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Theories Des Ri
Theories Des Ri
AGENONGA CHOBER
Docteur en Relations Internationales, Enseignant,
Chercheur et Consultant
2019-2020
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite.
2
I.1. Généralités
Les théories sont considérées par Karl Popper1 comme étant « Des filets
destinés à capturer ce que nous appelons ‘’le monde’’ ; à le rendre rationnel,
l’expliquer et le maîtriser ».
1
Karl Popper cité par François Depelteau, La démarche d’une recherche en sciences humaines : de la question
de départ à la communication des résultats, Bruxelles, de boeck, 2003, pp.129-130
2 e
Meynaud, J., Introduction à la science politique, 2 édition, Paris, Librairie Armand Colin, 1961, p.35.
3
Easton, D., A System Analysis of political Life, New York, John Wiley and Sons, 1965, chap. I. cité par Percheron
Annick, « Les applications de l'analyse systémique à des cas particuliers », In Revue Française de Sociologie,
1971, numéro spécial. Analyse de systèmes en sciences sociales (II) pp. 195-212.
4
Bergeron, G., La gouverne politique, Mouton-Paris-La Haye, Les Presses de l’Université de Laval-Québec, 1977,
p.265.
3
Le distinguo que certains auteurs ont établi entre les théories de longue et
de moyenne portée ont conduit, en ce qui concerne le choix d’une théorie, de
privilégier dans une recherche, celles dites de moyenne portée, c'est-à-dire des théories
qui théorisent des phénomènes sociaux précis plutôt que de vastes théories sur des
objets tels que le système. Merton souligne le fait que les théories de moyenne portée
devaient s’appuyer sur des données empiriques, être construites à la manière d’un
puzzle et déboucher sur des problèmes théoriques formulés de manière à être
confrontés à des données empiriques. Autrement dit, les théories de moyenne portée
sont situées entre les données empiriques brutes et les théories universalistes7.
le saisit au niveau de son appartenance à une catégorie générale, elle souligne les traits
généraux. Par là même, elle fait ressortir les aspects spécifiques ou historiques d’un
phénomène.
8
Nous retenons ici la présentation proposée par J. Huntzinger. Notons que l’approche ternaire est généralement adoptée, avec quelques
variantes, par les lIistoriens des idées internationales. Cf par exemple M. Wight, International Theory. 1'M Three Traditions, Leicester,
7
Une seconde variante, plus optimiste, considère que l'inter étatisme peut être
organisé à travers l'équilibre international et un jeu de balance de pouvoir entre États.
Ces deux thèses se rejoignent toutefois en ce qu'elles mettent au centre de leur analyse
la prédominance des États souverains agissant au mieux de leurs intérêts.
Coopération. Les États sont autant de boules de billard qui se déplacent de manière
autonome (souveraineté) mais également s'entrechoquent (guerre), sur le tapis de jeu
(la scène internationale). Dans cette première approche des relations internationales,
les thèmes d'étude privilégiés sont l'État, les facteurs de la puissance, les relations
diplomatiques et stratégiques, à travers les alliances internationales, les rapports de
force militaires et les conflits internationaux.
Cicéron, Vitoria, Locke, Kant ont illustré la deuxième tradition fondée sur la
coopération. La société internationale est ici représentée par la communauté
universelle dont les hommes sont les sujets primaires. Les États ne sont que les
mandataires des demandes sociétales, ils sont au service des intérêts des individus. Dès
lors, les hommes, qui ont préexisté aux États, gardent des droits fondamentaux que nul
État ne peut leur enlever: droit à la vie, à la liberté, à la propriété ...
Les Jacobins, Hegel, Marx, Engels, Lénine ont exprimé la troisième tradition,
celle d'un monde divisé entre ceux qui font l'histoire et ceux qui la subissent, d'un
monde inégalitaire, terreau de l'avènement d'une future société mondiale inédite. Dans
cette vision, l'anarchie existante des relations internationales n'est qu'une étape au sein
d'un processus historique. D'ailleurs, ce ne sont ici ni les États, ni les individus mais
les classes sociales qui sont considérées comme l'unité d'analyse fondamentale des
relations internationales. Les États ne font que refléter les rapports de force à l'œuvre
entre classes sociales. Ce ne sont que des instruments aux mains de ln classe
dominante. La scène internationale, loin d'être interétatique ou de représenter une
communauté d'individus, est marquée par des relations de dépendance politique et
économique où prédominent la domination et l'exploitation.
