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René Merle - "Une Naissance suspendue.

L’écriture des “patois” : Genève,


Fribourg, Pays de Vaud, Savoie, de la
pré-Révolution au Romantisme", (en
collaboration avec le Glossaire des
patois de la Suisse romande), Société
d’études historiques du texte dialectal,
1991, 112 p.
Prospectus de présentation de la S.E.H.T.D :

Dans Une Naissance suspendue, l’écriture des "patois" :


Genève, Fribourg, Pays de Vaud, Savoie, de la pré-
Révolution au Romantisme, nous présentons un ensemble de textes extrêmement
mal connus et difficiles d’accès, centrés sur les péripéties des révolutions genevoises
dans les années 1770-1790, des révolutions fribourgeoises et vaudoises, ainsi que sur
les tentatives de création littéraire.

4ème de couverture

Précocement francisées, Savoie et Suisse romande, qui parlaient des variétés d’un
même “idiome natal” francoprovençal, ont longtemps imité, voire dépassé, le modèle
français : le parler du peuple, le “patois”, ne s’écrit pas. Mais dans les années 1770-
1840, autour de la secousse révolutionnaire dont Genève donne précocement le signal,
alors que la Savoie persiste dans son blocage linguistique, se risque une originale
écriture dialectale, qui dans les domaines politiques (Genève surtout) et littéraires
(Fribourg et Vaud) est un remarquable témoignage de mentalités.

Une naissance suspendue présente les conditions historiques et sociolinguistiques du


blocage relatif, et particulièrement significatif, de l’écriture savoyarde, comme celles
de l’apparition (mais aussi de l’échec) d’une écriture genevoise, fribourgeoise et
vaudoise.

Le lecteur y trouvera de nombreux textes qui n’avaient plus connu la publication


depuis leur parution : en particulier la totalité des textes politiques genevois, de
nombreux extraits des textes fribourgeois et vaudois, accompagnés de documents
rares ou inconnus.

Une approche sur un épisode mal connu de la francisation culturelle de la Suisse


romande, et de la dialectique de la Langue et du “parler natal”.
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Présentation historique : René Merle, professeur agrégé, docteur ès lettres.


Présentation linguistique et traductions : Glossaire des patois de la Suisse romande.

TABLE DES MATIERES

Introduction - p.7 Cf ; ci-dessous

Présentation linguistique - p. 9

Savoie - p.15
- René Merle : À propos de la chanson “Adieu paura aigla...”, chantée en Provence à la
chute du Second Empire.

Genève jusqu’en 1815 - p. 23

Pays de Vaud et Fribourg jusqu’en 1815 - p.61


- René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) - Pays de
Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture littéraire (1)
- René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) - Pays de
Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture littéraire (2)
- René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) : République
hélvétique (1798-1803)
- René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) - 1803-1815.
Suisse 1815-1842 - p.98 - René Merle, Suisse romande 1815-1842 : autour du débat de
Fribourg sur le patois (francoprovençal)

Conclusion - p. 107

René Merle - Introduction


Sur le territoire qui sera celui de la France et des états francophones voisins,
l’évolution du latin a fait naître trois grandes langues. Le français, dialecte d’oïl,
devient langue d’état à partir de sa fortune politique. L’occitan, langue des états, puis
des provinces du sud, est relégué au rang de patois après le 15e siècle, mais le
souvenir de sa dignité perdure. Les parlers plus tard définis comme
francoprovençaux, qui ont peu connu et tôt perdu l’usage administratif, sans porter
un usage littéraire majeur, ne participent que du statut péjorant du patois. “Patois” :
le mot, rejeté par les défenseurs de l’occitan, est accepté en par les amateurs de
“l’idiome natal” dans la zone francoprovençale. Ce vaste domaine occupe ou occupait
en France le sud de la Franche-Comté, la Bresse, le Lyonnais, le Forez, le nord du
Dauphiné, la Savoie ; en Italie le Val d’Aoste, les hautes vallées entre Suze et Aoste ;
en Suisse, les cantons de Genève, Neuchâtel, Vaud, une partie des cantons de
Fribourg, du Valais, de Berne et du Jura. Dans cet ensemble partagé au 18e siècle
entre quatre états, France, Savoie, Genève, Suisse, aucune structure, aucun cénacle ne
les a promus en outil de pouvoir et de culture. Et, malgré une intercompréhension
empirique, les usagers situent rarement leurs parlers dans un ensemble dépassant le
cadre de la petite patrie.

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En présentant les publications dans “l’idiome natal” de Savoie, Genève, Fribourg,


Pays de Vaud, qui accompagnent, à partir de 1750, une poussée décisive de
francisation, nous souhaitons mettre en évidence les spécificités d’une écriture qui,
participant des déterminations culturelles françaises, se manifeste publiquement
dans un cadre national non français . Les rares textes du Jura, de Neufchâtel, du
Valais sont semble-t-il demeurés manuscrits, et ne seront donc pas évoqués ici,
malgré leur intérêt. Nous arrêterons cette rapide présentation au début des années
1840, quand la création laisse, pour un temps ou pour toujours, place aux nostalgies
patrimoniales.

Au 18e siècle, le souvenir d’une gloire passée peut autoriser une écriture occitane du
plaisir. L’écriture francoprovençale, faute de cette caution, ne vaincra guère le tabou
diglossique : en France, le francoprovençal s’imprime à peine, en Savoie il ne
s’imprime pas. Par contre Genève et la Confédération voient naître une publication
dans l’idiome. Ces différences de statut d’une même langue posent le problème des
données nationales dans le cadre de la modernité européenne.

Ces textes, remarquablement inventoriés, mais rarement réédités, ne subsistent qu’en


un nombre infime d’exemplaires. Sans envisager ici une restitution exhaustive, qui
nécessiterait une pagination et des ressources dont nous ne pouvons disposer pour
cette publication, il nous est apparu intéressant d’en donner à lire : il n’est pas
question de révéler des chefs d’oeuvre méconnus, mais le corpus mérite mieux que
nostalgie passéiste ou vérification érudite. La place dont nous disposons nous
interdisant de donner la totalité des textes, nous avons choisi de donner la totalité des
pamphlets genevois, textes rares, voire inconnus, et jamais réédités. Les textes
vaudois, ceux de Bridel en particulier, sont plus accessibles. Nous privilégions donc
dans cette zone les pièces d’intervention, comme Le Poile à Jean-Pierre, savoureux
document piégé, et des documents inconnus comme la lettre de Veillon à Bridel. Les
textes fribourgeois posent un problème particulier : Python a fait œuvre, qu’il
conviendrait de traiter de façon spécifique, et nous nous bornons à une rapide
présentation, de même que pour "Les Chevriers" de Bornet, relativement faciles
d’accès. Nous insistons par contre sur les documents à caractère historique, présentés
dans des revues spécialisées difficiles d’accès aujourd’hui.

Il était également exclu, pour des raisons de pagination, de donner la traduction de la


totalité des textes. Mais nombre d’entre eux le sont intégralement.

Une lecture “en qualité” expédiera aux oubliettes ces textes sans postérité, mais une
lecture “linguistique” les traite en documents sur des états de langue (authenticité
langagière, poids du modèle français, etc), une lecture historique et sociolinguistique
s’attache à l’usage que des hommes de chair et d’os ont cru bon faire de l’idiome natal
vaincu par l’histoire.

Tous nos remerciements vont au Glossaire des patois de la Suisse romande, qui a
toujours si aimablement facilité et encouragé notre recherche, donné une
introduction linguistique et assuré les traductions des textes qui n’avaient jamais été
édités.

René MERLE

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Cette étude a été prolongée par un entretien à la Radio Suisse Romande - “Province-nos
patois” les 1 et 15 - 06- 1991 et par une conférence donnée à Genève le 10 décembre 1992

Genève, fin XVIIIe, début XIXe.

Les publications “patoises” dans les révolutions de Genève :


une originalité historique au temps des Lumières.
Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 1992, pp.33-52

Texte de l’intervention donnée à la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève le 10


décembre 1992.

Mesdames, Messieurs,

Votre aimable invitation, qui me donne le plaisir de rencontrer tant de connaisseurs de


l’histoire genevoise, me fournit l’occasion de répondre à une question souvent posée :
pourquoi un chercheur français, tourné vers d’autres horizons, s’intéresse-t-il à l’écriture
“patoise” dans les Cantons francophones ? Et, en ce qui concerne Genève, en quoi cette
écriture, si précisément inscrite dans la spécificité et l’histoire de la cité-état, peut-elle être
éclairante pour un historien des usages langagiers du Midi de la France ? C’est ce second
point que je vais essayer de préciser ce soir, à partir d’un bref survol de l’écriture patoise
genevoise au XVIIIe siècle. Je ne présenterai évidemment pas ici une bibliographie complète,
ni une étude détaillée des textes sur lesquels se fonde l’analyse : je me permets de renvoyer à
cet égard à Une naissance suspendue.

Je précise que j’emploie le mot “patois” (qui serait péjoratif chez moi) dans son acception
romande ordinaire dont témoigne l’appellation du Glossaire des Patois de la Suisse Romande.
Glossaire que je remercie vivement pour avoir bien voulu accompagner Une Naissance
suspendue d’une présentation linguistique, et assurer la plus grande partie de la traduction
des textes.

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1 - Des raisons d’une enquête.

Pourquoi cette incursion dans l’écriture patoise genevoise ? Bien que fournissant un matériau
à l’étude dialectologique, elle n’en participe pas directement. Elle ne saurait guère procéder à
Genève d’une “maintenance patoisante” (même si elle a pu intéresser indirectement des
“mainteneurs” de Savoie et du Canton de Fribourg, où le patois est encore parlé). Mais,
puisqu’il s’agit de “maintenance” ou de mort d’une langue vaincue par l’histoire, je tiens à
dire combien cette étude a pu m’interpeller affectivement : émotion de rencontrer dans les
archives de la cité du Refuge tant de patronymes occitans, plaisir de retrouver dans son
antique langage, aujourd’hui oublié, tant de mots encore vivants en occitan, et au delà,
surtout, interrogation sur le cheminement des hommes et des mots qui tissent leur vie.

Cette recherche s’inscrit avant tout dans une démarche comparative , visant à mieux
comprendre les rapports entre le français et les parlers “abandonnés au peuple” : au plan de
l’écriture, la triomphante glottophagie française et les réactions de compensation
“patoisante”, à l’œuvre dans la France des Lumières, agissaient-elles de la même façon dans
d’autres états officiellement francophones (Royaume sarde, Cantons suisses, République de
Genève) où se perpétuaient des parlers occitans et francoprovençaux ?

C’est dire que mon intérêt pour le texte “patois” ne relève pas (seulement) du plaisir du
découvreur-collectionneur de pièces rares. En répondant à la question explicitée : “Pourquoi
vous intéressez-vous à l’écriture patoise genevoise ?”, je réponds aussi à la question souvent
éludée par politesse : “Mais enfin, pourquoi s’intéresser à une production textuelle aussi
mineure, aussi dépourvue d’intérêt littéraire, aussi illisible aujourd’hui ?”. Je reprendrai à cet
égard le propos d’un membre éminent de votre société qui constatait il y a plus d’un siècle :
“Le retrait du patois devant le français /.../ est un des événements les plus importants que
l’on puisse observer, et un de ceux auxquels on donne le moins d’attention” . En ce domaine,
les rapports diglossiques (langue “haute” - langue “basse” et réactions de compensation) mis
en place depuis la Renaissance en zone francophone marquent encore, sans qu’il y paraisse,
nos conceptions de la langue et de la culture, bien que les “patois” aient perdu la partie.

Permettez-moi, pour mieux situer cette démarche comparative, de rappeler très rapidement
quelques données générales.

La zone actuelle de la francophonie, on le sait, s’est lentement superposée à trois aires


linguistiques nées de l’évolution du latin :

dans l’aire des dialectes d’oïl le français, tôt promu langue d’état, renvoie les autres parlers
au rang de patois.

dans l’aire des dialectes d’oc, la langue occitane, langue de grande culture des états
méridionaux, demeure au Moyen Âge langue d’administration après la conquête française,
mais régresse au rang de “patois” avec la francisation administrative du XVIe siècle.

dans l’aire des parlers francoprovençaux, partagée au XVIIIe siècle entre France, Savoie,
Cantons suisses, Genève , “l’idiome natal”, à la différence des parlers d’oc, n’a jamais été
langue d’état, il n’a jamais porté une littérature, ni nourri une conscience unitaire. Avec la
rapide francisation des élites (qui n’empêche pas une familiarité maintenue avec “le patois”),
ces parlers, plus encore qu’en pays d’oc, sont considérés comme abandonnés au peuple, et
spécialement à celui des campagnes.

Le cas de Genève me paraissait a priori stimulant : ses spécificités politiques et culturelles, sa


modernité, son ouverture au monde, mais aussi son patriotisme empreint de “localisme”,
enclos dans une cité où tout le monde se connaît, le rapport complexe de la ville et du terroir,

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etc. me semblaient offrir aux rapports ordinaires du français et du patois des distorsions qui
pouvaient être révélatrices. M’interpellait aussi le rythme de la publication dialectale
genevoise : ce choix d’écrire dans une langue culturellement infériorisée se prolonge en effet
du XVIe siècle jusqu’au XIXe siècle : en témoigne un inventaire remarquable (est-il encore
complétable ? J’ai eu la bonne fortune de contribuer à enrichir quelque peu l’inventaire
romand, et je serais heureux de pouvoir entrer en contact avec les chercheurs qui
repèreraient d’autres textes non inventoriés). Mais cet inventaire fait ressortir les
discontinuités chronologiques de cette production patoise. Il était tentant de s’interroger sur
leur sens.

M’interpellait surtout la nature du parler genevois. Genève, indépendante depuis 1530, a en


commun avec ses voisins savoyards ou gessiens, non seulement le français (que les Genevois
maîtrisent, et lisent, mieux que beaucoup de régnicoles), mais encore le même “idiome natal”.
Pas plus que l’abondante publication française, la production patoise, ordinairement
présentée comme “en langage savoyard”, n’implique donc pas directement, une spécificité
genevoise face à ses puissants voisins, France et Savoie. Les deux langues sont communes aux
trois états, et y partagent le même statut de hiérarchisation diglossique. Cependant, dès son
apparition au XVIe siècle, l’écriture patoise genevoise (du moins les traces qui nous en
restent) est de façon dialectique au service d’une affirmation identitaire au sein même de la
discorde civile. Le premier texte genevois repéré (vers 1535) est une chanson de raillerie
contre les prêtres catholiques de la cité (la Réforme introduite en 1532, est adoptée en 1536).
Le second, en 1547, est un violent placard contre les pasteurs calvinistes. Calvin fait
condamner et exécuter son auteur présumé, le libre-penseur Jacques Gruet. Dans ces deux
textes d’agression, le patois est implicitement posé comme emblématique de la “vraie” cité : il
est cri du cœur des Genevois de “souche” contre les factions qui, au sein de la cité,
représentent une immixtion extérieure : prêtres au service de l’Evêque qui ne reconnaît pas
l’autonomie de la cité, pasteurs venus de France avec Calvin qui s’attaquent aux libertés
traditionnelles. Le patois est aussi affirmation identitaire contre la menace savoyarde. On sait,
d’après la procédure du procès de 1547, que Gruet avait écrit d’autres pièces patoises, dont
une “rime” contre le Duc de Savoie. Mais après cette première poussée d’écriture, les textes
repérés tout au long du XVIIe siècle semblent ne relever que de ce second registre,
patriotique anti-savoyard, et ne passer à la publication qu’à l’occasion de la commémoration
de l’Escalade de 1602.

Par contre, cette écriture connaît des mutations importantes, toujours en rythme discontinu,
sur le long terme du XVIIIe siècle. Une première mutation semble apparaître à l’extrême fin
du XVIIe siècle, au moment où la ville se grossit du flot des réfugiés protestants, et se
poursuit sur la première moitié du XVIIIe siècle, années de prospérité économique où,
malgré une contestation croissante, le patriciat dirige sans partage la République. Une
seconde mutation se produit vers la fin des années 1760, quand commence le temps des
révolutions.

2 - Sur le premier versant du siècle, une écriture sans publications ?

Les dernières années du XVIIe siècle en effet semblent être une première période-charnière.

La ville est depuis longtemps, officiellement et culturellement, francisée au plan de l’écriture :


en témoigne par exemple, sur le plan que nous évoquerons souvent des chansons d’Escalade,
la belle langue, forte et savoureuse, des premières compositions.

Dorénavant, c’est dans l’oralité que la cité marque sa francisation, en dégageant le français
acquis des influences patoises. Le premier traité de correction du langage de Suisse romande
est genevois. En 1703, le Conseil enjoignait de l’Audience de faire dorénavant leurs
publications en français, “et non en langue patoise”. Mais, et la remarque est valable pour
l’ensemble de l’aire occitane et francoprovençale, à toute victoire du français correspond une

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réaction compensatoire dans la fierté “patoisante”. Les dernières années du XVIIe siècle
semblent donc offrir un nœud de production patoise qui rappelle celui de la naissance de
l’écriture genevoise, au XVIe siècle. Le patois à nouveau sert une double réaction identitaire.

Ainsi, dans le conflit civil, une Chanson en l’honneur des véritables citadins de Genève le
patois unit les “vrais” Genevois dans un unanimisme mythique contre les réfugiés réformés.

Ainsi, dans le conflit extérieur, une pièce patoise de 1695-1696, que vient de nous présenter
brillamment Mr Frutiger, raille L’entreprise des Curés contre Genève. Réaction de repliement
identitaire contre l’étranger et plaisir manifeste d’écriture. où la délectation de manier
“l’idiome natal” sert le patriotisme genevois. On n’y trouve pas trace de justifications
d’écriture (vertus expressives de l’idiome, revendication linguistique, etc.) : le plaisir du
naturel suffit. L’œuvre est attribuée à l’orfèvre Jean Mussart, lié familialement au patriciat
genevois. On mesure par là combien l’écriture patoise n’est pas une écriture
sociologiquement populaire, mais bien une écriture de l’idiome natal.

Puis, comme au XVIe siècle, on semble entrer dans une phase de repliement.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle en effet, la publication patoise genevoise semble se
limiter à quelques occurrences dans l’abondante série française des chansons d’Escalade.
Cette absence presque totale d’impression se retrouve d’ailleurs absence absolue en Savoie et
dans les Cantons suisses, et contraste avec la présence, si mince soit-elle, de la publication
occitane et parfois francoprovençale de France.

Cette absence tient-elle à un effacement de l’oralité patoise genevoise devant le français


officiel, appuyé sur une alphabétisation impressionnante pour l’époque ? En fait, l’abondance
ou la rareté de l’écriture patoise, à Genève comme ailleurs, ne sont pas directement liées à la
vitalité ou à la déchéance de “l’idiome natal”. Ainsi la Savoie, encore massivement
dialectophone, le Pays de Vaud, le Canton de Fribourg, où “l’idiome natal” est bien vivant, ne
donnent pas alors de textes patois, mais Lyon fort francisé en publie. A Genève, l’oralité
patoisante demeure ordinaire dans le terroir rural évidemment, mais aussi en ville où elle
résonne aux oreilles de Rousseau enfant. Le blanc de publication genevoise relève donc sans
doute de la disparition de l’idiome que de l’infériorisation générale des patois, et aussi, peut-
être, d’une certaine distorsion de l’écriture patoise genevoise avec les registres concédés dans
la France des Lumières à l’écriture de “l’idiome natal”.

En effet, le registre français de la communication efficace est essentiellement religieux. En


France méridionale, où le “peuple” a souvent un accès malaisé au français et à la lecture, la
communication élites, administration / peuple au plan administratif et politique, est assurée
oralement par des intermédiaires naturels (prêtres, notaires, régents, etc.), qui traduisent les
textes français en “patois”. Informer par la publication patoise un peuple qui ne sait pas lire
n’aurait guère d’intérêt. Et, dans la mesure où ce peuple n’apprend à lire qu’en français,
pourquoi recourir au texte patois ? D’ailleurs le pouvoir et les classes dominantes ne poussent
guère à la francisation, qui s’effectue plutôt par osmose et imitation. Maintenir le peuple dans
l’oralité de sa langue revient d’une certaine façon à le maintenir “à sa place”, à le défausser du
débat culturalo-politique mené en français par les élites éclairées. Tout au plus utilisent-elles
“l’idiome natal” dans quelques entreprises d’agression burlesque lors des grandes querelles
du siècle (Jansénistes, Jésuites, Parlements, etc.).

Par contre, depuis la réforme tridentine, l’église catholique ne néglige pas l’usage des parlers
vernaculaires pour assurer le contact avec les humbles. Ainsi, les recueils (imprimés) de
cantiques en langue d’oc servent de support à la parole et à la piété populaires méridionales.
Tout en transgressant ainsi le tabou de publication qui pèse sur les patois, l’Eglise maintient
cependant “l’idiome natal” en situation d’infériorité diglossique : le prêche patois, le recueil
de cantiques en “langue vulgaire” ne sont que des accompagnements de la pastorale française.

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Au contraire, en zone francoprovençale de France et de Savoie, l’église catholique privilégie


l’oralité française et n’utilise pas l’écriture de l’idiome.

De ce fait, le contexte genevois est doublement différent. On ne s’étonnera guère, en matière


religieuse, de ne pas rencontrer d’écriture du “patois” : les calvinistes ont toujours fait de la
Lettre française le fondement de leur enseignement. La médiation entre Dieu et l’individu est
assurée en dignité par la langue du Pouvoir. On a imprimé la liturgie anglicane à Genève,
pour la communauté anglicane de la cité, et un grand nombre de textes religieux sont
destinés, au-delà des Genevois francophones, à l’ensemble des églises calvinistes et réformées
de langue française. Mais on ne repère pas la moindre impression de liturgie “savoyarde” ou
“occitane”.

Ce qui ne dispensait pas les pasteurs protestants de recourir, si nécessaire, à la


communication orale la plus efficace. L’anonyme auteur genevois de 1695-1696, à travers un
supposé affrontement burlesque, et patois, entre curés savoyards, se paye même le luxe de
ridiculiser l’église catholique qui maintient ses ouailles dans l’ignorance en n’employant pas
le parler savoyard. Au curé de la Roche, qui s’exclame : “Pourquoi parler d’autres espèces de
langues / Au paysan que ce qu’il peut entendre ? / Il faudrait dire afin de le rendre meilleur, /
Et messes et vêpres en bon savoyard” , le curé de Flumet répond : “Savoir parler sans que
personne s’en instruise, / Ce sont les secrets de notre sainte mère l’Eglise” .

Mais même les Protestants soucieux d’une communication orale efficace en patois
n’envisagent pas une publication dans l’idiome. C’est par le français, écrit, porté par la force
collective de l’église, que s’opère la médiation entre la divinité et l’individu. À cet égard,
l’influence genevoise est décisive en ce qui concerne la politique linguistique des
communautés protestantes occitanophones du Piémont (Vaudois) et du Midi de la France,
dont les pasteurs avaient tant de contacts avec la cité du Refuge.

La publication religieuse est ainsi par définition barrée au patois. En allait-il de même pour la
publication politique ? La vie politique (agitée) de la République se soutient d’une
extraordinairement abondante publication de brochures. En un temps où, on l’a vu, le patois
est encore vivant à Genève, pouvait-il y trouver une place pratique ou symbolique ? Dans les
troubles qui agitent alors la cité (1707, 1738), des leaders populaires jouent de l’oralité patoise,
sans doute moins par souci de communication efficace que par stratégie politique : le patois
est à la fois représentation du “peuple” sociologique, apanage des “vrais” Genevois, legs
emblématique d’un passé mythique auquel se réfèrent les protestataires. Mais Genève ignore
le clivage absolu peuple-élites, à la française. Les oppositions sociales qui sous-tendent ses
conflits politiques sont transcendées par la notion de citoyenneté, qu’on en jouisse
(entièrement ou partiellement), ou qu’on y aspire. J’emploie volontairement ce terme de
citoyenneté, pris en son sens moderne, dégagé de la traditionnelle notion de “bourgeoisie”,
pour insister sur ce qui est en gestation dans une situation où, à première vue, les
revendications démocratiques s’inscrivent seulement dans la réappropriation ou
l’élargissement des antiques libertés.

Or cette appartenance citoyenne relève de la Loi, à laquelle seule le français est adéquat. Les
protestataires de 1707 savent à l’occasion utiliser oralement le patois, mais l’argumentation
écrite en dignité, si elle surmonte la barrière de la censure, ne saurait franchir celle de
l’infériorisation diglossique. Quelle que soit la vitalité relative du patois en milieu urbain,
toute entreprise d’écriture “sérieuse” de l’idiome n’apparaîtrait-elle pas déplacée ?

L’absence de publication patoise dans la communication efficace genevoise a donc un tout


autre sens qu’en France et qu’en Savoie. Certes, partout le français est langue du pouvoir.
Mais la monarchie absolue ne recherche pas vraiment que le peuple ait accès à la langue de
majesté, imposée en communication descendante. A Genève, par contre, s’est mise en place,
sans théorisation, mais par le relais évident de la conception religieuse de la Langue, une

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autre conception qui dépasse l’imitation formelle de la norme française : les rapports de
l’individu-citoyen et de la Loi se font dans la médiation de l’unique langue citoyenne,
virtuellement commune à tous, et donc officiellement imposée.

Dans la France des Lumières, même si les publications les plus nombreuses sont à caractère
religieux, le vrai registre de l’écriture de “l’idiome” occitan et francoprovençal est celui du
divertissement dans la connivence bourgeoise. Les auteurs trouvent dans le naturel de
l’oralité patoise un contraste savoureux avec le français du “Bon Ton”. “Bon Ton” dont ils
relèvent pourtant : il faut avoir franchi la barrière de l’éducation pour se permettre l’écriture
patoise. En ce domaine cependant, l’originalité n’est pas d’écrire, mais de publier. Pour
l’essentiel, ces textes de plaisante transgression compensatoire demeurent manuscrits. Car la
publication implique la socialisation et se heurte un tabou traditionnel pèse sur l’impression
de l’idiome.

