,
depuis l’intérieur même, car je ne crois pas une minute à la
possibilité d’exister en dehors du système. On en fait toujours
partie, peu ou prou.
Les journalistes auraient pu, alors, l’interroger sur ses
récentes désillusions et les déclarations qui les ont
accompagnées, surtout concernant l’arrivée de Gorbatchev au
pouvoir. Après tout, d’après Ferrat, c’est pour avoir essayé
d’assainir le système de l’intérieur que Gorby a échoué ! Mais
peut-être que l’essentiel n’est pas tant de changer le système
que de le mettre à nu, comme l’Empereur du conte
d’Andersen. Afin que d’autres puissent l’examiner dans toute
son obscénité.
— Puisque j’ai encore la chance de pouvoir m’exprimer, de
défendre mes idées, j’en profite. J’ai là une chance unique,
surtout quand je songe à tous ces gens qui pensent comme
moi, mais qui n’ont pas le droit à la parole. Si je peux être leur
voix, et sans me faire trop d’illusions sur mon efficacité, eh
bien, je le serai ! déclarera Ferrat à ce même journal afin de
clore le débat concernant ses éventuels paradoxes.
L’album ne manque donc pas de titres féroces, caustiques,
parfois même méchamment drôles, à l’image de « Les Petites
Filles modèles », qui se paye allégrement la tête de la jeunesse
actuelle. Une génération qui, aux yeux de Ferrat, ne s’intéresse
plus qu’au rêve de réussite stérile qu’on lui vend. Une réussite
qui, dans un monde où la rareté de l’emploi entraîne une
terrible compétition, se fait forcément au détriment des
autres… Cette jeunesse qui ne rêve que de fric, Ferrat
l’épingle, certes… mais la comprend-il bien ?
Branchées grâce au Minitel
Sur les marchés financiers
Les petites filles modèles
S’amusent à boursicoter
Oui, la jeunesse de ce début des années 1990, préoccupée
uniquement par l’argent facile, peut sembler bien cynique…
Mais c’est sans voir qu’il s’agit d’une jeunesse privée d’espoir,
de perspectives. Une jeunesse qui n’a jamais connu ni le plein
emploi, ni le souffle révolutionnaire porté par mai 68, ni la
respiration d’après-guerre. Qui n’a connu que des amours
menacées par le HIV, la désillusion socialiste, la montée du
racisme en France… D’ailleurs, dans « Dingue », un titre
quasiment rock qui lui aussi fustige la télévision, le chanteur
l’admet : il comprend mal ce monde nouveau dans lequel il
évolue.
La vie débloque à tout berzingue
Dans mon époque je deviens dingue
Deux titres pour s’attaquer à la télévision ? N’est-ce pas un
de trop ? En cette année, pas vraiment. Car la télévision, en
1991, c’est aussi et avant tout la guerre du Golfe, ou plus
exactement les images des « frappes chirurgicales » en Irak,
qui sur les écrans du monde entier sont montrées comme de
silencieux et inoffensifs feux-follets. La télé a œuvré à faire
croire au monde occidental en une guerre propre, c’est-à-dire
une guerre sans pertes, sans victimes, une guerre d’après la
guerre. Une guerre à l’ère de la fin de l’histoire. Il y a là de
quoi devenir fou de rage… Ou malade de tout ce déni.
Papa Rambo fait un malheur
Avec sa guerre en vidéo
Qui rassérène le populo
Avec ses bombes aseptisées
Ces paroles, à la fin de « Dingue », ont été rajoutées à la
dernière minute : au moment de l’invasion américaine en Irak,
l’album était presque bouclé. Ferrat explique, concernant cet
ajout :
— On a vécu cette guerre comme une fiction, on nous l’a
présentée comme un jeu vidéo, en se gardant bien de nous
montrer, justement, tout ce qui est épouvantable dans la
guerre. C’était fou… Tout autant que la versatilité de notre
prétendue opinion publique, qui, deux jours avant l’attaque, se
déclarait contre la guerre et, deux jours après, nous disait-on,
était totalement pour ! C’était comme une immense
manipulation qui aurait été issue de cerveaux d’auteurs de
science-fiction… Et ça a marché, c’est dingue, alors, j’ai
ajouté un dernier couplet à ma chanson.
Bien sûr, en contrepoint de la guerre, il y a l’amour. Ferrat y
consacre deux morceaux seulement sur ce disque, mais quels
morceaux ! Sans doute parce que Jean a tant perdu avec
Christine et tant retrouvé auprès de Colette, sa sensibilité à
fleur de peau éclot comme jamais.
« Parle-moi de nous » et « Chante l’amour » sont d’ailleurs,
de l’aveu de l’artiste, des chansons autobiographiques.
— C’est vrai qu’ici, j’évoque Colette, mon Ardéchoise.
L’amour, aucun doute, cela reste essentiel. Dans la première
chanson, j’évoque cette indicible part d’incommunicabilité qui
cohabite entre deux personnes qui s’aiment. La seconde, je la
lui dois complètement. Un soir, j’avais envie d’écrire, mais je
ne savais pas sur quoi. Aucun mot ne venait. Elle venait de lire
quelques-unes des autres chansons et elle m’a dit : « Dans tout
ça, il n’est pas question d’amour. Chante l’amour, je t’en prie,
chante l’amour. » C’est ce que j’ai fait.
Cela donne des couplets aussi douloureux que des soupirs…
avant que le refrain n’arrive et n’embarque le morceau dans
une danse allègre.
Ces deux titres ne sont pas les seuls sur lesquels Ferrat se
dévoile. Sur « Nul ne guérit de son enfance », pour la première
fois, le chanteur revient sur son grand trauma, sa plaie toujours
ouverte : la déportation de son père. Le titre est d’autant plus
poignant que cette expérience est évoquée à hauteur d’enfant.
En effet, Ferrat, plutôt que raconter la grande histoire, parle de
la petite : celle d’un gosse qui voit un matin son père partir
sans se douter qu’il ne reviendra pas.
Celui qui vient à disparaître
Pourquoi l’a-t-on quitté des yeux
On fait un signe à la fenêtre
Sans savoir que c’est un adieu
Jean parle ouvertement, non plus de la guerre ou des guerres,
mais de sa guerre. De la façon dont la guerre a saccagé sa vie.
Un carnage en sourdine. Rien de spectaculaire, ici. Seulement
un geste tendre, banal, qui aura été le dernier.
Peut-être a-t-il fallu tout ce temps à l’artiste pour pouvoir
parler, enfin, de ce gouffre qui s’est ouvert dans sa vie, pour le
colmater avec les mots qui lui ont tant manqué à l’époque,
tous ces mots qu’il n’avait pas encore et qu’on n’a pas su
donner à l’enfant. Les mots, Ferrat en a fait sa vie. Nommer
les sentiments, désigner les injustices, dénoncer les crimes,
cela a été sa vocation. Sans doute devait-elle conduire à ce
moment de réparation ; ce moment où le chanteur, enfin, panse
ses plaies avant celles du monde.
Mais après la guerre vient la trêve. Dans la jungle ou dans le
zoo se conclut sur un hymne, « La Paix sur terre », dans lequel
Ferrat défend le pacifisme… De façon un peu naïve, sans
doute.
Halte aux armes nucléaires
Halte à la course au néant
Devant tous les peuples frères
Qui s’en portent garants
Déclarons la paix sur terre
Cette candeur, cependant, Ferrat l’assume. Mieux, il la
revendique.
— Je voulais écrire un hymne et j’ai obéi aux lois du genre.
Je n’ai peut-être pas réussi. J’ai même un moment hésité à
l’enregistrer. Et puis je l’ai fait, et je ne le regrette pas. […] Il
est temps d’être un peu sérieux et d’arrêter de considérer les
pacifistes comme des demeurés ou comme des traîtres ! Leur
opinion est systématiquement écartée des médias, on l’a bien
vu pendant la guerre du Golfe […] Alors, il va falloir
renfourcher le cheval de bataille, parce que c’est l’un des
problèmes les plus importants qui se posent à l’humanité.
Avec 650 000 exemplaires écoulés de l’album, Dans la
jungle ou dans le zoo remporte un succès moins franc que ses
prédécesseurs. Mais il demeure un album mythique, et pour
cause : c’est le dernier de Ferrat parolier. L’avant-dernier de sa
carrière. Car, avant de raccrocher les gants, il reste à Ferrat un
dernier disque à composer, un dernier disque à porter. Avant
de raccrocher les gants, Ferrat va faire chanter une dernière
fois la langue d’Aragon…
20
— C’est une sorte de jardin secret que j’ai mitonné au cours
des mois, des années. J’ai eu du mal à le publier. Il me
semblait que je n’y arriverais jamais.
Voilà comment Jean Ferrat présente le projet qui fait suite à
Dans la jungle ou dans le zoo. Un nouvel album dédié
entièrement à la figure tutélaire de Louis Aragon, avec
l’adaptation musicale de 16 poèmes, pour un disque sobrement
intitulé Aragon 2.
Ces 16 morceaux balayent un large spectre de thèmes.
L’amour, bien sûr… Mais aussi l’idéologie, la création. Des
questions qui ont obnubilé aussi bien le chanteur que le poète.
À travers cet album, Ferrat parvient à esquisser une image du
siècle qui vient de s’écouler. Sa violence. Ses espoirs. Ses
défaites. Aragon n’est pas le seul poète convoqué sur ce
sublime album, dont chaque chanson est en soi un bijou. On
rencontre aussi, dans « La Complainte de Pablo Neruda », le
spectre du poète chilien contraint de vivre en exil au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à cause de ses
opinions politiques. Le texte de ce morceau est un montage de
divers extraits du recueil d’Aragon, L’Élégie de Pablo Neruda.
L’hommage est superbe, vibrant :
Ta résidence est la terre
Et le ciel en même temps
Silencieux, solitaire
Et dans la foule chantant
On croise également Francis Carco, le poète né sur l’île du
Bagne, en Nouvelle-Calédonie, où furent déportés les insurgés
de la Commune de Paris. L’ami des peintres de Montmartre.
Ferrat explique ce choix de célébrer un poète resté somme
toute confidentiel.
— Carco est un peu oublié aujourd’hui, ce qui arrive assez
souvent à des artistes, à des écrivains, mais il suffit parfois
d’un rien pour que des gens de qualité comme lui redeviennent
de qualité. C’est pour moi quelqu’un du niveau de Verlaine.
La peur de l’oubli est, on le sent, toute proche. Comme celle
de la vieillesse, qui a fait son entrée depuis quelque temps au
catalogue des obsessions du chanteur. Il aborde cette dernière
avec une adaptation d’Enfer V, extrait du Voyage de Hollande.
Dans ce recueil, Jean avait déjà puisé, sur le même thème,
« Au bout de mon âge ». Pour ce nouveau morceau, qu’il
intitule « J’arrive où je suis étranger », Ferrat ne change
quasiment rien au poème original : il se contente de déplacer la
première strophe. Le morceau est sans doute l’un des plus
beaux de l’album, avec ses longs violons sanglotants que
n’aurait sans doute pas reniés un autre poète.
C’est long vieillir au bout du compte
Le sable enfui entre nos doigts
C’est comme une eau froide qui monte
C’est comme une honte qui croît
Bien sûr, pour rendre hommage à Aragon, Ferrat ne peut
faire l’économie de certains thèmes, dont un qui lui est
pourtant devenu presque étranger : Paris. Ce Paris de l’entre-
deux guerres, le Paris aux cieux d’ardoise et aux nuits
étincelantes, le Paris dépeint dans le roman Aurélien. « Les
Feux de Paris » est un hommage à cette Ville Lumière, tout en
arpèges subtiles et grandes envolées de cordes. Du poème
original, Ferrat a conservé 10 strophes sur 18 pour livrer une
chanson-fleuve, aussi ample que le bras de la Seine. C’est un
morceau de nostalgique, de flâneur, de noctambule
chevronné : bref, un morceau qui ressuscite pleinement l’esprit
du poète.
Au diable la beauté lunaire
Et les ténèbres millénaires
Plein feu dans les Champs-Élysées
Voici le nouveau carnaval
Où l’électricité ravale
Les édifices embrasés
— Aragon a vécu la transition d’un Paris à la chandelle à un
Paris ville-lumière. Et moi, j’ai vécu la transition de la ville-
lumière à la ville-musée, commentera Ferrat à propos de ce
morceau. […] Ce qui fait la vie d’un côté, ce ne sont pas les
monuments qu’on rénove, c’est le tissu social des quartiers, les
artisans, les petits métiers.
Aucun hommage à Aragon ne serait complet sans une
évocation des surréalistes, avec qui le poète a entretenu des
rapports aussi conflictuels que passionnels. Aragon a en effet
longtemps fait partie de cette mouvance artistique, avant que
des fractures idéologiques, des querelles esthétiques et des
affrontements personnels ne le poussent à quitter le groupe.
Pour aborder cet aspect de la vie du poète, Jean choisit la
figure de Marc Chagall, le célèbre artiste qui avait fui l’URSS
et sa censure pour trouver refuge à Paris. Chagall avait inspiré
à Aragon un recueil entier, intitulé Celui qui dit les choses
sans rien dire. Jean est allé piocher dedans pour composer cet
hommage à partir de deux poèmes distincts.
— C’est la première fois que je fais ça, mais les deux
faisaient partie des 30 poèmes qu’Aragon avait écrits pour
Chagall, et j’ai trouvé la musique… Mais j’avais un sentiment
d’insatisfaction, comme s’il manquait quelque chose. Mais
quoi ? J’ai laissé tomber la chanson, j’ai relu tous les poèmes
sur Chagall, et je suis tombé sur ce vers : « Mon peintre amer
odeur d’amandes. » C’était comme s’il attendait d’être placé là
dans la chanson, et j’en ai fait le refrain.
Dans Aragon 2, Ferrat convoque aussi, bien entendu, l’esprit
engagé du poète, l’artiste politique, notamment à travers « Qui
vivra verra », un pamphlet contre la guerre d’Espagne. À
travers une musique aux sonorités andalouses, c’est Aragon
qui se fait entendre, mais également Federico Garcia Lorca,
auquel Ferrat avait déjà rendu hommage sur « Un jour, un
jour ».
Il se fait soudain dans Grenade
Que saoule une nuit de sang lourd
Une terrible promenade