Cette troisième approche peut être illustrée par l'image de la pieuvre dont les
multiples tentacules, parties intégrantes et prolongement de l'animal,-symbolisent la
dépendance par rapport au centre. Les thèmes d'étude privilégiés sont les phénomènes
de domination et de dépendance, les classes sociales, les rapports de production, les
luttes révolutionnaires.
10
Le réalisme peut être défini par les quatre propositions suivantes : la scène
internationale est caractérisée par l'anarchie et son corollaire, l'état de guerre, que nulle
autorité supranationale ne peut empêcher ; les acteurs principaux des relations
internationales sont les États; les États cherchent à maximiser leur intérêt national
défini en termes de puissance; la stabilité internationale ne peut être assurée, de façon
provisoire, que par l'équilibre des puissances.
Man and Immoral Society (1932), il montre cependant que l'homme peut parfois être
atteint par la grâce divine. Son libre-arbitre peut lui permettre d'être raisonnable et
modéré et ainsi sortir de l'immoralité, mais cette faculté individuelle s'efface lorsque
l'on considère les groupes humains. L'État ne peut jamais être moral, ce qui rend la
société internationale naturellement conflictuelle.
9
E. H. Carr, The 1Wenty }éars Crisis. 1919-1939. An Introduction to the Study of International Relations, New York, Harper and Row, 1964
(3e éd.), pp. 87-88.
10
H. Morgenthau, Politics Among Nations, The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred Knopf, 1985 (6ème éd.), p. 13.
12
diplomatie, pourra notamment être atteint par le jeu des alliances et le principe de
compensation. Selon ce dernier, un État devra intervenir dans une guerre entre deux
autres États aux côtés du plus faible, beaucoup moins par souci de justice que pour
empêcher le plus fort d'absorber le plus faible, ce qui romprait l'équilibre et menacerait
la paix dans l'ensemble du système.
On signalera enfin, dans cette galerie d'auteurs du XXe siècle, deux praticiens
qui ont occupé une place importante dans la politique étrangère des États-Unis: George
11
R. Aron, « Qu'est-ce qu'une théorie des relations internationales ? », Revue française de science politique, vol. XXVII, n° 5, Octobre 1967,
p. 843.
13
Ce deuxième grand paradigme des relations internationales est basé sur trois
postulats :
b) la politique intérieure des États prime sur leur politique extérieure: la nature
du régime politique est la variable centrale permettant de comprendre la
politique extérieure d'un État (un régime démocratique est a priori plus
porté vers un comportement coopératif qu'un régime autoritaire) ;
c) le fait que les sociétés civiles soient caractérisées par leur aversion au risque
les conduit a priori à faire adopter par leurs représentants des politiques de
coopération plutôt que de conflit.
12
H. Bull, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977, p. 46.
15
société internationale » qu'il définit comme « un groupe d'États (... qui ...), conscients
de certains intérêts et valeurs communs, se conçoivent comme étant liés par un
ensemble de règles communes dans leurs relations réciproques et participent au bon
fonctionnement d'institutions communes »13. La notion de « société internationale »
renvoie bien à l'état de nature de Locke où l'absence d'autorité centrale n'empêche pas
les membres individuels de la société d'appliquer eux-mêmes la loi. Pour l'Ecole
anglaise, les acteurs sociaux sont capables d'émettre et de respecter des règles - même
en l'absence de toute autorité supranationale - non par souci de solidarité mais parce
que ce sont des êtres rationnels comprenant qu'il est dans leur intérêt d'agir ainsi. Les
États devront donc respecter leurs engagements, créer des institutions communes et
multiplier les conventions.
Quelques années plus tard, Andrew Moravcsik renouera avec cette tradition en
proposant une théorie des relations internationales fondée sur le libéralisme
individualiste de Locke. Pour Moravcsik, «les acteurs fondamentaux de la politique
internationale sont les individus et les groupes privés »14, l'État n'étant qu'une simple
courroie de transmission des intérêts des individus sur la scène internationale. L'État·
est cependant toujours présent. Comme le rappelle Dario Battistella, «pour les
libéraux, les individus, in fine, n'agissent sur la scène internationale qu'à travers l'État
qu'ils se donnent comme mandataires »15. Les individus ne sont donc pas des acteurs
13
Ibid., p. 13.
