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«

Il ne s’agit en rien d’un abécédaire politique, encore moins d’un lexique ou


d’un dictionnaire qui s’inspirerait de telle ou telle doctrine. »
Voici au contraire un livre virulent, provocant — une « stimulation » pour aller
chercher, au-delà des tabous et des interdits de toute sorte, les réponses aux
besoins de cette société nouvelle qui se constitue en pleine « crise ».
Le philosophe ouvre les pistes, non sans humour ni verve ; se propose en guide
dans « le dédale labyrinthique du mondial », mais laisse à son lecteur la maîtrise
des synthèses et des dénouements actifs. Il « donne à penser ». Sans
« neutralité », conscient de la « lutte à mort qui se livre » pour étouffer toute
« critique concrète », notamment « la critique “par la gauche” des institutions
étatiques et de leur fonctionnement. »

Henri Lefebvre

LE RETOUR DE LA DIALECTIQUE
12 mots clefs pour le monde moderne

Messidor/Éditions sociales
Sommaire

Couverture
Présentation
Page de titre
Épigraphe
LE RETOUR DE LA DIALECTIQUE - théorie
LES MOTS CLEFS
Présentation
A - État
Le ou la politique
État et pouvoir politique
Brève histoire de l’État
Marx et l’État
La société civile
L’État et l’identité
État et surproduit
Dialectique de l’État
Le résidu problématique
B - L’histoire
Le fait historique — controverses
Le devenir et l’historique
C - Information (communication)
Information et scientificité
Information et idéologie
D - Le (La) logique — (Le) La logico-mathématique
La logique et les logiques
Les exposés de la dialectique
Logique et mathématiques
Mathématiques et dialectique
Le système
Logique et idéologie
E - Philosophie (et « méta-philosophie »)
Quelques indications et remarques pour préciser
Tableaux de la philosophie
1er tableau : Le spectre philosophico-théologique (dimension
thématique)
2e tableau (deuxième versant ou dimension)
3e tableau (ou volet ; ou dimension)
A — Les débuts
B — Le sommet
C — Déclin
F - Politique
Qu’est-ce que le (la) politique ?
Tactique et stratégie
Le politique et l’économique
Les modèles et le projet
G - Production et re-production
L’auto-production de l’espèce humaine
Production et re-production
Re-production et répétition
Le productivisme
H - Quotidien
Jadis et maintenant...
Le linéaire et le cyclique
Critique du quotidien (changer la vie ?)
Le quotidien et la science
I - Relation (relatif)
Relation et objectivité
Relation et relativisme
La relativité généralisée (universalisée)
J - Révolutions
Le terme
La révolution culturelle
Tableau du 20e siècle
Supplément au tableau du 20e siècle
Monde et mondial. Mondialisation, mondialité
Commentaire du tableau
K - Socialisme
Qu’est-ce que le socialisme ?
Le socialisme selon Marx et sa problématique
Quelques questions du (au) socialisme
L - Urbain (L’)
Qu’est-ce que l’urbain ?
L’urbain hyper-complexe
La société urbaine
Le droit à la ville
L’urbain et l’État
Conclusion
À propos de l’auteur
Copyright d’origine
Achevé de numériser

Celui qui sait interroger et répondre,
rappelles-tu autrement que dialecticien ?
PLATON, Cratyle, 390 C.
LE RETOUR DE LA DIALECTIQUE

théorie
LES MOTS CLEFS

A - État
B - Histoire
C - Information (communication)
D - Le (la) logique — le (la) logico-mathématique
E - Philosophie (et « méta-philosophie »)
F - Politique
G - Production
H - Quotidien
I - Relation (relatif)
J - Révolutions
K - Socialisme
L - Urbain
Présentation

Bien que les fragments de ce discours suivent un ordre alphabétique, il ne


s’agit en rien d’un abécédaire politique (ou apolitique), encore moins d’un
lexique ou dictionnaire qui s’inspirerait de telle ou telle doctrine : soit de l’esprit
critique, soit d’une perspective pratique. Il ne se présente pas, ce petit livre,
comme l’abrégé d’une encyclopédie. En tant que tel, il serait incomplet. Le
lecteur n’y trouvera pas des mots attendus et indispensables : classe, capitalisme,
crise, stratégie, etc.
Pourquoi ? D’abord parce qu’on a beaucoup écrit sur ces mots et à propos des
concepts et idées qu’ils désignent. Ce qui les a plutôt obscurcis qu’éclairés. Ainsi
la crise. Quelle crise ? de qui ? de quoi ? Si l’on ne définit pas la « crise »,
comment évoquer une « sortie de crise » ? Dans ce livre, on trouvera peut-être
des éclairages indirects, des reprises de ces termes apparemment omis ; on les
retrouvera, à une autre place que celle escomptée, autrement perçus que dans un
commentaire ou une exposition directe.
Que (se) propose cet écrit discontinu ? Il se voudrait un livre-action, un guide
dans le dédale labyrinthique du mondial. Chaque « article » souhaite offrir une
entrée dans un ensemble à composer avec ses fragments, dans une perspective et
une conception qui ne concluent pas, qui ne s’achèvent pas. De sorte qu’il
reviendrait à chaque lecteur de produire, par recoupements, cet ensemble. Avec
d’éventuelles variantes, mais cependant avec une orientation qui se découvrira
au cours de la lecture.
Cette façon d’exposer sans composer et surtout sans imposer diffère des
formes coutumières du traité qui va des prémisses aux conclusions ; comme de
la construction « thématique » qui se propose la séparation des thèmes plutôt que
la convergence. S’agira-t-il du global contre le « ponctuel » ? De la totalité, si
souvent cherchée, si inquiétante quand on croit la tenir ? Non. Il s’agit surtout de
donner à penser.
Comment ? Par quelle démarche ? En explorant l’avenir plutôt qu’en exposant
les faits accomplis et le passé — en situant les éventualités — , en montrant
parmi les possibilités les raisons d’un choix (et non d’une préférence subjective,
arbitraire).
Le choix de ces douze termes n’a rien de subjectif ni d’arbitraire. Pourquoi 12
(ou XII) ? Parce que ce nombre a une qualité propre, mal définie, mais qui
compte : dans la mesure du temps. Douze heures — douze mois — douze notes
(dans l’octave de notre musique), etc. Paradoxe ? Oui, mais la mesure du temps
et la conception du devenir se rapprochent du « concret », si souvent cherché,
qui ne s’atteint qu’en passant par l’abstraction...
Le mot « paradoxe » manque, absent de ces douze articles. Il faillit y figurer,
vu son importance. D’autant que des propositions paradoxales » se découvriront
à la lecture de ces pages. Par exemple : « La théorie des contradictions ne doit
pas être contradictoire ; elle peut et doit être exempte de contradictions. » Le
terme « paradoxe » se retrouve si souvent depuis quelques années, dans les écrits
littéraires ou journalistiques, que cette fréquence a un sens. Sans doute
disparaîtra-t-il un beau jour, comme il est venu : par saturation, par perte de sens.
Dans le nœud peu extricable des contradictions qui s’entremêlent et composent
le « mondial », les contradictions se dissimulent dans le paradoxal. Là où vous
lisez ce mot, lisez : « contradiction cachée, dissimulée, étouffée ; donc problème
mal élucidé, peut-être insoluble, repoussé dans l’ombre, le silence, l’invisible et
peut-être l’indécidable... » ? Plus encore que le « paradoxe » et le « paradoxal »
manquent ici le paradigme et le « paradigmatique ». Mots pleins d’énigmes
(énigmatique)...
Manquent aussi les dérives. Comment le mot sujet qui désignait jadis un objet
cet arbre est vert) en vint-il à signifier cette « subjectivé », que n’épargne ni la
crise de la philosophie ni celle de la société ? Comment les « classes » devinrent-
elles en si peu d’années des « partenaires sociaux » ? et les luttes des
« concertations » ?

Encore quelques remarques préliminaires :
a) L’auteur de ce texte n’engage que lui. En tant qu’individu ? Non : en tant
que « théoricien ». Je ne représente rien. Au surplus, qu’est-ce le
« représenter » ?... Vous trouverez justement ici quelques critiques de la
représentation, du représentant et du représenté, en philosophie comme en
politique. Il va de soi que j’espère que ce livre correspond à des courants,
visibles ou souterrains, et qu’il aura quelques effets ; il n’est pas calculé dans ce
but...
b) Le Projet de société dont il sera question n’existe pas encore. Une utopie ?
Un vertueux souhait ? Non. Un long travail, celui d’un groupe, d’une collectivité
ouverte. Ce petit livre n’apporte qu’une contribution, au mieux une stimulation.
Toutefois, il tourne autour de ce thème.
c) Les ouvrages qui ont projeté leur lumière ou leur ombre sur ces pages
peuvent se compter sur les doigts.
D’abord les œuvres de Marx, surtout les Manuscrits de 1844 et la Critique du
programme du Gotha : le début et la fin de l’œuvre. Puis les Logiques de Hegel.
Puis Sein und Zeit de Heidegger (1930, environ) et le petit Livre du Philosophe
(Das Philosophen-Buch) de Nietzsche. Et Adorno, surtout les Minima Moralia.
Et l’écrit de Constant Nieuwenhuis, Pour une architecture de situation
(Amsterdam, 1953). Et bien entendu Musil. Et K. Axèlos, Problèmes de
l’enjeu...
Eclectisme ? Non. Mélange ? Oui, peut-être explosif. Si des esprits subtils
trouvent d’autres traces, peu importe. Il y en a. Négligeables. Quelques auteurs
seront cités en cours de route. Mais y a-t-il une route ? Plutôt des sentiers, pas
des chemins forestiers ni à travers des jardins, mais des sentiers à travers des
lieux escarpés, essayant d’arriver, par des détours, à un sommet peut-être
inaccessible !
d) L’écriture ? Elle voudrait passer entre la platitude et la rhétorique, le « trop
bien » et le mal écrire, entre la simple désignation et les métaphores dont plus
d’un abusa. Est-il possible, sans enflure et sans aplatissement, de dire ce qu’il y
a ? Et ce qui peut advenir ? D’éviter les langues de bois, celle des technocrates
occidentaux valant à peu près celle des idéologues du socialisme ? C’est un
pari... Le langage et l’écriture philosophique (comme les langages scientifiques)
se dégagèrent lentement du langage courant, de ce que Patrick Tort nomme le
« complexe discursif ». Le langage philosophique, celui de la Vérité, passe entre
la rigueur logique, toujours proche de la tautologie, et les figures rhétoriques, les
métaphores. — Acquis précieux, même si aujourd’hui la Vérité philosophique
s’obscurcit et s’occulte !

En résumé, dans ces pages que trouvera le lecteur ? Un ou « le » projet de
société ? Non et oui ! D’abord : non. Le livre essaie avant tout de présenter, en la
renouvelant quelque peu, une démarche, un projet théorique : la pensée
dialectique. Mais il tente également d’apporter quelques éléments d’un projet
pratique (donc concernant la société).
Il part d’une sorte d’axiome ou d’un postulat, que beaucoup récusent
d’emblée : les « modèles », le « capitaliste » et le « socialiste », tombent dans
l’épuisement et l’obsolescence. Lentement mais sûrement. Les tentatives
« gauchistes », hypercritiques, subissent le même sort et sombrent dans le
nihilisme, leur échec pratique étant patent ! Donc : trouver autre chose ! Non
seulement les « modèles » vieillissent et se fatiguent mais ils se bloquent l’un
l’autre. D’où deux effets : un immobilisateur — et un vide. Nous ne vivons plus
seulement dans un malaise ou un mal être, ni dans le désarroi, mais dans le vide.
Ce qu’on peut préférer au conflit, ouvert et brutal. Il n’en reste pas moins que ce
vide se creuse, devient peu supportable, qu’il y a une attente. Que des années et
plus encore seront nécessaires pour le combler, pour « projeter » et pour réaliser
autre chose que des propositions, plus ou moins complètes ou crédibles.
Il faut aujourd’hui miser sur le probable, plutôt que sur le possible — et
l’impossible. Reste à concevoir le probable et infléchir le « réel ». Proposer une
alternative ? Le volontarisme a fait son temps. Pour employer en les détournant
un mot à la mode, le projet devrait être flexible. Le lecteur donc ne trouvera que
des fragments qu’il pourra rassembler. Ce qui leur ajoutera quelque chose.
Serait-ce un jeu ? En un sens, mais sérieux : avec des enjeux. Si le jeu s’introduit
un peu partout, avec les paris et les stratégies et les chances et les probabilités ;
ce n’est plus une frivolité, ou plus seulement !
Inhérente à ces fragments, le lecteur trouvera une hypothèse, à long terme,
donc à caractère scientifique et stratégique. Elle parcourt, elle traverse ces
fragments. Elle cherche à dépasser et la simple description de notre époque
(description qu’il y aurait cependant lieu de développer) et la simple analyse. Le
lecteur découvrira cette hypothèse qui veut éclairer les « objets », mais qui
appelle critiques, compléments et suppléments ; il la découvrira en lisant, s’il y
trouve agrément et intérêt.
Une indication cependant : il s’agit de découvrir des relations (et non pas des
« essences » ou des « objets »). Entre qui et quoi ? Entre le travail et ce qui se
passe « hors travail » — entre l’entreprise et le reste, qui fait aussi le destin des
« entreprises » — entre les centres et les périphéries dans l’urbain, etc.
Ici donc, pas de modèle. Pas de paradigme. Une voie ; essayant de passer
entre la résignation et l’hypercriticisme ; entre le positivisme et le négativisme.


NB : Cet écrit s’inspire directement, en développant certains moments, des
textes parus dans l’hebdomadaire Révolution, sous le titre « Fragments d’un
discours politique ». Fragments diversement appréciés ; cette diversité,
précisément, incita à leur donner une suite (qui n’est pas une fin : au contraire,
un début prolongé des débats !). Plusieurs articles de cette publication ont
disparu dans le présent ouvrage ; mais leur contenu s’y reconnaît, sans crainte
d’insister, de souligner, de mettre des accentuations ; sous d’autres termes. Donc
sans modification de l’attitude théorique. Toujours contestable, bien entendu : la
théorie n’avance que par la contestation (voire par les falsifications, dit-on).
A

État
Le ou la politique
Pourquoi commencer par ce mot, l’État ? Parce que l’État, avec tout ce qui le
concerne et qui l’implique, se découvre au centre de la modernité et du monde
dit moderne. Sauf pour ceux qui se perdent dans le détail, trouvant le
« ponctuel » facile à saisir et le seul objet de savoir. A l’entrée de ce recueil
figure l’Etat : le plus gros de ces fragments d’un puzzle, le mondial, et le plus
lourd.
Dès ce début, une distinction, d’ailleurs courante, s’impose, entre la politique
(l’idéologie, les discours et bavardages, les manœuvres et manipulations) et le
politique, sphère de la décision, y compris la décision suprême : la guerre. Or
l’absence d’une théorie du politique voue l’action de l’homme politique et ses
décisions au « coup par coup ». Elle entraîne l’absence de stratégie. Inversement,
s’il y a stratégie, il y a théorie, souvent implicite, inexprimée, sous-jacente. Le
« coup par coup » peut réussir un certain laps de temps, car le pragmatisme et
l’imprévu ne vont pas nécessairement et rapidement vers l’échec. Celui-ci arrive,
tôt ou tard. Ce qui émeut rarement les hommes d’État, toujours préoccupés de
l’actuel et du proche avenir ; ce qui les distingue du penseur politique, qui essaie
de concevoir le long terme, en tirant de l’analyse d’une conjoncture la prévision
de ce qui peut advenir et sortir, stratégiquement, des tactiques.
État et pouvoir politique
Au centre de la vie politique, mais également de l’activité économique et
sociale, il est impossible aujourd’hui (et depuis longtemps) de ne pas percevoir
les effets du pouvoir politique. Ce qui ne veut pas dire que ce pouvoir dispose de
« tout » à son gré, même sous le règne d’un monarque. Cependant rien ne se fait
sans lui — jusqu’à ce qui se trame contre lui ! Antique et un peu ridicule
comparaison, qui garde quelque raison : le pouvoir politique ressemble au
soleil ; chacun le voit, personne ne peut le regader en face, il a fallu de longs
siècles pour le « découvrir », et ce n’est pas fini !
Il ne s’agit d’ailleurs pas de « pouvoir » en général, entité métaphysique, mise
à la mode par des philosophes spéculatifs qui ont dilué le concept en le trouvant
un peu partout, dans toutes les « dépendances » ; en l’oubliant là où se tient et
siège le pouvoir « réel » : dans l’État, constitutions et institutions. De sorte que
ce pouvoir politique s’est vu tantôt fétichisé et adoré, tantôt méconnu, ignoré,
alors que rien n’échappait aux fins analystes des rapports de dépendance et de
domination entre les hommes et les femmes, les enfants et les parents, les
humains et les animaux, etc.
Comment s’exerce le pouvoir politique ? Comment s’instaure et dure une
forme de pouvoir ? Comment les « libres » citoyens, membres d’une
« communauté » politique (le peuple, la nation, la patrie...) se laissent-ils
déposséder des capacités de décision, quand une décision les concerne ? C’est un
aspect non négligeable de l’Histoire — et c’est une sorte de mesure de la
démocratie. Celle-ci peut s’apprécier au degré de connaissance des « citoyens »
et d’interventoin de leur part sur ce qui les concerne. La plupart de ces questions,
après tant d’études expertes, tant d’expériences (fâcheuses) restent ouvertes.
Faut-il les laisser à des spécialistes qui n’appartiennent ni aux hommes
politiques, ni au « penseurs » politiques ? Non. Leur examen entre dans un projet
d’ensemble. Il prolonge la philosophie classique.
Brève histoire de l’État
Comme tout ce qui « existe », l’État naquit, grandit. On a pu présumer qu’il
déclinera et disparaîtra. Ce déclin aurait-il commencé ? Coïnciderait-il avec
l’apogée et la mondialisation, donc le triomphe apparent, de l’étatique ? La
question se pose. Quoiqu’il en soit, l’État a son histoire, celle de sa
généralisation (mondialisation) contemporaine.
Il y eut des sociétés sans État, ce dont firent récemment grand cas des sciences
et des savants spécialisés (anthropologie, ethnologie), substituant de tels « cas »,
non dépourvus d’intérêt, à l’analyse critique du mondial et de la modernité.
Marx les aurait rangés, de façon un peu simple, dans le « communisme primitif »
et ses survivances. Aujourd’hui de telles sociétés ne sont plus que fossiles
historiques et traces.
Puisque l’État a débuté, comment et pourquoi ? Les « conditions », mot large
et vague, du pouvoir politique apparaissent aujourd’hui plus complexes qu’à
Marx et Engels voici plus d’un siècle : différences et oppositions (luttes) de
classes, certes, mais aussi richesses à piller, populations à dominer (et à
exploiter) par la conquête et la violence — parfois façon d’écarter en les
envoyant guerroyer des gens dangereux, voire un excédent de population, etc.
L’État, la guerre, la violence se lient dans le temps historique aussi
indissociablement que le pouvoir (politique) et les classes, bien que la violence,
n’explique pas tout ! Peut-on en conclure que l’histoire, loin d’avoir un sens et
une orientation, n’est qu’un chaos sanglant, « plein de bruit et de fureur, et
raconté par un idiot » (Shakespeare) ? Non. Cependant la thèse d’un
déterminisme strictement orienté, d’un axe sans points critiques de bifurcation,
d’éclatement, de possibilités (contradictions) ne peut s’accepter sans examen
sévère, sans précisions et compléments. De plus, l’histoire politique, celle de
l’État, implique toujours des rapports de force, donc de violence, latente ou
déclarée — des luttes pour gagner, exercer, conserver le pouvoir politique ; ce
qui suppose des conjonctures, non réductibles à des structures économiques.
Que ces luttes politiques ne conduisent pas à la guerre (civile ou « étrangère »)
ne serait pas une définition de la démocratie ? — Une telle histoire peut-elle
constituer un « objet » de savoir ? On peut soutenir qu’elle contient une
rationalité, à condition d’élargir le concept traditionnel de la raison. Peut-elle
fournir un mode ou un modèle d’action ? C’est une autre affaire.
Le pouvoir politique vient de loin ; il date d’avant l’État-institution, constitué
comme tel. Les conquérants, chefs militaires, détiennent le pouvoir (ou si l’on
veut la puissance) sur les peuples soumis. Il leur fallut généralement un
« appareil » pour prélever les tributs sur les asservis ; ce qui a permis
d’introduire la notion de « mode de production tributaire », que Marx n’a pas
rangé parmi les « modes de production », encore que le « mode de production
asiatique » s’en rapproche. L’exigence d’un tel appareil semble avoir mené à sa
perte la « démocratie militaire », c’est-à-dire l’élection du chef de guerre par le
peuple guerrier. Dans l’Antiquité, la cité-État n’eut pas moins d’importance que
l’esclavage, impliquant certaines relations entre ville et campagne, commerce et
pillage, mers et continents. Dans la genèse de l’État moderne, la forme
« féodale-militaire » remplit une longue période, qui va jusqu’au 20e siècle
(l’Empire austro-hongrois, l’Empire tsariste, l’Empire ottoman, l’Empire
chinois, etc.).
L’Histoire ne devrait-elle pas distinguer nettement l’État prénational et l’État-
nation, prototype de la représentation contemporaine ? Ce qui introduit
l’hypothèse de l’État postnational ou transnational.
Plusieurs formes politiques (multinationales ou prénationales) ont coexisté et
coexistent encore avec l’État-nation, lui-même « impérial », (Angleterre, USA,
etc.). De même que la cité-État accompagne politiquement le « mode de
production esclavagiste » mais n’en résulte pas logiquement, de même l’État-
empire, gardant des aspects et des éléments médiévaux (féodaux) accompagne la
croissance du capitalisme, sans en résulter. Certains États-nations exemplaires
(Angleterre, France) furent à l’intérieur démocratiques et au-dehors
impérialistes. L’État impérial-militaire et multi-national (l’austro-hongrois, etc.)
n’éclate que par la violence : la guerre. Cependant, la figure de l’État-nation
domine les récits historiques (l’histoire), en tant qu’« État de droit », depuis
Hegel, et se pose comme sens, phase décisive, finalité du temps historique
(l’histoire réelle).
La nation et l’État-nation, comme valeurs et vérités suprêmes s’acceptent
généralement, sans autre examen, la critique des critères passant pour sacrilège.
Une thèse qui porte à l’absolu, de façon dogmatique, une phase historique,
s’impose-t-elle à l’époque du mondial, du transnational, et aussi de la
décentralisation et des différences dans l’homogénéité ? Question délicate,
impossible à éluder ; le national, la nationalité, ne prendraient-ils pas une tonalité
« culturelle » ou « politico-culturelle », en débordant peu à peu les
déterminations et déterminismes géographiques, historiques, politiques ? A voir
de près !
Marx et l’État
Marx n’aurait pas accepté sans réserves la priorité ou primauté de l’État-
nation, modèle et finalité de la vie socio-politique ainsi que de l’histoire. Pour lui
la nation comme l’État, à plus forte raison l’État-nation, produits du temps
historique, ne pouvaient détenir qu’une réalité transitionnelle, et non
transhistorique. Cette thèse hégélienne, dès le début de son œuvre, Marx la
réfute ; de même que l’idée du Droit attaché à l’étatico-politique, c’est-à-dire à
l’État de droit, inacceptable dans une société sans classes, donc par la classe
ouvrière. Il repousse l’idée d’une communauté politique liant cette classe
ouvrière à la bourgeoisie dans un mode de production dominée par celle-ci. Point
de départ pour Marx : déjà le capitalisme, par le marché, a débordé les cadres
étroits de la nationalité et de l’État-nation ; elle les fait éclater ; bourgeoisie et
capitalisme sont d’ores et déjà internationaux, même s’ils conservent, en tant
que base territoriale, les nations ; la classe ouvrière doit aller, sur ce chemin, plus
loin que le capitalisme ; le socialisme et le communisme iront jusqu’au bout du
processus : jusqu’à l’organisation mondiale des rapports économiques et
sociaux.
Par ailleurs, Marx n’attribue ni réalité ni valeur à l’étatique. Le (la) politique ?
Une aliénation par rapport au social et à la société civile. Pas de liberté, pas
d’épanouissement pour les individus sous les contraintes étatiques, contraintes
doubles : au nom de la classe dominante — au titre de l’État, de sa bureaucratie,
des manœuvres et décisions politiques (la classe dominante et l’État ayant, dans
le mode de production dénoncé, leurs intérêts propres, prioritaires, convergents
non sans conflits). Autrement dit, les œuvres de Marx, surtout les premières,
mais aussi les ultimes (notes critiques sur le programme de Gotha) contiennent la
critique radicale de l’étatisme et même du (de la) politique en général. Marx
(faut-il le redire ?) n’a pas inventé le socialisme d’État, ouvrage de son ami et
rival F. Lassalle. Ce qui légitime l’étiquette « lassallien » ou « lassallisme » pour
ce socialisme d’État.
Pour Marx, celui qui dit « État » dit aussi « bureaucratie ». Ce que Hegel a
montré, en l’approuvant ; la bureaucratie étatique, constituée comme classe
moyenne, est porteuse d’une rationalité, la compétence. Ce que Marx ne peut
accepter mais que Ferdinand Lassalle entérine lors de la fondation du Parti
social-démocrate allemand. Les institutions ? Les constitutions ? Les
gouvernements ? Marx et Engels ne cesseront jamais de les considérer autrement
que comme des « effets » des rapports de production : comme des
« superstructures ». Donc la révolution (prolétarienne) brisera l’État (existant),
selon l’acte exemplaire de la Commune de Paris.
L’attitude de Marx serait-elle « anarchisante » ? Non, bien qu’il ait peut-être
hésité avant de trouver la voie, la sienne : ni garder l’État (même en améliorant
son fonctionnement), ni l’abolir purement et simplement, étant donné l’exigence
d’une organisation sociale. Donc : le mener au dépérissement, après une rupture
ou coupure radicale. Comme tout au monde, l’État va décliner, mourir. Il faut
l’aider à dépérir, organiser ce « veillissement » de l’État, pour que l’inévitable
s’accomplisse sans dégâts. Au lieu de s’employer à le régénérer, à l’éterniser
comme le Monument de l’histoire (comme on rénove un palais, parce qu’il est
« beau », parce qu’il se situe au centre d’un espace et d’un temps, parce qu’il les
organise, etc.). Tel est le sens des notes critiques de 1875, longtemps non
publiées, encore plus longtemps incomprises. Tout ceci, déjà dit à maintes
reprises, ne faut-il pas le redire ? Jamais on insistera assez sur l’originalité du
projet, de la voie qui passe entre :
a) le fétichisme de l’État, l’adoration pour la rationalité institutionnelle, le
socialisme étatique de F. Lassalle (qui a joué de mauvais tours à la classe
ouvrière en Allemagne et ailleurs),
b) la haine aveugle de l’étatisme et du politique, la volonté d’abolir « à
l’instant » l’État par décret ou subversion totale de l’ordre.
Selon Marx, l’État et son ordre (y compris les « lois de la valeur » qu’il
protège, instaure, restaure, entretient) peuvent et doivent se résorber dans la
société civile, à condition bien entendu que celle-ci soit capable de s’organiser
(de s’auto-organiser). Cette thèse se comprend si l’on saisit ce concept, la société
civile, qui ne fournit plus exactement un modèle mais indique une voie.
La société civile
Pour débrouiller ce concept, obscur dès son avènement, à la fois élucidé et
obscurci par la suite, il conviendrait de reprendre son histoire. Mal formulé ou
informulé et cependant « déjà là », il fut tantôt détourné, tantôt « réalisé » en
pleine contradiction avec ce qu’il désignait. Que désignait-il ? Non pas une
société, ou « la société », au sens courant chez les sociologues, mais très
précisément une société qui ne dépendrait ni de la religion et ni d’une Église
(donc « laïque », encore que « laïcité » ne coïncide pas avec civilité), ni d’un
pouvoir militaire, ni d’une instance politique ou d’un ensemble d’institutions
codifiées, fixées, constituées autour d’un État. Les mots « société civile »
désignent donc une société qui tient et détient, en elle-même, ses lois, ses
principes d’organisation et de fonctionnement, son code. Ce qui, selon l’avant-
garde du 18e siècle, correspond aux idées de civilisation, de civilité (sociabilité)
comme à l’idée juridique du Code civil (droit civil, réglant les rapports sociaux,
les rendant rationnels et surtout distincts du droit religieux, du droit criminel,
etc.). La société civile se compose, dans cette perspective, de libres citoyens,
sachant vivre ensemble, selon des règles devenues coutumes. On parle de
civilisation et non de « culture », de société. Civilisation et civilité appartiennent
aux civis, le citoyen. Selon Saint-Simon, l’industrie contiendra les principes
d’une telle société. Selon Marx, seule la classe ouvrière, donc les travailleurs et
l’industrie, délivrés du capitalisme, peuvent la réaliser.
Historiquement, le projet (encore informe, au début) sinon le concept de la
société civile datent d’avant Saint-Simon, d’avant la Révolution française : du
18e siècle : de l’Encyclopédie, pour qui la civilisation s’établit autour du savoir
et des ses applications techniques — de la critique de la religion et de l’Église
(Voltaire, la franc-maçonnerie) — du « contrat social » selon Jean-Jacques (alors
qu’il ne s’agit pas tant d’un lien contractuel que d’une pratique sociale, de sorte
que « société civile » et « contrat social » ne coïncident pas).
C’est en effet dans la vie pratique au 18e siècle que naît et perce l’idée du
civil. En France, mais pas seulement en France. A l’abri momentané d’un
compromis historique, avant que ce « compromis » porte un nom et soit théorisé
entre les classes dirigeantes — aristocratie et bourgeoisie ; dans les salons, au
double sens du terme (mondanités, expositions de peinture et sculpture), dans les
cafés où, moyennant quelques précautions, on parle beaucoup et librement
(presque), la vie publique se déploie. La création littéraire change ; le roman
supplante peu à peu le théâtre imité de l’antique, surtout le roman par lettres,
témoignage d’une communication sociale qualitativement neuve. La musique en
témoigne également, transformée par l’apport de techniques et d’instruments
nouveaux, et surtout d’un concept bouleversant : l’harmonie (après Rameau),
concept qui tend vers l’universel et le rationnel incarnés dans le sensible.
Plus : au cours de ce siècle, en France, disparaît une conviction ancienne,
entretenue par la religion : l’aveu fait preuve. Or, l’aveu s’obtient par la torture
(la « question »). Cette pratique policière et judiciaire laisse place à la thèse
civilisée selon laquelle c’est au juge (instruction) de confronter les témoignages,
d’établir les faits et la culpabilité ; l’interrogatoire entre dans les « faits », mais
ne les établit pas, ni aucun témoignage privilégié. Les délits relèvent d’une
rationalité sociale ; la notion de justice se précise, débordant la morale et surtout
les interprétations théologiques, pour devenir sociale. L’institution juridique se
soumet à des règles rationnelles, au lieu de disposer d’un pouvoir
discrétionnaire. Ces principes fondent avant leur formulation les droits de
« l’homme » et du « citoyen » ; donc la société civile.
Il advint cependant que la Révolution et les jacobins qui voulaient réaliser la
société civile proclamèrent la nation et l’État-nation en les situant au-dessus des
individus et de leurs rapports sociaux. Il faut considérer cette révolution comme
un éclatement de possibilités, de contradictions, d’incompatibilités. Ce qui
engendre un « paradoxe » : la promulgation du Code civil par une autorité
militaire et dictatoriale, ce code favorisant la propriété, l’héritage, la famille, bref
en l’orientant dans un sens imprévu lors de la période « philosophique » : un
code marqué par (orienté vers) le capital et la bourgeoisie.
Pour embrouiller un peu plus l’affaire, Hegel reprend le concept ; il montre en
quoi consiste la société civile ; elle rassemble des éléments divers et opposés, la
famille, les professions et associations professionnelles (corporations), les villes,
les classes sociales comme telles (hors la classe politique, bureaucratie
compétente liée à l’État par la rationalité instituée). Hegel donc voit dans la
société civile la société bourgeoise et la nomme comme telle. Or ce n’est pour lui
que la matière de l’État, son élément négatif avec lequel et sur lequel l’État bâtit
sa rationalité triomphale. Sans méconnaître les classes, mais attribuant la plus
grande importance à la classe moyenne (où se recrute la bureaucratie, ce qui
consolide cette classe), Hegel élimine la lutte de classes. La société civilisée se
définit donc comme une société sans conflits ni contradictions de classes : l’État
les dépasse, les abolit par sa logique et sa rationalité omniprésente. L’État fait
régner l’harmonie ; l’État hégélien, État de droit, fondé sur le droit et fondateur,
a donc droit au consensus, légitimé par la Raison souveraine.
Dès lors, on comprend ce que Marx inverse, et ce qu’il conserve de
l’hégélianisme. Il garde la conception d’une société se fondant sur de libres et
raisonnables associations, mais constituées par les travailleurs productifs,
débarrassés des rapports spécifiquement capitalistes (bourgeois) de propriété, de
production, d’héritage, etc. Telle serait l’essence de la société civile : dans ce
qu’on appelle aujourd’hui la « vie associative », en la représentant hors des
rapports de travail (production), en réduisant la vie associative aux syndicats.
Toujours selon Marx, la société civile, préparée par la révolution démocratique
(bourgeoise) sera menée à terme par la révolution prolétarienne, impliquant des
mesures et décisions dictatoriales pour en finir avec le mode de production
antérieur. Société libre, dégagée des contraintes du capitalisme, non soumise à
une instance supérieure, délivrée de l’étatisme, donc sans pouvoir politique et
sans classes, maîtrisant la production et l’économie par disparition progressive
du marché, de la valeur d’échange, de l’argent (disparition qui accompagne le
dépérissement de l’État), ainsi se définit la société civile, autrement dit le
socialisme allant vers le communisme.
Ceux qui cherchent dans les œuvres de Marx une théorie de l’État moderne
perdent leur temps : il n’a connu que les premières versions, incomplètes, de cet
État : bonapartisme, bismarckisme, plus proches de l’État féodal-militaire que de
l’État-nation et de l’État-gestionnaire. Chez Marx et Engels, dispersés, se
trouvent des éléments et divers aspects d’une critique de l’État, et non une
théorie « positive ». Certaines indications méritent qu’on les rappelle. Tout État
s’efforce de s’ériger au-dessus de la société civile ; ce qui approfondit le concept
de la vie démocratique : ramener l’étaticopolitique au service de la société civile,
puis le dissoudre en celle-ci, dès que possible, au lieu de le laisser croître,
proliférer et s’établir, selon le modèle hégélien, au-dessus.
Qu’arrive-t-il lorsque les forces politiques (en fonction de leur « base » de
classes) s’équilibrent, de sorte qu’aucune des puissances en conflit virtuel ne
peut l’emporter ? La stabilité devient idéologique, valeur, constitution. Avec
l’identité et la permanence. S’il y a du changement il reste peu
visible — superficiel. Alors l’État s’élève au-dessus de la société civile, c’est-à-
dire des classes et fractions de classes, jouant à la fois sur le compromis
historique et sur la division ; le pouvoir politique divise pour régner. Alors que
tout devient conflictuel, un ordre logique tend à s’imposer. Ce fut le cas de l’État
de droit divin (« l’État c’est moi », prononce le monarque) au sein duquel
l’aristocratie et la bourgeoisie se confrontaient sans compromettre l’ordre. Ainsi
dans le bonapartisme.
Or, une situation analogue semble se généraliser au cours du 20e siècle ; se
mondialiser, contre l’attente et la plupart des prévisions. Hégélien, l’État
moderne correspond-il à la conception « marxiste » de l’État qui fonde sa
puissance sur l’équilibre (relatif) des forces ? Hypothèse qui permet de mieux
comprendre l’extraordinaire poussée de l’État au 20e siècle, la promotion de sa
forme nationalitaire dans les temps dits modernes. C’est à l’échelle mondiale que
les États s’érigent au-dessus des peuples, pays et nations plus ou moins
constitués (parfois en deçà, parfois au-delà de l’unité nationale). Cette situation
permet-elle à l’État et aux organisations étatiques de dominer les forces et
courants transnationaux, soit en les combattant, soit en les canalisant et
utilisant ? C’est une question, non des moindres.
Si les États prennent en charge la réalité nationale et sa cohésion (qu’ils
représentent) la société civile dans ce cadre peut aller à sa dissolution : vers une
société « duale » (noyaux actifs et centres dominants, périphéries passives) ou
même « triale » (actifs-assistés-laissés pour compte). Elle peut devenir
moléculaire (groupe) ou « atomisée », dispersée en groupuscules territoriaux ou
au contraire détachés de tout espace déterminé. Incontestablement, l’État
(moderne, c’est-à-dire plus ou moins « gestionnaire ») dispose de puissants
moyens, de réseaux multiples, d’institutions variées (fiscalité, enseignement,
idéologies, police et justice, etc.) pour conserver l’unité nationale, la
programmer ; il se fonde sur l’identité : celle des individus aux institutions.
Il arrive inévitablement que les identités se troublent, se retrouvent mal, se
reconnaissent mal. Sous nos yeux, autour de nous (de chacun et de tous !). Ces
troubles, ces décalages que l’on dit « culturels », peuvent s’accentuer. De sorte
que le négatif dont il sera question ailleurs et plus avant, travaillant en
profondeur et à travers l’État le plus habile et le plus robuste, pourrait
éventuellement l’emporter. Si aucune force sociale « positive » n’oriente la
société vers une unité active... L’État peut-il jouer ce rôle ? Par quel moyen ? La
« culture » ? La police ? C’est une situation éminemment paradoxale. Peut-elle
durer longtemps ? Les interrogations posent d’abord comme question l’identité.
L’État et l’identité
Que l’État se fonde (ou se « base ») sur l’Identité, on l’a déjà montré. Sur
l’Identité abstraite, purement logique ? Non, encore que soit formellement
inhérente à l’État une capacité de maintien, de soutien, de permanence. Il s’agit
plutôt de l’identité active, suscitant et dominant un contenu : l’identification.
Tout ce que l’État rassemble et contient doit se définir, se nommer, rester
conforme à la définition et à la nomination, stable et facteur de stabilité.
Identique lui-même et à lui-même, à travers les variantes locales, l’État moderne
n’en a pas moins trois dimensions en versants, comme l’espace occupé : la
gestion (qui s’étend jusqu’au « privé », contrôlé, intégré, programmé) — la
sécurisation (sécurité sociale, spatiale, morale) — la mort (répression, police,
justice, armements, plans militaires, stratégies, etc.).
Dans la pratique quotidienne, c’est bien connu, l’État, c’est d’abord l’état-
civil, l’identification de chacun de sa naissance à sa mort (non sans rivalité avec
la religion : du baptême aux derniers sacrements !) ; c’est aussi les pièces et
papiers d’identité, que requièrent les autorités, que contrôle la police. D’où
certaines difficultés paradoxales avec les immigrés, les « étrangers », etc. La
fiscalité comme la police et l’armée exigent l’identité de tout ce dont elles ont à
s’occuper, identités fixées depuis longtemps par codes et lois, bientôt ou déjà en
banques de données. Qu’il y ait à cette situation mille bonnes raisons objectives,
mille légitimations, c’est certain. Elle n’en est pas moins remarquable par sa
logique paradoxale.
Il s’ensuit en effet que la forme et la force politico-étatique ne peuvent se
séparer du règne de la logique. Entrée (voir plus loin) dans la production, la
logique avec l’État entre dans la politique. L’État a sa logique ; plus : il « est »
logique. Hegel a raison : il a pour lui la rationalité logique, bien qu’il ne l’ait pas
exposée more geometrico. Le pouvoir politique armé de sa logique pourchasse
les conflits, les contradictions, les luttes, pour les réduire, pour les réprimer ou
pour les intégrer en les absorbant. La logique devient l’idéologie dominante. Se
liguent contre la dialectique, avec la logique formalisée, l’idéologie, la culture,
les actes visant la cohérence, la stabilité, l’équilibre, la lutte contre le temps et le
devenir.
Pour que le (la) logique l’emporte et que l’identité triomphe, elles devraient
arrêter le temps. La dialectique, traquée, se réfugie dans les coins et les ombres.
Elle ressort là où on ne l’attendait pas : à travers les paradoxes. L’État-nation
parfait réaliserait l’identité parfaite : réduction des différences, homogénéité des
éléments, localisation et fractionnements contrôlés. Cet État-nation modèle ne se
réalise nulle part, même en Angleterre et en France, où il y a du non — ou du
mal — identifiable, des zones soit de résistance, soit de dépassement (de
mondialité, de transnationalité). La logique, comme telle, reste thème
d’enseignement. Dans la pratique (sociale et politique), elle s’exerce mais en se
fragmentant indéfiniment. Que de logiques ! Chaque « actant » a la sienne ; les
plus générales (entreprises, institutions) ne sont pas toujours compatibles.
Chaque stratégie comporte une logique. Ce qui facilite la tâche des
informaticiens, mais ne contribue pas à la cohésion, tant souhaitée, de la société.
Il en va aujourd’hui de la logique comme jadis de l’Idée platonienne : au lieu de
l’Idée absolue, on admet autant d’idées que d’espèces, de genres et, à la limite,
d’individus.
Ainsi, l’Identité qui ne peut rester immobile engendre des différences qu’elle
combat et qui la nient. De même, la Loi impersonnelle, égale pour tous (ce qui
ne peut que s’approuver), engendre dans les rapports sociaux existants les
inégalités qu’elle combat et qui la démentent. Le mouvement fait entrer la
dialectique dans l’Entité ; il correspond à la pratique, soit qu’elle le régisse, soit
que cette pratique se porte au langage (et que la théorie, si l’on veut ainsi parler,
« exprime » la pratique, la reflète ou la réfléchisse).
Au fur et à mesure que l’État se raffermit et s’affirme, les différences à
l’intérieur de chaque État comme à l’extérieur, se définissent, par les intérêts
comme par la mémoire et la « culture ». Chacun se cherche une identité. Perte de
l’identité et poursuite de l’identité vont ensemble, dans ce cadre, celui de la
cohérence. La recherche de l’identité, soit perdue soit voulue, passe pour
« culturelle » mais implique aussi un lieu (l’espace : terre ou terroir, plutôt que
« territoire », mot galvaudé), et un temps, le moment de la reconnaissance.
L’État-identitaire, tôt ou tard, échoue en suscitant ce qui se retourne contre lui,
avec ou sans violence. Même en se servant de tous ses moyens, dont les médias,
l’État ne parvient pas à atteindre l’existence immédiate (stable) et donnée qui fait
partie de son projet. La mondialisation de l’État a les mêmes effets au-dehors de
chaque État : d’un côté elle uniformise, érode les différences ou les neutralise ;
d’autre part, elle suscite des différences (pays « développés » et les autres, etc.),
et des « besoins » divers, de lieux et de temps, d’équipements et de biens,
d’immédiatités et de présences, etc. L’État-identitaire cherchant à s’immuniser
contre ses adversaires, la lutte des classes cherche de son côté de nouvelles
formes. L’action en retour des différences entraîne-t-elle le déclin — le
dépérissement — de l’État ? Le certain, c’est qu’elle contribue à un
balancement : tantôt moins d’État, tantôt plus d’État. Ce qui fait partie du jeu
politique, et des « enjeux ».
Or, pour créer une identité concrète ou pour la fonder, le rassemblement
conjoncturel d’éléments divers paraît nécessaire : le lieu (un « territoire », un
espace) — le moment (dans le temps : l’occasion
favorable) — l’invention — l’accord ou l’amitié. Éléments extra- ou
intrapolitiques, mais qui ont des implications (et des explications) politiques. Si
l’invention de rapports sociaux nouveaux ne s’accomplit pas, la force et la
rigueur de l’État n’empêchent pas la société et le « social » de dépérir. Ou bien
l’État dépérit, ou bien la société (la pratique sociale considérée qualitativement).
Pour que s’accomplisse une invention (une œuvre), il faut une conjoncture.
Donc des « conditions ». Les plus visibles sont économiques, mais il y a aussi
des conditions sociales, historiques, idéologiques, etc. L’invention et la création
ne s’accomplissent pas n’importe quand, n’importe où. Ni le rôle des individus
(pas forcément « grands » ou « célèbres »), ni celui des idées (y compris des
idées « souterraines ») ne peuvent se négliger. Ceci peut se dire aussi bien d’un
sonnet de Pétrarque que des soviets et conseils en 1905 ou en 1917 — aussi bien
de la prise du pouvoir par Bonaparte que de la relativité découverte par Einstein
en 1905. Une telle conjoncture se rencontre, se découvre, se prépare peut-être ;
elle ne se décide pas à l’avance, comme une « opération », selon un programme.
Il ne manque pas de gens qui estiment, sans le prouver et sans toujours le
déclarer, que la dissolution de la société, sa dissociation, ouvre le chemin du
renouveau ; que l’invention de rapports s’opère dans les marges. Or, ce qui se
passe dans la nature, où le pourrissement produit le renouvellement, ne se passe
certainement pas de la même façon dans la société. La connaissance et la
conscience dite « humaine » ne devraient-elles pas éviter les grands dégâts,
catastrophes, désagrégations ? Pour aller vers cet objectif, un projet précisant et
réconsidérant la société civile est nécessaire (bien qu’insuffisant). Ce qu’en Italie
Gramsci a perçu, de manière incomplète et contestable aujourd’hui : historiciste,
car il a calqué le renouvellement de la société moderne sur le Risorgimento
italien et sur la Révolution jacobine, et de plus, et surtout, antérieurement au
stalinisme, à la théorie critique.
État et surproduit
Les idéologues qui combattent, de front ou de biais, les concepts introduits par
Marx, n’ont jamais réussi a bien expliquer le profit capitaliste, encore moins à le
justifier. Il se peut que les théoriciens de la monnaie, du marché, des prix aux
« marges », de l’investissement technologique, aient mis en lumière certains
aspects de l’économique ; le fait fondamental reste admis, non analysé. Si,
d’autre part, la « crise » déborde par son ampleur, par sa durée, par les situations
qu’elle révèle ou qu’elle induit, la plupart des analyses « marxistes », elle
confirme cependant l’essentiel des conclusions de ces analyses : la « crise »
provient d’une croissance des forces productives (technologies) et d’une
inadéquation des rapports sociaux à ces forces. Sans sous-estimer les efforts
parfois honorables des dirigeants pour « adapter » les rapports et les forces, on
peut dire que ces efforts n’ont pas réussi. Mais, ce n’est pas (encore) la question ;
ce qui vient ici, à sa place, c’est la relation entre l’État et l’économique.
Les problèmes « classiques », à savoir dans les cas où l’État-nation parvient à
prendre forme : « Qui produit quoi ? Est-ce la nation en formation qui a produit
l’État ? Ou, au contraire, l’État et le pouvoir politique qui ont modelé, façonné,
mis à jour la nation ? » Ces problèmes semblent secondaires. Dans le cas le plus
« classique », celui de la France, il y eut visiblement une action réciproque.
Quant aux autres pays, on peut laisser le soin à leurs historiens de répondre,
voire aux sociologues, aux anthropologues, etc. Il y a plus important : les
ressources de l’État (des États) — la relation avec le surproduit.
La théorie de la plus-value, plus complexe qu’on ne l’expose généralement, a
deux aspects complémentaires. En premier lieu, elle explicite ce que la
comptabilité courante des entreprises nomme : profit, bénéfice, etc. Les éléments
de la théorie critique sont les mêmes que ceux des comptes empiriques, mais
portent d’autres noms, qui dégagent des relations cachées ; ce changement a de
l’importance, puisqu’il passe du fait (empirique) au concept (science). Comptes
empiriques : paiement des locaux et machines, investissements, matières
premières, intérêts des emprunts, fond de salaire, productivité, prise sur le
marché, etc. Conceptualisation : capital fixe, capital circulant, composition
organique du capital, valeur d’échange, valeur de la force de travail, valeur et
prix des produits : plus-value.
D’un côté donc, cette théorie s’occupe de la plus-value tirée du travail et des
travailleurs à l’échelle des entreprises, du travail productif, de la production, de
l’emprise et de la domination sur le travail des détenteurs des moyens de
production, etc. Or, ce n’est pas tout ! La plus-value de chaque entreprise et de
chaque branche industrielle se réalise (en argent) sur le marché. Ce qui suppose
réseaux de transport, de circulation des produits, de distribution, de répartition
des sommes (réseaux bancaires, commerces locaux) qui circulent en monnaie de
compte, en chéques, etc. La réalisation et la répartition de la plus-value produite
dans les unités de production (entreprises) implique donc une société avec ses
« services ». Y compris ceux qui concernent non seulement la production mais la
reproduction (avec ou sans croissance) des matériels, des techniques et
techniciens, de la main-d’œuvre, des rapports sociaux. Ce qui comprend de
multiples aspects : biologique et démographique (les enfants) — sanitaire (les
malades et invalides) — éducatif (transmission du savoir), etc.
Sans ces services, la société ne fonctionne pas, qu’elle soit ou non
« capitaliste » ; la reproduction n’a pas lieu (qu’elle soit ou non « élargie »). Qui
paie ces frais généraux de la société ? Toutes sortes d’organisations,
d’institutions, du local à l’étatique. La reproduction sociale exige donc, au-delà
des plus-values, un surproduit (surplus). Son prélèvement et sa répartition
s’effectuent selon des procédures très diverses : impôts, redevances, subventions,
crédits budgétaires, etc. Ce qui reste du produit social global, une fois payés les
frais de la production et de la reproduction, fait l’objet d’une lutte intense et
sourde : pour l’accroître, le prélever, le répartir, en « bénéficier » (mais il ne
s’agit plus de « bénéfices » !).
L’importance de cette affaire a été établie dans les notes sur le programme de
Gotha (1875) alors que pour beaucoup de « socialistes » le travailleur devrait
recevoir le prix (juste, exact) de son travail. Les conflits autour du surplus se
superposent aux luttes de classes, s’étendent aux fractions des classes
dominantes (propriétaires, détenteurs de capitaux, détenteurs de réseaux
commerciaux, et aussi services dits « publics » !...) Ce qui rend plus complexe
toute situation dans le monde moderne, par interférence entre l’économique et le
politique.
La séparation entre les « niveaux », les « instances », la « base » et la
« superstructure » doit se reconsidérer. Dans un régime libéral, certaines
organisations interviennent au cours de ce processus, conseils, parlements,
comptes de la nation, etc. Toutefois, les pouvoirs du fisc restent partout
exceptionnels, parfois exorbitants (discrétionnaires). Vers l’autre bord, à la
limite, l’État et les institutions étatiques prennent en charge l’ensemble, des
prélèvements aux répartitions, de la production à la reproduction. C’est le
« mode de production étatique » ; la différence entre l’économique et le politique
tend à s’effacer, au détriment du social.
Un projet de société ne devrait-il pas spécifier (et limiter en le déterminant) le
prélèvement du surplus, son emploi, son usage ? Projet difficile, vu l’importance
dans les États modernes d’un cas spécifique de l’emploi du surplus : les
armements. Ne dissimulons pas les difficultés...
Les bagarres autour de ce surplus ont commencé bien avant l’industrie et le
capitalisme : d’abord par le tribut et le pillage. Ensuite, les cités-États surent
l’organiser et même le légaliser (Empire romain). Les féodaux employèrent la
pression extra-économique pour prélever des rentes. Ceux qui parvinrent à
mettre la main sur les surplus en firent les emplois les plus divers : fêtes, palais,
monuments, cloîtres, cours princières, villes superbes, forteresses, châteaux,
cathédrales, armées, œuvres d’art. Cette poursuite du surplus traverse l’histoire
jusqu’à l’État-nation ; elle se déploie aujourd’hui à l’échelle mondiale, son
emploi devenant de plus en plus énigmatique et inquiétant.
Sans un contrôle démocratique (par la « base ») les nationalisations mettent
aux mains de ceux qui gèrent l’État des moyens fabuleux. Ce qui tend vers le
MPE (mode de production étatique). Un tel contrôle doit figurer dans un projet
qui éviterait le MPE ; il doit comprendre des dispositifs précis. N’est-ce pas
aujourd’hui l’aspect primordial d’un éventuel dépérissement de l’État ? De telles
mesures vont dans l’orientation de la critique du programme (social-démocrate)
de Gotha...
Georges Bataille a retenu le concept du « surplus » dans son livre la Part
maudite. Il ne l’analyse que d’un point de vue limité : anthropologique. Alors
que cette analyse mène à l’examen du fonctionnement des États dans le monde
moderne : à la critique du MPE. Les enjeux des luttes politiques dans les nations
et les États actuels ne se comprennent pas si l’un ne tient pas compte de l’aspect
« politico-économique » des situations, si l’on continue à séparer et à disjoindre
l’économique, le politique, le social. Ce qui n’entraîne pas la confusion...
Dialectique de l’État
Rappel : il y a une critique droitière (libérale ou néo-libérale) de l’État — et
une critique de gauche (allant plus ou moins ouvertement vers la démocratie
approfondie, voire directe). De plus, malgré la tendance à l’homogénéité
mondiale, la question de l’État se pose en termes différents, selon le degré de
développement, la maturation ou le déclin de la nationalité (pratique et culture),
selon la structure sociale et la conjoncture politique. Enfin, en France (mais
ailleurs également), le problème est le plus souvent mal posé. Plus d’État ?
Moins d’État ? Vers le dehors, ne faut-il pas un État renforcé, pour tenir tête aux
firmes mondiales, tenir compte du marché mondial et des stratégies mondiales ?
Ce qui ne veut pas dire bureaucratisation, mais au contraire l’État appuyé par les
forces sociales du pays. Cependant, vers le dedans, la pression bureaucratique
pourrait s’atténuer : décentralisation, autogestion là où elle peut s’instaurer
(territorialement, autant que dans la production). Ainsi, s’ébauche une
dialectique de l’État (de ses contradictions) que seule peut mener à bien la
connaissance critique.
Un mot sur l’autogestion, terme obscurci par l’emploi abstrait ou utopique.
L’autogestion se définit, selon le concept le plus général et le plus fort, comme
connaissance et maîtrise de ses conditions d’existence par un groupe social :
atelier, entreprise, quartier, village ou ville, etc. La poursuite de ce savoir et de sa
mise en pratique peut orienter la stratégie des « concernés ». Cependant,
connaissance et maîtrise n’excluent pas des modifications : l’autogestion ne peut
se prendre pour principe d’immobilisme. Quant aux rapports de l’autogestion
avec l’État, le plan, le marché, le mondial, ils font problèmes (ouvert) comme le
montre l’histoire moderne de la Yougoslavie « laboratoire de l’autogestion ».
Le résidu problématique
S’il est exact que l’État-nation se voit menacé du dedans et du dehors par des
forces opposées (transnationales, avec le marché et les firmes ; mais aussi
intranationales, avec la décentralisation), donc traversé de part en part, il n’en
reste pas moins que cet État sert de modèle et de mesure à l’échelle mondiale. Ce
n’est pas à l’échelle des individus, des groupes et même des classes que
s’apprécient les stratégies, flux, réseaux qui constituent la mondialité. L’échelle
mondiale ? Elle déborde semble-t-il, nos moyens. Pour le moment : c’est
« l’objet » des recherches.
L’État mondial pourrait-il naître des organisations qui existent à cette échelle ?
Douteux ! Pourrait-il résulter d’une autre autorité que celle d’un État vainqueur ?
Mais après une guerre mondiale, y aurait-il un État-vainqueur ? Après une
« guerre économique » et « technologique » ? Cependant, les État-nations
s’intègrent à des unités plus larges — ou bien risquent la dissolution, le
démembrement.
Est-il possible enfin de réduire le national au « culturel » ? Et la productivité
matérielle à la productivité technique et scientifique ? Il y a des essais en ce sens.
Peu concluants.
L’État-nation paraît rester, jusqu’à nouvel ordre, le terrain et l’espace
(l’échelle) où l’action politique a quelques possibilités de maîtriser les forces
économiques. Comment agir sur les firmes mondiales ? Comment limiter leur
puissance ? Serait-ce en s’appuyant sur l’espace national ? La réalité de la nation
et de l’État-nation semble (jusqu’à nouvel ordre) rester politique autant que
culturelle. D’autre part, la fusion de l’économie et du politique dans le MPE
(mode de production étatique) a montré ses limites et ses défauts, dont
l’accablement du social (de la société civile).
Ne peut-on en conclure que le modèle dit « capitaliste » et le modèle dit
« socialiste » étant tous deux discrédités, il faut trouver autre chose : un projet de
société tenant compte de tous les éléments et aspects de la question ? Au moins
pour débuter, il se situera à l’échelle de la nation et de l’État, quitte à traiter
ensuite de ce qui se passe en deçà et au-delà de cette échelle. Ce qui ne
manquera pas d’énigmes et de problèmes, le premier étant peut-être de fixer un
ordre de priorité. Par quoi commencer ? Le travail et la division du travail ? Le
mondial, le marché, firmes, flux divers ? L’éducation et la formation ?
L’information et la communication... ?
Question double, théorique et pratique. Qu’est-ce qui a le plus d’importance,
risquant de n’avoir d’effet et de réalisation qu’à long terme ? Sur quel terrain
intervenir et agir dans l’immédiat... ?
B

