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UNIVERSITE DU CEPROMAD DE BUNIA (UNIC)

THEORIES DES RELATIONS


INTERNATIONALES
(45H)
A l’usage des Etudiants de L2 DROIT

AGENONGA CHOBER
Docteur en Relations Internationales, Enseignant,
Chercheur et Consultant

2019-2020

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite.
2

PREMIERE PARTIE : CONSIDERATIONS GENERALES

CHAPITRE I. ETUDES TERMINOLOGIQUES

I.1. Généralités

De manière générale, Braillard Ph. définit le terme « théorie »


comme un ensemble organisé et intégré des lois, des généralisations ayant soit
démontré, soit vérifié ». La théorie intègre donc les généralisations établies, en
d’autres termes, c’est un ensemble cohérent de généralisations permettant d’expliquer
une réalité.

Les théories sont considérées par Karl Popper1 comme étant « Des filets
destinés à capturer ce que nous appelons ‘’le monde’’ ; à le rendre rationnel,
l’expliquer et le maîtriser ».

Il s’agit donc, selon Jean Meynaud2, d’un ensemble de démarches qui


préparent l'explication et permettent de lui donner un contenu systématique. Ainsi
définies, les théories jouent un rôle prépondérant en relations internationales et
occupent une place de choix dans les enseignements. David Easton3 estime qu’« Il n’y
a pas des théories vraies ou fausses, il y en a seulement de plus ou moins utiles ». Ce
qui est partagé par Gérard Bergeron4 qui écrit:

« Si la théorie se donne des moyens d'abstraction pour ses fins de


généralisation, elle traite néanmoins de choses réelles quoique abstraites.
L'analyse décompose, cherche les différences, particularise. La théorie
compose, cherche les similitudes, généralise. Une théorie suscite, situe,
interrelie des analyses. Des analyses n'ont pas rapport à un corps de théorie
nécessairement, mais peuvent prendre telle théorie en faute d'elle-même ».

1
Karl Popper cité par François Depelteau, La démarche d’une recherche en sciences humaines : de la question
de départ à la communication des résultats, Bruxelles, de boeck, 2003, pp.129-130
2 e
Meynaud, J., Introduction à la science politique, 2 édition, Paris, Librairie Armand Colin, 1961, p.35.
3
Easton, D., A System Analysis of political Life, New York, John Wiley and Sons, 1965, chap. I. cité par Percheron
Annick, « Les applications de l'analyse systémique à des cas particuliers », In Revue Française de Sociologie,
1971, numéro spécial. Analyse de systèmes en sciences sociales (II) pp. 195-212.
4
Bergeron, G., La gouverne politique, Mouton-Paris-La Haye, Les Presses de l’Université de Laval-Québec, 1977,
p.265.
3

Si Bergeron a décrit les fonctions d’une théorie, Stéphane Paquin5


souligne que les chercheurs de tendance hétérodoxe distinguent les théories dites
explicatives, compréhensives, constitutives et critiques.

La distinction entre une théorie explicative ou causale et une théorie


compréhensive ou interprétative a été introduite dans les débats en relations
internationales par Martin Hollis et Steve Smith en 19906. En effet, la théorie
explicative a pour ambition la démonstration d’un rapport entre cause et effet. Tandis
que les théories compréhensives estiment qu’on peut interpréter les relations
internationales à partir du sens qu’en donnent les acteurs ou les analystes eux-mêmes.

Le distinguo que certains auteurs ont établi entre les théories de longue et
de moyenne portée ont conduit, en ce qui concerne le choix d’une théorie, de
privilégier dans une recherche, celles dites de moyenne portée, c'est-à-dire des théories
qui théorisent des phénomènes sociaux précis plutôt que de vastes théories sur des
objets tels que le système. Merton souligne le fait que les théories de moyenne portée
devaient s’appuyer sur des données empiriques, être construites à la manière d’un
puzzle et déboucher sur des problèmes théoriques formulés de manière à être
confrontés à des données empiriques. Autrement dit, les théories de moyenne portée
sont situées entre les données empiriques brutes et les théories universalistes7.

Si Bertrand Russel, la folie et la barbarie de la guerre sont les


résultats de la méchanceté et de bêtise des hommes d’Etat. Pour Harry Truman, c’est
l’intransigeance de la Russie qui empêche le monde de jouir des bienfaits de la paix.
Par contre, Lénine prédisait que, au lieu des conflits entre Etats, provoqués par la
dynamique de l’impérialisme, les Etats communistes connaîtraient des relations
internationales fondées sur la solidarité internationale du prolétariat.

Enfin, Wilson considérait l’autodétermination et la démocratie


comme le moyen de réaliser la paix internationale. Un seul constat est à faire, c’est que
toutes ces idées s’appuient chacune sur une conception implicite des relations
5
Paquin, S., Théories de l’économie politique internationale, Paris, Science Po Les Presses, 2013, p.112.
6
Ibid.
7
Paquin, S., op. cit., p.120.
4

internationales. Elles reflètent le fait que la plupart d’observateurs de la scène


mondiale ont de telles nations, bien qu’elles ne soient pas souvent formulées
clairement, elles leur permettent de donner un sens aux événements. Il est donc clair
qu’il y a toujours eu des théories des relations internationales.

Les théories des relations internationales doivent, en fait,


permettre une amélioration substantielle de la compréhension du pourquoi et du
comment des conflits et de la façon de les éliminer.

En conclusion, la théorie permet d’aller au-delà de l’observation


de l’événement particulier pour appréhender des séries ou des ensembles de faits.

Pour tester la validité ou l’utilité d’une théorie quelque, Robert


J., LIEBER propose trois critères ci-après :

1. La description : la théorie doit décrire ou représenter de façon exacte les


événements qui se produisant dans le monde réel.
2. L’explication : beaucoup de théories cherchent à expliquer les raisons des
événements mais la nature, l’exactitude et le caractère rationnel des explications
sont très variables. Par exemple, on peut attribuer l’éclatement d’un conflit à un
accident, à la folie ou à la méchanceté des hommes, à un durcissement dans
l’équilibre des forces.
3. La prédiction : il s’agit de prévision du résultat général sans nécessairement
chercher à savoir quel est le chemin suivi pour y parvenir.

I.2. Types de théories

Il est difficile de faire la typologie des relations internationales,


parce qu’en fait, celle-ci dépend de plusieurs paramètres. Toutes, on peut noter :

• Les théories normatives : elles traitent de ce que la vie internationale devrait


être. Les années 1920-1930 ont été dominées par ces théories à travers les
5

thèmes tels que « sécurité collective, gouvernement mondial, désarment,


autodétermination des peuples ».
• Les théories descriptives : elles traitent de ce que la vie internationale est. Elles
sont apparues après la seconde guerre mondiale. Elles entendent décrire,
expliquer et prédire les faits.

Selon l’ampleur des situations décrites ou expliquées, on parle de


grandes théories ou de théories partielles. Les grandes théories descriptives prétendent
expliquer la vie internationale à partir d’un concept central. Ainsi, par exemple, le
Professeur Hans Morgenthau fait reposer la compréhension de la vie internationale sur
un seul concept : intérêt national, qu’il définit en termes d’accumulation de la force.

La discipline a connu un mouvement général de désaffection vis-


à-vis des grandes théories auxquelles le courant réaliste traditionnaliste a donné
naissance. L’approche scientifique, par ses méthodes plus strictes et ses objets d’étude
plus limités ne pouvait qu’engendrer des théories partielles. On range parmi celles-ci,
les modèles d’analyse de la décision marketing en politique étrangère, les théories
d’intégration internationale souvent inspirés par la théorie de la communication, les
théories stratégiques principalement la dissuasion nucléaire marquées par le
rationalisme de la théorie des jeux, les théories explicatives du conflit international.

La notion générale de la théorie recouvre trois réalités distinctes :


une théorie est soit un paradigme, c'est-à-dire un ensemble de variables indépendantes
susceptibles d’être explicatives de l’objet d’analyse. En d’autres termes, il s’agit d’un
inventaire des causes possibles d’un théorème ; soit un modèle c'est-à-dire une
représentation simplifiée) de la réalité qui permet, grâce à cette implication opérée de
mieux cerner et étudier cette réalité ; soit une généralisation empirique susceptible
d’être explications de l’objet d’analyse. (celui-ci est une variable dépendante). Les
variables indépendantes ou causales ne sont pas nuises en relations les unes avec les
autres au sein du paradigme qu’elles forment.

La généralisation empirique est une proposition générale


construite par induction à partir de l’observation du réel, l’approche théorique d’un fait
6

le saisit au niveau de son appartenance à une catégorie générale, elle souligne les traits
généraux. Par là même, elle fait ressortir les aspects spécifiques ou historiques d’un
phénomène.

L’approche strictement historique d’un fait se borne par contre à


l’expliquer en sa qualité de fait unique sans référence aucune à son appartenance à la
catégorie générale de phénomène. Aussi, partielle soit-elle, toute théorie aborde donc
son objet d’étude au niveau des catégories dont elle relève.

Pour désigner les caractères généraux, les lois, les régularités


d’un objet d’études, la théorie se voit contrainte à l’usage de concepts emprunts d’un
certain degré d’abstraction.

CHAPITRE II. PRESENTATION DES GRANDES TRADITIONS


THEORIQUES

Après avoir présenté un tableau chronologique de la pensée politique


internationale occidentale, il importe de rassembler les pièces puzzle, c'est-à-dire de
regrouper les auteurs étudiés en grands courants. Il apparaît ainsi qu'il n'y a pas une
théorie mais des théories des relations internationales que l'on retrouve à travers
l'histoire et jusqu'à nos jours.

La réflexion entamée depuis l'Antiquité sur les rapports internationaux s'est


morcelée en trois grandes interprétations entre lesquelles aucune synthèse véritable
n'est possible. En l'absence de toute possibilité de connaissance cumulative, il convient
de présenter ces trois approches contradictoires des relations internationales expriment
Clausewitz, Vitoria et Marx: la scène internationale comme anarchie internationale
mettant aux prises, in fine jusqu'à la guerre, les États souverains; la scène
internationale comme communauté universelle, rassemblement de relations
individuelles et transnationales ; la scène internationale comme système de domination
des puissants sur les faibles, des exploiteurs sur les exploités8.

8
Nous retenons ici la présentation proposée par J. Huntzinger. Notons que l’approche ternaire est généralement adoptée, avec quelques
variantes, par les lIistoriens des idées internationales. Cf par exemple M. Wight, International Theory. 1'M Three Traditions, Leicester,
7

§1. La scène internationale comme relation entre Etats souverains

Dans notre présentation de la pensée politique internationale, la première


tradition renvoie aux œuvres de Thucydide, Machiavel, Hobbes, Vattel, Hume,
Rousseau et Clausewitz. Elle est généralement considérée comme la théorie classique
des relations internationales.

Cette première approche établit une opposition radicale entre la société


internationale et les sociétés nationales. Dans celles-ci, les hommes peuvent vivre en
paix dans un cadre organisé en passant un contrat social avec un Prince ou une
Assemblée. En échange de leurs libertés, ils obtiennent la sécurité. Un tel contrat
social n'est pas possible entre les États car cela signifierait qu'ils perdent leur
souveraineté. Or, cette dernière est le fondement même de leur existence. En l'absence
d'autorité supranationale, la société internationale est donc une société anarchique qui
implique un comportement égoïste de la part des États. Elle est de ce fait par nature
conflictuelle.