14
A. Moravcsik, « Taking Preferences Seriously. A Liberal Theory of Internaational Politics », International Organization, vol. 51, 1997.
15
D. BattisteIIa, Théories des relations internationales, op. cit., p. l77.
16
- séparation stricte entre la politique extérieure guidée par le seul intérêt national
et la politique interne, l'opinion publique américaine jouant un rôle de plus en
plus grand dans le cadre de la guerre au Vietnam.
16
Ibid.,p. 178.
17
B. Badie et M.-C. Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 (3e éd.),
p. 66.
17
- James Rosenau20 selon lequel le monde actuel s'est dédoublé entre un monde
interétatique, codifié, formé d'un nombre fini d'acteurs et un monde
«multicentré », constitué d'un nombre presque infini d'acteurs non étatiques qui
ont une capacité d'action plus ou moins autonome par rapport aux États;
- Bertrand Badie21 pour qui la scène mondiale s'est même «détriplée» entre l'État-
nation, les entrepreneurs transnationaux et les entrepreneurs identitaires, par
rapport auxquels l'allégeance est, respectivement, citoyenne, utilitaire et
primordiale et la représentation politique, fonctionnelle et communautaire.
Signalons enfin la logique de réseau, souvent mise en avant dans les études
transnationales, notamment des flux transnationaux (économiques, culturels,
démographiques), le réseau qui se définit comme un « ensemble permanent ou
accidentel de lignes, de bandes, entrelacées ou entrecroisées plus ou moins
régulièrement », exprimant la «force des liens faibles »22.
CHAPITRE V. LE MARXISME
nationales sont en état de conflit permanent à travers les guerres entre pays
capitalistes; l'extension inéluctable du mode de production capitaliste débouchera sur
la victoire du prolétariat. Rappelons également la dimension globale, transcendant les
divers Etats-nations, de la vision marxiste. Celle-ci a connu trois phases. Nous avons
déjà abordé les deux premières à travers les travaux de Marx et Engels puis de Lénine.
Envisageons maintenant la troisième, qualifiée de néo-marxiste, qui apparaît à la fin
des années 1960, une décennie marquée notamment par le processus de
décolonisation. C'est justement l'analyse des relations entre pays· industrialisés et pays
en développement, essentiellement sur le plan économique, qui sera à l'origine du
renouveau de la perspective marxiste que l'on étudiera ici à travers les travaux de
l'Ecole latino-américaine de la dépendance, de Johan Galtung et d'Emmanuel
Wallerstein.
23
F. H. Cardoso et E. Falletto, Dépendance et développement en Amérique latine, Paris, PUF, 1969.
24
A. G. Frank, «The Development of Underdevelopment», Monthly Review, 18 (3), avril 1966, pp. 17-31; S. Amin, L'accumulation à
l'échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970.
19
(A. Gunder-Franck). Pour sortir de cette impasse, Samir Amin propose une stratégie
de «déconnexion»25 qui consiste à rompre avec l'économie capitaliste mondiale. Il n'y
a pas d'autre issue car la fonction même du système capitaliste est de perpétuer la
dépendance des pays de la périphérie (le Sud) au profit du centre (le Nord).
Les années 1980 et suivantes sont celles d'évolutions notables dans les théories
des relations internationales, épousant la marche plus générale des relations
internationales. La prise en compte respective des deux premiers grands paradigmes,
l'un par l'autre, permet une nouvelle appréhension du réalisme et du libéralisme. De
son côté, le marxisme est victime de l'implosion de l'URSS. Il est remplacé, comme
troisième grand paradigme des relations internationales, par l'une des nouvelles
théories critiques, le constructivisme.
28
K. Waltz, Theory of International PoUties, Reading, AddisonWesley, 1979.
29
Ibid., p. 95.
30
Ibid., p. 94.
31
Ibid., pp. 94-95.
22
32
Ibid., p. 204.
