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Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle

Lambeaux, Charles Juliet, 1995

I/ L’autobiographie : définition et enjeux

1. Définition :

Définition dictionnaire TLF (extrait) :

AUTOBIOGRAPHIE, subst. fém.


Relation écrite de sa propre vie dans ce qu'elle a de plus personnel. Synon.-
anton. Mémoires (qui mettent l'accent sur les événements extérieurs) :

1. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens,
tout ouvrage d'imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle,
du moins intimement exacte et profondément significative des arrière-fonds de
notre nature.
P. BOURGET, Essais de psychol. contemp., 1883, p. 98.

2. Je ne consignerai ici que ma propre histoire, et il me déplairait cependant que


ce livre parût n'être qu'une autobiographie. C'est peu de chose de n'être que soi,
et j'ai horreur de l'anecdote. J'ai longtemps résisté au désir, au besoin que
j'avais d'écrire ce journal. Je craignais jusqu'au semblant d'orgueil qu'il y a dans
des « confessions ». Mais une assez longue pratique des livres des autres m'a
convaincu que nous n'avions guère qu'une chose à dire, et c'est nous-mêmes.
GUÉHENNO, Journal d'un homme de 40 ans, 1934, p. 12.

Définition de P. LEJEUNE (universitaire spécialiste de l’autobiographie) :

Autobiographie : récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre


existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, et en particulier sur l’histoire
de sa personnalité.

 Dans l’écriture autobiographique l’auteur, le narrateur et le personnage principal


sont une seule et même personne mais à des stades différents de sa vie.

1
 Il existe d’autres formes littéraires proches de l’autobiographie telles que les
mémoires, la biographie, le roman personnel, le poème autobiographique, le
journal intime, l’essai ou encore l’autoportrait.

En utilisant un dictionnaire si nécessaire, dites ce qui distingue ces formes de


l’autobiographie.

2. Les enjeux de l’écriture autobiographique :

L’autobiographe prend un engagement en explicitant au lecteur qu’il est le personnage et


le narrateur. Ce contrat de lecture doit apparaître explicitement (à travers le titre Les
Confessions de Rousseau, une préface comme l’avertissement au lecteur dans les Essais
de Montaigne ou plus simplement dans le livre lui-même) => on parle d’un pacte de
lecture entre l’auteur et son lecteur.

Sur le papier, la définition semble simple voire évidente mais à la lecture d’une œuvre,
certains problèmes apparaissent.

- Certaines œuvres littéraires jouent sur la frontière entre roman et


autobiographie (cf : A la recherche du temps perdu de Proust, L’amant de Duras)
 Est-ce encore une autobiographie ? un roman autobiographique ?
- Contre toute attente, certaines autobiographies sont écrites à la 3 ème personne
du singulier alors que le lecteur s’attend à une 1ère personne (pronom « je ») (cf :
La Guerre des Gaules, César).

De plus, le genre autobiographique soulève des problèmes relatifs à la sincérité de la


démarche de l’auteur.

- Est-il possible de parler de soi ? Disposons-nous d’une distance critique


suffisante ? Qu’en est-il de la réalité ?
- Comment l’auteur assume-t-il son dédoublement ? Il y a nécessairement un écart
temporel entre l’auteur/créateur et « le personnage » i.e. le « moi » plus jeune.
(Exemple : un auteur adulte peut porter un regard ironique sur l’adolescent qu’il a
été)
- Notre mémoire n’est pas fiable ; il y a des blancs, des anachronismes, des
confusions ; notre mémoire déforme également les souvenirs sans que nous en
ayons forcément conscience. => problème : l’autobiographe va-t-il accepter une
écriture fragmentée ? Non, le plus souvent, il remplit les blancs i.e. il invente ce
qui n’est pas compatible avec la démarche.

 Complexité de l’écriture autobiographique et de ses enjeux.

Exercice : à partir d’un exemple personnel ou de l’autobiographie lue en 3ème,


reprenez la définition de Lejeune en l’illustrant à l’aide de votre exemple.

2
L’autobiographie se définit comme un récit rétrospectif en prose qu’une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, et
en particulier sur l’histoire de sa personnalité. Ainsi, dans …

II/ Explication linéaire n°1 : le prologue

1. Remarques préliminaires :

Un avant texte qui est placé juste avant la 1 ère partie du roman + police de caractère
différente de celle du roman mais ce passage appartient totalement à l’histoire (on ne
peut pas vraiment en faire l’impasse). => une sorte de préface de laquelle très
curieusement le lecteur semble exclu.
Un texte en 2 paragraphes totalement inégaux => instabilité

Un des seuls avantages à travailler seule est que j’ai la possibilité de choisir mes
mouvements pour structurer l’extrait : j’opte donc pour une explication en 2
mouvements qui respecte le découpage du texte.