Il se fait soudain dans Grenade


Un grand silence de tambours
La chanson qui clôt l’album est celle qui a posé le plus de
problèmes à Jean. Intitulée « Épilogue » et basée sur un texte-
fleuve de plus de 200 pages intitulé Les Poètes, elle constitue
une gageure. Ses vers sont très longs, au point qu’on peut se
demander pourquoi le chanteur a voulu s’y frotter. Il est vrai
que ce poème, splendide, vaut la prise de risque.
La vie aura passé comme un grand
château triste que tous les vents traversent
— Au départ, déjà, il a fallu que je fasse des choix, car c’est
un très long texte, mais surtout il me semblait que cette
succession de quatrains, de vers de 20 pieds, ne pouvait pas
fonctionner. Il manquait quelque chose. Il fallait absolument
pouvoir respirer à l’intérieur de ce texte.
Pour se dépêtrer, il a fallu retrouver cette ampleur, et dans la
musique et dans l’interprétation, afin de réussir l’inouï défi
que Ferrat se lance à lui-même dans l’un des couplets :
Quitte à en mourir je dépasserai ma gorge
et ma voix mon souffle et mon chant
C’est sur ce morceau crépusculaire que Jean Ferrat achève sa
carrière de chanteur. Après s’être dépassé à ce point, sans
doute ne reste-t-il plus qu’une possibilité : se taire. Aragon 2,
sorti en 1994, viendra clore une immense carrière, dans
laquelle on trouve encore aujourd’hui la voix des sans-voix, la
révolte de « ceux qui ne sont rien ».
21
Le 10 novembre 1994, répondant à un journaliste du Nouvel
Observateur qui lui demandait si la chanson pouvait remplir
une vie, Ferrat répond :
— Ça a rempli la mienne, oui. Et combien ! J’ai eu beaucoup
de chance de parvenir à franchir les murs qui me barraient le
chemin d’une certaine popularité. Les gens savent que je fais
les choses du mieux possible et surtout que je ne les prends
pas pour des imbéciles. Ils m’aiment sans doute aussi à travers
les démêlés avec les médias qui ont été nombreux. Mais j’ai
résisté à la force, au pouvoir, moi, tout petit chanteur, j’ai
toujours résisté à l’oppression, à la censure. Je crois que les
gens n’oublient pas ces choses-là. Ils savent que je ne me
coucherai pas…
Il y a quelque chose qui ressemble déjà à un bilan dans ces
mots.
À partir de ce moment, Jean prendra de la distance. Il finira
même, quelques années plus tard, par avouer à Bertrand Dicale
dans les colonnes du Figaro qu’il se considère comme un ex-
chanteur. À partir de ce moment, la vie de Jean est celle d’un
homme d’Antraigues, qui garde cependant le cœur battant de
l’homme de gauche. On le verra, on l’entendra s’exprimer sur
les ondes. La source est-elle tarie ? Jean Ferrat, le chanteur,
n’a-t-il plus d’inspiration ? Ou a-t-il simplement décidé qu’il a
fait son temps ? Difficile à dire. Cependant, l’homme continue
à s’exprimer, ce qui montre bien que l’époque, la marche du
monde ne cessent pas de l’occuper, même s’il a arrêté de les
chanter.
Début 2002, Jean Ferrat va enfourcher le cheval de bataille
qui l’accompagne depuis quelques années déjà : la défense de
la chanson française. Dans Le Monde, il signe une tribune
expliquant que le service public français est en train de faillir à
sa mission. La télévision doit s’engager auprès de tous les
types de création, informer sur la diversité des genres
culturels, et, selon Ferrat, elle ne le fait pas. Il interpelle les
responsables de l’audiovisuel avec ces mots, très forts :
Est-ce qu’ils se rendent compte que les petits marquis qui
font la loi dans la programmation réduisent totalement au
silence des pans entiers de la création française ? […] Est-
il venu à leurs oreilles, à leur conscience que, s’il est bon
de s’enrichir des musiques et des cultures du monde, nous
sommes un certain nombre à dire non au rouleau
compresseur, au monopole imposé du métissage totalitaire
et du raz de marée anglo-saxon ? Enfin, ne croient-ils pas
que l’exception culturelle qui a sauvé le cinéma français et
dont certains veulent la disparition devrait s’appliquer
aussi à la chanson ? Seule, elle permettrait la diversité et
donnerait la possibilité de se faire entendre à tous ceux qui
sont systématiquement écartés des antennes.
C’est un cri du cœur que lance Jean Ferrat, et la presse va le
relayer très largement. L’hebdomadaire Marianne va consacrer
quatre pages au sujet, puis ce sera au tour du quotidien
L’Humanité de publier des articles, puis un entretien au cours
duquel Ferrat fustige la politique des quotas en radio :
— Ce système a permis que la production française
progresse, mais il présente un défaut : il favorise ceux qui
passent déjà sur les antennes. C’est cela que je dénonce
aujourd’hui.
Mais le malaise est sans aucun doute plus profond que cela,
c’est ce que le chanteur va exprimer dans les pages de la revue
Chorus. Il faut dire qu’un événement de taille a eu lieu entre-
temps : l’accession de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de
scrutin de l’élection présidentielle. Revenant sur sa tribune
dans Le Monde, il dit :
— Ce qui m’a poussé à sortir de mon silence, c’est qu’on en
arrive à un point où se pose la question de la liberté
d’expression créatrice, en particulier pour un certain nombre
d’artistes. Je crois que finalement cette préoccupation que j’ai
pour mon domaine – pour notre domaine, précisément, c’est-à-
dire celui de la chanson – rejoint beaucoup d’autres
préoccupations des citoyens français, qui ne peuvent pas
s’exprimer, malheureusement, par autre chose que ce que l’on
vient de voir se manifester au premier tour de l’élection
présidentielle… Il ne faut pas faire de rapprochements
mécaniques, mais quand même, plus ça va et plus cette
société-ci s’avère sous l’emprise des forces financières,
industrielles, commerciales contre lesquelles les gens se
sentent privés de pouvoir, de possibilités d’intervention. Et ce
que je constate dans le domaine des variétés rejoint finalement
l’ensemble des problèmes que la société française doit
aujourd’hui affronter.
La charge est de taille, claire et nette. La dérive mercantile
de la chanson serait un des symptômes d’une dérive plus
grande, d’un abandon du peuple dont les forces qui le
gouvernent ne sont pas ou plus à l’écoute. Difficile de ne pas
constater, près de 20 ans après cette déclaration, que les choses
n’ont fait qu’empirer et que, dans le fond, il avait raison en ne
voyant pas le FN au deuxième tour de la présidentielle comme
un épiphénomène, comme un accident de parcours, mais bien
comme un malaise bien plus profond qui traversait la société
française.
Lorsque s’achève l’année 2002, Jean Ferrat fait un retour
dans l’actualité, mais, cette fois-ci, sur le plan musical. Un CD
et un DVD intitulés tous deux « Ferrat en scène ». Il s’agit
d’un live, les 14 chansons de Ferrat 91 – Dans la jungle et
dans le zoo. Ce live est la captation de l’émission Stars 90
animée par Michel Drucker. Ce même Drucker va l’inviter à
son émission dominicale, Vivement dimanche, à cette
occasion. Les deux hommes se connaissent bien et la star des
animateurs de télévision laisse carte blanche au chanteur qui
va en profiter pour mettre en avant des artistes pas ou peu
médiatisés. Il va également parler de nouveau de diversité
culturelle, enfoncer le clou. Il dira notamment :
— Il faut que les pouvoirs publics s’occupent de diversité
culturelle et imposent cette diversité culturelle à ceux qui sont
chargés en principe de la faire vivre.
L’émission aura un énorme succès. Ce sont plus de six
millions de téléspectateurs qui vont écouter Jean parler du