23
apport le plus original. Cette position dynamique contraste avec le postulat réaliste de
la continuité inhérente à la politique internationale. Contrairement à Morgenthau et
Aron, qui faisaient dépendre la stabilité internationale de l'équilibre multipolaire,
contrairement à Waltz partisan de l'équilibre bipolaire, Gilpin voit dans l’unipolarité la
source de la stabilité internationale. Dans l'histoire, la stabilité provient de la présence
d'une puissance hégémonique, comme le montrent la pax romana, la pax britannica - à
l'origine, plus que l'équilibre multipolaire, de la stabilité du XIXe siècle - et, depuis
1945, la pax americana. L'absence de pôle hégémonique dans les années 1930, en
raison de l'affaiblissement de la Grande-Bretagne et du refus des États-Unis de devenir
leader, a conduit au chaos.
Cette idée a été combattue par Susan Strange qui affirme, au contraire, que la
puissance américaine demeure et même s'accroît. Son argumentation est double.
En premier lieu, les déclinistes ont assimilé la base économique d'un Etat aux
ressources industrielles qui se trouvent sur son territoire. Or, affirme Strange, la
localisation des ressources économiques est moins importante que leur contrôle.
Autrement dit, ce qui compte, ce n'est pas la localisation de la capacité productive,
25
c'est la localisation des gens qui prennent les décisions, qui dirigent et gèrent la vente
de la production sur le marché mondial. En l'occurrence, dans le cas d'espèce des
firmes transnationales d'origine américaine qui délocalisent leur production, ces gens
se trouvent aux États-Unis. Toutes les ramifications des firmes transnationales sur le
plan mondial créent ainsi un véritable «empire déterritorialisé ».
35
S. Strange, States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Londres, F. Pinter, 1994 (2e éd.), p. 25.
36
Ibid., pp. 24-25.
26
Si l'on reprend ces quatre structures, on constate, affirme Strange, que les
États-Unis restent de loin l'acteur le plus puissant. En matière de structure de sécurité,
ils ont l'armée la plus puissante; pour ce qui est de la structure de production, - leur
PNB est au premier rang dans l'échelle mondiale; concernant la structure financière, le
dollar reste la principale devise de référence; enfin, par rapport à la structure du savoir,
il suffit de constater que les États-Unis disposent du plus grand nombre de chercheurs
et de brevets et qu'ils sont à l'initiative des plus importantes « problématiques légitimes
» sur le plan mondial (la «démocratie de marché », par exemple, est l'équation par
rapport à laquelle doit se situer tout pays en transition demandeur d'aide). Bref, si les
États-Unis sont restés la première puissance, c'est parce qu'ils ont la capacité de
façonner les structures au sein desquelles les autres États et acteurs doivent opérer.
38
Nous reprenons en grande partie la présentation du dilemme du prisonnier te par D. Battistella, in Théories des relations internationales,
op. cit., pp. 37889.
28
39
Ibid., p. 97.
40
S. Krasner, «Structural Causes and Regime Consequences: Regimes as lIIen'ening Variables» in S. Krasner, (ed), International Regimes,
Ithaca, NY, Cœnell University Press, 1983, pp. 1-21.
29
quelques années la mise en place des Communautés européennes puis ont suivi leur
évolution. Ils renvoient pour l'essentiel au fonctionnalisme de David Mitrany et au
néo-fonctionnalisme d'Ernst Haas.
41
D. Mitrany, A Working Peace System, Chicago Quadrangle, (1944), 1966 (2e éd), p. 56.
42
Ibid., p. 25.
30
occidentale »43. Le fonctionnalisme se veut toutefois moins critique à l'égard des que
son prédécesseur. Alors que ce dernier avait une vision tout technocratique, centrée sur
la dilution des souverainetés Ii- leur remplacement par des entités fonctionnelles, le
néo-libéralisme, se focalisant sur l'étude du cas européen, est favorable ; à la création
d'un grand État fédéral, «une nouvelle communauté politique se surimposant aux
communautés préexistantes »44.