1er mouvement : le prologue surprend le lecteur car ce dernier n’est pas le


destinataire du propos.

-l’œuvre s’ouvre sur un lien entre deux personnes qui semblent proches comme le
confirme l’usage des adjectifs possessifs « tes », « ton ». L’auteur s’adresse à un
personnage féminin comme l’indiquent l’accord « appuyée » néanmoins le lien entre les
deux personnes n’est pas explicite (des amants ?)
- Le texte prend la forme d’une description du destinataire mais une description
fragmentée qui part un peu dans tous les sens : les yeux, le regard, l’épaule, les pieds…
Cet éparpillement est soutenu par la brièveté des phrases : les 2 premières surprennent
le lecteur 2 phrases nominales qui séparent un nom et un adjectif « Tes yeux.
Immenses » => insiste sur l’importance du regard qu’on considère souvent comme le
miroir de l’âme.
- effectivement, c’est le caractère de ce personnage féminin qui est ensuite travaillé
par l’auteur et l’on découvre une femme pétrie de douleurs et de contractions ; ainsi son
regard est qualifié de « doux et patient » deux adjectifs qui donnent une image
maternelle de cette femme mais qui s’opposent au champ lexical du feu soutenu par la
métaphore « ton regard (…) où brûle ce feu qui te consume »
- cette dichotomie (DIDACTIQUE Division, opposition (entre deux éléments, deux idées))
est ensuite reprise tout au long du texte. Ainsi, nous repérons une opposition symbolique
entre l’obscurité (le mal) et sa lumière « ta lumière »(le bien). Le verbe « meurtrir »
accentue la violence de combat => cette femme semble psychologiquement fragile et
sujette aux angoisses.
- Puis, en cinq phrases, le cadre est planté : à nouveau nous relevons un système
d’oppositions entre un intérieur chaud (champ lexical du feu) et chaleureux (champ
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lexical du feu + lien avec l’animal) qui s’oppose à un extérieur froid (phrase nominale
brève + noms connotés péjorativement) et obscur. => Le tout se résorbe dans
l’expression lapidaire « Le cauchemar des hivers » Le nom « hivers » est complété par un
complément du nom placé dans une dernière phrase « de leur nuit interminable ». Toutes
ces oppositions décrivent une réalité concrète mais également un état psychologique.
- le système d’opposition se poursuit avec le champ lexical de l’évasion ou de la liberté
qui s’oppose à celui de l’emprisonnement et de la solitude.
- puis l’auteur insiste sur l’extrême solitude du personnage féminin (juxtaposition de
phrases nominales + champ lexical de la solitude + incapacité à communiquer)
- cette solitude va se transformer en véritable torture (métaphore de l’asservissement
avec l’évocation des « chaînes » + champ lexical de la torture)
- l’auteur insiste ensuite sur le courage de cette femme qui ne se laisse pas submerger
pas l’adversité (champ lexical du combat + métaphore symbole du voyage i.e. de la
liberté) ; la tonalité devient tragique, on sent que le combat semble vain.
- Subitement réapparait le pronom « je » qui confirme le projet de l’auteur (temps
conditionnel) : revivre ensemble les émotions décrites précédemment, recréer un lien qui
semble n’avoir jamais existé.
- les 3 dernières phrases concluent crûment la destinée tragique de cette femme
puisque nous assistons à une véritable mise à mort qui anéantit le personnage. (Adverbe
« puis » + champ lexical de la mise à mort + brièveté des 2 dernières phrases qui
traduisent l’anéantissement du personnage.

2ème mouvement : un cri improbable : la volonté de redonner vie à cette femme à travers
les mots. La faire revivre en parlant d’elle. « Te ressusciter. Te recréer. Te dire » =>
l’auteur s’octroie un pourvoir quasi divin.
Evocation d’un lien commun : la destinée tragique est commune aux deux.

Exercice : repérez sur le texte tous les exemples évoqués dans cette explication
(nettoyez le texte)

NB : j’ai bien évidemment omis de nombreux aspects du texte comme par exemple
l’abondance des conjonctions « mais » qui soutiennent les opposions omniprésentes.