Pour lever ce tabou, la publication occitane peut recourir à la justification historique majeure
des Troubadours ; faute de cette référence, la publication francoprovençale de Grenoble,
Saint-Étienne, Lyon ne peut que s’en tenir à l’exaltation des vertus spécifiques de l’idiome. La
Savoie est bloquée par l’imitation rigide des normes françaises : seuls quelques
ecclésiastiques se risquent à rimer, mais sans publier ; pour le formalisme savoyard, “l’idiome
natal”, abandonné au peuple, ne saurait relever du champ de l’écriture, encore moins de la
publication. On laisse cette fantaisie aux lettrés piémontais, beaucoup moins complexés. De
même, la publication patoise est totalement absente des Cantons suisses francophones (où
les traces repérées d’écriture manuscrite sont extrêmement rares).

À la différence de la Savoie et des Cantons, Genève connaît dans la première moitié du siècle
l’écriture de l’idiome natal. Cependant, à la différence de la France, cette écriture manuscrite
ne s’accompagne pas de publications. Ses traces et son ampleur sont donc difficilement
repérables. Pourquoi ne passe-t-elle pas à l’impression ? Il est certain par exemple que
l’impression de La Conspiration de Compesières aurait pu difficilement être tolérée par les
autorités genevoises, soucieuses de ne pas irriter la Savoie par la mise en spectacle à chaud de
péripéties récentes. Mais imprime-t-on pour autant des textes de pur divertissement ? Tout
au plus repère-t-on, sur le modèle d’un texte français du XVIe siècle, ces plaisants Cris de
Genève plusieurs fois parus en feuille volante.

Le rapport genevois à l’écriture patoise est donc ambigu. D’une part, à la différence de la
Savoie, la francitude linguistique semble ici, comme dans les cités du sud de la France,
suffisamment intériorisée, rassurante et ordinaire pour que la connivence bourgeoise ne
considère pas pêcher ni déchoir en recourant malicieusement au vieux parler d’enfance.
D’autre part, on ne va pas jusqu’à suivre Grenoble, Lyon ou Marseille jusqu’à la publication.
Les normes diglossiques sont encore trop contraignantes.

Il faut, pour sauter le pas, une autorisation inscrite par l’Histoire dans la conscience
genevoise : l’échec de l’entreprise du duc de Savoie contre Genève en 1602. La
commémoration de l’Escalade autorise une rupture de ce tabou de publication. Parmi les
nombreux textes français publiés à cette occasion depuis le début du XVIIe se glissent
quelques textes patois, qui participent du même registre patriotique et anti-savoyard. Bien
que la chronologie des chansons d’Escalade ne soit pas établie (la plupart des feuilles ne sont
pas datées), il semble que les débuts du XVIIIe siècle aient infléchi les registres de la
célébration. Tout en perpétuant l’impression de textes patois antérieurs déjà “patrimoniaux”,
comme le célèbre Cé qu’é lainô, on passe de l’exaltation patriotique à la mise en forme
plaisante des rapports de voisinage et de complémentarité économique entre Savoyards et
Genevois. En témoignent plusieurs publications datables de la première moitié du XVIIIe
siècle par des indications contenues dans le texte. Ces registres nouveaux contrastent avec les
textes antérieurs. Du Cé qu’é lainô, (datable de la seconde moitié du XVIIe siècle ?) un recueil
paru à Genève sous l’Empire écrit que cette chanson “est considérée comme le morceau le

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plus purement écrit en langue romance savoyarde qui nous ait été conservé”. Il ajoute, en ce
qui concerne des pièce datables de la première moitié du XVIIIe siècle : “Les deux suivantes,
fort postérieures pour la date, fort inférieures pour le mérite”.

Ces chansons de l’Escalade sont toujours présentées comme étant “en langage savoyard”. Et
quand elles opposent le Savoyard et le Genevois, il n’y a pas de partage des langues : les deux
protagonistes s’affrontent en en plaisante joute patoise. Ce type de publication n’est donc
précisément genevois que dans la mesure où “l’autorisation” (psychologique et idéologique)
d’imprimer du patois ne relève que d’une spécificité genevoise (la célébration de l’Escalade)
et non d’une imitation de modèles extérieurs d’écriture (français ou savoyards).

3 - Le temps des Révolutions : un passage à la publication.

Avec l’affaire de la condamnation des livres de Rousseau (1762-1768), Genève frappe les
premiers coups des révolutions européennes, dans l’affrontement entre Négatifs (patriciens),
Représentants (qui contre l’oligarchie veulent redonner son pouvoir au Conseil Général des
Citoyens et Bourgeois), Natifs (descendants des réfugiés huguenots, qui réclament l’égalité
économique et la citoyenneté politique dont ils sont privés). L’utilisation identitaire de
l’idiome va prendre sa place dans le conflit civil.

La fin des années 1760 m’apparaît à cet égard comme une rupture du point de vue de la
socialisation des textes : on passe d’une écriture manuscrite de l’intimité bourgeoise à une
publication sur la place publique, d’une écriture de divertissement et de moquerie à une
écriture d’argumentation qui accompagne ce temps des révolutions : la fin des années 1760 et
les années 1770 qui préparent la secousse de 1781-82, puis les bouleversements liés à la
révolution française.

C’est sur cette rupture et sur les textes alors publiés qu’a porté l’essentiel de ma réflexion
dans Une Naissance suspendue. La mise en perspective historique s’accompagne d’une
restitution des textes de cette période. Ils étaient très difficilement accessibles : quelques
exemplaires conservés, parfois un seul. Et, la différence de textes patois antérieurs, ils
n’avaient jamais été réédités. Est-ce seulement parce que, à la différence des textes réédités,
ils sont apparus aux amateurs de “l’idiome natal” comme dépourvus de la saveur propre à
l’écriture patoise, et aux historiens en redondances du propos français dominant ? Cette
absence de réédition procède-t-elle d’un blanc (plus difficilement analysable) de la
conscience genevoise ? Les textes méritaient en tout cas d’être versés au dossier de l’histoire
de la Cité et de la sociolinguistique historique.

Cet usage de “l’idiome natal” dans les conflits civils genevois montre combien, par rapport au
français, le statut du patois n’est pas univoque.

On retrouve la traditionnelle fonction d’exultation et de rassemblement identitaire : le patois


est cri du cœur. L’argumentation écrite a été française, mais, après l’affrontement physique,
comme en 1767 par exemple, le patois accompagne la victoire d’une chanson de liesse. Sur le
modèle d’une chanson d’Escalade, elle est signe d’unanimité retrouvée dans le triomphe des
“vrais” Genevois (en l’occurence les Représentants) sur ceux qui avaient fait appel à la France
et aux Cantons pour maintenir leur pouvoir. Cette double fonction symbolique ne peut être
opérante bien sûr que si on a encore le patois dans l’oreille, sinon en bouche. Mais elle
n’implique pas la publication.

Une mutation importante s’opère de la fin des années 60 à la crise de 1781-1782, quand, dans
le camp des Représentants, certains choisissent de recourir à la prose d’argumentation
patoise dans le combat contre l’oligarchie.

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Ces textes, sans délaisser complètement les registres de la dérision et de l’agressivité,


s’attachent surtout à fournir une explication de la situation et une argumentation politique.
Ils impliquent donc pleinement le passage à la prose. Une prose qui est reflet de l’explication
orale, retient de la parole populaire son naturel mais refuse le jeu systématique du
dépaysement langagier. Le fait est d’autant plus intéressant que les auteurs sont à l’évidence
de bons connaisseurs ou pratiquants de l’idiome. Ces textes de communication efficace sont
imprimés et diffusés. Certes, sous réserve d’inventaire, ils semblent être apparus en nombre
limité, mais cette présence, aussi réduite soit-elle, est une vraie nouveauté, qui contraste avec
l’absence de textes d’argumentation patoise dans les états voisins : le recours à une écriture
patoise mise en normalité relative procède donc du débat politique, de l’aspiration
démocratique, et non d’une “pression patoisante”.

En cette seconde moitié du siècle en effet, l’oralité patoise, toujours importante (citadins
adultes, paysans du terroir, immigrés savoyards), se rétracte lentement. Il semble plutôt que
la publication de tels textes implique une certaine déculpabilisation dans l’usage du patois en
matière d’argumentation écrite : on ne relève pas dans ces textes, à la différence de textes
identiques qui seront publiés sous la Révolution française, de justifications du type : “Je vais
vous dire cela en patois parce que je ne sais parler le français”, ou “parce que vous comprenez
mal le français”. On considère comme acquise la généralisation de l’instruction (française)
permettant la lecture, y compris celle du patois (orthographié selon les normes françaises).
Pour autant les destinataires sont-ils “ciblés” dans les couches de la population les plus
attachées à l’oralité patoise ? L’usage du patois a-t-il une portée symbolique dépassant
cettecommunication immédiatementefficace ? On peut seulement remarquer que ces textes,
tout en posant le parler genevois en représentant du bon sens populaire contre l’oligarchie et
les puissants, ne situent pas les supposés auteurs dans des couches sociales urbaines où les
Représentants puisent le gros de leurs troupes. Bien que, à l’évidence, ces textes peuvent ou
doivent être lus par tous, c’est le batelier du lac , ou le paysan du terroir qui s’expriment. Et
même si la parole du paysan du Mandement évoque pour le citadin une forte conscience
protestataire, l ’origine sociologique “basse” de l’émetteur réduit considérablement ce qui
aurait pu être reconnaissance en normalité de la langue populaire.

En ce sens, le parti démocratique genevois ne se donne pas vraiment les moyens de son
audace linguistique. D’autres publications en témoignent sur un plan quelque peu différent.

Il est d’une part difficile de se dégager des formes antérieures de l’écriture patoise. Ainsi,
dans un pamphlet contre le leader des Natifs Cornuaud cohabitent la forme traditionnelle
(une chanson de raillerie) et la forme nouvelle (un texte d’argumentation en prose). Cette
prose, qui se veut reflet du naturel populaire (sans recherche excessive de pittoresque
langagier cependant), n’est donc pas imitation du modèle textuel français. Le patois est ici,
dans le cadre d’une connivence citadine, implicitement posé en bien commun de tous les
“vrais” Genevois, contre les Natifs descendants d’étrangers. Il ne vise pas à suppléer
l’argumentation française, mais à la doubler d’une agression redoutable, qui déconcerte la
francitude studieusement acquise de l’autodidacte Cornuaud. N’est-il pas d’ailleurs
significatif que les Natifs semblent n’avoir eu recours qu’à l’écriture française, celle de la Loi
et de la dignité citoyenne à laquelle ils aspirent ?

Il semble d’autre part pratiquement impossible de présenter directement en patois une


argumentation d’ordre général, et non circonstanciel, qui représenterait le point de vue du
citadin. Ainsi un long et curieux Entretien d’un Genevois avec un Savoyard illustre le rapport
ambigu des langues, français et patois. Dans le traditionnel face à face des textes de
l’Escalade, on l’a vu, le Genevois et le Savoyard s’affrontaient en vers patois. Par contre, dans
ce texte datable de 1778, le dialogue oppose les langues dans la complémentarité de voisinage
(le Genevois visite son enfant placé en nourrice chez le Savoyard, un tailleur de Carouge).
Cette prose est là aussi le reflet de l’oralité “naturelle” : on ne parle pas en vers. Au Genevois
le français de la ville, de la modernité, du prestige, au Savoyard le patois du terroir.

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Le texte n’est repéré dans aucune des bibliographies dialectales, alors qu’il n’a pas échappé à
l’enquête politique de Rivoire . Il ne figure pas dans la bibliographie romande (était-il
inconnu ou est-ce parce que le paysan-tailleur habite Carouge, alors savoyarde ?). Il ne figure
pas dans la bibliographie savoyarde (était-il inconnu, ou est-ce parce qu’il est répertorié dans
l’impression genevoise ?).

Le Savoyard montre au Genevois combien serait dommageable pour la République une


concurrence horlogère envisagée à partir de Carouge et Versoix. Il défend la monarchie
savoyarde et son clergé, en montrant qu’il y en fait plus de solidarité, d’égalité, voire de
liberté chez lui que dans la République ! Cette mise en scène linguistique ne laisse pas la plus
mauvaise part au Savoyard et à son patois. Son apologie de la monarchie savoyarde fait
preuve d’un bon sens critique par rapport aux lacunes de la démocratie genevoise, critique
qui profite à certaines factions genevoises tout autant qu’au Duc de Savoie. Le face à face du
Genevois et du Savoyard renvoie donc par la parole patoise des “vérités” que, en fait, des
Genevois adressent à d’autres Genevois, tout en laissant au Genevois la langue des Lumières.

L’écriture patoise a été à l’occasion une arme efficace des Représentants. Elle disparaît avec la
défaite de 1782 des registres de la démocratie genevoise. Par contre, au lendemain de cette
défaite, la publication patoise est renvoyée aux bourgeois genevois, en dérision victorieuse,
par une chansons supposée émaner d’un paysan de la Vaud, qui se gausse de ces Messieurs
de Genève : ils se croyaient grands de parler français, voulaient se gouverner et n’ont même
pas su combattre. Là encore, dans cet aller-retour français-patois, il est clair que ce n’est pas
l’adéquation de l’écrit à la pratique orale véritable qui compte, mais bien la mise en
représentation, valorisante ou dévalorisante, de l’adversaire dans son statut linguistique.
Nous revenons au traditionnel registre de l’écriture patoise : versification, dérision ou
unanimisme proclamé.

Ainsi, même limitée, dans l’état actuel de nos connaissances, à quelques dizaines de pages
imprimées, la publication patoise de Genève ouvrait des pistes que l’on retrouvera dans la
révolution française. Elle était ce faisant en complète distorsion avec ce qui se jouait au même
moment dans l’écriture patoise des Cantons suisses.

Le Pays de Vaud (bernois) et le Canton de Fribourg étaient tous deux, à la différence de


Genève, sans aucune tradition d’écriture patoise. Les années 1780 y voient naître une
tentative de littérature patriotique dans “l’idiome natal”, accompagnée de valorisation du
parler natal. En Pays de Vaud, divertissement langagier d’abord, puis dépaysement littéraire
et nostalgie patrimoniale que le doyen Bridel va mettre au service d’un patriotisme helvétique.
On sent ici les influences directes d’une mode française, propagée par le Journal de la langue
française de Domergue. Dans le Canton de Fribourg, le Gruérien Python veut faire œuvre
pleinement littéraire : il traduit Virgile en se justifiant par l’antique dignité et les vertus
expressives de la langue de la Gruyère. Là aussi sont à l’œuvre les influences françaises, en
particulier les récentes imitations de Virgile en occitan. La levée du tabou d’écriture et de
publication s’opère dans une éclosion soudaine, ouverte aux nouveaux courants de la
sensibilité européenne.

On mesure la différence genevoise : les textes qui se publient dans la République ne sont en
rien défense et illustration d’un parler genevois. Ni littéraire, ni “ethnique”, l’intervention
dialectale genevoise ne se situe que par rapport aux luttes sociopolitiques qui déchirent la cité.

En France, la Révolution va bientôt gauchir le statut des parlers occitans et francoprovençaux,


abandonnés au “peuple sociologique”. Le recours à “l’idiome natal” ne pouvait-il pas
contribuer à l’information des couches populaires qui maîtrisaient mal le français ? Ne
risquait-il pas aussi de cristalliser des symbolisations par définition contraires à la volonté
citoyenne sous sa forme la plus générale, voire de concrétiser des différenciations
menaçantes : patois, langue de l’Autre sociologique ou ethnique ?

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Genève participe à sa façon de cette dialectique, qu’elle avait


anticipée avec les textes des années 1760-1770. Lors des premiers
troubles de 1789, le pasteur Chenevière, révolutionnaire modéré,
fait chanter à la milice bourgeoise dont il est aumônier, des
couplets patois vantant l’amitié (soi-disant) retrouvée après les
premiers affrontements. Ici, le patois (imprimé) est clairement
symbole d’unanimisme, mis en scène une fois de plus dans le
moule d’une chanson d’Escalade, comme emblématique du bon
vieux temps (rêvé) où les bons Genevois vivaient en amitié, et fait
même appel, avec “le cousin de la Bredanna”, à un bien
problématique Rousseau ami du patois .

L’évolution de la situation démentira vite cette illusion. Alors que


les révolutionnaires, fidèles en cela au modèle français dominant,
n’utilisent qu’une écriture française, la publication patoise
réapparaît alors début 1793, utilisant les registres expérimentés
dans les années 1770, mais dans un retournement inattendu. Le
patricien Pictet de Rochemont fait publier une série de longs
pamphlets anonymes en prose patoise argumentative : il fait
s’entretenir deux citoyens, dont un au moins est paysan d’un Mandement toujours favorable
aux thèses démocratiques. Au nom du bon sens populaire, les quatre dialogues “entre Jaquet
et Jean-Marc” dénoncent la nouvelle Assemblée nationale, la démocratie représentative jugée
démagogique, et la menace d’égalitarisme social qu’elle porte. La langue est excellente et
montre combien la connaissance de l’idiome pouvait persister dans les couches dirigeantes de
la société genevoise. Le propos de Pictet est directement lié, en communication efficace, à
l’instauration du suffrage universel et à la consultation décisive de 1793. Avec cet effort
désespéré, qui violente les conventions diglossiques, il s’agit de toucher l’ensemble des
citoyens : ceux qui pourraient mal comprendre le français, mais plus largement tous ceux qui
sont sensibles au signe de reconnaissance patoise des "vrais” Genevois, face à la menace
française et aux “Bonnets Rouges” supposés la servir. et qui ne sera pas vain.

Cet usage du patois disparaît avec la disparition du débat politique. La victoire des
révolutionnaires ne s’accompagne que de textes en français. Leur défaite voit réapparaître le
texte patois imprimé : on en revient à la chanson de moquerie, qui écrase les vaincus, et
ressoude la communauté genevoise dans une connivence réjouie. Maigre compensation à la
disparition de la République.

Après la “réunion” à la France, la période impériale s’accompagne significativement d’un


déplacement de l’intérêt pour le patois. La fonction patrimoniale l’emporte, avec la première
réédition (dont le maître d’œuvre semble bien être Sismondi) de chansons patoises de
l’Escalade. L’optique est celle de la curiosité romaniste européenne. Le parler de Genève est
présenté comme un rameau (moribond) de la langue romane méridionale, et les chansons en
témoignages linguistiques. “Ce petit recueil peut devenir précieux non-seulement aux
Genevois et à ceux qui s’occupent de l’histoire de ce Département, mais encore des (sic)
Philologues, qui verront combien la langue Romance a de rapports avec le Portugais,
l’Espagnol, le Provençal ou l’Italien, ou plutôt combien sont rapprochés tous les dialectes de
la langue unique du midi de l’Europe”. Les textes sont donnés sans traduction, signe évident
de la normalité relative de l’idiome.

Désormais, dans les années 1810-1840, et dans un contexte de recul rapide de l’usage du
patois, Genève ne participera pas publiquement aux efforts de création d’une littérature
patoise romande, dont les centres seront Vaud et surtout Fribourg. Mais nous entrons ici
dans une autre histoire.

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Ainsi, à la fin de l’âge des Lumières, Genève a-t-elle été, en matière d’écriture patoise,
anticipatrice originale (et solitaire) d’entreprises de communication efficace bientôt reprises
par la Révolution française. Mais aux débuts du romantisme, alors que l’intérêt pour les
patois et leur écriture s’inscrivent dans la nouvelle sensibilité européenne, Genève réaffirme
son souci de correction dans l’oralité française , et perpétue résolument la seule écriture
française, qui avait depuis trois siècles si fortement servi l’image de la République dans toute
l’Europe .

René Merle

René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois - Pays


de Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative
d’écriture littéraire (1)
Sauf autres indications, les traductions et notes linguistiques ont été établies par le
Glossaire des Patois de la Suisse Romande

La dominance précoce du français ne relève pas ici de l’influence directe d’un état-nation,
mais de normes sociolinguistiques reçues de France et de Savoie. Mimétisme culpabilisant :
la publication dans l’idiome, tolérée en France, est ici totalement absente avant les années
1780. Or, à la fin du XVIIIe siècle, Vaud et Fribourg sont le berceau d’une tentative littéraire
dialectale d’autant plus inattendue que l’écriture francoprovençale est alors occultée en
France (en dehors du foyer forézien) et en Savoie.

Paradoxe apparent, avant le bouleversement révolutionnaire, l’état fédéral germanophone


respecte la francitude de ces zones (anciennement savoyardes) dont l’oralité est largement
francoprovençale, la culture écrite et la tradition administrative françaises. Les dirigeants
bernois, soucieux de communication efficace, n’imposent pas l’allemand administratif aux
Vaudois, leurs sujets depuis 1536. Indifférents à la pratique populaire du patois, les Bernois
sont sensibles au prestige du français, langue des cours, des élites, donc des notables dont ils
ont besoin pour administrer. Et, pour la bonne société vaudoise, la francitude, participation à
la culture des Lumières, est affirmation de dignité. Moins tolérante, l’oligarchie
germanophone du canton de Fribourg (entré dans la Confédération en 1481) a remplacé le
français par l’allemand administratif ; elle devra cependant transiger : le français est conservé
en Gruyère, pris à la Savoie en 1535, et la germanisation de la société échoue, malgré le
ralliement des patriciens.

Certes, la situation n’est pas identique dans les deux zones voisines, et de parlers très proches.
En pays de Vaud :

"La langue du gouvernement, de la chaire, du barreau et de l’instruction publique est la


française. On la parle assez purement, quoique avec un accent traînant, à Lausanne et dans
nos autres villes, et tous les habitans de la campagne la comprennent et s’en servent au
besoin. Mais dans leur vie domestique et entr’eux, les paysans employent le patois qu’ils
appellent Roman ou Reman". [1]

Les élites urbaines comprennent, et pratiquent, à l’occasion, un idiome de plus en plus


francisé auquel elles tiennent peu. Vaud protestant a vite basculé dans l’oralité française. À
l’évidence, le partage religieux a influé sur le destin de l’idiome : à Fribourg, poursuit Bridel,
"le vieux patois s’est conservé sans altération". Malgré le statut de langue haute du français,
l’idiome est encore national, vivant dans toutes les couches de la société de ce canton

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catholique. La ruralité “béotienne” de Fribourg en est d’autant plus raillée par certains
Vaudois. Il semblerait que les études sur l’idiome n’aient existé au XVIIIe siècle qu’en zone
vaudoise, comme en conscience de la défaite du parler natal. Sa vitalité (relative) dans le
canton de Fribourg ne suscite pas d’études de ce type.

Alors que mûrit la secousse révolutionnaire, quel est le statut du “romand” ? En Pays de Vaud,
la bourgeoisie éclairée est embarrassée de ce legs de l’histoire, dont elle n’a fait et ne peut
faire usage ni dans sa dimension “nationale” ni dans sa réduction sociologique. (Viret, Pierre,
d’Orbe, 1511-1571, disciple vaudois de Farel, disait déjà au XVIe siècle être “retombé en son
patois” pour mieux se faire comprendre. Mais cet usage semble n’avoir été qu’oral).

La conscience linguistique de cette bourgeoisie éclairée se situe mal entre la péjoration


(parler abandonnée aux ruraux), et la fierté patriotique d’y retrouver la langue qui engendra
les Troubadours. Elie Bertrand (1713-1797), pasteur à Berne, Neuchâtel, Yverdon, et
naturaliste, en témoigne. Ainsi, l’unique ouvrage suisse du siècle qui traite des patois, (E.
Bertrand, Recherches sur les Langues anciennes et modernes de la Suisse, Et principalement
du Pays de Vaud, Genève, Philibert, 1758), indique seulement : “Dialectes modernes des
Suisses François : Il y a dans ce jargon divers dialectes. Les principaux sont celui des
environs du Lac-Leman dans le Païs de Vaud, celui des montagnes d’Aigle & de Valais, celui
des Fribourgeois, celui des Neufchâtelois, enfin celui de l’Evêché de Bâle. /.../ Quelques
dialectes de notre patois du Païs-de-Vaud, qui souvent n’est qu’un latin mal construit & mal
prononcé, approchent extrèmement de cette langue Romance du XIe siècle. On peut s’en
convaincre par la comparaison. J’en dis autant du Savoyard, du jargon du Païs-de Gex, du
Fribourgeois, du Neufchatelois”. Mais il en informe au passage l’Europe cultivée, et
notamment Court de Gebelin (qui représenta les réformés français en Suisse protestante)
pour son célèbre dictionnaire [2]. Des érudits (pasteurs, professeurs) produisent vocabulaires,
grammaire [3], mais si l’idiome ne s’imprime pas, quelques traces manuscrites témoignent
d’un écartèlement d’écriture : dans Lo Conto dau Craizu, composé vers 1730, De la Rue,
secrétaire du Grand Baillif de Lausanne, met en scène pour la délectation des amateurs la
parole naïve d’un vieux paysan. Aux antipodes de cet usage “non littéraire” pointe la tentation
d’utiliser le patois en langue : selon Bertrand, Clerc, professeur à Lausanne, a traduit Ovide
au début du 18e siècle.

À Fribourg, seul un usage manuscrit situé hors de toute ambition d’écriture semble attesté.
L’usage est vecteur de satire ou de convivialité.

La publication dans l’idiome natal, depuis toujours inconnue ici, apparaît, peut-être en
symptôme de défaite, en ces années l780 où la victoire du français apparaît inéluctable. Dans
les deux zones, cette naissance semble liée par des médiations complexes à l’épanouissement
des Lumières, au bouillonnement pré-révolutionnaire. Telles ces fleurs quelques heures
apparues dans le désert, l’entreprise littéraire se révèle subitement, pour disparaître presque
aussitôt. Non sans avoir parcouru, dans sa vie éphémère, les registres contradictoires
lentement explorés, au fil des générations, dans les zones françaises à idiome.

Comme la Suisse alémanique, la "Romandie" est grosse du pré-romantisme européen. Mais


l’idiome ne participe pas, initialement, de ces émois : depuis Paris Rousseau popularise l’air
de ce Ranz, emblématique de "l’affection native", il en néglige les paroles [4]. La
reconnaissance et l’écriture de l’idiome, à la différence de ce qui peut se passer en France, ne
relèveront qu’indirectement de la résonance aux courants de la modernité.