L’histoire
Le fait historique — controverses
La notion d’histoire, jamais complètement élucidée (même par Hegel et Marx)
s’obscurcit, avec celle de temps historique. Le matérialisme historique de Marx
passe aujourd’hui pour intégré à la connaissance : nécessaire mais
insuffisant — admis mais quelque peu dépassé. Est-ce exact ? Comment ceux
qui soutiennent cette thèse comprennent-ils le matérialisme ? Conçoivent-ils la
(le) dialectique dans le temps de l’histoire ? Mais, d’autre part, pourquoi
l’histoire (comme connaissance, analyse ou récit de « ce qui s’est passé »)
échapperait-elle à la « crise » qui ébranle aussi bien la culture, les organisations
culturelles, le savoir institué, que les organisations politiques établies ? La
surestimation de l’histoire (au profit d’un « historisme » qui explique tout par le
passé) et sa sous-estimation (au profit d’invariances, de structures prétendument
immuables) font partie de la même « crise ».
Dans la perspective du devenir, au sens le plus vaste, l’histoire comme
connaissance et comme réalité doit aussi naître, grandir, disparaître. Qu’est-ce
que cela veut dire ? S’il y a eu préhistoire, puis histoire, il doit advenir une
posthistoire. Ce que déclarèrent, chacun à sa manière, Hegel et Marx, au moment
où le concept de l’historique semblait élucidé. Aujourd’hui, est-ce clair ? En
quoi consiste le posthistorique ? Serait-ce le « postmoderne » ? Ou le
« postindustriel » ? Que devient le fait historique ? N’y aurait-il plus que des
« faits » et du « fait » ? etc.
L’histoire de l’histoire, commencée à partir des Grecs, apportera-t-elle une
réponse ? Peut-être l’historique comme récit, répertoire d’anecdotes, ou au
contraire comme thèse globale, va-t-il se diversifier ? Cessant de se vouloir
unitaire, l’historique mondial va-t-il engendrer une histoire du temps (social), de
l’espace (social), de la « nature », de la ville et de la campagne, des « modèles »
et des modes, de l’individualité, et de la citoyenneté, etc. ? Sans aucun doute.
Des controverses ont opposé l’histoire des événements et celle des
institutions, l’histoire par statistiques et celle par anecdotes, l’histoire du
quotidien et celle des grandes actions stratégiques. La notion de fait historique
ne sort pas indemne de cette épreuve — ni celle de preuve ! Si l’on veut prouver,
par quelle procédure ? Témoignages ? Lesquels ? Écrits ? Textes ? Quels sont les
témoins « valables » ? Y a-t-il des témoins privilégiés ? Qui a menti ou
simplement déformé ? Et comment atteindre les contextes ? Faudrait-il les
écarter par une décision épistémologique ? Ne contiennent-ils pas l’essentiel,
« profondeurs » cachées ? Ce qui se « découvre » ?...
Voici un cas exemplaire. Est-ce un « fait » parmi tant d’autres ? Un fait digne
de l’épithète « historique » ? Un événement, un hasard, une rencontre
insignifiante ? Un paradoxe plein de sens ? — En 1917, à Zurich, en Suisse, en
pleine guerre mondiale, se trouvent en même temps deux hommes. L’un,
adolescent. L’autre, un homme mûr ; un homme d’action, un politique (avec une
pensée !). Chacun à sa matière projette la destruction et la reconstruction de ce
qui existe : l’un vise surtout la société, l’État ; l’autre la culture, la poésie.
Lénine écrit l’État et la Révolution, livre plein de projets (qu’il ne réalisera pas ;
il réalisera autre chose et presque le contraire !). L’autre, Tristan Tzara, invente
le dadaïsme avec Arp et quelques compères : négation de la culture au nom
d’une poésie à venir. Consultés, depuis lors, des historisants ont dit : « Se sont-
ils rencontrés ? Ont-ils parlé ? De quoi ? Des documents, des photos, des
textes. » Plus tard, Tzara, de vive voix, parlait de Lénine tantôt comme d’un
intime, tantôt comme d’une énigme. Impossible de savoir si le jeune homme de
dix-sept ans avait questionné avec précision l’homme politique (exilé) ou s’il
l’avait simplement aperçu, s’étant assis près de lui dans un café...
En 1917, Lénine n’était pas Lénine, et Tzara n’était pas Tzara. Cependant, une
telle conjonction n’aurait-elle pas un sens ? (N.B. question posée devant des
auditeurs divers. A gauche, côté réaliste, sauf une certaine gauche intellectuelle
et parfois un peu paranoïaque : « Tzara, qui est-ce ? Dada ? Connais pas ! »
Quant à Lénine, un surhomme. Donc, pas de problème : rencontre hasardeuse,
sans intérêt.) — Et cependant ? Là où commence une double révolution,
politique et culturelle, n’est-ce pas un moment, un lieu historique ? D’autant
qu’en ce même lieu, pas tout à fait en même temps, mais avec des conséquences
comparables, un certain Einstein...
« Hasard ! » disent certains. « Déterminisme » disent d’autres. Or le
philosophe répondra : « Mais peu importe ! Fortuité ou déterminisme, et
d’ailleurs pour qui et pourquoi ? Cette rencontre a un sens que je vois, que je
formule, même si vous qui voulez des faits, des documents, des preuves, vous ne
voyez rien. Quoi ? En Suisse, pendant le massacre européen et mondial, un jeune
poète plein d’audace et de fureurs, un homme politique, chef de parti
révolutionnaire, se retrouvent au même endroit, écrivent, parlent, ont des projets
qui se transforment mais iront jusqu’à nous. Ce qui s’agite en eux, c’est la
Négatif : la critique radicale. Le Négatif poursuit son œuvre en prenant ce monde
affreux par des points faibles : le pays neutre, l’État, la littérature.
« Considérez maintenant la perspective einsteinienne, qui se devine à
l’arrière-texte de ces subversions en marche. Vous serez obligés d’admettre, dans
la “modernité”, non seulement la simultanéité du Positif et du Négatif, mais
l’interaction de la révolution politique et de la Révolution culturelle au 20e
siècle, tantôt l’une accélérant et approfondissant l’autre — tantôt l’occultant
voire la paralysant. Devenir double, pour le moins, et conflit sévère et caché,
bien que d’une clarté aveuglante dès que vous tournez les regards de ce côté... »
Quant au devenir, il faut garder en mémoire l’hypothèse selon laquelle il fut dès
le début et reste l’énigme philosophique. Dès sa naissance, la philosophie l’a
posé comme problème central (Héraclite) et cherché à l’éliminer (Parménide et
les Éléates). Après quoi vingt et quelques siècles de pensée balbutiante ont
tourné et retourné la question, tantôt pour l’écarter, tantôt pour la remettre au
centre. D’où toutes sortes de paradoxes au cœur des systèmes les plus cohérents.
Ceux qui déprécient le temps (et l’histoire) jusqu’à les nier (Spinoza, par
exemple) ne sont ni plus ni moins paradoxaux que ceux qui s’efforcent à presser
le temps (d’Augustin à Hegel, Bergson, Heidegger, etc.) sans parvenir à le
définir, encore moins à l’épuiser.
Le devenir et l’historique
La notion philosophique du devenir, vaste, universelle, englobe celle du temps
et de l’histoire. Ne fut-elle pas la source d’où sortit la notion de temps historique,
alors que l’expérience et le quotidien ne montrent que du répétitif, y compris les
répétitions des catastrophes, des brutalités, des brusques interventions et
interruptions ?
Philosophiquement, le devenir reste énigmatique. Et le temps ? — Dieu ?
devant Dieu ? hors Dieu ? Le divin lui-même ? Les théologiens hésitèrent. Et
pourquoi l’apparition et la disparition (de ceci ou de cela) ? Pourquoi la
naissance, la croissance, la dégradation, le vieillissement, la mort ? Qu’en ont dit
les philosophes, depuis Héraclite ? La plupart ont éludé la question du Temps au
profit de l’immuable — sainte — éternelle Vérité, de l’Être, du Réel défini et
définitif. Ceux qui tentèrent d’explorer le Temps ont dit qu’il y a le Même et
l’Autre, la Répétition et la Différence, l’Un et le Multiple, le Fini et l’Infini.
Entre les termes considérés, il y aurait non pas intervalles, mais fractures,
coupures, peut-être même abîmes, béances ? Ce qui ne mène pas loin. On
attendait mieux de la philosophie !
Les tentatives unitaires éliminent le temps : par l’Être, la Substance, l’Éternel,
le Vrai, l’Absolu, l’Identique ; cette position, si fréquente chez les
métaphysiciens qu’elle semble génératrice de la philosophie, implique le rejet du
devenir dans l’apparence, l’illusion, l’erreur, le mal. Quand aux tentatives
binaires, elles réussissent mieux à saisir (certains disent : à sauver) le
mouvement, le changement. Les philosophes ont dressé des listes d’oppositions
pertinentes qui pour le moins interrogent le devenir, si elles ne l’appréhendent
pas : le Même et l’Autre (déjà citée, mais qui joue un rôle dans la genèse de
presque toutes les philosophies) — connaissance et reconnaissance — mobilité
et repos — relatif et absolu, etc. Parfois ces oppositions fraient le chemin vers la
connaissance : le grand et le petit — le continu et le discontinu — le pair et
l’impair — le linéaire et le cyclique, etc., etc. Près de nous les oppositions du
dedans et du dehors, de l’ouvert et du clos, de la structure et de la conjoncture,
ont une grande portée.
Bien qu’elles semblent « dialectiques », ces oppositions se contentent de
renvoyer l’une à l’autre, dans un jeu de miroirs et de reflets ; dans une fixité qui
passe encore pour l’intelligible. Une analogie (illusoire) entre « dialogue » et
« dialectique » a parfois fait croire qu’en toute opposition pertinente il y a
mouvement dialectique. Pourtant, la forme la plus « rigoureuse » de l’analyse
binaire, le structuralisme et l’analyse qui isole la structure, a toujours écarté le
devenir, aussi bien en linguistique (l’étymologie) qu’en ethnologie et sociologie
(les nomenclatures), en épistémologie, etc.
Ainsi revient au jour une théorie qui, pour avoir mené longtemps un parcours
quasi souterrain et n’avoir émergé que tardivement, n’a pas eu moins de
fréquence et d’influence que les thèses précédentes : l’analyse ternaire ou
triadique saisit le devenir (ou du moins l’atteint mieux que les autres, ce qui
n’exclut en rien des élargissements, des analyses multidimensionnelles, des
entrées de paramètres). La triade hégélienne « thèse-antithèse-synthèse », à
l’origine, avant sa banalisation, prétendait construire le devenir. Illusion. Elle ne
construit qu’une représentation. La triade marxiste « affirmation-négation-
négation de la négation » veut produire le devenir, qui depuis lors n’a pas
confirmé cette grande ambition ; notamment en ce qui concerne l’État et la
communauté (niée par l’histoire puis rétablie dans le communisme). Il semble
qu’il y ait eu dans le temps historique non pas des abîmes, des surprises et des
lacunes infranchissables, mais des bifurcations, des rebroussements, détours et
détournements, que la triade initiale n’incluait pas. L’hypothèse triadique n’est
pas pour autant épuisée. Reste la démarche analytique : trois termes, dans un
mouvement complexe, où tantôt l’un tantôt l’autre s’affirme, contre tel ou tel
autre. Il ne s’agirait que d’une analyse du devenir, et non plus d’une construction
ou d’une production. Ce qui n’interdit pas la découverte ou la reconnaissance
d’un sens, d’un horizon de ce devenir complexe. Cette théorie tient compte de ce
qui advint au cours d’un siècle, et ne laisse pas indéterminé le devenir. Au
contraire : elle permet une stratégie (sans certitude absolue d’atteindre
l’objectif). Pas d’abîme. Pas de failles, ni de continuités faciles : des rapports
complexes et changeants. Donc des possibilités, des incertitudes, des chances et
des probabilités.
Le cas d’analyses triadiques exemplaires ne manquent pas. La musique, art du
temps, avec ses trois moments : la mélodie, l’harmonie, le rythme — la vie
politique contemporaine, avec ses trois aspects : l’État, la nation, les
classes — la nature ou matière, avec ses trois catégories : l’énergie, l’espace, le
temps, etc. Chacun de ces termes peut se saisir en soi ou dans le rapport
conflictuel avec les autres, avec tel autre...
Entre les termes de telles triades apparaissent et se déploient logiquement des
contradictions ; d’autre part, dans les actes et les activités : des conflits. On y
reviendra.
Pour l’instant revenons au temps historique, mal déterminé, encore que l’on
puisse garder la thèse selon laquelle il a un axe : la croissance des forces
productives — le travail et son histoire. Ceci posé, ne manque-t-il pas à ce
schéma des dimensions, pour se rapprocher de la complexité du devenir ?

a) L’histoire de l’histoire pourrait lui ajouter une telle dimension, à condition
de ne pas se contenter d’une sorte de « second degré » des récits, d’un
commentaire des historiens. En cherchant comment une certaine conscience, une
certaine connaissance, une certaine mémoire (non sans interprétations
idéologiques) des faits et des événements passés ont pu intervenir dans la
pratique et la vie sociale des peuples. Comment se représentaient leurs
antécédents ceux qui firent la Révolution de 1789 ? Comment entendaient-ils se
rattacher à un passé — ou s’en détacher ? L’histoire de l’histoire déborderait les
événements et les institutions, les interprétations et les idéologies. Non sans en
tenir compte ! Ce qui la rapprocherait, sans confusion, de l’histoire des
idéologies et de la société. Histoire de la conscience historique, elle tiendrait
compte des monuments, des fêtes commémoratives, des cérémonies officielles,
mais aussi du vécu, du quotidien, de ce que croyaient et faisaient les « gens »
selon leurs conditions sociales. Ce qui mènerait à la détection, à la découverte,
des « courants souterrains », en dessous de l’histoire apparente, superficielle.

b) En élargissant l’historicité sans tomber dans l’historicisme, on peut
concevoir une histoire de l’espace (social), du temps (social) qui s’ébauche
depuis des années. Pas seulement avec l’histoire de la mesure du temps, ce qui
n’est pas négligeable, mais avec l’histoire des calendriers, qui saisit l’interaction
entre le cosmologique et le religieux, le profane et le sacré, le cyclique et le
linéaire ; bref une part des rythmes. Les notions de genèse et de généalogie
viennent enrichir celle de temps historique. La genèse du temps (pratique-social)
et celle de l’espace s’intègrent à l’historicité. Ce qui rejoint l’étude des rapports
de classe, car les emplois du temps et de l’espace résultent, à leur manière, de
ces rapports. Quant aux généalogies de telle représentation, de telle idéologie,
elles réservent des surprises : les « courants contraires » ou « souterrains » qui
tout à coup émergent, surgissent.

c) Avec Marx, une forme principale la forme-marchandise et ses implications
(échange, argent, marchés, transports, etc.) s’offrait à la recherche historique ;
elle s’y engagera, en négligeant et la forme pour elle-même et la genèse des
formes. Ceci au nom, parfois, du matérialisme historique : en s’attachant aux
« contenus », aux produits, aux matières, aux travaux productifs, à la condition
pratique des producteurs, aux rapports de production. Le déploiement de la
forme et des formes, comme dimension de l’histoire, apparaît mal dans les
travaux des écoles marxistes (bien que Lukács ait insisté sur la forme-
marchande, et Fred Jameson sur les formes esthétiques, etc.). Or la forme en
général et les formes particulières engendrées au cours du temps (historique) ont
pris une existence (sociale et pratique) encore mal comprise : à la fois abstraite,
presque « irréelle », et cependant concrètement « réelle » — à la fois relative
(composée de relations) et agissante, suscitant des contenus pour les traverser en
impulsant « autre chose ». La forme-marchandise, au cours de ce vaste
processus, se généralise, traverse le capitalisme, se mondialise (dans le marché
mondial). Chemin faisant, elle engendre d’autres formes, violemment efficaces.
Par exemple : la simultanéité, acte mondial et social (pratique) par lequel des
« objets » distants dans l’espace et le temps se rapprochent jusqu’à coexister et
presque coïncider pour les communications et médias, pour la TV, etc. Immense
processus encore peu élucidé, ni du côté « marxiste », ni bien entendu de l’autre
côté, l’on préfère ne pas voir et ne pas savoir.
La médiatisation produit une immédiateté ambiguë, simulant l’immédiateté
sensible, appelant une immédiateté autre, une présence à nouveau sensible.
Comme l’identité engendre l’identification, l’échange engendre l’équivalence,
qui ne se borne pas aux choses évaluées en argent, mais aux êtres humains. Et
aussi la réciprocité, forme de l’engagement contractuel (qui égalise l’inégal,
aussi bien dans le « contrat » — ou convention — de travail que dans le contrat
de mariage). Plus généralement, la forme logique a été sous-estimée non
seulement en raison du matérialisme mais à cause de la dialectique, surestimée et
cependant mal « fondée ».
La forme : concept fondamental, mot clef ! La négliger, cela veut dire qu’on
enlève une dimension à l’histoire, à la genèse de l’humain (pratique-social).
L’isoler, en la surestimant, en lui donnant une importance exclusive, quasi
métaphysique, c’est aussi méconnaître le développement ; alors, c’est le
formalisme. Il en va de même pour fonction et structure, concepts fondamentaux
que l’on porte à l’absolu, que l’on extrapole, dans le fonctionnalisme (comme
s’il n’y avait que des fonctions, sans genèse, sans devenir, sans ruptures) et le
structuralisme (comme s’il n’y avait que des structures sans conjonctures,
également sans devenir).
Inutile de revenir trop longtemps en arrière : la forme se déploie à partir d’un
commencement, humble, inaperçu bien que donné dans le sensible : le langage,
les échanges, les premières manifestations du « commerce », le troc, le pillage,
le tribut. La forme comme telle apparaît (se formule) en Grèce, bien que l’Orient
(Chine...) ne l’ait pas ignorée. Se déployant sur plusieurs plans dans tous les
domaines (la pratique des échanges, la connaissance, l’art et l’esthétique), la
forme se formule logiquement.
Annoncée par la philosophie présocratique, par la connaissance
(mathématique et cosmogonie, mais aussi rhétorique, grammaire, linguistique et
science du discours, histoire, etc.) la forme logique et la forme conceptuelle
émergent avec Socrate et Platon, mais surtout avec l’aristotélisme, avec la
somme des affirmations de Stagyrite concernant : la déduction et la rigueur
démonstrative, le syllogisme, l’importance de la cohérence — de
l’identité — dans la connaissance et dans l’action. Le logos grec, en marche
depuis Héraclite et Parménide (les Éléates), vient en pleine lumière dans la
philosophie. Fait remarquable : pendant la même période, sans qu’il y ait
coïncidence, la forme se déploie pratiquement avec les échanges, la marchandise
et le marché, la navigation commerciale, l’importance de l’argent comme
médiateur général (entre ceux qui produisent, ceux qui transportent et vendent,
ceux qui font usage, c’est-à-dire achètent et consomment). Avec ces échanges et
ce « commerce » s’affirme une civilisation, qui dépérira bientôt, en raison des
rivalités entre les cités-États.
Toutes les formes, abstraites — concrètes, ont ce double aspect : d’un côté
logiques, donc codifiables, exprimables avec cohérence et rigueur — de l’autre,
pratiques, réglementant une (la) pratique sociale, la soumettant à des principes
d’abord coutumiers puis stipulés. Ce déploiement de la forme générale en formes
diversifiées mais proches (les différences à la fois nettes et minimales, comme
dans les nombres), ce déploiement peut se dire « dimension de l’histoire ». Il ne
manque ni de paradoxes, ni de conflits. Il se raconte mal, se prête mal aux récits,
surtout si on le sépare des « contenus ». Chaque forme, dès que constituée, se
voit définitive ; on la croit établie. Un formalisme s’institue ; de sorte que les
formes n’entrent dans le devenir (historique) qu’en lui résistant. Ce qui ne vas
pas sans le complexifier, sans produire des illusions et des idéologies
(représentations diverses). Les formalismes cherchent à instituer, à éterniser les
formes (rites, rythmes, répétitions, variations). Cependant à partir de l’identité et
du répétitif, la forme « pure » entre dans les contradictions multipliées. Pas de
forme sans contenu ; dès que constituée et plus encore dès que instituée, la forme
suscite des contenus. Ainsi les échanges débutent humblement : modestes
excédents, trocs ; puis ils stimulent les activités, pour la richesse. Le marché, des
débuts du commerce à notre époque, se mondialise. La forme n’est plus
seulement générale ou générique, mais génératrice.
La théorie de la forme et des formes, exemplaire, commence en Grèce mais
n’atteint la maturité qu’avec Marx et après lui, dans la mondialisation : réseaux
multiples, systèmes d’équivalences, etc. La forme (notamment la forme-
marchandise) exerce une puissance qui peut devenir énorme : égalisation de
l’inégal (cf. contrats de travail, de mariage, etc.) — identification des différences
(les ethnies, les régions, les peuples, dans l’État). Par la violence ? Non. Par une
puissance distincte du pouvoir (politique) comme de la violence et de la
répression, bien qu’elle puisse s’en servir : la puissance du (de la) logique,
entrant dans la pratique.
Chaque forme peut se subordonner, recevoir, susciter de multiples contenus.
Ainsi la forme contractuelle (réciprocité). Suivre l’histoire de chaque forme en
tant que forme, ce serait peut-être ingrat. Suivre les rapports « formes-contenus »
avec leurs conflits aurait sans aucun doute plus d’agrément, de sens, d’intérêt, en
restituant l’intégralité de cette dimension. Et aussi, et surtout, en faisant
apparaître en pleine lumière la lutte dans le temps contre le temps. Elle se mène,
dans tous les domaines, le législatif, l’architecture, l’entretien du corps, par la
forme. L’effort pour « persévérer dans l’être », effort qui n’empêche ni la
vieillesse, ni le dépérissement, ni la mort, les retarde : il fait partie du temps
socialisé. Ces efforts, ces forces mentales et sociales modifient les rythmes :
depuis le combat individuel contre la maladie et le vieillissement jusqu’à la lutte
politique par les moyens des commémorations, cérémonies, monuments, rites et
œuvres.

d) Encore un aspect de l’éventuelle extension de l’historicité. Les historiens
ont misé tantôt sur le déterminisme (économique, sociologique, etc.) tantôt sur
l’indéterminisme (contingence radicale, irrationalité, chaos d’événements et de
témoignages, etc.). Or une analyse qui remonte à la pensée grecque montre en
toute action trois aspects : déterminisme(s)-hasard(s)-décision(s). Je plante un
arbre. Déterminisme : le terrain, la force du plant, l’engrais. Hasards : la pluie, le
vent, les prédateurs, etc. Décisions : mon choix, l’espace, le lieu, etc.
Un déterminisme ? Un enchaînement linéaire de causes et d’effets ? Cela ne
peut s’admettre, dans la nature comme dans l’histoire, qui n’admettent qu’une
pluralité de déterminismes, diversité relevant de sciences distinctes (économie,
géographie, démographie, histoire...). Le hasard ? Sa définition, sa place, son
importance, posent des questions. Quant à son « existence », aucun doute.
L’efficacité du calcul des probabilités dans beaucoup de champs et domaines
rectifie le déterminisme causal ; sans l’abolir, car l’analyse et la prévision
s’occupent encore et toujours d’effets en remontant aux antécédents, au lieu de
partir de ces antécédents. Quant aux décisions, comment contester que le
politique soit la sphère de la décision — ou des décisions ? Il faut donc tenir
compte de ces trois moments de tous les actes : la pluralité des déterminismes,
intervenant inégalement dans la situation — l’irruption de tel
hasard — l’habileté ou la stupidité ou les erreurs des décisions individuelles. Du
côté des hasards se retrouvent les chances, les paris (gagnés ou perdus), les
enjeux, les possibilités et probabilités. Ce qui complète l’histoire déterministe
par une sorte d’histoire « probabiliste » qui considère chaque situation, chaque
« conjoncture », chaque moment, comme une gerbe de possibilités, de paris,
d’actions menées selon tactiques et stratégies, ayant des chances — une seule se
réalise (éclaire après coup ce qui la précède, effet permettant de comprendre les
causes et raisons). Il reste toujours à découvrir où se trouvent la décision, le
« décideur », l’instant décisif, celui de l’erreur ou de l’habileté. Comment se
déroulèrent les comédies, les tragi-comédies, les drames de « l’histoire » ?...
Ce qui veut dire une « histoire » plus complexe qu’un récit, qu’un compte
rendu, qu’une chronologie. Au lieu de suivre un temps linéaire, à finalités
prévisibles, elle essaiera de relier des temps multiples, des genèses, des
interférences et des discontinuités (avec bifurcations, points ambigus,
rebroussements et catastrophes).
Ce qui veut dire non pas une historicité fragmentée mais diversifiée et
rassemblée par une conception, celle de la « genèse de l’histoire », de son
commencement à sa fin (comme le travail qui commença et finira, comme la
politique). Ce qui signifie une problématique au-delà de l’histoire, donc
« philosophique », bien que dans un sens paradoxal. Par exemple : devenir et
répétition (qu’est-ce qui se répète et qu’est-ce qui devient ? — Les formes ? Les
cycles ? Comment le répétitif et l’identique engendrent-ils le différentiel ? Que
furent, en telle conjonction hautement complexe, tel « moment », les enjeux, les
chances et malchances ? etc.)
Reconsidérée dans cette perspective, la connaissance historique pourrait
« servir » sans s’abaisser. La démarche régressive (allant du présent au passé
pour éclairer le passé par ce qu’il est devenu et ce qui est advenu) puis
progressive (revenant au présent à partir de ses multiples et complexes
conditions, ceci pour « l’analyser », non sans viser une « explication »
difficilement exhaustive) permettraient d’explorer le possible. Non pour
fabriquer l’avenir, mais pour saisir le probable, écarter l’impossible. Le passé de
l’histoire et du devenir prendraient ainsi place, dans la philosophie renouvelée, à
côté de la pensée du logico-mathématique et de la pensée du politique. Dans un
système ? Non dans un projet. Selon quelle démarche méthodique ? Par
déduction (logique) ? Non. Par induction, c’est-à-dire en extrapolant, en passant
à la limite ? Non. Par transduction, à savoir par construction d’un objet virtuel,
en tenant compte des « données » mais aussi des tendances et tensions, de
l’héritage dit historique, de ce qu’il a de vivant — et de mort...
S’il se vérifie que les deux « modèles » que l’histoire récente offre à nos
lendemains, celui du capitalisme « réel » et celui du socialisme « réel »,
s’épuisent, montrent leurs « mauvais » côtés (ceux par lesquels selon Hegel
avance le temps), si cela se vérifie, comment éluder une telle démarche ? Ni
découverte, ni production. Or, sauf surprise paradoxale, cette constatation
s’impose.
Il est arrivé qu’on annonce, prématurément, la posthistoire, comme la
postindustrialité, la postmodernité. Or l’histoire continue. Ce qui ne veut pas dire
qu’elle ne se transforme pas et qu’il faut cesser d’être attentif aux formes
nouvelles des événements, des faits. Si l’histoire, comme telle, ne se termine pas
encore, c’est-à-dire que les « forces » et les « formes » ne sont pas encore
maîtrisées, qu’il reste de l’aveugle dans le mondial, peut-être entrons-nous
cependant dans la période transitionnelle : la fameuse transition au cours de
laquelle « quelque chose » finit et « autre chose » commence...
C