combat qu’il mène pour la culture. Le retentissement est si fort
que dès le lendemain de l’émission, le ministère de la Culture
se sentira obligé de passer un coup de téléphone à l’« ex-
chanteur ». Autre effet immédiat, en une dizaine de jours après
l’émission, le nouveau disque va se vendre à plus de 50 000
exemplaires. Si Jean Ferrat ne chante plus, on peut dire que les
Français ne l’oublient pas. Il est toujours là, dans un coin de
leur tête. Bonne et mauvaise conscience, présence amicale, il
représente beaucoup, est devenu une figure qui dépasse la
simple célébrité qu’on octroie à un artiste de variété. Sa
postérité est déjà assurée. Il fait partie des rares artistes qui
l’auront vu de leur vivant. Il lui reste huit ans à vivre. Huit ans
qu’il va consacrer à la parole, à la défense des cultures auprès
des jeunes, notamment. C’est aussi le temps, déjà, des
hommages. Au cours de l’année 2004, une exposition lui est
consacrée à la Courneuve, présentée en marge de la fête de
l’Humanité, intitulée Jean des encres, Jean des sources. La
même année, au théâtre Silvia-Montfort, 20 chanteurs
reprennent les chansons de Jean Ferrat.
Que pense Jean Ferrat de tout cela ? Lui qui n’a jamais aimé
l’étiquette de vedette, comment vit-il ces hommages
généralement réservés aux artistes morts ? Sans doute avec ce
flegme qu’il affiche facilement. Peut-être avec une
bienveillance teintée d’ironie.
Parmi ces hommages, l’un d’eux a cependant dû faire
particulièrement plaisir au chanteur. L’exposition Jean des
encres, Jean des sources est montrée dans son village
d’Antraigues. L’étranger est devenu, en 40 ans, un véritable
enfant du pays. Il a sans doute été le meilleur ambassadeur de
cette terre et des hommes et femmes qui la peuplent. On peut
mourir après ça, aurait-il pu dire. Ferrat a réussi sa vie. Il l’a
faite à son image, simple et pleine de beaux combats et de
fraternité. Sent-il venir la fin ? Se dit-il qu’il a accompli ce
qu’il avait à accomplir ? Peut-être. En tout cas, il sait sa santé
fragile. Depuis une première hospitalisation en 2005 pour de
graves problèmes pulmonaires, le chanteur a compris que sa
vie ne tarderait sans doute pas à s’achever.
À l’aube de l’été ٢٠٠٧, Jean Ferrat dîne chez des amis à
Paris, dans un bel appartement du XIe arrondissement de la
capitale. En partant, il fait une chute dans l’escalier et est
immédiatement conduit à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. La
chute a endommagé plusieurs de ses côtes, et les médecins
sont contraints de le mettre sous assistance respiratoire. La
chute n’est pas anodine et pas sans conséquence. Ferrat reste
hospitalisé pendant plusieurs mois. La douleur est tellement
forte que ses soignants décident de le placer en coma artificiel.
Il sera ensuite transféré dans un hôpital de Lyon, à la Croix-
Rousse, où s’écouleront encore deux très longs mois. Après
tout ce temps passé en compagnie des blouses blanches, Jean
est heureux de pouvoir rentrer chez lui, dans son bon et beau
village d’Antraigues-sur-Volane.
Mais une fois sur place, Jean Ferrat reste enfermé dans sa
maison. Plongé dans ce qui pourrait s’apparenter à une forme
de dépression ou, à tout le moins, une profonde neurasthénie,
il ne sort pas de chez lui (il va même manquer un concert que
donne Isabelle Aubret dans le village) et ne reçoit que de très
brèves visites de quelques amis choisis. Rien ne semble
pouvoir sortir Jean de cet état de torpeur, pas même, en
octobre 2009, la mise sur le marché d’une compilation de près
de 60 chansons sélectionnées par Gérard Meys qui remporte
pourtant un énorme succès. Le chanteur d’Antraigues est
toujours présent dans le cœur des Français, mais cette eau
fraîche que pourrait être l’amour que le public lui porte encore
n’étanche plus une soif qui semble avoir disparu. Plus rien ne
semble l’intéresser. La mort, pourtant, il n’y croyait pas, Jean.
Il n’était pas de ces résignés, de ces désespérés, il était du côté
de la vie. Mais à présent, physiquement terriblement diminué,
incapable de se déplacer, souffrant mille maux, à présent que
le corps n’est plus qu’un fardeau, comment avoir envie de
continuer ?
Au début du mois de mars 2010, Jean est conduit à l’hôpital
d’Aubenas en urgence et immédiatement placé dans le service
de réanimation. C’est là que le 13 mars sa longue et belle route
s’achève. En début d’après-midi, dans cet hôpital, le dernier
soupir de Jean s’exhale, le chant silencieux de la mort.
Bien vite, la nouvelle est annoncée et tous les journaux vont
s’en emparer. Jean Ferrat fait partie du patrimoine national, ses
chansons courent dans les veines de tous les Français et c’est à
ce titre que l’annonce de sa mort va émouvoir tout un pays. La
France aime la chanson, et le public français aime ses
chanteurs. Qu’ils soient de droite ou de gauche, ces hommes
au caractère trempé dont les paroles expriment colère ou
indignation, dont les mots cherchent à nous grandir, à nous
alerter, sont profondément ancrés dans nos cœurs. Jean Ferrat
était le barde de la révolte, de la fraternité et, dans toutes les
maisons, que l’on soit de son bord ou non, une petite tristesse
s’est mise à tinter, aigrelette, ce 13 mars 2010.
Jean est inhumé le 17 mars 2010 chez lui, dans son village
d’Antraigues. Il va rejoindre le ventre de cette terre qu’il a tant
aimée, qui lui a tant donné. Sur la place centrale de la
commune, heureusement appelée place de la Résistance, plus
de 5000 personnes, amis ou anonymes selon la formule
consacrée, viennent rendre un dernier hommage à Jean
Tenenbaum, dit Jean Ferrat.
Devant le café du village, une estrade a été montée. Le maire
d’Antraigues fait un discours, puis c’est au tour de Pierre, le
frère de Jean, de prendre la parole. Son discours est beau,
vibrant, émouvant. Il dit, face à la foule rassemblée dans un
fraternel silence :
— Je suis certain, mon frère, qu’on t’entendra encore
longtemps, que ta voix résonnera encore dans la vie et dans les
cœurs. Tu ne chantais pas pour passer le temps et je suis sûr
que tu résisteras à la terrible épreuve du temps.
Il y a 10 ans, ces paroles prononcées sur un tombeau
sonnaient comme un vœu. Dix ans plus tard, elles sonnent
comme une prémonition. Jean Ferrat chante toujours dans nos
cœurs, et sans doute encore pour très longtemps.
Conclusion
Jean Ferrat, sa moustache, sa voix chaleureuse ont traversé
nos vies, ont couru sur les ondes d’une époque à présent
révolue. Castro est mort, les rêves de 1968 ont pâli jusqu’à
s’estomper totalement, l’idéal communiste souillé par la
barbarie s’est évanoui dans les airs, comme un parfum. Cela
signifie-t-il que les chansons de Ferrat n’ont plus cours,
qu’elles ne veulent plus rien dire pour nous, habitants d’un
siècle si différent du précédent ? Non, bien sûr que non. Peut-
être aujourd’hui, alors que l’oubli des violences totalitaires
permet à de nouvelles formes de fascisme de s’exprimer, alors
que le terme même de lutte des classes a été abandonné quand
bien même il décrirait si adéquatement les rapports
qu’entretient la société avec ses élites et ses dirigeants, ses
« leaders », oui, peut-être aujourd’hui, les chansons de Jean
Ferrat sont-elles plus actuelles et plus salvatrices que jamais.
Discographie complète
1958
LES MERCENAIRES
SUPER 45 TOURS/Vogue EPL 7490
Accompagné par Jean Lemaire et son orchestre
Sortie : septembre 1958
Les Mercenaires (Dauvilliez-Jean Ferrat) – 2’50/Ma vie, mais qu’est-ce que c’est ?
(Jean Ferrat) – 2’31/Frédo la nature (Jean Ferrat) – 2’58/L’Homme-sandwich (Jean
Ferrat) – 2’48