Les premiers signes viennent du Canton de Fribourg : apparemment excentré, il est en fait,
par le commerce du gruyère, le mercenariat, ouvert aux idées nouvelles. Or son patriciat,
destructeur des antiques institutions, dirige seul, face à l’hostilité populaire et bourgeoise. En
l78l, la révolte paysanne, encadrée par des bourgeois et des “talents”, est écrasée. Un des
chefs est l’avocat Castella, (Jean-Nicolas André, populaire par sa défense des droits des

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Communautés. Castella a pu fuir la répression. L’inventaire de ses papiers entraîne de


nombreuses inculpations, et un incident révélateur :

“L’avocat Python [5], dont on lut une lettre patoise à Castella, écrite en hiver, qui parle trop
librement des affaires de Genève et d’Amérique, étant plus suspect que le précédent, a été
relâché à condition que si, aujourd’hui, dans les papiers qu’il ira lui-même chercher chez lui
avec des officiers de justice, on ne trouve rien qui le rende coupable, cela en restera là, à
l’avocatie près dont il doit être privé. Mais que si quelque papier le rend encore plus suspect,
il sera de nouveau emprisonné, et le rapport fait en Deux-Cents. Au reste, cet homme a
parlé de la Handfeste des Comtes de Kybourg (charte de 1249) qu’il a chez lui et qu’il a été
chargé de traduire en français. Apparemment que c’était Raccaud (un des chefs de la révolte)
qui l’en avait chargé, et que ce titre a servi de prétexte aux auteurs de la révolte pour
séduire le pauvre peuple " [6]. Première évocation de ce Jean-Pierre Python que nous allons
bientôt retrouver.

Certes, on ne fait pas mention d’autres textes en patois. Mais la lettre (non conservée), dont
on souligne implicitement le caractère inusité, ne suscite pas de remarques sur son choix de
langue. Elle n’est incriminée que pour son contenu, sans pour autant, évidemment, que le
patois soit reconnu à l’égal de la langue haute. Quel sens donner à cet usage privé ? Déjouer la
censure ? À l’évidence, une lettre patoise ne déconcerte pas ces notables. Se faire plaisir ?
Sans doute. Le patois dépasse-t-il ici les registres habituels de la moquerie, ou de la
connivence [7] ? Il est évidemment exclu que l’usage du patois marque l’infériorité culturelle :
un ami de Python, Pettolaz, soulignera “le caractère franc et jovial de cet homme, qui,
malgré son apparente simplicité, n’en est pas moins l’avocat le plus instruit du canton”[8].
Python apparaît-il à ses amis comme le tenant maniaque de l’écriture de l’idiome, que l’on
tolère mais qui amuse ? Pour un esprit éclairé, ouvert au monde et de culture française,
l’écriture de l’idiome, loin d’être clôture localiste, passéiste, ne peut-elle être connivence
patriotique, prise de distance avec un patriciat germanophone par ostentation sociale,
sympathie pour le monde rural qui lutte ? L’idiome ne semble pas en tout cas être une arme
publique : alors que le relais de la contestation est pris, pour des années, par la bourgeoisie,
c’est en français mordant que Castella et Python, participent (anonymement) à la guerre des
pamphlets qui suit la révolte [9].

En décembre l786 le professeur de belles-lettres Jean Lanteires [10] crée le Journal de


Lausanne, premier journal de la cité. Dès le 16 juin 1787, à l’exemple du Journal de la
Langue Françoise, de Domergue [11] plus que de la presse française de province, il s’ouvre au
dialecte avec La Cliotsa (“la Cloche”), dialogue non traduit entre un paysan et un
chaudronnier ambulant. C’est dire que la plupart des lecteurs, par définition cultivés,
comprennent l’idiome. L’allègre sautillement de l’octosyllabe propose une ruralité naïvement
matoise, extérieure à la culture et par là délectable.

Nous donnons ici ligne après ligne la traduction de ce texte publiée dans le Recueil suivant
les divers dialectes de la Suisse française, Lausanne, Corbaz, 1842.

Dialogue en Patois du Pays-de-Vaud. LA CLIOTSE

Peut-être la naïveté, le ton de la plaisanterie rustique, qu’on remarque dans ce Dialogue, &
surtout la considération de ce qu’il contribue à la variété que nous nous sommes imposés,
pourront nous excuser de l’avoir inséré, même auprès de nos lecteurs, qui ignorent l’Idiome
dans lequel il est écrit.

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Lo Magnin Pierro et Djonin.

Djonin.

Ai ! Dieu vos aidai, Maîtré Pierro, Eh ! Dieu vous aide, maître Pierre
Ne vos é vu du ne fé guerro. Il y a longtemps que je ne vous ai vu.

Lo Magnin.

Ah ! serviteu, l’ami Djonin ; Ah ! serviteur, l’ami Jannin,


Tot tsi vos se poarté te bin. Tout chez vous se porte-t-il bien ?
D. Ma fai adé comin vos fedé, Ma foi toujours comme vous savez ;
Voliai vos rin no veni verré, Voulez-vous pas venir nous voir ?
Ma ne faudrai pas bin tarda, Mais il ne faudrait pas bien tarder,
Noutrés poais pressons dé ferra ; Nos porcs pressent de ferrer ;
Et nin coquié tracasseri Et nous avons quelques tracasseries
Que voedré fairé resservi. Que je voudrais faire resservir.
Lo M. L’ai aodri fairé na tornaye. J’irai y faire ma tournée.
D. Ma dités, mé vint na pinsaye, Mais il me vient une pensée,
Yé na villie cliotse imbertcha, J’ai une vieille cloche ébréchée,
Se la volia atseta ; Si vous la vouliez acheter ;
Yen su on pou imbarrassi, J’en suis un peu embarrassé,
Pardrai vos l’arrai bon martsi. Pardi vous l’aurez bon marché.
M. Faudré la vairré. Il faudrait la voir.
D. Lo vu bin, Je le veux bien
Et dau prix vos serrai contint ; Et du prix vous serez content ;
Veni tsi nos cutsi sta né, Venez chez nous coucher cette nuit,
Ne farins pardai le brecé : Nous ferons pardi des gauffres :
Vos bairrai dao vin dé mon cru, Vous boirez du vin de mon cru,
Que n’est pas dai plie mau venu. Qui n’est pas des plus mal venu.
M. Ma fai ne lo refuso pas, Ma foi je ne le refuse pas,
Teni, vo zé adé ama ; Tenez, je vous ai toujours aimé ;
Et se pu vos rindré servisso, Et si je peux vous rendre service,
Voaique ma man. Voilà ma main.
D.Ye vos remacho. Je vous remercie.
Yé vé prindré ma martchandi. Je vais prendre ma marchandise.
D. Alla gailla & vos coaiti. Allez vite et vous dépêchez.
M. Mé voaitsé, yé prai mon satsét ; Me voici, j’ai pris mon sac ;
Partins, n’aoblia pas lo bidet. Partons, n’oubliez pas le cheval.
D. Ah ! sin l’aoblaye que lo vus, Ah ! sans l’oublier que je veux,
M’a cota trinta bios ecus, Il m’a coûté trente beaux écus ;
L’est ma fai dé na boena race, Il est ma foi de bonne race,
Aomeillo comm’on tsin de tsasse ; Docile comme un chien de chasse ;
Vodré in avai encoa doux, Je voudrais en avoir encore deux,
De mon coesin Djaquie Pellioux ; De mon cousin Jacques Pellieux ;
Me faut avai on boenapliai, Il me faut avoir un bon attelage,
Porri fairé coquie tserrai ; Pour faire quelques charrois ;
Yarri de l’ardzin franc & net, J’aurai de l’argent sec et net,
Por payi coquies interets : Pour payer quelques intérêts :
Diabe sai fé dé staos devalles, Diantre soit fait de ces dettes,
Le mé font veri les cervalles. Elles me font tourner la cervelle.
M. Lien a zu adé dé tot tin. Il y en a eu de tout temps.
D. Vai, ma ye m’in passeré bin. Oui, mais je m’en passerais bien.
M. Nos voaitsé astou ao velladzo. Nous voici bientôt au village.
D. On m’a de que Monsieu lo Dzedzo On m’a dit que Monsieur le Juge

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Vendai enna pousa per pia, Vendait une pose par pie ;
Vaudré l’avai contré mon pra, Je voudrais l’avoir contre mon pré,
La fari vaillai commin fau, Je la ferai valoir comme il faut,
Etyarri dao blia bon & biau. Et j’aurai du blé bon et beau.
Me faudrét astou rebati Il me faudra bientôt rebâtir
Noutro tai contré lo dzordzi, Notre toit du côté du vent,
La ! faut adé prindré pachence, Là ! faut toujours prendre patience,
Lo mo n’est pas tot de na rentse. Le mal n’est pas tout d’une venue.
M. Nos voaitsé enfin arreva, Nous voici enfin arrivés.
D. Allins gailla nos reposa, Allons bravement nous reposer,
Féna, féna ! Femme, femme !

Margoton :

Traiso ma vatse. Je trais ma vache.


D. Vins vito cé, & té dépatse. Viens vite ici et te dépêche.

Margoton :

Mé fio que te nés pas voaisu, Je crois que tu n’es pas à vide,
Crouyo tsin, té bin atendu, Mauvais chien, je t’ai bien attendu,
Te revins a dai ballés haurés : Tu reviens à de belles heures :
Tandur que te ne fas qué bairé, Tandis que tu ne fais que boire,
Mé faut ice méscormantsi Il me faut ici m’échiner
Du n’aub’a l’autra sin botsi. D’une aube à l’autre sans cesser.
D. Vins cé, té dio. Viens ici, je te dis.

_Margoton :

Qu’est te tot çoce. Qu’est-ce que tout ceci ?


D. Teni, Pierro, voaique ma cliotse. Tenez, Pierre, voilà ma cloche.

Peu après, le 21 juillet 1787, un autre texte situe, sans explications, l’idiome dans un tout
autre registre.

TRADUCTION en Patois du Pays-de-Vaud, d’un morceau du Roman du Ministre de


Wakefield, Tome I, page 7. " Il serait inutile de dissimuler la satisfaction que j’avais, quand
je voyais mes petits autour de moi : mais celle de ma femme était encor, pour ainsi dire,
plus grande que la mienne, quand ceux qui nous faisaient visite, venaient à dire : “En vérité,
Madame Primrose, vous avez les plus beaux enfans de tout le pays ! ”. “Ah ! voisin,
répondait-elle, ils sont comme Dieu les a faits ; assez beaux, s’ils sont assez bons ; car beau
est, qui bien fait”. En même tems, elle disait à ses filles de tenir leur tête droite ; &, pour ne
rien dissimuler, elles étaient effectivement fort jolies ".

Ne servetrai rin det catsi la dzouye qu’avé, quand vayé mets petits daiveron met : ma la
dzouye det ma féna étai, faut te deret, encora pllie granta quiè la minna, quand lets dzins
que veniont nos trova set mettiont à deret : “Certa, Tanta Primmarousa, vo ai lets pllie
biaux infans det tot lo pa-i”. “Medai ! vesin, se le desai, sont comin lo bonDieu lets a fé ; prao
biaux, se sont prao bons ; car biau est, que bin fa”. Adon, le desai a noutrets felliés det set
teni draités ; & por deret la vereta, l’étiont, sin l’autro, bin galéses.

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Cette curieuse entreprise (prose et traduction du célèbre roman “sensible d’Olivier Goldsmith,
paru en 1766) n’a pas d’équivalents dans les productions occitane et francoprovençale du
temps. La Cliotsa maintenait l’idiome dans le domaine de la plaisanterie familière, la
traduction en prose, dans un registre à la fois noble et familier, l’élève à la Lettre moderne.

Ainsi, c’est la création d’un journal d’expression française qui permet la première publication
de textes dialectaux. Elle atteste que des amateurs écrivent, dans leur quant-à-soi. L’un de ces
anonymes est cependant aisément repérable. On peut en effet rapprocher ces occurrences
dialectales de l’entreprise initiée alors par le jeune Bridel [12] : ses publications veulent, par
l’imitation des grandes oeuvres contemporaines, fonder une littérature helvétienne
d’expression française, inspirée des mœurs, paysages et sujets nationaux [13]. Comment
ignorer la réalité de l’idiome ? Le pasteur, porteur de la francophonie, ne saurait dédaigner la
langue populaire. Mais au-delà d’une communication efficace orale, il s’intéresse au patois,
signifiant tant du “peuple” que de la “nation”. Bridel, ami de Lanteires, n’est pas étranger à la
publication des deux textes qui situent cette écriture entre la parole populaire intraduisible
(La Cliotsa), et “le comme si” d’une prose majeure (la traduction, dont il est sans doute
l’auteur). Ouverture et fermeture ? La plaisanterie paysanne pose l’idiome, en compensation
savoureuse d’une culture toute française. La traduction ouvre le patois aux autres cultures, à
l’universel. De là à tenter l’aventure littéraire “nationale” ... Ce serait difficile quand, même en
Suisse alémanique où naît l’idylle dialectale, des auteurs choisissent le français pour chanter
la vie simple et la beauté des montagnes.

Article suivant : - René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) -
Pays de Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture littéraire (2)

NOTES

[1] Ph.S.Bridel, Essai statistique sur le Canton de Vaud, Zurich, Orell Fussli, 1815.
[2] Court de Gebelin, Dictionnaire étymologique de la langue française, Le Monde primitif,
Paris, 1778. Il représenta les réformés français en Suisse protestante.
[3] Grammaire patoise du pays de Vaud, B.M.Rouen, ms 2402. Les vocabulaires manuscrits
vaudois du magistrat Seigneux de Correvon, du pasteur Muret, des professeurs De Loys,
Ruchat, Chavannes, (Cf.Court de Gebelin et Bridel) semblent perdus.
[4] J.J.Rousseau, “Air suisse appelé le rans des Vaches”, Dictionnaire de Musique, Paris,
Duchesne, 1768.
[5] Jean-Pierre Python est né en 1744 à Arconciel, entre Gruyère et Fribourg. Le professeur
Francis Python a pu retrouver sa date de naissance.
[6] Diesbach, “Journal d’un contemporain ”. L’Emulation, Fribourg, 1853.
[7] Cf. Etrennes Fribourgeoises, t.II, 1866, A.Daguet donne un billet de 1761 trouvé “dans les
papiers d’un haut magistrat de cette époque”, qui ridiculise un serviteur du pouvoir.
[8] Lettre à Bridel, 25 juin 1792, in P.Aebischer, “Le Doyen Bridel et les patois fribourgeois...”,
Nouvelles Etrennes Fribourgeoises, t.IX, 1927. Sur Pettolaz, cf. infra.
[9] Dans la satire Le Tocsin Fribourgeois, 1783, le patois perce par quelques mots ironiques :
les patriciens qui ont réduit un peuple libre à la “pitoyable qualité de Sujets”, descendent “de
ceux qui n’étaient que des savetiers, des ramoneurs, des gadouards, soit patifoux, des
corbeillers & autres manœuvriers des plus basses professions”, des cerdos, (ici savetiers).
[10] Lanteires, Jean, Lausanne, 1756-1797. Sa famille est d’origine languedocienne.
[11] Sur ce journal, Cf. R.Merle, “L’écriture du provençal, 1775-1840”, Thèse, C.I.D.O, Béziers,
1990.
[12] Bridel, Philippe Sirice, 1757-1845. Né à Bégnins, en pays de Vaud, Bridel précise souvent
qu’il est usager naturel de l’idiome, parler de son enfance. Vicaire de Prilly en 1781, pasteur à
Bâle en 1786.
[13] Cf. Bridel, “Discours préliminaires sur la poésie nationale”, Poésies helvétiennes,
Lausanne, 1782. Ses Etrennes Helvétiennes sont publiées à partir de 1783.

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René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois - Pays de


Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture
littéraire (2)
Sauf autres indications, les traductions et notes linguistiques ont été établies par le
Glossaire des Patois de la Suisse Romande

article précédent : - René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) -
Pays de Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture littéraire (1)

L’avènement d’une littérature "nationale" dans l’idiome viendra du canton de Fribourg. Elle
s’autorise, dans la mode du temps, de l’imitation de l’antique : en 1788, Python, qui a
recouvré sa charge d’avocat, commence à publier en fascicules ses Bucolicos, traduites de
Virgile (ce mode de publication explique l’inexactitude des indications bibliographiques [1]).
Le titre est fracassant :

BUCOLICOS dè Virjile, in dix écloguès, traduitès in Vers hèroïcos & Dialecte Gruvèren, per
on Poëte Helvèto-Nuithonien, et dèdiayès à tits lès Compatriotos, Amataurs dè la Poësie &
Protecteurs deis Hienhès & deis Arts. Prix, 7 batçes l’Eclôga per Souscription, si non, 8 b. 3
kr. A Fruabouarg in Suisse, Vers Beat-Luvis Piller, Imprimeur dè LL.EE. 1788.

Python fait doublement sortir du néant l’écriture de l’idiome natal : il l’affirme tant par sa
traduction en vers que par sa glose en prose.

Préfahe [2]. Cé possementè on yageo l’ovrageo promès : vei, vueitidez-lo cé. Se gl-é tçaum à
datto, n’est zau què dins la yuva dè mix plére à mès Lecteurs [3]. Addonc ressuscitar on
lingageo insevèli dins l’obscurità dupus diora doûs mille ans, ind établir & assignar à
tçaquè partia de l’oréson sès reiglès particulïrès, les fére à geuïr le bî premir yageo tant in
prosa, qu’in vers, n’est pas on [4] tâtço asse facilo à rimplar, qu’on le sè porreit ben
imaginar au premier abouard. M’ind sus terí portant, & avuei la satisfaction què, se moun
ovrageo n’a pas oncora totta la perfection désirabla, lès peinès incroïables que mè sus
baillès por la lei procurar, deivont rendre mes fôtés excusablès, sur-tot s’on vaut ben
considèrar qu’à l’aventageo d’îhre le premir dè soun espéce, eil rèunet oncora ci dè dissipar
totalament l’erreur yô una bouna impartia de mès compatriotos sont zaus tant qu’ora,
qu’oun idiômo apportà et plantà dins laur pays per lès maitrès de l’univers, oun idiômo què
dèrouvè les très quarts d’au latin, et le risto dau grec et dè l’hébreux, consèquament deis très
linvuès les ples sçavantès, lès ples retçès, lès ples balles & lès ples polliès, manqueit dè
termos, dè biaitás, dè reiglès, dè principes, et singulïrement qu’ôsse le defôt d’hîre
inscriptiblo. Effectivament se gl-écriso datto deis caractéros que tçacon sçat liaire dau
premir coûp, à quôquès pititès observations prîs, et qu’on trovéret c’-aprîs, sa scriptitibilitá
n’esh-e pas démohraïe ? se les termos dont ll’est composá, sont prau abondents por
translatar les linvuès tant viventès què mouartès, sa retçèhe n’esh-e pas messa in evidenhe ?
se lès racènès dè haus termos, dont ne différont sovent pas d’au tot, quement homo, terra,
planta, semen, etc. et deis yageos què d’ouna lettra, d’ouna sillaba, aut dè terminèson,
quement âpro, corna, dona, vin, pan, fam, seits, utilo, solido, etc., sont pleinès d’énergie, dè
grahès et dè biaitás, nequé porret contestar haus prérogativès à laurs dérouvás ? Se tottès
les linvuès d’au mondo ll’ant deis principes génerols et quemons intrè laurs, se tçacouina ll’a
sa fahon particulïre dè declinar, conjugar et dè plaihïr lès mots dins la construction, in on
mot, se tçacouna ll-a sa syntaxe à part, per quena réson & fatalitá esh-e què la noûhra ind
sereit privaïe ? Lès a donc quement les ôtrès avuei laurs retçèhès, grahès, biautás ; & ne ley
a qu’à liaire sti pitit essai qu’ind publeïo, por s’ind convaincre. La mateire qu’ind fât le
souget ll-est lès BUCOLICOS DE VIRGJILE, seit dïx tçants dè Bergirs nommás Eclôguès,
traduits in vers héroïcôs remands et dialecte gruvèren. Mateire qu’é crussa d’ôtant mex
deveit îhre gohâïe, què la ya pastorala fât et lès délicès et l’ouna deis ples grossès retçéhès

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dè la Patria. Se gl-é dévenâ giusto, & rendu à mins-mol ne vus pas dre lès biautás (car
n’arri giamés la feiblèhe et la présomption dè le creire) mas l’idé dè moun inimitablo Oteur,
mè creiri prau dédomagí dè mès peinès, et mon contentément sereit à son comblo, se mon
pitit ovrageo poveit on moment amusar sès lecteurs, et se ll-aveit le bounhaur dè laur plére.

Por facilitar la lectura d’on lingageo imprima por le premir yageo, on trovéret c’-aprîs
quôquès Observations sus lès lettrès dont la prononciation subit le mex dè variations. /../

C, prècèdá d’on t, & cédillá dévant tottès lès voyellès sè prononhè quement z aut tz deis
Allemands. Ch, quement dins le franchés, hormis dins lès mots que vignont d’au grec, yô sè
prononhè quement k. Ch, prècèda d’on s prend la prononciation d’au tsch deis
Allemands./.../ G, dévant e, totaivi quement s’îrè précédâ d’on d. G, dévant i totaivi quement
dins l’italien. Gl solets, item dins eigl, eigland, Glôdo, glena, glenar, quement l’elle mollia
deis franchés. H aspiraïe, quement dins le franchés. H non aspiraïe, dè-mîmo. H dauhe aut
cédillaïe, quement s’îré prècèdaïe d’oun s. J counsouna aut dévant les voïellès, quement dins
le franchés. I voïella, mîma tçousa. LL solletès aut dins eill, addís quement l’elle mollia deis
franchés. OL, quement ô, aut totaivi grand, sof dins sol, quand signifiè sélau, terrein, aut
notta, yô sont courts, quement dins bé-mol.

Il s’agit donc du premier exemple publié de prose patoise (poursuivie dans l’introduction de
chaque églogue) : Python ne la traduit pas, ne l’accompagne pas de notes. Signe qu’il
considère s’adresser à un public national majeur.

Traduction de J.L.Moratel, Bibl. romane de la Suisse, Lausanne, Blanchard, 1855. (id. infra) :

“Voici pourtant une fois l’ouvrage promis : oui, voyez-le ci. Si j’ai chômé avec, ce n’a été que
dans la vue de mieux plaire à mes lecteurs. Alors ressusciter un langage enseveli dans
l’obscurité depuis bientôt mille ans, en établir et assigner à chaque partie de l’oraison ses
règles particulières, les faire jouer la belle première fois tant en prose qu’en vers, ce n’est
pas une tâche aussi facile à remplir qu’on se le pourrait bien imaginer au premier abord. Je
m’en suis tiré pourtant, et avec la satisfaction que, si mon ouvrage n’a pas encore toute la
perfection désirable, les peines incroyables que je me suis données pour la lui procurer,
doivent rendre mes fautes excusables, surtout si l’on veut bien considérer qu’à l’avantage
d’être le premier de son espèce, il réunit encore celui de dissiper totalement l’erreur où une
bonne partie de mes compatriotes ont été jusqu’à présent, qu’un idiôme apporté et planté
dans leur pays par les maîtres de l’univers, un idiôme qui dérive les trois quarts du latin et
le reste du grec et de l’hébreu ; conséquemment des trois langues les plus savantes, les plus
riches, les plus belles et les plus polies, manque de termes, de beautés, de règles, de principes,
et singulièrement qu’il ait le défaut d’être inscriptible.

Effectivement si je l’écris avec des caractères que chacun sait lire du premier coup, à
quelques petites observations près, et qu’on trouvera ci-après, sa scriptibilité n’est-elle pas
démontrée ? Si les termes dont il est composé, sont assez abondants pour translater les
langues tant vivantes que mortes, sa richesse n’est-elle pas mise en évident ? Si les racines
de ces termes, dont ils ne diffèrent souvent pas du tout, comme homo, terra, planta, semen,
etc., et des fois que d’une lettre, d’un syllabe, ou de terminaison, comme âpro, corna, dona,
vin, pan, fam, seits, utilo, solido, etc., sont pleines d’énergie, de grâces et de beautés, qui
pourra contester ces prérogatives à leurs dérivés ? Si toutes les langues du monde ont des
principes généraux et communs entre elles, si chacune a sa façon particulière de décliner, de
conjuguer et de ployer les mots dans la construction ; en un mot, si chacune a sa syntaxe à
part, par quelle raison et fatalité est-il que la nôtre en serait privée ? Elle les a donc comme
les autres, avec leurs richesses, grâces, beautés, et il n’y a qu’à lire ce petit essai que j’en
publie, pour s’en convaincre. La matière qui en fait le sujet est les Bucoliques de Virgile, soit
dix chants de bergers, nommés Eclogues, traduits en vers héroïques romans et dialecte
gruyérien. Matière que j’ai crue d’autant plus devoir être goûtée, que la vie pastorale fait et

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les délices et l’une des plus grandes richesses de la patrie. Si j’ai deviné juste et rendu à
moins mal, je ne veux pas dire les beautés (car je n’aurai jamais la faiblesse et la
présomption de le croire), mais l’idée de mon inimitable auteur, je me croirai assez
dédommagé de mes peines et mon contentement serait à son comble, si mon petit ouvrage
pouvait un moment amuser ses lecteurs et s’il avait le bonheur de leur plaire. Pour faciliter
la lecture d’un ouvrage imprimé pour la première fois, on trouvera ci-après quelques
observations sur les lettres dont la prononciation subit le plus de variations”.

Le poème apparaîtra sans doute artificiel aux dialectophones “naturels” : indépendamment


du choix du sujet, on a reproché à Python sa syntaxe française, son lexique francisé : faut-il
pour autant se moquer ? Dans sa poétique, Python n’est pas plus illisible que bien des auteurs
français d’alors. Dans son choix de langue, il a risqué l’aventure de la dignité littéraire, sans la
fabrication de l’ordinaire pittoresque compensatoire, mais réducteur. L’enjeu n’est pas de
réhabiliter le parler du peuple sociologique mais celui d’un Peuple-Nation, aussi minuscule et
isolé soit-il. Le dialecte gruérin* (parler de la montagne et des bergers) apparaît à Python
doublement efficace : parfaitement adapté au thème bucolique, il permet d’utiliser l’idiome
national en pureté et dignité maintenues.