Information (communication)
Information et scientificité
Personne n’ignore que les moyens de communication se multiplièrent depuis
l’époque « moderne » de façon imprévue, avec une accélération stupéfiante,
jusqu’à l’informatique et les « technologies récentes ». Certes, il faut distinguer
parmi ces technologies celles qui s’appliquent à la production d’effets matériels,
remplaçant peu à peu le travail manuel par des machines (automatisation, ces
machines étant autorégulées, « autocontrôlées » plus ou moins
parfaitement) — et les technologies de la communication, comme l’informatique
proprement dite. Il faut aussi remarquer contre les extrapolations hâtives, que la
production de signes, de textes, d’images, est loin d’avoir remplacé la production
de choses, d’objets.
Il n’en est pas moins exact qu’il se passe un changement qualitatif dans la
production : importance croissante de « l’immatériel » en comparaison avec le
matériel. Encore ne faut-il pas interpréter à tort et à travers cette opposition de la
production « matérielle » et de la production « immatérielle ». Celle-ci a toujours
besoin d’appareils, de « moyens » pratiques, de matériaux. La production
« matérielle » continue, non seulement en raison de besoins sociaux (manger,
habiter, se reproduire, se déplacer) mais parce que la thèse d’un déplacement de
l’économique vers le culturel contient une idéologie suspecte : une extrapolation.
C’est une thèse propagandistique à court terme. Assimiler la production
matérielle à une série d’actes vulgaires, que peuvent accomplir des robots, — et
la production « immatérielle » à la création baptisée culturelle, c’est nettement
abusif.
Admettons que l’information soit une forme, et même la perfection de la
forme, la dernière en date, la plus puissante, capable de simultanéiser
(l’instantanéisme) le mondial. Cette forme efficace peut appeler, susciter des
contenus ; elle a besoin de contenus ! Elle ne peut s’en passer. D’où viennent-
ils ? Comment et pourquoi ? Pourrait-elle les créer ? La forme et le contenu
coïncident-ils, s’identifiant par une magie logique ? On sait que l’information a
des lois, qu’elle n’y échappe pas, qu’avec elle ce n’est pas la cohérence logique
qui s’établit dans la « culture ».
L’information et la communication (les moyens ou médias) ont fait naître,
autant ou plus que des contenus, de l’idéologie et des mythes. La communication
ne se contenterait pas de faire voir ou savoir « ce qu’il y a » (ce qui est). Elle
aurait un pouvoir créateur. Elle transformerait la société comme la science. Toute
science deviendrait science de la communication, à commencer par la science
(les sciences) de la société. Et tout, depuis le vécu quotidien jusqu’à l’œuvre
d’art, deviendrait savoir scientifique (science de la communication productrice et
créatrice de ce qui entoure les êtres humains et fait leurs relations). Le « tout »
dans la transparence, dans la lumière devenue transparence sociale.
Information et idéologie
Qu’y a-t-il d’exact dans une telle affirmation, qui implique une méthodologie.
Il y a une théorie de l’information. Théorie scientifique, laquelle à la même
ampleur (et peut-être des limites ou faiblesses analogues) que la théorie
newtonienne de la gravitation, celle de la relativité, celle de l’énergie. Fait
remarquable : cette théorie hautement scientifique naquit directement de la
pratique sociale. Ce qui rend rétrospectivement d’autant plus dérisoire la
position de ces « marxistes » (plus ou moins staliniens) qui jadis mirent dans le
même sac : l’idéologie bourgeoise, la relativité, la physique probabiliste
(quanta), la théorie de l’information, la biologie génétique, etc. Ce qui faillit
coûter cher, ou plutôt ce qui a coûté cher au socialisme « réel ». Alors que la
« révolution scientifique et technologique » venait emplir le vide laissé par
l’échec (relatif) de la révolution politique et sociale, on l’a prise pour idéologie !
Sans plus analyser : sans discerner la part d’idéologie — celle du savoir — celle
de la pratique. Passons ! La théorie naquit de l’étude du téléphone et de la
recherche de procédés permettant d’accroître la capacité des lignes téléphoniques
(le nombre des messages sur le même canal). Elle naquit aussi de recherches sur
la fréquence des lettres, de façon à améliorer les dispositifs des claviers des
machines à écrire.
Ce qui distingue l’usage courant, pratique, et quelque peu trivial, du mot
« informatique » de son acceptation scientifique et théorique, c’est d’abord
l’exposé logico-physico-mathématique. Les messages se quantifient-ils ? Se
prêtent-ils à la définition d’une unité, d’une mesure (d’un zéro ou d’un état nul),
donc d’opérateurs sur les quantités ainsi définies, en écartant le qualitatif ? (Le
contenu étant mis entre parenthèses, ce qui ne veut pas dire inexistant, au
contraire !) Tout message implique un émetteur et un récepteur, plus un canal,
une convention concernant les signes employés, les codages et décodages, plus
une technique de transmission. Or il s’avère que tout « trajet » peut s’accomplir
selon programmes et des machines l’effectuer.
Il n’y a pas lieu ici d’exposer cette théorie, à laquelle se consacrent de
nombreux traités. Cependant, la « philosophie » de l’informationnel et de la
communication se disperse en publications fragmentaires, qui tentent parfois de
systématiser outrancièrement, mais réunissent mal les données. Ici, pour
contribuer à dégager cette philosophie, indiquons seulement que :
a) La théorie se développe mathématiquement, appliquant aux quantités
informationnelles le calcul des probabilités. Ce qui évoque une théorie générale
de la mesure (venant de la pratique
— définissant des abstractions — un commencement, une unité et des
conventions d’emploi — un retour vers la pratique).
b) L’analogie entre la théorie de l’informationnel et la thermodynamique a été
remarquée depuis longtemps. De sorte que l’informationnel apparaît comme une
énergie sociale, énergie fine (comparable, sans pousser trop loin l’analogie, à
l’énergie nerveuse et cérébrale dans l’organisme vivant ; alors que la production
« matérielle » se rapprocherait de l’énergie musculaire « massive »...).
c) L’informationnel a des lois, notamment celle de la conservation de l’énergie
(stockage, mémoires) et de sa dégradation, au cours des messages. Ce qui oblige
à quelques réserves sur la fameuse idéologie de la transparence (la pratique
sociale et politique s’éclairant, comme au lever du jour, par l’efficacité
informationnelle des médias !). D’autre part, une difficulté mal explorée ne peut
s’éluder ; quels rapports entre la dégradation, la rénovation, l’invention, la
production de l’informationnel ? L’entropie a son rôle et son importance. Au
cours de « l’histoire », n’y a-t-il pas eu perte d’informations concernant la
« nature », les plantes, les animaux, les « corps » et le corps ?
d) L’informationnel se reconnaît, à travers sa quantification et sa mesure,
comme une forme, celle de la communication. Avec un contenu : ce que l’on
transmet, le message. Forme ultime, dernier avatar de l’identité, à travers la
simultanéité, la réciprocité, l’égalité (plus ou moins fictives) ? Peut-être. Pour
beaucoup de modernistes l’information, à la fois production dominante et
domination (gestion) de la production, de l’espace et du temps, change le mode
de production. La société moderne passerait de la production matérielle aux
« immatériaux ». Il est d’ailleurs pratiquement certain que l’information
(production de signes, d’images, de textes) a suscité ou raffermi des notions
telles que : réseaux, flux, nœuds, etc. L’informatique, si cette théorie se
confirmait, apporterait une « fin », un terme (peut-être une impasse). Société
post-quelque-chose (industrie ? matérialité ? modernité ?). Dès lors le vécu et la
pratique résulteraient d’une application technologique, savoir « transformé » par
la communication. Ce qui de toute évidence entraînerait des modifications
« culturelles » — ou plutôt transformerait en « culture » le vécu, le sensible,
voire le sensoriel et le sensuel.
e) Quoi qu’il advienne, l’informationnel éclaire rétrospectivement un aspect
de l’histoire. Qui recevrait à tel moment des informations ? Par qui ? Par quels
canaux ? Avec quel enjeu ? etc.
f) Mais voici un effet beaucoup plus important de la théorie et de la pratique
informationnelle : la notion de redondance. Elle se définit mathématiquement :
l’inverse de la quantité d’information : R = 1/I. Plus un message surprend, plus il
apporte d’information, mais plus il est difficile à décoder. L’occurrence, la
surprise, le hasard s’intègrent au connaître, à l’organisation, à l’action. A la
limite ; l’indéchiffrable. Par contre, le message qui se répète (redondant) se
comprend vite, se déchiffre tôt ou tard ; mais la répétition (identique) n’apporte
plus rien. A la limite, le message vide : aussitôt compris.
Or la redondance, c’est-à-dire la répétition, c’est bien l’identité. Ce qui
confirme et précise le caractère formel de l’information. La tautologie identitaire
(A est A) est parfaitement redondante (avec une différence strictement minimale
entre A et A : leur faible distance dans le temps de l’énonciation). Qu’il faille
répéter un message pour assurer la compréhension montre l’inévitable
dégradation de l’énergie (bien que cette dégradation ne résulte pas de l’identité
logiquement prise et du répétitif comme tel, mais de la répétition dans le temps).
L’aspect « philosophiquement » décisif de cette analyse critique, ne serait-ce pas
une suspicion vis-à-vis de cette intelligibilité — redondance — répétition ? Si
l’on en considère les conséquences, la suspicion se précise. Par exemple,
l’architecture dite « moderne » et les architectes n’ont-ils pas cherché à rendre
l’espace — intelligible — par la redondance, la répétition, donc la monotonie,
obtenues aisément au moyen du béton ? D’où viendrait, si l’on n’accepte pas
cette hypothèse, l’uniformité des quartiers récents, des périphéries, alors que les
traditions architecturales allaient vers la diversité, la surprise, voire la singularité
(Gaudi, etc) ? Autre cas exemplaire : la publicité par les média mise
habituellement sur un mixte d’information (pratique : l’emploi des produits) et
de redondance (formules, slogans, symboles anciens, tels que le blanc, symbole
de pureté et de propreté, etc.) Quant aux discours politiques, ne se donnent-ils
pas à la fois pour novateurs et pour intelligibles, la redondance dominant
l’innovation ? La connaissance elle-même, secrétant (engendrant, mais dans le
secret) son côté critique, ne se réduira-t-elle pas un jour à l’information, et par ce
biais, au redondant (citations, références, dictionnaires, encyclopédies,
mémoires) ?
Dans l’orientation critique, impossible de passer sous silence l’emploi des
media, le « milieu » médiatique, la « mediatisation » massive et
généralisée — leur rapport avec l’immédiat passé, présent, virtuel. L’entrée de
l’image, massivement, au 20e siècle, dans la vie publique et privée à complété la
triade : voix (et musique) — écriture (textes) — images (reproduisant ou
« imaginant »). La production et la transmission accélérées de textes, de signes
et signaux, de musiques, avec des procédures déjà connues mais perfectionnées
(codages-décodages, canaux, etc.) accompagnent l’usage à plein rendement des
trois éléments du communicable. Ce qui tendrait à surmonter l’antique
opposition pertinente : « expression-signification » (expression d’un sentiment,
d’un visage, d’une authentique subjectivité — signification visant un effet dans
un autre « sujet », donc rhétorique). Cette opposition classique disparaît-elle ?
Non. Elle revient avec d’autres constatations, d’autres moyens, à la fois plus
efficaces et plus abstraits. Car l’image, même soutenue par le bruit et les voix
(commentaires) ne peut que stimuler les drames « réels » et le vécu qu’elle
prétend rendre « présents ». En fait, elle leur enlève le tragique, en les réduisant
au dramatique, au pathétique, ou même à l’accidentel, que l’on regarde avec une
certaine indifférence ! Cette abstraction n’empêche pas la pénétration des media
(TV) dans la pratique, en insérant le « vécu » (l’immédiat) dans les
intermédiaires, les échanges aux deux sens de ce mot : le sens étroit (vente et
achat de l’image-marchandise) et sens large (la communication). D’où la
question : que devient le sensible ? L’image le supplante-t-elle ou va-t-elle au
devant d’une immédiateté autre ? Laquelle ? Jusqu’où va l’imitation — la
simulation — d’une « réalité » qui vient en visite chez vous ?
Bref, l’information ne peut se réduire ni à une technologie ou savoir appliqué,
ni à une « infrastructure » ou à une « superstructure » de la société industrielle
(soit capitaliste, soit socialiste). Elle se produit et entre donc dans la production ;
bien que le produit ne soit pas « matériel », l’immatériel n’est qu’une fiction.
Figurant (faits et effets) dans les forces productives, elle modifie l’organisation
du travail (robotique, bureautique, donc les rapports de production. Elle a un
coût de production, un usage (software, firmware, logiciels et progiciels). En tant
que marchandise, elle se stocke, circule, se vend, se consomme. Elle a un prix. Y
a-t-il un marché de l’information ? Les firmes mondiales sont appuyées par un
système monétaire, financier, stratégique, bien protégé. Que devient la notion
classique du marché ? S’il y a marché de l’information, il reste caché ; on ignore
son fonctionnement, bien que les bénéfices des firmes mondiales soient publiés.
Le rôle de l’informationnel dans la production étant situé, il resterait à
déterminer son rôle dans la reproduction. Il se veut, il est peut-être déterminant,
pour autant que la gestion informatisée maîtrise les procédures depuis la
naissance des produits jusqu’à leur consommation, en contrôlant le stockage, les
transports, la répartition, jusqu’aux études de marché, au « marketing », au
« merchandising », à la publicité. La prévision qui permet la programmation du
quotidien, c’est-à-dire des actes et rapports hors de la production, joue un rôle
dans la reproduction des rapports sociaux.
L’information se donne donc pour terme et fin (dans le double sens :
terminaison et finalité) de l’économique, éventuellement du politique par la
gestion. D’où la question : Change-t-elle la vie ou annonce-t-elle la période du
« réel » changement ? est-ce une fin ou un commencement ? Stagnation ?
Catastrophe ? Ouverture ? Fin de quoi ?
Saint-Simon, suivi par Marx, prévoyait que l’administration des choses
remplacerait le pouvoir sur les hommes ; de façon imprévue, ce vieux projet ne
se réalise-t-il pas ? On peut croire que l’information et la communication ne
permettent pas seulement des rapports sociaux intensifiés (en quel sens ? dans
quelle direction ?) mais permettent aussi le déplacement de capacités
organisatrices et productives vers la gestion des choses. Par malheur, il semble
(jusqu’ici) que l’informatique permette d’adjoindre la gestion des choses au
pouvoir sur les hommes ! Donc en redoublant les rapports de dépendance, de
domination. En gérant aussi l’espace et le temps...
D’où la redoutable ambiguïté de l’informationnel. On le donne pour le dernier
avatar de la production, rendant possible ce qui semblait impossible : la maîtrise
universelle des « faits », des forces, des phénomènes naturels et humains. Il y
aurait bientôt un bouclage de l’action, revenant vers ses sources pour achever
son trajet en informant tout ce qui restait caché, secret, non-découvert. Fin de
parcours ! Partie de l’identité abstraite (pure-formelle) définissant un point zéro,
un début du dénombrement de l’univers, puis procédant par répétition et
moindres différences (toujours définies), l’informationnel aboutirait à l’identité
concrète, à la fois gestion et organisation et orientation ; ce qui saisirait à la fois
le temps, l’espace, l’énergie — ou encore les choses, les gens, leurs relations.
Donc, règne définitif du logique par réduction et même élimination de
l’incohérence (du négatif). Peut-être le « culturel » émergerait-il ainsi ; à moins
que ce ne soit un « farniente » perpétuel : écouter et voir, passivement, « tout »
étant automatique. Fin de quoi ? Une immédiateté, résultat de toutes les
médiations, se superposerait à l’immédiat initial, le sensible, la « nature » ; en le
dissimulant. Ou bien en le simulant ? En réactivant l’originel, ou en l’oubliant ?
Redoutables ambiguïtés, en qui se mêlent le technologique, l’utopie, la fiction.
Mais aussi la mémoire, l’imaginaire, le rêve.
Par ailleurs, ou plutôt en attendant, l’informationnel s’utilise politiquement :
pour manipuler. C’est bien connu. Par ailleurs encore, des profits gigantesques
vont aux firmes qui dominent l’informationnel. Ce qui ne va pas sans conflits.
On tend à oublier que l’information est un bien social (autant que le savoir — ou
les grands moyens de production). Ce « bien social » qui n’est pas seulement un
« bien », consiste en une énergie fine, riche de stimulations (virtuelles). Ce qui
permettrait à la « base » un jour, de se reconstituer, de se raffermir, de prendre la
voix et l’image, la parole et le sens, si...
Le droit à l’information ? Mal formulé, contesté, c’est pourtant la moindre
revendication. Il prendrait tout son sens, si un projet arrivait à se proposer dans
ce domaine sans frontières ; en allant vers les présences et non vers un présent
hyper-médiatisé.
On peut conclure ici que l’informationnel est aujourd’hui le théâtre et l’enjeu
d’un conflit gigantesque, bien que seuls en soient visibles quelques effets. Donc
aussi l’enjeu d’une nouvelle alliance contre certains usages — pour d’autres
usages et une autre production de l’informationnel. Sans quoi celui-ci ira vers la
dégradation. Ce qui n’évitera pas les explosions, les délires collectifs. Au
contraire ! Dans ce mode de production et cette société, s’accompagnent
fidèlement la création, la destruction, l’auto-destruction. La nouvelle alliance
autour de multiples enjeux, part fondatrice d’un projet de société, se distinguerait
par sa force du contrat, par sa portée des pactes et programmes — par sa
profondeur des prises de position politiques...
L’information et les techniques dites avancées permettent-elles la « sortie de
crise », tant souhaitée, qui éviterait de plus vastes bouleversements ? Permettent-
elles de relever le taux de profit ?... On peut seulement affirmer que le mode de
production qui se nomme, encore, « capitalisme », a jusqu’à présent trouvé
moyen de « sortir des crises » par diverses innovations. Elles le stimulèrent au
lieu de l’abattre (même les guerres !). Paradoxe ? Oui, un de plus. Qu’il y ait des
efforts en ce sens, avec des auxiliaires divers et imprévus, c’est un « fait »
accompli et constatable.
Contre ces efforts un projet de société doit mettre au premier plan le droit à
l’information, en le définissant concrètement, comme aspect important de la
nouvelle citoyenneté. Ce droit ne se confond pas avec le statut juridique et
institutionnel de l’informatique, des banques de données, etc. Statut qu’il faut
aussi examiner de près.
D

Le (La) logique — (Le) La logico-mathématique


La logique et les logiques
Que la science entre dans la production (dans les forces productives), c’était
une affirmation déjà banalisée avant la publicité de la « révolution scientifique et
technologique ». Celle-ci, d’ailleurs, vint à son heure, préparée par de multiples
« conditions », circonstances, raisons et causes (dont les échecs, relatifs, de la
révolution politique et sociale). Ce qui semble moins banalisé, c’est de
comprendre que le (la) logique est entrée, elle aussi, dans la pratique sociale.
Sans la moindre violence ? Par la seule action puissante de la pensée ? Non. On
a entrevu, on verra aussi, qu’il y a un rapport entre violence et logique, ainsi
qu’une violence (une force, une puissance) propre à la (au) logique. Ce
qu’occulte le fait que la logique en tant que forme s’enseigne séparément (hors
pratique), soit à propos de la philosophie et de son histoire, soit dans des
spécialités hautement techniques (logique opérationnelle, théorie des stratégies,
etc.). Il ne s’agit pas seulement de la logique opérationnelle ; il s’agit de toute
action menée de façon cohérente, non seulement au titre de l’individuel et de tels
individus qui dirigent telle ou telle opération, mais également au titre des
groupes, des institutions, voire d’une globalité, l’État (tel État) ou le capitalisme.
Toute action a sa logique ; l’extension du terme va au-delà puisque des livres
importants ont porté ces titres : logique du vivant — logique de
l’inconscient — logique de la société, etc. Il s’ensuit deux conséquences la (le)
logique se fragmente en multiples logiques, c’est-à-dire en logiques dont la
diversité n’a pas de limites. Il y a donc des logiques relatives, dont le rapport à la
logique (formelle, rigoureuse) fait désormais problème. De plus chaque être
humain pratiquant plus ou moins clairement une logique, la servant ou s’en
servant, ne s’en trouve pas moins pris dans des contradictions également
multiples. Il les réfute, refuse de les prendre pour ce qu’elles sont :
contradictions. Il trouve d’autres noms (paradoxe, défi, confrontation, etc.). Les
contradictions même non perçues ou non élucidées n’en sont pas moins là (ici).
La logique se retrouve en proie à la dialectique — la théorie et la pratique de la
cohérence, aux contradictions même si on écarte la théorie des contradictions. Et
ceci dès l’emploi (idéologique ou rhétorique) du discours, des mots. Il y a lutte
constante entre la (le) logique et la dialectique. Celle-ci se trouve
incontestablement sur la défensive, depuis pas mal d’années. Mais la mondialité
comme le ponctuel montrent qu’elle n’a pas disparu, même si elle semble
obscurcie.
Les exposés de la dialectique
Elle peut s’exposer (théorie, démarche, concept) de plusieurs manières : à
partir de la nature (matérielle) — à partir de l’histoire — à partir de la (du)
logique. La première exposition, classique depuis Engels (élève de Schelling,
philosophe de la nature, plus que de Hegel, philosophe de l’histoire) tire ses
arguments de l’examen des forces en conflits, des luttes et de la relation entre
l’humain et l’environnement, etc. Le matérialisme se lie alors clairement à la
présence de la nature, à la découverte du déterminisme (gravitation, énergie). Ce
lien, clair et distinct au 19e siècle, avec la science a par la suite engendré un
dogmatisme, lié lui-même au pouvoir politique, avec des conséquences : refus
des découvertes accomplies du côté « bourgeois », vite taxées d’idéalisme et
d’idéologie.
De plus, les argumentaires en cette direction n’évitent pas des sophismes :
plus et moins, grand et petit, action et réaction ne sont pas des contradictions.
Substituer la contradiction, sans autres précautions, à la « contrariété » entraîne
des difficultés, en particulier lorsqu’on veut comprendre les mathématiques : le
grand et le petit, c’est-à-dire l’infiniment grand et l’infiniment petit. Les
difficultés d’un tel exposé et ses limites proviennent de ce qu’il tient compte
exclusivement des rapports à deux termes (dont on dit qu’ils s’affrontent). Ainsi
la lumière et les ténèbres, le repos et le mouvement, le passif et l’actif, le graduel
et le subit.
Or le dual n’introduit que des oppositions, constituant une structure, donc tôt
ou tard une fixité. L’analyse qui évite ce côté réducteur de la réflexion duale
comme de la rationalité unitaire, (identitaire) découvre toujours trois termes.
Déjà pour Hegel le langage courant et l’intellect qui fragmentent, qui réduisent,
n’aperçoivent qu’un ou deux termes. La raison et la pensée dialectique restituent
une triade : « Thèse — antithèse — synthèse ». Aujourd’hui, plus d’un siècle
après Marx, l’analyse ne prétend plus aboutir à une synthèse ; elle découvre trois
termes (au moins). Citons encore pour illustrer à nouveau cette affirmation la
triade de la puissance : « Avoir — pouvoir — savoir ». Ou celle de la médiation :
« Voix — texte — image ». Ou celle de l’action :
« Déterminisme — décision — hasard », etc.
La nature ? Ce concept antique n’a pas terminé sa longue carrière, mais il se
débarrasse d’un finalisme naïf et se complète avec d’autres notions : matière,
énergie, processus, champs, etc. Établir une connexion dogmatique entre
« matière » et « dialectique », c’est risquer une extrapolation. En inversant cette
position (plus « idéaliste » qu’il ne semble au premier abord, car elle pose et
suppose une sorte d’essence de la nature matérielle), on peut dire qu’une
recherche animée par la démarche dialectique découvre dans la « nature » des
processus que d’autres démarches méconnaîtraient.
Cette affirmation ne suffit pas. Elle renvoie à la théorie générale des relations
entre le fini et l’infini, entre le continu et le discontinu, entre la répétition et le
devenir. Cette théorie prolonge la philosophie classique mais n’est plus
philosophique, car elle tient compte de la logique et de la dialectique, des
démarches de la connaissance en mathématiques, en physique, en cosmologie.
Elle diffère beaucoup de l’épistémologie. Celle-ci se contente d’inventorier
l’acquis ; elle « nomenclature » et classe les concepts considérés comme définis
et définitifs. Au mieux elle les range en oppositions à caractère limitatif telles
que l’ouvert et le clos, le démontrable et l’indécidable, le logique et le paradoxal.
Ce qui élude au départ la (le) dialectique. Alors que la démarche (méthode) ici
évoquée laisse ouverts (mais non point béants) les champs de la recherche en
cosmologie, en physique, etc. ; elle ne pose à l’avance aucun schéma général et
laisse place à des découvertes, à des surprises, dans l’exploration de l’univers.
On sait depuis longtemps qu’il est possible d’exposer la dialectique et de la
fonder sur l’histoire. Le matérialisme historique, signé par Marx et Engels, se
définit comme leur découverte cruciale, comme un tournant décisif dans la
connaissance ; il impliquerait cette fondation de la dialectique. Encore que le
rapport du matérialisme historique avec le matérialisme dialectique soit souvent
admis comme allant de soi, alors qu’il exige une élucidation.
Argument : l’essentiel de l’histoire se dévoilant dans les luttes de classes,
agents et moteurs du temps historique, le fondement de la pensée dialectique s’y
découvre. Si vous niez que la dialectique s’enracine et se fonde ainsi, vous
refusez à la fois les luttes de classes et l’importance des conflits dans le temps
historique. Vous abandonnez le marxisme au profit d’un rationalisme évolutif,
conciliatoire, réformiste dès la théorie — avant même d’entrer dans la pratique ;
dès lors, la connaissance de l’histoire se perd en anecdotes, en faits isolés, en
détails concernant soit les événements, soit les institutions. Sans fil conducteur.
Sans axe ni centre.
Admettons que la lutte des classes ait « animé » le temps historique. Encore
faut-il aussitôt ajouter que le schéma qui représente ces luttes comme opposant
deux classes, l’une dominante, l’autre dominée, simplifie les situations en posant
une sorte de structure conflictuelle à deux termes.
Pour s’en rendre compte, il suffit de lire les écrits historiques de Marx, où il
analyse telle conjoncture politique : par exemple le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte. Cette étude conjoncturale expose des rapports de classes hautement
complexes, irréductibles à une opposition « structurale » polarisée, donc à une
lutte au sens schématique généralement admis. Y aurait-il incompatibilité entre
les analyses qui opposent des structures de classes déterminées (plèbe et
aristocratie, dans l’Antiquité — bourgeoisie et prolétariat dans le monde de
production capitaliste) et les études de conjoncture exposant une situation
concrète ? Non. Les notions de structure et de conjoncture ont un rapport
dialectique : en conflit et cependant complémentaires, à condition de ne pas
séparer ce qui se donne conjointement.
Il semble donc difficile de caractériser sans réduction l’histoire et le temps
historique par les seuls rapports (conflictuels) de classes, et de fonder ainsi la
dialectique. Il faut joindre à ces rapports de classe le rapport des sociétés
globales à la « nature », la croissance des forces productives, l’innovation
technique, le mouvement (conflictuel) des structures et des conjonctures, qui
correspond à la complexité des sociétés emportées dans le devenir historique.
Une considération déjà énoncée renforce ces arguments : la marchandise
apparaît en Occident, lors de l’Antiquité grecque, dans les relations d’échange
entre les cités méditerranéennes (non sans violences, pirateries, agressions,
rivalités et guerres). Elle apparaît « dans les pores » (Marx) de ces sociétés.
Cependant, la forme de l’échange, avec ses moyens (les monnaies) n’en est pas
moins produite (ou créée, car il s’agit d’une création, celle d’une forme) par
l’échange qui produit à son tour de la richesse ; les acquisitions étendent le
domaine de la forme, lui fournissant des contenus. Il faudra plus de vingt siècles
pour que la forme gagne le monde entier dans le marché mondial. Le
capitalisme, avec ses rapports spécifiques, apparaît sur ce fonds, qu’il contribue
à accentuer, à développer, à mondialiser.
Revenons ici sur une thèse exposée par ailleurs plusieurs fois. N’y-a-t-il pas
de vastes champs et processus que la dialectique permet d’explorer ? sans
schématiser à l’avance ; mais en fournissant des concepts ? Les rapports de cette
forme de l’échange (marchandise) et des contenus (les choses matérielles) — les
rapports du marché et de la marchandise avec la formation, l’accumulation et le
déploiement du capital s’explorent, sont champs de recherche. Bref, une
historicité liée aux classes mais irréductible à une sorte de mécanique de classes,
irréductible aussi aux événements, comme aux institutions (donc aux démarches
et méthodes événementielles et institutionalistes) s’éclaire « dialectiquement ».
Il serait déjà possible de conclure. La méthode (la pensée) dialectique ne peut
ni s’exposer ni surtout se fonder selon les schémas généralement admis ; ni selon
la philosophie (et l’opposition « sujet-objet »), ni selon la nature et la
philosophie de la nature, ni selon l’histoire, la philosophie de l’histoire et le
matérialisme historique. Au contraire : une fois établie, la pensée dialectique
éclaire ces domaines. Elle doit s’exposer à partir de la logique, exigée par la
logique, à partir des limites de sa logique et des déficiences définies par son
fonctionnement et dans son incontestable efficacité.
A l’immense positivité régie par la logique dans divers domaines (on pourrait
dire : dans le royaume ou l’empire du logique) s’oppose une non moins
formidable négativité. Ce qui caractérise la modernité : envers et revers. Ici, il ne
s’agit pas d’une opposition abstraite et paradigmatique, productrice de
significations et de sens, mais d’un conflit pratique, en profondeur : d’un travail
de destruction et d’auto-destruction, immanent au « réel ». S’il est vrai que ce
qu’on persiste à nommer naïvement « crise » ne se borne plus à l’économique,
ou à telle ou telle idéologie, ce mot désigne un vaste processus qui ébranle la
culture, puis le politique et l’économique, l’État, puis la totalité (en constituant
cette totalité par la voie de la négation, et non point, comme l’ont cru les
hégéliens et bien d’autres par la voie de l’affirmatif et du positif).
Reste une énigme, parmi d’autres moins pressantes, un paradoxe, une
interrogation : le destin de la philosophie. Écartée comme fondement de la
dialectique, non réalisée selon la promesse et l’annonce de Marx, comment
résisterait-elle à l’entrée dans la « crise » ? S’il y a « crise totale », c’est-à-dire
engendrant par la voie du négatif une nouvelle totalité, celle du fini (terminé
historiquement), il y a crise de la philosophie...
Cette « crise » peut-elle se définir ? Oui, par certains traits de la crise en
général, mais aussi par des traits spécifiques. S’il y a « révolution culturelle »,
avec ou sans révolution politique, la philosophie ne peut pas ne pas en subir
quelques conséquences. Elle se transforme. Sinon elle se dégrade, quelques
spécialistes faisant de louables efforts pour la maintenir dans sa forme
« classique »...
Mais, dira-t-on, la logique règne. Sans partage. On s’en réclame de tous
côtés ; or la logique fait partie de la philosophie. Réponse : justement, elle s’en
sépare ; elle entre pour son compte dans le savoir et dans la pratique. La « crise »
de la philosophie provient, entre autres raisons, de cet essor et de cet emploi
autonomes de la (du) logique. Emploi qui se constate, qu’il n’est plus question
de contester. Au contraire : il faut l’accepter et le prendre comme point de
départ, comme commencement. En montrant les bornes, les limites de la
logique. En la montrant en proie à la dialectique, de sorte que la situation se
renverse ; dominante, la logique sera dominée. Pour le moment, c’est le
mouvement, le devenir, le processus qui font « l’objet » de la théorie : le moment
où la situation se retourne (dans la théorie).
La grande force de la logique et des logiciens, c’est :
a) d’avoir tenté de penser les mathématiques (ce qu’ont le plus souvent
simplifié les dialecticiens, sans aller jusqu’à traiter les mathématiques
« d’idéologie bourgeoise ») ;
b) d’avoir posé que les mathématiques étant par essence une pensée et même
la pensée, il était nécessaire et suffisant de réfléchir sur elles, pour répondre aux
questions dites philosophiques, métaphysiques, religieuses. Pour éliminer les
problèmes dus à l’incohérence du discours, donc sans solution ni réponse. Car
« effets de langage ».
Qu’y a-t-il d’acceptable dans ces ambitions, liées de près à la philosophie
classique ? La philosophie continue. Sans aucun doute. Mais, si elle ne se
transforme pas, ne tombe-t-elle pas sous le coup de la loi de dégradation, loi du
négatif et du mortel, qui atteint toute énergie, mentale, sociale, naturelle ?
La question de la philosophie comme telle n’a jamais cessé d’être au centre du
débat. Elle l’est en cet instant, ici et maintenant, plus que jamais ; car s’il est
question de logique et de dialectique, c’est qu’il y a non pas une question
philosophique, mais la question de la philosophie.
D’autant que les termes du problème se déplacent, changent, au cours de la
« crise » et dans la crise. Réaliser la philosophie, selon le mot d’ordre de Marx,
est-ce que cela a encore un sens ? L’informatique et la logique vont-elles en ce
sens — ou bien en sens contraire ? Peut-on les ignorer ? Les détourner ? Si la
philosophie a du mal à entrer dans le réel et le vécu dans sa forme « classique »,
ne faut-il pas modifier cette forme ? Donc inventer, pour l’insérer dans un projet
global, une autre forme de philosophie ? Est-ce que cette invention ne fait pas
partie de la révolution culturelle qui se poursuit, (à travers ce qui change ou
contre les changements socio-politiques) ; ce dont il sera maintes fois question
par la suite.
Si l’on tire aujourd’hui les leçons du passé historique, ce n’est plus seulement
les mathématiques et le logico-mathématique qu’il convient de penser (de mener
au penser). C’est aussi l’art. Marx a proposé de réaliser la philosophie. Effectué
ou non, ce projet, s’est transformé, se transforme encore. N’est-ce pas aussi l’art
tout entier, depuis les poètes et tragiques grecs jusqu’aux musiciens modernes,
qui doit pénétrer dans le vécu ? dans la pratique et dans le quotidien ? Ce qu’on
nomme « culture » va-t-il en ce sens ou bien en sens inverse ?
Logique et mathématiques
En ce carrefour particulièrement complexe, des itinéraires se croisent et
s’embrouillent. Quel est le rapport de la logique aux mathématiques ? Les
thèmes et théories s’opposent ; l’empirisme logique, dont les tenants ont fait des
travaux remarquables, tient des positions fortes. Pour résumer, on peut dire qu’ils
insistent sur la rigueur (absolue) du raisonnement mathématique : sur la
démonstration. Dans une démonstration, la conclusion doit se découvrir mais
inhérente aux axiomes, principes ou prémisses. Type : le syllogisme
aristotélicien, aussi proche que possible de la répétition à l’identique, de la
redondance, donc parfaitement clair et intelligible. « Tous les hommes sont
mortels, or Socrate est un homme. » La proposition : « A est A » est claire et
intelligible — évidente mais vide. Comment s’introduit un « quelque chose »
dans une suite de propositions telles que « A est B, or B est C ; donc A est C ».
Variante : « Si A est vrai et que B soit vrai, que C soit vrai quand B est vrai, donc
C est vrai quand A est vrai... » Ce qui introduit la notion de vérité.
Bref, une tendance dans la reflexion sur les mathématiques les réduit (cherche
à les réduire) à une vaste tautologie. Pensons, le zéro (ou supposons le sans plus
d’examen) et le un. La répétition donne le deux. Un et un font deux. Deux et un
font trois. On a donc tous les nombres, à partir desquels se construisent (ou se
déduisent) les mathématiques, science de la quantité. Cette succession ressemble
à ce qu’on fait dans la pratique immédiate : mettre des objets les uns à côté des
autres (moutons, grains de blé, etc.) et les compter. Les mathématiques
« reflètent » la pratique... Ce qui ne va pas sans difficultés. Admettons que l’on
passe sans trop de mal de l’arithmétique et des nombres entiers à la géométrie. Il
n’en faut pas moins se donner, avec un certain nombre d’hypothèses et
d’axiomatiques, l’espace, le point, la ligne, la surface, les dimensions, etc.
Mais restons-en aux nombres. On découvre vite qu’ils ont des « propriétés »
remarquables : le pair et l’impair, les nombres dits « premiers », etc. Propriétés
qui se présentent comme des « faits » et non comme évidences tautologiques. Ou
encore les nombres dits au cours de l’histoire des mathématiques et de la
connaissance : « irrationnels » ou « imaginaires », tels que π (rapport du
diamètre à la circonférence, qu’on ne peut ramener à un nombre fini de
nombres ; ou encore √-1, nombre « impossible » mais dont on a besoin dans les
calculs. Ces difficultés apparaissent dès l’Antiquité. Elles suscitent une autre
théorie, très opposée. Les nombres ont une « réalité » qui se distingue de
l’évidence comme de la réalité pratique et sensible : une idéalité. Thèse
pythagoricienne, reprise et poussée plus loin par Platon. Les nombres sont (ont)
des Idées (une réalité quasi-mystique, presque divine). Cette conception (idéale,
ou si l’on veut substantialiste, essentialiste, donc idéaliste, etc.) du Nombre a
beaucoup d’influence (par exemple le Nombre d’or en architecture, etc.)
L’aspect qualitatif des nombres se met en pleine lumière, mais la rigueur en
souffre. Les « propriétés » ? On cherche à les découvrir et à les démontrer, sans
toujours y arriver. Ce qui suscite des paradoxes, par lesquels on en vient à nier et
le nombre et même la sacro-sainte Vérité. Que faire de l’infini ? du nombre à
une suite illimitée de chiffres, des séries infinies ? On les nomme, on les classe
dans « l’irrationnel ». Or c’est par là que passe l’invention mathématique.
Il est curieux de constater que l’interprétation platonisante n’a pas disparu,
revigorée dans les temps récents par le fait qu’il y ait des « théorèmes
d’existence », des propositions indémontrables ou indécidables, et d’autres dont
« l’objet » ne se représente pas, alors qu’on sait qu’il « existe »,
mathématiquement. D’autre part, la découverte en mathématiques a donné
souvent l’impression qu’elle atteignait un « quelque chose » préexistant et non
pas engendré par itération, la réitération ou la récurrence. De plus, les
mathématiques depuis Leibnitz, Newton, le calcul infinitésimal (différentiel et
intégral), par la théorie des ensembles, explorent l’infini. Or le répétitif et le
tautologique se perdent dans l’illimité ; ils arrivent difficilement à poser
l’« infini ». La thèse de l’idéalité a donc trouvé des défenseurs ! Par malheur
pour eux, l’application des mathématiques au « réel » — à la « pratique », à la
technique — s’élucide mal dans cette perspective. Or ce prolongement de la
mathématique fait à la fois critère et problème.
Cette problématique suffirait à montrer que les mathématiques ne se pensent
pas elles-mêmes, qu’elles ne sont pas « par soi » et « en soi » de la pensée ; qu’il
y ait donc lieu de les penser. Ce qui se fait en philosophie depuis l’apparition des
théories critiques (Kant), mais a été quelque peu négligé du côté « marxiste », et
a suscité ou ressuscité l’empirisme logique (associé à des innovations en
logique). Ajoutez aussi que cette énigme, mal résolue depuis plus de deux mille
cinq cents ans, (ce qui n’a pas empêché, au contraire, le développement des
mathématiques) a aussi suscité les paradoxes, parallèles aux inventions
mathématiques, les mettant en question, stimulant la recherche et donc aussi
importants que les découvertes. Depuis le paradoxe de Zénon l’Eléate jusqu’à
celui du Menteur (l’Épiménide) et enfin jusqu’aux paradoxes de la théorie des
ensembles (Zermelo, Gödel, etc.) les paradoxes ont fait sortir au jour les
contradictions inhérentes à la recherche mathématique, que les démonstrations à
la fois dissimulent et résolvent (ainsi, d’après Zénon, le rapport entre le continu
de l’espace et le discontinu des actes occupant l’espace : les pas de la tortue et
d’Achille, le trajet de la flèche). Les paradoxes préparent, au sein de la logique,
de la démonstration, de la preuve par la déduction, la revanche de la dialectique.
Cependant la recherche sur le processus d’invention mathématique est sortie
lentement de l’alternative et du dilemme : ou bien rigueur et tautologie — ou
bien invention, découverte, réalité quasi mystérieuse des nombres. Une issue
semble provenir de la notion d’opérateur (intermédiaire entre la logique
« pure », formelle, et la pensée dialectique).
Anecdote célèbre : on raconte que Gauss, encore enfant, huit ou neuf ans, fut
conduit par ses parents à l’école de sa bourgade. Le maître d’école, pour vérifier
le niveau d’intellect et d’instruction du nouvel élève, lui demanda : « Un et un,
ça fait... ? » « Ça fait un » répondit l’enfant ; obstinément. L’instituteur, dit-on, le
renvoya chez lui, comme débile mental. Les parents revinrent et dirent : « Mais
il fait déjà des calculs très savants... » L’instituteur repris la question. Même
réponse. Seulement l’enfant ajoute : « Un plus un ça fait deux ». — Il dégageait
de la tautologie la notion d’opération, acte mental productif, qui ajoute quelque
chose (la moindre différence) à la donnée. Le plus diffère du et, lequel indique la
simple répétition à l’identique. L’acte mental peut aussi enlever et retrancher,
couper (segmenter, faire une coupure), faire glisser, ou tourner, etc.
La notion d’opérateur s’est dégagée d’une pratique : l’opération, acte mental
accompli depuis les temps les plus reculés. Elle se généralise depuis peu ; les
langages des machines définissent des opérations logiques, avant de définir les
opérations propres.
La théorie des formes permet d’élucider, sans pour autant l’épuiser, le concept
d’opérateur. La forme « pure », l’identité, A est A, vide, a cependant une
capacité productive (et non seulement reproductive). Ceci de plusieurs façons, de
sorte qu’aussitôt se présente à la pensée une sorte de bifurcation. Premièrement,
la forme pure engendre de l’abstraction : la rigueur logique, le même, le
syllogisme, la démonstration, de sorte qu’un strict minimum de contenu et de
différence, définis comme tels, entre dans la suite des propositions.
Secondement, dans la pratique, l’identité engendre des formes autres, mais aussi
peu différentes que possible, donc « intelligibles », non sans quelques résidus :
l’équivalence, la simultanéité, le rassemblement, la réciprocité. Troisièmement,
elle engendre l’illusion philosophique concernant l’Être identique, (qui est ce
qu’il est), la Substance, la Vérité, l’Absolu. Mais ces formes entrant dans la
pratique, donnent des opérations et des opérateurs. Par exemple, l’identité dans
l’identification ; mais aussi la simultanéité : d’un côté, forme proche de l’identité
et, de l’autre, acte mental (opération) par lequel l’intellect rend simultané ce qui
dans le temps et l’espace apparaît successivement. Ainsi la suite des nombres :
un plus un plus un... Ou bien l’espace d’une ville, de l’information. La
« simultanéisation » opère par principe sur le non-simultané, le successif ; de
même l’égalisation opère sur l’inégal — la réciprocité sur le non-réciproque. Il y
a donc une sorte de violence dans cette efficacité des formes. Violence
idéologique ? Non, car elle est à la fois abstraite et concrète. Violence mentale,
qui peut avoir des effets dans la pratique. Mais en mathématiques cette
« violence » n’a pas lieu, ne s’exerce pas. Le calcul mathématique pose : un plus
un font deux — deux plus un font trois, etc, etc. Et ceci indéfiniment. Puis un
acte mental pose et simultanéise cette suite indéfinie de nombres générés les uns
après les autres ; ainsi naissent les notions capitales d’ensemble, d’infini
dénombrable, de transfini. La puissance de la forme, ainsi devenue
opérationnelle, a généré ou engendré (pas seulement produit) quelque chose de
nouveau. Le répétitif et la différence ont une capacité créatrice.
Ainsi, se dissipe une seconde illusion des philosophes, apparue après la
première. « L’Être est », cette évidence non seulement n’explique rien mais voue
le sensible, le phénoménal, le mouvant, au néant. On admet alors que les
mathématiques sont de la pensée ; qu’il ne faut pas les penser mais les accepter
en tant que la pensée déjà là, non seulement réelle mais absolue. Alors : « Dum
deus calculat fit mundus » (Leibnitz).
Mathématiques et dialectique
Quelques grands philosophes (dont Spinoza et Leibnitz ont conçu la
mathématique comme un vaste déploiement, parfaitement ordonné et rigoureux,
interne à lui-même, de l’Être : un Automate divin. Est-il encore possible de
« penser », d’adopter une telle conception du nombre et du monde, ce non
seulement après le criticisme philosophique (Kant et ses successeurs) mais en
considérant les mathématiques comme un « produit » (ou une invention, ou une
œuvre) dont on peut retracer la genèse et l’histoire ? Non. Insistons. Les
mathématiques ne « sont » pas la pensée, mais il faut parvenir à penser les
mathématiques ! Or, on peut soutenir que pour les amener au « penser » il faut
introduire la (le) dialectique et concevoir dès lors une confrontation, un
affrontement (sans violence) entre la forme et le contenu, entre la (le) logique et
la (le) dialectique. Ce qui revient à mettre au jour les contradictions stimulantes
pour le raisonnement mathématique, qui tente de les résoudre (ou de les abolir !).
Cette dialectisation des mathématiques débute par quelques propositions, dont
les origines remontent jusqu’à la Grèce et aux pré-socratiques ; qui depuis lors
ont été énoncées et dénoncées, maintes fois.
a) Qu’est-ce que le point ? S’il a une épaisseur, une longueur, une surface,
comme ce que vous marquez sur la page avec un crayon, toute ligne, toute
surface, tout volume contient un nombre fini (déterminable) de points. S’il n’a
aucune longueur, aucune surface, aucun volume, il n’est rien. Or une infinité de
riens ne fait rien ! Il serait donc à la fois rien et quelque chose. Un trou ? Un
vide ? La question ne s’en trouve ni résolue, ni changé. Qu’est-ce donc qu’un
point ? Une ligne ? Est-ce une fiction, un rêve, un imaginaire ? Ou une pure
abstraction ? Non. C’est d’abord une forme, posée par un acte mental, qui n’a
rien d’un a priori. C’est la mesure que le point commence, inaugure, instaure en
dimensionnant l’espace : le mesurable et le mesurant. On peut dire qu’un point,
comme un « zéro », marque un début, un commencement, une référence ; cela ne
lui confère pas encore une existence géométrique. On peut alors le définir (et
c’est un progrès) par une coupure dans une ligne. Mais qu’est-ce que cette
ligne ? A-t-elle une épaisseur ? Cette définition n’en est pas moins meilleure et
d’ailleurs le plus souvent adoptée ; elle fait intervenir un acte mental et
cependant concret : tracer la ligne, la couper (segmenter) et défini le point pour
la limite. Mais il reste quelque chose d’irréductible : le rapport de ce « point »
aux dimensions qu’il définit, au dénombrable et au non-dénombrable.
b) L’aporie (dialectique) concernant le « point » se retrouve dans le rapport
(dont l’Antiquité connut le paradoxe) entre continu et discontinu. En reprenant
l’acte mental de coupure, toute continuité se découpe en une indéfinité de
segments ou de parties, tous finis. Cependant, le continu ne se résout pas en
fragments. Il contient et implique « quelque chose » de plus et d’irréductible : la
puissance du continu, le non-dénombrable, l’inépuisable ; que cependant le
mathématicien veut saisir, faire entrer dans son analyse et sa mesure après
l’avoir nommé. Ce qui l’entraîne vers une « métamathématique » ou méta-
théorie, selon qu’il suppose le continu d’innombrable ou non-dénombrable. Ce
qui ne va pas sans paradoxes, propositions indécidables, choix (bifurcations)
entre plusieurs mathématiques, selon les axiomes choisis ou selon l’hypothèse
adoptée (sur « l’ensemble des ensembles »). L’exploration de « l’infiniment
infini » à travers l’arithmétique des transfinis semble montrer que la
mathématique moderne, champ ou multiplicité de champs immenses, ne peut se
clore ni au début, ni vers le commencement (proposition paradoxale de Gödel :
pour dénombrer les théorèmes ou les nombres il faudrait disposer de ce concept
de nombre que l’on constitue) — ni vers une « fin ».
Soit la suite des nombres entiers. L’acte mental qui pose « un plus un... » et
ainsi de suite abolit cette succession et les réunit en une simultanéité. Ainsi se
définit le transfini. Si vous posez sous un nombre, le 1, la suite infinie des
nombres entiers, 1/1, 1/2, 1/3, 1/4, 1/5, 1/6, etc. ou encore 1/1.2, 1/1.2.3,
1/1.2.3.4, etc. vous engendrez de nouveaux ensembles « transfinis », c’est-à-dire
à la fois finis et infinis, les uns plus grands que les autres (transfinis ordinaux et
cardinaux). Alors que la philosophie tentait de sauter dans l’infini (méta-
physique) par un bond — le « transensus » — le mathématicien, patiemment,
explore l’infini : dialectiquement, qu’il le dise ou non, qu’il le sache ou non.
Soient maintenant deux lignes droites se coupant en un point 0 et deux autres
lignes AB et A’B’ déterminant deux triangles OAB et OA’B’. Soit aussi une
droite partant de 0 coupant AB en C et A’B’ en C’. A tout point C sur AB
correspond un point C’ sur A’B’. Et réciproquement. Donc il y a le même
nombre de points sur AB et sur A’B’. Donc AB = A’B’ (quant à la puissance du
continu). Et cependant A’B’ >B. Elles sont à la fois égales et inégales. L’acte
mental et la démonstration mathématique égalisent l’inégal. CQFD.
c) On peut soutenir que les nombres ont des propriétés qualitatives qui
s’explorent, en même temps que des propriétés quantitatives, qui se calculent.
Avec les nombres « premiers », avec ces singuliers théorèmes qu’on énonce et
qu’il faut des siècles pour prouver (théorème de Fermat). Le nombre 12 (XII)
correspond au cosmique, au cyclique, au « sacré » par le rôle qu’il joue dans la
mythologie, les religions, mais aussi dans la mesure du temps. Alors que le 10 et
le décimal semblent bien convenir au linéaire, à l’espace ; qu’il est homogène et
a sa métrique (mesure).
Ces questions mathématiques ne peuvent se traiter en dehors d’une théorie
générale de la mesure, qui doit aujourd’hui tenir compte de la relativité. Il n’y a
plus de mesure absolue ; toute mesure est à la fois mesurante et mesurée, au
nom d’une commune mesure. L’on tente d’en faire un absolu ; or pratiquement et
théoriquement, l’échelle humaine — taille, temps et rythmes — sert de
commencement, de référence implicite, du micro au macro, de la particule aux
galaxies. Cette « dialectisation » a des limites ; elle fixe les limites de la (du)
logique, mais reste relative : on ne peut prendre aucune contradiction pour un
absolu. La mathématique prend à la logique la théorie de la cohérence, de
l’identité, plus la démarche de la formalisation qui cherche à résoudre les
contradictions. La logique a sa force ; une suite cohérente d’actes mentaux. La
dialectique a une contre-force. Elles n’ont ni la même tactique ni la même
stratégie. Les numérations, entre autres la binaire (par zéro et un) si « pratique »,
si importante dans la construction des machines (à calculer — pas à penser) font
un pas en avant dans la formalisation. Donc dans la réduction du (de la)
dialectique ; celle-ci prend sa revanche. Pas dans une « lutte » par la force, mais
par la renaissance des contradictions, surtout dans la pensée critique qui
continue : le nombre et la pensée du nombre ne coïncident pas.