1960
MA MÔME
SUPER 45 TOURS/Decca 451.012
Avec Milton Lewis (pseudonyme d’Alain Goraguer) et son orchestre
Sortie : décembre 1960
Ma môme (Pierre Frachet-Jean Ferrat) – 2’30/Regarde-toi Paname (Pierre Frachet-
Jean Ferrat) – 2’30/Federico Garcia Lorca (Jean Ferrat-Claude-Henri Vic) –
3’00/L’Éloge du célibat (Pierre Frachet-Jean Ferrat) – 2’35

1961
PARIS GAVROCHE
SUPER 45 TOURS/Decca 451.047
Avec Milton Lewis (pseudonyme d’Alain Goraguer) et son orchestre
Sortie : juin 1961
Paris gavroche (Jean Ferrat-G. Bérard-C. Rinieri) – 2’25/Ta chanson (Jean Ferrat) –
2’18/Ma fille (Jamblan-Jean Ferrat) – 1’55/J’entends, j’entends (Louis Aragon-Jean
Ferrat) – 2’25

EH L’AMOUR !
SUPER 45 TOURS/Decca 451.087/Avec Milton Lewis (pseudonyme d’Alain
Goraguer) et son orchestre
Sortie : décembre 1961
Deux Enfants au soleil (Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’35/Napoléon IV (Jean
Ferrat) – 2’55/Eh ! l’amour (Jean Ferrat) – 2’53/La cervelle (Bernard Dimey-Jean
Ferrat) – 2’25

DEUX ENFANTS AU SOLEIL


25 CM/123.991
Avec Milton Lewis (pseudonyme d’Alain Goraguer) et son orchestre
Sortie : novembre 1961
Deux Enfants au soleil (Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’35/Ma môme (Pierre
Frachet-Jean Ferrat) – 2’30/Regarde-toi Paname (Pierre Frachet-Jean Ferrat) –
2’30/J’entends, j’entends (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’45/Ma fille (Jamblan-Jean
Ferrat) – 1’55/Paris gavroche (Jean Ferrat-G. Bérard-C. Rinieri) – 2’25/Ta chanson
(Jean Ferrat) – 2’18/Napoléon IV (Jean Ferrat) – 2’55/L’Éloge du célibat (Pierre
Frachet-Jean Ferrat) – 2’25/Federico Garcia Lorca (Jean Ferrat-Claude-Henri Vic)
– 3’00

1962
LA FÊTE AUX COPAINS
SUPER 45 TOURS/Decca : 451.159
Arrangements : Alain Goraguer/Sortie : décembre 1962
La Fête aux copains (Georges Coulonges – Jean Ferrat) – 2’25/Le P’tit Jardin
(Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’37/Les Noctambules (Michelle Senlis-Claude
Delécluse-Jean Ferrat) – 2’03/L’Homme à l’oreille coupée (M. Senlis-Cl.
Delécluse-Jean Ferrat) – 2’50

LA FÊTE AUX COPAINS


25 CM/Decca 124.018
Arrangements : Alain Goraguer/Sortie : novembre 1962/Version stéréo : SWL
45.506 (décembre 1962)
La Fête aux copains (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’25/Le P’tit Jardin
(Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’37/Les Noctambules (Michelle Senlis-Claude
Delécluse-Jean Ferrat) – 2’03/L’Homme à l’oreille coupée (M. Senlis-Cl.
Delécluse-Jean Ferrat) – 2’50/Mes amours (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’38/Les
Petits Bistrots (Michelle Senlis-Cl. Delécluse-Jean Ferrat) – 1’40/Les Nomades
(Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’55/Le Polonais (Claude Delécluse-Jean Ferrat) –
2’40