En étudiant les principaux auteurs classiques supra, nous avons également


noté que cette approche classique a été déclinée de deux manières. Une première
variante, pessimiste, met l'accent sur l'état de nature conflictuel, la loi du plus fort et la
situation de guerre perpétuelle entre États (précisons ici que selon Hobbes, la guerre
peut être réelle mais il peut aussi s'agir uniquement de la volonté de s'affronter; les
périodes de paix ne sont que la conséquence d'anciens conflits et de préparation de
nouveaux affrontements).

Une seconde variante, plus optimiste, considère que l'inter étatisme peut être
organisé à travers l'équilibre international et un jeu de balance de pouvoir entre États.
Ces deux thèses se rejoignent toutefois en ce qu'elles mettent au centre de leur analyse
la prédominance des États souverains agissant au mieux de leurs intérêts.

Dans cette première tradition, les relations internationales sont représentées


par l'image des boules de billard, proposée par Arnold Wolfers dans Discord and
Leicester University Press, 1992; D. Boucher, PoliiIiœl Theories of International Relations, Oxford, Oxford University Press, 1998; D.
Battistella, Théories des relations internationales. op. cit.
8

Coopération. Les États sont autant de boules de billard qui se déplacent de manière
autonome (souveraineté) mais également s'entrechoquent (guerre), sur le tapis de jeu
(la scène internationale). Dans cette première approche des relations internationales,
les thèmes d'étude privilégiés sont l'État, les facteurs de la puissance, les relations
diplomatiques et stratégiques, à travers les alliances internationales, les rapports de
force militaires et les conflits internationaux.

§2. La scène internationale comme communauté universelle

Cicéron, Vitoria, Locke, Kant ont illustré la deuxième tradition fondée sur la
coopération. La société internationale est ici représentée par la communauté
universelle dont les hommes sont les sujets primaires. Les États ne sont que les
mandataires des demandes sociétales, ils sont au service des intérêts des individus. Dès
lors, les hommes, qui ont préexisté aux États, gardent des droits fondamentaux que nul
État ne peut leur enlever: droit à la vie, à la liberté, à la propriété ...

Cette seconde approche a deux variantes: la première, d'ordre métaphysique,


est fondée sur l'existence d'un genre humain au-delà des peuples séparés en États
indépendants ; la seconde, plus pratique, est centrée sur les relations économiques,
commerciales, culturelles qui se nouent entre individus au-delà des frontières et des
diplomaties. Ces relations «transnationales» ont pour principaux acteurs les
commerçants, les industriels, les artistes, les voyageurs qui créent un tissu d'échanges
et de solidarités. Dans ces deux variantes, l'espace international est considéré comme
un champ continu, comme un tout. Certes, cette seconde approche n'ignore pas que la
société internationale est constituée d'Etats qui défendent leurs intérêts propres, mais
les relations internationales peuvent être civilisées et pacifiées au même titre que les
relations entre individus, si elles sont construites sur le droit, le libre-échange et la
démocratie.

L'image retenue pour la seconde tradition est celle de la toile d'araignée


(cobweb), de John Burton (World Society, 1972), toile tissée à travers le monde par les
multiples activités transnationales. L'analyse des relations internationales privilégie ici
9

l'étude des acteurs transnationaux (individus, firmes, Eglises...), des relations


économiques et culturelles, des phénomènes de coopération et de solidarité.

§3. La scène internationale comme système de domination

Les Jacobins, Hegel, Marx, Engels, Lénine ont exprimé la troisième tradition,
celle d'un monde divisé entre ceux qui font l'histoire et ceux qui la subissent, d'un
monde inégalitaire, terreau de l'avènement d'une future société mondiale inédite. Dans
cette vision, l'anarchie existante des relations internationales n'est qu'une étape au sein
d'un processus historique. D'ailleurs, ce ne sont ici ni les États, ni les individus mais
les classes sociales qui sont considérées comme l'unité d'analyse fondamentale des
relations internationales. Les États ne font que refléter les rapports de force à l'œuvre
entre classes sociales. Ce ne sont que des instruments aux mains de ln classe
dominante. La scène internationale, loin d'être interétatique ou de représenter une
communauté d'individus, est marquée par des relations de dépendance politique et
économique où prédominent la domination et l'exploitation.

Le processus majeur à prendre en compte est bien l'universalisation des


rapports de production dérivant de l'extension inéluctable du mode de production
capitaliste. Comme le rappelle le Manifeste du parti communiste: «La bourgeoisie, par
l'exploitation du marché mondial, a rendu cosmopolites la production et la
consommation de tous les pays ... L'ancien isolement local et national où chacun se
suffisait à lui-même fait place à des relations universelles ». L'anarchie du système
international n'est donc qu'un moment dialectique dans le processus d'émergence d'une
nouvelle société mondiale.

Cette troisième approche peut être illustrée par l'image de la pieuvre dont les
multiples tentacules, parties intégrantes et prolongement de l'animal,-symbolisent la
dépendance par rapport au centre. Les thèmes d'étude privilégiés sont les phénomènes
de domination et de dépendance, les classes sociales, les rapports de production, les
luttes révolutionnaires.
10

Les trois traditions présentées ci-dessus ont connu des prolongements


significatifs durant le XXe siècle. Il convient maintenant de préciser leur contenu à
partir des travaux les plus importants.

DEUXIEME PARTIE : LES GRANDS PARADIGMES CLASSIQUES

La naissance de la discipline des relations internationales au début du XXe


siècle a conduit à la structuration des trois approches constituées au fil de l'histoire en
trois grands paradigmes (« ensemble de convictions partagées par les membres d'une
discipline scientifique au sujet des problèmes et méthodes légitimes d'un domaine de
recherche », selon Thomas Kuhn): le réalisme, le libéralisme et le marxisme.

CHAPITRE III. LE REALISME

Le réalisme peut être défini par les quatre propositions suivantes : la scène
internationale est caractérisée par l'anarchie et son corollaire, l'état de guerre, que nulle
autorité supranationale ne peut empêcher ; les acteurs principaux des relations
internationales sont les États; les États cherchent à maximiser leur intérêt national
défini en termes de puissance; la stabilité internationale ne peut être assurée, de façon
provisoire, que par l'équilibre des puissances.

Deux auteurs sont généralement considérés comme les précurseurs du


réalisme contemporain: Reinhold Niebuhr et Edward H. Carro

Théologien protestant marqué par un profond pessimisme, Reinhold Niebuhr


estime que l'homme est par nature égoïste et calculateur : habité par le péché originel,
il est capable du pire car il essaie toujours d'usurper le pouvoir de Dieu en voulant
s'assurer la mainmise sur les autres. Sa volonté individuelle de survie (will to live) n'a
d'égale que sa volonté de puissance (will to power). Dans son œuvre maîtresse, Moral
11

Man and Immoral Society (1932), il montre cependant que l'homme peut parfois être
atteint par la grâce divine. Son libre-arbitre peut lui permettre d'être raisonnable et
modéré et ainsi sortir de l'immoralité, mais cette faculté individuelle s'efface lorsque
l'on considère les groupes humains. L'État ne peut jamais être moral, ce qui rend la
société internationale naturellement conflictuelle.

Edward H. Carr a également contribué de façon majeure au développement de


la pensée réaliste. Dans son Twenty Years' Crisis - 1919-1939, il se livre à une critique
de l'internationalisme libéral de l'entre-deux-guerres en opposant les «réalistes» aux
«utopistes ». Dénonçant l'idéalisme wilsonien et son échec face à la faillite de la SDN,
Carr estime que «l'harmonie générale et fondamentale des intérêts» est une utopie.
Bien plus, toute diplomatie, même sous couvert d'idéal, ne fait que traduire l'intérêt
particulier de l'État. Il affirme ainsi: «Les supposés principes absolus et universels ne
sont en fait absolument pas des principes mais la représentation inconsciente d'une
politique nationale fondée sur une représentation particulière de l'intérêt national. Sitôt
que l'on essaie d'appliquer ces supposés principes abstraits à une situation concrète, ils
se révèlent comme le déguisement transparent d'intérêts égoïstes »9. Il en conclut
logiquement «qu'en un sens, la politique est toujours politique de puissance ».

Les analyses de Niebuhr et de Carr seront développées par un professeur de


Chicago, Hans Morgenthau, considéré comme le père fondateur du réalisme
contemporain. A l'instar de ses prédécesseurs, l'auteur de Poltics among Nations
(1948) part de l'idée que l'homme est égoïste par nature. L'agrégation d'individus
égoïstes se transpose mécaniquement au niveau supérieur de l'État. Dès lors, la
politique internationale est avant tout une lutte pour la puissance. L'intérêt défini en
termes de pouvoir est au cœur de son raisonnement. « Le principal critère du réalisme
en politique internationale est le concept d'intérêt défini en termes de puissance »10. La
politique de puissance n'empêche cependant pas la recherche de la paix à travers les
mécanismes de l'équilibre (la «balance of power»). La quête de l'équilibre passe par
l'action de forces qui, comme en physique, s'annulent en s'opposant, ce qui, en

9
E. H. Carr, The 1Wenty }éars Crisis. 1919-1939. An Introduction to the Study of International Relations, New York, Harper and Row, 1964
(3e éd.), pp. 87-88.
10
H. Morgenthau, Politics Among Nations, The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred Knopf, 1985 (6ème éd.), p. 13.
12

diplomatie, pourra notamment être atteint par le jeu des alliances et le principe de
compensation. Selon ce dernier, un État devra intervenir dans une guerre entre deux
autres États aux côtés du plus faible, beaucoup moins par souci de justice que pour
empêcher le plus fort d'absorber le plus faible, ce qui romprait l'équilibre et menacerait
la paix dans l'ensemble du système.

Terminons cette présentation du réalisme avec un dernier auteur, Raymond


Aron, principal théoricien européen du réalisme. Très influencé par la lecture de
Clausewitz, Aron s'inscrit totalement dans la tradition classique des relations
internationales qui reconnait à la société internationale une nature essentiellement
différente de celle des sociétés internes. Alors que ces dernières sont organisées et
caractérisées par le monopole de la contrainte organisée, la société internationale est
anarchique et marquée par le libre recours à la force armée. « J'ai cherché ce qui
constituait la spécificité des relations internationales ... et j'ai cru trouver ce trait
spécifique dans la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des
acteurs ... Max Weber définissait l'État par le monopole de la violence physique
légitime. Disons que la société internationale est caractérisée par l'absence d'une
instance qui détienne le monopole de la violence physique légitime »11. Assimilant les
relations internationales aux relations interétatiques (il nuancera quelque peu cette
appréciation au soir de sa vie, reconnaissant l'existence de phénomènes transnationaux
mais continuant à réaffirmer malgré tout la prédominance des rapports interétatiques),
l'auteur de Paix et guerre entre les nations (1962) identifie trois grands traits
caractéristiques des relations internationales :

- la fragmentation, résultant de la préservation par chaque État de ses intérêts


fondamentaux ;
- l’inégalité des rapports entre les puissances ;
- la liberté du recours à la force.