III/ Présentation de l’œuvre


1. Analyse du titre et structure de l’œuvre

Définition site TLF :

 LAMBEAU, subst. masc.

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A. − Morceau d'étoffe, de papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du
tout ou y attenant en partie. Lambeau de toile ; rapiécer des lambeaux; arracher par
lambeaux; mettre en lambeaux.

− P. anal.
1. Morceau de chair ou de peau arrachée volontairement ou accidentellement. Lambeau
sanglant; lambeaux de chair et de sang.

Un titre qui exprime une certaine forme de violence, l’idée d’éparpillement ou de


dislocation. Le nom est utilisé au pluriel et sans déterminant ; ces choix créent un effet
de brièveté et d’intensité => le titre évoque donc un déchirement, des séquelles liées à
un drame.

Remarque : Philippe Lançon, journaliste et écrivain a publié en 2018 le roman intitulé Le


Lambeau. Rescapé de l'attentat terroriste du 7 janvier 2015 contre l'hebdomadaire
satirique Charly Hebdo mais très grièvement blessé au visage, l'auteur raconte sa lente
reconstruction - 17 opérations et une greffe d'un morceau de son péroné en guise de
mâchoire. => à nouveau le titre exprime toute sa violence.

Une structure en deux parties quasi égales (pas de chapitres) précédées du prologue
déjà étudié. L’originalité du roman tient à l’énonciation :
- Dans la 1ère partie le texte ressemble à un long monologue dans lequel l’auteur
s’adresse tout d’abord à sa mère qu’il cherche à « ressusciter », mère qu’il a
finalement fort peu connue.
- Dans la seconde partie, le lecteur assiste à une sorte de dédoublement de
l’auteur puisque ce dernier va raconter sa jeunesse en utilisant encore une fois le
pronom « tu ». L’auteur adulte s’adresse à l’enfant qu’il a été et reconstruit son
cheminement.
- Le roman se clôt sur l’évocation d’une période « 1983-1995 », l’écriture de roman
pourtant court a donc nécessité plus de 10 années de travail. Le roman semble
fonctionner comme une longue et douloureuse quête identitaire. Pour se
construire l’auteur a éprouvé la nécessité de réinventer sa mère et le lien qui les
unissait. L’écriture semble donc avoir une fonction thérapeutique.

2. Présentation de l’auteur

Exercice : je vous invite à écouter au moins les 38 premières minutes de


l’entretien d’Agnès Spiquel avec Charles Juliet pour réaliser ensuite votre
portrait de l’auteur. (Vous pouvez bien évidemment consulter d’autres
sources)

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IV/ Pourquoi parler de soi ?
1. Exercice : à partir des trois documents diachroniques déposés dans « Les
lectures », surlignez directement sur les documents les motivations de
chacun de ces auteurs. Puis, sous les documents faites une rapide synthèse
des motivations. (sous forme de tirets, ce sera parfait)

La correction de la synthèse se trouve à la fin du corpus intitulé « Pourquoi parler de


soi ? »

V/ Commentaire littéraire/ à l’analyse du texte 2


1. Présentation de l’extrait : (Padlet : les lectures)

- L’extrait que j’ai intitulé « le pique-nique » se situe dans la 1ère partie du roman.
- L’auteur retrace la jeunesse de sa mère qui mène une vie austère dans la ferme
familiale ; un père sévère, une mère absente car elle travaille souvent à l’usine et
notre protagoniste qui se retrouve dans une situation ambivalente : elle est une
mère de substitution pour ses 3 sœurs plus jeunes mais elle est également une
jeune fille curieuse, avide de connaissances et qui rêve à son avenir loin de la
ferme familiale.
- L’extrait décrit une journée exceptionnelle durant laquelle les quatre sœurs ont
obtenu l’autorisation de s’échapper de la ferme pour faire un pique-nique. La
description en mouvement prend alors la forme d’un tableau champêtre.

2. Analyse du texte (nettoyage)

Exercice : j’ai commencé les repérages, je vous demande de nommer les


figures repérées par les codes couleurs, d’ajouter vos propres repérages ci-
dessous puis d’essayer d’organiser une analyse du passage sous la forme d’un
plan détaillé :

Je choisis la problématique suivante :


Dans quelle mesure cet extrait permet-il à l’auteur de réaliser un véritable
portrait de sa mère ?