1963
LES NOMADES
SUPER 45 TOURS/Decca 451.160
Mes amours (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’38/Les Petits Bistrots (Michelle
Senlis-Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 1’40/Les Nomades (Michelle Senlis-Jean
Ferrat) – 2’55/Les Polonais (Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’40
Arrangements : Alain Goraguer/Sortie : janvier 1963

LES ENFANTS TERRIBLES


SUPER 45 TOURS/Barclay 70.592
Accompagné par Alain Goraguer./Sortie : décembre 1963
Les Enfants terribles (Jean Ferrat) – 2’39/Horizontalement (Roland Valade-Jean
Ferrat) – 2’37/Quatre Cents Enfants noirs (Michelle Senlis-Jean Ferrat) –
2’52/Sainte Canaille (Pierre Cour-Jean Ferrat) – 2’10

NUIT ET BROUILLARD
25 CM/Barclay 80.213
Accompagné par Alain Goraguer et son orchestre
Prise de son : Claude Achallé et Charles Rochko
Sortie : décembre 1963
Nuit et Brouillard (Jean Ferrat) – 3’07/À Brassens (Jean Ferrat) – ٢٥’٢/Les Enfants
terribles (Jean Ferrat) – 2’29/Toujours la même g… (Jean Ferrat) – 2’55/C’est beau
la vie (Claude Delécluse-Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’41/Quatre Cents Enfants
noirs (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’52/Nous dormirons ensemble (Louis
Aragon-Jean Ferrat) – 2’19/Horizontalement (Roland Valade-Jean Ferrat) –
2’37/Ces huit titres sont repris sur un 30 cm sous la référence 80.337 ; sortie :
novembre 1966, avec les deux chansons suivantes en plus (suite à l’arrêt du 25
cm)./Sainte Canaille (Pierre Cour-Jean Ferrat) – 2’10/De Nogent jusqu’à la mer
(André Gardy-Jean Ferrat) – 2’29

1964
C’EST BEAU LA VIE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.613
Accompagné par Alain Goraguer et son orchestre
Sortie : janvier 1964
C’est beau la vie (Claude Delécluse-Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’41/À Brassens
(Jean Ferrat) – ٢٥’٢/Nuit et Brouillard (Jean Ferrat) – 3’17/Nous dormirons
ensemble (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’19

LA MONTAGNE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.729
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : novembre 1964
La Montagne (Jean Ferrat) – 3’04/Autant d’amours autant de fleurs (Henri Bassis-
Jean Ferrat) – 2’11/Hourrah ! (Jean Ferrat) – 2’16/Que serais-je sans toi (Louis
Aragon-Jean Ferrat) – 3’05

DEUX ENFANTS AU SOLEIL


30 CM/154.057
Avec Milton Lewis (pseudonyme d’Alain Goraguer) et son orchestre
(1.2.5.6.7.8.11)
Arrangements : Alain Goraguer (3.4.9.10.12)
Sortie : mars 1964
Deux Enfants au soleil (Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’35/Eh ! l’amour (Jean
Ferrat) – 2’53/Les Petits Bistrots (Michelle Senlis-Claude Delécluse-Jean Ferrat) –
É
1’40/Les Nomades (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’55/L’Éloge du célibat (Pierre
Frachet-Jean Ferrat) – 2’35/Federico Garcia Lorca (Jean Ferrat-Claude-Henri
Vic) – 3’00/Paris gavroche (Jean Ferrat-G. Bérard-C. Rinieri) – 2’25/Ma môme
(Pierre Frachet-Jean Ferrat) – 2’30/La Fête aux copains (Georges Coulonges-Jean
Ferrat) – 2’25/Les Noctambules (Michelle Senlis-Cl. Delécluse-Jean Ferrat) –
2’03/Regarde-toi Paname (Pierre Frachet-Jean Ferrat) – 2’30/L’Homme à l’oreille
coupée (Michelle Senlis-Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’50

LA MONTAGNE
25 CM/Barclay 80.253
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : janvier 1965
Berceuse (Jean Ferrat) – 3’20/Hourrah ! (Jean Ferrat) – 2’16/Que serais-je sans toi
(Louis Aragon-Jean Ferrat) – 3’05/Le Jour où je deviendrai gros (Jean Ferrat) –
2’24/La Jeunesse (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’24/La Montagne (Jean
Ferrat) – 3’05/Autant d’amours autant de fleurs (Henri Bassis-Jean Ferrat) –
2’10/Au bout de mon âge (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’18

LA MONTAGNE
30 CM / RÉÉDITION DE 25 CM + TITRES/Barclay 80.320
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : septembre 1966
La Montagne (Jean-Ferrat) – 3’05/Autant d’amours autant de fleurs (Henri Bassis-
Jean Ferrat) – 2’10/Tu ne m’as jamais quitté (Jean-Ferrat) – 2’42/Les Beaux Jours
(Jean Ferrat) – 2’42/Le Jour où je deviendrai gros (Jean Ferrat) – 2’24/Que serais-je
sans toi (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 3’05/La Jeunesse (Georges Coulonges-Jean
Ferrat) – 2’08/Berceuse (Jean Ferrat) – 3’20/Loin (Jean Ferrat) – 1’57/Au bout de
mon âge (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’18

1965
LA JEUNESSE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.748/Arrangements et direction musicale : Alain
Goraguer/Sortie : février 1965
La Jeunesse (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’08/Au bout de mon âge (Louis
Aragon-Jean Ferrat) – 2’19/Berceuse (Jean Ferrat) – 3’20/Le Jour où je deviendrai
gros (Jean Ferrat) – 2’24

LE COUP DE GRÂCE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.763
Bande originale du film de Jean Cayrol et Claude Durand
Musique de Jean Ferrat/Arrangements de François Rauber/Orchestre sous la
direction de François Rauber/Sortie : mai 1965
Les Beaux Jours (version chantée par Jean Ferrat) – (Jean Ferrat) – 2’18/Thème de
Miguel (Jean Ferrat) – 3’08/Désaccord-danse (Jean Ferrat) – 2’37/Les Beaux Jours
(Jean Ferrat) – 2’02
LA VIEILLE DAME INDIGÈNE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.764
Bande originale du film de René Allio
Orchestre sous la direction d’Alain Goraguer
Sortie : mars 1965
On ne voit pas le temps passer (Jean Ferrat) – 2’16/Loin (Jean Ferrat) – 1’57/Tu
m’as jamais quitté (Jean Ferrat) – 2’42/On ne voit pas le temps passer (version
orchestrale) – 2’16

POTEMKINE
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.904
Direction musicale : Alain Goraguer/Sortie : décembre 1965
Potemkine (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’48/Le Sabre et le Goupillon (Jean
Ferrat) – 2’42/Je ne chante pas pour passer le temps (Jean Ferrat) – 2’34/Les Belles
Étrangères (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’45

POTEMKINE
30 CM/Barclay 80.291
Direction musicale : Alain Goraguer
Prise de son : Claude Achallé/Sortie : décembre 1965
Potemkine (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’48/C’est si peu dire que je t’aime
(Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’50/Les Belles Étrangères (Michelle Senlis-Jean
Ferrat) – 2’45/Je ne chante pas pour passer le temps (Jean Ferrat) – 2’34/La Voix
lactée (SGDG) (Jean Ferrat) – 3’02/C’est toujours la première fois (Jean Ferrat) –
2’53/Le Sabre et le Goupillon (Jean Ferrat) – 2’42/Raconte-moi la mer (Claude
Delécluse-Jean Ferrat) – 4’15/À l’été de la Saint-Martin (Jean Ferrat) – ٣٠’٢/On ne
voit pas le temps passer (Jean Ferrat) – 2’16

1966
C’EST TOUJOURS LA PREMIÈRE FOIS
SUPER 45 TOURS/Barclay 70.909
Direction musicale : Alain Goraguer/Sortie : janvier 1966
C’est toujours la première fois (Jean Ferrat) – 2’53/La Voix lactée (SGDG) (Jean
Ferrat) – 3’02/Raconte-moi la mer (Clause Delécluse-Jean Ferrat) – 4’15/À l’été de
la Saint-Martin (Jean Ferrat) – ٣٠’٢

MARIA
30 CM/80.338
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Prise de son : Claude Achallé
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : janvier 1967
Maria (Jean-Claude Massoulier-Jean Ferrat) – 3’06/Heureux celui qui meurt
d’aimer (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’55/En groupe, en ligue, en procession (Jean
Ferrat) – 2’50/Si je mourais là-bas (Guillaume Apollinaire-Jean Ferrat) – 2’53/La
liberté est en voyage (Jean Ferrat) – 3’04/Un enfant quitte Paris (Georges
Coulonges-Jean Ferrat) – 3’25/Un jour, un jour (Louis Aragon-Jean Ferrat) –
4’55/Alléluia (Jean Ferrat) – 3’26/Chanson pour toi (Michelle Senlis-Jean Ferrat) –
2’46/Pauvre Boris (Jean Ferrat) – 3’25