On signalera enfin, dans cette galerie d'auteurs du XXe siècle, deux praticiens
qui ont occupé une place importante dans la politique étrangère des États-Unis: George

11
R. Aron, « Qu'est-ce qu'une théorie des relations internationales ? », Revue française de science politique, vol. XXVII, n° 5, Octobre 1967,
p. 843.
13

Kennan, qui est l'inspirateur de la doctrine d'endiguement (containment), et Henry


Kissinger (Diplomatie, 1996), aux affaires lors de la guerre du Vietnam.

CHAPITRE IV. LE LIBERALISME

Ce deuxième grand paradigme des relations internationales est basé sur trois
postulats :

a) l'individu rationnel est l'acteur central des relations internationales ;

b) la politique intérieure des États prime sur leur politique extérieure: la nature
du régime politique est la variable centrale permettant de comprendre la
politique extérieure d'un État (un régime démocratique est a priori plus
porté vers un comportement coopératif qu'un régime autoritaire) ;

c) le fait que les sociétés civiles soient caractérisées par leur aversion au risque
les conduit a priori à faire adopter par leurs représentants des politiques de
coopération plutôt que de conflit.

L'origine du paradigme libéral (outre l'influence des grands penseurs étudiés


plus haut, au premier rang desquels John Locke), renvoie au début du XXe siècle, plus
précisément au discours en quatorze points du président Woodrow Wilson le 22
janvier 1917. Tirant les leçons de l'incapacité d'éviter la guerre de 1914-1918, le
président américain veut « rendre le monde sûr pour la démocratie » et préconise à
cette fin une diplomatie transparente, un désarmement généralisé, l'ouverture
commerciale, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la création d'une
association de nations respectant le droit international. Contrairement au pessimisme
anthropologique des réalistes, Wilson pense que la nature humaine est bonne, que
l'homme est sensible au bien d'autrui et que les comportements égoïstes sont
finalement dus à l'imperfection des institutions. En fait, Wilson reprend dans son
discours les idées bien plus anciennes des libéralismes républicain, commercial et
institutionnel, développées respectivement par Kant, Montesquieu et Grotius. Ces
idées seront également reprises par les internationalistes libéraux de l'entre-deux -
guerres.
14

Concernant tout d'abord le libéralisme républicain, Alfred Zimmern rappelle le


lien entre l'augmentation du nombre de démocraties et la paix internationale, en
insistant sur la nécessité de l'éducation des opinions publiques et des élites éclairées
dans ce sens. L'impact pacificateur du libéralisme commercial et de l'interdépendance
économique est repris par Norman Angel et John Hobson, ce dernier développant
l'idée d'une régulation des relations commerciales internationales. Enfin, le
libéralisme institutionnel, défendu par Wilson dans son quatorzième point et par
Zimmern, est concrétisé par la création de la Société des Nations qui doit jouer le rôle
d'un organe de règlement des différends sur le plan international, au besoin par des
méthodes coercitives (par exemple, riposte militaire collective contre un État menaçant
la paix). On notera qu'à travers les divers dispositifs (éducation civique, régulation
économique, sécurité collective) envisagés pour mettre en œuvre les trois types de
libéralisme, les internationalistes libéraux de l'entre-deux guerres, échaudés par le
laisser-aller ayant précédé la guerre de 1914-1918, se prononcent pour un libéralisme
plus interventionniste que le libéralisme classique orienté vers l'harmonie naturelle
entre les États.

Le flambeau de l'internationalisme libéral est repris après la seconde guerre


mondiale par un groupe d'auteurs anglais ou anglophones dénommé l'Ecole anglaise
des relations internationales dont les principaux représentants sont Adam Watson et
Hedley Bull, lui-même ressortissant australien résidant en Grande-Bretagne. Cette
école, active de 1959 à 1984, va tenter de donner une vision différente de l'approche
réaliste alors dominante. Plus précisément, sa création vise à contrer les propos très
critiques de l'historien E. H. Carr à l'encontre de l'internationalisme libéral de l'entre-
guerre. L'Ecole anglaise s'inspire de la conception lockienne de l'anarchie. Dans son
The Anarchical Society (1977), Bull affirme que «les relations mutuelles entre États
souverains ne sont pas soumises à un gouvernement commun et qu'il existe par
conséquent, une « anarchie internationale »12. Mais, contrairement à la conception
hobbesienne de l'anarchie comme état de guerre, Bull estime que la structure
anarchique des relations internationales n'empêche pas les États de former une «

12
H. Bull, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977, p. 46.
15

société internationale » qu'il définit comme « un groupe d'États (... qui ...), conscients
de certains intérêts et valeurs communs, se conçoivent comme étant liés par un
ensemble de règles communes dans leurs relations réciproques et participent au bon
fonctionnement d'institutions communes »13. La notion de « société internationale »
renvoie bien à l'état de nature de Locke où l'absence d'autorité centrale n'empêche pas
les membres individuels de la société d'appliquer eux-mêmes la loi. Pour l'Ecole
anglaise, les acteurs sociaux sont capables d'émettre et de respecter des règles - même
en l'absence de toute autorité supranationale - non par souci de solidarité mais parce
que ce sont des êtres rationnels comprenant qu'il est dans leur intérêt d'agir ainsi. Les
États devront donc respecter leurs engagements, créer des institutions communes et
multiplier les conventions.

Remarquons cependant pour terminer une différence entre le libéralisme de


l'Ecole anglaise et les écrits de Locke. Pour Locke, l'acteur individuel est prédominant,
l'État n'étant qu'un mandataire des individus. De son côté, l'Ecole anglaise, et de façon
plus générale le libéralisme durant presque tout le XXe siècle - en raison peut être du
débat permanent engagé avec le réalisme - privilégie l'acteur étatique. Dans la «
société internationale», les États ont un rôle prescripteur important à travers la création
de règles et d'institutions. Comme son prédécesseur de l'entre-deux-guerres, le
libéralisme de l'Ecole anglaise reste donc stato-centré, oubliant quelque peu de la sorte
l'individu, acteur de référence du libéralisme.

Quelques années plus tard, Andrew Moravcsik renouera avec cette tradition en
proposant une théorie des relations internationales fondée sur le libéralisme
individualiste de Locke. Pour Moravcsik, «les acteurs fondamentaux de la politique
internationale sont les individus et les groupes privés »14, l'État n'étant qu'une simple
courroie de transmission des intérêts des individus sur la scène internationale. L'État·
est cependant toujours présent. Comme le rappelle Dario Battistella, «pour les
libéraux, les individus, in fine, n'agissent sur la scène internationale qu'à travers l'État
qu'ils se donnent comme mandataires »15. Les individus ne sont donc pas des acteurs

13
Ibid., p. 13.
14
A. Moravcsik, « Taking Preferences Seriously. A Liberal Theory of Internaational Politics », International Organization, vol. 51, 1997.
15
D. BattisteIIa, Théories des relations internationales, op. cit., p. l77.
16

autonomes. C'est justement ce trait que va remettre en question la perspective


transnationale. Pour les transnationalistes, les individus et la société civile sont des
acteurs à part entière de la politique mondiale, l'ensemble des acteurs, étatiques ou non
étatiques, étant reliés par des liens d'interdépendances16.

La perspective transnationale voit le jour au tournant des années 1970 en


s'appuyant sur divers événements, dont l'enlisement militaire américain au Vietnam,
l'augmentation des prix du pétrole ou le coup d'État au Chili contre le président
Allende. Tous ces événements ont pour point commun de contester certains postulats
du réalisme :

- rôle clé de la force militaire dans l'ordre du monde, la puissance américaine ne


parvenant pas à faire plier le modeste Vietnam ;

- prédominance du politique sur l'économique, l'OPEP étant un cartel d'États


producteurs de pétrole et non une alliance politique, la firme transnationale ITT
ayant joué un rôle clé dans le coup d'État au Chili ;

- séparation stricte entre la politique extérieure guidée par le seul intérêt national
et la politique interne, l'opinion publique américaine jouant un rôle de plus en
plus grand dans le cadre de la guerre au Vietnam.

Les internationalistes transnationaux en concluent que l'on ne peut plus


soutenir la thèse de l'État acteur international exclusif et qu’il faut désormais faire une
place à de nouveaux acteurs sur la scène internationale (firmes transnationales, églises,
ONG ...). Les relations transnationales peuvent dès lors être définies comme «
toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l'espace
mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins
partiellement au contrôle et à l’action médiatrice des États »17.

Parmi les principaux auteurs transnationalistes contemporains, citons :

16
Ibid.,p. 178.
17
B. Badie et M.-C. Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 (3e éd.),
p. 66.
17

- R. Keohane et J. Nye18 qui se sont efforcés de montrer, à l'aide de concept d'«


interdépendance complexe », la dépendance réciproque entre acteurs étatiques
et non étatiques ;

- J. Burton19 et sa « société mondiale» dont le principal facteur structurant n'est


plus la puissance mais les communications, selon le modèle de la toile
d'araignée;

- James Rosenau20 selon lequel le monde actuel s'est dédoublé entre un monde
interétatique, codifié, formé d'un nombre fini d'acteurs et un monde
«multicentré », constitué d'un nombre presque infini d'acteurs non étatiques qui
ont une capacité d'action plus ou moins autonome par rapport aux États;

- Bertrand Badie21 pour qui la scène mondiale s'est même «détriplée» entre l'État-
nation, les entrepreneurs transnationaux et les entrepreneurs identitaires, par
rapport auxquels l'allégeance est, respectivement, citoyenne, utilitaire et
primordiale et la représentation politique, fonctionnelle et communautaire.

Signalons enfin la logique de réseau, souvent mise en avant dans les études
transnationales, notamment des flux transnationaux (économiques, culturels,
démographiques), le réseau qui se définit comme un « ensemble permanent ou
accidentel de lignes, de bandes, entrelacées ou entrecroisées plus ou moins
régulièrement », exprimant la «force des liens faibles »22.

CHAPITRE V. LE MARXISME

Résumons rapidement pour commencer la conception marxiste des relations


internationales en quelques propositions. Les unités d'analyse pertinentes ne sont plus
les États-nations ni les individus mais les classes sociales; la lutte des classes, qui se
poursuit au sein des différents modes de production, constitue le moteur de l'histoire;
l'État ne fait que refléter les intérêts de la classe dominante ; les bourgeoisies
18
R. Keohane et J. Nye (eds), «Transnational Relations and World Politics », International Organization, 25 (3), été 1971, n° spécial. Notons
leur position beauucoup plus favorable au stato-centrisme quelques années plus tard dans Power and Interdependance, New York, Addison-
Wesley, 1977.
19
J. Burton, World Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.
20
J. Rosenau, Turbulence in World Politics, Princeton, Princeton University Press, 1990.
21
B. Badie, «Le jeu triangulaire », in P. Birnbaum (dir.), Sociologie des nntionalismes, Paris, PUF, 1977, pp. 447-462.
22
M. Granovetter, «TbeStrength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, mai 1973, pp. 1360-1380.
18

nationales sont en état de conflit permanent à travers les guerres entre pays
capitalistes; l'extension inéluctable du mode de production capitaliste débouchera sur
la victoire du prolétariat. Rappelons également la dimension globale, transcendant les
divers Etats-nations, de la vision marxiste. Celle-ci a connu trois phases. Nous avons
déjà abordé les deux premières à travers les travaux de Marx et Engels puis de Lénine.
Envisageons maintenant la troisième, qualifiée de néo-marxiste, qui apparaît à la fin
des années 1960, une décennie marquée notamment par le processus de
décolonisation. C'est justement l'analyse des relations entre pays· industrialisés et pays
en développement, essentiellement sur le plan économique, qui sera à l'origine du
renouveau de la perspective marxiste que l'on étudiera ici à travers les travaux de
l'Ecole latino-américaine de la dépendance, de Johan Galtung et d'Emmanuel
Wallerstein.