Le système
La notion de système fait un grand usage et même abus de la logique. Elle vient
de loin : de la musique et des philosophes grecs, désignant un ensemble de
règles, de lois, de préceptes, constituant un « tout ». La cohérence exige la
clôture ou fermeture de ce « tout ». Ce qui fait que chaque « système », une fois
constitué, cherche à se suffire et pourtant à se diffuser, à s’imposer. Alors, sur la
pression du dehors (faits, événements, découvertes, recherches) et du dedans
(contradictions internes qui se révèlent « à l’usage ») tout système tôt ou tard
éclate. Souvent les morceaux en sont bons, on les remanie et on en fait autre
chose (ainsi avec Hegel).
La notion de système se généralise avec l’analyse systématique. On suppose
que tout ce qui se maintient (dure ou persévère dans « l’être ») constitue un
système, qui s’auto-régularise, se rétablit après les perturbations, conserve son
identité, à travers le temps et les problèmes. D’où les concepts, formalisés par la
cybernétique et l’informatique, de feed-back, de rétro-action, d’équilibre auto-
entretenu, de programmation (logiciels). Ce qui s’étendrait aux organismes
vivants, aux villes, aux institutions, etc.
On a mis ainsi non sans raisons, l’accent sur la durée dans un sens qui n’est
plus celui des philosophes (Bergson) mais se rapproche de la « persévérance »
(Spinoza). La durée résiste au temps. Pourtant elle devient. Ce qui approfondit le
caractère dialectique de la temporalité : le durable dans le temps, que le devenir
emporte malgré ses efforts... La notion de système et d’analyse systématique a
abusé du « systématique » en le généralisant. Le concept cependant évolue :
systèmes ouverts — réception et déperdition d’énergies (Prigogine). A la victoire
du logique succède une contre-offensive dialectique, sur ce terrain précis.
Logique et idéologie
D’où proviennent des représentations qui ne se classent ni dans les utopies, et
les rêves, ni dans l’imaginaire et la fiction ? L’idéologie sort-elle de l’idéologie
et ainsi de suite ? Mais comment se maintient-elle, comment se diffuse-t-elle,
alors que l’absurdité de l’idéologie apparaît tôt ou tard ? (les « préjugés », par
exemple, le racisme, ou encore l’individualisme « pur et simple », etc.) Les
idéologies tiendraient-elles de l’interprétation erronée des faits scientifiques ?
Ou du langage ? Ou brutalement d’intérêts, ceux d’une classe (dominante) ? La
question reste ouverte, vue la force en ce monde actuel des idéologies, alors que
certains idéologues s’époumonèrent à proclamer leur fin (devant la science, la
technique, l’information, la « transparence »).
Hypothèse : une part au moins des idéologies naîtrait non pas du (de la)
logique, mais d’un abus de logique ; elles sortiraient ainsi de la logique, par
extrapolation, en identifiant ceci à cela : tel fait particulier, tel fait individuel, à
l’être, à l’essence, à la substance — tel individu au chef, au héros au dieu. En
portant à l’absolu (ce qui se fait couramment) ; en grossissant l’importance d’un
constat. Que de telles démarches relèvent de la connaissance critique, c’est à
peine besoin de le dire. Cependant, elles ne vont pas sans danger : faciles,
apparemment légitimes, logiquement, alors qu’elles sortent du logique, de telle
logique partielle et tendancieuse.
Par l’idéologie (les idéologies) qu’elle génère, bien qu’elle s’y oppose et les
combatte en tant qu’extrapolations et passages inconsidérés aux limites, la (le)
logique n’échappe pas aux éclatements dans le devenir. Pas plus qu’elle
n’échappe à la dialectique, qu’elle génère et combat également (non sans
confusions), et qui tôt ou tard la fait éclater !
En tant qu’il régit les « complexes discursifs », le (la) logique s’oppose aussi
aux métaphores. Il les interdit : sans rigueur, sans portée. Pourtant, il n’y aurait
pas de langage sans métaphores. Déjà métamorphose des sensations et du perçu
(vers lequel il revient) le langage — c’est-à-dire le complexe discursif — mêle le
logique et le tautologique avec les métaphores et les idéologies. Quand il devient
poésie ou action créatrice, il passe de la métaphore à la métamorphose (celle-ci
incluant et supposant celle-là).
E

Philosophie (et « méta-philosophie »)

Comment la philosophie échapperait-elle à la « crise », s’il est vrai que cette


« crise » s’accompagne d’une transformation ou révolution dite « culturelle » ? Il
est probable que l’état critique de la philosophie a des traits spécifiques,
apparentés aux difficultés d’autres « disciplines », mais distincts. Ce qui ne veut
pas dire qu’il y ait une « spécificité » de la philosophie qui ferait d’elle un cas
particulier, en marge de la situation générale : un secteur protégé, une forteresse.
Ce que d’aucuns souhaitent ou prétendent !
Il ne s’agit plus d’une « crise » interne à la philosophie comme celle qui suivit
le « criticisme » kantien ; et qui suscita un rebondissement de la philosophie,
mettant au premier plan des catégories relativement neuves (le « sujet » et
« l’objet »). Mais ensuite vinrent de nouveaux mots d’ordre : réaliser la
philosophie, c’est-à-dire faire que le beau, le bien, le vrai, ne restent pas dans
l’abstraction spéculative et contemplative (Marx) — rejeter, refuser l’homme
théorique, abstrait, l’humain trop humain (Nietzsche) — sortir de la
métaphysique, rompre au nom du trajet et du projet avec le sujet et l’objet
(Heidegger), etc. Tous les défauts de la philosophie et des philosophes classiques
ont à nouveau surgi en pleine lumière : systématisation hors de
l’action — dogmatisme formel — dédain du quotidien — laissant en héritage
une énorme et indécidable problématique, etc. Plus : la notion fondamentale,
celle de la Vérité, s’obscurcit ; et pourtant que de crimes se commettent encore
en son nom !
Par conséquent, il n’y a plus seulement des « problèmes philosophiques » à
discuter, au cours de conversations érudites, élégantes, plus ou moins mondaines,
offrant des « friandises intellectuelles » avec des jeux d’esprit sur le « sujet » et
« l’objet ». Il y a la question de la philosophie ; la philosophie est en question.
Depuis Hegel, selon que l’État achève de réaliser la philosophie....
Quelques indications et remarques pour préciser
a) Plusieurs concepts d’origine philosophique ne peuvent pas se congédier, se
renvoyer aux « poubelles de l’histoire ». Ils peuvent se déplacer, atteindre des
cibles imprévues auparavant (aliénation : ne pas réaliser le possible, et non plus
avoir perdu son « essence »)
— tout et totalité : inquiétants, dangereux si on en fait des substances, des
vérités acquises — mais indispensables pour définir un horizon, un but de la
recherche, qui sinon se disperserait dans l’indéfini ou bien dans le discours
infini) — (système et synthèse : à passer par le crible d’une sévère critique, mais
à utiliser judicieusement), etc.
b) Il y a des catégories limitées, usées par les abus, périmées mais encores
utiles jusqu’à un certain point au-delà duquel on retombe dans le vide, dans la
métaphysique classique. Cas exemplaire : le « sujet » et « l’objet ». On a cru que
la relation (conflictuelle) entre le « sujet » et « l’objet » permettrait une
description et une analyse phénoménologique du savoir, puis le passage (saut) du
phénoménologique à l’ontologique. Or le discours en ce sens se perd, s’égare
entre la tautologie (« pas de sujet sans objet ») et le discours infini,
considérations illimitées sur ce rapport. Qu’est-ce donc que le « sujet » ?
Individuel ? Collectif ? Quel est le « sujet » politique ? Le « sujet » de l’histoire,
serait-ce la « classe » (ouvrière) ? La « société » ? l’État ? Les réponses à ces
questions n’ont plus guère de portée ni de sens. Le « sujet » c’est une
conjoncture, une conjonction de forces, un « moment ». « L’objet » ? c’est une
stratégie et une tactique, le rapport entre les deux faisant toujours problème.
Cependant le « sujet » garde un sens ; ainsi, à propos d’un discours, ou d’un
texte : « Qui parle ? Et de quoi ?... »
c) Place à l’errance, à côté de l’erreur. S’il n’y a pas de vérité toute faite, prête
à l’avance, que l’on considère aussi le mensonge. Car il y a mensonges et
menteurs, et non pas vérité ou erreur. Mais attention ! Rappelez-vous : au début
de sa « dialectique négative », Adorno déclare que la philosophie continue, parce
que le moment de sa réalisation a été manqué. Formule capitale, Mais question :
qu’est-ce que la réalisation (selon Marx) de la philosophie ? A quel moment ce
« manqué » ? Ne faut-il pas aussi concevoir la réalisation de l’art — faire entrer
l’art dans le vécu, dans le quotidien ? S’il y a eu « manque » en ce sens, où et
comment ? Adorno laisse les réponses dans l’ombre ; nous ne sortons pas du
« royaume des ombres ». La philosophie meurt — vive la philosophie ! Mais
peut-elle continuer sans se transformer ? sans métamorphose ? Sans passer par
l’épreuve du négatif radical ? Impossible de liquider la « vérité » — ni de lui
faire confiance. Mais voici, pour annoncer une réponse encore lointaine à ces
questions, un tableau qui tente de résumer la philosophie, en tant que poursuite
du Vrai (et de la Vérité absolue). Après le tableau, reprise de quelques thèmes et
thèses, concernant la philosophie. Sans conclure définitivement, selon l’esprit de
ce projet. Ce tableau n’a d’autre but et sens que de présenter synchroniquement,
dans une simultanéité, comme un ensemble, ce qui se présente dans une
succession et une genèse. L’un n’exclut pas l’autre mais l’éclairage diffère.
Tableaux de la philosophie
Ces trois tableaux présentent (condensent) vingt-cinq siècles d’histoire des
idées, de genèses et généalogies. Il s’agit des trois versants (ou dimensions, ou
volets) de la recherche spéculative ; il s’agit également de découvrir le
langage — lexique, syntaxe, grammaire — de la philosophie et de la théologie
(de la métaphysique).

1er tableau : Le spectre philosophico-théologique (dimension


thématique)
Entre les extrêmes — la Transcendance et l’Immanence — mille nuances ont
place.

— Transcendance parfaite. Refus de l’anthropocentrisme et de
l’anthropomorphisme des mythes. Aucun terme humain ne convient au
« principe » ; ni l’Absolu, ni le Transcendant, ni Dieu, ni le Seigneur ou le Père,
ni le Vrai, ni l’Être, ni l’Idée, etc. Donc pas de philosophie (sinon
l’agnosticisme) — Théologie négative — le silence comme ascèse, puisque
« tout » (le sensible) n’est qu’apparence et toute parole mensongère.

— Transcendance atténuée.

a) Le manichéisme, dont les deux principes — le Bien et le Mal — se
manifestent dans le monde.
b) Islam. Le prophète révèle le Transcendant :
1 — Chiisme
Figure centrale : le Témoin-martyr — la religion contre l’État (en
principe).
2 — Sunnisme
Figure : le juge. Fusion : Religion — État.

Pas ou peu de philosophie.



c) Judaïsme. Le Messie incarne la Transcendance. D’où procèdent des
philosophies, y compris l’Hassidisme, attachées à la figure messianique.


— Transcendance mitigée : Voie d’accès au Vrai :

a) Les Mystiques (ascèses).
b) Les médiations : Christ, Verbe, Raison, Vierge, Saints, Église,
etc. : le Christianisme.

La philosophie comme médiation (Thomisme, etc.).



— Dénégation de la Transcendance

a) La philosophie critique (Kant) et la rationnalité autonome. (Le
positivisme, le scientisme, l’empirisme, le perspectivisme, le relativisme,
l’historicisme.)
b) La philosophie, autonome mais repliée sur son histoire, sur
l’épistémologie, le subjectivisme — réduite à la critique des
dogmatismes — s’inspirant des « disciplines » scientifiques qui se
détachent d’elle...

L’humanisme (l’enfant chéri de la Nature, l’Homme, au centre du monde).


Le naturalisme — les matérialismes (mécaniste, historique, dialectique).
Philosophie réduite à la théorie du savoir.

c) immanentisme mitigé. Le Bouddhisme (le divin partout mais il y a
pourtant une présence, une puissance, une essence privilégiée, qui se
contemple). Les panthéismes.
d) Immanentisme complet. Toutes choses divinisées. Le sensible comme
absolu (constituant un tout : nature, monde). Le shintoïsme. Pas de
philosophie mais des rites, des symboles : (la corde « adorée » dans un
temple symbolise l’inter-dépendance universelle). La boucle se referme :
tout est apparence — rien n’est apparence.

2e tableau (deuxième versant ou dimension)


La dimension catégorielle. Les grandes catégories de la philosophie-théologie,
présentées non pas isolément, mais en tant que constituant un ensemble
paradigmatique — donc à caractère binaire — ce qui donne le sens à chaque
catégorie par rapport à un opposé et à des différences. Tableau incomplet : le
nombre des oppositions pertinentes (paradigmatiques, dans les discours
philosophiques) est grand. Ce qui laisse une zone d’ombre dans les langages des
philosophes, chacun mettant l’accent sur telles ou telles catégories et oppositions
et délaissant telles ou telles autres :

Être — Néant
Vrai — Faux
Le Même — l’Autre
Éternel — Mouvant
Infini — Fini
Divin - Diabolique (démoniaque ou démonique)
Idéal — Réel
Abstrait — Concret
Rationnel — Irrationnel
Certain — Douteux
Inné — Acquis
Céleste — Terrestre
Lumineux — Obscur
Théorique — Pratique
Commencement — Fin
Formé — Informe
Parfait — Imparfait
Déterminé — Indéterminé
Vie — Mort
Sujet — Objet
Intelligible — Sensible
Savoir — Ignorance
Contemplation — Action
Masculin — Féminin, etc.

Ainsi, pour les Eléates, le rapport « continu-discontinu » semble dominer la


formulation des paradoxes, avec le rapport « départ-arrivée », c’est-à-dire
« commencement-fin » (de l’apparente mobilité : Achille, la flèche, etc.).
Les catégories et leurs oppositions apparaissent donc inégalement selon les
« systèmes ». Dans telle doctrine, telle opposition domine, organise la
cohérence ; ainsi chez Fichte, le sujet prédomine — ou la connaissance
contemplative dans le Hassidisme et chez Spinoza. L’action — morale — a le
primat chez Kant, etc.

3e tableau (ou volet ; ou dimension)


La problématique, soumise à la question fondamentale : celle de la
philosophie elle-même.

A — Les débuts
Pourquoi la philosophie et les philosophes ?
Que fait le philosophe quelle est la place dans la cité, la société grecque, la
civilisation ? Médecin de la société ou destructeur ?
Savoir, pouvoir, avoir ? Sagesse et puissance ? Leurs rapports (dès
l’Antiquité).

B — Le sommet
Sciences — Religions — Philosophies.
De l’Antiquité à nos jours ; rapports conflictuels ou harmonies ? Leurs
limitations et critiques réciproques.

C — Déclin
Qu’a fait la philosophie classique, de Platon à Kant et Hegel ? — Où en est-
elle aujourd’hui ? Distraction ? Friandises ? Divertissement intellectuel ? — Ou
ressource, fondement du penser ?
Ses liens avec la pratique, la société, le politique, les sciences ? Pédagogie ?
Médiatisation généralisée ? Institution spécifique ? Préparation à la vie sociale et
politique ?
Qu’est-ce que cela signifie : « réaliser », « surmonter », « dépasser » la
philosophie. (Marx, Nietzsche, Adorno, Heidegger).
Quels sont ses rapports avec le monde, qui ont relevé et relèveraient
éventuellement d’une pensée prolongeant la philosophie classique ? D’une
« méta-philosophie » ?

Pour terminer (provisoirement) qu’est-ce-que penser ? Le penser consiste-t-il
en un rapport avec soi (réflexion) — un rapport avec « l’autrui » et le social
(méditation) — ou bien en un rapport avec le monde, avec « l’autre » de la
pensée, pour et par elle — Quelle « relation entre le penser et le mesurer (la
relation : échelles, proportions, rythmes) ? L’humain reste-t-il la mesure
commune des « choses », du mieux (relatif) au moins (relatif) — des molécules
et particules aux galaxies — du lent (relatif) au rapide (relatif) ? On peut le
soutenir, à condition de ne pas considérer « l’homme » comme Protagéras : en
tant qu’individu, ou représentant abstrait de l’espèce ; mais avec son corps, son
temps et ses rythmes, ses relations...

Le terme « méta... » peut et doit ici se prendre dans un sens large et fort,
comme dans « méta-morphose ». La métaphilosophie ne prétend pas venir après
la philosophie, comme chez Aristote la métaphysique après la physique. La
métaphilosophie veut au contraire accueillir toutes les philosophies en faisant
d’elles un tout, depuis les lointaines sources. En l’éclairant, en la projetant vers
le futur.
Dans l’époque contemporaine, vis-à-vis de la philosophie classique, deux
attitudes se dessinent, qu’il faut d’abord clarifier :
— La première s’oriente vers la liquidation de la philosophie ; on oppose la
science à la spéculation, le langage précis au langage incertain, la logique à toute
autre méthode ou démarche, le fait au concept, etc. C’est la tendance dite
positiviste, scientiste, empiriste (logique) ; ou encore pragmatique (recours ou
retour à la pratique).
— Une autre tendance veut au contraire maintenir la philosophie, restituer
dans sa dignité la figure du philosophe (savant et sage). Elle veut obtenir ce
résultat par la pédagogie voire par l’institutionalisation de la philosophie. Ce qui
amène une promotion de l’histoire, qui donne la priorité soit à l’étude des textes,
soit à celle des contextes (économiques, historiques, etc.) ; ou bien encore
entraîne le choix plus ou moins motivé d’un « système » parmi d’autres :
Aristote, saint Thomas, Leibnitz, Hegel, etc.
Or avec Marx et de Marx naît une orientation qui échappe à cette alternative :
« Ou bien conserver ou bien abolir la philosophie. » Se donner pour tâche la
réalisation de la philosophie en agissant de sorte que la nature et la société se
transforment : il revient — mission à l’échelle historique et mondiale selon
Marx — à la classe ouvrière de réaliser en les transformant les rêves, les utopies,
les idéaux des philosophes, qui sans la révolution prolétarienne restent dans
l’abstrait au second degré. Et ce n’est pas l’État qui réalise la philosophie, ce que
soutenait Hegel, mais le socialisme et le communisme, usant de toutes les
ressources de la science.
Un siècle après Marx, qu’est-il advenu ? Beaucoup d’événements : une
« histoire » dans laquelle la pensée de Marx intervient avec force — mais qui ne
se conforme pas à cette pensée. Notamment : la philosophie continue. Le
moment de sa réalisation a été manqué. Remarque dont il faut tenir compte.
D’abord en transformant la philosophie elle-même. Elle ne peut continuer
comme auparavant. Tenir compte des diverses sciences ? C’est nécessaire mais
non suffisant. Que la philosophie et les philosophes se préoccupent donc de
thèmes, de problèmes qui échappaient jadis à la philosophie (sauf peut-être aux
premiers Grecs) : la cité, la ville, l’urbain, le quotidien — la guerre, la violence,
les enjeux des terribles parties qui se jouent — la paix — le (la) politique et le
mondial, etc. C’est l’entrée en scène de la métaphilosophie dans la philosophie.
Avec une recherche d’une exploration de la pensée elle-même, que les
philosophes supposent en général soit déjà définie, soit se définissant avec eux.
Or il advient que dans notre monde moderne, et notamment avec les machines
logiques (informatique), le penser fait problème ; se simule et dissimule... Donc,
pour la méta-philosophie, une problématique et une thématique neuves :
a) Restituer la philosophie entière, depuis Héraclite et Parménide, comme
intentions (manquées) — la métamorphoser en un vaste projet à long terme,
tenant compte du « monde moderne ».
b) Reconnaître que la (le) logique et les mathématiques ne « sont » pas de la
pensée toute faite ; mais qu’il faut les « penser » (en apprenant à « penser » ; à
quoi ? à tous ?)
c) Renouveler la thématique en y faisant entrer le jeu, la violence et la paix,
l’urbain et la politique. Mais aussi le droit (transitionnel), la nouvelle alliance et
citoyenneté, etc.
d) Enfin, et surtout, ne pas mettre au centre ou à l’horizon, comme sens et but,
le système, mais le monde et le mondial d’abord, si l’on veut, le planétaire et le
cosmique — .

Serait-ce ici le lieu et l’instant de réintroduire non sans précautions, par une
démarche qui ne serait pas métaphysique, l’infini ? Tôt ou tard, il faut s’y
résoudre. La méfiance légitime vis-à-vis du métaphysique (de la...) ne peut
arrêter la pensée. Comment comprendre les mathématiques et chercher à définir
leurs relations d’un côté avec le (la) logique, et de l’autre avec le (la) physique et
le cosmique, sans s’occuper de l’infini ? Il est là de tous côtés ; dans le micro et
le macro, dans les particules et les galaxies. Le « monde » ne se comprend qu’à
partir de l’infinitude (plus exactement d’un triple infini : Temps-Espace-Énergie)
entrant dans le Devenir. N’est ce pas le fini qui fait problème, c’est-à-dire le
sensible, les « choses » et leurs relations.
L’« infini » se substitue dans cette perspective aux entités philosophiques :
l’Absolu, le Transcendant, le Nouménal, le Noématique, etc. En s’appuyant sur
les mathématiques et la physique, ce concept semble plus proche d’une pensée
du monde que les anciens concepts philosophiques. Toutefois, il n’élucide pas le
« monde » et a besoin lui-même d’une élucidation. Il n’échappe pas aux
objections de l’analyse critique ; il ne dépasse ou ne résout pas de façon claire
les antinomies de la raison spéculative (Kant). Si je pose d’abord le fini, comme
le font les sciences et les savants (qui partent de finitude comme telle : le
commencement, le zéro et l’unité, la segmentation et la mesure), l’infini fait
problème. Mais si je pars de l’infini, soit intuition, soit concept c’est le fini qui
fait problème ! L’introduction de l’infini, aujourd’hui, dans la compréhension (la
connaissance ? la représentation ?) du monde va de pair avec l’affirmation de sa
complexité infinie. La triple dimension du devenir (espace-temps-énergie)
n’épuise pas cette complexité. Elle la pose et l’implique. Cependant l’infinitude
ne peut s’introduire qu’avec les plus grandes précautions. Le (la) métaphysique,
la plus facile spéculation restent aux aguets. Il est par exemple facile de poser à
« l’origine » absolue du monde une particule infiniment petite, dotée pourtant
d’une énergie infinie, détenant en elle l’indéfinité des possibles. La mythologie
créationniste n’est pas loin !
L’infini appelle l’analyse. La triple infinitude : « Temps-Espace-Énergie »
n’implique pas l’unité logique. Cette attitude « logique » aligne l’infinitude sur
la quantité illimitée ; or chaque terme a sa spécificité, et les rapports entre eux ne
se conçoivent pas logiquement. L’espace tend vers la simultanéité qui nie la
temporalité, mais aussi se fragmente et ne se mesure pas seulement par des
nombres entiers (dimensions). La connexion de l’espace avec le temps, leur
relativité, fait problème. Le temps, lié à l’espace, comprend des temps locaux
hétérogènes, (une infinité de temps locaux). Quant à l’énergie, elle se déploie
dans le temps et occupe l’espace selon diverses qualités, différences, propriétés :
implosions ou explosions, étoiles naissantes et mouvantes — vertige des trous
noirs.
De plus, l’infini n’exclut ni des commencements ni des « fins ». Il se
subdivise : l’infinité dénombrable et l’infinité non dénombrable — le fini à la
limite — le transfini — la puissance du continu. Ce qui pose des problèmes
persistants et peut-être se termine (provisoirement) en propositions indécidables.
Le fini appelle également une analyse. Tout dans l’espace et le temps a un
commencement et une fin. C’est-à-dire des limites. Ce qui inclut du continu mais
aussi de la discontinuité. Ce qui se décrit en langage mathématique ou logico-
mathématique (les coupures, les limites). Dans le réel, toute limite est commune
à ce qui finit et à ce qui commence. Ainsi se rétablissent dans le « réel » les
droits, pour ainsi parler, de l’infini sur le fini. Pour l’être fini, sa finitude signifie
sa mort (toujours possible, toujours proche, « à la limite »). Mais l’obsession, la
fascination de la mort dans la théologie et pour les philosophies métaphysiques
ne donne pas une analytique de la finitude. Ce n’est qu’un aspect grossi,
dramatisé. L’infini qui s’étend en deçà et au-delà de la mort s’établit au cœur de
la finitude qu’il produit, dans le « maintenant » (puisqu’il permet la
maintenance, la durée).
Il se pourrait que « la crise », dans et par sa multidimensionnalité, touchant et
rapprochant des « domaines » divers, révèle un aspect du devenir. Ce devenir ne
procède pas selon la continuité du temps et du sens historiques. Ni par « bonds »
et « sauts », sinon spécifiés. Il avance par transformations, par métamorphoses ;
comme la lumière, il transforme le « réel », le « donné ». Du métaphysique et
des métaphores aux métamorphoses, n’y a-t-il pas un lien ? La « crise » révèle et
annonce une métamorphose de l’être humain, ce qui modifie les schémas
habituels de l’histoire, du temps, du devenir.
F

Politique
Qu’est-ce que le (la) politique ?
Et d’abord, pourquoi cette interrogation, ce problème ? (Peut-être faux ?) Il
n’y a pas si longtemps, plusieurs propositions semblaient fermement établies
(fermement : c’est-à-dire pour toujours, sinon depuis toujours). Avec Marx,
Engels et Lénine, tout avait changé : apportant une (la) vérité totale,
philosophique et scientifique, mais aussi éthique, esthétique, et surtout politique,
le marxisme et la révolution (prolétarienne) coïncident. La révolution est
vraie — la vérité est révolutionnaire. Propositions équivalentes. Conséquence :
le dirigeant politique, le chef reconnu de la classe ouvrière, dit le Vrai ; seul à le
connaître, il détient le droit de le dire. Ceux qui veulent changer le monde
doivent le suivre... Conséquence par la suite : le dogmatisme sans limites ; les
dirigeants légiférant non seulement en politique, mais en science, en physique,
en économique — en philosophie ! Bref, la fusion sans partage du savoir avec le
pouvoir, du côté révolutionnaire et socialiste (alors que de l’autre côté, règne la
tendance à la confusion du pouvoir avec l’avoir !). Ultimes mais graves
implications : le rejet des recherches et des découvertes dans presque tous les
domaines — y compris la « nature » — y compris dans le marxisme et la pensée
critique ! En un mot le stalinisme et sa diffusion planétaire, « cancer de la
révolution » !...
Si la (le) politique ne consiste pas en une science et une action liées à une
classe par un parti et les décisions de ses chefs, si cette attitude aboutit à des
catastrophes et notamment à son discrédit en tant que modèle mondial (à la
disparition de sa « crédibilité », jadis intense), qu’est-ce que le (la) politique ?
Question qui fait suite à : « Qu’est-ce que la philosophie ? la Vérité ? la rigueur
logique ? » Jamais on ne clamera assez fortement les ravages de la « vérité » et
du dogmatisme en politique, le pire étant la diffusion du septicisme : le rejet (de
la) du politique. Mais pourquoi le (la) politique échapperait-il (elle) à la
« crise » ?
Dès lors qu’il n’y a pas d’absolu politique et de vérité politique opposée de
façon rationnelle (claire et distincte : scientifique) au mensonge politique,
comment la (le) définir ? Serait-ce une technique, application d’un savoir lui-
même empirique (expérimental) ? Se définirait-elle comme un art, c’est-à-dire
comme un don, un talent ou un génie (donc individuel) ? Serait-ce la manière de
manipuler avec chance les gens, le « public », l’opinion ? Une variante de la
publicité et du marketing. A la limite, y aurait-il une habileté, celle de se servir
du mensonge, des mythes, des idéologies, qui définirait la politique ? Si ces
questions ont le moindre sens, c’est que la (le) politique est aussi en question,
que le doute et l’inquiétude règnent, que « nous » ne sommes pas encore sortis
du « royaume des ombres » !
Depuis des décennies, que de railleries, que d’ironies, quel déferlement de
sarcasmes contre la politique ! Que d’explications historiques, psychologiques,
sociologiques, de son importance et de son inanité !... Réhabiliter le politique,
c’est un moment d’un vaste projet. Difficile à accomplir.
a) Si la distinction entre la et le politique tend à disparaître, c’est que le
politique s’absorbe dans la politique aux yeux de beaucoup de gens et dans
l’opinion. On ne voit plus que la politicaillerie, lès promesses vaines, les
discours démagogiques, les rivalités de clans et de personnes. La haute dignité
du politique s’efface. Il faut donc rétablir la distinction, sous peine de voir
s’estomper l’idée et la pratique de la démocratie. Non pour fétichiser et idolâtrer
le politique, mais pour que chacun reconnaisse sa « valeur ». Comment les gens,
les « citoyens », les membres des sociétés se sont-ils laissés et se laissent-ils
encore déposséder de la capacité de décision en ce qui les concerne, c’est un
problème grave. Le chemin vers la démocratie directe, utopie ou idéal, n’est pas
tracé d’avance. La démocratie, faut-il encore le répéter, consiste en une lutte
pour la démocratie — vers une démocratie où les pouvoirs de décision étatiques
s’atténuent, se résorbent dans la société civile. En attendant, le politique a une
existence redoutable : sphère de la décision, de lui dépendent les actes suprêmes,
paix ou guerre, donc bonheurs (relatifs) ou malheurs (terribles)... Les décisions
politiques ne révèlent qu’après coup (parfois longtemps après) leur sens, leur
portée : d’où leur importance, leur gravité, et la nécessité d’un contrôle (par la
« base »). Le politique et l’étatique ont une proximité évidente : les grandes
décisions entrent dans l’ordre réglé par une constitution (ou sont in-
constitutionnelles).
b) De même qu’il convient de distinguer (sans les dissocier) le et la politique,
il faut distinguer et non séparer le penseur politique (la pensée) et l’homme
politique (l’action). L’homme politique peut avoir un projet, une stratégie, une
action à longue portée ; ce qui fait de lui un « homme d’État ». Il attribuera
toujours la priorité aux circonstances, aux données, au concret dans l’immédiat ;
disons plus élogieusement : il s’inspire de l’expérience — il en a ! Tandis que le
penseur politique cherche une théorie. Il analyse l’expérience. Il lui arrive de
souhaiter l’action. Il est rare qu’il réussisse. Les grands penseurs politiques ne
furent pas des hommes d’action. Ni Machiavel (dont les quelques tentatives pour
entrer dans l’activité dirigeante n’eurent pas de succès) ni Hobbes, ni Rousseau.
Quant à Marx, on essaie de le faire passer pour un « politique » alors qu’il a vécu
en homme d’étude, de bibliothèques, intervenant rarement, par des écrits et des
discours. Ce qui rétablit l’importance de la théorie (sa relation avec la pratique
relevant de conjonctures et de situations dialectiques très diverses). Lassalle, lui,
fut un homme d’action en même temps qu’un brillant écrivain et un orateur de
grand style. D’où le succès dans la pratique de ce socialisme d’État que la
théorie « marxiste » réfutait, mais dont elle n’a pu empêcher l’extraordinaire
croissance (l’excroissance, dont aujourd’hui on peut se demander si ce fut le
cours de l’histoire ou bien son détour et son aberration...)
Le cas de Jean-Jacques mériterait un examen. Penseur politique, ? Certes. La
thèse du contrat social peut se reprendre, modifiée profondément, dans un projet
de société, dans la redéfinition de la citoyenneté, dans la conception de la société
civile. — Homme politique ? cette image fait sourire, à propos du « promeneur
solitaire ».
Au passage exorcisons la figure du soldat politique. Non que ce ne soit une
grande figure : Alexandre, César, Henri IV, Napoléon, de Gaulle... Si l’on
restitue la place des grands hommes, en tant qu’individus, dans l’histoire, le
« soldat politique » y reprend son rôle. Si, d’un côté, on tient compte des
« courants souterrains » qui traversent peuples et « masses » au-dessous des
idéologies et des émergences, pourquoi ne pas tenir compte également de ces
« individus » que voulut éliminer une conception de l’histoire réduite (aux
peuples, aux masses, aux classes, aux conditions) ? Mais cette prise en
considération cherche à éliminer toute fascination, toute idolâtrie (le « culte de la
personnalité » n’étant que la manifestation superficielle d’une pratique
engendrée par le pouvoir concentré aux mains d’un chef d’État, unissant la
puissance réelle avec une connaissance fictive). Le mot de Nietzsche sur
Napoléon va loin : « Tous les traits du sur-homme ; tous les droits du sous-
homme » ; à maintes reprises, des gestes et des actes de tyrans et de soudards ;
toutefois : le Code civil, le « blocus continental », l’industrialisation et la
libération de l’Europe féodalisée, etc. Quant à Staline, que d’horreurs, que de
crimes (celui d’avoir détourné le mouvement révolutionnaire, de l’avoir utilisé,
d’avoir empêché le « moment de la réalisation de la philosophie »...) — mais
l’industrialisation de l’Orient, la victoire dans la Seconde Guerre mondiale...
Est-il possible de prononcer l’éloge du politique ? De l’homme politique ? De
la pensée politique ? Plus difficile mais plus indispensable que jamais, cet éloge
ne peut exclure le projet politique, même s’il apparaît (et s’il est) utopique à
condition que l’utopie retrouve le concret, le devenir, des aspirations plutôt que
des inspirations... Cependant l’éloge du politique, qui va à contre-courant de
l’« opinion politique », suppose que le politique se considère comme « vivant »
donc comme subissant la loi générale des êtres. L’éloge ne prononce pas
l’éternité ou l’immoralité du politique ; au contraire : il annonce sa fin, son
dépérissement, à travers conflits et contradictions entre la théorie et la pratique,
entre la pensée politique et l’action politique, entre le ou la politique !...
Tactique et stratégie
Qu’il ne soit plus possible de ranger le « jeu » ou « les jeux » parmi les
frivolités et les enfantillages, que le jeu soit aussi sérieux que le non-frivole,
c’est maintenant reconnu. Sans qu’il y ait lieu (bien que cela puisse s’envisager)
d’en tirer une philosophie et une métaphysique. Le jeu existe dans la science
(avec les probabilités) en même temps que dans la pratique. Le vocabulaire
l’indique, à propos des affaires les plus importantes, les plus sérieuses
(financières, militaires, politiques, économiques...) on parle toujours d’enjeux (ce
qui suppose un jeu), de paris (à gagner ou perdre), de chances, de risques, de
probabilités. Rarement de certitudes, de déterminisme. Le jeu, en un sens
différent de l’acception « puérile », à la fois plus précis et plus vaste, entre à la
fois dans la pratique et dans la théorie. Le mot avec ce qu’il signifie entre dans
les concepts, parmi les « objets » les plus dignes de l’élaboration théorique ; ce
qui commence à entrer dans les livres et traités philosophiques,
historiques — dans les lexiques et encyclopédies. Par un remarquable double
mouvement, d’anciens objets sacrés (le cercle, la sphère, la poupée, etc.)
deviennent des jouets pour enfants, tandis que l’activité ludique, longtemps
réservée aux enfants, s’élève au rang des grands concepts. Ce qui ne peut
étonner que si l’on oublie que les acteurs, les musiciens « jouent »
sérieusement — que les poètes « jouent » avec des mots, etc. Les doctrines
figées dans un dogmatisme admettent mal cette promotion du jeu ; et d’ailleurs,
le philosophe peut hésiter devant la transformation du jeu en principe
« ontologique ». Mais il est difficile de ne pas tenir compte en politique de la
théorie des jeux. Car cette théorie contribue à élucider les concepts de tactique et
de stratégie. Comment oublier qu’aujourd’hui, dans ces temps dits « modernes »
se joue la plus grande partie de tous les temps, avec un enjeu : l’existence de
l’espèce humaine, de l’homme (possible) et de son lieu, la Terre ?
L’ampleur prise par le concept de stratégie étonne aussi beaucoup de « non-
modernes », autant que celle prise par le jeu. Il s’agit de la modernité théorique
(philosophique, si l’on tient au mot) et non pas du modernisme superficiel,
idéologique, toujours « à la mode ». Si le jeu provient de la frivolité pour
atteindre le niveau de la « gravité », tactique et stratégie viennent de ce qu’il y
eut toujours plus grave : la guerre. Mais aussi des jeux simulant la guerre, et qui
servirent de soutien à la réflexion ou aux méditations des hommes de guerre : les
échecs, le gô, (jeux de l’espace). La pratique, ici comme ailleurs, a devancé la
théorie ; celle-ci une fois gagné le niveau scientifique (mathématique) a réagi sur
la pratique.
Le concept de stratégie passe de la pratique (militaire et politique) au niveau
théorique dans le livre célèbre de Clausewitz : De la guerre. Ce général
allemand, qui combattit Napoléon, qui connaissait la philosophie allemande
(Fichte mieux que Hegel) comprit et sut exposer la stratégie napoléonienne ;
donc comment la vaincre. Empiriquement familières aux professionnels de
« l’art » militaire, des notions comme celle d’offensive et de défensive atteignent
dans l’œuvre de Clausewitz un statut théorique égal à celui du « sujet » et de
« l’objet », à la même époque, chez les philosophes. Avec des paradoxes et des
renversements dialectiques surprenants ; ainsi la thèse de la supériorité finale de
la défensive (stratégiquement conduite).
Marx et Engels ont-ils connu les travaux de Clausewitz ? C’est fort probable.
Le certain, c’est que Lénine étudie attentivement le traité De la guerre. Il y prit,
ou du moins, il y trouva confirmation de sa stratégie : nécessité d’une avant-
garde — conduite des opérations de manière à prendre l’initiative au « maillon »
le plus faible — prévision d’un repli défensif obligeant l’ennemi à distendre ses
lignes de communication, etc.
Depuis lors, le concept de stratégie (militaire et politique) a été développé.
Notamment en fonction du calcul des probabilités, de la théorie des jeux. En
même temps, dans les temps « modernes », il s’est « mondialisé » en s’étendant
à des domaines jusqu’alors réservés à l’empirisme : les questions non seulement
militaires et politiques mais commerciales, financières, etc. Aujourd’hui, les
grandes firmes ont leur stratégie, comme les partis et les hommes politiques. Une
erreur stratégique coûte cher. Le mondial se présente aux analyses comme
interaction et interférences entre ces multiples stratégies.
Point important : l’approfondissement de la théorie et des concepts n’a pas
effacé la distinction (différence) entre tactique et stratégie. Au contraire : une
stratégie consiste en une suite, un enchaînement cohérent (logique) d’opérations
tactiques sur le terrain. Une opération tactique, limitée à une position, vise à
révéler, à modifier, à dissuader, le dispositif de l’adversaire. Ce qui appelle une
réplique de celui-ci, qui peut modifier les dispositions stratégiques. La stratégie,
science d’un moment, tient perpétuellement compte des forces opposées. Ce qui
a un sens : la pensée dialectique ne perd jamais ses droits, bien que la logique ne
disparaisse jamais et qu’elle règle les opérations et leur enchaînement.
Autrement dit, la pensée dialectique (plus ou moins explicite, mais nécessaire à
l’échelle stratégique) n’exclut pas la réflexion logique, à l’échelle tactique. Au
contraire, elle l’inclut, en se la subordonnant. Faute de quoi les fautes tactiques
et stratégiques s’accumulent.
L’analogie persiste entre la conduite des actes militaires ou politiques et la
théorie des jeux de stratégie. Il y a toujours enjeux, risque, calcul des chances.
Une bataille n’est jamais perdue d’avance — ou gagnée. L’intelligence et les
qualités éthiques (lucidité, courage) ne sont pas dépourvues d’importance ni
d’efficacité. Ni le talent ou le génie (individuels). D’où la complexité des
situations et des actions efficaces.
Le politique et l’économique
La thèse des niveaux, des instances hiérarchisées (l’économique, le social, le
politique) longtemps acceptée communément, de façon explicite ou implicite, ne
tient plus. Pour plusieurs raisons. D’abord, l’écrasement du social entre
l’économique et le politique, accablement que le « socialisme » devrait non
seulement combattre, mais remplacer par un « critère social ». Ce qu’on n’a
guère fait jusqu’ici, même et surtout quand on prétend « animer » ou
« réanimer » la vie sociale.
Second point : l’intervention, selon le vocabulaire courant, de l’État dans
l’économique, n’a plus un caractère accidentel ; devenue perpétuelle, se servant
de toutes les techniques, inventant au besoin des pratiques, (la planification par
bilans financiers, par gestion et contrôle de l’espace) elle tend vers la
planification totale. Au besoin sous couverture d’une idéologie inverse : le
libéralisme ou le néo-libéralisme. L’économique et le politique fusionnent-ils ?
se confondent-ils ? Non. Ils restent distincts mais seule une analyse attentive
saisit la différence. Le mode de production étatique, en qui cette différence
tendrait à s’assimiler, représente, un cas limite : l’horizon vers lequel va la
tendance, horizon qui semble lointain mais qui définit l’orientation. Cette
possibilité permet, et elle seule, de comprendre le mouvement (le devenir) bien
qu’elle ne soit nulle part « réalisée intégralement et sans faille ». Critère : le
surproduit ou surplus, son prélèvement, son emploi. En fait, les pays
« modernes » oscillent entre le libéralisme plus ou moins fictif et l’étatisme plus
ou moins atténué par les institutions démocratiques et le jeu politique. Même
balancement entre le « libre » jeu du marché et la disparition du marché dans la
gestion étatique des échanges — entre la politisation absolue et la mise à l’écart
du (de la) politique et de l’État, tantôt de façon visible à l’œil nu dans le moindre
détail, tantôt de façon invisible et cachée.
Les modèles et le projet
Dans la plupart des « modèles » la confusion entre le politique et
l’économique, la disparition du social comme tel, se constatent immédiatement,
à l’analyse critique. Presque tous, les fabricants de « modèles » supposent que le
pouvoir politique dispose de moyens qui ne sont pas ceux que possèdent les
États modernes (propagande, idéologie, media). Les hommes d’État n’arrivant
pas à tout prévoir à tout contrôler, à tout savoir. Les résidus se vengent, qu’il
s’agisse des gens « laissés pour compte », des techniques aux effets et
conséquences imprévues, des « effets-boomerang »...
Les « modèles » perdent leur poids et leur intérêt théorique dès que l’on
distingue clairement la voie du modèle. La voie se trace, se fraie à travers des
obstacles, avec des échecs, des bifurcations, des « rebroussements », alors que le
modèle exige cohérence, imitation. Un projet politique et social doit déterminer
une voie, la jalonner, situer des étapes, au lieu de construire un « modèle »
impératif. Il se doit surtout d’éviter ce que tel modèle a proposé ou imposé.
Aujourd’hui le modèle capitaliste s’use, se discrédite montre ses formes, avoue
malgré lui (non sans s’efforcer de les dissimuler) ses échecs. Le modèle
« socialiste », celui du socialisme « réel », tombe sous la critique de l’étatisme et
du mode de production étatique, (qui eut aussi sa « belle époque », qui passa
pour victorieux). Ce modèle exige des modifications, profondes sinon radicales.
Jalonner une voie, déterminer des étapes, donc des objectifs partiels, des
actions limitées, cela correspond à une tactique qui s’inscrit dans le projet à long
terme : dans la stratégie. Les objectifs partiels ne sont pas pour autant des
« réformes » alors que le projet aurait une portée transformatrice
(révolutionnaire). Tel objectif partiel, par exemple la constitution d’un droit, la
définition d’une citoyenneté nouvelle, l’orientation vers la démocratie directe,
pourraient avoir une portée transformatrice. Les modalités tactiques du projet de
société, bien que « partielles », peuvent avoir une efficacité globale, beaucoup
mieux qu’un « modèle ». A condition de se réaliser (dans la pratique sociale). Il
en va de même pour l’éthique ou l’esthétique (les conduites dans le quotidien, la
« moralité » objective et subjective) pour éviter le repli de l’individu sur soi et sa
perte dans les foules. L’entrée de l’art dans la vie quotidienne (pour qu’il ne
fonctionne plus comme agent d’autodestruction), c’est une étape, mesure
partielle à effet global, donc à situer dans la perspective d’ensemble. Ce qui
entraîne à la fois la valorisation (ou plutôt la re-valorisation) du politique et son
dépérissement, en même temps que celui de l’État, du fait qu’ils deviennent
moyens pour et dans un projet, cessant d’avoir la dignité et l’importance des fins
(en soi, pour parler ici comme la philosophie classique).
Fil conducteur du projet politique : le passage de la démocratie représentative
à la démocratie directe, dans toutes les situations et conjonctures où celle-ci peut
s’introduire et trouver lieu et occasion, fût-ce momentanément : groupes actifs,
villes et quartiers, territoires, sans exclure bien entendu les entreprises, en se
servant des techniques (câblages, communications locales directes, etc.). Le
projet doit couvrir l’étendue entière de la société, en accentuant le « social »
(l’associatif y compris), en définissant à tous les niveaux la citoyenneté active. Si
Lénine a pu définir jadis le socialisme par « les soviets plus l’électrification », ne
peut-on projeter aujourd’hui un socialisme défini par « l’autogestion plus
l’informatique » ? Le projet donnerait à cette formule trop brève une portée
pratique, un sens concret. Ce qui dépend évidemment de la « situation », terme
imprécis qui désigne à la fois un lieu et un moment, une conjoncture dans une
structure que le conjonctural peut modifier, orienter. De la relation « structure-
conjoncture » on sait déjà qu’elle a sa dialectique, donc ses conflits, à découvrir
dans chaque « situation ».
Pour conclure, y-a-t-il une « science politique », une politologie ? Une
pédagogie du politique ? Les objections ne manquent pas. Il y a certainement
une théorie du politique (cas exemplaire : l’œuvre de Marx, bien qu’incomplète
et datée), autour de laquelle et dans laquelle se déroulent des luttes politiques. La
pratique (la politique empirique), et surtout la distance entre théorie et pratique,
qui va jusqu’à la discordance, fait aussi l’objet de la théorie.
Les partis politiques, nés en Europe voici à peine deux ou trois siècles (torys
et whigs en Angelterre ; républicains et légitimistes en France) semblent sur le
déclin. Le rôle politique de la spontanéité s’accroît, mais par définition la
spontanéité ne sait pas où elle va. Ce qui produit des événements et des suites
surprenantes (1968 en France — la révolution iranienne captée par les imans).
Le rôle des partis se perçoit quand ils sont défaillants. Il est difficile — de
concevoir aujourd’hui une « avant-garde » politique qui soit efficace. Difficile,
mais pas impossible : si elle propose un projet « crédible ». Ce renouvellement
du politique par le projet fait partie du projet lui-même.
G