* Arconciel est aux limites du parler de la Gruyère et de celui des régions médianes du canton.

Cette écriture est patriotique : la préface présente comme en révélation son absolue
nouveauté, la difficulté extrème de passer d’un parler (oralité) à une Langue écrite. Cette
affirmation nationalitaire est implicite dans la traduction : Bucolica, Ecloga I. Bucolicos,
Eclòga I. ... Le face à face latin-dialecte, page contre page, exclut le français, (bien que
manifestement le latin ait été traduit en vers français beaucoup plus abondant, puis le
français en dialecte : à l’évidence, les normes de la poésie française du temps sous-tendent cet
premier essai dans l’idiome). Le dialecte, que Python se garde bien d’appeler “patois”, est
médiation entre la communauté réelle (l’ethnie francoprovençale de Fribourg), et l’universel

Python a-t-il été inspiré par des textes occitans, connus par les nombreux contacts de
Fribourg avec la France ? La préface, quelques passages, évoquent Goudoulin et le Miral
Moundi [5]. Il a pu connaître par le Journal de la Langue Françoise les Georgiques patoises
de Peyrot. Mais dans le canton de Fribourg, où l’idiome est encore “national”, et où le peuple
s’agite contre l’oligarchie germanophone, le dialecte participe peut-être aussi d’une
conscientisation ambiguë : paysans et bourgeois réclament le retour aux antiques chartes et
privilèges, la prise de conscience révolutionnaire passe par la réappropriation d’un passé jugé
idyllique. Le patois, venu de ce lointain passé, et toujours vivant, n’est-il pas ainsi signifiant
national du peuple et de son passé de liberté face au pouvoir ? Sans doute Python ne traite
aucunement de politique dans ses Bucolicos, mais on se souvient de sa participation aux
événements de 1781, et de sa lettre patoise. Le parler de la Gruyère pastorale n’est-il pas
symbole de la lutte pour la liberté [6] ? Sans doute, indirectement, l’apparition d’une
littérature “nationale” peut procèder ici de ce statut du patois. Il pouvait difficilement en être
de même en Pays de Vaud où le régime bernois était plus rejeté par les notables que par le
peuple. Ainsi, à partir d’un même donné linguistique romand, se développent des usages
différents dans l’écriture de l’idiome.

Les premiers vers de la première églogue ont été le plus souvent cités. Ils donnent le ton de
toute l’œuvre : Tityre a obtenu de César le privilège de demeurer sur sa terrre dont Mélibée et
les autres paysans sont chassés.

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Mélibé. Mélibée.

A l’ombro d’on fohí co sur plauma assetà, A l’ombre d’un hêtre, comme sur plume assis,
Quen geoûyo què le tio, quena félicitá ! Quelle joie que la tienne, quelle félicité !
Dè-mîmo què derreir on rediô de fenîhra De même que derrière un rideau de fenêtre
Te meinès, ô Tityre, et ta musa tçampîhra Tu joues, ô Tityre, et ta muse champêtre
Rend dus-desos tès deigts deis accouards ravessents ; Rend de dessous tes doigts des accords ravissants ;
Te meinès, les èchos rèpèton lès accents. Tu joues, les échos répètent tes accents.
Mâs nos (tolla est d’au souart l’ingiusta barbaria !) Mais nous, telle est du sort l’injuste barbarie
Nos quihims à regrèt noûhra tchíra patria, Nous quittons à regret notre chère patrie,
Acculleits [7] por allar dau mondo ne scés yô Chassés pour aller du monde je ne sais où
Lès humains effreïr d’intendre noûhrès mols ; Les humains effrayer d’entendre nos maux ;
Tandis què reposènt sur le lys, la gottrausa [8] , Tandis que reposant sur le lis, le narcisse,
Dins tès suttiès tçanhons te ventès ta grahiausa [9] ; Dans tes habiles chansons tu vantes ta gracieuse
Per sès tçermos pussents staus boûs sont imbèlis, Par ses charmes puissants ces bois sont embellis ;
Tot réhraunè [10] per-ce dau nom d’Amaryllis. Tout résonne par ici du nom d’Amaryllis.

Tityre. Tityre.

On Diû (car dè ci nom quen mortel est ples digno ?) Un Dieu (car de ce nom quel mortel est plus digne ?)
On Diû saulo est l’oteur dè ci benfeit insigno. Un Dieu seul est l’auteur de ce bienfait insigne.
Deis immortels au rang mâs dus-ora bêta [11], Des immortels au rang mais dès à présent mis,
Cil Héros mè verret, bergír, sur sès aurtás, Ce héros me verra, berger, sur ses autels,
Por rendre à mès souhaits son déismo propiho, Pour rendre à mes souhaits son déisme propice,
Aufrir d’on tendro aigní le sanglent sacrifiho Offrir d’un tendre agneau le sanglant sacrifice.

Les alexandrins, à l’évidence pensés en français, sont artificiellement compliqués d’inversions,


mais traversés aussi de mots du vrai langage.

Mè mousavo, ô vesin, dins moun erreur prèvonda, Je croyais, ô voisin, dans mon erreur profonde, /.../
Comparavo co cen lès velards a la vela, (Je) comparais comme cela les hameaux à la ville,
Lès sappîs orgolliaus à la vuabla [12] dèbila, Les sapins orgueilleux à la clématite débile
Eis timidos agnîs lès ples friaus deis baus Aux timides agneaux les plus terribles des bœufs... /.../
Dè l’ohol te rèpaus prendre la guevernanhe. De la maison tu repeux prendre le gouvernement. /.../
Et dremeit quand t’arris ouna vuerba [13] co cen, Et dormi quand tu auras un moment comme cela...

Mélibée envie le destin de Tityre : ces vers, difficilement lisibles aujourd’hui, peuvent
apparaître en réussite pour le goût du temps, et veulent souligner l’adéquation au thème
antique de la langue pastorale .

Te ne quihèrís pas staus prás addís hloris, Tu ne quitteras pas ces prés toujours fleuris
Yo tès tendrès tçanhons intçantont lès esprits ; Où tes tendres chansons enchantent les esprits :
Tès mutons attentifs eis sons dè ta hlottetta, Tes moutons attentifs aux sons de ta petite flûte
Vindront danhïr in folla au-touar dè ta houletta, Viendront danser en foule autour de ta houlette /.../
Tandis qu’on tçerrotton dè l’ècourgia pressent Tandis qu’un charretier du fouet pressant
On mogean [14] que trûp plan va son sillon tracent, Un bouvillon qui trop lentement va son sillon traçant
Por calmar soun humaur neire et mèlancholica, Pour calmer son humeur noire et mélancolique,
Mèhlèret sès tçanhons ais sons dè ta musica. Mêlera ses chansons au son de ta musique.

L’Eclôga II a posé problème à Python. Comment présenter au public “national” l’amour


homosexuel de Corydon pour “Alexis, on géonno éhlávo attatchi à Pollion” ? Il donnera une
seconde version, où la passion va à une femme.

D’Alexis, qu’in biautá son simblablo n’aveit, D’Alexis qui en beauté son semblable n’avait
Et que plére in trétot à son Maitrè saveit, Et qui plaire en très-tout à son maître savait,
Le bergír Corydon invidaus sin pâr ll-irè. Le berger Corydon désireux sans pair était.
A tracuar per lès boûs, lès bossons, lès brevíres, A traverser par les bois, les buissons, les bruyères,
Le geouar à le tçertchír betávè ben sovent, Le jour à le chercher il mettait bien souvent,
Et corresseit lès geaurs [15], lès montagnès por ren. Et courait les fôrets, les montagnes pour rien.
O cruel Alexis ! Mès airs tam poû t’estimès : O cruel Alexis ! Mes airs si peu tu estimes !
Ton caur ne totcèront mès torrents dé légremès [16] : Ton cœur ne toucheront mes torrents de larmes !

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Pâs la mindra pidï dè mès mols te n’arris, Pas la moindre pitié de mes maux tu n’auras,
Infin per tès rigaurs murir te mè farris ? Enfin par tes rigueurs mourir tu me feras ?
Ora te veis portant la vatçe cutchia à l’ombro, A présent tu vois pourtant la vache couchée à l’ombre,
Et le linzert catchí dèsos l’arbusto sombro ; Et le lézard caché sous l’arbuste sombre ;
Testyllis eis Seitaurs dau geouar au plés grôs tçôd, Testylis aux faucheurs du jour au plus gradn chaud,
Por rendre la vigaur perdia per lès travols, Pour rendre la vigueur perdue par les travaux,
Baillír lahí, sabrei, salarda ragotenta, Donner lait, seré, salade ragoûtante,
Dau serpollet pelá dè l’ol et dè la mentha. Du serpolet pilé, de l’ail et de la menthe.
Ah ! Mon souärt què dè gros ll-est different dau laur ! Ah ! mon sort que de beaucoup est différent du leur !
Mè, d’on sèlau bourlent supportent la ravaur [17], Moi, d’un soleil brûlant supportant la touffeur,
Dè corre aprís tè n’é d’ôtra consolation De courir après toi je n’ai d’autre consolation
Què d’oûre dè grelets rèhrounar lès bossons. Que d’entendre de grillons résonner les buissons.
Atant ll-ussè vaillu d’Amaryllis hent yageos Autant il eût valu d’Amaryllis cent fois
Lès bilès avalar, supportar lès outrageos, Les biles avaler, supporter les outrages,
Et Mènalcas servir dus l’ôba tant qu’au nex, Et Ménalcas servir dès l’aube jusqu’au soir,
Tot neirá que l’èheit, et per blanc que te sés. Tout noiraud qu’il était et par blanc que tu sois.
O bil infant ! Giaimés à ton teint trup ne fia : O bel enfant ! Jamais à ton teint trop ne te fie :
Le blanc cussillon tçeit, la gresella est migia. Le blanc troène tombe, la groseille est mangée.

La cinquième églogue rompt avec le modèle formel suivi jusqu’alors : des vers de six pieds alternant avec les
alexandrins. Dans la sixième, Silène célèbre, en style noble, la naissance de la terre et l’empire du soleil :

Dau hïl ren n’írè oncor. Ouna massa infèconda Du ciel rien n’était encore. Une masse inféconde
Formáve on vasto amas d’Atomos confondus, Formait un vaste amas d’atomes confondus,
Dins les dèserts dau vudo à l’hazard rèpendus. Dans les déserts du vide au hasard répandus.
Ci néant pre sa fin, l’univers l’existanhe ; Ce néant prit sa fin, l’univers l’existence ;
L’Atomo rèuni baille à tot la nèssanhe, L’atome réuni donna à tout la naissance,
Forma lès èlèmens, que per d’heureus accouârds Forma les éléments, qui par d’heureux accords
Formiront à laur touar tits lès liûs, tits lès couârps. Formèrent à leur tour tous les lieux, tous les corps.
Lès plannès dè Cybella et lès tçamps dè Nèrâye Les plaines de Cybèle et les champs de Nérée
Priront laurs rangs ples bâs què la sphíra etherâye, Prirent leurs rangs plus bas que la sphère éthérée ;
Et sur haus sombros liús, lès mudès regions, Et sur ces sombres lieux, les muettes régions
Yô le tèpas condit sès blévès légions. Où le trépas conduit ses blêmes légions.
Quin spectaclo pompaus ! Dau mondo oncora geoûno Quel spectacle pompeux ! Du monde encore jeune
Quen fut l’éhounèment, quand l’oba sus le Rhoûno Quel fut l’étonnement, quand l’aube sur le Rhône,
Le premír yageo auvrent on hïl tot luminaus, La première fois ouvrant un ciel tout lumineux,
Fet lire à l’iè tçermá l’Ampiro dau sèlau ! Fit luire à l’œil charmé l’empire du soleil.

Après la parution des premiers fascicules de Python, Bridel est mis en contact par Lanteires
avec un collaborateur du Journal de Lausanne, le jeune gruérin Pettolaz [18] , prudemment
ouvert aux idées nouvelles [19] . Bridel demande des renseignements sur l’idiome, les
chansons, le texte de ce qu’il n’appelle pas encore le Ranz des Vaches. Pettolaz, dont
l’enquête patoise n’est pas vraiment le souci majeur, préfère disserter de l’actualité : la
correspondance commence en 1789 ! Il témoigne cependant de présupposés linguistiques
sans doute ordinaires dans la Gruyère : le gruérin, parce qu’il est langue d’un peuple pastoral,
et parce qu’il a reçu des émigrants l’influence du française, est le plus doux, le plus agréable
des parlers du canton ; par contre le parler des basses régions de la Broye est langage mâle,
énergique, mais un peu fruste d’un peuple de paysans ; entre les deux, le parler de Fribourg
qualifié sans charité de patois “baroque”. Pour Pettolaz, comme sans doute la plupart de ses
contemporains, l’écriture du patois se résume à la bonne humeur railleuse de la ronde
chantée, la coraula, dont il communique quelques strophes [20] qu’il semble avoir du mal à
se procurer. Significativement, ce sont des ecclésiastiques, sans doute plus proches de ces
survivances populaires, qui les ont dénichées. Bridel est déçu : il attendait du peuple de la
montagne une poésie grave et majestueuse, non des couplets délurés.

Mais Pettolaz, ami de Python, communique aussi, dans sa nouveauté, la traduction de Virgile :
il l’estime trop proche du français littéraire, trop éloigné du génie énergique et naïf de
l’idiome. Bridel jugera de même et conseille à l’auteur "au lieu de traduire, composer des
pièces originales soit en vers, soit en prose ; quelque idile dans le goût de Gessner ; quelque
dialogue entre des paysans ; y encadrer quelque anecdote de votre pays ; en faire connaître
les mœurs et l’esprit". C’était mal comprendre le sens de l’entreprise, nationale au sens fort,

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que Python poursuit par la rédaction d’une grammaire [21], nécessaire au statut de Langue
qu’il veut donner à l’idiome (alors que Bridel, aux ambitions mineures, collecte des proverbes
et prépare un lexique : broderies de collectionneur sur une défaite assumée du patois).
Informé par Pettolaz, le Journal de Lausanne publie le 8 mai 1790 un extrait de Python,
arrivé à sa cinquième églogue, mais ce salut réducteur présente en “patois” ce que Python
traite en Langue. Les grâces apprêtées pouvaient-elles toucher le public ? ou le déconcerter
après les prestations de Bridel ?

Belles-Lettres. Fragment de la cinquième Eclogue de Virgile, traduite en vers patois


de Gruyère.

Mènalcas. Ménalcas

Profitins, cher Mopsus, deis précieus momens, Profitons, cher Mopsus, des précieux moments
Que nos baillè in staus liûs dau vipro l’agrèment. Que nous donne en ces lieux du soir l’agrément.
Mè tçanto ; avuei gràhe, tè, te meinès la hlotta ; Moi je chante ; avec grâce, toi, tu joues de la flûte :
Eprauvims on concert assetàs sur sta motta. Essayons un concert, assis sur cette motte.
Mopsus.
/.../
Tes accents ll-ant por mè lès tçermos les ples daus. Tes accents ont pour moi les charmes les plus doux.
Màs deis vents dau Cutcent la badina fohlàie, Mais des vents du couchant la badine haleine
Breinè trûp le fohí, que tînt sta plaihe ombràïe ; Agite trop le hêtre qui tient cette place ombragée ;
Allims dèfos sti pins, aut, se te l’amès mix, Allons sous ce pin, ou, si tu l’aimes mieux,
Allims dins l’antro frec que n’ind est qu’à très pids : Allons dans l’antre frais qui n’est qu’à trois pieds :
Ouna vigne servage ins dècaurè l’intràïe, Une vigne sauvage en décore l’entrée ;
A Fauno dus tot temps ha grotta est consacràïe. A Faune dès tout temps cette grotte est consacrée.
Ley menèri tès pâs ; le tès noûblés tçanhons J’y conduirai tes pas : là tes nobles chansons
M’aufrehront dau plésir & d’utiles lehons. M’offriront du plaisir et d’utiles leçons.
Mâs, se durs sont mès vers, ben perdonna à mès Musès Mais, si durs sont mes vers, bien pardonne à mes muses
Ci dèfôt d’agrèment que ma geoûnehe excusè. Ce défaut d’agrément que ma jeunesse excuse. /.../

Mènalcas.

Dè tès tçampihros airs rècita lès ples bils De tes champêtres airs récite les plus beaux ;
Tityre on boquenet vuerde prau lès troppis. Tityre un instant garde bien les troupeaux.
Tçanta Códrus, que mueirt, por sovar sa patria ; Chante Codrus qui meurt pour sauver sa patrie ;
Tçanta dau tendro Alcon la piausa industria, Chante du tendre Alcon la pieuse industrie,
Quand perhe dè ci tret sur le cou décotchi Quand il perce de ce trait, sur le cou décoché,
La serpent que tigneit sur son fes intrèfitchi ; Le serpent qui tenait son fils entrelacé ;
/.../
Incontre tè Amyntas, mogrà soun arroganhe, Devant toi, Amyntas malgré son arrogance
Ll-est co le gràta-cul pris d’on roseit brellent, Est comme l’églantier près d’un rosier brillant,
Le meleir qu’au pommier le cèdè dus tot lien. Le sauvageon qui au pommier le cède de tout loin.

Après cette publication, Pettolaz écrit à Lanteires le 16 mai 1790 [22] du parler gruérin : “je
crois cependant que la prose lui convient mieux et que, de cette manière, on pourroit espérer
de réussir jusqu’à un certain point”. Lanteires répond : “la prose est bien plus susceptible de
recevoir la naïveté et l’énergie de cet idiome que ne l’est la poésie, que ne le sont les vers où
l’on ne peut éviter de faire quelques tours de force”. Ce point de vue, qui conforte la tentative
de traduction du Vicaire de Wakefield, diffère de celui alors porté en France sur la
production occitane : l’idiome est jugé particulièrement adapté à la poésie amoureuse ou
plaisante, mais on ne l’utilise pas en prose.

Le journal publie cependant aussitôt (23 janvier 1790), sans présentation ou explication, les
dix strophes d’une romance anonyme, dont Bridel assurera plus tard la paternité [23] : elle
transpose dans la réalité suisse les grâces à la mode du Il pleut bergère de Fabre d’Eglantine.
Florian vient de glisser dans Estelle, au grand plaisir du public de langue d’oc, une chanson

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de bergère en occitan. Dans et par la dominance culturelle absolue du français se révèle la


possibilité d’une écriture mineure de l’idiome.

Chanson en patois du Pays-de-Vaud. Traduction : Bridel, Conservateur Suisse, 1815.

La cara de Pllodze. L’Averse .


Ie pliao, ie pliao, ma mia ! Il pleut, il pleut, ma mie !
Releiva téts gredons, Retrousse tes jupons,
Sauvins no à la chotta, Sauvons nous à l’abri,
Ramassa tets mutons : Rassemble tes moutons :
Oute dessus la brantse Entends tu sur ces branches
Comin pliao sin potsi ? Comme il pleut sans cesser ?
Lo tin est nai quo l’intse Le temps est noir comme l’encre
Commincet d’inludzi. Il commence à éclairer .

(On remarquera la difficulté que Bridel (comme tout locuteur du français régional) a pour
traduire des termes patois ordinaires : ici jeu sur la lueur de l’éclair.)

Ainsi, dans sa jeune existence, le Journal de Lausanne avait fait belle place à l’idiome, que les
feuilles des grandes villes françaises ignorent le plus souvent. Le phénomène est curieux dans
une zone où la revendication identitaire est apparemment très faible, la tradition d’écriture
inexistante.

De son côté Python écrit chaque semaine une lettre patoise à Pettolaz [24]. La dernière lettre
évoquée (25 juin 1792), que Pettolaz résume en français, montre que Python traite toujours
de l’actualité : il regrette que le contingent fribourgeois fasse mauvaise figure parmi les
contingents confédérés, évoque des désertions. Quelle position politique cela implique-t-il ?
Les événements éteignent-ils alors l’écriture de ce progressiste, dont nous n’avons ensuite
plus trace ? La publication des dix églogues, poursuivie jusqu’à la sixième, s’achève sur
l’argument de la septième. Sans doute, la souscription avait été décevante, mais l’ouvrage
était connu . La conjoncture a-t-elle été déterminante, ou Python disparaît-il ? Nous ignorons
la date de son décès. Alors que la paysannerie gruérienne soutient la révolution, la fonction
emblématique "nationale" de l’idiome ne semble-t-elle plus pertinente ? Castella, qui
s’adresse depuis Paris à ses compatriotes, n’est évidemment pas effleuré par l’idée d’écrire en
patois [25].

Cependant que la Révolution déferle sur l’Europe, et sur la Suisse, Bridel continue son
enquète sur l’idiome depuis Bâle où il est pasteur. Mais son patriotisme ne s’exprime qu’en
français : ainsi en 1792 dans le populaire Sur les montagnes de Gruyère.
Nous avons pu repérer une lettre [26] (non mentionnée dans les bibliographies patoises)
adressée à Bridel par le juge Veillon, de Bex. (La famille Veillon est une vieille famille de la
bourgeoisie de Bex, Vaud) . L’exercice amusé, et familier, rompt le Bon Ton de leurs lettres
(l’ensemble de la correspondance reçue par Bridel est en français). Cet unique texte patois
éclaire la façon dont pouvait être acueillie son enquête sur le patois, et plus largement du
statut de l’idiome. Le correspondant s’excuse de son retard (preuve d’un intérêt modéré pour
l’enquête ?), répond à la demande de proverbes, donne de ses nouvelles et des nouvelles du
temps, dans le retour linguistique à une sorte de connivence enfantine, de simplicité
originelle perdue. Ce registre volontariste, pour être provisoirement libérateur, n’est guère
tenable. D’ailleurs le correspondant insiste sur la mort du patois, en se défaussant sur sa
femme de la responsabilité du jugement. Il signale cependant l’existence d’un amateur, dont
l’existence a sans doute dû piquer la curiosité de Bridel. Le profil de ce pasteur auteur
patoisant correspond tout à fait à celui des écrivants patois du temps, mais il ne semble pas
avoir laissé de traces.

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“Ne me gronda pas frare, Ministre du bon Dieu, di que yé receu ta lettra, laya granten, ye
éta d’en ona couzon terriblia por te faire ouna reponse, que pusse te fere plaisir, ma ye su
villoz, ye gruloz, ye ona peine d’écrire, que te ne pourra pas te l’imagina. Né pas le tot, la
memoire me fa fau bon, ye aublia la maitia de ce que ye sçavé, & de cen que ye ne sçavez
pas.

Te vau des proverbes, ye ne crayoz pas de t’en aprendre, que liau que te sça za. Gran
d’avenas & pai perci se rencontra volonti. Lé bin veretrabloz. Ma lé mendroz cayon, on la
meillau merdaz, on le vay ti le zor, s’acompli. Et que liau que mereton le mé, son liau que ne
sont pas recompença. Avoez putans & larons, fau faire lés messons. La éta la mouda de to
ten. Et poy, fau prendre pachenche. On a biau fere, on ne vindra jamais a bé, d’empazi, y
lare de roba, & y putans de putanna. Ce te trauve bin de voigny tard, à tes infans, ne
l’aprend pas. Ho cen est bin verétablioz. Car por on yazo, que rencontre bin de voigny tard,
on sara trompa 20 yazoz.

Me vayze au be de mon latin, & te deré avoué reson, que ne sçu qu’au anoz. Pachence [27].

yé passa on bon hivert, & ma fenaz m’a bin tenu au zau. ye en avez bin faute, car l’a fi on à
frey, terribliaz, yé bin sonzy ay pourres zens, & liaux miserables bregands, qu’on fé la
guerraz lo l’hivert, ne les és pas pliens, car meretavons bin tot cin que l’on soufert.

Por le françois, que y amavoz tant ne sont que day brigands. liau pourrroz holandois, von
pays la sauça d’ay 80 menetray & jouerus que son entraz d’en la velaz d’Amsterdam, &
nôtrés pourroz Suisses, qu’on eta prey, quemen day aluvetes au felard, & renvoyé d’en lau
pays, fudre que se bouteyons à travailly à la terraz. Ma lés Monsçus, que ne sçavons fere
que dey villoz solars, sarons à plaindre.

Noutron patoy ne difere que pou de cé du pays de Vaud. Le notroz tin on pou d’au Savoyard,
ne dien la clo, le pro, & au Pays de Vaud, la clia, le pra. (Bex, au sud du Léman,sur la route
du Valais, est en effet proche de la frontière savoyarde). Ta bin day salutations, d’au Frare
Bournet, d’au Doyen d’Ullon & d’au compare Recou. Ma fenaz que tame autant que son
/mot illisible/ te saluë asse bien de tot son coeur. Elle vau que te diessoz que nion ne sça mis
le patois, que le Ministre Rodolph Chatelannat de Nods (Nods, dans la partie française du
canton de Berne, à quelques kms au nord du lac de Bienne). Il a fé, d’ay rimmes, d’ay
zançons & de comptoz en patoy, asse bin fé, que le conte d’au Crayz (sic). (Le Conte du
Crayzu, dont la remarque de Veillon confirme la célébrité dans le milieu des amateurs.) Te ne
me dis rin de ta fenaz, ye te préyoz de la bin salua quemon ouna bonne amya, de memoz
que le fellu Ricou & sa fenaz que ye felicitoz de l’ay ay fé on bouboz. Te pau conta que nion
d’en lo le monde que t’ame mé qué mé, & que ye vudris bin que te fusse mon vizin, ye
payerès on pot de bon coeur, c’en compta le restoz. Ecrit me toparay, yari grand pliesi
d’avay de te novalles. Manda mé le discours qu’on a fé à Mr.Barthelemy [28], à Dieu Bonzor,
le Bon Dieu te begne.

Bex le 13e.fev.1795 [29]

Veillon Juge.

Le lo raclo que ce moque de l’ecove. Poeta tsatta a bi menon. Quan le bin le prau. Qui repond
appond. Quand chacun saide nion ne se creive. Mort de fenna & via de chevau sont la
richesse de lotto. La devend(r)e amara mi creva ques atres djors ressemblia.

Traduction : Glossaire des patois de la Suisse romande.