L'Ecole de la dépendance regroupe des auteurs latino-américains tels que


Celso Furtado, F. Henrique Cardoso ou Enzo Falletto23. Ils estiment que la situation de
sous-développement dont souffrent les pays latino-américains s'explique par la
dépendance dans laquelle ils sont placés par rapport aux pays industrialisés. La
dépendance se manifeste par l'échange inégal et la détérioration des termes de
l'échange. Celle-ci est due essentiellement au fait que les pays latino-américains
obtiennent, pour les matières premières qu'ils exportent vers les pays industrialisés, un
prix inférieur à celui qu'ils paient pour les produits manufacturés importés de ces
derniers. L'échange inégal, dont la détérioration des termes de l'échange est une
illustration, s'appuie également sur la manipulation des prix des matières premières par
les cartels qui contrôlent les divers marchés. Ces idées sont généralisées à l'ensemble
des relations entre pays du Nord et du Sud par André Gunder-Franck, Arghiri
Emmanuel et Samir Amin24.

Pour ces auteurs, le capitalisme impérialiste renforce la dépendance des pays


en développement par apport aux pays industrialisés, ce qui conduit à une croissance
sans développement» (S. Amin), voire au «développement du sous-développement»

23
F. H. Cardoso et E. Falletto, Dépendance et développement en Amérique latine, Paris, PUF, 1969.
24
A. G. Frank, «The Development of Underdevelopment», Monthly Review, 18 (3), avril 1966, pp. 17-31; S. Amin, L'accumulation à
l'échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970.
19

(A. Gunder-Franck). Pour sortir de cette impasse, Samir Amin propose une stratégie
de «déconnexion»25 qui consiste à rompre avec l'économie capitaliste mondiale. Il n'y
a pas d'autre issue car la fonction même du système capitaliste est de perpétuer la
dépendance des pays de la périphérie (le Sud) au profit du centre (le Nord).

La dialectique centre-périphérie est reprise et développée par Johan Galtung26.


Selon le sociologue norvégien, le monde est composé de nations du centre et de
nations de la périphérie, chaque nation ayant de son côté son propre centre et sa propre
périphérie. Les relations qui se nouent entre ces divers centres et périphéries sont
constitutives d'un « impérialisme structurel» qui se concrétise de la façon suivante: le
centre du centre fait alliance avec le centre de la périphérie pour exploiter à la fois la
périphérie du centre et la périphérie de la périphérie. Dans la mesure où le centre de la
périphérie exploite de façon plus importante sa propre périphérie que ne le fait le
centre avec la sienne, ce dernier peut associer sa périphérie aux surplus de
l'exploitation de la périphérie et notamment de la périphérie de la périphérie. La
relation impérialiste ainsi décrite permet au système capitaliste de se reproduire et de
perdurer car la divergence d'intérêts entre périphéries empêche toute alliance qui
pourrait remettre en cause ce système.

Emmanuel Wallerstein, historien économique d'origine américaine, s'attache


quant à lui à l'étude de ce qu'il appelle le « système monde »27. Le système-monde a
pris deux formes dans l'histoire: l'empire-monde, où un seul système politique est
dominant, et l'économie-monde, caractérisée par l'existence d'un centre formé de
plusieurs puissances en compétition. Le système-monde actuel est l'économie-monde
capitaliste qui a émergé dès le XVe siècle à partir de la crise du féodalisme.
L'économie-monde capitaliste partage le monde en trois zones, le centre, la périphérie
et la semi-périphérie, dont les relations sont caractérisées par l'échange inégal.

- Le centre comprend les économies où la concentration du capital est la plus


forte et le degré de qualification de la main d'œuvre le plus élevé:
25
S. Amin, La déconnexion. Pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.
26
J. Galtung, «A Structural Theory of Imperialism », Journal of Peace Research, 8 (2), 2e mm. 1971, pp. 81-117.
27
I. Wallerstein, Le système du monde du XV" siècle à nos jours. Vol. 1, Capitalisme et économie-monde 1450-1640, Paris, Flammarion,
1974; vol. 2, Le mercantilisme et la consolidation de l'économie-monde européenne 1600-1750, Paris, Flammarion, 1980; vol. 3, The Second
Era of Great Expansion of the Capitalist World Economy 1730-1840, San Diego, Academie Press, 1989.
20

- La périphérie abrite les économies où se trouvent les matières premières sous-


rémunérées par les économies du centre.

- La semi-périphérie enfin a une nature hybride: elle représente une zone


d'excroissance du centre sans pour autant posséder les bases d'une industrie
autonome. Elle permet au centre de reproduire sa domination en jouant le rôle
de délocalisation de ses industries, disposant d'une réserve de main d'œuvre à
bas coût. La reproduction du système est assurée par les régimes autoritaires qui
se trouvent généralement au pouvoir dans la semi-périphérie.

- La hiérarchie de l'économie-monde est potentiellement mobile: d'anciens


centres peuvent devenir des semi-périphéries (Portugal), des périphéries
peuvent devenir des semi-périphéries (Brésil). On notera la notion voisine
d'États-tampons (proposée par Jean-Christophe Rufin) se situant sur le limes
(frontière) des deux ensembles Nord et Sud (Mexique, Maroc, Turquie ...).

TROISIEME PARTIE : LES NOUVEAUX DEBATS

Les années 1980 et suivantes sont celles d'évolutions notables dans les théories
des relations internationales, épousant la marche plus générale des relations
internationales. La prise en compte respective des deux premiers grands paradigmes,
l'un par l'autre, permet une nouvelle appréhension du réalisme et du libéralisme. De
son côté, le marxisme est victime de l'implosion de l'URSS. Il est remplacé, comme
troisième grand paradigme des relations internationales, par l'une des nouvelles
théories critiques, le constructivisme.

CHAPITRE VI. LE NEO-REALISME

Nous avons vu plus haut comment le contexte international de la fin des


années 1960 - début des années 1970 a conduit à la remise en cause du réalisme et
ouvert la voie aux transnationalistes. Outre les quelques faits évoqués, rappelons que la
situation internationale était alors caractérisée par la détente. Les deux supergrands
21

s'accordaient pour négocier la course aux armements, ce qui remettait en cause


l'emploi seul de la force comme déterminant des relations internationales. Le
changement de contexte à la fin des années 1970 va conduire à l'élaboration d'un
nouveau cadre sur le plan des théories des relations internationales. Avec Jimmy
Carter, l'administration démocrate s'était plus ou moins fait l'écho du courant
transnationaliste. La fin de la détente avec l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS, la
révolution khomeiniste en Iran et la victoire de Ronald Reagan marquent un retour à la
politique de puissance, ce qui réhabilite le réalisme, désormais qualifié de néo-
réalisme. La reformulation du réalisme va passer par l'emprunt de certaines idées aux
autres courants de pensée, le libéralisme principalement, et le marxisme.

La contre-attaque néo-réaliste est tout d'abord menée par Kenneth Waltz28


dont le nom reste associé au néo-réalisme. Répliquant aux thèses transnationaliste et
marxiste, Waltz réaffirme tout d'abord la centralité de l'acteur étatique. « Les États sont
les unités dont les interactions forment la structure des systèmes politiques
internationaux »29. Il considère qu'à l'image des économistes définissant le marché en
termes d'entreprises, les structures des relations internationales doivent être définies en
termes d'États. « Aussi longtemps que les États principaux sont les acteurs majeurs, la
structure de la politique internationale se définit par rapport à ceux -ci. Car une théorie
qui ignore que le rôle central de l'État ne pourrait s'avérer possible qu'à compter du
moment où des acteurs non étatiques se révéleraient en mesure de concurrencer les
grandes puissances et non pas seulement quelques puissances de second rang »30.
L'État est bien l'acteur central car «même s'il choisit de peu interférer dans les affaires
des acteurs non étatiques ... c'est toujours lui qui fixe les règles du jeu ... Quand le
moment critique survient, ce sont encore les États qui redéfinissent les règles à partir
desquelles opèrent les autres acteurs »31. Corrélativement à l'affirmation de la
prédominance de l'État, Waltz rappelle que, dans un contexte d'anarchie, c'est la
sécurité qui est l'objectif premier. Tout État doit donc assurer sa sécurité avant de
poursuivre d'autres objectifs. Jusque là, Waltz est conforme aux canons du réalisme. Il

28
K. Waltz, Theory of International PoUties, Reading, AddisonWesley, 1979.
29
Ibid., p. 95.
30
Ibid., p. 94.
31
Ibid., pp. 94-95.
22

s'en démarque cependant lorsqu'il aborde la question de l'équilibre, de la « balance of


power».

Pour les réalistes, tout système d'équilibre résulte de la volonté des


responsables politiques. Autrement dit, la « balance of power» n'est jamais
automatique. Waltz estime à l'inverse que l'équilibre des puissances est un attribut
inhérent au système des États: le système international, formé d'unités égoïstes,
s'autorégule spontanément. Il parvient à cette conclusion en appliquant aux relations
internationales les préceptes de l'économie de marché. De même que les entreprises
oligopolistiques finissent, nolens volens, par organiser le marché et déterminent le
comportement des autres entreprises, de même le système international s'organise-t-il
spontanément autour de quelques grandes puissances, rendant ainsi possible la
«maturation» de l'anarchie. Celle-ci n’est donc pas obligatoirement violente. Elle
devient au contraire, par le comportement rationnel des grandes puissances - en
fonction d'un calcul coûts-avantages - le principal instrument de régulation du système.
Plutôt que d'envisager, comme ses prédécesseurs réalistes, un système international
fondé sur des acteurs égaux en acharnée, Waltz privilégie l'émergence de pôles
capable d’organiser le système international. En continuant à se référer au marché, il
en vient à remarquer que moins il y a de grandes puis plus un système international est
stable. Contrairement à classique selon laquelle un système multipolaire est plus
stable qu'un schéma bipolaire en raison de la dispersion de la Waltz considère que
plus le nombre de pôles est réduit, ce qui augmente la rigidité du système, plus les
acteurs choisissent prudence. D'où son plaidoyer pour le système bipolaire. «Avec t
deux puissances, on peut s'attendre à ce qu'elles agissent les deux en vue de maintenir
le système »32. Il n'est donc pas t que l'offensive néo-réaliste s'opère au moment même
où déclenchement de la « guerre fraîche» vient rappeler les froides, de la bipolarité.

En résumé, Waltz met au centre de la politique internationale le système


international qu’il définit par trois principes :

32
Ibid., p. 204.
23

- le principe ordonnateur selon lequel l’ordre politique interne, centralisé et


hiérarchique, diffère radicalement du système politique international,
décentralisé et anarchique ;
- le principe de différenciation qui, dans un contexte d’anarchie, implique pour
chaque Etat la recherche prioritaire de la sécurité obtenue en ne comptant que
sur lui-même (sef-help) ;
- le principe de distribution qui met en avant les moyens à la disposition de
chaque acteur et explique la répartition de la puissance (équilibre bipolaire).