Production et re-production
L’auto-production de l’espèce humaine
C’est avec lenteur, mais irrésistiblement que s’éveillent à la conscience,
s’élèvent au langage, puis au concept, à la théorie, à la pensée, les activités
fondamentales : le travail (et la production) — la sexualité (et l’amour) ou
encore le jeu. Et la (le) politique. Et le quotidien. Et la guerre...
Les « conditions » historiques, économiques, etc. permettent de comprendre,
après coup, les obstacles à cette montée, et la montée elle-même. Il a été dit bien
des fois comment le mépris pour le travail (productif) laissé aux esclaves, puis
aux serfs, rendait difficile la connaissance de cette capacité productive ; et
comment il fallut l’industrie et l’apparition du « libre » travailleur (aliéné mais
libre) pour que le travail deviennent catégorie, concept, théorie.
Ce mouvement n’a pas grand chose de commun avec le « passage de
l’inconscient à la conscience », avec le « dire du non-dit » ou la « pensée de
l’impensé ». Ces métaphores psychologiques et sociologiques tentent de
condenser un vaste processus. Elles passent à côté ; surtout, elles évitent de tenir
compte des œuvres en qui émerge ce qu’un long devenir historique a préparé ;
entre autres l’œuvre de Marx, en qui viennent pour ainsi dire s’épanouir des
« réalités » et des « idées » en marche depuis les temps antiques : l’échange (la
marchandise et le marché avec leurs implications, l’argent, le capital) — le
travail (et la production) — la classe (sociale et politique). Ce qui fait date,
même si on l’oublie ou cherche à l’effacer.
Le concept de production a passé par de longues épreuves. Il ne s’agissait
d’abord que des produits, des choses produites, des « objets », ou de « l’objet »
en général, dans l’abstraction. Puis entrent en scène les actes productifs
représentés d’abord comme individuels, subjectifs. Enfin, la recherche théorique
découvre le « sujet collectif », les travailleurs, l’atelier, l’usine, l’entreprise. Ce
chemin passe par les économistes anglais (Adam Smith, Ricardo), la sociologie
politique française (Saint-Simon, Fourier) et la philosophie allemande (Kant,
Hegel) pour aboutir à Marx. Chemin bien des fois retracé : balisé et banalisé.
Ce qui reste dans l’ombre, c’est le bond dialectique de ce concept (la
production et le travail productif) de ses prédécesseurs à Marx. Saut ou plutôt
discontinuité qui n’est pas seulement due à la réflexion, à une appréciation du
concept et sur le concept, mais à la pratique : à l’industrialisation du continent
européen, au début du 19e siècle. Avec Marx, la pensée prométhéenne,
audacieusement, passe du concept économique de la production à un concept
philosophique global : l’auto-production de l’être humain. Par le travail, l’espèce
humaine ne se contente pas de modifier la nature matérielle, de connaître les lois
de la « matière », pour contrôler et maîtriser celle-ci ; elle se produit dans et par
le travail productif. L’homme est sa propre création : il a volé aux dieux le secret
de la création ; Prométhée, le premier et le plus grand des philosophes, a souffert
sur son roc et sauvé l’espèce humaine — Prométhée et non pas Socrate, ou
Jésus, ou Mahomet !
Est-ce une raison suffisante pour attribuer à Marx une sorte d’ontologie du
travail ? Une philosophie pratique, quelque peu dogmatique, de la production ?
Non. Qu’il y ait cette tendance chez Marx, tendance dégagée ensuite par certains
interprètes (Lukács), aucun doute. Mais il n’y a pas dans les œuvres de Marx que
cet aspect. Premier point : la notion de « nature » reste ambiguë chez lui. Chaos,
dans lequel le travail et la production introduiraient un ordre rationnel ? Mais la
« nature » ne se définit pas par le seul désordre, par les « luttes pour la vie » sans
fin et sans but, des espèces végétales et animales. Il y surgit un ordre, sans lequel
l’espèce humaine ne serait même pas apparue. Quel ordre ? Quel désordre ? On
sait que Marx se tourna du côté de Darwin pour trouver une réponse, la
dialectique hégélienne (même « renversée ») lui semblant insatisfaisante.
La question reste ouverte. De toutes façons, l’interprétation de la pensée
« marxiste » comme ontologie du travail porte une date. Dans la seconde moitié
du 20e siècle, la problématique change. Ce qui s’annonçait auparavant : Marx à
la fin de sa vie découvre le loisir, il approuve paradoxalement l’éloge de la
paresse, par son gendre Lafargue. Aujourd’hui, la problématique vient du non-
travail qui se découvre contradictoirement : production automatisée, « usine sans
ouvriers », abondance possible — mais dans cet horizon, « crise », chômage,
famines, catastrophes (le négatif au soin du positif au cours de la
métamorphose).
L’auto-production de l’humain se confirme, mais de façon surprenante et
imprévue, par l’auto-matisation du travail productif. Avec un cheminement qui
réagit sur la connaissance du passé comme du présent et de l’avenir. L’histoire
du travail productif se réécrit, en tenant compte des techniques (que Marx n’a
pas négligées), mais surtout du passage de l’outil à la machine, passage difficile
qui n’est pas terminé. De loin !
Réalisation de l’être humain par et dans le travail ? Non. Mais fin du travail.
Celui-ci a connu comme tout au monde son début, son apogée, sa fin — sa
genèse et son déclin. Fin prochaine ? Demain ? Non, certes pas, mais horizon et
sens — mutation et « crise ».
Marx savait et disait que la classe ouvrière devait en venir à se nier pour se
dépasser. Nous y voici : Hic Rhodus, hic salta (formule empruntée à Marx, qui la
tenait de la tradition occidentale : c’est ici qu’il faut sauter). La classe ouvrière
elle aussi aura sa « fin » : se réalisera mais en disparaissant, en prenant selon
Marx la direction et la maîtrise du devenir qui va vers cette fin, de manière que
le processus s’accomplisse avec le minimum de dégâts possible — ou bien, ce
sera le maximum de risques.
Production et re-production
Mais voici un autre point, également central, et une problématique qui
n’exclut pas la précédente mais ne s’accorde pas avec elle. Qui dit production dit
aussi re-production. Celle-ci a plusieurs aspects ou niveaux : le biologique et
démographique (reproduction de la condition essentielle du travail : les
travailleurs) — technologique (reproduction des moyens de production, outils et
machines, savoir et techniques, organisation du travail) — économique
(reproduction des objets de l’échange, des relations de l’échange) — et enfin
socio-politique (reproduction ou non des rapports sociaux de production, donc
de propriété).
Si l’on accepte cette analyse, il est clair que les conflits à l’intérieur de la
production entre changement des rapports (sociaux de production) et
reproduction sont inévitables. Les changements ne peuvent s’accomplir qu’à
travers la reproduction ; celle-ci peut confirmer dans la reproduction du Même
(« du pareil au même » dit le langage courant) les rapports existants, le « réel ».
Ou inversement, produire (inventer ou créer) de nouveaux rapports.
Autrement dit, le différent sort (naît) de l’identique ; et le devenir passe par (à
travers) le répétitif. Paradoxe ? Oui : dialectique. Ce qui se passe ou ne se passe
pas, ce qui advient ou n’advient pas, dépend d’une conjoncture, qui réussit ou
échoue à briser la structure. Dans le conjoncturel, il y a une part de hasard et une
part de décisions (d’intelligence, d’initiatives individuelles, de connaissance ou
de méconnaissance). Donc une part d’imprévu : des enjeux et des probabilités.
Donc des bifurcations, des rebroussements (possibles) et même des catastrophes
éventuelles, selon la théorie du devenir par métamorphoses.
Re-production et répétition
L’analyse qui précède reprend, à quelques termes près, les analyses critiques,
souvent incomplètes ou incomprises, des courants « marxistes »... Elle ne tient
pas encore compte de ce qui s’est passé au 20e siècle, surtout dans la deuxième
moitié de ce siècle. La production traverse en cette période une modification
qualitative. Auparavant, la croissance quantitative prédominait de beaucoup ; on
produit presque exclusivement des « choses », des « objets », des produits
matériels, aussi bien dans l’industrie dite lourde et la production des moyens
matériels de production sidérurgique (machines et outils) que dans l’industrie
dite légère, qui produit pour la consommation.
A partir de 1960 environ, on produit de plus en plus des images, des textes,
des signes. Ce que plus d’un observateur ou analyste a étudié, sans toujours
éviter un abus de langage. La production « matérielle » n’a pas disparu, annulée
devant la production « immatérielle ». Mais ce qui caractérise jusqu’à un certain
point cette nouvelle production (ne disons pas : ce nouveau mode de production,
car précisément le mode de production reste le même !), n’est-ce pas qu’elle se
rapproche « paradoxalement » de la reproduction ? Ambiguë, chacun sait que
l’image permet de rêver, d’inventer, de créer ; mais dans la plupart des cas, elle
reproduit, (ou imite et « simule ») une « réalité » déjà existante.
L’informationnel reproduit ou suggère, ou mieux rend « présent » du réel.
L’image, le texte, l’informatique reproduisent et sont reproductibles
(indéfiniment). La production elle-même d’objets se sort de la reproduction
(moulages, etc). Le répétitif envahit la production, qui semblait ouverte à la
nouveauté perpétuelle. Ce rapport entre la production, la reproduction et la
répétition pèse lourd sur la pratique sociale. Un conflit s’ébauche et s’aggrave
entre la productivité (répétitive) et la « créativité », conflit qui se résout
fallacieusement en déclamations, mais qui fait parler de la « crise » et, par
conséquent, de la transformation culturelle, qu’en même temps il exige et inhibe,
qu’il appelle et paralyse !
De même, dans la politique et le social (accablé sous le poids du répétitif). La
reconduction des rapports sociaux se fait « tout naturellement », par la force des
choses, de ces « choses » qui n’en sont pas, de ces traditions qui font et qui sont
le « réel ». Certes il s’est trouvé de fins analystes pour dénoncer ce « réel » à la
fois dur et fantasmagorique, simulation et rigueur implacable, ordre contenant
son désordre (à moins que le désordre ne contienne et ne soutienne son ordre, ce
qui revient au même). Mais ces analyses ont pu pénétrer dans le « public » qui
lui-même pénètre en profondeur dans le « privé », vie pratique et conscience.
Pour changer « quelque chose » ne faut-il pas beaucoup ou peut-être « tout »
changer ? Mais qu’est-ce que ce « tout » ? Où et comment l’atteindre, sans
risque de catastrophes — ou de consolidation de ce que l’on veut transformer ?
Pour changer le « mode de production », un effort titanesque, prométhéen
réunissant dans une alliance — une conjoncture et un projet — des forces
diverses, semble nécessaire. A moins que le hasard n’en dispose autrement...
Le productivisme
C’est une idéologie. Bien que ou parce qu’il entre dans le pratique, en
stimulant la production à tous les niveaux : de la machine et de l’atelier à
l’invention technologique, des travailleurs aux gestionnaires. La stimulation
idéologique dissimule l’opération suicidaire. Celui qui se donne de toutes ses
forces à la production, qui l’accroît sans mesure ou effets, se voue à la
destruction : au chômage d’abord, ensuite au remplacement par l’automatique
(machine à commandes numériques, etc.). Seul obstacle : les disponibilités pour
l’investissement.
D’où un conflit assez profond. La société, même ou surtout « socialiste »,
risque de devenir le conservatoire de formes périmées (techniquement) du travail
productif. Ou bien d’exclure les travailleurs (qu’ils cherchent ailleurs et
autrement de quoi vivre, dit-on déjà du côté « capitaliste ». Non sans résultats ni
effet !).
Dans les conditions existantes, le productivisme facilite à la fois la
reproduction (répétitive) des rapports (sociaux) de production (ou si l’on préfère
un autre mot : leur reconduction) — et la formation du surproduit, dont il est
question par ailleurs. Sans oublier la baisse tendancielle des taux de profit (et la
lutte contre...)
H

Quotidien
Jadis et maintenant...
Comme le travail et le jeu, comme la marchandise et l’échange, comme la
violence et l’amour, comme le (la) politique, le quotidien s’élève peu à peu à la
conscience et au langage, à la réflexion, puis au concept et à la théorie (à la
pensée). Pour changer de niveau et de perspective, pour atteindre le théorique, il
fallut à la fois des modifications dans le réel (le pratique) et dans l’attitude vis-à-
vis de ce réel (de l’idéologie au connaître).
Bien entendu, il y a toujours eu une vie de tous les jours. Il a toujours fallu
manger, dormir, s’occuper des enfants, « faire le ménage », etc. Sauf au cours
des catastrophes (naturelles : tremblements de terre, innondations — ou
sociales : guerres, famines, révolutions), cette vie de tous les jours était réglée
par des coutumes qui organisaient jusqu’à la division du travail entre âges et
sexes. L’espace et le temps entraient dans un ordre : le calendrier, les territoires.
La vie quotidienne se déroulait donc traditionnellement dans des cadres étroits et
bien définis : le village, la communauté territoriale, le quartier, les occupations et
les fêtes, l’agriculture et l’artisanat, etc. Il va sans dire que cette inmutabilité
n’était pas absolue, qu’il y eut des changements notables, et que « la vie de tous
le jours » n’était pas exactement la même sous les Romains ou sous la féodalité,
sous la royauté, etc. L’histoire rend compte de ces banalités. Cependant quelque
chose d’immémorial se conserve et revient à travers ces changements
historiques : la différence entre le jour et la nuit, les cycles des saisons, les
rythmes des travaux, les attitudes sexuelles (érotiques ou non), etc. Bref,
l’environnement du quotidien et le quotidien « coutumier » lui-même gardaient
une stabilité.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’environnement et les limites éclatent de
toutes parts, dans l’espace (le village, le quartier, les territoires et frontières, etc.)
et dans le temps (les fêtes, les activités diurnes et nocturnes, les emplois du
temps). On pourrait croire également que la vie de chaque jour éclate également.
Au contraire : c’est alors que la quotidienneté s’installe, s’instaure, s’institue.
Qu’advient-il donc ? Les moyens (non seulement de production mais de
communication) brisent d’abord peu à peu, puis brusquement des barrières
apparemment infranchissables, inamovibles. La médiatisation (d’abord la photo,
puis le cinéma, la radio, enfin la télévision, la vidéo) s’empare de l’immédiat, du
« réel », du sensible ; pour le transformer ? Le plus souvent pour le déformer en
le « respectant », en simulant le réalisme. La domination des médias s’installe
alors dans la vie quotidienne des gens, non pas seulement comme une sorte
d’invasion du dehors dans leur vie « privée », mais comme programmation de la
durée, du temps de la journée. Programmation à plusieurs niveaux. D’abord, la
télévision et la radio sont là, à toute heure ou presque (vingt-quatre heures sur
vingt-quatre aux USA). Occupation passive, toujours à portée de la main.
Jusqu’à dix heures par jours d’écoute et de vision, d’après les enquêtes, pour
beaucoup de personnes. Ensuite, les médias, par la publicité, proposent les
produits les plus variés, de façon alléchante (les petits films publicitaires, très
élaborés, souvent remarquables et bien faits, atteignent leurs « cibles »). La
publicité agit sur les besoins, les détermine ou les oriente ; elles procurent en
même temps que les choses (les « objets ») les consommateurs et usagers (les
« sujets ») de ces choses. Enfin, les médias, et aussi les publications (journaux,
hebdomadaires, mensuels) abondent en conseils, toujours judicieux : on dit aux
diverses catégories de gens ce qu’ils doivent faire, comment ils doivent vivre
dans les conditions où ils vivent, en fonction de leurs divers « paramètres »
(ressources, âges, santé, dates et lieux). On n’a plus qu’à se laisser faire !
Le quotidien est prévu dans le moindre détail comme une trajectoire ou plutôt
comme un groupe de probabilités. Les cas isolés, les imprévus, entrent dans les
prévisions. Les conseils eux-mêmes (repas, habillement, modes, etc.) sont
suivis ; ils conviennent à cette société bureaucratique de consommation dirigée,
réplique habile, anticipée à la société non-bureaucratique (autogérée) de
production planifiée. Ainsi s’établit, en dehors des lieux de travail (entreprises),
dans l’espace urbain, un certain nombre d’occupations et de rapports, dont
dépend la vie de travail, dans les entreprises. C’est le quotidien.
Le linéaire et le cyclique
Le cyclique et le linéaire se distinguent aisément, aussi aisément qu’une
rotation et une trajectoire. Ce sont deux modalités, deux types de répétition. Une
rotation, ce n’est pas une trajectoire à telle vitesse, sur tel parcours bien
mesurable et mesuré. Exemple de processus linéaire : une suite de coups de
marteau, identiques ou presque (jamais d’identité parfaite), à mêmes intervalles,
avec un commencement de la série et une fin bien définis. Le cyclique : une roue
qui tourne — ou plutôt la succession des jours et des nuits, la montée et le déclin
de la lumière, avec des commencements et des fins momentanés, relatifs. Les
réseaux de communication, au ras du sol, restent dans le linéaire, mais plus ou
moins subordonnés à des cycles (nœuds, boucles, retours, etc.). Non sans
problèmes.
Le difficile, ce n’est pas de les distinguer, mais de ne pas les séparer. Car il y a
eu toujours dans la vie « de chaque jour » du linéaire et du cyclique, soit
associés, soit dissociés, en interaction et en conflit. Les gestes, répétitifs et
linéaires indispensables, ont toujours peuplé une partie du temps (une part de la
durée qui semblait intangible, résistante au devenir : geste du nettoyage, de la
petite production ménagère, réservés généralement aux femmes !). Mais ce
répétitif linéaire était soumis, subordonné aux temps cycliques enchevêtrés :
jours et nuits, saisons et mois, ans et calendriers. Ces calendriers, déterminant
fêtes et travaux, très différents selon les coutumes, les traditions, les religions,
mériteraient une étude comparative, qui approfondirait la théorie du quotidien.
Le temps (le devenir) se sacralisait par toutes sortes de moyens : les cloches, les
chants (le muezzin en Islam), les cérémonies obligatoires ou non, les rites. De
même l’espace, dominé par le clocher ou le minaret, parcouru par des
processions et cortèges.
On assiste dans les temps modernes à une laïcisation, au déclin du cyclique, à
la montée du linéaire. Celui-ci remporte une victoire par la mesure du temps qui
se perfectionne et l’emporte avec la mesure du temps de travail (industriel)
(doublement répétitive : en tant que mesure portant sur une occupation faite de
gestes de plus en plus répétitifs). Le temps homogénéisé, et cependant
fragmenté, s’impose avec la médiatisation (qui produit un « milieu » social et
pratique plaqué sur l’immédiat, le sensible, donc le naturel et le cyclique).
Ce dernier ne disparaît pas pour autant, mais il partage la domination avec le
linéaire, qui tend à prédominer. Nos rythmes se composent d’un compromis
(conflictuel) entre ces deux aspects du temps, composé de répétition et de
devenir ; jours et nuits, mois et saisons, rotation de la terre autour du soleil, etc.,
gardent leur importance ; mais les gestes et actes homogènes, reproduisant et
reproductibles, gagnent en intérêt. La faim, la soif, les besoins et désirs
reviennent (ou disparaissent) selon des rythmes. Ils s’accordent, plus ou moins
bien, avec les gestes et actes linéaires, imposés par la pratique et d’allure
mécanique : gestes du labeur, paroles banales, toujours les mêmes...
Rien de plus facile : pour constater les rythmes du quotidien, de la ville et de
la campagne, des vacances et des métiers, du jour et de la nuit, de la jeunesse et
de l’âge mûr, il suffit de regarder. Il est plus difficile d’analyser. Pour faciliter
l’analyse, voici un cas exemplaire, emprunté à un domaine privilégié : la
musique (dont le rapport au quotidien a des aspects remarquables). Le piano :
une suite linéaire de touches, de demi-tons, tous égaux, du grave à l’aigu. Des
cycles : les octaves, avec des privilèges qualitatifs, la tonique et la dominante de
la gamme. Pourquoi la musique (piano ou autre instrument) rentre-t-elle dans le
quotidien ? Pour le dire et le refléter ? ou le transformer (momentanément) ? ou
les deux ?...
Il se raffermit donc une quotidienneté qui correspond aux exigences de
l’économique dans le mode de production, instauré « par en haut », en simulant
la soumission aux attentes et aux exigences du « bas » le plus trivial (la lessive,
la cuisine, etc.). La capacité très forte des organisations productives s’est étendue
au commerce (grandes surfaces), à la consommation. Cette quotidienneté entre
dans l’échange généralisé, et par conséquent dans les systèmes d’équivalences
qui règlent les échanges : ceci vaut tant
— cela vaut tant... Il en résulte une tendance à la répétition, qui accompagne
le répétitif dans la production. Monotone (malgré les tendances aux différences)
la quotidienneté tend partout à être la même. Son rôle a changé. Elle devient la
« base » du fonctionnement (autant que les forces productives et à titre analogue)
de l’organisation sociale et l’État. Un État basé sur l’identité, la répétition,
l’abstraction concrète, autrement dit sur « l’état-civil » et les institutions fixes, a
dans le quotidien sa base « idéale » si l’on ose dire. Ce quotidien comporte le
rétablissement en la permanence de rapports menacés : la famille, le mariage, la
patrie.
Critique du quotidien (changer la vie ?)
Les événements de 1968, en France et hors de France, ont une portée et des
sens multiples, que l’on dégage rarement ensemble et les uns par rapport aux
autres. Au surplus, les médias les déforment, fonctionnant à l’inverse d’une
mémoire ou d’une historicité tant soit peu exactes. On met de plus en plus
l’accent sur les étudiants, sur leur « révolte » dont on a suggéré et même affirmé
l’inspiration étrangère : allemande, israélienne, etc. Alors que l’essentiel, ce fut
la grève générale, grève unique dans l’histoire, atteignant jusqu’aux appareils
d’État : répressifs, administratifs, idéologiques. Pourquoi ? Cette grève répondait
à la « prospérité », à l’industrialisation, à l’urbanisation intenses et brutales.
D’où l’accroissement des profits (de la plus-value) dont les « productifs » ne
recevaient que les miettes. Donc, colère, rage au cœur. Mais aussi c’était le
moment où s’imposait la quotidienneté : la nouvelle, avec l’action des médias, la
publicité aussi bruyante qu’efficace, le marketing, les techniques de vente, les
centres commerciaux, etc. D’où le « ras-le-bol ». La nouvelle organisation du
quotidien appelait une autre façon de vivre ; selon la contradiction (dialectique)
déjà mise ici en lumière, elle l’exigeait et, en même temps, s’y opposait par la
pression du mode de production. D’où le succès du mot d’ordre « changer la
vie » qui allait devenir le mot d’ordre de la « gauche », après l’échec du
mouvement — échec dû à l’absence de direction politique.
La contestation de plus en plus radicale, depuis plusieurs années, gagnait en
influence : depuis ces événements et advénements presque simultanés, à savoir
l’effondrement du stalinisme et du colonialisme les mouvements
révolutionnaires hors des cadres traditionnels (Fidel Castro) — l’entrée en scène
des technologies (cybernétique, etc.) — les tendances critiques dans les sciences,
dans la philosophie, dans la sociologie, et dans les courants « marxistes » — plus
le mécontentement populaire. Conjoncture très remarquable !...
1968, mai : spasme de la classe ouvrière française, effort titanique,
prométhéen, pour soulever l’énorme poids que le « mode de production », avec
ses innovations technologiques, lui mettait sur les épaules et la poitrine. Ce fut la
contestation et la protestation contre la quotidienneté « moderne ». Cri de
l’autonomie des « travailleurs productifs » menacés de toutes parts, percevant les
menaces de la « modernité ». Appel à l’autogestion, inentendu par ceux qui
auraient pu entraîner la société et l’appareil d’État en ce sens !... (Ce qui eut
provoqué des changements dans l’État, voire son déclin.)
Après cet échec, seul le réformisme pouvait occuper la scène politique :
d’abord néo-libéral, puis socialisant. Pourtant, dans les remous et le trouble, le
mot d’ordre : « Changer la vie... » persista longtemps, utilisé de façon
démagogique, alors que la pratique (sociale : technologique) allait à l’inverse,
soutenue par les appareils répressifs et administratifs, dirigée par les institutions
étatiques.
Aujourd’hui, cette proclamation garde-t-elle un sens ? Oui et non. Oui : plus
que jamais. Un projet doit dire comment réaliser une autre vie quotidienne, dans
l’horizon du non-travail, de l’automatisme généralisé (usine sans ouvriers, etc.).
Sans catastrophes. — Et cependant non : il est incomparablement plus facile de
discourir, d’imiter, de simuler, bref de reproduire que de créer. La « créativité »
simule fort bien l’invention, et masque la reproduction, la répétition, la
reconduction (des rapports sociaux). La possibilité d’une transformation ne
semble pas immédiate, mais à long terme. Pour l’instant, à court terme, les
« urgences », comme on dit, ne paraissent pas évitables. Il faut prendre les
choses et les gens « tels qu’ils sont ». Le projet n’en doit pas moins tenir compte
à la fois du court terme et du long terme.
Une tâche non moins urgente : remettre à leur place les événements de
1968 — réfuter la déformation, les interprétations perfides ou
fallacieuses — rappeler leur sens, qui se déforme... Sans oublier qu’une
conjoncture ne se reproduit pas — que les événements n’arrivent jamais deux
fois, sauf quand la répétition caricature l’invention...
L’exigence d’une transformation radicale s’accentue ; les obstacles
s’accumulent. Le non-travail, possible par l’automatisation (l’usine sans
ouvriers) ? Personne n’ignore qu’aujourd’hui il prend la forme de l’exclusion :
chômage, misère, famine pour les « laissés pour compte », exclus de la
production, de la société, de la vie quotidienne ! Il ne manque pas de gens
prévoyants, politiques ou non, qui envisageraient ou accepteraient aujourd’hui
une mutation de la société en sens inverse de ce qu’on a espéré (en vain) pendant
ce siècle, une mutation littéralement contre-révolutionnaire : la fameuse société
duale (à deux vitesses, dit-on aussi). Il en fut maintes fois question, quand la
« droite » était au pouvoir. La « gauche » dans son ensemble, et les idéologies de
cette gauche, désignait cette éventualité comme le mal, le pire à éviter. Or,
aujourd’hui, la « sortie de crise » par la société duale semble admise par une
partie de la gauche... au pouvoir ! Plus : d’après certains indices, une campagne
se mène en ce sens, oralement, de bouche à oreille, plutôt que par écrits. C’est
autour d’un tel contre-projet, laissant aller « librement » les choses, que se
constituerait le consensus cherché « officiellement » autour de telle mesure ou de
telle institution.
D’un côté, l’élite, autour des techniques modernes, des institutions politiques,
des grands services indispensables (recherche, encadrement, enseignement,
information). Donc un large groupe de « sur-hommes » (mot démarqué de
Nietzsche, qui n’a en cet emploi que peu de rapports avec la vision du poète-
philosophe). De l’autre, des « sous-hommes », travailleurs ou non, ayant un
statut incertain, occupés aléatoirement dans des ateliers souples et « flexibles ».
Plus une masse incertaine. Bref, une sorte de néo-féodalité, mais avec
conservation, plus ou moins qualitativement élevée, du quotidien. A coup sûr,
une part importante de la population « à statut », donc occupée de façon stable,
serait au service de l’élite, des « sur-hommes » en haut de la pyramide sociale.
Les rapports sociaux de production, avec leurs implications (domination-
exploitation-humiliation) se sont quelque peu déplacés mais n’ont pas changé en
profondeur. Au contraire : aggravés (des pays ou peuples entiers en souffrent) et
dissimulés (par la « culture » et la « révolution culturelle »). Pourtant, il y des
changements : on s’habitue à la situation. Comme le répétitif, la passivité est
plus facile que l’inverse. Le souvenir du grand spasme (1968), son échec et de
ses suites, va en ce sens. L’accoutumance remplace la coutume. On
s’accommode. Même les chômeurs en fin de droits, les marginalisés, les laissés
pour compte, tentent de tirer parti de la situation par toutes sortes d’expédients ;
le quotidien se perpétue à travers la crise (sauf pour ceux qui meurent de faim,
en Afrique ou ailleurs).
La dissociation de la société s’accentue. Allons-nous délibérément (ou malgré
nous) vers la société dans laquelle les « exclus », les « déclassés » le seraient
définitivement, entretenus comme tels au niveau le plus bas, par des moyens
institutionnels et répressifs — ou même « culturels » ? De sorte qu’en même
temps qu’un emploi rationnel et politique du quotidien pour maintenir un ordre
social dans la société dissociée, il se constituerait un infra-quotidien (pour les
plus défavorisés) et un supra-quotidien pour l’élite ou sa partie supérieure. Ne
serait-ce pas constatable dès aujourd’hui ? Les contradictions s’aggravent.
La production-reproduction entre en conflit avec la « créativité » réclamée,
revendiquée, appelée de tous côtés. L’art (la création dite « esthétique ») rend
manifeste cette contradiction. D’un côté, le côté facile (commercial), l’art
apparaît comme production-reproduction ; il tombe dans le kitsch, dans
l’imagerie grossière. De l’autre côté, il apparaît comme une puissance de
métamorphose. A travers les nostalgies, les voyages, dans les villes-musées,
telles que Rome, Venise, etc. L’architecture avait cette puissance, cette capacité,
limitée certes, et détenue par des élites de la richesse et du pouvoir, mais
agissante : lieux superbes et publics, places pour les fêtes et les jeux. Le théâtre
et la musique, les grandes œuvres et les grands moments, transformaient le
quotidien, jusqu’à la souffrance et la mort, en splendeur.
Le quotidien et la science
Les sciences sociales, apparues avec force dans le monde moderne, détachées
de la philosophie, se sont partagé le quotidien. Les historiens ont étudié la vie de
tous les jours à telle ou telle époque, souvent lointaine ; ou la quotidienneté de
(sous) tel grand personnage. Les sociologues ont étudié la vie quotidienne des
paysans, des ouvriers, des entreprises dans des sociétés diverses.
Anthropologues, ethnologues, ne manquant pas à l’appel, ont saisi la
quotidienneté des sociétés sans histoire, sans écriture, sans État, etc.
Les sciences ont ainsi tourné autour du quotidien en n’appréhendant pas, ou
rarement, le concept en lui-même : en laissant de côté la formation de la
quotidienneté dans notre époque, formation qui jette une lumière rétrospective
sur les époques passées, sur les sociétés moins « avancées ». Ces sciences et ces
savants ont suivi, sans toujours le savoir, mais de façon le plus souvent
incomplète, la démarche dialectique ; du futur (possible) au présent, de celui-ci
au passé, régressivement — puis du passé au présent, génétiquement,
progressivement.
A vrai dire, pour suivre la formation du quotidien dans la modernité, sous tous
ses aspects, de façon scientifique, donc pour montrer les changements et du
même coup ce qui n’a pas changé, il aurait fallu une publication ou des
publications adaptées à cette étude. Des périodiques : et dans tous les domaines,
l’architecture, l’urbanisme, la nourriture, les vêtements et les modes, le tourisme
et l’espace, les médias et le temps... De telles publications ont été envisagées.
Elles n’ont pu avoir lieu. La lecture et la relecture critiques des hebdomadaires et
mensuels peut aujourd’hui, non sans difficultés, suppléer cette étude.
Quant à la pénétration dans le quotidien des sciences du quotidien, elle n’a pas
toujours eu des effets favorables. Considérons la psychanalyse. Sans entrer ici
dans les discussions et polémiques à ce propos, il suffit de rappeler que le
vocabulaire psychanalitique a suscité, dans la vie courante, des manies
interprétatives qui contribuent à l’ère du soupçon et même à l’ère de la terreur.
On s’entend mal ; on se comprend plus mal, et ceci malgré la connaissance du
discursif. Chacun interprète les mots, les paroles, les écrits. Comme il y a
toujours plusieurs interprétations, on (chacun) choisit en général la plus
mauvaise : la plus malveillante, la plus inquiétante...
Cela ne veut pas dire que les découvertes, même partielles ; et ponctuelles, de
ces diverses « disciplines » n’aient pas d’importance. Au contraire : c’est
maintenant et dans le proche avenir qu’elles devraient rester dans un projet, donc
avoir une portée, une efficacité. Ainsi comment construire un projet architectural
et urbanistique digne de ce nom sans avoir étudié, analysé, compris la vie
urbaine moderne — ses problèmes — ses effrayantes déficiences ? D’autre part,
le conçu ne coïncide pas avec le vécu, ni le savoir avec le quotidien. Il y a une
absurdité : affirmer que les deux s’identifient, en tirant l’un de l’autre par une
déduction. Rien ne remplace la spontanéité, la vitalité. Nécessaire la spontanéité
ne suffit pas. Reste à trouver le lieu et le moment de son accord avec la science
(les sciences).
Il ne faut pas non plus oublier que la connaissance et les maîtres
technologiques des énergies et de la nature (et de la vie biologique) ne donnent
ni la maîtrise, ni le contrôle des énergies et forces sociales. D’un domaine à
l’autre, il y a coupure (relative), de non-équivalence. Les sciences dites de la
« communication » permettent de manipuler, jusqu’à un certain point, non
d’orienter. Certains cas (l’Iran, etc.) montrent au contraire que les forces
sociales, les mouvements de masse, sont de plus en plus incontrôlables,
spontanés mais non orientés. Ne serait-ce pas à partir du quotidien et de sa
connaissance critique que ces questions peuvent se poser clairement, et que
l’apport espère résoudre ? C’est à l’humble niveau du « quotidien » que se
posent avec force et se résolvent, souvent avec violence, les « grands »
problèmes. Une révolution survient quand les gens (pas seulement telle classe)
ne veulent plus, ne peuvent plus vivre comme auparavant. Alors ils se
déchaînent et inventent (en cherchant) une autre façon de vivre.
I

Relation (relatif)
Relation et objectivité
Dès le début de son célèbre Tractatus, livre saint de l’empirisme logique,
Wittgenstein déclare qu’il n’y a pas de choses mais seulement des faits. Formule
bénie non seulement par les empiristes, mais par les « réalistes » et les
pragmatiques dans l’action. Les faits commandent... Donc pas de projets, tous
taxés d’utopisme. Que veut dire cette affirmation ? Que la constatation inaugure
la science ? Ce qui ne peut se contester. Pourtant la « chose » est une croyance
plus qu’une constatation ? En effet, si vous regardez ce crayon, si vous le
nommez et si vous avez l’impression de le connaître, en oubliant ses qualités (ce
que fait souvent le sens commun), vous suivez un mauvais chemin : vous errez.
La remarque de Wittgenstein, qui explique son influence, porte contre un
réalisme à courte vue, un « chosisme » naïf, qui confond « choséité » avec
« objectivité ». Or la chose se suffit à elle-même, tandis que le fait entre dans des
énoncés, des « propositions » et des prédications telles que : « Cet arbre est
grand... Le boulevard Santa-Monica va jusqu’à la mer... » Ce dont la logique (les
logiques) fait la théorie. Exact ! Cependant Wittgenstein omet l’essentiel : il y a
aussi des relations, qu’on aurait tort de nommer « subjectives », car elles ont une
objectivité qui ne se confond ni avec celle de la « chose » ni avec celle du simple
fait, mais les enveloppe. La relation de l’observateur et de l’observé, comme
celle de l’organe sensoriel (l’œil, l’oreille) avec son « objet » est objective.
Comme aussi celle de l’instrument avec sa « matière » (le microscope, le
télescope, etc., et pas seulement le marteau, la hache, etc.).
Cette couleur bistre ? Elle appartient à une « chose », le crayon, que vous
définissez, nommez, utilisez. Mais c’est une relation avec la lumière, avec vos
yeux et aussitôt avec votre main et votre conscience. Cette dernière relation a un
sens, mais elle ne se suffit pas et ne permet pas de « subjectiviser » l’ensemble
des relations qui constituent cet « objet ». Au contraire : les oppositions de
« subjectif » ou de « l’objectif », celle de la chose et du fait se dépassent sans
disparaître. La relation de ce crayon avec l’éclairage, avec l’espace (la table, la
fenêtre), cet ensemble, constitue une objectivité relative. Il n’y a pas de réalité et
d’objectivité absolues. Le « fait » fait partie des relations, et la « chose »
également. Le « chosisme » cependant ne voit que des choses, et ne les voit pas
là où il faudrait les déceler, les changer radicalement : quand les êtres humains
deviennent des choses (cas limite d’une aliénation aux mille nuances et formes).
La formule courante : « Tout est relatif... » exprime souvent le pessimisme, le
scepticisme. D’après cette interprétation, le relativisme affirmerait que la
« chose » en soi, inaccessible, ne s’atteint pas. Nous ne saisissons que des
relations. Or la première proposition du relativisme, c’est qu’il n’y a pas de
séparation entre la chose et ses relations ; que les choses sont et ne sont que dans
et par leurs relations : des nœuds, des ensembles (totalités) de relations. Donc
chaque relation permet d’en saisir d’autres et à travers elles d’atteindre « quelque
chose » : les choses ! Ni le sens commun ni la philosophie ne se consolent de ne
pas tenir « tout et vite » dans l’absolu ; du définitif, de l’immuable. La relation
semble le tombeau de la connaissance. Elle se réduirait à la subjectivité,
sensorielle ou mentale. Mais c’est justement l’inverse ! Chaque fois que vous
« appréhendez » quelque chose, soit par les sens (les yeux, les oreilles), soit par
les mains, soit par la conscience et la tête, ce « quelque chose » renvoie à autre
chose. Ce qui se nomme : l’interdépendance universelle, l’interaction. Sans le
renvoi, la « chose » resterait isolée : alors, pas de connaître ; une poussière de
« faits » ou une somme de « choses ». Pas de « monde ». Il est exact d’autre part
que le renvoi perpétuel de ceci à cela déçoit l’action et le savoir. Impossible de
se contenter de ces formules qui prennent quelque fois pour le haut savoir « ce
qui renvoie à... » et ainsi de suite ; puis : le silence l’abîme. Donc faut-il
s’arrêter, selon la sentence aristotélicienne ? Peut-être. Mais surtout il faut
commencer ! « Le difficile, c’est de commencer », dit à maintes reprises Hegel ;
et même : le commencement, c’est ce que souvent on trouve en dernier...