Alors que les théories réaliste et libérale sont radicalement opposées, leurs
prolongements contemporains néo-réaliste et néo-libéral présentent des divergences
mais également des convergences. Si les néo-réalistes privilégient in fine les
déterminants politiques des relations internationales tandis que les néo-libéraux
mettent en avant les déterminants économiques, les deux approches se rejoignent sur
bien des points: l'anarchie du système international (même si les conséquences que
chacun en tire sont différentes, pertinence du comportement individuel des États
nécessité de l'interdépendance) ; la reconnaissance du fait que la coopération est
souhaitable (avec un degré d'engagement différent pour sa réalisation); la
multiplication des régimes internationaux (en dépit d'une appréciation différente de la
nature des régimes: lieux de conflits d'intérêts malgré tout pour les uns, source de
coopération pour les autres) ; les principaux objectifs de la politique étrangère, à savoir
la sécurité et la prospérité économique (les néo-réalistes estimant que la sécurité est
prioritaire par rapport à la prospérité économique, les néo-libéraux pensant l'inverse).
Ces divers terrains d'entente, malgré les limites soulignées, ont même conduit
certains à envisager qu'un traitement plus équilibré- enjeu, politiques et économiques,
par les spécialistes « permette un jour de fusionner ces deux théories en un seul
paradigme »47.
47
D. Ethier, avec la collaboration de M.-J. Zahar, Introduction aux relations internationales, Montréal, Les Presses de l'Université de
Montréal, 2003, p. 54. 22.
32
A partir de la fin des années 1980, les relations internationales à leur tout
interrogées par les questionnements métathéoriques qui existaient déjà dans d'autres
disciplines. Ces questionnements le postulat cartésien de la capacité humaine à décrire
objectivement ce qui existe. Les post-positivistes pensent que la connaissance
scientifique ne saurait être objective, à savoir culturellement neutre. Leur point de
départ épistémologique consiste à refuser de le sujet et l'objet de recherche, à savoir le
chercheur qui la réalité sociale et les faits qui constituent cette réalité. analyse, au-delà
des données endogènes, est en effet conditionnée, par des données exogènes, par un
contexte environnemental qui influencent directement le chercheur l'air du temps,
esprit du moment concernant les thèmes de recherche et la façon les traiter ; les
pratiques cognitives reconnues à un moment donné dans sa discipline, relatives aux
questions à poser, aux concepts à employer, aux réponses à chercher, tant « une
recherche ne consiste pas à chercher ce que l'on trouve, mais à trouver ce que l’on
cherche »48 ; les motivations politiques, souvent inconscientes, mais bien réelles, en
lien avec telle ou telle vision du monde, qui impriment leur marque sur sa recherche ...
Bref, les post-positivistes opposent deux types de théories. Lorsqu'une théorie
«accepte comme cadre donné pour l'action le monde tel qu'elle le trouve », se
proposant d'être un simple guide pour les problèmes à résoudre, c'est une problem-
solving theory; en revanche, lorsqu'une théorie «ne considère pas comme allant de soi
les institutions et les relations sociales et de pouvoir mais les remet en question en
s'intéressant à ses origines »49, c'est une critical theory. Plus précisément, cette dernière
recherche la manière selon laquelle apparaissent les représentations du monde en
partant du principe que l'interprétation d'un fait dépend du regard que l'on pose sur lui.
Nous étudierons les théories critiques en présentant successivement les approches
radicales et le constructivisme.
Deux illustrations seront ici retenues: la théorie critique, avec les travaux de
Robert Cox et de Richard Ashley et le féminisme, avec ceux d'Anne Tickner.
48
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p. 241.
49
R. Cox,« Social Forces, States and World Order », in R. Keohane (ed.), Neorealism and Ifs Critics, New York, Columbia University Press,
1986, pp. 204-254.
33
Dès 1981, Robert Cox affirme que toute théorie est située dans le temps et
dans l'espace. Il n'y a pas de théorie en soi, uniquement guidée par la recherche de la
vérité scientifique. «Une théorie est toujours pour quelqu'un et pour quelque chose ». Il
prend l'exemple du néo-réalisme de Waltz qui ne saurait être une explication objective
de la politique internationale. L'œuvre de Waltz est plutôt représentative «d'une
science au service de la gestion du système international par les grandes puissances
»50. En s'attachant à montrer que la représentation du monde véhiculée par le réalisme
est favorable à la classe sociale hégémonique qui contrôle l'État, Cox affirme que les
réalistes fabriquent «une vérité» qu'ils imposent aux dominés. Dans le même sens,
Richard Ashley, qui présente le néo-réalisme comme un «ramassis autosuffisant et
autarcique de proclamations statistes, utilitaires, positivistes et structuralistes» l'accuse
de traiter «l'ordre existant comme un ordre naturel... qui nie ou banalise la signification
des différences dans le temps et l'espace»51.