 Je déposerai une proposition de plan ce week-end afin que vous puissiez le


comparer avec vos productions. N’oubliez pas le plus important i.e. être capable
d’organiser logiquement sa pensée. (« titrez plein » ; soyez cohérents ; ce n’est
pas grave si le plan est déséquilibré => on privilégie le sens).

3. Proposition de plan :

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J’ai rempli le 1 et le début du 2 ; essayez de placer au moins 2 tirets par
sous-partie. Il est possible de reprendre un même repérage 2 fois.

A/ Une échappée qui prend la forme d’une communion harmonieuse entre les quatre
sœurs
1. Un moment de bonheur
- Champ lexical de la joie
- Champ lexical de la liberté vs champ lexical de l’enfermement
- Verbes d’action (mouvement, dynamisme, entrain)

2. Un moment de partage
- Pronom « vous » => champ lexical de la fraternité
3. Un moment de contemplation
 Une sœur aînée qui se sacrifie pour ses jeunes sœurs (rôle maternel + idée d’un
sacrifice)

B/ Une description symbolique du paysage qui traduit le désir profond de vivre une
autre réalité
1. Une parenthèse au goût de liberté
- Champ lexical de l’impatience
- Description d’un paysage bucolique + mouvement ascendant du regard
2. L’expression d’un besoin d’évasion (physique et intellectuel)
- Champ lexical de la liberté (verbes d’action relatifs au départ)
3. L’expression d’un mal-être
- Champ lexical de l’étouffement / enfermement
- Métaphore du feu
 Une personne écartelée entre son cadre de vie et ses désirs

VI/ Le pouvoir de la langue romanesque selon Juliet

1. L’art du fragment : au regard de l’extrait 3, nous percevons que l’écriture


romanesque chez Juliet n’est pas figée et qu’elle prend parfois l’allure d’une
écriture poétique. Le rythme de la phrase suit et mime les émotions de l’auteur.
Le lecteur perçoit très fortement la sensibilité de Juliet. L’écriture se plie donc
totalement à la volonté de l’auteur. La typographie et l’anaphore traduisent
l’intensité de cet hommage aux deux mères mais également à l’humanité tout
entière via l’utilisation de l’anaphore en « Ceux et celles qui ».
L’art du fragment est une constante dans ce court roman : tout d’abord, par la
brièveté du récit (un dyptique pour 3 vies finalement : hommage à la mère
biologique, à la mère adoptive et re-naissance de l’auteur grâce au processus de
l’écriture).

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L’écriture de Juliet réussit la prouesse de dire l’essentiel dans une langue très
simple et très épurée qui offre de très belles images (métaphores et
comparaison). (Nombreuses phrases nominales, anaphores qui rythment
l’enchaînement des idées, phrases simples et phrases complexes mais par
juxtaposition ou coordination mais la simplicité n’est jamais au service de la
facilité ou de la superficialité).
 L’écriture explicite la faille (la douleur) de l’auteur avant de réussir peu à peu à la
combler. Il s’agit bien d’une écriture thérapeutique voire parfois d’une sorte de
prière.

2. Commentaire littéraire du texte 3

Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un


double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle
a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance, et dont il a
découvert l’existence à sept ans, lors de son décès. D’autre part, une seconde partie se
présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux
parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre une sorte de dialogue avec ses
origines. Le passage étudié se situe à la fin de la seconde partie. L’auteur a parcouru les
étapes de sa vie : l’enfance dans sa famille adoptive, l’école militaire à Aix, les études de
médecine à Lyon, jusqu’au moment où il décide de tout arrêter pour devenir écrivain. Le
livre se clôt donc sur sa naissance en tant qu’écrivain de Lambeaux, en une mise en
abyme.
Quels objectifs Juliet assigne-t-il à son projet d’écriture ?

Ce passage s’oppose à la structure même de l’œuvre, puisque c’est la mère


originelle qui occupe la plus grande place dans Lambeaux, or dans ce passage Juliet lie
ses deux mères pour n’en faire plus qu’une. Cette dimension est formulée avec une
formule assez semblable à celle d’un conte : « Un jour, il te vient le désir… », comme si
cette naissance se faisait indépendamment de toute volonté consciente.
L’auteur pose ainsi un entrecroisement entre les deux mères. Ce double choix est
mis en évidence par les parallélismes rythmique et sémantique, avec l’article qui en fait
des symboles. Il place en tête de chaque fragment la mère naturelle, avec « l’esseulée »,
« l’étouffée », « la jetée-dans-la-fosse », autant de marques de rejet, d’exclusion
violente soutenues par l’assonance en [é], voyelle fermée. Il la présente comme une
disparue, effacée même des mémoires dont seul subsiste « le vide créé ». En contraste
avec elle, il y a la mère adoptive, « la vaillante », « la valeureuse », « la toute-donnée »,
adjectifs qui traduisent une force, une offrande, un don de soi, amplifié par l’assonance
en [a]. Elle, au contraire, s’impose par « son inlassable présence ».
Toutefois à travers ces oppositions, qui ressemblent aux épithètes qui, chez Homère,
grandissent les héros, ces deux mères se complètent : elles trouvent leur conciliation en