Plusieurs implications :
a) Le connaître part nécessairement de la surface : de celle de la terre et de la
mer, des « choses », du superficiel au ras du sol et de l’humain. La superstition
de l’ancien et de l’antique fait partie du superficiel ; c’est aussi le sens de ces
antiques métaphores : le miroir, le reflet, la « réflexion ». Ce départ n’est pas,
inévitablement et nécessairement erreur, mais plutôt errance : recherche du
« point » par où sortir de la surface, et soit pénétrer en profondeur — soit
s’élever en hauteur, en horizon et perspective. Cela ne veut pas dire qu’il y ait,
en dehors du sensible, un « autre monde », mais, au contraire, que le sensible
n’est pas une apparence : surface, sas, porte, il permet d’entrer dans la
profondeur. Les surprises, le scandale du sensible ? Une illusion philosophique.
Pour la pratique, anologue cheminement : de la superficie (cueillette, pêche, et
chasse) à la maîtrise des énergies en profondeur (mines, nucléaire) et en hauteur
(solaire, espace). La surface et le superficiel ne seraient donc pas des fatalités
pour le regard ou la conscience, assistant aux flux des phénomènes. Ce sont des
départs pour une randonnée (à travers le monde).
A noter que si le regard (les yeux) reste en surface, comme la lumière qui
effleure les « choses » et ne pénètre que rarement les transparences — que si
l’oreille ne saisit du temps que l’écoulement superficiel, la conjonction de l’œil
et de l’oreille dans et pour l’organe essentiel (cerveau) pénètre au-delà des
surfaces : avec le rythme (qui ne se perçoit que par cette conjonction — à
laquelle il faut bien entendu joindre la main). Ce passage du sensible au perceptif
reste relatif et relationnel : les mouvements, les déplacements, les rythmes des
« choses » se perçoivent par rapport à nos rythmes : ceux de l’œil, de ses
capacités à « saisir » — de l’oreille, qui entend selon sa propre organisation les
bruits, les sons et leurs consécutions — enfin, de la main et du corps, qui ont
aussi leur manière d’agir dans le temps et l’espace qu’ils occupent. Lenteur et
rapidité, vitesse et accélération (ou décélération) sont, à la fois dans le sensible et
dans les organes des sens, en relation. Unité du sujet et de l’objet, comme chez
les postkantiens ? Rencontre du sentant et du sensible, selon Aristote ? Ces deux
formules philosophiques ne sont ni tout à fait fausses ni tout à fait exactes. Elles
n’épuisent pas le relationnel (le relatif) dans lequel chacun « met du sien » sans
exclure l’apport (intentionnel ou non) du partenaire. Le rapport donc est à la fois
fait et chose — à la fois subjectif et objectif, et « quelque chose de plus » :
expérience, découverte. Où est donc l’objectivité ? Le sujet est objectif à sa
manière. Il a un corps et des alentours. L’objet entre dans la pratique du sujet, et
d’abord comme objectif d’une activité ; l’objectivité absolue n’est nulle part, à la
manière d’une « chose » qui existerait « en soi », en arrière des phénomènes et
des apparences. Mais l’objectivité est partout : dans ce crayon et ses relations
avec la table, le mur, la lumière — avec mon regard et mon œil... Cette lumière,
qui n’est pas une « chose », qui éclaire et fait surgir de l’ombre les « choses »,
n’est pas moins objective que ce qu’elle illumine. Elle a un autre rythme, certes,
mais qui ne se découvrit qu’au bout de longs siècles, en pénétrant non dans un
arrière-monde mais dans ce que contient la surface lumineuse et qu’elle révèle
en le voilant.
b) Une fois pris le départ, à partir d’un point, d’une ligne, d’un lieu, ce départ
ne s’efface pas. Il ne suffit pas de le garder en mémoire, qu’il s’agisse d’un
déplacement pratique, d’un itinéraire théorique, d’une recherche scientifique,
etc. Celui qui se déplace a besoin de se repérer, d’apprécier la distance parcourue
dans le temps et dans l’espace. D’où la nécessité des références. On les souhaite
stables, définitives. Au départ dans notre histoire, le temps et l’espace sacralisés
détenaient des référentiels qui paraissaient éternels. Ce temps et cet espace sont
décrits dans de curieuses études (cf. la Géographie sidérale par G.-R
Doumayrou, coll. 10/18, 1976). La laïcisation qui semble profanation n’entre pas
dans les analyses de ces auteurs. Pourtant l’histoire de l’espace et du temps se
compose de référentiels passant pour solides et qui s’estompent, qui
disparaissent. Il y en eut de forts, d’émouvants : le clocher du village, veillant
sur l’espace et donnant le temps avec ses cloches — le donjon, la tour du
château — le beffroi avec les horloges à partir d’une certaine époque. Plus
généralement : l’espace homogène, euclidien, tridimensionnel, optico-
géométrique. Puis vint le temps des montres et des horloges, substitué aux temps
qualitatifs, cycliques, du soleil, de la lune et des astres.
A l’échelle « micro », la maison familiale, la famille, le père et la mère,
faisaient office de référentiels pour les individus, comme le village et sa place, la
ville et son Hôtel de ville pour les collectivités plus larges. A l’échelle « macro »,
la vérité céleste, le firmament, jouait aussi le rôle de référentiel : le Ciel (qui
regarde, agit, promet une récompense, se prend à témoin, etc.). Pour qu’existent
de tels référentiels, il fallait admettre le primat absolu du repos sur le
mouvement, de l’immobile et du stable sur le devenir. Ce que s’acharnèrent à
montrer les philosophes ; plus particulièrement Aristote, dont le système
s’organise autour de la théorie du « lieu de repos », du lieu « naturel » dans
l’ordre des choses et pour chaque chose. Le « chosisme » s’érigeait en
philosophie, en ordre du cosmos. D’où son influence.
Or, dès le début du 20e siècle, cet ordre terrestre et céleste disparaît. Les
référentiels s’effacent ; ils disparaissent, à peu près simultanément dans la
théorie (scientifique), dans l’art, dans la pratique sociale : l’espace
euclidien — la perspective — la Ville historique — l’harmonie tonale, etc.
Implication non dépourvue d’importance : ne pas confondre la mesure (le
mesurant) avec le mesuré. Par exemple, la mesure du temps ne peut se confondre
avec le temps. Or, cette confusion, déjà dénoncée dans la philosophie, persiste.
Elle vicie radicalement l’ouvrage récent de Jacques Attali sur l’Histoire du
temps. Son livre, frauduleusement, ne donne pas l’histoire du temps mais celle
des appareils à mesurer le temps. Confusion caractéristique d’une époque, d’une
idéologie, d’une mode. L’auteur passe ainsi à côté des questions qui peuvent
légitimement préoccuper : celle des calendriers, d’abord. D’où viennent nos
calendriers ? Pourquoi et comment ces dates, ces fêtes ? Ces habitudes ?
Pourquoi le calendrier aztèque, le chinois, l’islamique, le chrétien ? — Quel est
donc le rapport entre les temps religieux, sacralisés, cycliques et cosmiques
d’origine — et le temps laïcisé, social, linéaire ? Comment s’accordent-ils ou se
désaccordent-ils dans notre vie quotidienne ?
La mesure du temps n’est pas le temps ; mais elle entre pour beaucoup dans
l’emploi du temps. Elle n’est pas le rythme, bien qu’elle modifie le rythme ; elle
saute d’une technique (clepsydre, sablier) à une autre technique (l’horloge). La
mesure du temps pénètre dans le temps avec l’époque industrielle : avec le
salariat, le travail payé au temps (heure, journée), avec l’organisation du travail
selon le temps qui fait l’argent. Et cependant, le temps vécu, le temps qui passe,
le devenir, échappe à ces prises. Il y a dans le temps comme dans l’espace et
l’énergie quelque chose d’irréductible à la mesure, aux calculs ; à la
quantification. Toute mesure se prend pour définition, pour absolu. Or, tôt ou
tard elle tombe dans l’obsolescence, se dévalorise, se périme. Que l’on mesure le
temps à l’échelle galactique ou à l’échelle des micro-ondes, ces mesures n’en
sont pas moins relatives : l’une à l’autre — et toutes deux à « notre » échelle, à
notre lieu dans l’univers, à nos rythmes. La lutte dans le temps contre le temps,
le combat pour être et « persévérer dans l’être » font partie du temps et du
devenir, une fois de plus. Ce qui relativise l’un et l’autre mais laisse la place à
l’un comme à l’autre.
Relation et relativisme
Le grand bouleversement du siècle commence ainsi : le relatif ébranle peu à
peu ce que les « gens », les membres des divers groupes et peuples prenaient
pour absolu. Mais du coup le relatif et le relativisme entrent dans une
contradiction, très stimulante. Il ne peut pas y avoir de référentiel stable, durable,
et cependant il faut des référentiels. Toute activité en a besoin. Pourquoi ? Pour
se situer, pour déterminer son site et sa situation ; pour mesurer.
A vrai dire, il n’y a qu’un commencement, qu’un seul référentiel qui tienne
bon : le zéro, le nul, le neutre — le point, la marque (arbitrairement fixée le plus
souvent) — et consécutivement la coupure, la segmentation, le découpage du
temps et de l’espace. Donc l’introduction d’une unité, telle ou telle (distincte
mais indissociable des autres unités de mesure). Ce qui suppose toujours des
actes, à la fois mentaux et matériels : des gestes qui annulent et qui indiquent,
qui immobilisent et qui orientent. Le zéro : invention cruciale des
mathématiques, mais pratique ancestrale : le centre, la pierre d’où partent les
routes (Rome) et vers laquelle se tournent les croyants (La Mecque). Le point,
tache ou trou, mais avant tout sans dimension, permet de dimensionner l’espace.
De plus en plus singulièrement puisqu’avec l’effacement théorique de l’espace
tri-dimensionnel (où continue à se dérouler la vie quotidienne) on a conçu des
espaces à 4, 5, 6 dimensions — à un nombre infini de dimensions — à des
dimensions fractionnées (l’objet fractal de B. Mandelbrot). Ce qui tend à rétablir
une continuité là où la discontinuité semblait établie (les dimensions de
l’espace). Théorie difficile, qui exige de longues méditations (cf. l’Espace éclaté,
de P. Virilio, Seuil, 1985). Ce qui modifie, sans l’abolir, la conception de
l’objectivité spatiale (et temporelle).
La mesure ? Sa théorie, en marche depuis l’Antiquité, ne peut se terminer.
Comme l’activité mesurante : toujours en devenir dans le devenir. Toujours
relative, c’est-à-dire en relation, dans la relation. La mesure partit de la surface et
du corps humain : le pied, le pouce, la coudée, etc. Puis elle se détacha de ce
départ pour aller en étendue, en profondeur, en hauteur. Sans abandonner le
relatif, toujours en cherchant un absolu (un référentiel) qu’on trouva soit dans
une force fixe occupant l’espace (gravitation)
— soit dans la vitesse de la lumière (Einstein). Mais tout porte à penser que
de tels absolus ne sont encore que provisoire. Poursuite sans fin, mais aux jalons
et aux étapes dénombrables. Et qui se rapproche de sa limite — à l’infini.
Comme en mathématiques...
La relativité généralisée (universalisée)
Que le « grand » et le « petit » soient essentiellement relatifs, c’est un thème
et une préoccupation depuis l’Antiquité, aussi bien pour les philosophes que
pour les savants. La Terre ? énorme pour « nous » — qui sommes énormes pour
un insecte — est minuscule dans la Galaxie qui elle-même... Cette bestiole, un
moucheron, minuscule pour nous, énorme par rapport à une bactérie, qui elle-
même !... Déjà Pascal ne pouvait éviter un frisson de crainte « théorique » et
métaphysique en considérant cet abîme. Qui se creuse d’autant plus que nous
savons aujourd’hui que les espaces ne diffèrent pas seulement par le « plus ou
moins » dans l’homogène, mais qu’ils ont des « propriétés » locales et des
« qualités ». Et pas seulement des symétries, centres et nœuds, mais de l’imprévu
(trous noirs, etc.).
Il a fallu plus d’efforts et il y eut plus de difficultés pour concevoir la relativité
du rapide et du lent. La rapidité se déterminait par rapport au repos, qui se
présentait comme un absolu. Les historiens savent comment Galilée réfuta cette
thèse aristolicienne : il n’y a pas de repos, d’immobile ; c’est l’immobile et non
pas le mouvement qui est apparent. Tout bouge, tout se meut, plus ou moins vite,
même ces corps et ces choses qui, entraînés dans le mouvement de la Terre,
paraissent immobiles. Il y a plusieurs sortes de mouvements : l’uniforme,
l’accéléré (décéléré), la trajectoire, la rotation, etc. Tous sont relatifs les uns par
rapport aux autres. La description et l’analyse d’un mouvement dépendent donc
(dans une certaine mesure) du point de vue ; mais toutes les descriptions et
analyses, équivalentes, doivent donner le même résultat. La relativité qui se
généralise ne détruit pas l’objectivité ; au contraire : elle fonde l’objectivité
approfondie. Ce qui ne veut pas dire que l’« objet », ensemble de relations, soit
épuisé par telle description ou telle analyse, pris de tel « point de vue » ou par tel
« observateur ».
La mesure n’atteint donc jamais l’objectivité absolue. Elle est relative au
mesurant, au mesuré, et à la « commune mesure » (et bien entendu, au départ, le
zéro et l’unité). Dans l’espace et dans le temps (d’abord mal distingués, puis
séparés, puis en voie de réunification dans la relativité elle-même) l’homme,
c’est-à-dire l’espèce humaine, avec sa taille, ses forces (individuelles et
collectives, naturelles ou acquises), dans sa temporalité (durée de la vie, âge,
activités) se mesurant au monde, est la mesure du monde ; au sens le plus
rigoureux de la formule grecque, faussement accusée de scepticisme, de
sophistique, d’éristique. Le chemin de la mesure introduit trois termes : le
mesuré (par hypothèse mesurable) — le mesurant (l’humain, individuel ou
collectif avec ses outils et son savoir) et la commune mesure dans le temps et
l’espace et l’énergie, qui peu à peu se détache de l’humain, de ses bornes et
limites, pour plonger ou s’élever dans l’univers.
Les rythmes, comme le mouvement et les grandeurs, sont relatifs.
Doublement : pris à part, analytiquement, chacun ayant sa mesure — et parce
que pris dans des interactions et des interférences, toujours hautement
complexes. Ce qui n’enlève pas à chaque rythme sa réalité. Ainsi votre cœur a
son propre rythme, en rapport avec les autres rythmes de votre corps. Ses
battements sont lents par rapport aux battements des ailes d’un moustique
(environ mille par seconde, ce qui s’apprécie au son aigu que produit l’insecte à
votre oreille). Mais comme ils sont rapides par rapport aux grands rythmes
cosmiques ! Comme ils changent, avec les émotions, l’effort, la fatigue, l’âge !
Et cette respiration ! Et les sécrétions ! Vous êtes une gerbe, un bouquet, de
rythmes liés et distincts, de temporalités diverses, mais dans le devenir (même si
le sentant, vous résistez à ce devenir qui vous emporte, en utilisant tel ou tel
rythme partiel, par le sport, par tel médicament ou telle nourriture).
Vos rythmes, naturels ou acquis, vitaux ou sociaux, se conjoignent. Conjoints
ils font une unité. Disjoints, la disjonction engendre des troubles fonctionnels,
qui peuvent amener des lésions. Ce qui ne veut pas dire que toute maladie ait
pour « cause » une perturbation des rythmes, une perte de « l’eurythmie » ; mais
il semble que tout état pathologique entraîne une telle perturbation — de même,
peut-être, dans la société ?
De ce qui précède, il s’ensuit que le relativisme n’entraîne pas la fin de
l’objectivité : à condition d’approfondir simultanément l’objectivité et le
relativisme. Objectivité approfondie et relativisme approfondi se rencontrent
dans un mouvement dialectique. Le relativisme oblige à toujours poser et
supposer un départ et un terme, un commencement et un but, un zéro toujours,
souvent en s’éloignant (en ce qui concerne les rythmes, par exemple). L’absolu
se relativise et le relatif prend momentanément la place et la valeur d’un absolu
(ainsi dans la théorie d’Einstein la vitesse de la lumière ou en politique la
situation de la classe ouvrière). Il arrive qu’un tel moment tende vers sa fin ; la
pensée critique a son rôle : elle entre en scène. Les sociétés ne changent
vraiment que lorsqu’elles inventent une nouvelle façon de vivre (dans la vie « de
tous les jours », donc des rapports et des rythmes) et non quand elles ne
modifient que des formes politiques ou juridiques. D’ailleurs, comment ne pas
comprendre qu’il est plus facile, plus commode, et surtout plus rentable, à court
terme d’imiter, de stimuler l’invention, que d’inventer ?
Contrairement donc à ce que dit Nietzsche (Das Philosophen-Buch, fragments
100 et suivants) l’espace, le temps, la causalité ne sont pas des effets de
discours : des métaphores. Ils ont une réalité mais relative. Ils se situent en
surface ; chacun de ces termes désigne une surface, en deçà et au-delà de
laquelle la théorie et la pratique creusent, approfondissent. Le métaphorique
apparaît quand l’un de ces termes, ou l’un de ses dérivés, se porte à l’absolu, se
prend pour un absolu. Donc quand l’un d’eux se prend pour le tout. Relatifs les
uns aux autres, le temps, l’espace, l’énergie, ont une unité, le monde, que
poursuit le connaître, bien qu’elle soit inépuisable...
J

Révolutions
Le terme
Avant d’aborder la modalité la plus récente de la transformation qui traverse le
siècle, à savoir la révolution culturelle, il faut revenir sur le terme « révolution ».
La tradition marxiste distingue les révolutions démocratiques (bourgeoises : type
1789-1793) et les révolutions socialistes (prolétariennes : type la révolution de
Russie en 1917). Or depuis ces dates la coupure ou cassure entre ces deux types
de révolution s’est atténuée : il y a des révolutions « démocratiques » plus ou
moins avancées : la plus avancée tend à franchir le saut qualitatif qui la sépare
du « socialisme » (qui lui-même a besoin d’être défini ou re-défini !). Les
grandes révolutions, spasmes de la société et de l’histoire, ont des conséquences
complexes ; des retournements, bifurcations, choix, options, font que le devenir
historique n’a rien de linéaire ; le « sens de l’histoire » n’apparaît plus
prédéterminé. Premier exemple d’un retournement : Thermidor en France.
Dernier exemple : la rebellion qui fit tomber il y a cinq ans l’État et l’armée du
shah d’Iran n’était-elle pas une révolution populaire ? Or le clergé shiite, seul à
disposer d’un réseau à l’échelle du pays, put s’en emparer pour réaliser l’État
théocratique le plus « réactionnaire » !...
Les temps dits « modernes » ont suscité trois grands mouvements visant la
transformation de la société, donc révolutionnaires : les mouvements
paysans — les mouvements ouvriers — les mouvements urbains. Les premiers
visaient l’abolition de la propriété féodale (aristocratique) des terres et la
redistribution de celles-ci. La Révolution française, au départ (le 4 août 1789),
fut agraire, paysanne ; ce mouvement, au bout de deux siècles n’est pas terminé
(Nicaragua). Les mouvements ouvriers visaient la propriété privée (bourgeoise,
capitaliste) des moyens de production, et l’organisation d’une société industrielle
différente du capitalisme. Les troisièmes visaient l’absence de politique urbaine,
l’urbanisation « sauvage » mais profitable, la misère dans les villes et autour
d’elles. Le génie politique de Lénine et de Mao ce fut de faire appel aux forces
paysannes, pour liquider l’aristocratie et le féodalisme, ainsi que les survivances
de communauté « primitive », en les alliant aux forces ouvrières, pour liquider le
« capitalisme » et l’impérialisme.
Lénine et plus tard Mao surent donner à ces forces alliées une orientation
définie, empêchant ainsi les mouvements paysans en Russie et en Chine, de
dégénérer en jacqueries locales. Les révolutions du second type sont bien
connues. Les mouvements urbains le sont moins ; d’autant que leur montée, qui
semble avoir fourni fondements et raisons à la contestation radicale (qui culmine
vers 1968), n’a pas persisté ; ils ont décliné.
La révolution n’est plus ce qu’elle était et ne le sera plus. Cette affirmation,
voici peu d’années (cf. Henri Lefebvre et Catherine Régulier, la Révolution n’est
plus ce qu’elle était, éd. Hallier, 1978) a surpris ceux qui admettent un
« modèle » unique, défini, immuable, de transformation du monde. Or il est
admis, aujourd’hui, de tous côtés, que les situations révolutionnaires sont
toujours nouvelles, spécifiques, donc conjoncturales. Si beaucoup de gens
estiment aujourd’hui que la pratique peut et doit se modifier, ils admettent plus
difficilement que la théorie se modifie. Ici se présente une interrogation tout à
fait pressante : la révolution culturelle (et son rapport avec la révolution politique
et sociale). Pour comprendre l’interférence à notre époque de ces deux
mouvements, il faut concevoir théoriquement cette révolution culturelle, au lieu
de discourir à tort et à travers, de la montrer à propos de n’importe quelle
« nouveauté », apparente ou réelle. Ou pire encore : de la localiser, en Chine de
Mao, ou ailleurs. Thèse : la révolution culturelle traverse le 20e siècle, mais en
rapports conflictuels (dialectiques) avec celle-ci. La présentation du concept,
celui de la « révolution culturelle », appelle un retour en arrière, un recours à
l’histoire. Impossible d’oublier qu’il y eut, en France, en Europe, une
« révolution culturelle » qui ne porte pas ce nom. Quand ? Au 18e siècle,
lorsqu’une avant-garde active, efficace, commença à remuer les rapports sociaux
dans leurs profondeurs, à partir de la surface « culturelle » (ou si l’on veut :
superstructurelle).
Pour bien percevoir un tableau, qui mette en parallèle les transformations
culturelles et les transformations socio-politiques dans le cadre éventuel d’un
changement du mode de production, un regard en arrière n’est pas inutile. Serait-
ce par hasard, comme on dit, que presque simultanément (à l’échelle historique),
du 14e siècle à la « Renaissance », apparaissent en Europe occidentale :
a) la mesure en musique, qui détache celle-ci de la parole (du discours
liturgique en latin) et fraie la voie et la tonalité systématique, de l’harmonie, des
rythmes nouveaux,
b) la perspective (avec la ligne d’horizon) qui détache l’espace urbain de
l’espace naturel, qui fraie la voie d’une nouvelle architecture, d’une nouvelle
forme urbaine,
c) l’extension des échanges, la croissance des villes et leur poids politique,
d) la langue nationale et le sentiment national, l’unité « culturelle » du pays (la
France) — l’État centralisé et la monarchie de plus en plus forte,
e) des pas en avant dans les sciences : mathématiques, cosmologie, etc.
amenant l’effondrement lent mais définitif des représentations anciennes du Ciel,
de la Terre et des Enfers,
f) la rapide croissance du capitalisme (d’abord marchand, puis manufacturier),
avec l’invention de techniques bouleversantes : l’imprimerie, le téléscope, etc.,
g) les remous et schémas dans la religion ; le protestantisme, le jansénisme, le
paraclétisme. Dans la philosophie, un nouveau rationalisme, etc.
On pourrait établir un tableau de ces changements, montrant que leur
ensemble métamorphose la vie sociale ; de sorte qu’il ne s’agit pas seulement de
la production, ou de la philosophie, ou de l’État, mais d’un devenir qui procède
par bonds ou plutôt par abondance et création de formes : métamorphoses. La
« culture » et la socio-politique entrant en intéractions incessantes.
La révolution culturelle
Plus on parle de révolution culturelle, moins on comprend ce dont on parle. La
notion se confond avec les représentations (vagues) de « mutation », de
« changement » profond, voire radical, ou simplement de « crise ». Certains
(beaucoup) affirment que les techniques ont une portée révolutionnaire et
transforment la société, rapports et façon de vivre. La droite espère que
l’effondrement des thèmes traditionnels de la gauche (rationalisme, humanisme,
universalisme) ramènera à la surface sociale ses valeurs, ses obsessions, ses
thèses. A gauche, chaque tendance compte sur la « mutation » pour valoriser ses
propres orientations, pas toujours bien définies.
La révolution culturelle ? Au temps de Mao, on savait (plutôt : on croyait
savoir) ce que c’était ; une conséquence, une suite de la révolution politique.
Cette représentation prestigieuse contribuera, en France, au remplacement du
terme « civilisation » par celui (plus vague et longtemps suspect) de « culture ».
Dans ce colossal pays, la Chine, peuplé d’une majorité paysanne, Mao voulait
établir une manière de vivre, une communauté de sentiments contre les traditions
et les hiérarchies récentes ; dans la pauvreté. Ceci en détruisant à la fois un passé
riche et trop lourd, et les ambitions de l’appareil déjà en place ; de façon à
orienter le développement vers un « socialisme égalitaire ». Bref, la révolution
culturelle visait aussi bien Confucius et les traces du mandarinat que la
bureaucratie installée au nom de Mao lui-même ! Coût social de l’opération :
énorme. Les dégâts furent à la hauteur de la tâche ; il en reste des souvenirs : les
médecins aux pieds nus, les communes et la valorisation outrancière d’une vie
paysanne et artisanale. Et les exploits d’une certaine « bande » ; les abus de
pouvoir au cours d’une tentative de désordre créateur et de subversion radicale.
Dans la lignée de Lénine, faut-il ajouter. L’ébranlement de l’ordre s’étendit aux
pays occidentaux...
En arrivant dans ces pays (Italie, France, USA, Angleterre) l’idée de la
« révolution culturelle » rencontra des aspirations analogues, des appels et des
souvenirs, des obstacles. Dans l’histoire et l’expérience occidentales, la
« révolution culturelle » précéda, annonça, prépara la révolution politique et
sociale ; en la légitimant, tout en y contribuant. Elle commence au 18e siècle, en
France, avec l’Encyclopédie, vers 1750. Mais Diderot et les encyclopédistes ne
représentèrent qu’une fraction, un groupe dans une avant-garde européenne qui
comprenait les « philosophes », les savants, la plupart des artistes et des
écrivains, la franc-maçonnerie et une partie du clergé, de la bourgeoisie cultivée,
des artisans, bref tous les critiques de l’ordre féodal-militaire-ecclésiastique
(religieux). Donc tous les partisans, plus ou moins lucides, d’une société civile
possédant en elle ses principes, sa définition, ses lois et son code, au lieu de les
tenir d’une instance supérieure, la royauté, l’Église, le pouvoir militaire. Tous les
« progressistes » des plus idéalistes aux plus matérialistes, avaient en commun
un tel projet ; plus ou moins explicitement, le consensus se constituait autour de
la « société civile », assez clairement définie (par J.-J. Rousseau et par d’autres) ;
jusqu’au moment où Kant la formula en Allemagne, cependant qu’en France elle
se réalisait d’une manière révolutionnaire, non conforme aux prédictions et
attentes. Société civile : dégagée de l’ordre déterminé par la priorité de tel
« ordre », du religieux, (donc société « laïque ») mais aussi de l’État de droit
divin. Réalisée « explosivement » en 1789 et par la suite, mais pleine de
contradictions anciennes et nouvelles...
Le projet de société civile liait le civil à la civilisation, à la civilité : il
impliquait la disparition des pratiques liées à la domination des ordres et des
« états » privilégiés. La torture, par exemple, appliquée aux accusés, l’aveu
passant pour preuve. Détail ? Non. Point secondaire ? Non : essentiel ? Dans la
société civilisée, c’est à la justice (au juge) d’établir la culpabilité, de
reconstituer le délit, de trouver les preuves.
Déjà deux schémas se présentent : selon Mao (et Lénine) la révolution
culturelle suit la révolution politique, condition préalable, nécessaire (non
suffisante) d’un changement global. En Occident, la révolution culturelle
précède la révolution politique. Ce dernier schéma, Hegel l’a retenu mais en
essayant de montrer (après la formation de l’État napoléonien) que la révolution
n’a désormais plus le rôle essentiel. Alors que Marx, qui introduit la notion de
classe (ouvrière), critique Hegel, son projet, sa réalisation « démocratique-
bourgeoise » et l’arrêt de l’histoire à ce stade. Plus tard. Gramsci retient le rôle
de la culture et de la révolution culturelle dans l’acquisition de l’hégémonie
(conquête) progressive, en profondeur, du pouvoir. D’où nouveaux problèmes !...
Est-il prouvé que le 20e siècle, ou sa deuxième moitié, suive l’un ou l’autre de
ces schémas désormais classiques, historiques ? N’y a-t-il pas d’autres
possibilités que ce processus de cause à effet ?
Or cette possibilité non seulement existe, mais se réalise sous nos yeux. Ne
suffit-il pas de regarder ? Les transformations politiques et « culturelles » se
déroulent simultanément, de façon complexe, sans que l’une précède l’autre dans
une relation déterministe, causale ou finalisée ; mais au contraire dans un
enchevêtrement conflictuel, ou tantôt l’une induit l’autre, l’accélère,
l’intensifie — tantôt l’obscurcit, la paralyse, voire l’arrête. N’est-ce pas presque
clair à l’échelle mondiale, quand on tient compte non seulement de la France, de
l’Italie, de l’Europe, mais aussi de l’Iran, de l’Asie, de l’Amérique latine, des
pays pétroliers, de l’Afrique, et ainsi de suite ?...
Impossible d’établir un tableau complet, mondial, de ces intéractions et
interférences. Il faut plus modestement se contenter d’un tableau réduit qui mette
au jour la simultanéité, la réciprocité dialectique des deux grands mouvements,
le politico-social et le scientifico-culturel : ce qui de toute évidence ne peut plus
se réduire (bien qu’il les englobe) aux rapports classiques : « vérité-idéologie »
ou bien « réalité-reflets », « rationalité-irrationnel », etc. Le tableau donc montre
que le politique et le culturel ne se superposent pas, mais interfèrent sur le
monde conflictuel (unité-contradiction).
Tableau du 20e siècle
Tableau lacunaire, bien sûr, et incomplet, établi dans une orientation et visant
cette cible : la contemporanéité, les rapports de la révolution culturelle
(idéologique, scientifique, etc.) avec le politique (économique, social, etc.).
Donc ni tableau logique comme le souhaitait Wittgenstein — ni tableau
génétique comme le voudraient de nombreux historisants. Il laisse de côté les
précurseurs (Hegel, Marx, Nietzsche), mais aussi Stirner, Lassalle, Bernstein, la
Commune de Paris, et d’autres faits ou événements (le colonialisme — les
Empires, etc.).

1900

Ouverture du siècle — optimisme tranquille ; confiance dans le progrès : de la
science, de l’industrie, de la Raison. On entre dans l’ère de la stabilité ; de
l’équilibre (entre les puissances) — dans le règne du temps réglé, de l’espace
quadrillé — de l’or, valeur suprême, garantie de la stabilité — de la loi et du
droit, de la propriété et de la Liberté. L’Exposition universelle — (mais l’affaire
Dreyfus, la lutte pour la laïcité, comme fond de tableau).

1905

Guerre Russie-Japon. Victoire du Japon. Première révolution en Russie ;
apparition des Soviets (Conseils). Montée de l’Impérialisme — Montée du
mouvement ouvrier ; sa division (bolcheviks-mencheviks, etc.) — Découverte
de la relativité ; ébranlement des certitudes concernant l’espace, le temps, la
matière, l’énergie. Séparation commençante entre le quotidien et la connaissance
(le quotidien persiste dans le temps des horloges, — dans l’espace
tridimensionnel, optico-géométrique, euclidien, « absolu »).

1900-1914

Les impérialismes. L’Internationale contre la guerre. Guerres locales
(Balkans). Impuissance de la philosophie rationaliste, de l’humanisme libéral.
Conceptions naïves du droit, du socialisme, de la justice, de la Liberté. Retard en
France de la théorie (sauf quelques écrits, dont ceux de Jaurès, rien de
comparable aux travaux de Kautsky, de Rosa Luxemburg, de Lénine).

1910 (aux environs de...)

Désagrégation, dans l’art et le connaître (la culture, l’idéologie) des
référentiels adoptés et maintenus par le sens commun : l’espace de la perspective
(avec le cubisme analytique) — le temps des montres et des horloges (avec des
mesures plus fines) — la famille et la paternité (débuts de la psychanalyse) — la
ville (éclatement en banlieues) — l’Histoire (qui s’obscurcit), etc. — Entrée
dans la modernité mais catastrophe silencieuse. Le Négatif à l’œuvre. Séparation
accentuée et conflits virtuels entre le quotidien et la connaissance, l’art. La fin du
système tonal en musique, comme de l’espace perspectif en peinture, bientôt en
architecture. La figure de « l’homme sans qualités » comme figure de
l’Européen. Hypothèse : c’est ainsi que s’inaugure la révolution culturelle ; elle
annonce les événements (guerres, crises, révolutions) sans pour autant les
déterminer. Épicentres de l’ébranlement : Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin,
Paris.

1914

Défaite du mouvement ouvrier internationaliste, pacifiste, anti-impérialiste et
antimilitariste. Meurtre de Jaurès. La guerre ! Débuts incertains de la
radicalisation refusant « l’Union sacrée », pour la Patrie, la Civilisation, le Droit,
contre les « barbares »...

1917

Lénine et Tzara à Zurich. La négativité radicale à l’œuvre : l’État et la
révolution de Lénine — Dada et Tristan Tzara — la révolution d’Octobre.
Séparation de la théorie et de la pratique politique : Lénine et l’État (après la
prise du pouvoir). Conjoncturalement : alliance en Russie des paysans, ouvriers,
soldats. Les soviets.

1920-1921

La troisième Internationale contre l’Internationale II (socialiste-réformiste) et
contre les « libertaires ». Les vingt et une conditions. Succès, puis échecs du
mouvement révolutionnaire en Europe (la bataille de Varsovie, perdue par
l’Armée rouge et Trotsky, etc.) — Fondation du PCF. Dominants en France : le
« bleu-horizon », les anciens combattants, la question des réparations, etc. A
gauche : débuts du surréalisme, du dadaisme, de l’anti-littérature, du « grand
refus »...

1925

« Stabilisation provisoire du capitalisme » selon la troisième Internationale.
Mais guerre au Maroc. Dévoilement de l’impérialisme français. Avant-garde,
constituée par un mouvement des intellectuels vers le PC (philosophes et poètes,
artistes et savants). L’espoir révolutionnaire et le projet d’un nouvel optimisme.
Trotsky écarté du pouvoir en URSS par Staline. Montée du fascisme en Italie.

1925-1930

Fin de l’après-guerre ; ordre rétabli, mais archaïsme de la société française,
stagnation économique, tendance au « capitalisme rentier » appuyé sur le partage
à Versailles des influences (en Europe, Afrique, Asie). Consolidation du PC mais
avec le trotskisme trouble, débuts de l’ère du soupçon (toute objection se voyant
taxée de trotskisme). Caractère attractif du trotskisme sur le plan « culturel » :
trotskisme et surréalisme ; le surréalisme comme projet de révolution culturelle
(commençant par la poésie et la « culture ») — Caractère attractif des PC sur le
plan de l’action contre l’impérialisme, le capitalisme, la bourgeoisie. Luttes
internes allant jusqu’à la base. Les questions paysannes, posées à partir de
l’URSS mais bientôt délaissées « hors révolution ». Le plan quinquennal et la
rationalité économique. Formation de l’appareil (stalinien) dans le PCF et la
troisième Internationale, contre le trotskisme, le réformisme, les courants et
tendances « libertaires », etc.

1930-1934

La « crise » commence aux USA dès l’automne 1929. Avec des conséquences
imprévues. On s’aperçoit (trop tard) qu’un programme économique ne suffit pas,
non plus qu’une politique favorisant le travail et les travailleurs. Illusion, erreurs,
fautes de la troisième Internationale. La tactique « classe contre classe » ; ses
échecs (en Allemagne, en France, etc.) Absence de direction et d’orientation
théorique du mouvement ouvrier. Absence de projet ayant une ampleur.
Contradictions : en France et ailleurs, persistance de l’antimilitarisme en même
temps qu’admiration pour l’Armée rouge et dénonciation du péril hitlérien.
Critique de « l’anarchie » du capitalisme financier mais acceptation de la
rationalisation du travail productif, etc. Réduction du marxisme à un point de
vue économique, à l’éloge de la planification (soviétique) — Mais en même
temps découverte des œuvres philosophiques de Marx et de son mot d’ordre :
réaliser la philosophie. Renouvellement de l’humanisme, de l’espoir — mais,
contre l’attente, montée des nationalismes, de l’hitlérisme. Accablement
(longtemps nié) de la classe ouvrière allemande. Devant l’apologie de la culture
et de la grandeur germanique (de la revanche) incapacité ou impuissance
politique de la grande tradition allemande (École de
Francfort — Brecht — Thomas Mann, etc.) Redécouverte en France de la pensée
dialectique et formation d’une école à tendance « marxiste » française.

1934-1936

Inversion des mots d’ordre de l’Internationale : abandon de « classe contre
classe » — orientation vers l’alliance avec les « forces démocratiques », avec la
« gauche, le radicalisme et la social-démocratie. Réalisation de cette tactique (ou
stratégie) d’abord dans le culturel. Dissolution brusquée de l’AEAR (Association
des écrivains et artistes révolutionnaires). Fondation de la maison de la Culture
(la première en France). Constitution de l’avant-garde intellectuelle, contrôlée
par le PC (malgré des divergences fortes, idéologiques et politiques, mais
rassemblement contre le fascisme, l’hitlérisme et leurs analogues en France). En
1935, le Congrès mondial des intellectuels. A la fois éclat et fin (éclatement de
l’avant-garde). Nombreux incidents au cours du congrès. Mise à l’écart du
surréalisme, de la psychanalyse, du populisme et même du « marxisme »,
(domaine réservé au parti). Congrès sans conclusion ni ouverture « culturelle »
sinon confuses. Toutefois, impulsion donnée par le « culturel » (terme introduit
en France à cette occasion) qui se répercute sur le plan politique. Le Front
populaire et son succès électoral — puis les déceptions, les contradictions vécues
dans une euphorie peu durable (la guerre d’Espagne, etc.).

1939-1945

La Seconde Guerre mondiale et ses terribles péripéties, de l’hitlérisme et du
fascisme italien, de la « collaboration » pro-hitlérienne en France. — Yalta :
ascension des USA et de l’URSS (Staline vainqueur) — . Au cours même de la
guerre, l’impulsion donnée à la connaissance depuis le début du siècle (Einstein,
puis la physique probabiliste, etc.) s’accentue. Découverte de la logique
opérationnelle (organisation des transports par mer, etc.). Entrée en scène du
nucléaire (la Bombe !). Possibilité dès lors de destruction (nucléaire) d’un
mouvement insurrectionnel, populaire, révolutionnaire. Possibilité d’une auto-
destruction de la société, de la planète. Les camps d’extermination. Après la
libération avec les désenchantements qui viennent vite, commence l’ère non
seulement du soupçon, mais de la terreur (qui s’annonce dès la fin de la guerre).

1945-1950

Restauration du capitalisme en Occident. Division du monde en deux
« blocs ». Triomphe du stalinisme (fusion et confusion savoir-pouvoir). Le
moment de la réalisation de la philosophie est manqué. Constitution et
découverte du quotidien (établi, manipulé, bientôt programmé). La philosophie
se prend pour une révolution culturelle (avec l’existentialisme) alors qu’elle
dérive vers le psychologisme, le sociologisme, l’historicisme ; mais aussi vers
l’absurdisme, le nihilisme, le pessimisme. Naissance de la cybernétique et de la
théorie de l’information (ingénieurs de la Bell, etc.). Émergence en Occident du
travail productif et du discours comme « valeurs » (de remplacement).
Révolution en Chine. Formation de l’État d’Israël. Accentuation des conflits :
« plan-marché », « dirigisme-libéralisme », « marxisme-philosophie », etc.
Théorie de la « science prolétarienne » contre la « science bourgeoise », celle-ci
comprenant l’informatique, la relativité, les quanta, etc.

1956 (aux environs de...)

Faillite du stalinisme (le rapport « secret » K.) — Faillite du colonialisme
(guerre d’Algérie, guerre de Suez) — Maintien en France du stalinisme. Vide
« culturel » mais naissance de la contestation radicale, des révolutions hors des
partis communistes (Algérie, Fidel Castro). Entrée en scène de la Chine, des
pays non-alignés, de l’autogestion yougoslave... Année cruciale. Tournant de
l’après-guerre vers une autre époque, opposition renforcée et réprimée dans le
PCF au stalinisme. Débuts du déclin du PCF que commencent à quitter les
« hommes de culture ».

1960-1975 (1968 : paragraphe qui suit)

La fameuse « révolution scientifique et technique » (accompagnée d’une
démographie galopante) ; son double ou triple sens : substitut de la révolution
politique et sociale qui n’a pas eu lieu en Occident et qui décline par ailleurs,
comblant donc un énorme vide — tentative de réconciliation entre le quotidien,
les sciences (appliquées) et l’art — avancées fulgurantes, au sens exact de ce
terme des forces productives. Industrialisation et urbanisation accélérées.
Croissance sans développement. Techniques autonomisées (valorisées sans
mesure, mal contrôlées). Renforcement mondial de l’État, de sa logique, de la
logique en général ou plutôt des logiques. Rentrée en scène du réformisme
(après l’explosion de 1968). Indépendance politique des ex-colonies ; tiers-
mondisme, attente d’une transformation culturelle par l’apport des pays
périphériques dits en développement — Idéologies technocratiques :
structuralisme, positivisme, empirisme logique, etc. Apologie de la stabilité, de
l’équilibre. Obscurcissement du marxisme, de toute connaissance critique, de la
théorie en général. Le mondial comme problème (firmes mondiales ; marché
mondial ; stratégies mondiales, etc.). Le monde de la marchandise, système
général d’équivalences (et d’inégalités, de conflits voilés ou avérés, d’équilibres
instables...).