50
Ibid.
51
R. AsWey, «The Poverty of Neo-realism », in R. Keohane, Neorealism and Ifs Critics, op. cif., pp. 255-300.
52
D. Battistella, commentant les travaux de Cox et Ashley, in D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p.25
34
seule réalité envisageable et par là même à exclure a priori tout autre cadre politique,
toute façon de penser autrement la politique. Si bien que cette théorie qui se présente
comme une théorie explicative du monde actuel contribue en fait à le produire et à le
reproduire.
53
A. Tickner, «Hans Morgenthau's Principles of Political Realism. A Feminist Reformulation », in 1. Der Derian (ed.), International Theory.
CriticalInvestigaadons, Londres, MacMillan, 1995, pp.53-71
54
Ibid.
55
Jeu de mots féministe pour mainstream.
35
§2. Le constructivisme
A la fin des années 1980, les théories des relations internationales sont
marquées par une fracture profonde entre positivistes et post-positivistes que rien ne
semble a priori pouvoir rapprocher, chacun restant sur sa propre conception des
relations internationales; Les post-positivistes multiplient les critiques à l'encontre des
positivistes tandis que ces derniers leur reprochent leur nihilisme en affirmant qu'ils se
contentent de critiquer les théories positivistes sans proposer un nouveau paradigme à
leur place. C'est dans cette brèche que vont s'engouffrer les constructivistes, au
premier rang desquels Nicholas Onuf et Alexandre Wendt, dont le projet est de
proposer une nouvelle approche, ce qui avait manqué aux post-positivistes radicaux.
Les constructivistes ambitionnent donc de combiner une épistémologie positiviste - la
réalité sociale existe et un chercheur peut l'étudier - avec une ontologie (ou science de
l'être) post-positiviste - cette réalité n'est pas déjà donnée là mais elle est ce que les
croyances partagées des acteurs en font56.
L’entrée du constructivisme sur la scène des théories des relations es est une
entrée remarquée dans la mesure où beaucoup voient actuellement en lui le troisième
paradigme de la de la discipline à la place du marxisme dont la perte de vitesse se
confirme la fin de la guerre froide.
Les constructivistes vont donc mettre l'accent, dans leurs études empiriques,
sur le « contexte social », tout en ayant le souci de poser « des questions sur les
questions ». Les principes structurants des relations internationales (souveraineté,
guerre, etc.) ne sont plus envisagés, à la manière des théories classiques, comme
inhérents à la structure du système international, mais comme « socialement
construits », c'est-à-dire comme le produit de contextes sociaux et politiques
particuliers. Dès lors, la méthodologie constructivistes, ainsi que les pratiques
internationales sont produites par des « agents », guidés par des intérêts « socialement
56
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p. 269.
36
57
A. Blom et F. CharilIon, Théories et concepts des relations internationales, .E. Hachette, p. 75.
37
l'ANC durant la période d'apartheid en Afrique du Sud. Ici aussi, la prise en compte du
contexte est déterminante.
58
Voir Ph. Marchesin, Les nouvelles menaces. Les relations Nord-Sud des années 1980 à nos jours, Paris, Karthala, 2001.
59
Cf. A. Wendt, «Anarchy is What States Make of it. The Social Consstruction of Power Politics, in J. Der Derian, International Theory.
Critical invesstigations, op. cit., pp. 129-177.
38
D’après Wendt, la culture kantienne est limitée, de nos jours, à l’aire nord-
atlantique. Il souligne cependant un certain nombre de tendances lourdes actuelles
relevant de la gouvernance mondiale et des biens publics internationaux qui vont plus
généralement dans son sens. Un éventuel passage à la culture anarchique kantienne,
hormis toute vision optimiste de l’avenir de la planète que l’on reproche parfois aux
constructivistes, est de toute façon imaginable d’un point de vue de pure logique
conceptuelle : « structure vide, l’anarchie renvoie à l’absence de quelque chose, en
l’occurrence l’absence d’une autorité centrale, et non à la présence de quelque chose,
en l’occurrence une politique de puissance ou d’intérêt plus ou moins égoïste ou
éclairé ; l’amitié y a donc tout autant sa place que l’hostilité ou la rivalité »61.
