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remontant des Balkans. Ses 175 kilomètres qui longent


la Serbie viennent échouer à quelques centimètres du
La nostalgie des territoires perdus, vecteur
monument. Avec le temps, la stèle était devenue le
du nationalisme hongrois symbole d’une paix qui sera bientôt centenaire et de
PAR CORENTIN LEOTARD
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 30 JUILLET 2018 l'absurdité des frontières qui avaient divisé cette région
autrefois florissante du Banat. Plus récemment encore,
Le traité de Trianon qui a amputé le royaume de
le Triplex a symbolisé le rapprochement entre l'Union
Hongrie après la Première Guerre mondiale est, près
européenne et les Balkans, quand s’y sont rencontrés
d’un siècle plus tard, un marqueur
les ministres des affaires étrangères des pays de la
région.
Malgré l’impressionnant mur de fer, la frontière avec
la Serbie n’a jamais été fermée aux points de passage
légaux, mais le symbole est fort. Cette frontière
imposée par les vainqueurs de la Première Guerre
mondiale et qu’a eu tant de peine à reconnaître la
Hongrie dépecée, la voilà aujourd’hui inscrite dans
Sur la place des héros à Budapest en 2007, László Toroczkai (à gauche) et les betyárs, le paysage de façon spectaculaire. Viktor Orbán, le
les brigands de la grande plaine au 19e siècle, remis au goût du jour. © Corentin Léotard
puissant du nationalisme hongrois. Les minorités conservateur et nationaliste à la tête du pays depuis
magyares disséminées dans les pays riverains de la 2010, avait pris soin de faire savoir qu’en rien
Hongrie représentent des enjeux de pouvoir et des elle n’était dressée ni contre les Serbes ni contre
leviers politiques importants en Europe centrale. les populations riveraines. Mais pour le maire de
Kübekháza, Róbert Molnár, qui s’est battu toute sa vie
Depuis vingt ans, chaque dernier week-end du mois pour dépasser les satanées frontières ayant fait de son
de mai, un phénomène extraordinaire se produit à village un cul-de-sac, c’est un crève-cœur.
Kübekháza, un petit village de mille cinq cents
habitants adossé à la frontière sud de la Hongrie. Trianon est une affaire de cartes et de géographes.
Les frontières qui s’étaient abattues après la Première Emmanuel de Martonne, conseiller du premier
Guerre mondiale s'ouvrent, laissant libre le passage ministre français Georges Clemenceau pour les
aux résidents des villages voisins de Beba Veche, en frontières de l’est de l’Europe, a joué un rôle clé dans le
Roumanie, et de Rabe, en Serbie. démembrement des empires et le traçage des nouvelles
frontières. Ses cartes ethnographiques, véritables
Ils convergent à pied, à vélo ou en voiture pour faire la outils d’aide à la décision lors de la Conférence de la
fête ensemble à Kübekháza, retrouver des parents, ou paix à Paris en 1919, surreprésentaient les populations
faire un peu de tourisme. Une fanfare joue l’Ode à la
joie et les élus locaux prononcent un petit discours près
du Triplex Confinium. Il s’agit d’une stèle à trois faces
portant les emblèmes des trois pays riverains, érigée
peu après l'entrée en vigueur du traité de Trianon, signé
le 4 juin 1920 à Versailles, qui a attribué de grandes
parties du royaume hongrois à ses nouveaux voisins.
Cette scène un brin loufoque a pris une tournure
proche de l’absurde ces dernières années, avec ce
nouvel ingrédient : le grillage haut de quatre mètres
surmonté de barbelés que Budapest a fait ériger en
septembre 2015 pour barrer la route de la migration

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roumaines, essentiellement rurales, aux dépens des Kassa (pour Košice, la slovaque), Nagyvarád et
populations allemandes et hongroises, plus urbaines, Temésvár (pour Oradea et Timisoara, les roumaines),
grâce à de grands aplats rouges. ou encore Szabadka (pour Subotica, la serbe).