Plus largement, la reformulation du réalisme par les néo-réalistes s'articule


essentiellement autour de quatre thèmes :

- la définition de la puissance de l'État, les dimensions de l'interdépendance,


- la place du changement dans les relations internationales et, par là-même, la
notion de puissance hégémonique.

Pour les néo-réalistes, la définition de la puissance de l’Etat va au-delà de


l'approche réaliste et emprunte aux paradigmes libéral et marxiste. La puissance de
l'État est non seulement fonction des capacités militaires et politiques mais également
économiques et technologiques. Certains auteurs, à l'instar de Paul Kennedy ou
Charles Kindleberger, estiment même que la puissance militaire et politique d'un État
dépend de son poids économique et technologique33.

Au chapitre des dimensions de l'interdépendance, il convient d'évoquer les


travaux-de Robert Gilpin34. Gilpin commence par affirmer que l'interdépendance n'est
pas seulement politique et militaire, comme le soulignent les réalistes, mais également
économique. Il s'appuie à ce sujet sur l'exemple de la domination des pays riches sur le
monde en développement à travers les firmes multinationales. Ce faisant, il se
rapproche considérablement de la conception néo-marxiste de la domination.

En intégrant la dimension économique dans son modèle théorique, Gilpin


aborde la place du changement dans les relations internationales, ce qui constitue son
33
P. Kennedy, The Rise and FaU of the Great Powers. Economie Change and Military Coriflictfrom 1500 to 2000, New York, Random
House, 1988; Ch. Kinddleberger, The Declining Hegemon: United States and European Defense: 196001990, New York, Praeger, 1990.
34
R. Gilpin, War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981; The Political Economy of International
Relations, Princeton, Princeton University Press, 1987.
24

apport le plus original. Cette position dynamique contraste avec le postulat réaliste de
la continuité inhérente à la politique internationale. Contrairement à Morgenthau et
Aron, qui faisaient dépendre la stabilité internationale de l'équilibre multipolaire,
contrairement à Waltz partisan de l'équilibre bipolaire, Gilpin voit dans l’unipolarité la
source de la stabilité internationale. Dans l'histoire, la stabilité provient de la présence
d'une puissance hégémonique, comme le montrent la pax romana, la pax britannica - à
l'origine, plus que l'équilibre multipolaire, de la stabilité du XIXe siècle - et, depuis
1945, la pax americana. L'absence de pôle hégémonique dans les années 1930, en
raison de l'affaiblissement de la Grande-Bretagne et du refus des États-Unis de devenir
leader, a conduit au chaos.

Au-delà de ces quelques exemples historiques, Gilpin affirme que la puissance


hégémonique dépend moins des capacités militaires que de la force économique car les
premières reposent sur la vigueur de la seconde. Or, l'économie d'une puissance
hégémonique se développe inégalement dans le temps: tout d'abord, la croissance
économique augmente mais dans un second temps, le processus s'inverse. La raison est
la suivante: le maintien de la position hégémonique suppose des dépenses de défense
qui se font au détriment du développement économique. Ce mouvement joue en faveur
des puissances secondaires. Tôt ou tard, l'une d'entre elles défie la puissance
hégémonique puis prend sa place, avant défaite à son tour par une nouvelle puissance
hégémonique. Fort logiquement, la thèse de Gilpin a conduit son auteur à remettre en
cause la puissance hégémonique du moment, les États-Unis. Reprise par divers
auteurs, elle s'est cristallisée, durant les années autour de l'idée du déclin de la
puissance américaine.

Cette idée a été combattue par Susan Strange qui affirme, au contraire, que la
puissance américaine demeure et même s'accroît. Son argumentation est double.

En premier lieu, les déclinistes ont assimilé la base économique d'un Etat aux
ressources industrielles qui se trouvent sur son territoire. Or, affirme Strange, la
localisation des ressources économiques est moins importante que leur contrôle.
Autrement dit, ce qui compte, ce n'est pas la localisation de la capacité productive,
25

c'est la localisation des gens qui prennent les décisions, qui dirigent et gèrent la vente
de la production sur le marché mondial. En l'occurrence, dans le cas d'espèce des
firmes transnationales d'origine américaine qui délocalisent leur production, ces gens
se trouvent aux États-Unis. Toutes les ramifications des firmes transnationales sur le
plan mondial créent ainsi un véritable «empire déterritorialisé ».

En second lieu, les déclinistes ont une conception uniquement relationnelle de


la puissance, conception qui renvoie à la définition wébérienne de la puissance, à
savoir la possibilité qu'a un acteur de faire prévaloir sa volonté sur un autre acteur
(relation directe), même si ce dernier oppose une résistance. Strange estime que cette
définition ne peut rendre compte valablement des relations de puissance dans le monde
actuel. Il faut prendre la puissance dans sa dimension structurelle (plus large) pour
percer le secret de l'hégémonie américaine. La puissance structurelle renvoie à la
capacité qu'ont les uns et les autres « de décider. comment sont faites les choses, de
déterminer les cadres au sein desquels les États ont des relations entre eux, avec lès
gens et avec les entreprises »35. La puissance structurelle signifie, en d'autres termes,
«la capacité de façonner et de déterminer les structures de l'économie politique globale
au sein desquelles les autres États, leurs institutions politiques, leurs entreprises
économiques et leurs scientifiques et autres experts doivent opérer »36 - cette capacité à
influencer le comportement d'autrui sans coercition est également à l'origine de la
notion voisine, due à Joseph Nye, de soft power (puissance de séduction) par
opposition au hard power (puissance de contrainte) -. Susan Strange dénombre quatre
structures. Elle définit alors la puissance structurelle comme « le pouvoir conféré par
la capacité d'offrir, de refuser ou de menacer la sécurité (structure de sécurité) ; la
capacité d'offrir, de refuser ou de demander des crédits (structure financière); la
capacité de déterminer la localisation, le mode et le contenu de la production
manufacturière (la structure de production) ; la capacité d'influencer les idées et les
croyances et, par voie de conséquence, les connaissances socialement appréciées et

35
S. Strange, States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Londres, F. Pinter, 1994 (2e éd.), p. 25.
36
Ibid., pp. 24-25.
26

recherchées ainsi que la capacité de contrôler et d'influencer (par le langage) l'accès à


cette connaissance (structure du savoir) »37.

Si l'on reprend ces quatre structures, on constate, affirme Strange, que les
États-Unis restent de loin l'acteur le plus puissant. En matière de structure de sécurité,
ils ont l'armée la plus puissante; pour ce qui est de la structure de production, - leur
PNB est au premier rang dans l'échelle mondiale; concernant la structure financière, le
dollar reste la principale devise de référence; enfin, par rapport à la structure du savoir,
il suffit de constater que les États-Unis disposent du plus grand nombre de chercheurs
et de brevets et qu'ils sont à l'initiative des plus importantes « problématiques légitimes
» sur le plan mondial (la «démocratie de marché », par exemple, est l'équation par
rapport à laquelle doit se situer tout pays en transition demandeur d'aide). Bref, si les
États-Unis sont restés la première puissance, c'est parce qu'ils ont la capacité de
façonner les structures au sein desquelles les autres États et acteurs doivent opérer.

Pour terminer, on retiendra l'analogie faite par Susan Strange entre la


puissance structurelle américaine et l'empire romain dont la force reposait sur les
légions et l'administration. Susan Strange compare, d'une part, les légions romaines
aux firmes transnationales d'origine américaine (34 % des firmes transnationales ont
leur siège aux Etats-Unis), d'autre part, l'administration impériale à la bureaucratie des
organisations internationales (FMI, Banque mondiale ...) où la place des États-Unis est
prépondérante.

A l'instar du réalisme, le libéralisme entame lui aussi sa mue au début des


années 1980.

CHAPITRE VII. LE NEO-LIBERALISME

L’offensive néo-réaliste ne pouvait rester sans réponse de la part des libéraux.


Certains de ceux-ci ont alors tenté de montrer, contrairement à Waltz, que l'anarchie
peut ne pas uniquement être liée par une menace permanente de recours à la force de la
part des grandes puissances. Le même résultat peut, selon eux, être atteint par la
37
Cf S. Strange, «The Future of the American Empire », in Journal of International Affairs, 1988, vol. 42, n° 1, p. 13.
27

coopération. Ce postulat doit également être replacé – comme toujours - dans le


contexte de l'époque. La « guerre froide» conduit ces auteurs à se demander pourquoi
et comment la coopération est préférable à l'affrontement.

Si les néo-libéraux, comme tous les libéraux, accordent une importance


particulière aux acteurs non gouvernementaux dans la internationale, leur originalité
est de partager avec les réalistes la même analyse de l'Etat, considéré comme un acteur
rationnel cherchant à maximiser ses intérêts définis en termes égoïstes. Cet emprunt au
réalisme - de même que leurs concurrents néo-réalistes fait en sens inverse - est à
l'origine du préfixe «néo» concernant cette fois les libéraux. Toutefois, les néo-
libéraux, contrairement aux néo-réalistes, n'en déduisent pas que la politique du self-
help soit la plus rentable pour l'État, cette politique pouvant conduire à des effets
pervers à travers notamment les risques de guerre. Ils vont s'attacher à démontrer que
la coopération peut très répondre à l'intérêt égoïste de l'Etat. Pour ce faire, ils ont
recours à la théorie des jeux et plus particulièrement à un modèle de jeux mixtes, où
des acteurs sont liés à la fois par des relations de partenariat et de conflit, le dilemme
du prisonnier38.

Les néo-libéraux vont appliquer le dilemme du prisonnier aux relations


interétatiques. Ils affirment ainsi que les États pratiquent une politique de self help par
défaut, parce qu'ils ne connaissent pas le comportement des autres États. S'ils
pouvaient prévoir ce comportement, ils adopteraient, comme l'illustre le dilemme du
prisonnier, une politique de coopération. La question qui se pose alors est de savoir
comment prévoir le comportement des autres états. Autrement dit, comment diminuer
l'incertitude liée à la situation d'anarchie internationale, à l'image du chasseur de cerf
de Rousseau préférant attraper le lièvre par manque de confiance dans la coopération
des autres chasseurs ?

Les néo-libéraux répondent : par la création d'institutions internationales, de


régimes internationaux. Toujours selon Keohane: « Les régimes internationaux

38
Nous reprenons en grande partie la présentation du dilemme du prisonnier te par D. Battistella, in Théories des relations internationales,
op. cit., pp. 37889.
28

facilitent la coopération en réduisant incertitude »39. Si la notion d'institution


internationale est connue, celle de régime l'est beaucoup moins. On peut définir un
régime comme « une série d'arrangements de gouvernement» (Keohane et Nye) entre
des acteurs égoïstes et calculateurs conscients de tous les bénéfices qu'ils peuvent tirer
de la coordination de leurs politiques. Une seconde définition, cette de Stephen
Krasner, est généralement retenue : un régime international est «un ensemble de
principes, normes, règles et procédures de décision implicites ou explicites » que les
États adoptent pour gérer leurs relations dans un domaine particulier d'activité40. Les
régimes concernent de nombreux domaines des relations internationales, par exemple,
le commerce international, la protection de l'environnement, la lutte contre la
prolifération des armes nucléaires, les droits de l'Homme, le statut de l'Antarctique ...
On parlera donc de régime commercial international, de régime monétaire
international ou encore de régime de non-prolifération nucléaire.