∆
∆ ∆
Au terme de cette première partie, on retiendra que les théories des relations
internationales, telles qu'elles apparaissent dans l’occidental de l'Antiquité à nos jours,
se divisent en trois familles: le réalisme, le libéralisme (avec l'extension
60
A. Wendt, Social Theory of International PoUtics, Cambridge, Cambridge IJllÎyersity Press, 1999, p. 43.
61
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cil., p. 293.
39
62
D. Etbier, Introduction aux relations internationales, op. cit., p. 65.
6363
B. Badie, «Les grands débats théoriques de la décennie », La Revue Inter et Stratégique, n° 41, printemps 2001, p. 49.
40
majorité des sources consultées voie en Thucydide le père fondateur des relations
internationales. Il convient cependant de signaler d'autres auteurs classiques tout aussi
fondamentaux relevant d'autres aires culturelles. Envisageons brièvement les mondes
chinois, hindou et arabo-musulman.
Confucius (551-479 av. J.-C.) a joué un rôle essentiel dans la pensée politique
en Chine. Selon la doctrine confucéenne, la nature de l'homme est bonne, même si la
vie quotidienne peut bousculer cet ordre naturel. Deux axes doivent dès lors guider
tous les rapports politiques et sociaux. Tout d'abord, l'accent est mis sur la famille, du
noyau familial à la conception même de l'État, « pays famille » (guojia). Confucius
met en avant la piété filiale ainsi que la hiérarchisation naturelle des relations, le
rapport hiérarchique reposant non sur la contrainte mais sur l'adhésion, ce qui implique
des relations de confiance qui confèrent à la société sa cohésion. Par ailleurs, la
doctrine confucéenne s'appuie sur la religion. « Pour Confucius, la société n'est pas
construite par les hommes mais déterminée par les lois du Ciel »64. Le pouvoir, conféré
d'en haut au monarque, est absolu, sous réserve que le souverain respecte le « Mandat
du Ciel » qui précise ses devoirs. Leur non respect rend légitime un renversement de
dynastie. Au cœur de l'enseignement de Confucius se trouve la vertu d'« humanité »
(ren), qui implique la solidarité entre les êtres : Cet humanisme déborde naturellement
les frontières, la spiritualité confucéenne aboutissant à « l'amour des hommes de tous
les hommes »65. Principal disciple de Confucius, Mencius (371-289 av. l-C.) affirme
que le pouvoir se fonde sur la moralité.
Le monde hindou est marqué par l'œuvre de Kautiliya (321-297 av. l-C.),
l'Arthasastra, véritable « étude technique sur la politique »66.
64
L. Vandermeersch, Confucius, in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous la direction de), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, Puf,
2001, p. 248.
65
M. Robin, Histoire comparative des idées politiques, Tome l, Paris, Econoomica, 1988, p. 226.
66
Ibid., p. 166.
41
Le monde arabo-musulman peut quant à lui être abordé à partir du Coran qui,
en niant la distinction entre «religion» et «cité », en question les présupposés
occidentaux d'origine chrétienne lesquels Dieu et César sont séparés. Bien plus, en
s'adressant, là de la «communauté des croyants» (oumma), à toute l'humanité, le Coran
représente un modèle alternatif de type mondial. Alors ·que cet universalisme annoncé
commençait à connaître début de réalisation à son apogée (750-900), le monde
musulman parvient à un remarquable degré d'extension -, la doctrine islamique
classique, œuvre de juristes théologiens, se développe en compte la situation réelle, à
savoir la division entre de l'islam et monde hors islam, étant donné que les non
musulmans s'opposent à la progression de l'islam. La « théorie islamique classique des
relations internationales »69 partage alors le monde en trois espaces :
67
Ibid., p. 180.
68 Ibid., p.179.
69 Cf. A. Hasbi, Théories des relations internationales, Paris, Budapest, Torino, L"Hannattan, 2004, p. 231 et suivantes.
42
70
B. Etienne, Ibn Khaldûn, in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous la direction de), Dictionnaire des œuvres politiques, op. cit., p. 490.
71
Ibid., p. 489.
72
Ibid., p.490.