La « carte rouge » de Pál Teleki. © Wikipedia Le traité de Trianon signé le 4 juin 1920 et ses conséquences. © Ludovic Lepeltier Kutasi.
Dans la partie hongroise, le géographe Pál Teleki lui Le principe des nationalités, énoncé quelques mois
opposa sa « carte rouge » – le rouge représentant cette plus tôt par le président américain Wilson, n’a
fois les Hongrois. Chef de file de l’école révisionniste pas résisté à de plus basses considérations :
hongroise dans l’entre-deux-guerres, Teleki devenu l'intérêt des vainqueurs… et leurs propres penchants
premier ministre se logera une balle dans la tempe personnels. Ceux d’Emmanuel de Martonne ne vont
en 1941, face au désastre annoncé de l’alliance de la clairement pas en faveur de l'Autriche-Hongrie, cet
Hongrie avec l’Allemagne nazie qui espérait par là « édifice orgueilleux aux fondements incertains »,
recouvrer ses territoires perdus deux décennies plus tôt et encore moins des Hongrois, traités de « hordes
et face au déshonneur de voir la Honvédség (l’armée » au « nationalisme fougueux » qu’il s’agit de
hongroise) envahir la Ba#kayougoslave au mépris des mettre au pas car « sitôt fixés, les Hongrois se
traités. manifestent organisateurs et dominateurs ». Le
Dans le palais du Grand Trianon de Versailles, géographe reconnaîtra après coup « une entorse au
les négociations tournent au désastre pour la partie principe des nationalités ». « L’amertume ressentie
hongroise. Pour la Hongrie, c’est « le deuil de la a dépassé tout ce qu’on peut imaginer et a fait des
nation » : le pays est dépecé de plus des deux tiers dominateurs, abreuvés d’humiliation, un élément de
de son territoire et perd un tiers de sa population, trouble politique inquiétant dans l’Europe centrale »,
comme l’explique l’historienne Catherine Horel, dans constatera-t-il aussi. C’est un euphémisme.
Vaincus ! Histoires de défaites – Europe, XIXe-XXe Irrédentismes d’hier et d’aujourd’hui
siècles. Trente kilomètres à l’ouest du triplex de Kübekháza,
Un Hongrois sur trois se trouve en dehors des adossé à la frontière serbe, se dresse le « monument
nouvelles frontières nationales. Eussent-elles été du martyre », un arbre de vie qui symbolise la Grande
tracées quelques kilomètres plus loin, des centaines de Hongrie pré-1920. Le nid fait de barbelés à sa cime
milliers d’entre eux n’auraient pas subi l’arrachement. représente les Magyars d’outre-frontière, arrachés à
Budapest devient une capitale macrocéphale sur un la mère patrie par le traité de Trianon. Leurs résidus
corps amputé d’un réseau de grandes villes que les dans les pays voisins se comptent aujourd’hui entre
Hongrois s’obstinent aujourd’hui encore à nommer deux et trois millions de personnes magyarophones et
se réclamant de la nation hongroise, dont un peu plus
de deux cent mille se trouvent de l’autre côté de la
frontière serbe, par-delà la clôture de barbelés dressée
contre les migrants.