Mais comment caractériser plus précisément la distinction entre régime


international et organisation internationale? Si toutes les organisations internationales
peuvent dans un certain sens être considérées comme des régimes dans la mesure où
elles représentent une manifestation de la coopération entre États, tous les régimes·
n'aboutissent pas à la création d'une organisation internationale. Si, souvent, des
organisations internationales viennent concrétiser des régimes (par exemple l'OMC,
l'OSCE, le FMI), il n'est pas besoin de créer une structure internationale avec siège,
personnel, budget, etc., pour coordonner les attentes des États dans un domaine
particulier. Bref, la coopération entre États peut aussi bien se faire de manière formelle
qu'informelle.

Pour les néo-libéraux, la coopération ne saurait toutefois se résumer à la


notion de régime. Celle d'intégration relève également de leur approche. Ici aussi,
l'intérêt des États demeure l'instrument essentiel de la vie internationale. La démarche
consiste donc à promouvoir une collaboration reposant sur la fusion des divers intérêts.
Les travaux les plus marquants sur l'intégration sont plus anciens. Ils ont précédé de

39
Ibid., p. 97.
40
S. Krasner, «Structural Causes and Regime Consequences: Regimes as lIIen'ening Variables» in S. Krasner, (ed), International Regimes,
Ithaca, NY, Cœnell University Press, 1983, pp. 1-21.
29

quelques années la mise en place des Communautés européennes puis ont suivi leur
évolution. Ils renvoient pour l'essentiel au fonctionnalisme de David Mitrany et au
néo-fonctionnalisme d'Ernst Haas.

Le fonctionnalisme, en relations internationales, apparaît comme une tentative


originale de conciliation des intérêts des États. Ses principaux éléments ont été conçus
par David Mitrany, diplomate et universitaire britannique d'origine roumaine.
Contrairement aux internationalistes libéraux de la première moitié du XXe siècle qui
misent sur le facteur politique à travers les associations d'États (SDN, ONU) pour
promouvoir la paix, Mitrany privilégie le facteur économique en partant de la notion
de besoin. Pour lui, les besoins humains sont à la base des relations sociales : si « les
gens applaudissent les déclarations de droits, ils n'en appellent pas moins d'abord à la
satisfaction de leurs besoins »41. Or, ceux-ci sont mieux satisfaits par des organisations
internationales techniques, fonctionnelles, traitant d'un problème technique particulier
(par exemple l’Union postale universelle ou l'Organisation internationale du travail)
que par des organisations politiques de type SDN ou ONU où la place centrale est
réservée à l'État souverain. En s'occupant de sociaux, politiquement neutres, qui
unissent, ces organisaa1ICchniques font plus pour la paix que les organisations
politiques dont les activités, renvoyant aux relations de puissance et de souveraineté,
divisent. Le fonctionnalisme de Mitrany a exercé une influence sur les pères
fondateurs de l'Europe, comme le révèle le fameux discours de Robert Schuman du 9
mai 1950 selon réalisations concrètes ».

A la suite de la signature des traités de Rome, le fonctionnalisme se trous


forme en néo-fonctionnalisme dont le principal théoricien est Ernst Haas. Comme
Mitrany, persuadé qu'une «société mondial est bien davantage susceptible de résulter
des interactions lieu sur une place de marché que des pactes signés dans les
chancelleries »42, Ernst Haas affirme: «les buts économiques convergents ... de
l'Europe moderne» permettent de mieux comprendre l’intégration européenne que «
les slogans sur les gloires passées de Charlemagne, des papes ou de la civilisation

41
D. Mitrany, A Working Peace System, Chicago Quadrangle, (1944), 1966 (2e éd), p. 56.
42
Ibid., p. 25.
30

occidentale »43. Le fonctionnalisme se veut toutefois moins critique à l'égard des que
son prédécesseur. Alors que ce dernier avait une vision tout technocratique, centrée sur
la dilution des souverainetés Ii- leur remplacement par des entités fonctionnelles, le
néo-libéralisme, se focalisant sur l'étude du cas européen, est favorable ; à la création
d'un grand État fédéral, «une nouvelle communauté politique se surimposant aux
communautés préexistantes »44.

L’originalité du néo-fonctionnalisme consiste ici à affirmer que l’intégration


économique déborde à terme sur l’intégration politique à travers le spill over effect ou
effet d’engrenage. A l’image de l’exemple européen, les néo-fonctionnalistes montrent
que l’intégration déborde d’un secteur économique à un autre (transport, agriculture,
pêche, etc.) jusqu’à concerner l’ensemble des secteurs économiques. Un tel processus
incrémentiel doit déboucher, à terme, par l’effet de débordement du spill over, vers
l’unification politique finale. L’issue politique de Haas rompt ainsi avec la vision
techniciste de Mitrany, le premier reprochant au second, qui voyait dans le
gouvernement « une chose pratique » d'être favorable, à l'instar des marxistes-
léninistes, au passage du « gouvernement des hommes » à « l'administration des
choses »45.

Toujours au chapitre de l’intégration, quelques années plus tard, les inter-


gouvernementalistes, au premier rang desquels l’universitaire américain Stanley
Hoffmann, vont revenir sur le postulat fonctionnaliste de la nature on politique des
besoins économiques et des décisions techniques46. Ils vont alors insister sur la
dimension politique de la coopération en soulignant, d’une part, que ce sont toujours
les gouvernements qui restent maîtres du processus d’intégration, d’autre part, que les
agences des Nations unies les plus techniques, les plus fonctionnelles, telles
l’Organisation internationale du travail ou l’Unesco, ont connu des processus
remarquables de politisation.
43
Citation de E. Haas, in M.-E. de Bussy, H. Delorme et F. de la Serre, Approches théoriques de l'intégration européenne », Revue française
de science ,.utique, 21 (3), juin 1971, pp. 615-653.
44
E. Haas, The Uniting of Europe, Stanford, Stanford University Press, 1968 Ύd.), p.16.
45
On notera que Mitrany était proche des travaillistes anglais.
46
Rappelons les propos suivants de Mitrany : «La méthode fonctionnaliste traverse les divisions politiques, idéologiques, géographiques et
raciales existantes, sans en créer de nouvelles » ... toute idée de fédération européenne étant synonyme d'entité supranationale «engluée dans
le vieux concept d'organisation politique de nature souveraine et territoriale» cf. D. Mitrany, «The Functional Approach toInternational
Organization» in D. Mitrany, A Working Peace System, op. cit., pp. 149-166 et D. Mitrany, in C. Navari, «David Mitrany and International
Funcctionalism », in P. Wilson et D. Long (eds), Thinkers of the Twenty Years' Crisis, Oxford, Clarendon, 1995, pp. 214-246.
31

Alors que les théories réaliste et libérale sont radicalement opposées, leurs
prolongements contemporains néo-réaliste et néo-libéral présentent des divergences
mais également des convergences. Si les néo-réalistes privilégient in fine les
déterminants politiques des relations internationales tandis que les néo-libéraux
mettent en avant les déterminants économiques, les deux approches se rejoignent sur
bien des points: l'anarchie du système international (même si les conséquences que
chacun en tire sont différentes, pertinence du comportement individuel des États
nécessité de l'interdépendance) ; la reconnaissance du fait que la coopération est
souhaitable (avec un degré d'engagement différent pour sa réalisation); la
multiplication des régimes internationaux (en dépit d'une appréciation différente de la
nature des régimes: lieux de conflits d'intérêts malgré tout pour les uns, source de
coopération pour les autres) ; les principaux objectifs de la politique étrangère, à savoir
la sécurité et la prospérité économique (les néo-réalistes estimant que la sécurité est
prioritaire par rapport à la prospérité économique, les néo-libéraux pensant l'inverse).

Ces divers terrains d'entente, malgré les limites soulignées, ont même conduit
certains à envisager qu'un traitement plus équilibré- enjeu, politiques et économiques,
par les spécialistes « permette un jour de fusionner ces deux théories en un seul
paradigme »47.

Le décor est planté pour l’irruption de la critique des théories générales.

CHAPITRE VIII. LES THEORIES CRITIQUES

Au-delà de leurs divergences, les grands paradigmes des relations


internationales (dans leurs versions classiques ou néo) partagent une même vision de la
pratique scientifique héritée I.mnières, fondée sur l'existence d'une réalité objective
gouvernée par des lois propres dérivées de la nature ou de l'histoire vision positiviste
est remise en cause par les post-positivistes.

47
D. Ethier, avec la collaboration de M.-J. Zahar, Introduction aux relations internationales, Montréal, Les Presses de l'Université de
Montréal, 2003, p. 54. 22.
32

A partir de la fin des années 1980, les relations internationales à leur tout
interrogées par les questionnements métathéoriques qui existaient déjà dans d'autres
disciplines. Ces questionnements le postulat cartésien de la capacité humaine à décrire
objectivement ce qui existe. Les post-positivistes pensent que la connaissance
scientifique ne saurait être objective, à savoir culturellement neutre. Leur point de
départ épistémologique consiste à refuser de le sujet et l'objet de recherche, à savoir le
chercheur qui la réalité sociale et les faits qui constituent cette réalité. analyse, au-delà
des données endogènes, est en effet conditionnée, par des données exogènes, par un
contexte environnemental qui influencent directement le chercheur l'air du temps,
esprit du moment concernant les thèmes de recherche et la façon les traiter ; les
pratiques cognitives reconnues à un moment donné dans sa discipline, relatives aux
questions à poser, aux concepts à employer, aux réponses à chercher, tant « une
recherche ne consiste pas à chercher ce que l'on trouve, mais à trouver ce que l’on
cherche »48 ; les motivations politiques, souvent inconscientes, mais bien réelles, en
lien avec telle ou telle vision du monde, qui impriment leur marque sur sa recherche ...
Bref, les post-positivistes opposent deux types de théories. Lorsqu'une théorie
«accepte comme cadre donné pour l'action le monde tel qu'elle le trouve », se
proposant d'être un simple guide pour les problèmes à résoudre, c'est une problem-
solving theory; en revanche, lorsqu'une théorie «ne considère pas comme allant de soi
les institutions et les relations sociales et de pouvoir mais les remet en question en
s'intéressant à ses origines »49, c'est une critical theory. Plus précisément, cette dernière
recherche la manière selon laquelle apparaissent les représentations du monde en
partant du principe que l'interprétation d'un fait dépend du regard que l'on pose sur lui.
Nous étudierons les théories critiques en présentant successivement les approches
radicales et le constructivisme.

§1. Les approches radicales

Deux illustrations seront ici retenues: la théorie critique, avec les travaux de
Robert Cox et de Richard Ashley et le féminisme, avec ceux d'Anne Tickner.