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Ne me gronde pas, frère, Ministre du Bon Dieu, dès que j’ai reçu ta lettre il y a longtemps, j’ai
été dans un souci terrible pour te faire une réponse qui puisse te faire plaisir, mais je suis
vieux, je tremble, j’ai une peine à écrire que tu ne pourrais t’imaginer. Ce n’est pas le tout, la
mémoire me fait faux bond, j’ai oublié la moitié de ce que je savais, et de ce que je ne savais
pas.

Tu veux des proverbes, je ne crois pas t’en apprendre, sinon ceux que tu sais déjà. Grain
d’avoine et pois percé se rencontrent [30] volontiers. C’est bien vrai. Mais : les cochons les
plus petits ont la meilleure merde, on le voit tous les jours s’accomplir. Et que ceux qui
méritent le plus, sont ceux qui ne sont pas récompensés. Avec putains et voleurs, il faut faire
les moissons. Ça a été la mode de tout temps. Et puis, il faut prendre patience, on a beau faire,
on ne viendra jamais à bout d’empêcher les (aux) voleurs et les putains de faire les putains
(on pourrait comprendre aussi : les débauchés de se livrer à la débauche). Et si tu trouves
bien de semer tard, à tes enfants ne l’apprends pas. - Tout [31] cela est bien vrai. Car pour
une fois qu’on se trouve bien (litt. qu’(il) rencontre bien) de semer tard, on serait trompé 20
fois. Me voici au bout de mon latin, et je te dirai que je ne suis rien qu’un [32] âne. Patience,
j’ai passé un bon hiver, et ma femme m’a bien tenu au chaud. J’en avais bien besoin, car il a
fait un [33] froid terrible, j’ai bien songé aux pauvres gens, - et ces misérables brigands [34],
qui ont fait la guerre tout l’hiver, je ne les ai pas plaints, car ils méritaient bien tout ce qu’ils
ont souffert. Pour les Français, que j’aimais [35] tant, ce ne sont que des brigands. Ces
pauvres Hollandais vont payer la sauce des 80 ménétriers et joueurs [36] (instrument, jeux
de hasard ?) qui sont entrés dans la ville d’Amsterdam, et nos pauvres Suisses, qui ont été
pris comme des alouettes au filet et renvoyés dans leur pays, il faudra qu’ils se mettent à
travailler à la terre. Mais les “Monsieurs”, qui ne savent faire que des vieux souliers [37],
seront à plaindre.

Notre patois ne diffère que peu de celui du pays de Vaud. - Le nôtre tient un peu du Savoyard,
nous dison “la clo, le pro” (pour la clef, le pré) et au Pays de Vaud “la clia, le pra”.

Tu as bien des salutations du Frère Bornet, du Doyen d’Ollon et du Compère Ricou (ou
Ricoud). Ma femme qui t’aime autant que son (illisible) te salue aussi de tout son cœur. Elle
veut que je te dise que personne ne sait plus le patois, sinon le Pasteur Rodolphe Chatelennat
de Nods. Il a fait des rimes, des chansons et des contes en patois, aussi bien faits que le conte
du Craizu. Tu ne me dis rien de ta femme, je te prie de la bien saluer - comme une bonne
amie, de même que le filleul [38] Ricou et sa femme que je félicite de lui avoir fait un garçon.
Tu peux compter que personne dans le monde ne t’aime plus que moi, et que je voudrais bien
que tu fusses mon voisin [39] , je payerais un pot de bon cœur, sans compter le reste.
Ecris-moi tout de même, j’aurais grand plaisir d’avoir de tes nouvelles. Envoie-moi le
discours qu’on a fait à Mr Barthélémy. _ Adieu, Bonjour, le Bon Dieu te bénisse.

Bex, le 13e fev. 1795

C’est le râble qui se moque de l’écouvillon. Vilaine chatte a beaux(x) chatons(s). Quand c’est
bien c’est assez. Qui répond appond (ajoute, renchérit). Quand chacun s’aide (s’aider en
Suisse Romande = aider), personne ne crève. Mort de femme et vie de cheval font la richesse
de la maison. Le vendredi aimerait mieux crever qu’aux autres jours ressembler.

La lettre est adressée : “A Monsieur, Monsieur le Ministre Bridel, Premier Pasteur François
A Bale”, et porte en surcharge : “Ne m’envoyez pas le discours à Mr.Barthelémy, je viens d’en
recevoir un”. Preuve, s’il en était besoin, de la normalité du français langue haute.

Article suivant : - René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) :
République hélvétique (1798-1803)

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29

NOTES

[1] Ebert, Allg.bibliographisches lexicon, Leipzig, 1830, Kuenlin, Dictionnaire du canton de


Fribourg, 1832. H.Charles, Daguet connaissent 2, 3 églogues. Pour Brülhart, Etude
historique sur la Littérature Fribourgeoise, Fribourg, 1907, la 1ère et les Bucolicos sont deux
ouvrages distincts, etc.
[2] Texte de l’édition originale. Les éditions ultérieures offrent quelques différences.
[3] On mesure dès la première phrase la difficulté de concilier la notation phonétique et le
respect de normes étymologiques et grammaticales : “ouvrageo” ne note pas la prononciation
“j = dj,” “datto” (“d’atot”, “d’à tout”) ne note pas la structure lexicale, etc.
[4] “Tâche” est masculin.
[5] Cf. les similitudes entre la description de l’âge d’or dans la IVe églogue et celle du long
poème toulousain daté de 1781.
[6] Cf.P.Sciobéret. “Revue bibliographique. Bibliothèque de la Suisse Romane”. L’Emulation,
Tome 4, Fribourg, Schmid-Roth. 1855.
[7] Le participe, qui n’a pas de rapport avec le français “accueilli” a ici le sens fort et très
concret de “chassé (comme le troupeau) par le berger armé de son bâton”.
[8] “goitreuse”, désignation populaire du narcisse.
[9] “gracieuse” est ici encore désignation populaire (et non précieuse) de l’amie, de l’aimée.
[10] “réhrauna, rérouna”, mot populaire et non du langage orné : résonner, au sens fort de
retentir.
[11] un exemple des nombreuses inversions forcées que Python affectionne.
[12] Grande clématite des arbres, “invouablhâ”, fourvoyer, idée de : charme, magie
[13] Etendue du champ que l’on laboure sans dételer, temps mis à faire ce labour, moment.
[14] “mogeon, modjon, modzon”, veau mâle, jeune bœuf ou taureau.
[15] Cf. le français régional “joux, chaux”.
[16] Exemple encore d’inversion forcée.
[17] fort rayonnement de chaleur, tremblement de l’air chaud.
[18] Pettolaz Léon Pierre, 1765-1811, curial de la justice de Charmey (à l’est de Bulle). Notaire
en 1791. Membre du Sénat helvétique en 1799, de la Diète générale en 1801, contribue au
règlement de la question des dîmes dans la nouvelle Suisse unitaire. (Cf.infra, les “Bourla-
Papey”).
[19] P.Aebischer, “Le Doyen Bridel et les patois fribourgeois, d’après sa correspondance avec
P.L.Pettolaz”, Nouvelles Etrennes Fribourgeoises, t.IX, 1927.
[20] Cette Tsansson novalla, se chantant sur un air alpestre sera publiée, sous le titre de La
Chanson du Moléson dans les Alpenrosen de 1824 (article “Coraula”, par François Kuenlin).
[21] Cf. correspondance de Pettolaz, (Aebischer, op.cit.) : la lettre du 25 juin 1792 dit que
Python en a fait dessiner le frontispice : elle semble donc prête pour l’impression.
[22] P.Aebischer, op.cit. Nouvelles Etrennes fribourgeoises, t.LX, Fribourg, 1927, p.139.
[23] Cf.Conservateur Suisse, 1815, graphie différente et quelques modifications.
[24] Cf. P.Aebischer, op.cit.
[25] Lettres aux communes des villes, bourgs et villages de la Suisse et de ses alliés, ou
l’aristocratie suisse dévoilée, Paris, 1790. Castella dirige à Paris le Club Helvétique.
[26] Correspondance Bridel, Bibl. cantonale et universitaire Dorigny, IS4177 35
[27] Exclamation populaire : “pachenche”, “patience”. Clin d’œil : elle ponctue le Conte du
Craizu.
[28] Il semble s’agir du diplomate représentant la France.
[29] Chiffre malaisé à lire : 4 ? sans doute 5 (victoires françaises en Hollande fin 1794, début
1795).
[30] Curieuse forme : on attendrait soit rencontre (auou) au singulier, soit rencontron
(pluriel).
[31] “ho” ? (comprendre “oh”). “To”, “tout” est bien plus probable par le sens.
[32] Lire “on”
[33] Lire “ona”, “une”. Le mot frey est féminin en patois dans ce sens.
[34] Lire “bregands” ? semble plutôt “bri”, graphie influencée par la forme française.

29
30

[35] On attendait amavo.


[36] Curieuse graphie : quel mot patois représente-t-elle exactement ? Le radical est bien
celui de jouer. On attendrait “joueré” = français “jouerau”.
[37] User ses souliers à traînasser. Cf. d’Hartel, Dictionnaire du bas langage, 1808.
[38] “fillu”corrigé en “fellu”, forme plus patoise que “fi”.
[39] Curieuse graphie, on attendrait “vezin”

René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois -


République helvétique, 1798-1803)

Article précédent : - René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) -
Pays de Vaud et Canton de Fribourg avant 1798 - une tentative d’écriture littéraire (2)

Sauf autres indications, les traductions et notes linguistiques ont été établies par le
Glossaire des Patois de la Suisse Romande

En 1798, avec la République helvétique et son drapeau aux trois couleurs (cf.logo de
l’article), la Révolution fait des habitants de la Confédération des citoyens égaux en droit :
cette égalité exige l’égalité des langues. Mais les notables révolutionnaires, pas plus que
leurs homologues français, n’envisagent que la langue du peuple puisse être officialisée : le
français est plus que jamais langue standard.

Dans ces temps troublés, l’écriture du patois ne viendra pas du milieu des érudits amateurs
de l’idiome, dont Bridel est bon exemple : le patois demeure pour ces originaux, en général
peu favorable aux temps nouveaux, refuge rassurant. Il n’est ni arme d’intervention, ni
même connivence face à la domination française. À la fin de la période républicaine
unitaire, la publication patoise sera le fait d’un polémiste contre-révolutionnaire vaudois,
avec un pamphlet répandu : “La Pinte où l’on va, ou le Poile à Jean-Pierre, Maître
Cordonnier en fait de ressemellage, contenant des Discours partagés en diverses scènes. Le
tout véritable, et mis en écrit par le citoyen Jean-Joseph Gremaud de Vuippens, Canton de
Fribourg, duquel vous en apprendrez davantage si vous tournez le feuillet. A Vuippens, l’an
3 de la République une et indivisible, soit l’an M.DCCCI comme disent les simples”.

Il s’agit manifestement d’une couverture plaisante, comme le nom supposé de l’auteur : il


n’existe pas d’imprimeur à Vuippens ; les événements évoqués, le parler employé sont ceux
du Pays de Vaud

Ces simples sont les bonnes gens de la campagne, prémunis de la démagogie par un bon
sens natif. Leur parole, qui ne peut être que patoise, est contrepoint savoureux au français
déclamatoire (mais marqué de dialectalismes) des membres d’une société populaire de
petite ville, artisans pour la plupart. Le patois, comme le français, apparaissent au premier
degré en représentation sociologique.

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La pièce, sans viser une représentation que la circonstance interdisait, prend place dans la
campagne de pamphlets qui utilisent le sens commun contre la nouveauté révolutionnaire.
L’auteur supposé est Bourgeois, ancien châtelain des Clées (entre Lausanne et Yverdon),
pamphlétaire actif. L’enjeu est direct, comme à Genève en 1793 : les révolutionnaires
poussent en effet les paysans à l’assaut contre la féodalité. La révolte des Bourla-papey,
“brûle-papiers”, qui éclatera en 1802, est alors préparée entre Morges et la Sarraz (c’est la
région de Bourgeois) et à Yverdon (où la pièce est imprimée). À l’appel de petits notables, les
paysans envahissent les propriétés aristocratiques, brûlent les titres. Les révoltés seront
désignés par l’appellation de Bourla-Papey, mais le dialecte n’apparaît à la publication que
dans cette pièce anti-révolutionnaire, où il est censé représenter le bon sens de paysans
ignorants, intéressés, mais foncièrement sains. L’auteur vise à la fois le public populaire et
celui des bourgeois raisonnables, auxquels on montre que l’attaque contre les derniers
droits féodaux peut se transformer en demande de suppression des fermages, et même en
exigence partageuse. L’ironie a peut-être porté sur un public,“Citoyen-public”, alors fort
hésitant.

Le patois est implicitement présenté comme le bien des vrais Suisses, face à des
francophones démagogues vendus à la France, et dont les ancêtres ne sont pas Suisses, mais
Français ou Allemands. Mais Bourgeois gère son paradoxe, en défendant par ailleurs (en
français) le pouvoir alémanique de Berne.

Son Avertissement ironique présente l’auteur comme un rédacteur de catéchismes de la


bonne cause révolutionnaire, qui a convoqué sans succès, le 10 octobre, les paysans du
Léman (Janvier 1798, le Pays de Vaud devient République Lémanique, intégrée fin 1798
dans la République Helvétique.) “pour donner des croquignoles aux gouvernants, pour
arranger tout à notre guise, et pour faire un gouvernement qui auroit été le Parangon de
tous les gouvernements de la terre”. (A l’automne 1800, une adresse des campagnards
vaudois a exigé la fin des dîmes et titres féodaux).

C’est implicitement souligner le rôle de la propagande écrite, dont il va jouer. “Je puis bien
vous jurer de bonne foi, qu’il n’y a pas dans tout cet écrit un mot qui ne se soit dit chez moi,
ni un coup qui ne s’y soit donné, puisque c’est là où est le poile à Jean-Pierre ; encore ce poile
menace-t-il ruine, comme mes pauvres culottes. Salut et fraternité en la république une et
indivisible”.

Jean-Pierre représente la plèbe révolutionnaire, inculte, brutale, grossière. Il envoie sa


femme Salomé chercher du vin : “Ce sont de terribles soulons que ces hommes. O mon
Dieu !” s’écrie Salomé. “Nous devons déja du vin pour plus de deux-cents écus à monsieur
Cronà”.

Jean-Pierre en colère : “Tais-toi, salope, avec ton monsieur ; sais-tu pas dire citoyen ?

Salomé, essuyant ses yeux avec son tablier : “Oui, pardine, citoyen ! c’est bien çà qui nous
fait vivre”. Il la bat.

Samuel, un autre “patriote”, entre et sépare le couple. Jean-Pierre lui reproche de tourner
autour de sa femme. Ils se battent. Entre Verain, Président de la Société des frères et amis,
dont le siège est au Poile à Jean-Pierre (échoppe-cabaret). Il les sépare. “Citoyens, que ça
va-t’i à dire ? séparez-vous au nom de la loi. Est-ce ainsi que des républicains doivent se
traiter ? gardez les tappes pour les b.....s (C’est le vocabulaire du Père Duchêne, depuis
longtemps passé de mode en France) qui ne le sont pas”. Entre Piotonet.

Piotonet. Salut, citoyen président : salut à vous autres ; vous êtes bien échauffés par ici ;
c’est contre ces sacrés chiens d’aricots, sans doute ; mordieu, on les tient cette fois ; nous les
arrangerons, laissez-faire.

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Verain. Y a-t’i du nouveau, citoyen Piotonet ?

Piotonet . Ah ! du nouveau ... du nouveau. Il y a d’abord que ceux du Chésar ne sont pas
encore au pas. Il faut pardieu civiliser ces sacrés mâtins (La montagne est refuge des
valeurs pour le châtelain, comme elle est à “civiliser” pour le patriote). J’y avois envoyé
Michotin pour cela ; mais les b.....s ne veulent pas entendre raison ; ils ont bien refusé de
planter un nouvel arbre de la liberté qu’on leur a fait couper et qui a plus de septante pieds
de long ; et ils n’ont rien qu’un fichu petit rougeon* d’arbre qui n’en a pas vingte-quatre : il
faut, sacre-dieu, qu’on les vous tanne comme les cuirs de mon grand creu* [1] ; il n’y a pas
de quartier d’abord.

Verain. Bien dit, citoyen Piotonet ; je me suis toujours défié d’eux ; ces gens de la montagne
sont des diables à qui on ne fait pas accroire ce qu’on veut, au moins. Il y a longtemps que je
les connois.

Piotonet. Je veux que la gangrène me ronge, si je n’en viens pas à bout ; laissez-moi faire : je
ne veux que boire un coup et je vous vas là haut : je vous civiliserai cette f....e canaille, ou je
leur ferai manger leurs roches. Allons, de l’eau-de-vie, entends-tu, Jean-Pierre, ne me fais,
sacredieu, pas attendre, ou je te tanne aussi les épaules. Ils boivent, tout en maudissant les
aristocrates (les aricots !).

Piotonet. Eh ! sacredieu, va prendre un de ces fo..... zaricots pour me déboucher tout çà ; ils
ont le nez assez long pour aller jusqu’au fond de la bouteille.

Verain. La fièvre me serre les boyaux, si je ne veux pas le leur allonger depuis le plancher
jusqu’à terre (ils rient).

Piotonet boit. Allongez, allongez, citoyen président, jusqu’à ce que le diable fasse un trou
avec sa criape depuis l’enfer et qu’il les accroche tous par le nez pour les tirer là-bas. (ils
rient). (à Samuel) allons, verse-m’en encore un ; remplis-le cette fois, ou je te tortille comme
un tire-bouchon.

Samuel. Vous êtes bien rude, citoyen Piotonet. Un peu de patience.


Piotonet. Patience. Qui, moi ? Je veux bien qu’on fasse des andouilles de ma froissure si j’ai
jamais connu la patience. Tonnère (sic) de Dieu, il n’y a que les ânes qui soient patiens. A
votre santé, président Vérain (Il choque le verre avec Verain).

Verain. A la vôtre.

Piotonet après avoir bu. Adieu soyez, citoyen président. -Adieu et salut républicain à vous
autres.

Verain l’arrêtant. Un moment, citoyen Piotonet : il faut dire à ces égarés que s’ils ne
changent pas tout le droit ...

Vérain promet de leur envoyer les troupes, de tuer, brigander, donner du “ça ira, du feu et
de la guillotine”, car, comme l’affirme l’homme de métier Piotonet “un cochon de lait ne vaut
rien rôti, si l’on ne lui coupe la tête tout de suite”. Ils sont d’ailleurs prets à guillotiner leur
propre famille, “tout comme si c’était des oies”, “s’il s’agit du salut de la patrie”.

On attend par contre les “frères de la campagne”, jugés plus récupérables que ceux de la
montagne, pour leur faire voter une motion.

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Piotonet. Vous sentez bien que si l’on ne profite pas du moment pour tout jeter par terre ;
pour exciter les paysans à bruler les châteaux de ces b....s de seigneurs, à tuer les zaricots,
nous ne serons pas les plus forts.

Verain. Oui, mais ... cela demande réflexion et de la prudence.

Piotonet. Des réflexions ? De la prudence ? Eh ! sacredieu, c’est avec çà qu’on perd tout : il
faut enjéoler ces paysans, faites-les bien boire ; dites-leur qu’ils ne paieront plus rien, qu’ils
pourront prendre tous les biens des zaricots, qu’ils seront tous riches, et pardine, vous en
viendrez à bout. Parlez-leur de ce que nos frères de la grande nation ont fait au
commencement. Le diable m’extermine s’il ne faut pas forcer les paysans à tuer ; tenez, il
faut qu’ils boivent du sang ; j’en boirois, sacredieu, un pot sans me reprendre pour leur
donner l’exemple ; mettez-y un peu du vôtre, président, prêchez-les, pour que quand je
reviendrai tout soit pret ; entendez-vous ? Verain.

Laissez-faire.

Les paysans arrivent avec le vice-président Crotillon.

Crotillon. Citoyens, voici des freres et amis des villages que je vous amène pour fraterniser
avec nous.

Verain aux paysans. Ils sont les bien venus, (à Crotillon) faites placer nos frères des villages,
on leur accorde les honneurs de la séance. (Ils s’asseyent tous sur des bancs des deux côtés
d’une longue table, le Président est en haut sur une escabelle).

Verain, tousse et se mouche. Citoyens ! .. S’il fut jamais rien de beau dans le monde, c’est la
liberté ; c’est la lumière qui éclaire le monde ; c’est le soleil qui nous réchauffe, c’est ... en un
mot c’est tout ...(avec emphase). Mais quand je dis que c’est tout, je me trompe ; j’oubliois
l’égalité, cette autre lumière qui égalise les hommes, qui, pour satisfaire à tous leurs besoins,
fait que tous les biens sont communs ; c’est là, la lumière qui a devancé le monde, qui
change, qui altère ...

Joseph Marubet. Oï, pardai, lé bin véré ! yé na sai dau diabò ... chai bai ton rin din stu outô ?
(Oui pardieu, c’est bien vrai ! j’ai une soif du diable ... Ne boit-on rien dans cette maison ?)

Jean-Pierre à Samuel. Samuel, va t’en demander du vin à ta commère ... mais, mordieu, ne
va pas me rester trop à sc’té cave.

Samuel. Allons donc, jeanfesse, ne ris pas toujours. (Il sort).

Verain, toujours avec emphase. Par cette explication définitive, vous savez donc, citoyens,
que c’est par la liberté que nous sommes libres, et par l’égalité que nous sommes égaux ; de
sorte que le bien d’autrui est à nous.

Jonatan Borgognon. Mà dité vai, citoyen monsieu, escusadé se voplié ; l’on parla per tzi no
dé celia égalité : m’avon promet dé mé bailli le pra dau tzaté que totzé mon pra de la
Cornéttaz ; mété refia sur cin, y avé dza tré on caro de l’adze, y a vé bueta de la drudze,
réspétin voutro noneu ; é bin ; ne ma te pa failiu réprindré ma drudze, é reclioure l’adze.
Etzò l’égalità, qué cin nique ? - Voique portan cin que mé areva. (Mais dites-moi, citoyen
monsieur, excusez s’il vous plait ; on a parlé chez nous de cette égalité : on m’avait promis
de me doner le pré du château qui confine à mon pré de la Cornettaz ; je m’étais fié à cela,
j’avais déjà arraché un coin de la haie, j’avais mis du fumier, sauf vôtre respect ; eh bien,

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n’ai-je pas dû reprendre mon fumier et refermer la haie ! Est-ce l’égalité que cela ? Voilà
pourtant ce qui m’est arrivé).

Verain. Citoyen, vous ne deviez point ôter votre fumier ni refermer l’aye, puisque ce pré
vous convient, il est à vous. Ce sont là les droits de l’homme.

Jonatan Borgognon. Vo dité bin ; ma lai mon soci ; yavé, bio déré, l’agean é la municipalita
sé son bueta dévoron mé din noutra Cuémena, ne sé pa cin que mon de ; tantia que lo signeu
a volliâ ravai son pra, é né ma fai rin zu qué la vergogna. Lé Brindzé ; vo cédé prau, lé gro
Brindzé, lé dou fraré mé vezin, in on volliu féré a tan à la Trapasanna qué pardai na tota
buena végne : la falu qué lôsson basta to comin mé ; lo signeu ne loza pas bailli on carquié.
(Vous dîtes bien ; mais on m’y a forcé ; j’avais beau dire, l’agent et la municipalité s’en sont
pris à moi dans notre commune, je ne sais pas ce qu’ils m’ont dit, toujours est-il que le
seigneur a voulu récupérer son pré, et je n’ai ma foi eu que la honte. Les Brindzé, vous savez
bien, les grands Brindzé, les deux frères, mes voisins, ont voulu en faire autant à la
Trapasanna qui est par dieu une très belle vigne. Il a fallu qu’ils renoncent tout comme moi.
Le seigneur ne leur a pas donné une parcelle).

Crotillon. Citoyen Verain, il faut dénoncer cela à la société ; il faut faire rendre justice à ces
citoyens. N’est-il pas honteux que dans le siècle de la lumière et de de l’égalité, des frères, des
citoyens ne puissent pas prendre sur la terre tout ce qui est à leur convenance ? et ôter aux
infâmes aristocrates ce qu’ils ont volé au peuple souverain ; je dis volé, car tout ce que je
n’ai pas, c’est autant qu’on me vole.

Le père Pontrulaz. La ma fion réson. (Il a ma foi raison).

Guillaume Laffe. Set pardai bin véré ; prédzé bin orminté stu compagnon citoyen. (C’est
pardieu bien vrai. Il parle au moins bien ce compagnon citoyen).

Daniel Fantin. Ba, ba ; ma fai l’égalita, cé de bairé can on na sai. Allons citoyen cabaretié,
na botoillie. (Ma foi l’égalité, c’est de boire quand on a soif. Allons citoyen cabaretier, une
bouteille).(Samuel entre avec un panier de bouteilles, Salomé porte des verres).

Joseph Marubet. Voi qué par diau dau vin : (à Salomé) atzi vò Salomé. (Voilà pardieu du
vin ; bonjour Salomé).

Salomé. Bonjour, citoyen.

Joseph Marubet. Quai-vò vui ? vozité a ce rodze ué la créta dé noutro pû ? (Qu’avez-vous


aujourd’hui ? Vous êtes aussi rouge que la crête de notre coq).

Jean-Pierre, avec humeur. Ce qu’elle a ! ... hom, Samuel, tu es diablement resté à ste cave.

Salomé, en levant les épaules. Resté ! hû ... apparemment. N’a-t-il pas fallu mettre la boite ;
tu ne l’avois pas oubliée peut-être ?

Jean-Pierre. Va-t-en au diable avec ta boîte. Samuel n’oublie rien lui.

Samuel, en colère. Le diable me déchire les ongles, si je ne tombe pas dessus, vois-tu bien ;
redis seulement une parole.

Verain, d’un ton imposant. Paix-là ! Paix-là !

Jean-Pierre. Janf ....

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Verain d’un ton ferme et impératif. Taisez-vous. Salomé à Jean-Pierre. Oui ; tais-toi,
tzancre de cû de pédze. (elle s’enfuit).