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C’est le jeune maire du village d’Ásotthalom qui l’a « Vous ne seriez pas contents non plus ! » sur des
fait ériger, un certain László Toroczkai, une des figures banderoles montrant la France et la Grande-Bretagne
principales de l’extrême droite hongroise. Il a été rabougries.
plusieurs fois banni des territoires des pays voisins
pour agitation séparatiste avec son organisation
révisionniste, le HVIM. Ce mouvement de jeunesse
des 64 comitats (de la Hongrie médiévale) a recruté
des centaines de jeunes militants en organisant des
concerts de « métal » dans les territoires perdus,
notamment dans le nord de la Serbie où les Magyars
s’accrochaient régulièrement avec de jeunes Serbes
déplacés de Bosnie et de Croatie dans la décennie Sur la place des héros à Budapest en 2007, László Toroczkai (à gauche) et les betyárs,
les brigands de la grande plaine au 19e siècle, remis au goût du jour. © Corentin Léotard
1990. C’est par sa commune frontalière avec la Serbie Cette agitation ne reste pas l’apanage des groupuscules
que sont passés la majorité des migrants sur la « route d’extrême droite qui pullulent dans la Hongrie de la
des Balkans » lors de l’année 2015. Toroczkai se fin de la décennie 2000 (et dont il ne reste quasiment
vante aujourd’hui d’avoir soufflé à Viktor Orbán l’idée rien aujourd’hui). Dès les années 1990, la droite
d’une clôture contre les migrants, le pourfendeur de hongroise a imposé l’épisode de Trianon, alors oublié
Trianon s’étant mué en défenseur de la chrétienté. par une grande partie de la population, comme « la
À l’entre-deux-guerres marqué par l’irrédentisme, plus grande tragédie de l’histoire de la Hongrie ».
qui culminera avec la tentative de récupération Le Fidesz revenu au pouvoir en 2010, avec une
des territoires perdus pendant la Seconde Guerre majorité parlementaire qui lui confère un pouvoir sans
mondiale, succède l’amnésie imposée par les limites, entreprend de réunir la nation séparée par les
communistes. Rapidement dans les années 1990, la frontières de 1920. Il renforce les liens institutionnels
Hongrie signa des accords frontaliers, renonçant à entre Budapest et les minorités, finance abondamment
toute revendication territoriale, doublés d’une loi leurs crèches, écoles et institutions culturelles. Mais
exemplaire de protection des minorités nationales en surtout, Budapest naturalise à tour de bras les Magyars
Hongrie, espérant recevoir la pareille pour les Magyars du bassin des Carpates, accordant la citoyenneté
des pays voisins. hongroise à plus d’un million de personnes (à ce jour) !
Mais le sentiment national brimé resurgit dans les C’est la Transylvanie qui reçoit l’essentiel de
années 1990 et prend un tour inquiétant dans les l’attention de Budapest, considérée comme le berceau
années 2000. Les tee-shirts « Magyar vagyok, nem de l’identité nationale et son paradis perdu, où environ
turista ! » (Je suis un Hongrois, pas un touriste !) portés un million et demi de personnes revendiquent de
par les jeunes Magyars des minorités hongroises des nos jours leur appartenance à la nation hongroise.
pays voisins, écœurés d’être traités en étrangers en Le groupe des Sicules, qui lutte pour l’autonomie de
Hongrie, font fureur, comme les autocollants de la son « Pays sicule » – une région majoritairement
Grande Hongrie collés à l’arrière des voitures. C’est magyarophone au centre de la Roumanie –, jouit d’un
aussi l’époque des parades nationalistes au cœur de prestige sans pareil aux yeux des nationalistes. Sándor,
la capitale, où le HVIM, la Magyar Gárda (la milice grand Sicule d’une quarantaine d’années installé à
du parti Jobbik) et l’Armée des brigands scandent Budapest, se souvient que « dans les années 90 je me
le slogan de l’entre-deux-guerres « Justice pour la suis rendu compte qu’en Hongrie les gens parlaient
Hongrie ! » et brandissent en anglais et en français de la Transylvanie sans même savoir vraiment où elle
se trouve ». Il approuve la politique des passeports,
mais n’est pas dupe de l’instrumentalisation dont

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font l’objet les minorités : « C’est pathétique de l’insurrection antisoviétique en 1956, puis colonisée
les voir chanter l’hymne sicule à chacun de leurs économiquement dans les années 1990 et 2000. La
rassemblements. » Hongrie qui doit, selon cette rhétorique, lutter à
Ces minorités magyares disséminées dans les pays nouveau pour sa propre survie, face à un Occident
riverains de la Hongrie représentent des enjeux impérialiste qui voudrait lui imposer un modèle
de pouvoir et des leviers politiques importants en multiculturel qu’elle refuse.
Europe centrale. À Bucarest et Bratislava, on fantasme Son chef, Viktor Orbán, prétend ainsi défendre sa
une menace séparatiste inexistante. Pas question supposée « homogénéité ethnique et culturelle ».
pourtant à Budapest de rêver au retour des territoires Dans ce dispositif rhétorique, la France constitue
perdus, mais les gouvernements de droite se posent l’antimodèle : tenue pour principale responsable du
volontiers en protecteurs des frères d’outre-frontière et désastre de Trianon et perçue comme l’épicentre du
soutiennent activement leurs aspirations autonomistes, libéralisme politique. Paradoxal, alors que le royaume
sur le modèle dont profitent les germanophones du de Hongrie tant regretté était très multinational,
Sud-Tyrol en Italie, en ce qui concerne le Pays composé de Slovaques, de Roumains, de Serbes, de
sicule. Parfois, Budapest flirte avec l’irrédentisme, Croates, etc., avant que le traité de Trianon ne laisse
lorsqu’elle hisse le drapeau du Pays sicule sur le place à un petit État mononational et étriqué.
Parlement (où il flotte depuis 2016 en lieu et place du Boite noire
drapeau européen).
Cet article a été réalisé avec la participation du
Trianon est la clé de voûte du discours en vogue, journaliste canadien Patrick Senécal qui a rapporté
qui fait de la Hongrie la victime innocente de la les éléments de reportage de Kübekháza, au début de
malfaisance occidentale : dépecée par l’appétit des l’article.
puissants en 1920, abandonnée à son sort lors de

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