NUIT ET BROUILLARD
30 CM RÉÉDITION DE 25 CM + TITRES/80.337
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : novembre 1966
Nuit et Brouillard (Jean Ferrat) – 3’07/À Brassens (Jean Ferrat) – ٢٥’٢/Les Enfants
terribles (Jean Ferrat) – 2’29/Toujours la même g… (Jean Ferrat) – 2’55/Sainte
Canaille (Pierre Cour-Jean Ferrat) – 2’10/C’est beau la vie (Michelle Senlis-Claude
Delécluse-Jean Ferrat) – 2’41/Quatre Cents Enfants noirs (Michelle Senlis-Jean
Ferrat) – 2’52/De Nogent jusqu’à la mer (André Gardy-Jean Ferrat) –
2’29/Horizontalement (Roland Valade-Jean Ferrat) – 2’37/Nous dormirons
ensemble (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’19

1967
ALLÉLUIA
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.122
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : février 1967
Alléluia (Jean Ferrat) – 3’26/Si je mourais là-bas (Guillaume Apollinaire-Jean
Ferrat) – 3’00/Pauvre Boris (Jean Ferrat) – 3’25/Un enfant quitte Paris (Georges
Coulonges-Jean Ferrat) – 3’25

MARIA
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.123
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : février 1967
Maria (Jean-Claude Massoulier-Jean Ferrat) – 3’06/La liberté est en voyage (Jean
Ferrat) – 3’04/Heureux celui qui meurt d’aimer (Louis Aragon-Jean Ferrat) –
2’55/En groupe, en ligue, en procession (Jean Ferrat) – 2’50

À SANTIAGO
30 CM/Barclay 80.360
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : décembre 1967
Cuba si (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’48/Mourir au soleil (Jean Ferrat) –
2’56/Excusez-moi (Jean Ferrat) – 2’36/Prisunic (Henri Gougaud-Jean Ferrat) –
2’54/À Santiago (Jean Ferrat) – ٤٧’٢/Ce qu’on est bien mon amour (Jean Ferrat) –
2’45/Les Guérilleros (Jean Ferrat) – 2’55/Au point du jour (Henri Gougaud-Jean
Ferrat) – 2’36/Pauvres Petits C… (Jean Ferrat) – 3’06/Indien (Jean Ferrat) – 3’29

1968
LES GUÉRILLEROS
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.233
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : janvier 1968
Les Guérilleros (Jean Ferrat) – 2’55/Mourir au soleil (Jean Ferrat) – 2’56/Au point
du jour (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’36/Pauvres Petits C… (Jean Ferrat) – 3’06

À SANTIAGO
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.238
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : février 1968
À Santiago (Jean Ferrat) – ٤٣’٢/Ce qu’on est bien mon amour (Jean Ferrat) –
2’46/Cuba si (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’48/Indien (Jean Ferrat) – 3’34

10 GRANDES CHANSONS DE JEAN FERRAT


30 CM/Barclay 80.379
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Sortie : décembre 1968
Deux Enfants au soleil (Claude Delécluse-Jean Ferrat) – 2’34/Ma môme (Pierre
Frachet-Jean Ferrat) – 1’56/J’entends, j’entends (Louis Aragon-Jean Ferrat) –
3’04/La Fête aux copains (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’26/Federico Garcia
Lorca (Jean Ferrat-Claude-Henri Vic) – 3’11/Les Nomades (Michelle Senlis-Jean
Ferrat) – 2’49/Napoléon IV (Jean Ferrat) – 2’53/Mes amours (Michelle Senlis-Jean
Ferrat) – 2’28/Les Noctambules (Claude Delécluse-Michelle Senlis-Jean Ferrat) –
2’12/L’Homme à l’oreille coupée (Cl. Delécluse-M. Senlis-Jean Ferrat) – 3’11

1969
MA FRANCE
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.345
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : avril 1969
Ma France (Jean Ferrat) – 3’40/Ariane (Maurice Bourdet-Jean Ferrat) –
2’24/L’Idole à papa (Jean Ferrat) – 3’18/Un jour futur (Henri Gougaud-Jean Ferrat)
– 1’58

AU PRINTEMPS DE QUOI RÊVAIS-TU ?


SUPER 45 TOURS/Barclay 71.346
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : juin 1969
Au printemps de quoi rêvais-tu ? (Jean Ferrat) – 3’10/La Matinée (Henri Gougaud-
Jean Ferrat) – 2’53/Hop là ! Nous vivons (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’32/Le
Bureau (Jean Ferrat) – 3’16

MA FRANCE
30 CM/Barclay 80.384
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : mars 1969
Au printemps de quoi rêvais-tu ? (Jean Ferrat) – 3’10/La Matinée (Henri Gougaud-
Jean Ferrat) – 2’53/L’Idole à papa (Jean Ferrat) – 3’18/Les Poètes (Louis Aragon-
Jean Ferrat) – 4’04/Ariane (Maurice Boudet-Jean Ferrat) – 2’24/La Petite Fleur qui
tombe (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’55/Ma France (Jean Ferrat) – 3’40/Rien à
voir (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’10/Les Filles longues (Jean Ferrat) –
4’24/Hop là ! Nous vivons (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’32/Le Bureau (Jean
Ferrat) – 3’16/Un jour futur (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 1’58
La matinée : avec Christine Sèvres (avec l’aimable autorisation des disques CBS)

CAMARADE
30 CM/Barclay 80.413
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : janvier 1970
Camarade (Jean Ferrat) – 2’35/Tout ce que j’aime (Philippe Pauletta-Jean Ferrat) –
2’58/Les Demoiselles de magasin (Jean Ferrat) – 2’38/Mon bel amour (Jean Ferrat)
– 2’59/Dix-sept Ans (Jean Ferrat) – 2’07/Sacré Félicien (Jean Ferrat) – 2’28/La
Cavale (Jean Ferrat) – 2’34/Y aurait-il… (Pierre Louki-Jean-Ferrat) – 2’46/Intox
(Jean Ferrat) – 3’44/Les Lilas (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’48

1970
CAMARADE
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.406
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : janvier 1970
Camarade (Jean Ferrat) – 2’35/Les Lilas (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’48/Tout ce
que j’aime (Philippe Pauletta-Jean Ferrat) – 2’58/Dix-sept Ans (Jean Ferrat) – 2’07

SACRÉ FÉLICIEN
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.424
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : février 1970
Sacré Félicien (Jean Ferrat) – 2’28/Intox (Jean Ferrat) – 3’44/La Cavale (Jean
Ferrat) – 2’34/Les Demoiselles de magasin (Jean Ferrat) – 2’38

1971
LA COMMUNE
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.464
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : mars 1971
La Commune (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’34/État d’âme (Jean Ferrat) –
٠٠’٣/Je vous aime (Jean Ferrat) – 3’27/Les Touristes partis (Jean Ferrat) – 2’15

AIMER À PERDRE LA RAISON


SUPER 45 TOURS/Barclay 71.465
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : avril 1971
Aimer à perdre la raison (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’35/Comprendre (Jean
Ferrat) – 3’12/Les Derniers Tziganes (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’54/Mis à
part (Jean Ferrat) – 3’18

AIMER À PERDRE LA RAISON


30 CM/Barclay 80.427
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : février 1971
La Commune (Georges Coulonges-Jean Ferrat) – 2’34/Les Derniers Tziganes
(Michelle Senlis-Jean Ferrat) – 2’54/Je vous aime (Jean Ferrat) – 3’27/Mis à part
(Jean Ferrat) – 3’18/Comprendre (Jean Ferrat) – 3’12/Les Touristes partis (Jean
Ferrat) – 2’15/État d’âme (Jean Ferrat) – ٠٠’٣/J’imagine (Henri Gougaud-Jean
Ferrat) – 2’40/L’Adresse du bonheur (Henri Gougaud-Jean Ferrat) – 2’30/Aimer à
perdre la raison (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’35/Et pour l’exemple (Philippe
Pauletto-Jean Ferrat) – 2’50