C’est la seule irruption patoise dans le propos de Salomé. Le patois ne lui échappe que dans
l’insulte. Bonne illustration du statut du patois en ville.

Jean-Pierre, voulant lui courir après. Attends-moi, chienne de carogne.

Crotillon l’arrêtant. Citoyen, mettez-vous au pas.

Jean-Pierre se débattant. Laissez-moi donc, je m’y mettrai quand j’aurai étranglé cete
b......se.

Verain ave dignité. Citoyen, Jean-Pierre, j’ai choisi votre bouchon, pour le sanctuaire de nos
assemblées, parce que je vous ai cru un bon républicain. Mais vous vous disputez avec votre
femme, et ... (Samuel lui verse à boire après avoir bu)

Voilà du vin qui ne vaut pas le diable.

Après une altercation sur la qualité du vin, on boit à la santé de Salomé.


Verain après avoir bu. Citoyens. Cette santé est honnête ; j’aime bien la citoyenne Salomé ;
mais nous devons aimer premièrement la république. Je vous invite à boire tous à cette
santé.

Pierre Cueta. Diabô lo pa, que lai baivò. Cé tzarlatan crotû, cé tzancro dé tzéré, qu’étai venu
à la revoluchon no prométré que no ne payerin plié rin, et voique portan que l’on rebueta lé
cinsé ; comin faute fairé ora por paï lo trai por millé de celia ministrative, é lé cinsé dé stau
zan passa ? (Pas question que j’y boive. Ce charlatan vérolé, ce salaud qui était venu à la
révolution nous promettre que nous ne payerions plus rien, et voilà pourtant qu’on a rétabli
les censes. Comment faut-il faire maintenant pour payer le trois pour mille de cette
chambre administrative et les censes de ces années passées ?)

Jean Brache. Lé asse bin venu per tzi no por cin nique ; m’a imbéta é pui voaiqué comin cin
va avoué le païsan ; lé gro lé medzon adé. (Il est aussi bien venu chez nous pour celui-ci. Il
m’a embêté et puis voilà comment ça va avec les paysans, les gros les mangent toujours).

Crotillon. Non, sacredieu, ils ne vous mangeront pas ; nous allons bientôt rendre tous ces
gros b..... aussi minces que du papier. Çà buvons encore un coup et nous parlerons
d’affaires. (Ils boivent tous à plusieurs reprises). Avec la permission du citoyen Verain notre
digne président, je l’invite à vous porter à une action aussi honorable que profitable, à nous
tous ; j’espère qu’il voudra bien ouvrir la bouche.

Verain avec un ton de Président, après avoir toussé plusieurs fois. Silence (il fait encore une
pause). Citoyens, amis et frères. Il n’est pas douteux que le crime ne soit riche et que la vertu
ne soit pauvre. On l’a déjà vu du tems de Lazare, et on le voit encore de nos jours. Or, Dieu
nous a donné la raison pour nous conduire ; il faut donc s’en servir quand on en a de besoin.
(Expression directement venue du dialecte) Vous êtes tous des gens de la campagne, des
paysans, vous gagnez votre pauvre vie en vous morfondant de peine ; vos champs sont
engraissés de votre sueur.

Daniel Fantin l’interrompant. Ma fai, por mé ne scho pas prau por cin ; bueto a dé dozé tzé
dé femé per pousa ; cin vau ancoi mi qué dé tan cha. (Ma foi, pour moi je ne sue pas
tellement pour ça, je mets toujours douze chars de fumier par pose). (Pose : unité de mesure
agraire, 45 ares)

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Crotillon, furieux. Tais-toi.

Verain reprenant son discours plus emphatiquement. Engraissés de votre sueur ! ...

Vous avez des enfans qu’il faut nourrir, et vous manquez de pain ! (Il grimace comme s’il
pleuroit). Tenez, citoyens, cela me fend le cœur ! Vous payez de redevances féodales ; vous
êtes écrasés, ruiné, abymés. (d’un ton grave) Citoyens, ce n’est pas pour les habitans des
villes, pour des patriotes tels que nous que je parle, nous ne payons rien de tout cela, nous
sommes francs. Mais vous ! Çà mes amis, il est tems que ça finisse ; il est tems de punir les
voleurs, et d’ôter à celui qui a de trop. (Il s’interrompt). N’êtes-vous pas tous de cet avis,
citoyens ? (après une pause) Vous m’approuvez tous, car qui ne dit mot consent. Or, voici ce
que j’ai à vous proposer. Les châteaux de vos seigneurs sont des tanières de loups et de
renards, il faut les détruire ; les maisons des riches sont des cavernes de voleurs, il faut les
détruire ; les titres des nobles, sont des patentes de brigands, il faut les détruire ; les actes
pour les droits féodaux, sont des paperasses de Satan, il faut les détruire ; ceux qui les
possèdent sont des hommes qui vous volent depuis que Dieu a créé le monde, il faut les
détruire ; et pour ce qui est des dixmes, des lods, des censes, il faut les détruire ; et quand
aux obligations, aux cédules, il faut ...

Crotillon se lève et dit avec force. Les bruler ; çà ne perdez point de tems, mettez le feu à tous
les châteaux, et brulez-moi avec, tous ces sacrés zaricots, ces tyrans, ces seigneurs, toute
cette séquelle du diable, exterminez-les ; et quand vous les aurez tous massacrés, vous
n’avez qu’à nous appeler et nous vous aiderons à piller leur bien. Allons, citoyens, je vous
invite, avec la permission du citoyen président, dont je suis le vice, à boire à la destruction
des tyrans. (Il boit, tous en font autant, et les paysans crient :)

Tous les paysans ensemble : Qui vive !

Crotillon en fureur. Les tyrans.

Gabriel Pantaru. N’a pa ma fai ; ma stu lé que lé buetéré din lo crau. (ma foi non, mais celui
qui les mettra dans le trou).

Crotillon. A la bonne heure. Je ne veux boire aux tyrans qu’avec leur sang.
Verain avec emphase. Bravò.

Daniel Fantin. Jamo ancoi mi on verro dé stu vin, que na botoillie dé san dé chréquien.
(J’aime encore mieux un verre de ce vin qu’une bouteille de sang de chrétien). (La révolte
des Bourla-Papey ne sera en effet pas sanglante : elle se fera au cri de “Paix aux hommes,
guerre aux papiers”).

Verain le regardant avec indignation. Non pas moi.

Daniel Fantin. Ma fai, n’ammò pas lò san. (Ma foi, je n’aime pas le sang).

Verain indigné. Tu n’es pas digne de nous.

Daniel Fantin. Ne pu pa pire medzi lo san dé noutré zanimò, comin béré yo lo voutrò. (Je ne
peux même pas manger le sang de nos animaux, comment boirais-je le vôtre ?)

Verain en fureur. Ose-tu bien, me comparer à ces cochons ?

Daniel Fantain. Na paradai, ne son pas a ce gra qué vo. Ma voi que ... liberté, égalité. (Ils
boivent). (Non pardieu, ils ne sont pas aussi gras que vous. Mais voilà ...)

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Crotillon. Citoyen président. Tous nos frères des villages ici présents, ont signé l’adresse aux
autorités du Léma. (Adresse de l’automne 1800 demandant l’abolition des droits féodaux. Cf.
supra). (aux paysans) J’espère qu’aucun de vous n’osera me contredire ?

Gabriel Pantaru. Oï, lé bin veré. -Ma qué tzin que vò nò zai fé à segni ? (Oui c’est bien vrai.
Mais que nous avez-vous fait signer ?)

Crotillon. Que vous ne voulez plus payer de droits féodaux, qui sont une invention du diable
[2].

Abram Piedrônna. Ma fai, se vignon dé lû, fau que lé repringné. (Ma foi, s’ils viennent de lui,
il faut qu’il les reprenne).

Jean Brache. Tzacon son bin ; voique. (Chacun son bien, voilà). Crotillon, s’échauffant. Vous
avez protesté, qu’alors vous resteriez Helvétiens. (La République Helvétique)

Jaques Fistulon ivre. Qué tzo qué cin, Helvétien ? Diabe lo pa se yen vû mé, ne vu pas êtro
un françai ; vu resta Suisse, sacredieu. (Il frappe du poing sur la table). Mon père létai ;
mon père-grand ace bin ; ét mé su Suisse comin leur ; on bon Suisse, intindé vò bin. (Qu’est-
ce que cela, Helvétien. Je n’en veux plus, je ne veux pas être un Français, je veux rester
Suisse, sacredieu. Mon père l’était, mon grand-pèreaussi, et moi je suis Suisse comme eux ;
un bon Suisse, entendez-vous bien ?)

Verain, d’un ton de docteur. Apprenez que, Helvétien et Suisse, c’est la même chose.
Gabriel Pantaru. Ma dité vai, citoyen, sin oblia voutrò dére : yé tan oïu parla de sliau
chouan : etzò no, au bin lé zôtrò ? (Mais dites-moi, citoyen, sans oublier votre dire. J’ai tant
entendu parler de ces chouans. Est-ce nous ou bien les autres ?)
Verain. Eh ! f..tu imbécille, sais-tu pas que les chouans sont de ces coquins, de ces brigands.

Crotillon. Des zaricots.

François-Louis Pioutaz. Vai dà ? -Ma fai ne mé tzo pas plié de stau zaricots que déna
favioulà. (Oui-da. Ma foi, je ne me soucie pas plus des ces aristos que d’un haricot).

Le pere Pontrulaz. Ta pardai bien rézon, François-Louis. (Ils rient tous, puis ils boivent en
choquant les verres). (Tu as pardi bien raison, François-Louis).

François-Louis Pioutaz. Açà, cabarequié, voique lé botoillié qué son ace voigé qué ma
goirdze. (A Samuel qui prend les bouteilles et sort) traité zin orminthe que nossé min dé
pépin. (Ah ça cabaretier, voilà que les bouteilles sont aussi vides que ma gorge. Tirez-en (du
vin) au moins qui n’ait pas de pépins).

Verain d’un ton imposant. Citoyens, ensuite de l’adresse que vous avez signée, il faut tous
vous mettre au pas, et refuser de payer les censes.

Joseph Marubet. Tzancre la pa no lé payien ; laissi pire féré ; se lo receviau vin tzi nò, le
diabò involai se sa racklieta monté la coutà. (Pas question que nous les payions ; laissez
donc faire. Si le receveur vient chez nous, le diable m’emporte s’il monte jusqu’ici avec sa
raclette (de mesure)).

Crotillon vivement. Si fait pardieu, laissez-la monter et payez.

Verain furieux. Que dis-tu ? ... payer les censes ?

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Crotillon. La diable qui s’en dédit. Patience, citoyen, président, patience, vous serez de mon
avis. (Il élève la voix) Citoyens, je vous invite à payer les censes avec de la graine qui coute
quinze baches la livre, et des belosses qui cassent les dents.

Verain éclatant de joie. C’est pardieu bien dit ça !

Samuel, posant par-tout des bouteilles. Pour cette fois, en voici du tout bon.

Verain, après avoir fait signe de remplir les verres. Citoyens, je vous invite à boire à la
santé du citoyen Crotillon qui a si bien parlé. (Ils choquent tous les verres et boivent).(Après
un silence, il reprend avec le ton d’un président) : Citoyens ! je vous l’ai déjà dit, et je le
répète à tous les frères et amis. Il y a assez longtems que nos infâmes tyrans nous volent ; il
y a assez longtems que vous payez et vos pères aussi ;voyez où le crime remonte ! voyez tout
ce qu’on vous vole ! (avec emphase) Cesse, pauvre peuple ! d’être la victime des tyrans et de
leur conduite abominable ; leur heure a sonné, ne leur paie plus rien, et détruis ces
oligarques. Car ... rien de plus injuste que de payer ce qu’on doit : (à Daniel Fantin) n’est-il
pas vrai ça ?

Daniel Fantin. Ne dio pas qué na. No volien féré to comin vo no dité. Per ézimplio ; ne zin
noutre namoudiachon de la Praiza, lo citoyen Muedret, qua zu cé bin de son pére, no za adé
fé à paï lamoudiachon tu lé zan ; no lai daivin dou cin zécu ; lia ne sé guére d’an que no le
païen dince. Cé atan que stu compagnon no robé ; no le vu padai plie paï. (Je ne dis pas non.
Nous allons faire exactement comme vous nous dites. Par exemple, nous avons notre
fermage de la Prise ; le citoyen Muedret qui a hérité ce bien de son père, nous a toujours fait
payer le fermage tous les ans. Nous lui devons deux cents écus. Il y a je ne sais combien
d’années que nous le payons ainsi. C’est autant que ce compagnon nous vole ; je ne le
payerai pardieu plus).

Verain. Oh ! c’est bien différent, le citoyen Muedret est un parfait patriote, mêmement des
meilleurs qu’il y ait ; son bien est à lui, vous le lui avez amodié ; au lieu que les dîmes et les
censes se lèvent sur les champs que vous cultivez, que vous labourez.

Daniel Fantin. Cé pardai la mimâ tzousa : no labaurin tu lé tzan de noutre namoudiachon,


se cè quà lé tzan ne dai plie rin ai Signeû, no ne daivin plie rin non plie à cé qua lé tzan.
(C’est pardieu la même chose. Nous labourons tous les champs de notre fermage ; si celui
qui a les champs ne doit plus rien au seigneur, nous ne devons plus rien non plus à celui qui
a le champ).

Verain avec humeur. Ce n’est pas la même chose : car qui dit des Seigneurs dit des voleurs,
et c’est pour tous les exterminer que la révolution a été faite. Mais un patriote, un
républicain comme le citoyen Muedret, doit retirer la rente de ses prés et de ses champs,
puisqu’ils sont à lui et qu’il les a eus de son père et de son père-grand ; il ne doit plus payer
ni dîme, ni cense ; cela est clair.

Jean Brache. Dion por tan que stu citoyen, au bin son père-gran, a zau zu aberdzi cé bin
qu’étai au signeu, que ne sé rin ratenu que lò dimò é la cinsa ; é que lo lan za bailli pire por
cin zique. (On dit pourtant que ce citoyen ou bien son grand-père a autrefois pris en
fermage ce bien qui était au seigneur, qui n’a rien retenu pour lui que la dîme et les censes et
qu’il le leur a donné seulement contre cela).

Verain en colère. Qu’importe ? Le seigneur a donné ce bien ; et il étoit un coquin de vouloir


qu’on lui paya la dixme et les censes, ce qu’on donne est bien donné, et il est défendu de se
rien retenir quand on donne. Voilà le fait (à Fantin). Et toi tu dois payer la rente d’un bien
qu’on ta remis à cette condition, car la loi leveut,elle défend le vol, et punit les voleurs.

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Daniel Fantin. Ma, se fau puni lé voleu ; ne fau do pa féré comin leur ; por qué prin ton le
bin dé sliau féau dau ; dité vai citoyen présidan ? (Mais, s’ilfautpunirlesvoleurs,il ne faut
donc pas faire comme eux. Pourquoi prend-on le bien des féodaux ? dites-moi citoyen
président).

Verain avec humeur. Parce que c’est bien fait.

Daniel Fantin. Et mé ne féré yo pas a ce bin de ne rin paï au citoyen Muedret ? (Et moi je ne
ferais pas aussi bien de rien payer au citoyen Muedret ?)

Verain en buvant. Non ; parce que ce qui est à lui, lui appartient, et qu’il ne faut pas que ces
coquins d’aricots ayent quelque chose.

Daniel Fantin. A, vo vompringno ora ; ne fau pas sé laissi roba, ma fau roba lé zotro. (Ah, je
vous comprends maintenant. Il ne faut pas se laisser voler, mais il faut voler les autres).

Verain buvant toujours. C’est cela.

Pierre Cueta. Ma écutadé : lon bin de per tzi nò ; que l’avon fé on trequemaquadzo, ne sé
comin ; tantia que to cin nique nétai rin qué por féré na tze cagnie, é que can l’on sé batré lé
zon, lé zotrò ; au bin can on sé disputéré, lé francé vidront no prindré, por no bueta tu
d’accoua. Craidé vo cin citoyen. (Mais écoutez. On a bien dit chez nous qu’ils avaient fait un
traquenard, je ne sais comment ; toujours est-il que tout ceci n’était que pour créer une
querelle et quand on se disputera, les Français viendront nous occuper, pour nous mettre
tous d’accord. Croyez-vous ça, citoyen ? )

Verain en colère. Ce sont des discours d’aricots. La grande nation n’a jamais trompé
personne.

Crotillon en colère. Rien n’est plus vrai ; et je dénoncerai le premier b..... qui osera dire le
contraire.

Verain prenant le ton du président. Voilà le propos d’un citoyen qui a bien mérité de la
patrie. (Ils boivent tous).

Crotillon. Que sert, citoyen président, de bien mériter de la patrie tant que les tyrans la
gouverneront ! Ne faudroit-il pas faire une motion pour les mettre à bas ?
Verain. Bien dit, citoyen Crotillon ; j’opine au retour du directoire, et à la régénération des
Conseil ... Citoyens, qu’on remplisse les verres, qu’on se lève tous et qu’on boive à la santé du
brave ex-directeur Ochs. Qu’il vive ! (Ils crient tous de même et boivent). Nostalgique de la
République Lémanique, juge-t-il le régime actuel insuffisamment avancé ?

Abram Piédronna. Qué tzin qué cé Oxe ? mon bin de que cétai na béta, comin vo derai
noutrà môtailà. Ete veré cin ? (Qu’est-ce que cet Ochs ? on m’a bien dit que c’était une bête,
comme qui dirait ma Motaila (nom de vache tachetée). Cela est-il vrai ?)

Verain en colere. C’est le propos d’un infame aristocrate ... Ochs, signifie bien un bœuf, mais
c’est un nom de famille, aussi honorable que celui de Verain que je porte.
Jean Brache. Verain ! éh ! bin voiti dé portan cin que ce, no dien Verain, no zôtro à légue dé
noutré zanimò, respétin lòueû. (nous appelons pourtant “verain”* l’eau (urine) de nos
animaux ...)

*Vérin, vérain : “venin” en occitan et francoprovençal. D’où le sens de “purin”.

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Verain furieux. C’est ce que vous dites mal, sacredieu ; tous les Verain viennent de
Champagne en Picardie ; le premier de notre famille qui est venu dans la Suisse était un
gros marchand qui vendoit des lunettes. Voilà sacrebleu, mon ancêstre (sic) ; il y a deux
cents ans de ça. On en tira le potré quand il fut mort ; je l’ai encore sur mon établi ; il lui
ressemble comme si c’était lui. - Il m’a pardieu bien fallu donner deux écus neufs pour le
faire tirer par un peintre.

Crotillon. C’est vrai au moins ! et les Crotillons, ne viennent ils pas d’Auxebourgue ? J’ai
encore vu mon grand-père qui parloit allemand, et qui mêmement faisoit des peignes ; j’en
ai encore un par chez nous qu’il a fait et qui est tout neufe (sic).

Daniel Fantin. Vô ne vò pegni don dzamé, citoyen ? (Vous ne vous peignez donc jamais).

Verain avec emphase. Citoyens : malgré la gloire de mon ancêstre, j’aime l’égalité, et je ne
reconnois que les autorités du Léman.

Suit une violente algarade : Gabriel Pantaru demande si celiau zôtorité” sont celles de Berne
[3], nos pères répète-t-il, qui “baillivon dau pan à noutré pourò” ou celles d’aujourd’hui qui
rongent les pauvres, Verain veut l’étrangler pour ce blasphème. L’incident est noyé dans des
toasts, et les dirigeants, ivres, demandent que “après que nos frères des villages auront brulé
tous les châteaux”, on pende les seigneurs. Mais ce délire est interrompu par l’annonce du
pillage du village par une colonne de partageux. Un officier français intervient, ramène
l’ordre, dissout le club et renvoie les paysans à une saine idéologie de l’ordre.

Le texte de Bourgeois, texte d’intervention immédiate, sera plusieurs fois donné au 19e siècle
en exemple d’écriture patoise juste et savoureuse : il est pourtant en ce domaine, et à
l’évidence, un texte piégé. Devant la conjonction décisive des révolutionnaires urbains et
d’une paysannerie exaspérée par les survivances féodales, Bourgeois essaie de scinder les
deux composantes du mouvement qui se prépare. Le parler populaire n’intervient qu’en
représentation sociologique des paysans, il s’oppose au français mal dégrossi des artisans
révolutionnaires, mais en fait le jeu politique de Bourgeois, comme d’une bonne part de
“l’aristocratie” vaudoise, est, en acceptant de façon réaliste la tutelle française, d’utiliser
l’aspiration à l’ordre social que manifeste le Consulat français. L’intervention politique ne se
poursuivra pas par un intérêt pour l’idiome, une écriture de maintenance.

Article suivant : - René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) -
1803-1815.

NOTES
1 - Piotonet est donc charcutier, boucher ? .Cf. infra les allusions à ses andouilles, sa
froissure...
2 - Cf. Gabriel P.Chamorel, La liquidation des droits féodaux dans le Canton de Vaud, 1798-
1820. Lausanne, Roth et Cie, 1944. Verain.
3 - Bourgeois publie sous le nom de P.Z.Chantelaz, pasteur, un ouvrage français pronant le
retour à Berne, et signe en 1802 la pétition en ce sens. “Mon livre que j’ai fait pour ceux-là de
notre pays, qui sont toujours restés des braves et pour ceux qui veulent le redevenir”.

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René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (franco


provençal) - 1803-1815
René Merle, Une Naissance suspendue. L’écriture des “patois” : Genève, Fribourg, Pays-de-
Vaud, Savoie, de la pré-Révolution au Romantisme, SEHTD, 1991, 112 p.

Sauf autres indications, les traductions et notes linguistiques ont été établies par le
Glossaire des Patois de la Suisse Romande

article précédent : - René Merle - Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) :
République hélvétique (1798-1803)

Avec l’acte de Médiation de 1803, et la remise en ordre sous l’égide napoléonienne, dans la
Suisse qui devient fédérale, le pays de Vaud devient Canton. Cette nouvelle structure, en
rendant l’instruction obligatoire en 1806, fait triompher le français : “Les Régens interdiront
à leurs écoliers, et s’interdiront absolument à eux-mêmes, l’usage du patois, dans les heures
de l’Ecole et, en général, dans tout le cours de l’enseignement”. Le temps est venu ici des
entreprises culpabilisantes de correction du langage [1]. Autour de 1800, l’oralité de
Lausanne devient française.

La place de l’idiome ne saurait donc qu’être compensatoire : pour l’anniversaire de la


première assemblée du Grand Conseil Vaudois, le pasteur Marindin [2] compose la Chanson
pour la fête du 14 Avril qui, plus tard éditée, devient une sorte d’hymne patois de
l’indépendance vaudoise. Mais à la différence des emblématiques couplets genevois de
l’Escalade, ce texte qui veut “faire peuple” est vision et parole d’une micro-démocratie rurale,
il n’est pas véritablement “national”. Sous l’égide de la religion, on affirme aux paysans que le
nouveau régime, en réglant le problème des droits féodaux, leur assure la prospérité. On
remarquera la prudence avec laquelle sont abordés les nouveaux rapports avec l’ancienne
suzeraine Berne. Traduction Recueil Corbaz, Lausanne, 1842.

Por la fita d’au quatorze Pour la fête du quatorze


Yé fé mon bet det tzanson J’ai fait mon bout de chanson.
Se la rimma l’est betorse Si la rime est mauvaise
Yari por mé la raison J’aurai pour moi la raison ;
Car yé prai por refrin Car j’ai pris pour refrain
Ci qu’ame bin sa patrie Celui qui aime bien sa patrie
Sara todzo prau contin Sera toujours assez content

Les garçons et les filles se sont endimanchés, la milice du village fait l’exercice, puis le pasteur
prêche. Le pays est en paix, les champs sont beaux :

La montra lè zavintadze Il a montré les avantages


Que no devin au Seigneu, Que nous devions au Seigneur,
La de se vo zitè sadze Il a dit si vous êtes sages
Vo zarai prau dé bounheu ; Vous aurez assez de bonheur ;
Vo n’ai pa mé lè focadze, Vous n’avez plus de focage,
Dimè, cince et tzetéra ; Dîmes, censes et cétéra ;
Din ci benirau veladze, Dans ce bienheureux village
Sin lo pas qu’on lè verra ; Jamais on ne les verra ;
N’ai vopas por la governe N’avez-vous pas pour le gouvernement
Dai dzins dè noutron pays, Des gens de notre pays,
Quan-bin nè san pas dè Berne Quand même ils ne sont pas de Berne
Toparai san no zamis. Egalement ce sont des amis.

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Et tous vont boire à la santé de la patrie.

L’enquête impériale sur les patois, lancée en 1807, sollicite les érudits de Suisse romande et
aura des retombées importantes.

À Fribourg, l’enquête, comme souvent, est confiée à des ecclésiastiques qui répondent à la
demande expresse de noter les moindres différences dialectales. Sont donc envoyées des
traductions en parler roman : gruérin de la montagne, broyard du bas-pays, (dues au
chanoine Fontaine [3]), et quetzou de la partie moyenne du canton. L’enquête et les
publications qui la suivent [4] contribue à figer la conscience dialectale fribourgeoise et
pèseront sur les tentatives d’écriture. En témoigne la réponse [5] du curé Dupasquier
(Prothée Dupasquier, curé de Courtion entre 1811 et 1838, année de sa mort) à Fontaine qui
lui a confié “la commission singulière” de traduire la parabole. Il insiste sur la difficulté
d’écrire un parler par définition oral : la traduction “s’est trouvée d’abord prête, au moins
sous l’un des dialectes, le gruyérin ; mais la partie de l’orthographe, dans celui-ci surtout, le
moyen de la préciser et de la justifier avec conséquence, hoc upus, hic labor est. Je crois
même qu’il sera impossible de l’écrire absolument. Il n’en sera pas tout à fait ainsi des deux
autres ; le Broyard se prononce avec beaucoup de rapprochement du françois, et quant au
Quetzo, il y servira ce qui aura été dit en parlant des majeures difficultés du gruérin”. Ses
Observations [6] sur l’idiome sont révélatrices d’une conscience diglossique. Diglossie
interne tout d’abord : à la différence du Gruérin Pettolaz (Cf. ci-dessus), le prêtre du bas-pays,
ne magnifie pas le parler de la montagne !