48
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p. 241.
49
R. Cox,« Social Forces, States and World Order », in R. Keohane (ed.), Neorealism and Ifs Critics, New York, Columbia University Press,
1986, pp. 204-254.
33

Dès 1981, Robert Cox affirme que toute théorie est située dans le temps et
dans l'espace. Il n'y a pas de théorie en soi, uniquement guidée par la recherche de la
vérité scientifique. «Une théorie est toujours pour quelqu'un et pour quelque chose ». Il
prend l'exemple du néo-réalisme de Waltz qui ne saurait être une explication objective
de la politique internationale. L'œuvre de Waltz est plutôt représentative «d'une
science au service de la gestion du système international par les grandes puissances
»50. En s'attachant à montrer que la représentation du monde véhiculée par le réalisme
est favorable à la classe sociale hégémonique qui contrôle l'État, Cox affirme que les
réalistes fabriquent «une vérité» qu'ils imposent aux dominés. Dans le même sens,
Richard Ashley, qui présente le néo-réalisme comme un «ramassis autosuffisant et
autarcique de proclamations statistes, utilitaires, positivistes et structuralistes» l'accuse
de traiter «l'ordre existant comme un ordre naturel... qui nie ou banalise la signification
des différences dans le temps et l'espace»51.

Essayons de préciser sur quoi se fondent ces virulentes critiques.

Cox et Ashley estiment que la théorie réaliste, en l'occurrence, se contente pas


de décrire le monde des relations internationales comme un monde conflictuel mais
constitue ce monde comme tel en excluant d'emblée une politique autre que celle de la
puissance, * l'intérêt national et du conflit. Ashley propose ainsi de « déconstruire » les
concepts fondamentaux des relations internationales, au premier rang desquels le
concept d'anarchie. Loin de représenter la pierre d'angle de la vie internationale,
l'anarchie n'est qu'une représentation contextuelle qui ne prend toute sa signification
que lorsqu'on l'oppose au concept de souveraineté. L'anarchie se présente comme
l'antithèse de la notion de souveraineté dont elle valorise, a contrario, la dimension
régulatoire. «Fonder les relations internationales sur la problématique de l'anarchie a
pour effet de représenter l'ordre interne de l'État souverain comme le fondement
légitime et stable de la communauté politique moderne grâce à la représentation de
l'ordre international non soumis à la souveraineté comme désordre instable et
dangereux »52. Cette vision revient à croire et à faire croire que l’ordre existant est la

50
Ibid.
51
R. AsWey, «The Poverty of Neo-realism », in R. Keohane, Neorealism and Ifs Critics, op. cif., pp. 255-300.
52
D. Battistella, commentant les travaux de Cox et Ashley, in D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p.25
34

seule réalité envisageable et par là même à exclure a priori tout autre cadre politique,
toute façon de penser autrement la politique. Si bien que cette théorie qui se présente
comme une théorie explicative du monde actuel contribue en fait à le produire et à le
reproduire.

L'approche féministe propose une démarche voisine. D'après Anne Tickner,


les principes sur lesquels sont fondés le réalisme (état de nature, intérêt national,
puissance, mise à l'écart des principes moraux, autonomie du politique) sont «basés sur
des hypothèses partiales de la nature humaine privilégiant la masculinité »53. Se
demandant «où étaient les femmes dans l'état de nature de Hobbes», Tickner estime
que les réalistes ont délibérément ignoré le rôle des femmes «engagées dans des
pratiques de reproduction et d'éducation plutôt que dans des activités guerrières ». Ce
faisant, les réalistes ont présenté les relations internationales comme essentiellement
conflictuelles, alors que dans la réalité « les éléments de coopération et de régénération
sont tout autant des aspects des relations internationales »54. En d'autres termes, Anne
Tickner reproche au réalisme, et par extension à la discipline entière des relations
internationales, de dresser un portrait biaisé du monde actuel car essentiellement
marqué par la «perspective masculine », oubliant de prendre en compte l'autre moitié
de l'humanité. Il suffit, poursuit-elle, de noter les titres d'ouvrages d'internationalistes
aussi fameux que Kenneth Waltz (Man, the State and War) ou Andrew Linklater (Man
and Citizens in Theory of International Relations). Bref, telles qu'elles sont
généralement présentées, les relations internationales sont déformées par le prisme de
la domination masculine. Pire, les valeurs normatives sous-jacentes, tout
particulièrement du réalisme, en tant que théorie malestream55, contribuent à
reproduire le statu quo en le présentant comme seule réalité possible. De la même
façon que, comme souligné plus haut, l'opposition souveraineté-anarchie constitue un
couple manichéen dont la charge normative est à l'avantage du premier terme; les
féministes soulignent que les dichotomies public/privé, raison/passion, esprit/corps,

53
A. Tickner, «Hans Morgenthau's Principles of Political Realism. A Feminist Reformulation », in 1. Der Derian (ed.), International Theory.
CriticalInvestigaadons, Londres, MacMillan, 1995, pp.53-71
54
Ibid.
55
Jeu de mots féministe pour mainstream.
35

culture/nature, objectivité/subjectivité traduisent l' opposition homme-femme en faveur


du premier.

§2. Le constructivisme

A la fin des années 1980, les théories des relations internationales sont
marquées par une fracture profonde entre positivistes et post-positivistes que rien ne
semble a priori pouvoir rapprocher, chacun restant sur sa propre conception des
relations internationales; Les post-positivistes multiplient les critiques à l'encontre des
positivistes tandis que ces derniers leur reprochent leur nihilisme en affirmant qu'ils se
contentent de critiquer les théories positivistes sans proposer un nouveau paradigme à
leur place. C'est dans cette brèche que vont s'engouffrer les constructivistes, au
premier rang desquels Nicholas Onuf et Alexandre Wendt, dont le projet est de
proposer une nouvelle approche, ce qui avait manqué aux post-positivistes radicaux.
Les constructivistes ambitionnent donc de combiner une épistémologie positiviste - la
réalité sociale existe et un chercheur peut l'étudier - avec une ontologie (ou science de
l'être) post-positiviste - cette réalité n'est pas déjà donnée là mais elle est ce que les
croyances partagées des acteurs en font56.

L’entrée du constructivisme sur la scène des théories des relations es est une
entrée remarquée dans la mesure où beaucoup voient actuellement en lui le troisième
paradigme de la de la discipline à la place du marxisme dont la perte de vitesse se
confirme la fin de la guerre froide.

Les constructivistes vont donc mettre l'accent, dans leurs études empiriques,
sur le « contexte social », tout en ayant le souci de poser « des questions sur les
questions ». Les principes structurants des relations internationales (souveraineté,
guerre, etc.) ne sont plus envisagés, à la manière des théories classiques, comme
inhérents à la structure du système international, mais comme « socialement
construits », c'est-à-dire comme le produit de contextes sociaux et politiques
particuliers. Dès lors, la méthodologie constructivistes, ainsi que les pratiques
internationales sont produites par des « agents », guidés par des intérêts « socialement
56
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cit., p. 269.
36

construits » et situés dans des « structures de pouvoir » spécifiques. Les questions


pertinentes sont alors : qui formule ces intérêts, à partir de quels lieux de pouvoir ?
Cette démarche débouche sur une analyse interprétative qui tente de retrouver le sens
que les acteurs donnent à leurs actions. Dès lors, « l’ambition du constructivisme est
de démontrer que les pratiques, les discours, les valeurs ne peuvent être compris qu’en
rappelant qu’ils sont le produit d’actions humaines situées dans des contextes
particuliers, à la fois historiques, politiques, géographiques… »57. Prenons quelques
exemples.

Le premier concerne la souveraineté. Les réalistes ont toujours présenté la


souveraineté comme un concept universel et intemporel. Ainsi, pour Morgenthau, qui
s'inspire de la théorie juridique classique. La souveraineté renvoie à « un pouvoir
centralisé ayant l'autorité d'élaborer des lois et de les faire appliquer au sein d'un
territoire déterminé ». Les constructivistes estiment pour leur part que la souveraineté
n'est pas une «essence» mais possède une histoire propre. Elle a un caractère
historiquement contingent. Elle est en effet devenue un des principaux fondements des
relations internationales dans, un contexte particulier, celui de la rivalité, au XVIe
siècle, entre rois, empereurs et princes indépendants, ce qui conduisit les monarques à
mettre en place une «société d'États ».

Autrement dit, la compréhension d'une pratique sociale et des intérêts qui y


sont associés passe par la prise en compte de la spécificité du contexte historique qui
les a vus naître. Ce qui est présenté comme le socle du système international peut ainsi
être relativisé, ce qui ouvre d’importantes perspectives quant à la conception même
des relations internationales telles que conçues actuellement.

Le deuxième exemple est relatif au terrorisme. Il est ici fondamental pour


l'analyse de comprendre par qui et pourquoi une action violente est qualifiée de «
terroriste ». Celui qui est dénoncé par les uns comme terroriste peut être qualifié par
les autres de combattant de la liberté, comme l'a notamment montré l'exemple de

57
A. Blom et F. CharilIon, Théories et concepts des relations internationales, .E. Hachette, p. 75.
37

l'ANC durant la période d'apartheid en Afrique du Sud. Ici aussi, la prise en compte du
contexte est déterminante.

Un dernier exemple renvoie au thème des « nouvelles menaces »58. Après la


disparition de l'URSS, le Sud est présenté, pour l'Occident, comme la « nouvelle
menace ». L'ennemi qui vient du soleil remplace celui qui venait du froid. Par qui est
faite cette analyse et dans quel contexte? Les promoteurs de cette analyse sont les «
professionnels de la gestion de la menace » (D. Bigo), identifiés en premier lieu au
sein du Pentagone et concernent plus largement les milieux de la sécurité. Le contexte
est celui de l'effondrement de l'URSS. Les milieux de la sécurité craignent alors que la
disparition de « l'ennemi » conduise à la diminution des budgets militaires (les «
dividendes de la paix »). Redoutant la perte de postes et de crédits, ils développent
l'idée de nouvelles menaces, l'exagèrent parfois, pour justifier le maintien d'un certain
nombre d'intérêts corporatistes. Il ne faut certes pas en conclure à la construction
sociale de toutes les «nouvelles menaces » mais être conscient de cette dimension
lorsque l'on aborde une telle question. La lutte menée à leur encontre peut être alors
notablement différente.

Au-delà de ces quelques exemples illustrant la démarche constructiviste,


revenons, pour terminer, sur la notion fondamentale d’anarchie, au centre des travaux
de Wendt. D’après Wendt, il existe non pas une structure anarchique mais des cultures
anarchiques en fonction de l’idée que les Etats se font de leurs relations. « L’anarchie
est ce que les Etat en font »59. Il identifie ainsi trois sortes de cultures anarchiques,
évolutives dans le temps et dans l’espace : la culture anarchique hobbesienne lorsque
les Etats se considèrent comme ennemis, la culture anarchique lockienne lorsque les
Etats se considèrent comme rivaux, la culture anarchique kantienne lorsque les Etats se
considèrent comme amis.

Wendt estime que la culture hobbesienne, synonyme d’état de guerre et de


realpolitik, a été dominante de l’antiquité jusqu’au Moyen Age compris, même si elle

58
Voir Ph. Marchesin, Les nouvelles menaces. Les relations Nord-Sud des années 1980 à nos jours, Paris, Karthala, 2001.
59
Cf. A. Wendt, «Anarchy is What States Make of it. The Social Consstruction of Power Politics, in J. Der Derian, International Theory.
Critical invesstigations, op. cit., pp. 129-177.
38

a resurgie épisodiquement par la suite (par exemple, guerres de la Révolution et de


l’Empire, seconde guerre mondiale), étant entendu qu’elle peut rester prédominante
dans certaines régions aujourd’hui (au Proche-Orient, par exemple, entre Israéliens et
Palestiniens) ; la culture lockienne, étroitement associée à la notion de souveraineté,
prévaut de façon générale dans le système international westphalien, c'est-à-dire de
1648 à nos jours, les Etas, bien que susceptibles de recourir à la force de façon limitée,
s’acceptant globalement les uns les autres ; la culture kantienne enfin, caractérisée par
des relations pacifiques, le dialogue et l’aide mutuelle, progresse dans le monde
actuel : « le système international contemporain est majoritairement lockien, avec des
éléments kantiens de plus en plus nombreux »60. Cette progression est toutefois inégale
selon les régions.