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l’écrivain lui-même : « Dire ce que tu leur dois. », « Montrer tout ce qui d’elles est passé
en toi. »
Mais pourquoi leur consacrer une biographie ? C’est d’abord une façon de leur
rendre ce qu’elles ont donné, réponse posée en parallèle aux actes des mères, exprimés
par trois infinitifs : « t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce
lumière ». Cette dernière formule crée une image quasi religieuse, peut-être
précisément parce que la mère naturelle n’était, en fait, présente que dans un au-delà
céleste. En écho, nous trouvons les trois phrases à l’infinitif dans le paragraphe suivant :
« Dire ce que tu leur dois », « Entretenir leur mémoire », « Leur exprimer ton amour ».
Ainsi l’écriture se donne pour but l’expression d’une forme de gratitude.
Mais il affirme aussi sa volonté de réparer ce qui est perçu comme une injustice,
les réunissant à nouveau : « Ni l’une ni l’autre de tes deux mère n’a eu accès à la parole ».
Cela se traduit comme un projet d’écriture, dans trois phrases au futur de certitude
sans même de reprise du pronom-sujet : « tu les tireras de la tombe. Leur donneras la
parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours tu. ». L’écriture est donc bien une re-création
fictive : l’écrivain redonne une vie autre à la personne réelle, en lui prêtant ses
propres mots.

L’écrivain se présente comme un véritable démiurge : il fait œuvre de création


par ses mots. Mais, en même temps, c’est pour dire ses deux mères qu’il est devenu
écrivain : elles lui ont donné, une nouvelle fois, une nouvelle forme de vie.

La dimension autobiographique apparaît comme une seconde étape, nettement


signalée par le connecteur « Puis », s’enchaînant logiquement à la précédente : nous
passons de « en toi » à « ton parcours ».
Pour l’objectif autobiographique de l’écriture, de la même façon que pour les deux
mères, ce sont trois infinitifs qui servent de base à sa présentation. En expliquant son
désir de « relater [s]on parcours », il exprime sa volonté de se prendre soi-même comme
héros d’une « aventure de la quête de soi », à la façon du chevalier qui s’engage dans le
chemin d’une initiation. En même temps, nous comprenons mieux le choix du pronom
« tu », justifié par une sorte d’étrangeté à soi-même, à la façon de la formule de
Rimbaud : « Je est un Autre ». La formule « tu as été contraint de t’engager » donne,
comme pour le récit biographique, le sentiment que cela se passe en dehors de toute
volonté consciente, comme un destin qui s’impose à soi. Puis, avec « [t]enter d’élucider
d’où t’est venu ce besoin d’écrire », la quête se transforme en enquête : il va remonter
aux sources du « moi ». C’est ce qui explique le parallélisme établi, à plusieurs reprises,
entre sa mère naturelle, tenant son « journal » et lui-même. Enfin, il adopte la fonction
de conteur, toujours dans le désir d’expliquer, cette fois en s’adressant plus
directement au lecteur : « Narrer les rencontres […] qui t’ont marqué en profondeur et
ont plus tard alimenté tes écrits. »
L’écriture est donc explicative, dans ce texte qui joue le rôle d’une mise en abyme :
l’autobiographie se montre en train de naître. Le titre semble s’être immédiatement
imposé : « Ce récit aura pour titre Lambeaux ». Cette courte phrase au futur le pose
comme une certitude, sans doute parce qu’il correspond au sentiment initial d’une vie
faite de morceaux déchirés, à la façon d’un puzzle, et à la démarche d’enquête.