1968

Après la révolution culturelle en Chine et divers mouvements contestataires
locaux, en 1968, apogée de la contestation et de la connaissance critique.
Contradiction : « prospérité-revendication ». Réplique des étudiants, de la
« classe ouvrière », du peuple entier, à la « prospérité capitaliste ». Situation
quasi révolutionnaire (en France). Grève générale, unique dans l’histoire. Le ras-
le-bol. Sans projet. Confusion entre culturel et politique. L’État ébranlé ;
promptement rétabli. L’échec des « mouvements » (subversifs), ses suites, ses
tares. Le mot d’ordre : « Changer la vie... »

1975 et la suite

La crise peu à peu s’étend, se mondialise : allant de l’économique au
politique, au « culturel », aux valeurs (éthiques, esthétiques). Le négatif
totalisant, les contradictions accumulées mais voilées. Déclin de la contestation
et du mouvement ouvrier. Compromis historiques et projets de sociétés.
Révolution en Iran (contre le shah et l’occidentalisation) : un peuple naissant à
l’existence politique mais non à la société civile. Retour (en force) des religions.
Mouvements en Amérique latine. La religion comme « culture » populaire ou
comme contre-culture ?... Tendances à la dépolitisation, mais problématique
globale. L’espèce humaine en question à tous points de vue (la nature — la
guerre — la religion — le passage de l’ère du labeur à l’ère du non-travail, de la
rareté à l’abondance, etc.). Les paris et les enjeux. La philosophie, le culturel, le
possible comme problèmes. Le conflit dialectique du « positif » et du « négatif »
(de la production-création et de l’auto-destruction). Tendances inverses à la
reconstitution de la société civile, à l’invention sous les signes du désordre
(apparent) de l’auto-détermination, -gestion, - nomie). Qu’en sortira-t-il ?
Supplément au tableau du 20e siècle

Monde et mondial. Mondialisation, mondialité


Compléments et suppléments aux concepts de la philosophie classique, à
savoir : universalité-rationalité-totalité. Il s’agit du Terrestre, du Planétaire, non
pas du Cosmos (lequel peut aussi se nommer : monde). Le mondial et la
mondialisation dans le « moderne » se présentent comme un devenir plein de
contradictions et très inégal, avec des régressions, des déplacements, des bonds,
depuis le marché et la production jusqu’à la création dite « culturelle ». Chaque
pays, depuis deux à trois siècles, en élargissant les circuits à partir de l’Europe
occidentale, devient le porteur (support) du mondial conjoncturalement. Ce qui
ne veut pas dire que tous les autres pays retombent en arrière, se stérilisent, se
« provincialisent ».
Au 18e et dans la première partie du 19e, l’Angleterre puis la France et
l’Allemagne entrent en scène, inaugurant la mondialité au-delà de leur
nationalité (cherchée). Puis la « Mitteleuropa » et la Russie (Nietzsche quitte
l’Allemagne, mais l’invention y persiste, jusqu’au 20e siècle, avec Thomas et
Heinrich Mann, Brecht, l’école de Francfort, Musil, etc.). Ensuite l’URSS et les
USA, qui s’opposèrent vite, puis, très remarquablement, l’Amérique latine (y
compris la théologie de la Libération), etc.
Ce mouvement englobe la thèse bien connue de l’inégal développement. Mais
les pays porteurs de la mondialité ne sont pas nécessairement les plus industriels,
les plus avancés politiquement. Le négatif entre aussi en action.
Commentaire du tableau
D’où proviennent l’effacement, l’affaiblissement du « marxisme »
aujourd’hui, alors que de toute évidence les difficultés, les problèmes, mais aussi
les possibilités du monde moderne découlent de la croissance des forces
productives (sciences appliquées, techniques) ; ce qui entraîne des innovations,
des modifications dans le travail, dans la division et l’organisation de ce travail.
Ce qui confirme les thèses « marxistes » les plus « classiques ». A condition de
les compléter... Le présent ouvrage (après quelques autres) propose cet objectif.
Les raisons de l’obscurcissement sont nombreuses ; elles ne peuvent se
concevoir en se référant aux seules œuvres de Marx-Engels. Ou au dogmatisme,
au stalinisme, au terrorisme intellectuel. Essayons ici d’en atteindre, dénombrer,
définir quelques-uns. Et d’abord, d’où vint cette croissance, avec ses
excroissances (idéologiques, institutionnelles) ? Comment cette expansion du
mode de production (capitaliste) a-t-elle été possible ? La « révolution
scientifique et technique », après les effondrements simultanés du colonialisme
et du stalinisme, introduisit un produit de remplacement, les effets débordant
causes et raisons...
Or les théoriciens et chercheurs s’inspirant de Marx étaient (sauf une minorité
infime) mal préparés à subir ces chocs ; modelés par des décisions politiques à
court terme, étendues arbitrairement au connaître, ils assimilèrent très mal les
notions scientifiques (alors qu’ils s’affirmaient partisans d’un socialisme et
d’une société « scientifiques » !). Passons sur leur surprise devant l’élasticité et
la « créativité » du mode de production capitaliste. Surprise motivée : guerres et
crises n’ont pas abattu le capitalisme ; elles l’ont stimulé. Ils croyaient non
seulement à l’objectivité (des représentations et connaissances) mais à
l’essentialité, à la subtantialité absolue (du « réel », du « matériel »). Dans leur
grande majorité, ils en restaient à un matérialisme sommaire, en ne découvrant
que les contradictions des autres : bourgeoisie et capitalisme. Matérialistes,
« réalistes », « mécanistes », ils s’en tenaient à la chose, à « l’objet »
élémentaire ; là, devant nous, ce caillou, ce métal, ce marteau existent
« réellement », « objectivement », pratiquement, avec évidence, tels que nous les
voyons, touchons, manions. « La preuve du pudding, c’est qu’on le mange... »
Test : la triste polémique sur les hybrides mendéléens et la génétique, où l’on prit
pour critère de l’espèce la stabilité, l’immobilité. Dédaignant à la fois la pratique,
la dialectique, le devenir, proclamant « science prolétarienne » opposée à la
science bourgeoise cette idéologie sommaire, des « marxistes » l’imposèrent au
nom de Staline. Le stalinisme ? Ce fut un dogmatisme grossier et imposé, fusion
et confusion d’un savoir borné avec un pouvoir sans bornes.
Une cause d’ennuis pour les marxistes fut et reste le destin de l’œuvre et des
concepts venus de Marx-Engels. Ils entrèrent dans l’idéologie (couvrant une
pratique s’éloignant de la théorie) ; de plus, en Occident ils entrèrent dans le
« culturel » mais aussi dans les sciences spécialisées (histoire, économie,
sociologie, etc.). Perdant les privilèges de l’idéologie et le prestige de la totalité
théorique, le « marxisme » se vit peu à peu écarté, écartelé, relégué au voisinage
des contestations dépréciées.
Le matérialisme ? Comme les autres concepts de Marx concernant
l’économique, le politique, la révolution, le matérialisme a simultanément raison
et tort. S’il est exact que l’activité productive se déplace de la production
d’objets (de choses) vers celle des images, des signes, des textes, l’apologie des
« immatériaux » n’en est pas moins démagogique. Les « immatériaux », images,
signes, textes, ne peuvent se passer d’une base « matérielle », tant du côté des
appareils techniques, de leur emploi « réel » et de leur manipulation, que du côté
des éléments prélevés dans le sensible, dans la pratique. Opposer la « créativité »
à la « productivité » matérielle révèle une dégradation « culturelle » qui peut
aller avec le fétichisme et la culture ! Sans en revenir aux concepts anciens de la
nature (les concepts « naturalistes » et romantiques, etc.) le « réel » sensible,
pratique, peut et doit se concevoir comme tel. Maintenir quelques vérités
premières sur la production, le travail, les travailleurs, et simultanément ne pas
admettre changements et modifications, cette attitude révèle aussi une incapacité
théorique ; la dégradation de la connaissance engendre celle de la culture (qui ne
peut se séparer ni du « pur » connaître, ni du savoir utilisé techniquement).
La « crise » ? Le mot, banalisé, a perdu depuis longtemps tout sens bien
défini. De qui, de quoi parle-t-on ? De la société française ? Bien sûr, elle est en
crise, voire en état critique ; mais adopter un point de vue confus sur une réalité
bornée, ce n’est pas l’affaire de la théorie. Le monde ? Alors il faut dévoiler
toutes les contradictions, y compris et surtout les plus cachées, celles qui
atteignent ce qui « nous » est le plus cher ! Une contradiction essentielle, sinon
principale, concerne la relation déjà signalée, toujours surprenante, entre le
positif et le négatif. Effets ambivalents, conflictuels, s’étendant à tous les
domaines, des acquisitions techniques, les éléments d’une positivité autre
s’accumulent mais restent fragmentaires, émiettés. Dans la transformation opère
en profondeur le négatif. II n’a rien de commun avec la négation individuelle
décrite par une série d’écrivains (depuis Sade). Il ne s’agit plus de « sujet » alors
que ce « sujet » et la subjectivité sont emportés par le torrent. La « crise » ? Oui ;
elle est totale ; le négatif la totalise ! L’ébranlement général des idées, des
représentations, de la « culture », en bref la révolution culturelle qui se poursuit à
travers la « crise », entraîne le discrédit de l’État comme des formes de la
domination-exploitation-aliénation. Ce qui entraîne parfois l’obscurcissement de
ce qui semblait le plus simple, le plus traditionnel, le mieux acquis : les pratiques
de la langue, de la lecture, de l’écriture. Mais ce qui n’entraîne pas la
déconstruction de l’État, encore moins sa reconstruction dans une société
modifiée en profondeur. Le critère d’une révolution, c’est qu’elle détruise une
forme politique historiquement engendrée, et en produise ou crée une autre.
L’État ne peut s’abolir immédiatement, sur un ordre ; il faut le
reconstruire — différemment. Ainsi parviennent jusqu’à notre époque la voix de
Marx et celle de Lénine.
Ils annoncèrent, avec les mots et les concepts de leur temps, quelques
profondes métamorphoses de l’être humain, au cours de son devenir, cours
partiellement prévisible (déterminisme) mais en partie imprévu : invention,
créations — et aussi hasards, rencontres, voire catastrophes.
Il n’en reste pas moins que Marx et après lui beaucoup de « marxistes » ont
sous-estimé, sans les ignorer complètement :
a) les questions de la terre, du sol et du sous-sol, des rentes, de la production
agricole, des paysans, de l’agro-alimentaire ;
b) des villes, de l’urbanisation, de l’urbain.
Ils ont misé sur l’industrie et l’industrialisation. Ce qui a aussi joué quelques
tours (mauvais) au « socialisme ».
L’autogestion ? Bien sûr, mais il faut dire comment la mettre en place,
comment la faire fonctionner (dans l’État ; en rapport avec le marché, qui a ses
lois et que personne ne peut abolir par décret). La maîtrise, le contrôle des
conditions d’existence, passent non sans raison par des conquêtes à partir de la
pensée de Marx, à travers les expériences soviétique, yougoslave, chinoise. Cette
maîtrise et ce contrôle entrant dans la définition du socialisme. Ce qui mène à
l’idée de la démocratie directe. Mais où et comment la réaliser ? Est-ce qu’elle
« s’institue » ? Relève-t-elle d’une constitution ? Ou d’une pratique, d’une
manière de vivre ?
Pour essayer de voir clair, ne faut-il pas repartir de Marx, en approfondissant
l’histoire du socialisme : de sa conception — et de sa réalisation au cours du 20e
siècle ? Cette histoire, qui semble accomplir dans les ouvrages contemporains
peut et doit se réécrire, en fonction précisément de l’histoire contemporaine,
depuis un siècle. Il se trouve que cette expérience — cette épreuve — projette
une autre lumière sur l’œuvre de Marx lui-même. Par un effet rétroactif qui fait
partie de la démarche dialectique.
Autre interrogation éventuelle : peut-on concevoir l’alliance du national avec
le mondial, en passant par le transnational, puisqu’il semble y avoir carence de
l’international ? Mais comment ? Par quelle procédure — ou par quelle
métamorphose ?
K

Socialisme
Qu’est-ce que le socialisme ?
Depuis quelques dizaines d’années, les notions les plus élémentaires, celles
qui semblaient acquises définitivement, ont été troublées ou ébranlées. Par
exemple, la notion de croissance, pourtant simple. Des gens intelligents et
perspicaces ont déclaré : « Depuis longtemps, il n’y a pas eu de croissance,
puisque les forces de destruction s’accroissent aussi vite et même plus vite que
les forces de production... » Raisonnement bien fondé et pourtant paradoxal.
Incontestablement, les capacités de destruction s’accroissent avec une
accélération plus qu’inquiétante. Cependant les capacités de production relèvent
également des innovations technologiques, à tel point que « l’usine sans
ouvriers » (et de plus en plus productive) monte à l’horizon. Peut-on écrire
« croissance + A et destruction — A égale à zéro » ? Calcul sophistiqué ! Il n’en
reste pas moins que la définition de socialisme par la seule croissance, qui eut
cours pendant la première moitié du siècle, n’a plus qu’une importance
idéologique.
Comment définir le socialisme (transition vers le communisme) si la
détermination « classique » depuis Marx ne fonctionne plus ? Certains
théoriciens reconnaissent qu’il faut trouver « autre chose », ce qui accentue la
problématique du projet. Lequel ne peut pas ne pas impliquer une telle définition
et devrait même s’appuyer sur elle et ouvrir la voie de sa réalisation.
Le socialisme selon Marx et sa problématique
Y a-t-il chez Marx et chez Engels une définition formelle du socialisme ? Non.
Marx se défendait à la fois de l’utopisme et du prophétisme ; n’a-t-il pas déclaré
ou suggéré que les gens (les hommes d’action) de l’avenir devraient se
débrouiller ? Marx admettait-il un déterminisme (historique ? économique ?)
allant vers le socialisme et le communisme ? Oui. Certainement, encore que le
déterminisme qu’il concevait n’eut pas l’unilatéralité, la simplicité que promut
par la suite le dogmatisme. Les forces productives selon lui ont plusieurs
composantes, dont les techniques (avec la division et l’organisation du travail),
la classe ouvrière
— le salariat étant à la fois force productive, force sociale et structure des
rapports de production et de propriété dans le mode de production capitaliste.
Certainement, Marx a envisagé la disparition des classes moyennes et la
croissance (quantitative et qualitative) de la classe ouvrière, donc sa
prédominance. Prévisions mal vérifiées encore que le maintien et
l’accroissement (qualitatif et quantitatif) des classes moyennes ne veuille pas
dire que leur poids politique ait augmenté. Ne servent-elles pas de « masses de
manoeuvre » ? Ne sont-elles pas manipulables et manipulées ? Ne sont-elles pas
le pivot d’idéologies assez sommaires (aux USA et ailleurs) ?
A coup sûr, Marx ne croyait pas à la survie, à l’élasticité, à la capacité
d’innovation du capitalisme. Il voyait à proximité la fin du capitalisme et une
période transitionnelle, dont la conception reste toujours discutable et discutée
après lui (jusqu’à nos jours). Il n’aurait jamais cru que le capitalisme survivrait à
des crises, à des guerres ; que loin de le ruiner, ses contradictions le stimuleraient
jusqu’à un certain point. Ce qui entre dans la conception dialectique du devenir ;
mais pas exactement dans la conception que Marx met en avant...
Ce qui nous oblige à revenir en arrière, en accentuant certains points, sur le
chemin déjà parcouru. Depuis le centenaire de la mort de Marx en 1883, les
théoriciens marxistes ou réputés tels ont tenu de nombreuses réunions,
cérémonies, colloques et congrès. A noter que ces célébrations eurent des points
communs, et d’abord un curieux caractère « rétro » différent de la démarche
dialectique ; il laissait l’impression qu’on enterrait la pensée de Marx plutôt
qu’on ne l’actualisait. Tel commentateur très savant a expliqué que la pensée de
Marx se trouvait déjà chez Aristote ; tel autre a discouru sur les Manuscrits de
1844, leur état actuel, leur chronologie exacte et leurs traductions. Sur le rôle
qu’on joué ces Manuscrits, au cours des années 1930 à 1940, dans la pensée,
rien. Cette entrée sur la scène philosophique, en compétition avec la philosophie
de Heidegger et en confrontation avec celle-ci, n’a même pas été mentionnée.
On a souvent oublié que le marxisme ne vaut que si l’on s’en sert, que si les
œuvres de Marx ne deviennent que des sources de citations comme celles de
Rousseau ou celles de Machiavel, elles ne valent plus une heure de peine ! La
pensée de Marx ne peut se concevoir comme un « pur » objet de savoir ; elle
n’est pas un objet de réflexion épistémologique, encore moins un gadget que
l’on déconstruit et reconstruit dans une sorte de jeu intellectuel. La pensée de
Marx sert à comprendre ce qui advient dans le monde moderne, en essayant
d’agir pour l’orienter et le transformer : toute autre interprétation implique une
méconnaissance radicale et conduit la pensée de Marx à la ruine.
Les colloques internationaux furent passablement révélateurs. Ce fut
l’occasion d’une mise au point. Les discussions tournaient autour de la situation
politique, ce qui paraît très légitime ; mais on a répété bien des fois le même
discours. On a vu les participants à des réunions « mondiales » se diviser en
deux clans ; d’un côté, les gens au pouvoir ou proches du pouvoir trouvaient que
tout allait assez bien, sinon pour le mieux ; que les problèmes dans la théorie
comme dans la pratique venaient de l’autre camp, celui des impérialistes. Quant
aux gens qui n’étaient pas au pouvoir, ils admettaient une « crise du marxisme »,
cette crise affectant les pays socialistes et n’étant qu’un aspect d’une crise
mondiale. Dialogue de sourds entre les « étatistes » et les « non-étatistes » ! Le
dogmatisme n’avait pas disparu. Plus d’une fois la pensée critique fut traitée
d’instrument de l’impérialisme ; injure classique. Cette situation n’a rien de
nouveau. Il faut la rattacher au questionnement général concernant l’État. Depuis
longtemps les marxistes ou « marxiens » se divisent en partisans d’un socialisme
étatique (plus lassallien que marxiste) et en marxistes critiques de l’État (donc
plus ou moins autogestionnaires).
On peut aujourd’hui discerner les thèmes traités, ainsi que les concepts
utilisés, ou au contraire manquants.
A cette question qu’est-ce que le marxisme, qui s’imposa au cours de ces
années, il y a explicitement ou implicitement plusieurs réponses. Pour certains,
le marxisme se définit par les œuvres de Marx ; alors se pose une question
secondaire en apparence et pourtant décisive : quelles œuvres ? Une certaine
tendance rejette les œuvres de jeunesse comme idéologiques et philosophiques.
Le marxisme se définirait-il seulement par les œuvres de la maturité ? Ou bien
par les dernières œuvres, en mettant au premier plan les écrits sur la Commune
de Paris ainsi que la Critique du programme de Gotha ? Donc quel Marx ?...
Seconde réponse : le marxisme se définit par les œuvres de Marx et d’Engels.
Mais, entre Marx et Engels, il y a de notables différences, surtout en ce qui
concerne la philosophie de la nature. Celle-ci passe au premier plan chez Engels
alors qu’elle n’a pour Marx qu’une importance subordonnée. Donc, dans cette
hypothèse, Marx et Engels, mais qui l’emporte ? Et où se trouvent les textes
fondamentaux ?
Troisième réponse : Marx-Engels-Lénine. Mais, pendant longtemps Staline fut
promu au même rang que Marx, Engels et Lénine. D’autre part le « léninisme »
semble aujourd’hui fragile. Il comporte des points faibles et des points forts.
Point fort : la théorie des inégalités de développement. Point faible : la thèse
selon laquelle le capitalisme dès les années 1920 devait stagner, se montrer
incapable d’une croissance des forces productives. Et sans doute aussi la thèse
politique selon laquelle le savoir s’apporte « du dehors » à la classe ouvrière.
Thèse au surplus « kautskyenne », bien que souvent attribuée à Lénine et
incorporée au léninisme. Peut-on mettre aujourd’hui l’œuvre de Lénine au même
rang que celle de Marx et d’Engels ?
Enfin, dernière réponse : admettre dans le marxisme tous les courants de
pensée issus des ouvrages de Marx ; dans leur diversité, dans leur pluralité, y
compris l’opposition entre le dogmatisme et le relativisme. Mais alors se pose la
question des références. Tous ces courants, tous ces ouvrages font-ils également
référence à Marx ? Où se trouve la ligne de démarcation qui sépare la pensée
dite « marxiste » de celle qui ne peut se dire « marxiste » ? D’ailleurs la pensée
contemporaine et le 20e siècle tout entier sont imprégnés de « marxisme », même
chez ceux qui l’ont combattu ou qui en ont divergé comme Schumpeter et
Keynes. Il reste donc un problème de démarcation ; d’autre part, ces remarques
rendent absurdes les tentatives de liquidation pure et simple de la pensée dite
marxiste.
Pourquoi ne pas admettre que la pensée de Marx constitue un noyau initial, un
germe effervescent, ferment d’une conception du monde qui se développe sans
éviter la confrontation avec des œuvres différentes, comme celles de Freud ou de
Nietzsche ? Ce ferment déposé dans le monde moderne agit dans et sur ce
monde en contribuant à sa transformation ; il va de soi que la pensée marxiste
n’est pas le seul élément de cette transformation dont on ne sait pas de façon
certaine où elle va. Il s’agit d’un déploiement ou plutôt d’un développement à
travers des contradictions. Au cours de ce développement contradictoire, il y a
des stagnations, des reculs et des déclins, mais aussi des innovations, des
adjonctions de nouveaux concepts qui accompagnent le dépérissement d’autres
concepts. C’est la thèse soutenue dans Une pensée devenue Monde — Faut-il
abandonner Marx ? (Fayard, 1980). Cette hypothèse d’une pensée mondialisée
et mondialisante dans un monde en devenir semble raffermie par les débats,
encore qu’elle n’ait pas été unanimement acceptée, de loin.
Pour le groupe des marxistes étatiques et autoritaires, il ne peut être question
d’une crise du marxisme. Pas plus que d’une crise du socialisme. La crise ? Elle
est chez les autres. Pour eux, toute vérité se trouve chez Marx, dans un répertoire
qu’il suffit de divulguer. A ces affirmations qui gardent plus d’une trace d’un très
vieux dogmatisme par ailleurs répudié, s’oppose la thèse d’un marxisme toujours
en crise, et ceci dès ses débuts. Dès le départ, le débat concerne l’État ; il se
déroule entre Lassalle, c’est-à-dire le socialisme d’État, et Bakounine qui veut
l’abolition immédiate de l’État. La pensée de Marx fraie son chemin entre les
deux ; elle se formule à travers ce conflit. Faut-il rappeler une fois de plus que
Marx approuvait la Commune de Paris en tant qu’abolition de l’État existant et
dépérissement de l’État tout court ? Affirmation incompatible avec le socialisme
tel qu’il se constitue en Allemagne, en tant que mouvement et parti de la classe
ouvrière, à partir des années 1860. Ce conflit transparaît dans la Critique du
programme de Gotha, lequel contenait déjà virtuellement tout le socialisme
d’État. Contradictions stimulantes mais profondes, donc crise permanente mais
féconde !
Dans cette hypothèse, il faut souligner que le « marxisme » fut ioujours et
reste en proie à des contradictions aussi bien internes qu’externes : internes dans
son propre développement — externes avec ce qui se passe dans le monde. Est-il
encore besoin de souligner la consolidation de l’État au 20e siècle, alors que dans
les œuvres de Marx il manque la théorie de cet État « moderne » ? Est-il besoin
de rappeler le déploiement du mode de production capitaliste depuis un siècle, ce
qui n’entrait pas dans la perspective de Marx ? Ces contradictions n’ont pas
amené la mort du marxisme mais au contraire la progression de la théorie. De
même qu’elles n’ont pas amené de la façon prévue le dépérissement du mode de
production capitaliste. D’où le projet d’introduire des concepts dans la théorie
inspirée par Marx. Pour comprendre le monde moderne, il faut retenir quelques
concepts de Marx mais y adjoindre de nouveaux concepts : le quotidien,
l’urbain, le temps et l’espace sociaux, la tendance vers le mode de production
étatique. Ce dernier concept rend compte du rôle de l’État dans les sociétés
contemporaines, où il gère leurs divers aspects ; simultanément il les domine et
les pénètre. Ce concept n’a pas été très bien accueilli ; il ne désigne pas quelque
chose d’accompli mais la tendance vers une forme politique qui ne se réduit pas
aux formes traditionnelles.
Dans cette perspective, le « marxisme » se conçoit comme méthode
dialectique ; donc en mouvement ; mais solidaire d’un certain nombre de
concepts établis et d’autre part analytique et critique d’un devenir dont fait
partie, bien entendu, le socialisme « réel ». Ce mouvement fait que le réel va
vers le possible en éliminant certaines virtualités et que d’autre part l’impossible
s’oppose au possible mais ne s’en discerne qu’au cours de l’action pratique.
Cette attitude implique l’analyse triadique du devenir en :
réalité/possibilité/impossibilité.
Ainsi, la pensée de Marx continue à devenir mondiale, c’est-à-dire à se
développer au niveau de l’actualité mondiale pour la comprendre et bien entendu
pour l’infléchir.
Quelque chose persiste durablement dans cette pensée. On l’a déjà vu. Et
d’abord la logique de la marchandise ; ensuite la compréhension analytique et
critique des rapports de dépendance, d’exploitation et d’humiliation, non
seulement de certaines « couches » ou classes mais aussi de peuples entiers. Des
peuples et des pays sont réduits à la dépendance et à l’exploitation ; parmi les
pays dits « non-alignés » ou « en développement » — parmi lesquels les peuples
d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique.
Il n’en reste pas moins que plusieurs lacunes dans la pensée de Marx n’ont pas
été comblées ou plutôt n’ont été comblées que par le renforcement de l’État en
pays socialistes. Et que dès lors le concept de « socialisme » s’obscurcit et même
s’occulte.
Essayons de résumer, de condenser des textes épars de Marx et d’Engels pour
retrouver leur profil initial. Non pas pour se remettre dans la perspective des
« pères fondateurs », tradition « ecclésiastique » — mais pour retrouver les
fondements, que l’action politique peut et doit développer, et qui servent de
références pour apprécier l’accompli et le possible.
Collecter ces textes, ce serait un énorme travail : un ouvrage collectif. Serait-
ce une simple interprétation qui se propose ici ? Non : ce condensé résulte d’une
longue fréquentation des originaux. Inévitablement il résulte aussi d’un siècle
d’histoire, des expériences, des réussites et des échecs, des idées constatées et
analysées. Ce qui permet un repérage et un recentrage autour du projet initial :
celui de Marx.

Selon Marx et Engels, une fois posé le principe que le socialisme mène vers la
disparition du salariat ; qu’il la réalise en marquant ainsi le passage à une société
supérieure (communiste) après une transition plus ou moins longue, trois critères
se formulent :
a) Le mode de production reprend et continue en l’accélérant la croissance des
forces productives, plus ou moins délaissées par le mode de production antérieur
(capitalisme), géré et orienté par la bourgeoisie. Il pousse cet accroissement
jusqu’à la raréfaction des besoins matériels des peuples, besoins eux-mêmes
croissants dans tous les domaines. Le mode de production nouveau donne
l’impulsion à tout ce qu’implique la croissance : notamment les progrès
scientifiques et techniques. Selon Marx et Engels, les entraves à la croissance
qu’établissent les rapports de production et de propriété capitalistes-bourgeois se
brisent révolutionnairement, laissant place aux nouveaux rapports de production
dégagés de la propriété (privée) de moyens de production.
b) Le socialisme continue et accélère le développement de la société ; c’est-à-
dire l’enrichissement et la complexité des rapports sociaux, de la pratique
sociale, de la société civile, appauvris ou anéantis par le mode de production
antérieur (qui non seulement ne progresse pas mais régresse dans cette sphère,
plus encore que dans les forces productives). Avec ce qu’implique ce
développement : dans la « culture », dans la relation et l’insertion réciproques de
la création esthétique et de la réalité sociale. Les entraves au développement sont
également brisées par la révolution prolétarienne (socialiste).
c) Une discontinuité radicale dans le temps historique brise l’État existant,
institué par le mode de production antérieur. Elle le remplace par un État
transitoire dépérissant ; les contrôles et gestions étatiques (l’État s’érigeant ainsi
au-dessus de la société civile) sont remplacés par les associations libres des
travailleurs-producteurs (Marx et Engels n’emploient pas le terme : autogestion,
mais le projet s’y trouve, dominé par l’idée d’un plan rationnel de la production,
élaboré par les producteurs). La démocratie directe, fin et sens de l’État comme
de l’histoire et des classes, se substitue à la démocratie représentatrice comme
aux pouvoirs autoritaires et répressifs. Bref, selon Marx et Engels les entraves à
la liberté sont également brisées par la dictature du prolétariat révolutionnaire.
Paradoxe ? Non, pour Marx. La classe ouvrière, dont on peut dire qu’elle agit
comme « sujet » de l’histoire et « objet » de sa propre action, établit une
nouvelle positivité à travers la négation (révolutionnaire) radicale ; elle nie le
capitalisme, la bourgeoisie et son État et leur histoire qui les légitime à leurs
yeux. Elle se nie elle-même en passant à la société sans classes, sans État, donc
sans histoire au sens habituel du mot.

Il est difficile, aujourd’hui, de maintenir dogmatiquement ce projet (ou
schéma) en soutenant que depuis un siècle l’histoire a réalisé les prévisions de
Marx. Ce dogmatisme, lui, se lance dans des paradoxes (exemple : le capitalisme
s’est montré incapable de croissance, puisqu’il a misé sur les forces
destructrices). Ce dogmatisme élude les contradictions du capitalisme, sa
dialectique et celle de l’État ! Il est plus facile, malheureusement, de montrer en
quoi le 20e siècle a dévié, a détourné les annonces de Marx et d’Engels. Ce qui
ne veut pas dire qu’elles aient perdu tous sens. Au contraire ! Elles servent de
repère pour comprendre ce qui s’est passé, des crises aux guerres — et ce qu’il
faut projeter en tenant compte des faits accomplis.
Quelques questions du (au) socialisme
Restent les points délicats, dont il a été dit précisément qu’ils jalonnent les
parcours. Tous élucidés ? Certes pas. Ni les lacunes comblées. Par exemple :
qu’est-ce que la philosophie par rapport au « marxisme », c’est-à-dire la pensée
de Marx ? Les cérémonies du centenaire, rappelons-le, ont contourné, plutôt
qu’éclairé ce secteur. En effet, certains textes bien conservés et bien souvent
rappelés déclarent que la philosophie (classique) ne fut qu’une idéologie et que,
par conséquent, il fallait l’abolir pour la remplacer par une science et par une
pratique révolutionnaires. D’autres textes moins connus déclarent qu’il faut
réaliser la philosophie, c’est-à-dire faire entrer de façon révolutionnaire la
philosophie comme projet utopique dans la réalisation d’une société à la fois
vraie, bonne et belle. Projet nouveau inspiré de la philosophie mais
l’abolissant — ou réalisation des idéaux philosophiques, les philosophes ayant
interprété le monde au lieu de le changer ? Adorno commence son livre la
Dialectique négative par ces mots qui méritent la méditation autant que l’illustre
formule de Marx opposant l’interprétation philosophique à la transformation
pratique de la société : « La philosophie continue parce que le moment de sa
réalisation a été manqué... »
Que reste-t-il de cet immense mouvement de pensée qui va d’Héraclite et de
Parménide à Hegel en passant par Platon et Aristote et tant d’autres ? Qu’est-ce
exactement que la philosophie pour Marx et par rapport à la pensée marxiste ? Et
dans le socialisme ? Celui-ci doit-il « réaliser » la philosophie ? Inventer de
nouvelles philosophies ? Aller au-delà de la philosophie ? Où et comment ?
N’est-il pas regrettable que les cérémonies pour le centenaire de la mort de Marx
n’aient pas traité ce problème, comme s’il était résolu ou insoluble ? Pour les
uns, il existe une philosophie marxiste, la leur — alors que, pour d’autres, il
n’est pas moins certain que la pratique politique remplace la philosophie.
Situation qui ne peut pas ne pas se dépasser.
Le nouveau, l’imprévu, depuis un siècle, ne serait-ce pas la consolidation et la
mondialisation de l’État ? Sa perpétuelle intervention dans la gestion de
l’économique ? Cependant, chez Marx et Engels, et même chez Lénine, nous ne
trouvons que des indications concernant l’État. Pour Marx, l’État est un moment
historique et non, comme pour Hegel, le dieu réalisé. Ce moment transitoire sera
mené au dépérissement et au dépassement. Ici, il y aurait bien des événements à
rappeler ; la classe ouvrière allemande, mal inspirée par le socialisme d’État
lassallien, se laissa vaincre ; il se constitua un État d’une puissance
incroyablement brutale, l’État hitlérien. Il faudrait aussi rappeler une fois de plus
qu’après la fin du stalinisme la « révolution scientifique et technique » vint
combler le vide. Ce qui aboutit à de nouvelles formes politiques, puisque l’État
aujourd’hui dispose — incomplètement mais avec efficacité — de l’énergie, de
l’information, des communications, des relations du marché national avec le
marché mondial et les firmes. Quoiqu’il en soit, il a manqué chez Marx une
analyse de la relation triadique : État/nation/classes. La nation joue dans sa
pensée un rôle assez secondaire ; il estimait que dès l’époque bourgeoise le
marché déjà mondial allait dépasser les cadres nationaux, de sorte que la classe
ouvrière internationale n’avait qu’à parachever ce processus pour faire dépérir
l’État national et la nation elle-même. Depuis cette époque sont apparues les
firmes mondiales qui dominent l’énergie, le marché et l’information, non sans
compétition avec les États-nations. Il ne suffit donc pas de revenir
rétrospectivement aux alentours de l’année 1930 en Allemagne — vers 1956
avec la fin du stalinisme — vers 1960 en Europe et dans le monde avec « la
révolution scientifique et technique ». Il convient d’introduire des éléments
nouveaux dans l’analyse critique du mondial.
Autre grande interrogation : le droit. Selon les prévisions de Marx, le droit
civil, basé sur la propriété privée, est destiné à disparaître. Ce droit, et son
prolongement avec ses modifications, durera jusqu’au moment où il n’y aura
plus besoin d’un droit — des coutumes et comportements rationnels l’ayant
rendu inutile. Y a-t-il un droit socialiste ? Qu’est-ce que le droit socialiste ? Le
droit bourgeois, en d’autres termes le Code civil, eut et garde un aspect
démocratique développé par la suite. Ce Code civil en France ne reste pas
immobile depuis sa promulgation ; on y a ajouté les droits des travailleurs, les
droits syndicaux, les droits des femmes, etc. ; donc beaucoup de « droits »,
encore que cette liste soit inachevée. Mais où en est le droit en pays socialiste ?
Y a-t-il un système juridique propre à chaque pays socialiste, ou bien y a-t-il un
droit général du socialisme ? Question grave ; ce qui laisse sans précisions le
statut des individus et des groupes dans le socialisme.
Chaque programme, chaque « langage » informatique a sa logique. Les
logiques, on l’a vu, ont un rôle pratique aujourd’hui. Or qu’est-ce que la logique,
selon Marx et dans le « marxisme » ? Encore un regard sur l’étendue de ce
problème. Serait-ce seulement, selon une formule trop célèbre, « l’argent de
l’esprit » ? Ou selon une autre formule, une méthode de découverte, moins
puissante que la dialectique ? Quelle est sa portée, son rapport avec la
dialectique ? Comment penser les mathématiques ? Le grand effort moderne
pour penser les mathématiques se fonde sur la logique et tend à repousser la
dialectique dans l’absurde. Or on ne peut concevoir la logique que par rapport à
la dialectique, et inversement ; ainsi seulement peut se suivre l’enchaînement qui
va de l’identité formelle à l’identité concrète, des principes logiques jusqu’à
l’invention technique et l’informationnel en passant par de multiples
intermédiaires. Une triade se constitue et intervient en tant qu’analyse du devenir
de la pensée : logique formelle/logique dialectique/dialectique. Ce qui substitue
une interprétation plus précise à la dialectique conçue par Hegel, ensuite par
Marx (bien qu’il n’ait jamais précisé sur ce point sa pensée), puis par Engels et
Lénine. Il ne s’agit plus, insistons, de la dialectique
« thèse/antithèse/synthèse » — ni de la dialectique dans la nature — ni du
rapport contradictoire « affirmation/négation/négation de la négation ».
La dialectique dans cette perspective permet l’analyse du devenir, c’est-à-dire
du temps, lié à un espace. Ce qui ne peut se concevoir qu’en moments
conflictuels. Cette perspective se soutient, on l’a vu, en prenant pour cas
exemplaire la musique, art du temps, qui ne peut se comprendre que selon trois
moments : la mélodie, l’harmonie et le rythme. Mais aussi l’analyse du monde
moderne, en tenant compte de ces trois moments conflictuels : l’État/la
nation/les classes. On a pu multiplier les cas de devenir ne pouvant se saisir et
s’analyser que par triade dialectique.
Les fragments de Marx et d’Engels concernant la littérature et l’art son
nombreux. On les a réunis. Constituent-ils une vision ? Ou bien faut-il tenir
compte sans crainte de les sous-estimer de travaux ultérieurs ? Question peu
débattue lors des rencontres consacrées au centenaire de la mort de Marx. Pour
la plupart des gens qui ont participé à ces réunions, il semble que l’art ne soit
qu’une distraction, un divertissement, au mieux une superstructure, ou un simple
moyen politique. Il a fallu leur remettre en mémoire que l’art n’a rien d’un
divertissement mais que les grandes œuvres vont jusqu’aux racines de l’être
humain, qu’elles touchent et remuent en profondeur. On a même laissé de côté
les controverses qui animèrent les recherches dans ce domaine au cours du 20e
siècle. On a parfois parlé de Lukács en séparant ses ouvrages non seulement de
leur contexte mais des controverses. Pour Lukács l’art moderne n’est qu’un
produit de la décadence (bourgeoise) ; cette décadence (Lukács ne connaît guère
que le roman) commence après Balzac et Tolstoï (réalisme critique) exception
faite du « réalisme socialiste ». Alors que pour Adorno dans l’art et surtout dans
la musique moderne, il perce quelque chose de neuf : la négation des formes
antérieures qui fraie le chemin des formes nouvelles. Quelque chose d’important
débute avec la modernité, en France avec le cubisme et le surréalisme.
Impossible de laisser de côté ces questions. Où en est, où va l’art selon le
socialisme ? Une telle négligence contribue à la stérilisation de la pensée, à
l’affaiblissement de son influence, c’est-à-dire à ce que beaucoup nomment la
« crise » (du marxisme). Donc voici une proposition : reprendre non seulement
la théorie esthétique mais le projet selon lequel l’art parvient à une
transfiguration de la réalité pratique, parce qu’il ne consiste pas en un simple
reflet de cette réalité. Cette dernière thèse que l’on attribue à Marx semble
surtout celle de Lukács. Or l’art métamorphose la réalité et cette métamorphose
rentre à son tour dans la réalité. Par la voie de la poésie, du théâtre, de
l’architecture. Il adviendra donc au cours de la transformation du monde non
seulement la réalisation de la philosophie, mais la réalisation de l’art. Ceci
devrait figurer dans un projet développé, en tenant compte de la ville comme
œuvre, avec tout ce que cela implique, tout ce qui vient peupler et enrichir
l’espace urbain. La cité et la ville furent œuvres d’art et réalisation pratique de
l’art. Donc, en « projet », reprise de l’esthétique non seulement comme théorie
de l’art mais comme pratique créatrice, dans la société socialiste. Au-delà du
misérabilisme comme du modernisme, de la « culture de la pauvreté » comme de
toutes les idéologies culturalistes.
On sait peu sur les fonctions actuelles et virtuelles de l’informatique dans le
socialisme. Ce qui montre une stagnation de la pensée théorique. On a vu que ce
terme, l’informatique, s’emploie dans un sens courant : s’informer — recevoir
des informations par la presse, la radio, la TV. Or l’information, nous le savons,
c’est autre chose : une quantité mathématique — une théorie à la fois
mathématique, physique, biologique, qui s’étend au-delà de ces sciences et
semble en plein déploiement. C’est une technique avancée (dominée par des
firmes mondiales). C’est aussi une marchandise qui se vend et s’achète, un
produit qui se consomme (notamment à travers les médias) mais qui n’est pas un
objet matériel. C’est enfin une pratique sociale, une manière de communiquer,
avec un usage et un emploi politique. L’informationnel ne peut se classer ni dans
la base ni dans les superstructures au sens habituel, car il couvre de la base aux
superstructures l’ensemble de la société moderne. C’est pourquoi il faut une
théorie et une critique de l’informationnel, de son rôle dans le capitalisme — et
dans le socialisme...
N’oublions pas une minute l’essentiel aujourd’hui : une part croissante de la
population mondiale se voit exclue du travail, de la production, de la richesse.
Question préoccupante et actuelle : la société duale. Comment vivent
quotidiennement les gens ? Et surtout ceux dont les revenus sont inférieurs aux
moyennes sociales ? Comment survivent (ou « sous-vivent ») les Brésiliens du
Nord-Est, les paysans de Haute-Volta, les habitants des campamientos de
Mexico ? etc. Est-ce qu’ils se débrouillent ? Mais comment ? Est-ce qu’il ne se
constitue pas, à diverses échelles, une économie parallèle et souterraine, du côté
« capitaliste » au moins, par rapport aux industries de pointe ? Il ne s’agit pas
seulement de se pencher sur la manière dont des centaines de millions de gens
parviennent ou ne parviennent pas à survivre mais de savoir si cette société dite
« moderne » n’est pas en train de se dissocier, de se décomposer. Phénomènes
d’une immense ampleur, qui vont des capacités aux périphéries limitaires. Sans
interdire la mise « en coupe réglée » de pays entiers. Problème théorique mais
aussi pratique et politique dès que l’on n’admet pas que l’information suffise à
maintenir l’unité de la société.
Faut-il admettre que la société « duale » fait partie de la transition vers une
société autre que le capitalisme ? Ou faut-il la combattre (d’abord dans un
projet ?). Par quels moyens ? Enfin, comment formuler les rapports conflictuels
au sein de la triade : nature/histoire/homme ? L’être humain ne serait pas
seulement une « essence » comme il apparaît dans beaucoup de textes pré-
marxistes, marxistes ou post-marxistes. N’est-il pas avant tout un être terrestre et
charnel, un corps humain ? Où en sont la représentation et l’idée du monde, avec
les apports récents des sciences, y compris la cosmologie, l’astrophysique et
aussi la microphysique ? Ces connaissances vont de l’infiniment petit à
l’infiniment grand. Quel est le rapport de l’être humain avec cette « réalité », le
monde, dont-il émerge mais dont il continue à faire partie ? Le paradoxe de
Marx, qui semble échapper à la plupart des marxistes, c’est que l’être humain
(l’homme) est son auto-création : il se crée lui-même. En somme, le nombre des
conceptions du monde semble restreint ; or, Marx en a introduit une. Les autres
conceptions tiennent compte soit du rapport de l’être humain avec la
nature — soit de son rapport avec une transcendance. La thèse de Marx diffère
de ces conceptions. Le rapport de l’être humain à lui-même se considère non
plus comme centre du cosmos ou, au contraire, comme lieu d’erreur, d’errements
et de perdition, mais comme noyau et centre d’auto-création. Ce qui comporte à
la fois une conception du monde et un projet de vie. Pour l’être humain, ce n’est
pas seulement une aventure et un risque perpétuels ; il se met tout le temps non
seulement en question mais en jeu, il est son propre enjeu perpétuel. Ce qui
apparaît aujourd’hui avec force, le risque de l’auto-destruction accompagnant
l’auto-création.
Le « monde » se manifeste dans une triple infinitude : l’espace, le temps,
l’énergie — et dans une infinie complexité qui va du micro au macro. Plus que
dans les oppositions classiques : essence-apparence, ou immobilité-mouvement.
Ces considérations transforment ce qu’on appelle le matérialisme souvent réduit
à des affirmations sommaires sur la réalité du monde extérieur. Novatrices au
temps de Diderot, de telles considérations ne suffisent plus. Il faut explorer cette
triple infinitude et saisir les rapports entre le temps, l’espace, l’énergie. Ce
qu’ont déjà tenté les physiciens. D’un point de vue qu’on a pu appeler « méta-
philosophique » parce qu’il déborde les conceptions traditionnelles, ces rapports
ne sont pas encore élucidés...
Ces perspectives, ce projet se trouvent dans Marx — et cependant ne s’y
trouvent pas. Ils y sont implicites, dans le sens d’un humanisme renouvelé qui
pour les « fondations » et dans les fondements, définit aussi le socialisme menant
au communisme. Marx envisageait pour l’avenir non pas un État totalitaire mais
un homme total se déployant à la fois comme corps, sensibilité, pensée. Ces
interrogations convergent vers une question : « Qu’est-ce que penser ? Qui et
quoi penser ? » Question fondamentale, à la fois première et dernière, qui va plus
loin que les questions philosophiques classiques. Il ne s’agit pas de comprendre
ce que signifie le mot « penser », à la manière de Heidegger ; mais de répondre à
la question : « Que reste-t-il à penser aujourd’hui ? » Marx a certainement pensé
le monde dans lequel il vivait, mais le monde moderne n’a pas encore vraiment
pensé Marx.
Le caractère grandiose de cette conception (l’auto-création de l’être humain)
n’a pas été bien reçu. On l’a réduit et falsifié de toutes les manières, sans
comprendre qu’elle ne « réalisait » pas seulement les annonces de la philosophie
classique mais le mythe grec de Prométhée et la fameuse promesse biblique :
« Et eritis sicut dii. » (Vous deviendrez des dieux.) On a même mal entendu que,
l’humain étant « enjeu », il traverserait le risque total, celui de la perte totale,
pour arriver à la réalisation ; l’auto-création implique l’auto-destruction
(éventuelle, risquée) comme le positif implique et suscite le négatif, jusqu’au
surgissement du troisième terme, qui sort de la contradiction et du conflit, pour
les transformer. On a réduit cette orgueilleuse métaphilosophie à une apologie du
travail et du travailleur, à des platitudes économico-technologiques. Ou bien à la
récupération de ce qui s’égara dans l’histoire : l’essence initiale de l’humain ;
bref, à un humanisme de petite envergure.
Il est vrai que Popper nous a appris que les falsifications et réductions
n’apportent pas de preuves contre une doctrine mais signifient sa fécondité. Il
argumentait surtout contre le « marxisme », sans savoir que son argumentation
se retournait (contre lui !). D’autre part, la philosophie comme les savants n’ont
pas vu que l’argument principal en faveur de la pensée marxiste ne se trouvait ni
dans l’importance du travail, des travailleurs, de la classe ouvrière (importance
indéniable) — ni dans le déterminisme historique ou économique, mais dans la
relation entre la (le) logique et la dialectique, c’est-à-dire dans la relation entre
l’Identité formelle et son actualisation, sa « concrétisation » dans l’Identité
affective des individus et de leurs groupements ; car l’Identité se pose avec
nécessité ; mais sa « concrétisation » à travers les obstacles, les problèmes, les
contradictions qu’elle suscite et qui la vivifient, remplit le temps historique.
Dont font partie les luttes (historiques, elles aussi, comme le temps : pour durer
et persévérer dans l’être, qu’il s’agisse des individus ou des peuples, des régimes
et systèmes politiques ou des idées). Conformément au principe dialectique déjà
exposé : les combats contre le devenir font partie intégrante de ce devenir,
dialectiquement.
Toutefois, la conception qui se situe au-delà du paganisme comme au-delà du
judéo-christianisme et des religions, n’appelle-telle pas aujourd’hui quelques
réserves — ou quelques objections, dont elle triomphera peut-être, non sans
débats ! Et ceci, au nom de l’expérience « socialiste », de la définition du
socialisme et de son avenir.
L’auto-suffisance et l’auto-production de l’être humain, qui se fondent sur la
logique (et la dialectique), ne supposent-elles pas une sorte d’auto-suffisance de
la production industrielle ? Tout se passe selon Marx comme si l’industrie (thèse
qu’il tient sans doute de Saint-Simon) révélait l’essentiel ; et comme si
l’industrie, travail et technique, en connaissant et maîtrisant les lois de la nature,
se passaient de plus en plus et de mieux en mieux de cette nature. Marx n’a re-
découvert qu’à la fin de sa vie les questions de la Terre, de l’agriculture, des
paysans, c’est-à-dire les triades : « rente-salaire-plus-value » ou « terre-travail-
capital » ou « rentiers-prolétaires-capitalistes ». De sorte que son œuvre
économique reste inachevée et que sur les rentes (du sol agricole et urbain, du
sous-sol et des mines), ses continuateurs n’ont trouvé que des notes, tard
publiées. Conséquences graves : les socialismes s’inspirant de Marx ont sous-
estimé les questions agraires et misé sur l’industrialisation (sauf en Chine !). Or,
l’agro-alimentaire a repris une grande place dans le monde moderne, sinon la
première, avant la production industrielle ; en même temps que l’échec (relatif)
des « socialismes » dans l’agriculture et que l’effacement (relatif) des
oppositions binaires : « capital-travail » ou « prolétariat-bourgeoisie ».
Ce n’est pas seulement en raison de la nourriture (l’agro-alimentaire) que la
Terre se rappelle aux sociétés modernes, et aux préoccupations économiques. Il
n’y a pas de production industrielle sans « matières premières ». L’énergie elle-
même vient de la « nature » : du soleil et du sol, qu’il s’agisse du pétrole, du
charbon, de l’électricité. Partout il y a du travail, même sur les pâturages, don
presque intégral de la nature. Mais ce travail implique des ressources, et tout
produit même le plus « fabriqué » en supposant une technique avancée, reste en
un sens un « produit naturel ». Même l’information dont nous savons qu’elle
« reproduit », imite, simule, transmet les interactions dans la « nature » ; cette
nature dont le concept persiste, encore mal élucidé ; car il ne s’entend plus au
sens des Grecs ; il se confond sans se fondre avec celui de « matière », en lui
ajoutant un obscur finalisme.
Or, la nature, selon Marx et beaucoup d’autres théoriciens (c’est-à-dire la terre
et le sol, le sous-sol et l’atmosphère, la biosphère) permet des rentes (rentes
foncières, rentes urbaines, rentes pétrolières, etc.). Tandis que l’industrie, la
production et le travail industriel, permettent des plus-values (profits, bénéfices,
dividendes, etc.). Catégories distinctes, bien que des notions comme celle de
« rentabilité » les aient obscurcies. Or il semble que l’économie contemporaine
rapproche ces catégories de sorte que les produits et les branches de la
production se situent tantôt plus près des rentes — tantôt plus près de la
recherche des profits. L’agro-alimentaire engendre à nouveau des rentes et
rentiers, mais aussi le pétrole, et bien d’autres « matières premières ». Tandis que
l’automobile, l’aviation, l’armement, donnent lieu à des profits (plus-value à
partir des techniques et du travail).
N’y a-t-il pas ici quelque chose de nouveau : a) par rapport à l’économie
étudiée par Marx, b) par rapport aux expériences socialistes, c) à introduire dans
un projet de société ? Les mouvements écologistes expriment, jusqu’à un certain
point, cette rentrée sur la scène sociale et politique de la « matière » et de la
nature.
A noter en passant que cette exploitation de ressources naturelles, proches par
certains côtés de l’agriculture, a suscité une résurgence néo-ricardienne : rentes
différentielles selon le site et le rapport de la production au marché — mise en
exploitation de réserves moins riches, plus difficiles d’accès, moins bien situées
que les premières exploitées. Ce qu’il faut faire entrer, non sans passer ces idées
au crible de l’examen critique, dans la partie économique du projet. Ne doit-il
pas faire place à une sorte d’économie mixte, non pas entre l’étatique et le privé,
mais « mixant » l’agro-alimentaire et l’industriel, la répartition des rentes
proprement dites et celle des surproduits de l’industrie stricto sensu ? Ceci à titre
de suggestion ; comme aspect d’une problématique imparfaite, celle du
prélèvement et de la répartition du surproduit social.
D’un point de vue plus large, philosophique ou métaphilosophique, le rapport
de l’être humain à soi ne peut éliminer son rapport au monde. Aucune pratique,
aucune société, aucune accentuation ou révolution du « social » ne peuvent
occulter ce rapport à l’univers. Bien plus : le socialisme permettra (et permet
déjà) de l’approfondir, de l’enrichir. Ce qui l’enrichira d’une dimension
supplémentaire, qui remplacera peut-être la dimension politique, à la fois
hypertrophiée et atrophiée. Ce qui approfondit le concept dialectique : l’identité
de l’être humain dans son rapport (unitaire et conflictuel) avec le monde. Avec
l’univers.
Repliée sur soi (réflexion et conscience de soi — méditation et idée de l’idée)
la philosophie classique laissa de côté l’exploration du monde. Parfois elle
l’effleura, frôlant la surface. A la pensée maintenant d’aller en profondeur ou en
altitude. Malgré les risques. Ceux qui veulent éviter ces risques restent « en
surface », et non en vol ou en plongée. Ce fut un bon conseil : « Restez à la
surface. » Il a fait son temps. Il avait un sens lorsque les profondeurs
n’apparaissaient que psychiques ou méta-physiques. Maintenant il s’agit du
« monde » et du rapport de la pensée au monde. Et aussi du devenir, caractérisé
par la contradiction « continuité-discontinuité », donc par les bonds qualitatifs
brisant l’enchaînement quantitatif (logique), mais aussi par les métamorphoses.
Ce qui restitue au devenir (au temps) sa dimension tragique : non seulement la
croissance et le déclin, mais aussi la puissance créatrice et le risque total. Ce qui
approfondit la conception du travail et du langage ; non seulement savoir et
activité productrices, mais actions déjà fondées sur la métamorphose de la nature
(et du sensible), et générant des métamorphoses (l’art, surtout la poésie, le
théâtre et la musique, négligés ou sous-estimés dans plus d’une tradition
« culturelle »).
L