D’après Wendt, la culture kantienne est limitée, de nos jours, à l’aire nord-
atlantique. Il souligne cependant un certain nombre de tendances lourdes actuelles
relevant de la gouvernance mondiale et des biens publics internationaux qui vont plus
généralement dans son sens. Un éventuel passage à la culture anarchique kantienne,
hormis toute vision optimiste de l’avenir de la planète que l’on reproche parfois aux
constructivistes, est de toute façon imaginable d’un point de vue de pure logique
conceptuelle : « structure vide, l’anarchie renvoie à l’absence de quelque chose, en
l’occurrence l’absence d’une autorité centrale, et non à la présence de quelque chose,
en l’occurrence une politique de puissance ou d’intérêt plus ou moins égoïste ou
éclairé ; l’amitié y a donc tout autant sa place que l’hostilité ou la rivalité »61.


∆ ∆

Conclusion de la première partie

Au terme de cette première partie, on retiendra que les théories des relations
internationales, telles qu'elles apparaissent dans l’occidental de l'Antiquité à nos jours,
se divisent en trois familles: le réalisme, le libéralisme (avec l'extension

60
A. Wendt, Social Theory of International PoUtics, Cambridge, Cambridge IJllÎyersity Press, 1999, p. 43.
61
D. Battistella, Théories des relations internationales, op. cil., p. 293.
39

transnationaliste) et le marxisme, ce dernier étant actuellement supplanté par le


constructivisme.

Chaque paradigme développe une vision singulière des relations


internationales, avec ses apports et ses limites, mais avant tout avec sa cohérence
propre. Est-ce à dire alors que chaque théorie doive complètement hermétique par
rapport aux autres ? Si certains adoptent une telle perspective, chaque théorie ayant sa
propre, d'autres se montrent plus ouverts. Constatant de ces théories n'aborde la société
internationale dans sa, et sa complexité, Diane Ethier considère que l’attitude la plus
pertinente est de considérer que toutes les approches, même les théories critiques,
« peuvent être utiles à la compréhension des relations internationales et qu’elles
doivent être utilisées dans une perspective de complémentarité »62. Dans le même sens,
Bertrand Badie, considérant qu’à propos de l’opposition entre réalisme et post-
souverainisme au sujet de l’Etat, il convient de ne pas marginaliser l’Etat qui est un
acteur, mais parmi d’autres, affirme : « les paradigmes ne s’entre-tuent pas, ils
s’enrichissent »63. On rappellera enfin la métaphore, plus ancienne, du pont et de la
porte, proposée par le sociologue Georg Simmel. Selon cette métaphore, les diverses
théories peuvent être envisagées plutôt comme des ponts (image de la liaison et de la
mise en rapports) que comme des portes (image de la fermeture et de la séparation).

On peut identifier de tels rapprochements dans l'histoire des fa politiques.


Certains grands auteurs appartiennent à plusieurs traditions étudiées supra: selon les
analystes, Kant figure dans la 2ème tradition ou la troisième, Hegel dans la première ou
la troisième, Rousseau dans la première ou la troisième. De même, on notera la
convergence plus récente des théories néo-réaliste et néolibérale ainsi que la tentative
de synthèse positivisme/post-positivisme par le constructivisme. Autant dire que cette
voie semble être celle choisie pour l'avenir par les théories des relations
internationales.

On remarquera, pour terminer, que les théories des relations internationales


présentées ci-dessus restent d'essence occidentale. Il est révélateur que l'éclatante

62
D. Etbier, Introduction aux relations internationales, op. cit., p. 65.
6363
B. Badie, «Les grands débats théoriques de la décennie », La Revue Inter et Stratégique, n° 41, printemps 2001, p. 49.
40

majorité des sources consultées voie en Thucydide le père fondateur des relations
internationales. Il convient cependant de signaler d'autres auteurs classiques tout aussi
fondamentaux relevant d'autres aires culturelles. Envisageons brièvement les mondes
chinois, hindou et arabo-musulman.

Confucius (551-479 av. J.-C.) a joué un rôle essentiel dans la pensée politique
en Chine. Selon la doctrine confucéenne, la nature de l'homme est bonne, même si la
vie quotidienne peut bousculer cet ordre naturel. Deux axes doivent dès lors guider
tous les rapports politiques et sociaux. Tout d'abord, l'accent est mis sur la famille, du
noyau familial à la conception même de l'État, « pays famille » (guojia). Confucius
met en avant la piété filiale ainsi que la hiérarchisation naturelle des relations, le
rapport hiérarchique reposant non sur la contrainte mais sur l'adhésion, ce qui implique
des relations de confiance qui confèrent à la société sa cohésion. Par ailleurs, la
doctrine confucéenne s'appuie sur la religion. « Pour Confucius, la société n'est pas
construite par les hommes mais déterminée par les lois du Ciel »64. Le pouvoir, conféré
d'en haut au monarque, est absolu, sous réserve que le souverain respecte le « Mandat
du Ciel » qui précise ses devoirs. Leur non respect rend légitime un renversement de
dynastie. Au cœur de l'enseignement de Confucius se trouve la vertu d'« humanité »
(ren), qui implique la solidarité entre les êtres : Cet humanisme déborde naturellement
les frontières, la spiritualité confucéenne aboutissant à « l'amour des hommes de tous
les hommes »65. Principal disciple de Confucius, Mencius (371-289 av. l-C.) affirme
que le pouvoir se fonde sur la moralité.

Le monde hindou est marqué par l'œuvre de Kautiliya (321-297 av. l-C.),
l'Arthasastra, véritable « étude technique sur la politique »66.

Contrairement à Confucius, Kautiliya estime que la nature de est marquée par


des désirs fondamentaux (colère, luxure) de vices. Livré à lui-même, chaque individu
essaie de satisfaire ses vices par la violence. Or, tout vaut mieux que le générateur
d'autodestruction. Seul un État fort, dirigé par un monarque, permet à la population de

64
L. Vandermeersch, Confucius, in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous la direction de), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, Puf,
2001, p. 248.
65
M. Robin, Histoire comparative des idées politiques, Tome l, Paris, Econoomica, 1988, p. 226.
66
Ibid., p. 166.
41

vivre paisiblement pouvoir doit être capable de s'imposer à la luxure et à la colère.


Aussi doit-il être particulièrement puissant »67. Le souverain doit également assurer la
sécurité extérieure du royaume. D’où, pour Kautiliya, les sociétés politiques sont
naturellement prédatrices. « Le roi doit donc être toujours prêt à s'enrichir par des
conquêtes militaires, mais il doit se prémunir contre les royaumes qui veulent
l'attaquer pour s'emparer de ses ? »68. Plus précisément, Kautiliya indique les grandes
règles à respecter pour agrandir son territoire et accroître ses richesses.

Le monde arabo-musulman peut quant à lui être abordé à partir du Coran qui,
en niant la distinction entre «religion» et «cité », en question les présupposés
occidentaux d'origine chrétienne lesquels Dieu et César sont séparés. Bien plus, en
s'adressant, là de la «communauté des croyants» (oumma), à toute l'humanité, le Coran
représente un modèle alternatif de type mondial. Alors ·que cet universalisme annoncé
commençait à connaître début de réalisation à son apogée (750-900), le monde
musulman parvient à un remarquable degré d'extension -, la doctrine islamique
classique, œuvre de juristes théologiens, se développe en compte la situation réelle, à
savoir la division entre de l'islam et monde hors islam, étant donné que les non
musulmans s'opposent à la progression de l'islam. La « théorie islamique classique des
relations internationales »69 partage alors le monde en trois espaces :

- Le dar al-islam (« demeure de l’islam ») désigne le territoire où s’exerce la


suprématie des musulmans et où s’applique la chari’a.
- Le dar al-harb (« demeure de la guerre ») représente les pays qui ne sont pas
encore soumis à la loi divine et qu’il conviendrait de conquérir ; cette situation
pousse le dar al-islam à entrer en guerre avec les non-musulmans, hormis ceux
qui acceptent la soumission ou une alliance, ce qui introduit la dernière
distinction.
- Le dar al-ahd ou dar al-solh regroupe les pays non musulmans ayant conclu un
pacte avec le dar al-islam, reconnaissant la suzeraineté musulmane et acceptant
de payer un tribut en échange de leur autonomie et de leur sécurité.

67
Ibid., p. 180.
68 Ibid., p.179.
69 Cf. A. Hasbi, Théories des relations internationales, Paris, Budapest, Torino, L"Hannattan, 2004, p. 231 et suivantes.
42

Toujours dans l'aire culturelle arabo-musulmane, on mentionnera Ibn Khaldûn


(1332-1406) qui, à contre-courant de la tradition musulmane, développe une
conception matérialiste de l'Histoire. « S'il est vrai que le dogmatisme théologique a
parfois couvert le monde arabo-musulman d'une chape qui clôt l'effort d'interprétation
(Ijihad) et ferme les portes de l'innovation, Ibn Khaldûn fut le premier à écrire que
l'Histoire commence lorsque les peuples comprennent qu'ils ne sont pas régis par la
seule Providence »70. Ancrant ses réflexions dans l'observation de la réalité, il s'attache
à l'étude comparative des cycles civilisationne1s. «L'originalité d'Ibn Khaldûn tient au
fait qu'il sécularise, qu'il laïcise les cycles: pour lui la ville et l'urbanité finissent par
pervertir les hommes, mais les loups qui campent à la périphérie dans le système tribal
continuent à pratiquer la solidarité (asabiya) et lorsque la ville est pourrie, non
seulement ils la prennent d'assaut mais ils vont la régénérer ... puis ils s'y pervertissent
à leur tour et le cycle recommence car il y a toujours des nomades qui rôdent à la
périphérie de la civilisation »71. La vision rationnelle et matérialiste de l'histoire dont
fait preuve Ibn Khaldûn a conduit certains auteurs à voir en lui le Marx arabe72.

Au terme de ces quelques éléments introductifs en matière de théories non


occidentales des relations internationales, pourquoi ne pas évoquer ici aussi, au-delà de
certaines spécificités, de possibles passerelles entre auteurs et paradigmes
«occidentaux» et «non occidentaux»? A leur façon, Confucius et Mencius illustrent l'
idéalisme ; la théorie islamique classique des relations internationales le mondialisme
et dans ses aspects plus récents le transnationalisme ; Kautiliya (mais aussi certains
stratèges chinois - tel Sun Tzu - ou arabes non étudiés ici faute de place) le réalisme;
Ibn Khaldûn le marxisme ... Nul doute que ces quelques pistes demanderaient à être
approfondies étant donné le peu de place généralement accordé aux théories non
occidentales des relations internationales dans la plupart des ouvrages de la discipline.

70
B. Etienne, Ibn Khaldûn, in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous la direction de), Dictionnaire des œuvres politiques, op. cit., p. 490.
71
Ibid., p. 489.
72
Ibid., p.490.

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