FERRAT CHANTE ARAGON


30 CM/Barclay 80.443
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : novembre 1971
J’entends, j’entends (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 4’55/Les Poètes (Louis Aragon-
Jean Ferrat) – 3’ 09/Au bout de mon âge (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 4’04/C’est si
peu dire que je t’aime (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’19/Heureux celui qui meurt
d’aimer (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 2’50/Robert le diable (Louis Aragon-Jean
Ferrat) – 3’17/Que serais-je sans toi (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 3’08/Nous
dormirons ensemble (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 4’55/Le malheur d’aimer (Louis
Aragon-Jean Ferrat) – 2’23/Un jour un jour (Louis Aragon-Jean Ferrat) – 3’09

1972
MON PALAIS
SUPER 45 TOURS/Barclay 71.474
Arrangements et direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : septembre 1972
Mon palais (Jean Ferrat) – 3’05/Caserne (Guy Thomas-Jean Ferrat) – 2’30/La
boldochévique (Jean Ferrat) – 2’22/Le Petit Trou pas cher (Guy Thomas-Jean
Ferrat) – 2’18

À MOI L’AFRIQUE
30 CM/Barclay 80.453
Direction musicale : Alain Goraguer
Direction artistique : Gérard Meys/Sortie : mars 1972
À moi l’Afrique (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – ٣٢’٤/Picasso colombe (Henri
Gougaud-Jean Ferrat) – 2’56/Une femme honnête n’a pas de plaisir (Jean Ferrat) –
3’04/À l’ombre bleue du figuier (Michelle Senlis-Jean Ferrat) – ٣٠’٢/Si j’étais
peintre ou maçon (Jean Ferrat) – 2’26/Les Saisons (Jean Ferrat) – 3’43/La Leçon
buissonnière (Guy Thomas-Jean Ferrat) – 2’58/Paris an 2000 (Henri Gougaud-Jean
Ferrat) – 2’53/Hou hou méfions-nous… (Jean Ferrat) – 3’31/Ils volent, volent,
volent (Jean Ferrat) – 3’04

1975
LA FEMME EST L’AVENIR DE L’HOMME
Temey/Arrangements : Alain Goraguer
La femme est l’avenir de l’homme (Jean Ferrat) – 3’51/Le Bruit des bottes (Guy
Thomas-Jean Ferrat) – 4’26/Berceuse pour un petit loupiot (Guy Thomas-Jean
Ferrat) – 3’51/Un jeune (Jean Ferrat) – 3’13/Dans le silence de la ville (Louis
Aragon-Jean Ferrat) – 3’06/Le Singe (Guy Thomas-Jean Ferrat) – 2’57/Je meurs
(Pierre Grosz-Jean Ferrat) – 2’35/Le Fantôme (Jean Ferrat) – 3’51/Un air de liberté
(Jean Ferrat) – 3’19/Mon chant est un ruisseau (Vitezslav Nezval-Henri Gougaud-
Jean Ferrat) – 2’45

1979
LES INSTANTS VOLÉS
Temey/Arrangements : Alain Goraguer
Mon palais (Jean Ferrat) – 3’10/Le Tiers Chant (Louis Aragon-Jean Ferrat) –
3’03/Le chef de gare est amoureux (Guy Thomas-Jean-Ferrat) – 2’44/Le Petit Trou
pas cher (Guy Thomas-Jean Ferrat) – 2’21/Les Instants volés (Pierre Grosz-Jean-
Ferrat) – 3’20/Un cheval fou dans un grand magasin (Henri Gougaud-Jean Ferrat) –
1’59/Caserne (Guy Thomas-Jean Ferrat) – 2’38/La boldochévique (Jean Ferrat) –
2’36 /Le Diable au cœur (Cécile Laggiard-Jean Ferrat) – 3’39/Si nous mourons
(Ethel Rosenberg-Jean Ferrat) – 2’18

1980
FERRAT 80
Temey/Paroles et musiques : Jean Ferrat
Arrangements : Alain Goraguer
Le Bilan – 4’15/Oural ouralou – 3’53/L’Amour est cerise – 3’06/J’ai froid –
2’44/Pour être encore en haut d’l’affiche – 4’01 /Mon pays était beau – 3’01/Tu
verras tu seras bien – 3’40 /Quand on n’interdira plus mes chansons – 4’02/J’aurais
seulement voulu – 2’51/La Bourrée des trois célibataires – 3’22/Chanter –
4’11/L’Embellie – 3’51

1985
JE NE SUIS QU’UN CRI
Temey
Paroles : Guy Thomas/Musiques : Jean Ferrat
Arrangements : Alain Goraguer
Je ne suis qu’un cri – 3’02 /Hospitalité – 3’22/L’Âne – 2’15/Viens mon frelot –
3’06/Concessions – 2’26/Comptine pour Clémentine – 3’08/La Porte à droite –
3’49/Le Cœur fragile – 4’02 /Le Châtaignier – 2’50 /Petit – 3’16/Vipères lubriques
– 3’35/Pardonnez-moi mademoiselle – 3’07/Le Kilimandjaro – 2’45/Les Cerisiers –
3’13

1991
DANS LA JUNGLE OU DANS LE ZOO
Temey
Paroles et musiques : Jean Ferrat
Arrangements : Alain Goraguer
Dans la jungle ou dans le zoo – 4’53/Les Petites Filles modèles – 3’46/Parle-moi de
nous – 4’06/Dingue – 4’48/Les Tournesols – 4’25/Chante l’amour – 4’23/À la une
– ١٠’٤/Le Grillon – 3’29/Bicentenaire (1989) – 3’35/Les Jeunes Imbéciles –
3’42/Tu aurais pu vivre – 4’13/Mon amour sauvage – 3’48/Nul ne guérit de son
enfance – 4’21/La Paix sur Terre – 4’03

1994
FERRAT 95 : 16 NOUVEAUX POÈMES D’ARAGON
Temey
Paroles : Louis Aragon
Musiques : Jean Ferrat
Arrangements : Alain Goraguer
Complainte de Pablo Neruda – 4’10/Elle – 4’29/J’arrive où je suis étranger –
3’04/Devine – 2’55/Chagall – 3’05/Les Feux de Paris – 4’21/Chambres d’un
moment – 3’58/Lorsque s’en vient le soir – 3’12/Qui vivra verra – 3’35/Odeur des
myrtilles – 2’50/Carco – 3’11/Musique de ma vie – 4’08/Pablo mon ami –
4’09/Pourtant la vie – 3’54/Les Oiseaux déguisés – 3’31/Épilogue – ٣٤’٧
Jean Ferrat chante les autres
Liste des poètes et paroliers mis en
musique et chantés par Jean Ferrat
Guillaume Apollinaire
Si je mourais là-bas ; 1966 ; album Maria
Louis Aragon
J’entends, j’entends ; 1961 ; albums Deux Enfants au soleil et Ferrat
chante Aragon
Nous dormirons ensemble ; 1963 ; albums Nuit et Brouillard et Ferrat
chante Aragon
Que serais-je sans toi ; 1964 ; albums La Montagne et Ferrat chante
Aragon
Au bout de mon âge ; 1964 ; albums La Montagne et Ferrat chante Aragon
C’est si peu dire que je t’aime ; 1965 ; albums Potemkine et Ferrat chante
Aragon
Heureux celui qui meurt d’aimer ; 1967 ; albums Maria et Ferrat chante
Aragon
Un jour, un jour ; 1967 ; albums Maria et Ferrat chante Aragon
Les Poètes ; 1969 ; albums Ma France et Ferrat chante Aragon
Les Lilas ; 1970 ; album Camarade
Aimer à perdre la raison ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison
Robert le diable ; 1971 ; album Ferrat chante Aragon
Le Malheur d’aimer ; 1971 ; album Ferrat chante Aragon
Dans le silence des villes ; 1975 ; album La femme est l’avenir de
l’homme
Complainte de Pablo Neruda ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux
Poèmes d’Aragon
Elle ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
J’arrive où je suis étranger ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Devine ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Chagall ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Les Feux de Paris ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Chambre d’un moment ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Lorsque s’en vient le soir ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Qui vivra verra ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Odeurs des myrtilles ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Cargo ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Musique de ma vie ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Pablo mon ami ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Pourtant la vie ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes d’Aragon
Les Oiseaux déguisés ; 1995 ; album Ferrat 95 : 16 Nouveaux Poèmes
d’Aragon
Épilogue ; ١٩٩٥ ; album Ferrat ١٦ : ٩٥ Nouveaux Poèmes d’Aragon
Les Yeux d’Elsa ; 2003 ; enregistré en 2002 – CD Temey Ferrat Aragon :
volume 1- CD TEM 74 462-9 (2003)

Georges Bérard
Paris Gavroche (participation de J. Ferrat et musique de Charles Riniéri) ;
1961 ; album Deux Enfants au soleil