Urbain (L’)
Qu’est-ce que l’urbain ?
Le mot n’est pas nouveau, mais le concept apporte du nouveau, en éclairant
un certain nombre de faits, de relations, restés dans l’obscurité et le silence
(honte ou pudeur ?). Le terme urbain a eu pour prédécesseur et ancêtre
sémantique un beau substantif : l’urbanité, proche de la civilité, qui signifiait la
courtoisie, la tolérance, le savoir-vivre (par opposition à la « barbarie », au 18e
siècle, des campagnes). L’urbanité en ce sens retenait toute la tradition
(supposée) des villes depuis Athènes et Rome, en passant par Venise et Florence.
Quand l’urbanité s’efface, le mot se démode, alors appraissent l’urbanisme et la
prétentieuse « urbanistique », avec une idéologie, des règlements, un code, qui
prétendent remplacer une vie pratique tombant en désuétude, et ordonner ce qui
eut du charme spontané : la vie « en ville », à Londres, à Paris, dont il reste
beaucoup de témoignages littéraires (Swift, Diderot, etc.). Ici comme ailleurs,
une pratique (avec, en prime, une idéologie) a précédé la théorie.
Ce concept, l’urbain, entré depuis peu dans les vocabulaires (science et
pratique), ne désigne pas la ville et la vie en ville. Au contraire : il naît avec
l’éclatement de la ville, avec les problèmes et la détérioration de la vie urbaine.
A ce titre, il a une grande portée, autant que « l’industriel » ou
« l’informationnel ». Loin de coïncider avec la Cité (antique) et la ville
(médiévale), l’urbain les remplace en les englobant, donc sans les exclure en tant
que moments historiques. Ces diverses notions, enveloppées par la dernière en
date, désignent la double tendance de l’espace social à la concentration et à
l’extension (périphérique). L’urbain ? C’est une forme générale : celle du
rassemblement, celle de la simultanéité, celle du spatio-temporel dans les
sociétés, forme qui s’affirme de tous côtés au cours de l’histoire et quelles que
soient les péripéties de cette histoire. Depuis les origines et les naissances des
sociétés, cette forme se confirme, avec les contenus les plus divers. Elle se
confirme, en tant que forme jusque dans l’éclatement auquel nous assistons.
L’urbain comme concept naquit donc d’une nostalgie, celle de la cité et de la
ville historique (nostalgie qui se ressent sur les lieux, ceux que chacun habite,
ceux que l’on fréquente, ceux que l’on visite au cours de voyages en toutes
sortes de pays) et d’une constatation inquiétante pour l’avenir : cet éclatement de
la ville historique, au cours de la seconde moitié du siècle, avec une intense et
coûteuse « urbanisation-désurbanisation ». Processus depuis longtemps inauguré
(les banlieues et périphéries ne datent pas des années 1960-1975) mais exacerbé
au cours de cette période.
Le concept part d’une théorie sur l’espace (social) en tant que produit-
producteur, c’est-à-dire engendré par le mode de production, mais intervenant à
tous les niveaux : forces productives — organisation du travail — rapports de
propriété — institutions et idéologies. Chaque mode de production produisit son
espace. Le mode de production existant a son histoire ; cette histoire ne se réduit
ni à celle des techniques, ni à celle des échanges, ni à celle des révoltes et
révolutions (qui eurent leurs causes et leurs raisons). C’est aussi l’histoire de
l’espace et du temps, « produits » que l’on ne peut définir ni comme matériels ni
comme immatériels, mais plutôt comme abstractions concrètes, entrant dans la
pratique. L’espace en même temps que la communication et l’information, sort
de la pratique dans le mode de production et réagit sur elle : espace des routes,
des moyens de locomotion, mais aussi des mégalopoles, des périphéries mal
délimitées, des réseaux multiples qui les relient, des flux de produits, de
capitaux, de gains, de spéculations sur les terrains, des activités diverses,
banques et promoteurs, qui ont dominé et exploité l’espace ainsi produit.
Le concept, l’urbain (qui apparaît avec la transformation de ce qu’il porte à la
connaissance) permet de décrire et d’imposer ce double processus d’implosion-
explosion. La ville d’origine historique (médiévale) ne disparaît pas avec la
modernité. D’un côté, la centralité s’affirme, se confirme : centres de décisions,
d’autorité administrative et politique, d’organisation économique, d’information
et de connaissance, etc. La ville persiste en se condensant (ce qui n’exclut pas la
pluralité des centres, donc l’existence de centres « culturels », religieux,
symboliques, etc. Avec les caractères traditionnels : monumentalité, exhibition
de force, traits spectaculaires. En même temps se dispersent autour d’elle
(l’agglomération concentrée et polycentrique, qui porte encore le nom de
« ville ») des agglomérations secondaires, des villes satellites, des périphéries
dites « banlieues » (lieux dans le « ban », c’est-à-dire sous et dans la domination
de la capitale). Les périphéries peuvent aller loin, à tel point que celui qui les
traverse ne sait pas bien où commence la ville et où elle finit (ainsi Los Angeles,
qui s’étend sur plus de cent kilomètres, et qui comprend des « municipalités »
autonomes, Santa Monica, Hollywood, Pasadena, etc.). Plus des lieux à statut,
semble-t-il, intermédiaires, mal défini, ni ville ni campagne, des « isolats », des
« ghettos ». Dans cette acception, le terme et le concept de l’urbain ne désignent
donc pas (seulement) les centres, les noyaux historiques, mais aussi les
extensions même fragmentées, y compris (ils font problèmes) ces « isolats », ces
ghettos, ces groupes pavillonnaires ou ces « ensembles ». Bref, ce qui n’est pas
ou n’est plus « campagne », territoire voué à la production agro-alimentaire ou à
l’abandon. L’urbain comprend aussi bien une bourgade, groupée autour de
quelques petites et moyennes entreprises, que les gigantesques agglomérations :
Mexico, Sao Paolo, Los Angeles.
L’espace urbain n’exclut pas la production, les entreprises, les rapports
industriels ; mais la compréhension du terme et du concept, avec thématique et
problématique correspondantes, est plus large. C’est donc le territoire où se
déploient la modernité
— et la quotidienneté dans le monde moderne. Le concept fut élaboré pour
substituer des analyses dialectiques (tenant compte de la complexité des faits
ainsi que des contradictions et conflits) aux représentations simplifiées, aux
constats, à l’étude de questions réelles mais partielles ; la répartition et les
transferts de propriété, les spéculations, la démographie, etc. Le concept souligne
ce qui se passe et a lieu hors des entreprises et du travail, bien que lié par de
multiples liens à la production. Il met l’accent sur le quotidien dans la vie des
« villes ».
L’urbain hyper-complexe
A partir de son concept, qui unifie les approches, l’urbain s’analyse en
multiples démarches. Comme la cité et la ville qu’il ne dément pas mais englobe
au niveau théorique, il peut se considérer du point de vue du sujet, puis comme
objet, et enfin comme œuvre. Au point de vue du « sujet » ou plutôt des
« sujets », l’analyse étudie les groupes, classes, fractions de classe, qui
composent l’urbain (telle ou telle agglomération) — leurs actions, réactions,
interactions — ceux qui ont dirigé, où, comment et selon quels critères — bref,
les « acteurs sociaux » et la vie interne de l’agglomération. Au titre de
« l’objet », l’analyste étudie le site, la place dans le territoire, les échanges, les
liens de l’urbain avec les alentours, ce qu’il reçoit et ce qu’il rend (y compris
l’énergie et les déchets), bref le métabolisme et la vie extérieure. Enfin, comme
œuvre, l’analyste examine l’usage de l’espace, la disposition des rues et des
quartiers, la monumentalité et ce qui a lieu autour de tel monument religieux,
politique, militaire, ou « civil » (une place, un terrain de jeux, etc.) De ce triple
point de vue naît une vue d’ensemble. Ce n’est pas la seule. L’urbain peut aussi
s’étudier à trois niveaux ou dimensions : l’architectural (les bâtiments et
monuments) — l’urbanistique (l’organisation de la ville, son fonctionnement
global) — le territorial (dans le pays).
L’espace et la campagne ? La nature le donne ; l’agriculture et les activités
pratiques le modifient mais ne lui enlèvent pas sa priorité « géographique ».
Quant à l’espace urbain, il est produit. Or l’espace donné et l’espace produit
s’imbriquent étroitement, avec priorité croissante de ce dernier. Ce qui permet de
décrire et de comprendre la production de l’espace : l’analyse des relations
conflictuelles entre le donné et le conquis, entre le naturel et le produit. L’urbain
n’est pas extérieur à la « nature », au sensible. Il se construit avec des matériaux
pris dans la nature, même si les techniques les modifient : pierre, bois, eau, air,
lumière — les éléments. Les mots « nature seconde » pris dans les traditions (ils
ont désigné d’abord les habitudes) conviennent à la ville. Il est exact que le
métal l’emporte sur le bois, que l’urbain se fait plus minéral que végétal. La
« nature » comme telle n’y pénètre pas moins ; et même elle s’y restitue dans
une pureté symbolique, parfois mystique : jardins, parc, arbres, fleurs et plantes.
La démarche analytique rapproche les lieux de l’urbain qui ont des fonctions
ou qui évoquent des symboles comparables : des isotopies et des hétérotopies.
Ces derniers, très différents des uns des autres, évoquent précisément « l’autre »,
le monde, la divinité, la justice, le pouvoir absolu, l’imaginaire. Ce sont des lieux
sociaux et consacrés, des palais, des temples, mais aussi des cimetières, des
prisons, des musées. Quant aux lieux isotopiques, ils se ressemblent ; ils ont
même fonction, bien que divers dans le détail : rues et centres commerciaux,
lieux de production industrielle et entreprises (usines). La topologie de l’urbain,
donc les classements (isohétérotopies), fait partie des démarches analytiques,
permettant de connaître un aspect de cette réalité qui semble au départ simple,
claire et distincte, puisque sensible aux yeux, au corps, à la marche, et qui se
révèle « profonde ».
Les descriptions poétiques de l’urbain n’ont pas moins d’intérêt que les
descriptions et analyses scientifiques (économiques, écologiques,
démographiques, sociologiques). Chaque unité urbaine a sa tonalité, son
ambiance, et surtout ses rythmes. Ceux de Barcelone ne sont pas ceux de Venise
ou de Marseille, bien qu’elles entrent dans le classement en tant que « villes
méditerranéennes », différentes des villes « atlantiques », des villes du « tiers
monde ».
Les villes peuvent se classer par types. La typologie de l’urbain se rattache à
la géographie « humaine » plus qu’à la théorie. La forme générale reçoit ses
contenus du contexte historique et territorial ! Ceci dit, les unités urbaines de la
Méditerranée, par exemple, ont des traits spécifiques dont les plus accentués se
retrouvent de Barcelone à Beyrouth, d’Alger à Naples et Palerme : persistance
de groupes actifs, clans, maffias, ethnies, corporations religieuses, manichéisme
fort, le bon et le mauvais, l’ami et l’ennemi, le diabolique et le divin, le mauvais
œil et le geste favorable, etc. De même les portes de l’Atlantique ont leurs
caractéristiques, ne serait-ce qu’en raison des marées, de l’étendue des relations.
Les unités urbaines du tiers monde ont aussi leurs caractères, distincts des
mégalopolis de taille comparable dans les pays dits « avancés ». Plus
généralement, il y a des villes politiques, des centres de pouvoir (Rome) — des
villes industrielles (Sao Paolo) — des villes commerciales, des villes culturelles,
etc.
Le concept dialectique de l’urbain ne reste pas immobile et statique. Il se
diversifie en études, en problématiques, subordonnées au concept et unifiées par
lui. Il ne suffit évidemment pas de formuler théoriquement des « problèmes »,
des « questions », qui se posent dans la pratique. La recherche des possibilités
oriente l’étude théorique du « réel », des faits. Les solutions éventuelles, relevant
de recherches et de décisions (financières, politiques, idéologiques), concernent
la violence, les transports, le temps et l’espace, les rythmes ; bref, les aspects et
moments de l’urbain qui permettent ou appellent une intervention.
Il est surprenant qu’on parle d’une crise de l’urbain, car le terme et le concept
désignaient précisément cette « crise » (l’éclatement de la ville historique), afin
de maîtriser l’énorme problématique et, dans la mesure du possible, l’unifier, en
trouvant une terminologie.
La société urbaine
Pendant longtemps (et pour Marx encore) la Terre passait pour le laboratoire
des formes et réalités sociales. Ce qui dès lors n’avait qu’une vérité toute
relative : les mers ont eu leur rôle, notamment dans la formation des échanges,
de la monnaie, de la marchandise. D’autre part, il faut considérer la Terre dans
un sens très large : non seulement selon les productions, mais selon les rapports
de propriété. La terre et l’agriculture ont entretenu jusqu’à nos jours le village et
la famille paysanne, formations vigoureuses, millénaires ; cependant, sur toutes
les terres, des conquêtes, des cessions et des héritages, ont engendré la grande
propriété foncière, donc une aristocratie, un mandarinat, des tributs et des dîmes,
des usuriers. Rome, la grande cité antique, la Cité par excellence gérait un
empire basé sur la propriété foncière (les latifundia).
La ville a passé longtemps pour le lieu maudit, voué au mal, au diable et au
péché. Le mythe de Babylone la perverse est loin d’avoir disparu. Lorsque
l’architecte Constant Nieuwenhuis a intitulé New-Babylon son projet urbain, il y
mettait un défi, une provocation. Même le socialisme naissant a suivi ce chemin,
une pratique orientée par un mythe ; La Havane, non sans quelque raison, fut la
Babylone de la révolution cubaine. L’URSS et la théorie révolutionnaire n’ont
admis que lentement et difficilement la croissance urbaine. Or, aujourd’hui,
l’urbanisation massive se poursuit irrésistiblement : à la fin du siècle 80 % de la
population mondiale vivra dans ce qu’on nommait jadis la ville...
L’agro-alimentaire perdra, non pas son importance (au contraire) mais une
partie des surfaces cultivées, en ne gardant que les plus rentables (en rentes
différentielles). Ce qui réactualise à côté des œuvres de Marx et d’Engels sans
oublier Saint-Simon et Fourier, les hypothèses de Ricardo, de Darwin et même
de Malthus (les théoriciens chinois ont admis que leur énorme territoire ne
pourrait pas nourrir plus d’un milliard et demi environ d’êtres humains ; d’où
l’exigence d’un contrôle et d’une limitation des naissances).
Longtemps les campagnes, avec des modalités diverses, ont dominé les villes.
La féodalité occidentale se basait sur le fief, le territoire, la suzeraineté des
villages ; puis les villes se délivrèrent des sujétions, un peu partout (sauf là où il
n’y eut pas de féodalité : aux USA par exemple). La ville devint alors le lieu de
la civilisation, retenant ou essayant de retenir de la cité antique ce qu’elle eut de
meilleur : l’amour du citadin pour sa ville, le goût et le sens de l’espace urbain,
la place, l’avenue, le jardin (square). En y ajoutant le sens de la perspective,
l’espace perspectif étant une découverte et une invention (14e siècle, en Italie).
De même que la philosophie naquit de la cité antique, avec diverses formes
d’art, de même à une échelle plus large, la civilité naquit ou réapparut avec la
ville. L’urbain s’affirmerait-il comme lieu d’une nouvelle barbarie ? Le combat
théorique et pratique contre cette hypothèse fait partie du projet. Il sera long,
difficile. Puisqu’il faut résoudre en inventant (de l’espace et du temps neufs), en
résolvant des contradictions et conflits parmi les plus profonds qu’ait produit le
« mode de production » qui a dominé.
Le contraste et les contradictions de l’urbain (espaces vides et pleins, souvent
trop pleins — richesse et pauvreté — monumentalité et bâtiments dépourvus de
sens, etc.) ont suscité beaucoup de discours, prosaïques et rhétoriques,
idéologiques et littéraires. Curieusement, les thèmes de la ville et de l’urbain
apparaissent à certains moments dans tous les pays, disparaissent et
réapparaissent jusque dans la science-fiction. Il serait assez intéressant de faire
l’histoire comparative de ces thèmes. La ville et l’urbain ont contribué à produire
autant de chefs-d’œuvre que la nature et la campagne. Tel vers de Baudelaire :

La forme d’une ville


Change plus vite hélas que le cœur d’un mortel !

résumera longtemps l’émotion du poète face à l’urbain. Depuis lors, que de


livres superbes (par exemple : Carlos Fuentes, la Région la plus limpide, sur
Mexico) y compris les présages de la planète urbanisée (Trentor dans la
Fondation).
L’ère industrielle a apporté, en deux siècles, mais surtout dans la seconde
moitié de notre siècle, d’énormes changements. Contradiction : des révolutions
et du conservatisme. Avec des éléments comparables, notamment l’extension et
l’éclatement des villes : l’urbain.
La cité et la ville avaient apporté la civilisation. Il semble que l’ère
industrielle, avec ses traits révolutionnaires, contradictions, ait apporté la culture.
Que ce terme ait remplacé, par une substitution encore inéclairée, le mot et l’idée
de civilisation, est-ce que cela a un sens ? Très probablement. Lequel ? La
civilisation se définissait par une manière de vivre — par certaines « manières »
dans les relations sociales. La « culture », bien qu’elle ait l’allure d’un fourre-
tout et qu’on y mette n’importe quoi, la « culture » a pour contenu essentiel des
représentations, des abstractions : même dans l’art, de plus en plus abstrait. Et
même dans l’architecture (le mouvement post-moderne part de ce constat).
L’image échapperait-elle à l’abstraction ? Le dire, le croire, c’est une
inconséquence aux graves conséquences.
L’urbain fera-t-il réapparaître, à la place de la « culture » une nouvelle
civilisation ? De sorte que la transformation ou révolution culturelle qui
s’accomplit sans que beaucoup s’en rendent compte dans la « culture »,
restituerait à un niveau plus élevé la civilisation (c’est-à-dire la société civile, la
civilité, l’urbanité, le civisme des citoyens) ? Manière d’être dans le quotidien,
une civilisation urbaine gèrerait jusqu’à l’annuler le clivage entre l’élite et le
peuple, autrement dit la société duale ou « triale ».
Utopie, fiction, dira-t-on. Avec quelques arguments. C’est dans l’espace de la
ville éclatée — de l’urbain — que se dessine et prend forme sur le terrain la
société dissociée. Témoins, la deuxième ou troisième couronne autour des
centres les plus « concentrés » et « concentriques » : Paris. La ville éclatée ne
montre que chaos, désordre mal compensé par des transports à la fois
techniquement perfectionnés et spatialement défectueux. Les périphéries sont
menaçantes, mais de leurs troubles rien ne peut naître ; seul du sang risque de
couler. Situation explosive ? Oui ! A Mexico, à Lima, par exemple ; voici des
années et des années que l’explosion, toujours prévue, se fait toujours attendre.
Et que résulterait-il d’une émeute ? D’une guérilla urbaine ? Qui peut le
prévoir ? Renouveau ou catastrophe ?
Assurément l’avenir de la société urbaine ne peut se prédire comme on a cru
pouvoir longtemps annoncer en extrapolant, au nom de l’histoire et de son sens,
l’avenir de la société dite industrielle. Elle se transforme, c’est acquis ; un trait
essentiel de cette transformation, c’est à coup sûr l’urbanisation massive,
désordonnée. Ce désordre ne contient-il pas un ordre virtuel ? Le chaos des
« pavillons », des « ensembles », des « villes satellites » durera-t-il toujours ? Et
la violence latente — ou éclatante — qu’il contient ?
La théorie du post-moderne ne répond pas à la question ; mais elle la pose
avec force, dans les pays les plus industrialisés et les plus urbanisés. Cependant
les post-modernes, obsédés par les nostalgies, n’ont prévu ou construit que des
néo-villages. Comme d’autres dénominations proposées au nom de la
transformation sociale (société post-industrielle — société de communication,
etc.) le post-moderne a un sens mais pas celui que les mots déclarent ; ces mots
ont voulu désigner quelque chose de précis, une intuition sinon un projet ; or ils
n’exprimaient qu’un recul devant les erreurs et les fausses audaces du
« modernisme » : devant les affreuses réalisations des « tours », des « grands
ensembles » ou des cottages pavillonnaires les plus récents.
L’industrie, le travail et les travailleurs industriels ne disparaissent pas et ne
disparaîtront pas de sitôt. De même que la « production matérielle ». De même
que l’échange, la marchandise, le marché, l’argent et les « systèmes
d’équivalences ». Même s’ils ont cessé d’apparaître et d’être la tendance
dominante, caractéristique de notre époque. Sans aucun doute le travail
industriel, l’industrie (et les travailleurs), restent-ils essentiels, constituant le
noyau (avec l’entreprise) ou l’un des noyaux autour desquels s’organise l’espace
urbain ainsi que le temps, qui sans cela tomberaient en miettes. L’appellation
« post-industrielle » a provoqué des illusions, en extrapolant des tendances. La
dominante « société urbaine » ne prétend pas dire tout, exhaustivement. Elle
nomme et désigne une tendance, avec des arguments en faveur de sa
prédominance actuelle et virtuelle. Avec sa thématique — et surtout sa
problématique. La société mondiale sera urbaine ou ne sera pas ! La société
urbaine s’organise comme telle, en tenant compte des moments antérieurs
(l’industriel, l’agraire ou agro-alimentaire, les flux d’échanges, etc.) ou bien la
société se dissociera ; ce sera la décomposition — et la catastrophe.
En sourdine, une controverse oppose deux « écoles », envisageant
différemment le futur de l’urbain. Cette discussion se poursuit entre initiés et n’a
pas atteint jusqu’ici le public ; à la différence de la discussion « moderniste »
contre « post-modernes » qui eut surtout aux USA de grandes répercussions. De
quoi s’agit-il ? De l’élément fondateur et/ou « promoteur » de l’urbain (hier, de
la cité et de la ville). Pour les uns l’architecture et l’architecte ont un rôle
décisif ; ils produisent, ils font, ils créent la vie urbaine. C’est donc à ce niveau
que doit intervenir aujourd’hui ou demain l’invention qui se répercutera aux
autres « niveaux ». C’est le terrain d’initiatives, y compris celle du savoir.
Par contre, une autre école, plus « urbanistique », affirme que l’architectural
vient à la suite, que la conception de l’espace urbain a priorité, parce que
déterminante. Parce que provenant d’un « niveau » supérieur, plus global.
En faveur de la première thèse, voici son argumentaire : les grands architectes
ont innové, en trouvant un « style », un art de bâtir comportant une pratique et
une façon de vivre, qui influencèrent ensuite l’environnement. L’ordonnance des
places et des rues, dans les villes historiques d’Italie, d’Espagne et d’ailleurs, a
obéi aux initiatives architecturales : les palais, les églises, les monastères ; sur
commandes, laissant place au génie créateur, quasi démiurgique, de l’architecte.
Argument contraire : les initiatives architecturales s’insèrent toujours dans un
ordre social, lequel produit et ordonne son espace. C’est à cette échelle ou si l’on
veut à ce niveau que le mode de production décide l’ordre qui se réalise et pour
ainsi dire s’incarne dans les constructions. Elles répondent à une inflexible
« commande » sociale et politique ; ce dernier facteur, en ce qui concerne les
monuments, ayant une prédominance totale ; l’architecte « exprime » les désirs
et volontés des pouvoirs ; il exécute et transmet l’impulsion. Les architectes ont
subi la pression des intérêts, des autorités, des banques, des promoteurs, après
celle des souverains et des princes les plus prestigieux.
Le problème est-il un vrai problème ? Qui a précédé : la perspective (et la
mise en perspective) des places et avenues urbaines — ou les façades
architecturées et destinées à figurer dans une perspective d’ensemble ? Que se
passa-t-il à Sienne, à Florence, au cours du Moyen Âge et de la Renaissance ?
Au cours du passage de ces villes de la république encore presque
« communautaire » à l’oligarchie ? A coup sûr, une transformation à tous les
niveaux.
Il se pourrait qu’une conception d’ensemble distingue l’architectural,
l’urbanistique, le territorial, non comme séparés, mais comme des moments
d’une question globale. Donc comme des aspects ou moments d’un projet
concernant l’urbain. Ce qui laisse à chaque « niveau » la liberté d’invention,
avec une exigence d’unité. Un tel projet ne peut laisser de côté la question des
terrains. Le mode de production existant a amplifié le domaine de la
marchandise en l’étendant au territoire des villes et à l’espace (vente par
parcelles,
— spéculation — vente des appartements, etc.). Or aucune formule,
concernant l’espace (nationalisation, socialisation, étatisation ou
municipalisation) n’a donné de résultats convaincants. Il reste à trouver une
formule d’appropriation de l’espace urbain, qui s’y prête, ainsi qu’à tous les
modes d’appropriation. Mais transformer la propriété en appropriation (au sens
« philosophique »), c’est un aspect non mineur d’une métamorphose qui ne
s’accomplit pas par simple dévier. Et qui s’oppose radicalement à toutes les
expropriations, lesquelles ont atteint jusqu’aux profondeurs de l’être humain (de
la sexualité) et aboutissent à l’exclusion de la société, par des voies diverses.
Le droit à la ville
S’il est exact que la ville ait été un lieu de civilisation, son éclatement peut
anéantir ce rôle. Ou bien l’urbain sera un espace de dissociation de la société et
du social (en un chaos, en une masse agitée de mouvements divers), ou bien il
sera un lieu de réappropriation (de la vie quotidienne, du social). S’il n’y a pas
de déterminisme absolu, mais toujours (dans la vie biologique et les temps
humains) des possibilités souvent opposées, un « choix » plus ou moins
conscient s’accomplit. L’urbain, aujourd’hui et demain ? Une gerbe de
possibilités, le meilleur et le pire. Peut-être le meilleur ici et le pire ailleurs !...
Le « droit à la ville » ? Cela voulait et veut encore dire : ne pas laisser perdre
l’héritage historique — ne pas laisser l’espace s’émietter, retrouver le « centre »
comme lieu de création, de civilisation (d’urbanité).
Cette idée, lancée il y a vingt ans et qui eut un certain retentissement, procède
des analyses précédentes : la ville a eu et garde une « centralité », lieu favorisé
par les échanges, par la vie sociale, par la civilisation (donc pas seulement du
point de vue de l’autorité et du pouvoir — ce qui accompagne la vie sociale, non
sans conflits). Les périphéries et banlieues se trouvent en mauvaise situation : du
point de vue de l’activité pratique (transports, fatigues, isolement) comme du
point de vue de la sociabilité (des rapports en dehors du travail). Les critiques,
les avertissements, ne furent guère entendus ; on a vu depuis les conséquences
d’une telle « négligence », qui tenait aux intérêts dits privés, aux positions des
autorités, à l’idéologie moderniste : on attirait vers les surfaces « désurbanisées »
par la promesse du « moderne » les habitants des centres urbains. Double profit :
construire de plus en plus loin de la ville, et remanier la ville (sans perspective
autre que le gain). Contre cette propagande et contre la négligence trop réelle de
ceux qui auraient dû s’y opposer et avoir une « politique urbaine », il fallut
réagir au nom d’un droit. Plus ou moins bien observés, les « droits de l’homme »
ont été reconnus dans de nombreux pays (Helsinki). Les droits du citoyen ? En
panne. Mal définis, sinon comme droit à l’opinion (changeante, fluctuante,
manipulée) et au vote (pour élire des « représentants », sans mandat impératif).
Le droit à la ville (complété par le droit à la différence et par le droit à
l’information), devrait modifier, rendre plus concrets et pratiques les droits du
citoyen, devenu citadin, usager de multiples services. Il affirmait d’une part le
droit des « usagers » à se prononcer sur l’espace et le temps de leurs activités
dans le territoire urbain ; et de plus, le droit à l’usage de la centralité, lieu
privilégié, au lieu de se voir dispersés, refoulés dans des ghettos (pour
travailleurs, pour immigrés, pour « marginalisés » et même pour
« privilégiés » !).
Le droit à la ville vient donc en complément non tant des droits de l’homme
(comme le droit à l’éducation, à la santé et sécurité, etc.) que de ceux du
citoyen : celui-ci n’est plus seulement membre d’une « communauté politique »,
dont la conception reste indécise et conflictuelle, mais d’un groupement plus
précis, posant de multiples interrogations : la ville moderne — l’urbain. Ce droit
conduit vers la participation active du citoyen-citadin au contrôle du territoire, à
sa gestion, dont les modalités restent à préciser. Il conduit aussi vers la
participation du citoyen-citadin à la vie sociale liée à l’urbain ; il propose
d’interdire la dislocation de cette « culture » urbaine, d’empêcher la dispersion
non pas en entassant les « habitants » et « usagers » les uns sur les autres, mais
en inventant dans les domaines et aux niveaux de l’architectural, de
l’urbanistique, du territorial.
Ce droit suppose une transformation de la société selon un projet cohérent,
répondant aux interrogations et résolvant théoriquement (au sens fort, impliquant
le moment de la pratique) les problèmes et, d’autre part, des créations dans les
domaines où l’art et le connaître, le quotidien et le global, interfèrent :
l’architecture par exemple. Mais aussi plus largement, le temps et l’espace.
Qu’il y ait eu des innovations, initiatives, inventions, dans ces domaines, est-
ce encore à prouver ? Ce qu’il faudrait montrer, c’est qu’elles accompagnèrent
les changements d’époque, de société, de civilisation. Ainsi la perspective,
admirable invention, contemporaine de la remontée des villes (en Italie, en
Toscane : à Sienne et Florence), de la renaissance du connaître et de l’art — de la
montée, il faut aussi le voir, du capitalisme, des échanges, de la banque, du
commerce, des affaires. Avec un compromis historique entre l’aristocratie et la
bourgeoisie...
Récemment, Ricardo Bofill au début de sa carrière, avec « la ville dans
l’espace » — Constant Nieuwenhuis avec le « New-Babylon », ont tenté
l’invention architecturale et urbanistique. D’autres, moins connus peut-être. Ces
cas suffisent à montrer que l’innovation est possible, mais peu probable dans le
mode de production actuel ; qui a produit son espace et son temps et ne peut que
les utiliser.
Or il est évident aujourd’hui que cet espace est « invivable ». Sauf pour l’élite,
ancienne ou récente, qui a su aménager ses territoires, réoccuper le centre des
villes (qu’elle abandonnait pendant une certaine période), se ménager des
résidences, etc. Les périphéries, en entendant par ce terme aussi bien la
deuxième et la troisième couronne de Paris que les agglomérations d’Afrique et
d’Amérique, suffisent-elles à définir le (un) nouveau (et différent) prolétariat ?
Une révolution ? Les relations et conditions du travail — les rapports au
travail — ne peuvent pas s’écarter. Cependant l’espace et le temps entrent dans
de telles définitions, avec leur emploi (leur usage).
Il se trouve que les « couches », classes et fractions de la classe ouvrière n’ont
pu bénéficier des modifications de l’urbain, notamment de la centralité modifiée
et renforcée (culture, transports, gestion). Au contraire : on les a exclues des
quelques avantages, écartées vers les périphéries. Sans résistance acharnée, bien
qu’il y ait eu des « mouvements urbains », ces populations ont accepté la
situation. Quand on s’est aperçu du désastre, il était trop tard. Malgré les
avertissements ! Ces populations périphériques se sont longtemps désintéressées
de la politique urbaine. Et souvent leurs « représentants » ont suivi ou n’ont pas
bien vu ce qui allait advenir : le désastre de l’urbain. Cette situation entre, inutile
d’insister, dans la problématique.
L’urbain et l’État
Selon une thèse qui semble répandue, les autorités urbaines (les municipalités)
ne peuvent avoir un autre rôle que celui de « relais » des pouvoirs politiques et
de l’État : question à débattre, dont la réponse n’a rien d’évident.
Historiquement, il n’en a pas toujours été ainsi. Les pouvoirs et les constitutions
se sont acharnées à faire de ces autorités (les échevins et les « consuls », puis
conseillers et maires) des employés de l’État, les « exécutifs » des politiques.
Une lutte immémoriale se mène contre cette stratégie, pour défendre l’autonomie
des autorités urbaines et pour leur permettre de s’ériger au besoin en contre-
pouvoir. Une idéologie persistante réduit les problèmes urbains à des questions
locales. Alors qu’il s’est agi toujours et plus encore aujourd’hui de questions
politiques, c’est-à-dire générales (nationales) concernant la production et la
gestion de l’espace. Ce qui inclut, implicitement ou non, une conception de cet
espace et une stratégie.
Il s’agit donc, directement ou indirectement, de façon immédiate ou dérivée,
des luttes de classes. Les problèmes urbains se posent alors dans toute leur
complexité, couvrant (eux aussi) tous les « niveaux », des forces productives aux
institutions et idéologies, c’est-à-dire aux « superstructures », en passant par les
structures : rapports de propriété, organisation du travail productif, aujourd’hui
informationnel et donc communication.
Tout change. Tout devient. Rien de permanent échappant au temps. Rien de
tout à fait durable. La Cité, la Ville, l’Urbain ne se trouvent pas à l’écart du
Devenir. Pas plus que les mouvements partiels : le monde devient notre monde ;
cependant le devenir diffère selon les échelles, les dimensions, les rythmes. Le
devenir a des lois et peut s’analyser : bien que relatifs, il y a des rythmes lents et
d’autres rapides. Ainsi donc la naissance et le développement. De même, il y a
tactique et stratégie : tactique dans l’immédiat et l’actuel rapide ;
l’action — stratégie lente à long, moyen ou court terme. Tout ce qui est change,
mais inégalement ; les formes durent plus que les contenus et résistent au temps,
bien qu’elles se dissolvent et finissent — comme tout au monde ! L’urbain,
forme actuelle de la simultanéité, du rassemblement, de l’unité, nous interroge à
la fois sur la forme et sur le contenu...

(N.B. : Page écrite après une relecture du Cratyle de Platon. Ceci dédié aux
philosophes.)

Cet aspect philosophique (méta-philosophique) de l’urbain n’aurait de sens
que spéculatif s’il ne renvoyait, en permettant de les formuler, aux questions
pratiques. Nos villes éclatées, nos mégalopolis — l’urbain moderne — , sont à
déconstruire et à reconstruire. Il faudra toute une période « historique » pour
défaire et refaire ce qu’a produit le capitalisme déchaîné, délirant, illusoirement
rationnel ; ce dont se rendent compte les « post-modernes », sans aller pour
autant vers une action-réponse. Les villes historiques et les centres eux-mêmes
ne peuvent « s’empailler », devenir des musées. Les constructions
monumentales, ouvrages de prestige, ne suffisent pas. A cette œuvre colossale
(et révolutionnaire) peuvent s’associer des forces diverses. Elles réconcilieraient
le travail intellectuel (de la « créativité » esthétique) avec le travail manuel (les
matériaux) en fournissant du « travail » à des générations ! Ce qui permettrait
une certaine alliance du travail avec la connaissance (historique, démographique,
économique, sociologique), unité exigée pour le projet. Enfin, l’urbain
deviendrait le lieu d’une démocratie de plus en plus directe, le citoyen-citadin-
usager participant de façon de plus en plus proche à tous les moments de la
réalisation. De quoi ? D’une vie sociale différente : d’une société civile fondée
non sur des abstractions mais sur l’espace et le temps, tels que « vécus ».
Conclusion

Il faut des conclusions, puisque ce pseudo-lexique a commencé par une


annonce et une introduction. Ces conclusions n’en sont pas, puisqu’elles se
destinent à maintenir ouverte une voie que le discours fragmenté tenta d’ouvrir.
Les connaissances actuelles montrent un univers à plusieurs dimensions. Trois
au moins : « La matière, énergie latente et potentielle — l’énergie, un acte, une
dépense — l’information qui circule de l’une à l’autre, énergie fine. » Ce qui
dépasse à la fois le réalisme, le surréalisme, l’irréalisme ! Le matérialisme
dialectique ? Il garde sa portée (contestable, falsifiable) à condition que l’on
s’entende sur le mot « dialectique ». Il ne signifie pas un rapport à deux termes
opposés, malgré les analogies et l’origine du vocable (dialogue). Les rapports à
deux termes opposés dérivent soit formellement vers les paradigmes composés
d’opposition pertinentes — soit vers une interprétation plus substancielle, vers le
manichéisme : le bon et le méchant, le Diable et le Bon Dieu, l’ami et l’ennemi.
Ou encore : le favorable et le défavorable. Au surplus, l’un n’empêche pas
l’autre (interprétation). La conception du monde qui en ressort dépasse à la fois
la philosophie classique et la théologie. Non sans leur attribuer un sens, leur
place dans l’histoire.
Ce « monde » pluridimensionnel est aussi polymorphique. Dans la sphère
« matérielle » comme dans celle de la vie (biosphère) et celle de la société. Le
devenir, les énergies en déploiement prennent, et pour ainsi dire essaient des
formes diverses. Tout se passe comme s’il y avait toujours plusieurs voies,
plusieurs « modèles » ou paradigmes : plusieurs possibilités. Les unes échouent,
une autre (une seule) se maintient, change, avance dans la durée. Chaque forme
est dotée d’une plasticité, d’une élasticité, mais limitée — certaines épreuves,
certaines tensions la font éclater !... C’est le moment à la fois d’une naissance et
d’une invention. Partout, toujours, dans tous les domaines, on trouve les trois
moments : déterminismes-hasards-décisions. Celle-ci s’accomplit par essais et
erreurs, rectifiées ou non, donc par un choix intuitif ou rationnel.
Pour chaque formation, il y a des « conditions aux limites », selon
l’expression des mathématiciens. Il en va ainsi pour la logique elle-même ;
comme pour les capitaux, la marchandise et le marché — pour l’État, etc. Aux
approches de cette limite, il se passe déjà, il va se passer « quelque chose ».
L’invention ? La création du nouveau ? Elle s’accomplit donc généralement au
cours d’une « catastrophe », au sens scientifique de ce terme. Avec les cas de
figure : bifurcation-rebroussements-discontinuités...
Pour qu’il y ait du nouveau, il faut une impulsion. Ce qui montre, s’il en était
encore besoin, la nécessité d’un projet. Seul le projet oriente le mouvement
spontané et lui donne un sens. Une fois le bond accompli parmi les décombres
du passé, une fois la « déconstruction » plus ou moins complète, il faut
reconstruire — avec des idées nouvelles et des matériaux anciens : les ruines, les
débris, les morceaux, les fragments. On fait avec ce qu’on a, avec ce dont on
dispose ; on utilise le plus et le mieux possible ce qui reste. « Instruction après
un désastre » écrirait ici le doyen Swift. Il y a de cela, mais avec un moindre
humour noir que celui de l’auteur des Lettres à Stella, lui-même pamphlétaire et
destructeur plus que théoricien d’une métamorphose (plus que d’un changement
ou d’une mutation).
Donc un projet. A supposer qu’il y ait une efficacité (à travers quels moyens ?)
et qu’il entraîne des acteurs, laissons place aux hasards et chances, aux
circonstances. N’essayons pas de prévoir les détails, les « matériaux » humains
et sensibles. Essayons au mieux de prévoir pour empêcher les retours en arrière,
les « contres » de toutes sortes. Le projet d’ordre stratégique, oriente mais ne
détermine pas les actions tactiques. En tant que projet, il résulte des analyses et
considérations précédentes qu’il doit s’inspirer principalement de la tradition
« marxiste » (non sans critiques) mais ne peut se dispenser d’emprunter quelques
éléments à d’autres courants : écologie, néo-ricardisme, etc.

Henri Lefebvre est un des grands penseurs marxistes contemporains. Son œuvre
très diverse s’étend sur plus d’un demi-siècle. Après la réédition de Logique
formelle, logique dialectique dans la collection « Terrains » (1982), cet ouvrage
marque un autre « retour » : celui de l’auteur aux Éditions sociales après
quarante années d’absence... un retour « peut-être explosif » ?


Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
© 1986, Messidor/Éditions sociales, Paris.
ISBN 2-209-05797-3


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Table of Contents
Présentation
Page de titre
Sommaire
Épigraphe
LE RETOUR DE LA DIALECTIQUE - théorie
LES MOTS CLEFS
Présentation
A - État
Le ou la politique
État et pouvoir politique
Brève histoire de l’État
Marx et l’État
La société civile
L’État et l’identité
État et surproduit
Dialectique de l’État
Le résidu problématique
B - L’histoire
Le fait historique — controverses
Le devenir et l’historique
C - Information (communication)
Information et scientificité
Information et idéologie
D - Le (La) logique — (Le) La logico-mathématique
La logique et les logiques
Les exposés de la dialectique
Logique et mathématiques
Mathématiques et dialectique
Le système
Logique et idéologie
E - Philosophie (et « méta-philosophie »)
Quelques indications et remarques pour préciser
Tableaux de la philosophie
1er tableau : Le spectre philosophico-théologique (dimension
thématique)
2e tableau (deuxième versant ou dimension)
3e tableau (ou volet ; ou dimension)
A — Les débuts
B — Le sommet
C — Déclin
F - Politique
Qu’est-ce que le (la) politique ?
Tactique et stratégie
Le politique et l’économique
Les modèles et le projet
G - Production et re-production
L’auto-production de l’espèce humaine
Production et re-production
Re-production et répétition
Le productivisme
H - Quotidien
Jadis et maintenant...
Le linéaire et le cyclique
Critique du quotidien (changer la vie ?)
Le quotidien et la science
I - Relation (relatif)
Relation et objectivité
Relation et relativisme
La relativité généralisée (universalisée)
J - Révolutions
Le terme
La révolution culturelle
Tableau du 20e siècle
Supplément au tableau du 20e siècle
Monde et mondial. Mondialisation, mondialité
Commentaire du tableau
K - Socialisme
Qu’est-ce que le socialisme ?
Le socialisme selon Marx et sa problématique
Quelques questions du (au) socialisme
L - Urbain (L’)
Qu’est-ce que l’urbain ?
L’urbain hyper-complexe
La société urbaine
Le droit à la ville
L’urbain et l’État
Conclusion
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