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Saint-Etienne-du-Rouvray: les vacances
tragiques des services de renseignement
PAR MATTHIEU SUC
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 31 JANVIER 2018
Le profil de l'administrateur de la chaîne Telegram,
derrière lequel se cache Adel Kermiche. © DR
Le scandale de Saint-Étienne-du-Rouvray, révélé par
Mediapart, s’amplifie. Le Canard enchaîné révèle que
ce n’est pas un, mais trois services de renseignement
qui surveillaient l’un des futurs assassins du père
Jacques Hamel.
Ce n’est plus une faille, mais un trou béant
dans la raquette. À la suite des révélations de
Mediapart, le 4 janvier, sur le raté de la direction
du renseignement parisien lors de l’attentat de Saint-
Étienne-du-Rouvray, Le Canard enchaîné évoque
dans son édition de mercredi « les trois bavures
des services antiterroristes ». Citant un rapport de
l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) du
14 janvier 2018, l’hebdomadaire satirique assure que
ce n’est pas un, mais trois services de renseignement
qui surveillaient l’un des futurs assassins du père
Jacques Hamel dans la semaine précédant l’attentat…
Rappel des faits d’un dossier complexe et hautement
inflammable pour la lutte antiterroriste française.
Le 11 juin 2016, Adel Kermiche crée la chaîne « Haqq-
Wad-Dalil » qu’il administre depuis la messagerie
électronique Telegram. Âgé d’à peine 19 ans et issu
d’une famille sans histoire, ce Normand se choisit
comme pseudo « @Jayyed » et, comme illustration
de son profil, une photo d’Abou Bakr al-Baghdadi,
l’autoproclamé calife de l’État islamique.
Kermiche est déjà, selon la terminologie
policière, « une figure connue de l’islamisme radical
en région rouennaise ». À deux reprises, en mars et en
mai 2015, il a tenté de se rendre en Syrie. Interpellé en
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Turquie, il est alors incarcéré à son retour en France
durant dix mois à Fleury-Mérogis, où il côtoie des
djihadistes chevronnés.
Remis en liberté en mars 2016, le jeune homme est
placé sous contrôle judiciaire et doit porter un bracelet
électronique. Il passe son temps sur Telegram, publie
en un mois sur sa chaîne 118 photographies, 3 vidéos,
29 documents, 89 messages vocaux et 89 liens URL
en accès libre. Il y évoque ses deux tentatives avortées
de départ en Syrie, son arrestation en Allemagne, le
bracelet électronique qu’il doit porter depuis. Il invite
même ses abonnés rouennais à venir assister aux cours
qu’il dispense les lundis, mardis et jeudis dans une
mosquée « à Saint-Étienne-du-Rouvray ».
Enfin, dans un message vocal long de 7 minutes
et 20 secondes, il préconise d’attaquer les églises.
Avec un couteau, se vante-t-il, « il pourrait faire un
carnage en tranchant deux ou trois têtes ». « Semblant
particulièrement sensible à cette cible, il incitait ses
abonnés à se procurer des armes pour mener à bien
ce type d’attaque », notera un rapport de synthèse de
la PJ consacré à l’assassinat du père Hamel.
Le mardi 26 juillet 2016 au matin, Adel Kermiche
et son complice, Abdel-Malik Petitjean, interrompent
la messe célébrée dans l’église de Saint-Étienne-du-
Rouvray, y poignardent à mort le père Jacques Hamel,
âgé de 85 ans, et blessent grièvement un paroissien de
87 ans, avant d’être tués par les forces de l’ordre.
Un an et demi après l’attentat, Mediapart révèle,
le 4 janvier, que la Direction du renseignement
de la préfecture de police (DRPP) de Paris avait
connaissance des messages de Kermiche une semaine
avant l’assassinat du religieux et avait cherché à
dissimuler son raté dans les heures qui ont suivi
l’attentat. Dans la foulée de la publication de notre
article, le parquet de Paris ouvre une enquête
préliminaire des chefs de « faux », « usage de
faux » et « altération de documents de nature à
faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit ou la
recherche des preuves par une personne concourant
par ses fonctions à la manifestation de la vérité ». Des
délits passibles de cinq ans de prison et de 75 000 euros
d’amende.
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Cette enquête confiée à l’IGPN a d’ores et déjà
permis de confirmer l’essentiel de nos révélations –
à l’exception de la tentative de dissimulation, on y
reviendra. Un cyberpatrouilleur de la DRPP a bien
rédigé une note soumise à validation hiérarchique afin
qu’elle soit transmise à la DGSI, autorité compétente
puisque Kermiche habitait la région rouennaise, hors
de la zone couverte par la DRPP. Cette note datée
du 22 juillet 2016, en attente de validation avant
son éventuelle transmission aux autres services de
renseignement, reste en interne à la DRPP. Quatre
des gradés devant la contresigner sont en vacances, le
cinquième débordé.