H. Bessis
Autant d’amours autant de fleurs ; 1964 ; album La Montagne

Maurice Bourdet
Ariane ; 1969 ; album Ma France

Georges Coulonges
La Fête aux copains ; 1962 ; album La Fête aux copains
La Jeunesse ; 1964 ; album La Montagne
Potemkine ; 1965 ; album Potemkine
Un enfant quitte Paris ; 1966 ; album Maria
La Commune ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison

Pierre Cour
Sainte Canaille ; 1963 ; EP

Guy Dauvilliez
Les Mercenaires ; 1958 ; EP

Claude Delécluse
Deux Enfants au soleil ; 1961 ; album Deux Enfants au soleil
Le Polonais ; 1962 ; album La Fête aux copains
L’Homme à l’oreille coupée (avec la collaboration de Michelle Senlis) ;
1962 ; album La Fête aux copains
Les Petits Bistrots (avec la collaboration de Michelle Senlis) ; 1962 ;
album La Fête aux copains
Les Noctambules (avec la collaboration de Michelle Senlis) ; 1962 ; album
La Fête aux copains
C’est beau la vie (avec la collaboration de Michelle Senlis) ; 1963 ; album
Nuit et Brouillard
Raconte-moi la mer ; 1965 ; album Potemkine

Bernard Dimey
La Cervelle ; 1961 ; EP

Émile Favre
Fredo la nature ; 1958 ; EP

Pierre Frachet
Ma môme ; 1961 ; album Deux Enfants au soleil
L’Éloge du célibat ; 1961 ; album Deux Enfants au soleil
Regarde-toi Paname ; 1961 ; album Deux Enfants au soleil

Albert Gardy
De Nogent jusqu’à la mer, enregistré en 1963, paraît en 1966 sur le 33
tours 30 cm Barclay 80337

Henri Gougaud
Cuba si ; 1967 ; album À Santiago
Au point du jour ; 1967 ; album À Santiago
Prisunic ; 1967 ; album À Santiago
La Matinée (en duo avec Christine Sèvres) ; 1969 ; album Ma France
La Petite Fleur qui tombe ; 1969 ; album Ma France
Hop là ! Nous vivons ; 1969 ; album Ma France
Un jour futur ; 1969 ; album Ma France
Rien à voir ; 1969 ; album Ma France
L’Adresse du bonheur ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison
J’imagine ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison
Picasso Colombe ; 1972 ; album À moi l’Afrique
Prière du vieux Paris (musique d’Alain Goraguer) ; 1972 ; album Jean
Ferrat au Palais des Sports 1972, 1,2
Mon chant est un ruisseau (d’après un poème de Vitezslav Nezval) ; 1975 ;
album La femme est l’avenir de l’homme
Pierre Grosz
Je meurs ; 1975 ; album La femme est l’avenir de l’homme
Jamblan
Ma fille ; 1961 ; album Deux Enfants au soleil

Pierre Louki
Y aurait-il… ; 1970 ; album Camarade

Jean-Claude Massoulier
Maria ; 1967 ; album Maria

Philippe Pauletto
Tout ce que j’aime ; 1970 ; album Camarade
Et pour l’exemple ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison

Michelle Senlis
Le Petit Jardin ; 1962 ; album La Fête aux copains
Mes amours ; 1962 ; album La Fête aux copains
Les Nomades ; 1962 ; album La Fête aux copains
L’Homme à l’oreille coupée (avec la collaboration de Claude Delécluse) ;
1962 ; album La Fête aux copains
Les Petits Bistrots (avec la collaboration de Claude Delécluse) ; 1962 ;
album La Fête aux copains
Les Noctambules (avec la collaboration de Claude Delécluse) ; 1962 ;
album La Fête aux copains
C’est beau la vie (avec la collaboration de Claude Delécluse) ; 1963 ;
album Nuit et Brouillard
Quatre Cents Enfants noirs ; 1963 ; album Nuit et Brouillard
Les Belles Étrangères ; 1965 ; album Potemkine
Chanson pour toi ; 1967 ; album Maria
Les Derniers Tziganes ; 1971 ; album Aimer à perdre la raison
À moi l’Afrique ; 1972 ; album À moi l’Afrique

Guy Thomas
La Leçon buissonnière ; 1972 ; album À moi l’Afrique
Caserne ; 1972 ; super 45 tours
Le Petit Trou pas cher ; 1972 ; super 45 tours
Le Bruit des bottes ; 1975 ; album La femme est l’avenir de l’homme
Berceuse pour un petit loupiot ; 1975 ; album La femme est l’avenir de
l’homme
Le Singe ; 1975 ; album La femme est l’avenir de l’homme
Le chef de gare est amoureux ; 1979 ; album Les Instants volés
Je ne suis qu’un cri ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Hospitalité ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
L’Âne ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Viens mon frelot ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Concessions ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Comptine pour Clémentine ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
La Porte à droite ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Le Cœur fragile ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Le Châtaignier ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Petit ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Vipères lubriques ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Pardonnez-moi mademoiselle ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Le Kilimandjaro ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri
Les Cerisiers ; 1986 ; album Je ne suis qu’un cri

R. Valade
Horizontalement ; 1963 ; album Nuit et Brouillard
Jean Ferrat compose pour les autres
Liste des chansons composées par Ferrat
pour d’autres interprètes
Titres écrits pour Christine Sèvres
La Marche prénuptiale
Salut
Che
Tu es venu
La Délaissée
La Matinée

Titres écrits pour Isabelle Aubret


Les Amants de novembre
Derrière la rose noire
Les Amants de Vérone
La Chanson des pipeaux
Quand je rentre avec toi
Le Goût de l’été
Elle avait mon âge
Je te connais déjà
Cosette et Jean Valjean
Mon petit chercheur d’or
Un été sauvage
Argentine
Berceuse à ‘tit Louis
Mais j’espère

Titres écrits pour Francesca Solleville


Le Plus Beau de moi
Une écolière au tableau noir
Paris Chopin

Autres titres
Les Artistes, interprété par Denis Albert
Sur le verbe aimer et La Gifle, interprétés par Aurélia
Mon vieux, interprété par Jacques Boyer et Daniel Guichard, Francis
Lemarque
Les Lavandes, interprété par Laurette Broussin
Les Yeux d’Elsa, interprété par André Claveau
Laura Laura, interprété par André Claveau, puis Danielle Rey
La Chanson d’amour, interprété par Danielle Darrieux
Paris par cœur, interprété par Dominique Dimey
La Chanson d’amour, interprété par Rosalie Dubois
J’ai peur, interprété par Christophe Duplan
Le Petit Jardin, interprété par Odile Ezra
La Champagne, interprété par Suzanne Gabriello
Sur le verbe aimer, Maréchal, Le Pull-over, interprétés par Juliette Gréco
Les Petits Bistrots et Chanter la paix, interprétés par Alain Hivert
Mon bonhomme et À nous deux mon ange, interprétés par Zizi Jeanmaire
Il nous faut des chansons, interprété par Zizi Jeanmaire, puis Bernard
Pisani
J’ai peur, interprété par Allain Leprest
On n’était pas riche, interprété par Allain Leprest, puis Linda de Suza
La jeunesse ne t’oublie pas et Les Jardins italiens, interprétés par Line &
Willy
Les Poètes, interprété par Hélène Martin
Toi qui reviens de Vienne, interprété par Junia Montès
Les Amants de Vérone, interprété par Roger Morris
La Chanson des pipeaux, interprété par Les Trois Ménestrels
Ton bonhomme, interprété par Jean-Claude Pascal
Tu es venu, interprété par Cora Vaucaire
Betty de Manchester, interprété par Georgie Viennet
La Crème au chocolat et Pour toujours, interprétés par Claude Vinci

Musique de films
1965 : La Vieille Dame indigne
Réalisation : René Allio
Scénario et dialogues : René Allio, avec la collaboration de Gérard
Pollicand, d’après la nouvelle de Bertolt Brecht, La Vieille Dame indigne
BO éditée en 1965 sur super 45 tours Disques Barclay 70 764 M :
On ne voit pas le temps passer (prologue et épilogue), paroles,
musique et interprétation par Jean Ferrat
Loin (générique), paroles, musique et interprétation par Jean
Ferrat
Tu ne m’as jamais quitté, paroles et musique de Jean Ferrat,
interprété par Victor Lanoux dans le film
1976 : L’Enfant prisonnier
Court métrage de Jean-Michel Carré
Réalisation : Jean-Michel Carré ; assistants : Gabriel Auer et Alain
Guesnier
Scénario : Jean-Michel Carré et Rodolphe Jacquette

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