“Un premier aperçu qu’il est utile d’avoir en vue en fesant la lecture de chacun de nos patois,
c’est qu’à mon avis, des trois dialectes, celui de la montagne, du pays moyen et du plat-pays,
autrement dit le guérien, le quètzo, le broyard, ce dernier seroit le plus délié, le plus fin et le
plus maniéré ; le quètzo le plus grave, le plus mâle ; le gruérien le plus agreste et le plus
sauvage ; ce qui seroit surtout vrai à dire, en parlant de celui de Mon-bovon et Lessoc, dont
le jargon est tellement revêche, barbare et révoltant, que les indigènes eux-mêmes s’en
aperçoivent et qu’ils s’en contiennent autant qu’ils le peuvent quand ils sont hors de leurs
foyers”.

La difficulté de noter l’idiome renforce l’éclatement dialectal : “Le Broyard quoique par sa
prononciation également éloigné du françois que le quètzo, se trouve pourtant bien plus
facile à orthographier ; mais le gruérien est incontestablement le plus mal-aisé, vu qu’il y
entre des sons, soit des articulations ou inflexions inconnues à la langue françoise et pour
l’orthographe desquels il semble qu’il y ait à recourir non seulement au latin et à l’allemand,
mais même au grec, et encor avec tous ces emprunts notre scription demeurera bien
imparfaite ... Si l’on devoit reconnoître de dialectes fribourgeois autant qu’il existe de
prononciations sensiblement discrépantes, il en résulteroit non seulement trois, mais trente
trois fois trois, c’est-à-dire presqu’autant qu’on comptera de villages dans le canton”.
Dans le patriotisme assumé, il confine l’écriture de l’idiome aux registres mineurs de
compensation diglossique :

“Une autre observation pour revendiquer l’honneur de notre Patois seroit que son mérite et
ses beautés ne sont guère de nature à trouver place dans un sujet grave et sérieux, comme
l’est le sujet donné (La Parabole de l’Enfant prodigue) : ce qu’il y a de plus saillant dans le
patois, les termes burlesques, gaillards, badins ; et par là sans doute indignes de figurer
dans un sujet sacré tel que l’Emblème du Dieu des miséricordes pardonnant au Pécheur
repenti. Les sujets à faire sortir ce que le patois contient de plus saillant ne sçauroient donc
être que des sujets légers et comiques ; ou tout au plus sérieux dans le genre des occupations,
des entretiens et du commerce d’ailleurs des habitants de la campagne (et de quelques villes)
entr’eux : en conséquent monsieur le Ministre Bridel ayant très bien choisi, amené les sujets
peut-être à leur perfection. Monsieur Auderset, chappelain actuel de Couschelmuth a fait de
la première Elégie latine du Lusus allegoricus une traduction patoise en prose avec

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argumentation [7], qui est très amusante et a bien son mérite ; à quoi n’aura pas peu
contribué la nature du sujet : une mouche inconsidérée qui va se plonger à corps perdu
dans du lait frais et s’y noya, présente des détails infinis et en nombre et en variété, et tous
du domaine de notre idiome. Avant ceux-ci Mr l’avocat Python avoit poussé dans le genre
conforme, mais faute d’avoir égard aux temps, aux lieux, aux personnes il s’est réduit à
n’être non seulement pas apprécié, mais à n’être pas même entendu hormis de ceux qui
comprennent les éclogues de Virgile”.

Ainsi, bien que l’enquête souligne l’impossibilité d’écrire le patois, et avalise les
comportements diglossiques, Python est à nouveau présenté. La conscience linguistique
fribourgeoise est ainsi presque officiellement stimulée. On ne s’étonne donc pas de trouver
dans cette publication de 1810, à côté d’un extrait de Python [8], une notice sur le patois
fribourgeois et une Choraula, “Ingrat ! Te t’is deshonora”, attribuées l’une et l’autre au
chanoine Fontaine qui avait rédigé l’essentiel de la réponse à l’enquête. Bridel la fait
connaître aussitôt à toute la Suisse [9].

En pleine époque impériale, un curieux document [10] atteste d’un usage du dialecte comme
langue secrète, et donc indirectement de sa vitalité. De la lointaine Russie, le Colonel d’Affry
[11] écrit à sa sœur en espérant déjouer la surveillance de la police impériale, qui filtre le
courrier et veut empêcher que la situation véritable soit connue. La lettre atteste donc de la
vitalité de l’idiome dans la bonne société fribourgeoise (le frère écrit, la sœur répondra) et de
son statut de langue orale. La remarque finale montre que Python est à la fois référence
reconnue et non imitée : le patois ne s’écrit pas. Par là même le choix graphique de l’officier
nous donne de précieuses indications sur la prononciation. Cette lettre est extrêmement
intéressante par son registre : ici, aucune connivence patoisante, aucun jeu compensatoire
sur la diglossie. La franchise directe est celle de toute langue débarrassée des superfluités de
la rhétorique. Le vocabulaire est celui d’une bonne langue d’usage, sans recherche aucune de
pittoresque, et pour cause.

La lettre montre l’état de délabrement de l’armée de Napoléon, qui quittera Moscou le 19


octobre.

Madame de Boccard, Hubert, de Jetzwill, Fribourg, Suisse. 3 8bre, Polotzky.

Vo charai epay benéje de chavay au justou chan que no fan pé châtre. Vo charai don que la
vella dé Moskou l’est zauva bourlaye l’autri. Lou fu lia doura chai zoua. Nequé l’a imprinte
niont né lou cha. Nos chan faiblious por chan que la puvra, la migére, la fam nos zan mau
adouba. Mé de la meitty dé tzavo chon fotu ; les grochés picés chon appléyies avoué dei baû
que creïvon perto thu les tzéraires. No zan mé de 80 mille crouyous chuda en dérai que
robont, bourlont, destrugeont tot et tiant les pourrous paygeans que nos amont quement
lou tzancrous rozay. Noutron chignâ lia ben gagni, ma n’en da tru cottâ. M’an achura que
Michel n’a pas mé dé chin mille, tit les autrous chont tia o frou de chervichou. Avoué les
outrous l’iest lou mimou affére à pou pri. Vo né paudé pas chavay quement no chan, faut lou
veire por lou creire. Achebin stou allemands modont ; les Bavarois né chont pas chai mille,
l’irant 29 mille ; van vers l’au à l’otho et nos mandont fére à fotre. Che chan dure grand-tin
fournetré quement lé d’avau. Tot lou mondou chen mecliet acheben pé châtre. La balla
rolliat d’au 7 nos ja cota 35 tzapis borda. Dzudzidé d’au rîstou, on n’a dzamé ran yu dé
parey. No ché que no chan moda 54 mille, no ne richtan pas 15. Noutron corps l’ia zau ondzé
combats. Fa me lou pliégi dé liaire ma lettra à la mére, ma à nion d’outrou et portant à la
tanta D. Berlen l’i a la gotta. Lou fe dé Quaquillon l’iest moua huet. Huber l’iest zau ben
maladou, ma l’iest ré bon. Mè ne va pas tant mau. Louvin l’iest tzancrament tzie, doux écu
nau la botoille. Fa mé lou pliegi dé mé répondré en patay et de mé marqua tot chan que
diont à Berna d’au pays yo chu zau l’ia 4 ans. No ne chavons ran que per dei pitits “panflets”
que les outrous nos baillont, imprima en franché.

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Té pu pas dere grand novi, que t’amou ben, n’est pas novi ma benveré. Embrache ton
Hubert por me et mes reschpet au villou. Né ché pas che te poret vini frou de mon
orthographe, ma parlou pis patay que ne l’ecri-jou. M’aret fallu l’avocat Python por mé lou
motra.

Traduction Etrennes fribourgeoises :

Vous serez, sans doute, bien aises de savoir au juste ce que nous faisons par ici. Vous saurez
donc que la ville de Moscou a été brûlée dernièrement. Le feu a duré six jours. On ne sait pas
qui a mis le feu. Nous sommes faibles, car la poudre, la misère, la faim nous ont mal
arrangés. Plus de la moitié des chevaux sont f....., les grosses pièces sont attelées avec des
bœufs qui crèvent partout sur les chemins. Nous avons plus de 80 mille mauvais soldats en
arrière qui volent, brûlent, détruisent tout et tuent les pauvres paysans qui nous envoient à
tous les diables. Notre seigneur (L’Empereur) a bien gagné la victoire, mais elle lui a trop
coûté. On m’a assuré que Michel (Le Maréchal Michel Ney) n’a pas plus de cinq mille
hommes, le reste est tué ou hors de service ; quant aux autres, il en est à peu près de même.
Vous ne pouvez pas vous figurer dans quel état nous sommes ; il faut le voir pour le croire.
Les Allemands aussi s’en vont ; les Bavarois ne sont plus six mille ; ils étaient 29 mille. Ils
rentrent à la maison et nous envoient faire f..... Si cela dure longtemps, cela finira comme
par là-bas (Allusion aux défaites françaises d’Espagne, où la population s’était soulevée
contre l’occupant). Tout le monde s’en mêle aussi par ici. La belle rossée du 7 nous a coûté 35
chapeaux gansés (La bataille de la Moskova, 7 septembre 1812, où nombre de généraux
avaient été blessés ou tués.....). Jugez du reste, on n’a jamais rien vu de pareil. Nous ici qui
étions 54 mille à notre départ, nous ne sommes plus 15 mille. Notre corps a eu onze combats.
Fais moi le plaisir de lire cette lettre à la mère et à personne d’autre sauf à la tante D...(La
conseillère de Diesbach née d’Affry)

Berlens (De Castella de Berlens, colonel au 2e régiment suisse) a la goutte.

Le fils de Quaquillon (Antoine fils de Georges-Aloys de Gottrau, de Granges, capitaine au 2e


régiment suisse) est mort aujourd’hui. Hubert (Hubert de Boccard, lieutenant) a été bien
malade, mais il est de nouveau bon. Moi je ne vais pas tant mal. Le vin est terriblement cher,
deux écus neufs la bouteille. Fais moi le plaisir de me répondre en patois et de m’indiquer ce
que l’on dit à Berne du pays où j’ai été il y a quatre ans (L’Espagne). Nous ne savons rien,
sauf par de petits pamphlets imprimés en français que les autres nous donnent. Je ne puis
pas te dire grands nouveaux si ce n’est que je t’aime bien ; ce n’est pas nouveau mais bien
vrai. Embrasse ton Hubert pour moi et mes respects au vieux. Je ne sais pas si tu pourras te
tirer de mon orthographe mais je parle mieux le patois que je ne l’écris. Il m’aurait fallu
l’avocat Python pour me l’enseigner.

Ainsi en terre catholique fribourgeoise, le patois demeure vivace, même en ville, et


l’enseignement mutuel du père cordelier Girard peut faire de l’idiome natal, sans mépris,
l’auxiliaire de l’apprentissage du français. Dans un apparent silence mûrissent les conditions
d’une renaissance de la publication littéraire.

En Pays de Vaud, l’enquête de 1807 a aussi des retombées. Bridel rédige la parabole du
district de Montreux, devient membre de l’Académie celtique où les érudits de l’Empire
étudient les origines de la langue et les parlers vernaculaires, sur lesquels il informe
Raynouard. Bridel n’est guère favorable au régime, mais par son initiative linguistique,
l’Empire lui permet d’affirmer un intérêt pour les patois et la montagne, en refuge contre les
temps nouveaux. Depuis 1796 pasteur à Chateau-d’Œx, localité vaudoise sur le flanc sud de la
Gruyère, en zone de vitalité patoise, puis à Monteux après 1805, il est désormais au contact
direct des patoisants : “A Château-d’Œx, ... au commencement du XIXe, un pasteur n’aurait
pu se passer du dialecte ... ; car, dans la Gruyère, le français n’était guère parlé et l’idiome
local avait encore toute la dignité d’une langue” [12].

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Aussi ajoute-t-il dans son Conservateur Suisse [13], réédition de ses anciennes pièces, des
morceaux patois qui concrétisent ses appréciations de 1789-1791 : le patois peut être langue
d’écriture. “Notre patois est assez doux et a les inflexions de l’Italien. Il est energique,
expressif, naïf et plein de mots qui n’ont pas de synonymes en français. Il se prête très-bien
à la poésie et sa cadence est sonore”. Le patois ne saurait occuper des registres sérieux.
Bridel donne en illustration un passage du Conte du Craizu, connu des amateurs, et qui vient
de connaître l’édition (le titre mentionne le canton de Vaud, créé en 1803). Mais selon Bridel,
le patois convient aussi, et peut-être mieux à la prose, reflet de la parole populaire. Ainsi
donne-t-il, sans toutefois les signer, deux pièces de son cru, qui seront reçues en modèles
d’écriture patoise. “On trouve dans le dernier volume du Conservateur Suisse deux jolies
histoires en bon patois Vaudois, qui peignent très-naïvement les mœurs de nos paysans”
écrit Bridel [14] ! Bridel y fait œuvre morale et “civilisatrice” : il oppose la brutalité égoïste
des jeunes villageois à la ferme sagesse du syndic. Cette reprise de parole populaire pouvait-
elle initier un essor de l’écriture dialectale ? L’édition patoise en Pays de Vaud semble bien
compensatoire d’une francisation triomphante.

Plus que la création, la fabrication patrimoniale est désormais à l’oeuvre. Les premières
années du siècle connaissent une mise en valeur du caractère "national" vaudois, ou
fribourgeois, par des pièces bonhommes, familières, connues depuis longtemps par les
manuscrits : L’édition lausannoise du Conte du Craizu venait de donner le signal.

Plus significative encore est la fabrication du Ranz des Vaches, dont le ricochet Suisse [15]-
Paris [16]-Suisse [17] fixe la forme qui selon Bridel, variait de village à village. La publication
parisienne (à laquelle Bridel a participé), la première qui accorde une attention spécifique
aux textes romands, donne la version gruérienne du Ranz, bientôt “officielle”, et
l’accompagne de glose. Bridel répercute aussitôt : ainsi, une fois de plus, la reconnaissance
française assure la prise en compte par les Suisses de l’expression dans l’idiome. Alors que la
paysannerie de la Gruyère en tient pour la chanson française ou la coraula délurée, Bridel
pose ce texte (récent) en symbole ancestral de l’âme suisse (les couplets sont narquois, le
refrain et la mélodie nostalgiques) et le Ranz devient national : il figure dans les textes des
fêtes vigneronnes du Leman, dès l8l9.

Mais Bridel n’échappe pas à la contradiction qui traverse les amateurs de patois : son intérêt
pour l’idiome, bien commun patrimonial, ne peut être que nostalgie collectionneuse devant la
victoire souhaitée du français [18]

“Comme (heureusement pour les progrès de l’instruction publique dans nos campagnes) le
patois s’abolit peu à peu parmi nous, et que le temps approche où il ne se parlera plus, j’ai
entrepris, avant qu’il fût oublié, un Glossaire ou Vocabulaire patois".

Stimulé par les publications fribourgeoises, il donne une bonne description de l’idiome,
présente les différences, mais insiste sur l’unité des patois de Vaud et de Fribourg. Comme
nombre d’auteurs du temps, il privilégie l’origine celtique : Bridel se ralliera aux origines
latines en lisant Raynouard, dont il devient le correspondant. Il souligne les difficultés
orthographiques :

“L’orthographe du patois n’étant pas fixée, il s’écrit comme il se prononce sans lettre muette
ou inutile ; il faudrait même pour certain son tel caractère que le Français n’a point”.

Il a conscience de l’importance de la documentation accumulée mais aussi de sa solitude


d’érudit patoisant :

“Le Doyen Bridel, pasteur à Montreux, a formé un Glossaire du patois de la Suisse Romande
de passé 2000 mots avec leurs étymologies. Le même a aussi une collection de livres et de

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manuscrits relatifs à l’histoire de la Suisse : c’est la seule bibliothèque helvétique du Canton


de Vaud”.

On comprend que Bridel en définitive privilégie la présentation savoureuse de la sagesse


populaire, par ces proverbes patiemment collectés. L’épitaphe qu’il se donne est significative
de ce patriotisme résigné :

Mon Epitaphe.

L’amave son pahi, lai a fai kokié bein ; Il aimait son pays, (il) lui a fait quelque bien,
Diu l’aberdjei lé-n’o, et lo tignie por sein ! Dieu le recueille au ciel et le tienne pour sien !

NOTES

[1] - E.Develey, Observations sur le langage du Pays de Vaud, 1808, réed. 1824, Lausanne,
Lacombe.
[2] - David Joseph Marindin, de Vevey, mort en 1816. D’autres sources attribuent la chanson
à Timothée Marindin, 1768-1816, professeur de littérature française à Lausanne.
[3] - Le chanoine Fontaine, en contact avec le Doyen Stalder qui réunit les paraboles suisses,
les envoie à Paris accompagnées d’une Dialectologie et les publie en 1819. Charles Aloys
Fontaine, Fribourg 1754-1834, pédagogue disciple du père Girard, partisan du renouveau
religieux. Son intéret pour le patois s’inscrit dans ces engagements.
[4] - F.J.Stalder, Die landessprachen der Schweiz, Aarau, Sauerländer, 1819, p.374-378.
[5]- ”Courtion, ce 10e avril 1812”. Cf. archives d’état, Fribourg, enveloppe de documents sur
les patois réunis par A.Daguet. La lettre a été publiée : P.Aebischer, “Un curé de Courtion
patoisant”, Etrennes Fribourgeoises, T.LXII, 1929.
[6] - B.Cant.Fribourg, 535, 3. Elles sont été en partie données in P.Aebischer, art.cit. supra.
[7] - Jean Joseph Auderset, prêtre à Guschelmuth de 1805 à 1810. En pays catholique,
comme en pays protestant, on retrouve ces ecclésiastiques amateurs d’écriture dialectale
plaisante. Quelle œuvre latine traduit ce manuscrit perdu ?
[8] - Helvetischer Almanach für dans Jahr 1810, Zürich.
[9]- “La Bergère abandonné. Ronde en patois fribourgeois”, Etrennes hlevétiennes, 1811,
n°29.
[10] - de D(iesbach), M(ax), “Lettre d’un officier suisse pendant la campagne de Russie”,
Etrennes Fribourgeoises, t.XXXI (1897), pp.56-60. Il n’y a aucune raison de douter de
l’authenticité de la lettre, de Diesbach, parent de l’auteur (Cf. allusion à la tante D.) a accès
aux papiers de famille.
[11] - Charles Philippe comte d’Affry, Fribourg 1772-1818. Sert la France : garde suisse
jusqu’en 1792, régiments suisses de l’Empire, garde royale après 1815.
[12]- De Reynold, Histoire de la littérature suisse au XVIIIe siècle, t.1, Lausanne, 1909.
[13] - Les Etrennes Helvétiennes publiées à partir de 1783 sont en partie rééditées sous le
titre de Conservateur Suisse, de 1813 à 1817. Cf. réed. du Conservateur Suisse, 1855-1858.
[14] - Bridel, Essai Statistique sur le Canton de Vaud, Zurich, Orell Fussli, 1818.
[15] - “Ran de Vaches des Ormonts”, Acht Schweizer-Kühreihen mit Musik und texte. Bern,
Haller, 1805. Les Ormonts : en pays de Vaud, au sud de la Gruyère. Sammlung von
Schweizer-Kühreihen und alten Volksliedern, Bern, Burgdorfer, 1812. 1818.
[16] - Tarenne, G., Recherches sur les ranz des vaches, ou sur les chansons pastorales des
bergers de la Suisse ; avec musique, Paris, 1813.
[17] - B(ridel), P(hilippe), “Ranz des vaches”, (avec traduction), Conservateur suisse, t.I, 1813.
[18] - Cf. Bridel, Essai Statistique sur le Canton de Vaud. Zurich, Orell Fussli, 1815, 1818

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René Merle, - Suisse romande 1815-1842 : autour du


débat de Fribourg sur le patois -
Article précédent : - René Merle : Suisse Romande, l’écriture des patois (francoprovençal) -
1803-1815.

Sauf autres indications, les traductions et notes linguistiques ont été établies par le
Glossaire des Patois de la Suisse Romande

Après 1815, alors qu’apparaissent en France nombre d’auteurs dialectaux, les Suisses, à partir
des textes de l’enquête impériale (1), s’en tiennent au mieux à un regard sur l’idiome sans
envisager son écriture. La naissance de cantons romands, dans un état à nouveau
décentralisé, permettait-elle de porter plus d’attention aux parlers vernaculaires ? La Suisse,
état bilingue, contourne l’idéologie de LA langue nationale propagée depuis le 16e siècle par
les états centralisés, mais la rejoint dans sa francophonie par la non-reconnaissance des
parlers romands. L’abandon du principe de l’égalité des citoyens confirme le poids des
notables francisés et donc la francisation officielle. De son côté, le mouvement démocratique
n’utilise pas le parler populaire, sinon par quelques couplets de circonstance autour de 1830,
quand Vaud révise sa constitution.

Sans doute, cette absence de l’idiome permet aux érudits de le prendre en compte sans mettre
en danger un ordre paternaliste et francisateur : le “patois” n’est pas arme du peuple. Il ne
saurait non plus porter un mouvement nationalitaire : certes, le souci culpabilisant de
correction du langage dessine en creux un ensemble suisse (2), proche des parlers d’oc, les
études romanistes le situent dans les ensembles-gigognes romand, “francoprovençal”, roman
(3). Mais cette conscience ne suscite pas un mouvement qui réhabiliterait l’idiome en bien
commun des Suisses romands et en rameau d’une grande langue vaincue par l’histoire :
l’érudit “national” Bridel traite du vaudois (si l’idiome varie dans le canton, le fond est le
même), non du romand, même si les affinités avec Fribourg lui sont évidentes. Accepter
l’infériorisation linguistique et culturelle du parler de la petite patrie, mais insister sur son
expressivité, telle est la position ambiguë de Bridel (4).

Genève ignore ces états d’âme : l’écriture de l’idiome a cessé avec la fin des déchirements
civils de la Révolution. La Republique rétablie en 1814 décide en 1815 d’entrer dans la
Confédération. La cité, désormais helvétique, confirme sa francitude (5) et s’en tient, sauf
exceptions peu signifiantes (6), à la restitution réitérée du patrimoine de l’Escalade :
affimation patriotique face à une Savoie qui n’est plus menaçante.

Genève apparaît comme un modèle pour la Suisse romande, dont la francisation fascine en
Suisse alémanique. Bonstetten (7) incite ses compatriotes à abandonner un dialecte parlé
même dans les conseils :

“Il y a environ cent ans que la Suisse françoise a commencé à renoncer à son patois. ...Le
langage n’est pas une parure, mais un vêtement qui touche à l’âme par tous ses points. Qui
voudroit être vêtu de haillons sales et dégoûtants ? ... La forme républicaine sert au
développement de l’esprit national, ce qui est toujours un bien ; mais en obligeant l’homme
qui pense, à s’exprimer dans la langue de l’homme qui ne pense pas, elle retarde les progrès
naturels du langage. ...C’est par le langage qu’on apprend à penser, surtout à développer sa
pensée. ... C’est par la langue polie qu’une nation participe aux progrès des lumières”.

Quand Bonstetten, distinguant le langage de l’harmonie, prône l’allemand standard mais


écrit en français, comment des Romands envisageraient-ils une écriture de l’idiome ? La
réponse de la jeune génération moderniste implique un regard “national” : en 1837, dans un
ouvrage répandu, J.Olivier (8) souligne que “ces différences ne sont qu’extérieures, et

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n’attaquent point l’unité fondamentale de la langue”. Certes, “c’est un patois, c’est-à-dire à


peine une langue”, mais l’attention portée aux écarts extrèmes (Valais, Jura) ne fait pas
éclater son unité. Par sa parenté avec le savoyard et la langue d’oc, le Romand est un rameau
de la vieille langue romane, qui couvre la Catalogne, la France du Sud, l’Italie du Nord.
Pourquoi le mépriser ? Olivier propose alors une lucide et audacieuse réflexion sur l’idiome :
"Or où en est de son développement historique cette langue romande /.../ A quel âge en est-
elle de sa vie ? vous savez qu’elle va mourir. Et cependant, en soi, elle est très-jeune.
Quoiqu’elle ait vu de longs jours, elle est tout au commencement de la vie./.../ Vous sentez
dans ce patois un mode d’être non accompli toujours resté à son commencement./.../ Vous le
voyez, c’est une masse bouillonnante comme au premier jour et qui ne s’éteindra que
bouillonnante encore ; une vie où la corruption du déclin se mêle à celle de la barbarie
primitive, et précisément, en cela, c’est un patois et non une langue littéraire. S’il en était
différemment, au lieu d’un patois, au lieu de la langue de nos pères, amoncellement confus
de tout ce qui constitue la vie, ce serait un corps développé, ayant sa complète existence ; ce
serait la langue des fils".

L’acceptation de la dominance du français civilisateur s’accompagne d’une piété filiale pour la


langue des pères.

"En lui, toute chaleur et toute vie ne sont pas éteintes : il serait facile de les ranimer, de les
entretenir, et d’en tirer une dernière flamme épurée. Notre Romand, j’en suis convaincu, est
susceptible d’être cultivé avec succès. Il possède encore de grandes richesses, il a des mots et
des tournures d’une puissante énergie, la naïveté des vieux langages, de l’aisance dans ce
qui lui est propre, de la facilité dans ses emprunts, et dans les sons, de l’harmonie et de la
couleur. La grossièreté ou la vulgarité qui peuvent le déparer encore tomberont d’elles-
mêmes, à mesure que sa popularité décroîtra ; comme aussi ce qui lui manque, il
l’acquerrait par un maniement plus soigné, et par la réunion de toutes ses forces égarées et
sans lien. Fondre en une langue littéraire et non plus seulement usuelle les dialectes
particuliers, donner quelque régularité à cet ensemble qui au lieu de faire perdre à notre
Romand de sa variété le ferait davantage saillir ; le consacrer, ainsi refait et accompli, à
exprimer certains faits de notre histoire ou de notre vie qui auraient besoin de lui pour
revêtir avec leur couleur véritable leur véritable esprit ; se garder par là un petit bien à soi,
à côté de celui qu’il faut partager avec tout le monde, ne serait une entreprise ni vaine ni
folle à tenter".