Le Canard enchaîné a eu connaissance du premier
rapport de l’IGPN, consacré à nos révélations. Outre
le fait qu’il confirme nos informations sur les points
déjà évoqués, ce rapport contient deux informations
à caractère déflagratoire pour la lutte antiterroriste :
deux autres services de renseignement surveillaient
Adel Kermiche.
Des agents de la Direction du renseignement militaire
(DRM) s’étaient également infiltrés dans sa chaîne
Telegram et avaient rédigé trois notes, les 22, 25 et
26 juillet au matin. Toutes les trois avaient été aussitôt
transmises à la cellule Allât – du nom d’une déesse
préislamique –, chargée de la coordination de la lutte
antiterroriste, rattachée à la Direction générale de la
sécurité intérieure (DGSI). « La première note rédigée
un vendredi, veille d’un week-end estival n’est pas lue
immédiatement. Pas plus que la deuxième. Lorsque, le
mardi 26 juillet au matin, le représentant de la DRM
à l’Allât prend connaissance des trois documents sur
sa messagerie électronique, il est trop tard », écrit le
Canard enchaîné.
Par ailleurs – cela avait déjà été évoqué par différents
médias –, le Service central du renseignement
territorial (SCRT), ex-Renseignements généraux,
avait lui aussi alerté Allât. Un cyberpatrouilleur du
service avait remarqué la chaîne de Kermiche le 20
juillet et aussitôt rédigé une note, transmise aux autres
services le lendemain. Dans cette note, « un certain
Jayyed appelle à commettre des attentats en France
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notamment dans des lieux de culte et fournit un
cliché peu lisible du suspect », complète Le Canard
enchaîné.
Trois services étaient donc bien aux trousses d’Adel
Kermiche, « figure connue de l’islamisme radical
en région rouennaise » et porteur d’un bracelet
électronique. Mais cela n’a pas suffi pour empêcher
son passage à l’acte.
Et ce n’est pas tout. Dans les heures qui ont suivi
la publication de l’article de Mediapart le 4 janvier,
Jean-Charles Brisard, le président du Centre d’analyse
du terrorisme, rédigeait un tweet passé relativement
inaperçu qui révélait qu’« un veilleur » avait alerté
dans la nuit du 18 au 19 juillet des « intentions d’Adel
Kermiche » la plateforme Pharos. Cette plateforme
est gérée par la PJ et a pour mission de recueillir et
rediriger vers les services adéquats les signalements
faits par les particuliers et les fournisseurs d’accès.
Jean-Charles Brisard s’interrogeait dans son tweet du
traitement de ce signalement.
Mediapart a rencontré il y a une dizaine de jours le
veilleur ayant fait le signalement Pharos.
L’homme, qui tient à son anonymat, fait profil
bas. « Avec des amis, on avait remarqué le contenu de
sa chaîne Telegram mais on ne l’a pas pris au sérieux.
Il faisait des audio interminables, se mettait beaucoup
en scène, courait après les filles. On ne l’imaginait pas
mûr pour passer à l’acte. » Il l’a tout de même signalé,
mais ignore tout des suites données à son signalement.
Enfin, il convient de rappeler que les services de
renseignement couraient au même moment après
le complice de Kermiche. Abdel-Malik Petitjean a
envoyé le 19 juillet à Rachid Kassim, un propagandiste
de l’État islamique à Mossoul, en Irak, une vidéo dans
laquelle il menace à visage découvert la France de
nouvelles attaques en réponse aux bombardements en
Syrie. Les services secrets américains se procurent
cette vidéo et confient son contenu à leurs homologues
français. Une diffusion nationale de cette vidéo au sein
des services de police est effectuée le 22 juillet, « aux
fins d’identification de son auteur ».
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Cette fiche de signalement, intitulée « Menace contre
le territoire national », dont l’existence a été révélée
par RTL et dont le contenu a été cité par Le Monde,
précise : « L’individu […] serait prêt à participer à un
attentat sur le territoire national. Il serait déjà présent
en France et pourrait agir seul ou avec d’autres
individus. La date, la cible et le modus operandi de ces
actions sont pour l’heure inconnus. Des investigations
sont actuellement en cours afin de l’identifier et de le
localiser. »
Nous sommes quatre jours avant l’assassinat du
père Hamel, mais personne ne reconnaît Abdel-Malik
Petitjean sur la vidéo. Pourtant, ce dernier fait l’objet
d’une fiche “S”. Comme Mediapart l’avait révélé,
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l’officier de renseignement chargé de son suivi à
l'antenne locale de la DGSI basée en Savoie, là où vit
le fiché S, est alors en vacances.
Donc, si on résume : la DRPP, la DRM et le SCRT
surveillaient la chaîne Telegram d’Adel Kermiche.
Un particulier avait signalé ce compte suspect aux
autorités. Et les services secrets américains avaient
eux alerté leurs homologues français de la menace
imminente représentée par un homme alors non
identifié et qui allait se révéler être le second tueur
du père Hamel… Tous les renseignements nécessaires
sont à disposition mais, dans la torpeur de la fin juillet,
rien ne se passe. Les services sont en vacances ou
tournent au ralenti.
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