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En revanche, plusieurs difficultés sont mentionnées dans la rédaction : « Mais
après en avoir rédigé une vingtaine de pages, tu dois l’abandonner. » Elle s’est arrêtée à
peine commencée, mais toujours comme sous l’emprise d’une force extérieure. Cela vient
de la souffrance que l’écriture ravive, les peurs de l’enfance, les traumatismes : « Il
remue en toi trop de choses ». L’écrivain se montre comme emprisonné dans une prison,
d’où les verbes « t’affranchir de ton histoire », « gagner ton autonomie », c’est-à-dire
cesser d’être celui qui a été créé par une mère disparue pour « se créer » soi-même par
l’écriture. L’autobiographie fait naître un nouveau « moi », le personnage qui ne dépend
que de l’écriture : ce sera donc elle qui lui donnera sa forme, en le libérant de toute
attache extérieure.
D’où, comme dans un récit d’initiation, l’image d’un combat : il lui faut
« longuement lutter pour conquérir le langage ». La restriction « du moins » oppose, en
effet, deux types de « parole ». Face à la parole banale, celle de la vie quotidienne, une
parole toute faite, construite autour d’automatismes, il recherche la parole personnelle,
authentique, à laquelle il accorde trois fonctions quasi thérapeutiques, en gradation :
« se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots ».
À la façon du mécanisme en œuvre dans la psychanalyse, l’écriture est montrée comme
une véritable catharsis qui permet de passer du néant à l’être, de se conquérir soi-
même à travers les mots choisis pour se représenter.

À la fin du texte, les objectifs fusionnent, en s’élargissant encore. La


biographie et l’autobiographie, qui pouvaient sembler s’opposer, vont se réunir par le jeu
des pronoms, à la fois dans le combat pour les mots, « ce fut autant pour elles que pour
toi », et dans la naissance de l’œuvre : « Lorsqu’elles se lèvent en toi ». Leur présence
s’impose à l’intérieur même de l’écrivain. Enfin, cela se réalise dans le dialogue intérieur
entrepris : « tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole » est mis en parallèle
avec « tu leur parles » : il s’agit donc d’instaurer le dialogue profond qui a tant manqué
aux personnages.
Cela explique les échos incessants entre les paroles prêtées à la mère – qui
relèvent de la fiction, même s’il y a pu y avoir enquête – et sa propre vie intérieure. C’est
donc l’écriture qui réalise la conciliation entre chacun des deux aspects du projet.
Une fois les deux mères réunies entre elles d’abord, ensuite à l’écrivain, l’image s’élargit
encore. Elles deviennent le symbole du silence auquel l’écrivain remédie. D’où la
métaphore « la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots », pour
désigner ceux qui n’ont pas pu accéder au langage, qui sont donc condamnés à ne pas
exister. Il établit alors une longue liste de catégories, qui soulignent deux causes
principales de se silence.
Ouvre et ferme la liste le traumatisme de l’enfance : « ceux et celles qui ne se
sont jamais remis de leur enfance », « ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une
fondamentale détresse ». Ce traumatisme initial est montré comme meurtrier, à travers
des choix lexicaux très violents : ils « s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été
aimés », et ils « crèvent de se mépriser et se haïr », selon un raisonnement d’une
terrible logique. Si je n’ai pas été aimé, c’est que je ne suis pas aimable, il est donc juste
que je ne m’aime pas moi-même.

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Ce traumatisme se prolonge en négation par autrui : ils « n’ont jamais été écoutés »,
« ont été gravement humiliés ». Quand autrui me refuse la parole, il me renvoie, en
effet, à un néant, là encore violemment exprimé : « ceux qui étouffent de ces mots
rentrés pourrissant dans leur gorge ». Nous en arrivons à une image à connotation
religieuse, celle du martyre du Christ : ils « portent au flanc une plaie ouverte », comme
celle causée par le coup de lance qui avait blessé le Christ sur la croix.
En parlant à la place de celles - et ceux - qui n’ont pas parlé, et en disant ce que lui-
même avait ressenti en silence, l’écrivain peut alors consoler ceux qui se reconnaîtront
dans cette parole : c’est là une autre fonction du tutoiement choisi dans l’œuvre,
chaque lecteur pouvant se reconnaître dans cette énumération.

L’autobiographie exprime un cheminement, une quête. La mère naturelle a offert


une première naissance, en donnant la vie. Puis est venue la mère adoptive, donneuse
d’amour. Enfin intervient une troisième naissance : l’accouchement de soi-même en tant
qu’écrivain, en se transformant de sujet en personnage. Il prend ainsi en main de sa
propre vie, ce que montrera l’excipit. Cet itinéraire est présenté à la fois comme une
enquête et comme une initiation douloureuse.

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