Olivier pose ainsi, plus audacieusement que les Renaissantistes d’oc et avant Mistral, un
avenir possible pour l’idiome, mais il se contente d’annoncer un recueil de chansons
populaires. Sans doute part-il de ce qui existe pour toucher un large public, et ressent-il cet
enracinement comme préalable à la naissance d’une littérature. L’échec du projet montre que
le public vaudois n’était guère sensibilisé, mais la graine était semée d’un sursaut créatif.

Ce sursaut viendra de Fribourg, où la situation est complexe : face à l’allemand, le patois peut
participer positivement de la poussée francophone (9) , mais à l’intérieur de cette
francophonie, il est combattu : l’orientation du père Girard, qui voyait dans le patois un
auxiliaire et non un ennemi de l’enseignement du français, est abandonnée en 1823 par les
responsables de l’enseignement, parmi lesquels Hubert Charles, que nous allons retrouver.
Entre 1815 et 1840, de nombreuses éditions bernoises, zurichoises, etc., popularisent en
Suisse des chansons “nationales” allemandes, mais aussi fribourgeoises, ranz et choraulas,
(texte romand, et traduction), et parfois vaudoises. La mode romantique veut y trouver l’âme
d’un peuple, et de jeunes intellectuels, ainsi J.F.Bussard en 1832 (10) assumant cette
spécificité ethnique quelque peu fabriquée de l’extérieur, participent d’un tissu relationnel
dans lequel va mûrir une amorce de mouvement littéraire nationalitaire. Son inspiration
relève de l’idéologie romantique qui traverse la jeunesse européenne.

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En 1841, l’églogue Les Tzévreis (“Les chevriers”) du jeune fribourgeois Bornet (11) (dont
Bussard est le professeur), montre qu’Olivier a été entendu. Il est significatif que ce premier
texte “patois” soit œuvre de jeune homme (Bornet, maintenant étudiant de 23 ans, l’aurait
écrit sur les bancs du collège) et soit révélé par L’Emulation de Fribourg : créée en 1841 en
septembre 1841 par le jeune A. Daguet (12), elle veut regrouper les talents, soutenir la marche
du canton vers le progrès matériel et moral, donner à ses habitants confiance dans leurs
possibilités, vivifier le patriotisme fribourgeois par la modernité.

"L’Emulation ayant pour but aussi la Culture intellectuelle, consacrera quelques unes de ses
colonnes à l’Histoire et à la Littérature. Dans cette partie encore, elle cherchera à être
nationale, le cachet de la nationalité pouvant seul lui faire trouver grâce aux yeux de
l’étranger./.../ Elle vouera quelque étude à cette belle langue romande, riche de mille
nuances inconnues à la langue classique, dont nous possédons un monument si curieux dans
la traduction des Bucoliques Virgiliennes, par l’avocat Python. Tout ouvrage fribourgeois
ou suisse, qui rentrera dans le cadre de l’Emulation , aura droit à une recension
bienveillante".

Le lien est posé dans la modernité entre la nécessaire francitude et la reconnaissance filiale
de l’idiome, langue de tous les Romands, et non patois. Dans un canton encore dialectophone,
cette prise en compte est affirmation symbolique par rapport à la francitude souhaitée. Elle
marque une différence "nationale" indispensable pour être reconnu par le foyer civilisateur
français que l’on veut intégrer.

Dès le n°8, décembre 1841, le journal s’ouvre à l’idiome. Bornet y présente, sans traduction,
ses Tzévreis :

"Littérature romande. Les Tzévreis, conto gruérin :

Pour ce premier essai dans l’idiome maternel, j’ai cru devoir choisir un sujet dans la vie
pastorale, afin de me conformer autant que possible à son caractère essentiellement
champêtre". _ Suivent les habituelles considérations inscrites dans les comportements
diglossiques : "Le patois gruérin n’est pas comme bien d’autres qui, dérivés par corruption,
conservent toujours une physionomie bâtarde, et deviennent les satellites forcés de leur
langue-mère : mais il a son génie particulier, ses radicaux, ses formes à lui propres
(13) ./.../ Cette langue si douce et si gracieuse dans la bouche des naturels Gruérins devient
dure et sauvage dans celle d’un lecteur français et même d’un Fribourgeois qui n’en a pas
l’usage /.../ elle a des sons qui ne trouvent point de signes correspondants dans les
alphabets vulgaires".

Pris dé l’ivue éssindu, du Gruire in amont, Près de l’eau étendu, dès Gruyères en haut,
Tot le galé païs que fourné à Montbovon, Tout le joli pays qui finit à Montbovon,
Yô lé fillés, que diont, ne chont pas di gauchirés Où les filles, dit-on, ne sont pas gauchères,
Pére-Grand le dejei, liest le païs di chivrés ; Grand-père le disait, c’est le pays des chêvres ;
(Galéjés d’Entiemmont, ne parlo pas dé vos) … (Jolies d’Entremont, je ne parle pas de vous) ...

Le long poème, sur un thème qui court de Virgile à Mistral, montre l’affrontement de deux
jeunes bergers pour la main de la bergère Gotton : le combat de leurs deux boucs meneurs de
troupeau décidera de son choix. Borlet vivifie le propos, qui aurait pu être scolaire, d’une
fraîcheur juvénile pénétrée, comme dans la préface de Python, du sentiment presque
religieux de la Révélation : au risque pour l’auteur d’y perdre son statut de lettré, écrire
l’idiome est le faire basculer en Apparition dans un univers où il n’a jamais eu place. Le
murmure quotidien, et méprisé, se métamorphose dans l’écriture en entité fascinante. La
démarche n’a rien d’artificiel : Bornet partage avec nombre de ses contemporains ce constat
de l’adéquation de l’idiome au registre virgilien.

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“Le genre pastoral convient à merveille à la portée de notre dialecte. Une expérience que
nous avons tous faite sur les bancs du collège, c’est qu’en traduisant les Bucoliques de
Virgile, le mot patois correspondant coulait tout naturellement de notre plume, tandis qu’il
nous fallait un travail considérable pour rendre la même expression en français passable”
(14).

Il traite le dialecte en langue en l’habillant d’une orthographe à la fois fidèle à la


prononciation et aux normes grammaticales françaises. Dès le n° suivant, H.C (Charles
Hubert )(15) remet les choses en place : le notable conservateur tance son cadet et coupe net
l’entreprise. La rapidité et la brutalité de l’intervention, de la part d’un spécialiste de
l’éducation et de la francisation, montre que la justesse du ton de Bornet, populaire sans
vulgarité, poétique sans affectation, a révélé les possibilités expressives du patois et emporté
des adhésions : Charles a conscience d’un danger.

"Je viens de lire dans le dernier n° de l’Emulation une bucolique ou églogue en vers patois
du dialecte gruérin. Je dis bucolique ou églogue, suivant qu’on se reporte par la pensée à
Théocrite ou à Virgile, dont elle paraît être une réminiscence. Cette pièce n’est assurément
pas dépourvue d’intérêt, ni d’une certaine douceur de langage pour le petit nombre de ceux
qui peuvent en juger".

H.C dit ne pas connaître le jeune auteur.

"Mais, précisément parce qu’il est jeune, on serait fâché qu’il fît fausse route ; et comme il
annonce et semble provoquer de la part de ses concitoyens d’autres productions dans le
même idiome, il n’est pas inutile d’examiner s’il convient d’encourager de pareilles
dispositions". "L’usage de la langue française, il faut le dire, ne date presque que d’hier dans
le canton de Fribourg. Celui du patois était général, même dans les premières classes de la
société, et on peut en reconnaître aujourd’hui des traces dans plus d’une bonne maison.
Cette manière de vivre avait bien son bon côté sans doute, comme toute chose en ce bas
monde. Elle supposait de la bonhomie et des habitudes patriarcales /.../ Aussi pensait-on
peu aux lettres et aux sciences ; et le canton ne s’en est malheureusement que trop ressenti.
L’avocat Python avait cherché, à la fin du siècle dernier, à régulariser, à légitimer, pour
ainsi dire, cet état de choses par sa grammaire et sa traduction de la première égloge de
Virgile en vers patois. C’est un tour de force auquel on sourit d’abord, mais dont on ne tarde
pas à reconnaître l’inutilité et même la futilité. En effet, il ne suffit pas, pour créer une
langue, que quelques individus se disent : "créons une langue nouvelle". Elle ne peut être que
le produit du temps et d’une grande agglomération d’hommes. Et puis, quand on a à côté de
soi un langage tout formé depuis des siècles et répandu dans une grande partie de l’univers,
ce serait folie de chercher à polir, à vivifier un idiome qui, quoiqu’on fasse, ne sera jamais
qu’un baragouin inintelligible pour quiconque ne l’a jamais parlé dès sa jeunesse".
H.C concède qu’il est intéressant d’étudier l’idiome, dans ses étymologies et ses rapports avec
les langues voisines, mais sans plus.

"On peut remarquer à cette occasion que le patois subit dans ce moment une métamorphose
et qu’il se francise de plus en plus. Ce n’est pas qu’il y gagne, au contraire ; mais c’est l’effet
de relations plus fréquentes avec l’Etranger comme aussi d’une plus grande connaissance et
habitude des livres. Pour qui veut prendre la peine de l’observer, il y a une différence très
sensible entre le langage du bon vieux temps, représenté par les personnes âgées ou les
habitants des hameaux reculés et celui de la génération nouvelle. C’est chose regrettable
sans doute, quoique naturelle ; car nous n’avons pas la prétention de réformer le langage
du peuple, respectable par son antiquité et sa nationalité. Nos observations ne s’adressent
qu’aux amis de la littérature. Nous n’entendons pas même désapprouver qu’on fasse de
temps en temps des chansons patoises qui peuvent avoir leur mérite de circonstance ; mais
nous croyons devoir prémunir les jeunes gens, dans leur propre intérêt, contre un goût et
une tendance qui ne manqueraient pas de leur faire tort.

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Puisqu’aujourd’hui nous parlons la langue française, c’est la langue française que nous
devons étudier et celle dans laquelle il faut écrire, sous peine de n’être compris de personne.

Nous avons déjà assez de peine, nous autres Suisses, de nous débarrasser de tous nos
idiotismes, de nos germanismes, sans ajouter encore à la confusion par un mélange de
patois./.../

Tous les peuples ont leur patois ; parce que partout il y a malheureusement une grande
masse de population rude et inculte. Elles sont rares les contrées qui, comme la Toscane,
sont peuplées d’êtres si bien organisés, que le simple paysan y parle aussi correctement
qu’on cause dans les salons./.../ Combien n’y-a-t-il pas, en effet, de dialectes particuliers en
Italie ! le piémontais, le lombard, le bolonais, le vénitien, le napolitain, etc ; tous cent fois
plus doux, plus souples, plus riches et plus maniables que le nôtre ; mais ils ont tous dû
baisser pavillon devant celui de la Toscane, qui a été reconnu pour le plus poli, le plus beau,
et qui dès lors est devenu exclusivement la langue des lettrés, des savants et de la bonne
société. Le provençal, après avoir régné sur une partie de l’Europe, a subi le même sort,
quoique bien supérieur dans le fond à la langue française d’aujourd’hui, car il était de bon
ton de l’apprendre même en Italie. Vers l’époque de la renaissance, il est tombé tout-à-fait,
au point de n’être plus que l’idiome du peuple. La langue d’oil a vaincu celle d’oc, parce
qu’elle était devenue celle de la partie la plus éclairée, la plus polie et la plus influente de la
nation.

Si donc il m’était permis de donner un conseil aux jeunes gens qui se sentent une vocation
pour le culte des muses, le plus beau, le plus séduisant de tous, je leur dirais : laissez-là votre
patois, débarbouillez-vous en de votre mieux, lisez et relisez les classiques anciens et
modernes. Nocturan versate manu, versate diurna".

Le jeune Alexandre Daguet répond dans le n° suivant :

"Nous les Fribourgeois, les Suisses romans, nous avons deux langues. Le Français d’abord,
notre langue littéraire, langue de Racine, de Chateaubriand, de quarante millions
d’hommes, que dis-je, de la civilisation, de l’humanité toute entière./.../ Mais à côté de la
langue classique, nous en avons encore une autre, langue vulgaire, pauvre petite langue,
bien humble, se cachant dans les petits coins, aimant la campagne, mais vieil et doux idiome,
singulièrement naïf, pittoresque, énergique, voix des vallées et des monts alpestres, bruit de
cascades et de torrents, son de clochettes de troupeaux, idiome pastoral comme on n’en vit
guère, fait au foyer et bon enfant comme on n’en verra jamais, idiome mélodieux qui nous
endormait au berceau, nous fit sauter de joie sur les genoux de nos grands-mères, et idiome
si mélancolique, si embaumé de l’air de la patrie qu’il donne la mort à l’armailli (le berger)
sur la rive étrangère. Oui, le Ranz des Vaches est en patois ! Et vous voulez abolir le patois
roman ?"

Daguet se place sous l’autorité de l’ouvrage de J.Olivier. Il pose Bornet en disciple de Python,
qu’il cite (16) et dont il loue le vers “où la tristesse contenue et brûlante éclate comme une
harmonie enflammée, ... soleillant, coulé en or, et que l’on croirait tiré de l’espagnol" (17).
Comme Walter Scott ou Goldoni, Bornet, poète "national", réconcilie le peuple et la
littérature :

"Inspiré par l’amour du lieu natal et de l’idiome maternel, il a composé son conte des
Zévreis , tout riant de grâce, tout parfumé de l’ambroisie des montagnes, fier et tendre à la
fois, aurore et crépuscule/.../ Mais c’est que, dans tous les pays, la poésie du sol, poésie
illéttrée et vulgaire si vous voulez, flétrie même par les savants dédaigneux du nom de
baragouin, a toujours eu un attrait incomparable pour les âmes éprises du naturel naïf et
du national en littérature". Bornet “a osé un poème original, à lui, sans réminiscences

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anciennes, dans le parler d’or de Gruyère. Inspiré par l’amour du lieu natal et de l’idiome
maternel...”

Ne croit-on pas lire, 17 ans avant Mireio, la présentation du jeune Mistral ? Mais Mistral n’a
que 12 ans. H.Charles répond aussitôt :

"Point d’ostracisme pour personne, et à plus forte raison pas pour le patois, le plus ancien
habitant du pays. La question est uniquement de savoir si on doit écrire dans cet idiome, s’il
faut encourager les jeunes gens qui annoncent des dispositions à s’en servir".
La réponse est évidemment non : certes, le patois, comme le vieux français, est concret,
savoureux, pittoresque. Molière n’a pas dédaigné de le placer en bouche de certains
personnages, par souci de vraisemblance et par plaisir.

"Mais ce ne sont pas là les morceaux que l’on admire, ceux auxquels on revient toujours
avec plaisir. Ce privilège n’est réservé qu’aux passages qui réunissent la beauté des
sentiments à la pureté du style. /.../ Les patois dont se servent Manzoni, Walter Scott sont
des idiomes qui ont été longtemps ceux d’une nation tout entière, qui se sont écrits, qui
peuvent s’écrire encore, qui ne diffèrent du langage ordinaire que par un degré inférieur de
perfection. Mais qui a jamais écrit en patois chez nous jusqu’à l’avocat Python ? Où sont les
règles de l’orthographe, de la grammaire, de la prononciation ? Y-a-t-il parfaite identité
entre l’idiome des Broyards, des Quetzo et des Gruyérins ? Il y a plus, le Gruyérin de Bulle
est-il le même que celui de Montbovon ? Chacun devra-t-il écrire dans son dialecte, ou bien
fera-t-on un langage éclectique de tous ces baragouins ? En résumé, je suis sensible, autant
que qui que ce soit, aux grâces de notre vieille langue romane. Je l’aime dans les Koraules ,
dans les chansons, et surtout dans le ranz-des-vaches. C’est qu’on y trouve les vrais
sentiments du peuple, tantôt de la gaieté, tantôt de la malice ou une douce mélancolie ; c’est
que ces chants sont l’œuvre des gens d’esprit d’alors, gens qui ne connaissaient aucune autre
espèce d’idiome, et qui ont donné à celui de leur époque toute la perfection dont il leur
paraissait susceptible. On fait bien encore quelquefois des chansons patoises. Il ne manque
pas de malins, toujours prets à s’égayer, lorsqu’un événement tragi-comique y donne lieu.
Mais quelle différence entre ces accents et ceux du temps passé ! Ce n’est plus ni la même
langue, ni la même finesse, ni la même sensibilité. C’est du commun, du tout commun.
Pourquoi ? parce que les productions de l’ancien temps sortaient de la tête des hommes
d’élite de l’époque, tandis que celles d’aujourd’hui sont l’œuvre du premier venu.
Maintenant, voulez-vous que les hommes d’élite d’à-présent ou de l’avenir se servent d’un
instrument ingrat, informe, pour n’être compris de personne, au lieu de réveiller des échos
qui peuvent être répétés au loin ? Voulez-vous qu’ils restent ignorés, au lieu de faire honneur
à leur pays ? /.../ Ce serait assurément le servir bien mal, que de le rendre captif dans les
entraves d’un jargon inintelligible. Nous avons deux langues, comme vous le dites fort bien,
la romane et la française. C’est un inconvénient, un obstacle à nos progrès. Le français nuit
au roman, /.../ et le roman nuit encore plus au français. Exceller dans l’un et l’autre, n’est
pas possible. Il ne s’agit que de savoir auquel des deux on doit donner la préférence. Le choix
à mon avis n’est pas douteux entre la langue de la civilisation et l’idiome incorrect d’une
petite peuplade cachée au fond des Alpes".

On ne peut qu’être fasciné par cette condensation de toutes les aliénations diglossiques : le
débat fribourgeois cristallise, en quelques semaines, ce que des générations de créateurs
occitans avaient plus ou moins clairement formalisé. Bornet se taira, un temps, et Hubert
Charles apparemment triomphe. L’interdiction d’écriture dialectale, qui ne dépend pas ici
d’une quelconque “répression jacobine”, renvoie l’idiome à la seule nostalgie patrimoniale :

"Je n’ai eu dans cet article d’autre but que celui de me rendre compte à moi-même du plaisir
qu’on trouve dans les productions du bon vieux temps, et de faire voir l’impossibilité de
raviver, de rajeunir un langage, intéressant sans doute, comme reflet du passé, mais évincé,
totalement éclipsé aujourd’hui par celui qui a pris sa place".

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En 1842, Bornet pose la salvation de la langue par la Lettre, dans son adéquation à la nation
pastorale gruérine. Selon Daguet, qui clot la polémique avec Charles, L’Emulation a reçu de
nombreux encouragements et des textes en “langue romane” (18). Mais Bornet clot aussi la
polémique à sa façon par une poésie, française cette fois, et quelque peu résignée à la
hiérarchie des langues : lyre française et musette patoise... Cette même année, le jeune
créateur Bornet est fossilisé en patrimoine dans un recueil fourni publié par fascicules à
Lausanne (19) , et que l’éditeur présente ainsi :

"La langue que parlaient nos pères disparaît peu à peu ; bientôt on ne trouvera personne
qui en fasse usage, tant on prend soin de la bannir du foyer domestique. Il n’y a plus que
quelques localités dans les cantons de Fribourg et de Vaud, où l’on conserve l’usage du
patois ; là on n’a pas, comme dans bien d’autres endroits, honte de parler le langage de nos
aïeux : est-ce un mal ? ou est-ce un bien ? Nous croyons qu’il en est comme de bien d’autres
choses, qu’il y a du bien d’un côté et du mal de l’autre. Les enfans qui ne connaissent que le
patois sont hors d’état de comprendre les livres qui servent à leur instruction. Ceux qui ne
savent parler et lire que le français se croient des savants, et assez souvent ils se permettent
de mépriser leurs parents lorsque ceux-ci ne peuvent s’exprimer qu’en patois. Le patois est
un langage énergique, qui a des expressions dont on ne trouve aucun mot correspondant en
français. Suivant les localités, le patois est plus ou moins rude dans sa prononciation, plus
ou moins agréable : il en est de même du français, de l’allemand et de presque toutes les
langues. Comme il n’existe ni grammaire, ni dictionnaire pour le patois, il résulte que
chacun l’écrit à sa manière".

L’ouvrage, dont la matière provient surtout des collections de Bridel, se veut monument aux
"antiquités nationales", non manifeste renaissantiste. Cette somme, présentés sans souci
chronologique ou biographique, s’accompagne, à la différence des publications précédentes,
comme celle de L’Emulation, de traductions et d’un lexique : signe que le dialecte n’est plus
totalement accessible à nombre de lecteurs. Cet inventaire désordonné et bon enfant clôt
provisoirement le débat sur l’écriture dans l’idiome, mais il le pose dans un cadre romand, et
non plus cantonal.

Pour les plus lucides, le seul avenir aurait été l’usage "national" de l’idiome que souhaitait
Python, mais il est trop tard. Que peut la salvation littéraire contre les choix de langue de la
société civile ? L’écriture patoise, abandonnée aux chansonniers populaires (20), aux
nostalgies conviviales des mainteneurs, meurt de ne porter ni enjeu politique, social, culturel,
ni aspiration nationalitaire, et non d’être étouffée par un pouvoir central. D’ailleurs, elle
n’avait pointé en lettre qu’à Fribourg, où cette aspiration était encore présente. La référence à
Jasmin, à Mistral, soutiendra les tentatives d’écriture à venir. Est-ce seulement faute de génie
qu’elles n’aboutiront pas ? Mistral sera d’abord reconnu par Paris. Ce détour était-il possible
dans une Confédération sans capitale vraie ? Paris pouvait-elle reconnaître une écriture
suisse (21) ? Olivier, qui ira y vivre, n’y sera qu’auteur français. Il reste que cette flambée
soudaine, aux confins de la francophonie, avait posé le choix dont Mistral fera plus tard
l’usage que l’on sait.

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NOTES
1 - F.J.Stalder, Die Landessprachen der Schweitz, Aarau, Sauerlânder, 1819.

2 - A.G (Guillebert), Le Dialecte neuchatelois, Neuchatel, Wolfrath, 1825. “J’aurais pu


l’intituler Dialecte Suisse ... car la plupart des locutions que je relève, ont cours dans toute la
Suisse françoise”. Il reçoit les “gasconismes” comme apportés par les réfugiés réformés. _

3- A.W.de Schlegel, “Les patoisqu’on parle aujourd’huien Savoie et dans le pays de Vaud, qui
en faisoit autrefois partie, dans le Bas-Valais et dans quelques districts du canton
deFribourg, sont des dialectes de l’ancien provençal”, Observations sur la langue et la
Littérature provençales, Paris, Lib. grecque-latine-allemande, 1818.

4 - Ph.Bridel, Essai Statistique sur le Canton de Vaud, 2e éd., Zurich, Orell Fussli. 1818.

5 - (Gaudy-Le Fort), Glossaire Genevois, Genève, Sestié, 1820. Ouvrage de correction du


langage.

6 - Couplets sur le pont de la London, par M.Coquet, régent. 1829.

7 - Ch.V de Bonstetten (1745-1832), L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, Genève,


Paschoud, 1824.

8 - Juste Olivier (1807-1876), Le Canton de Vaud, sa vie et son histoire, Lausanne, Ducloux,
1837.

9 - Franz Kuenlin, Dictionnaire géographique...du canton de Fribourgø, L.Eggendorffer,


1832 : “L’invasion du patois et du français dans les paroisses allemandes est sensibles
depuis 15 à 20 ans, et telle localité qui jadis était allemande, par exemple La-Roche,
Praroman, Marly, est maintenant toute romande”. F.Kuenlin, 1781-1840, contribuera par
ses productions historiques, à faire connaître les textes fribourgeois.

10 - Cf. sa ballade sur l’esprit de la montagne Jean de la Bolliéta, F.Kuenlin, op.cit. Jean-
François Bussard, 1800-1853, d’Epagny (Gruyère), avocat, professeur de droit.

11 - Louis Bornet, 1818-1880, de la Tour de Trêne, près de Bulle (Gruyère). Cf. Jean
Humbert, Louis Bornet et le patois de la Gruyère, ed.du Comté, Bulle.

12 - Alexandre Daguet (1816-1894), professeur de l’école moyenne, disciple de Girard, a créé


en 1838 la Société d’Emulation dont L’Emulation naît en 1841.

13 - La distinction est établie depuis longtemps entre les patois français, reçus comme
français dégradé, et les parlers méridionaux issus directement du latin, considéres donc en
langue et non en patois.

14 - P.Sciobéret. “Revue bibliographique. Bibliothèque de la Suisse Romane”. L’Emulation,


Tome 4, Fribourg, Schmid-Roth. 1855.

15 - Charles Hubert, de Riaz, 1793-1882, magistrat, sera député, conseiller d’état, directeur
de l’Instruction publique. Notable conservateur et antiromantique.

16 - Mais les citations sont reprises de l’ouvrage de J.Olivier, et Daguet ne connaît que trois
des églogues : il les évoque en reflet d’un Python bon vivant, quelque peu aviné. Tradition

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orale ? affabulation ? Bornet, dans sa présentation, n’avait pas mis Python en avant. La
référence apparaît plus emblématique quinspiratrice. Les goûts littéraires, les registres, le
ton de Bornet et Daguet sont autres.

17 - J.Olivier, op.cit., évoque la parenté du romand avec le catalan et “cette espèce de


tradition courant parmi nous, que notre patois ressemble à une langue parlée en Espagne”.

18 - On peut penser au professeur de droit Bussard (cf. supra), au jeune Jean Joseph
Chenaux, 1822-1883, futur curé et auteur patoisant.

19 - Recueil de morceaux choisis en vers et en prose en patois suivant les divers dialectes de
la Suisse française. Recueillis par un amateur. Lausanne, dépôt bibliographique B.Corbaz,
1842. Benjamin Corbaz (1786-1847), libraire à Lausanne, édite la Bibliothèque populaire à
l’usage de la Jeunesse Vaudoise.

20 - Cf. le Grand Bredi, chansonnier ambulant, “Explication d’une Chanson en patois,


composée par moi, François Grize, en prison à Grandson”, Yverdon, 1839.

21 - Le Journal des Débats rendra compte, de façon peu encourageante, du poème de Bornet.

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