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PhiloLog » Deuxième discours sur la condition des Grands. Grandeurs naturelles, grandeurs d’établissement. Pascal.

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Deuxième discours sur la condition des Grands. Grandeurs naturelles, grandeurs


d’établissement. Pascal.
Posted By Simone MANON On 27 mai 2009 @ 6 h 31 min In Chapitre XIX - Droit et justice.,Chapitre XX - Etat et
Société.,Exercices,Explication de texte,Textes | 12 Comments

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« Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous
est pas dû, car c’est une injustice visible et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la
nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d’établissement, et des grandeurs naturelles. Les grandeurs
d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états, et y attacher certains
respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers; en celui-ci les aînés, en
cet autre les cadets. Pourquoi cela? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après
l’établissement, elle devient juste, parce qu’il est injuste de troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités
réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’un ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu,
la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons
aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines
cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet
ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte : il faut parler aux rois à
genoux; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels, qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles, et nous devons au
contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc,
que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à
l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête
homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice; car en vous rendant les devoirs extérieurs que
l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse
de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement,
ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N*** est un plus grand géomètre que moi; en cette qualité il
veut passer devant moi? je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle, elle demande une préférence
d’estime, les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui, et l’estimerai plus que moi en qualité
de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous
voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle
vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et
assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde. »
Pascal, Trois discours sur la condition des Grands.
*

Questions:
*

1) Explicitez le sens de la distinction entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement.

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2) Expliquez: « Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies
extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre.»
Pointez le paradoxe. Qu’est-ce qui justifie le propos de Pascal?
*

3) Quel usage Pascal fait-il de la notion de justice et d’injustice? Utilisez le commentaire du texte du philosophe portant sur les trois
ordres [1] pour approfondir votre réponse.
*

*
Correction:
*

Qu’est-ce que les hommes reconnaissent comme des grandeurs (thème) ou des valeurs ? (Question)
*

La thèse de Pascal consiste à dire qu’il y a deux ordres de grandeurs, la première partie s’efforçant de déterminer la nature de ce
qu’il appelle des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Il va de soi que ces différentes grandeurs appellent différents
types de respect. Aux grandeurs d’établissement, respect d’établissement ; aux grandeurs naturelles, respect naturel. Telle est la thèse
qui a rendu Pascal célèbre.

Mais ce n’est là que le premier niveau de la problématique du texte, le plus simple. Ce qui est beaucoup plus subtil est le jugement
formulé à propos des respects d’établissement. Ils doivent, apprend-on, « être néanmoins accompagnés selon la raison d’une
reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». Ou bien : « C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces
devoirs ».Voilà qui a de quoi surprendre. N’est-il pas contradictoire de fonder en raison, ce qui a été préalablement analysé comme
une simple convention, expression de la fantaisie et de l’arbitraire humains ? Peut-on à la fois disjoindre radicalement un ordre naturel
et un ordre conventionnel au point de récuser toute prétention à fonder naturellement l’établissement humain et légitimer celui-ci
comme juste selon la raison ?
L’élucidation de ce paradoxe constitue le point le plus important de ce texte où Pascal livre sa conception, proprement tragique de
l’ordre politique.
*

I) Les deux sortes de grandeurs.


*
Distinguer des grandeurs ou des ordres ; Pascal est coutumier de ce souci. On se souvient de la distinction des trois ordres. Ici, la
distinction ne s’opère pas au sein de la nature, entre les corps et les esprits, ou entre la nature et la surnature c’est-à-dire entre les
deux premiers ordres de l’extériorité et de l’intériorité et l’ordre de la supériorité. Elle s’opère entre ce qui est par nature, comme
disaient les sophistes et ce qui est par convention, L’objet auquel s’applique cette distinction est ce que Pascal appelle les
grandeurs. Il faut comprendre sous cette dénomination, ce que les hommes reconnaissent comme une valeur, une supériorité ou une
dignité.
*

1°) Les grandeurs conventionnelles.


*
Ce sont toutes celles que les hommes sont convenus, par des accords tacites ou explicites, d’instituer comme telles. Une
convention est en effet ce qui découle de la décision humaine. Toute institution, tout établissement humain, met en jeu des conventions.
Or, l’observation des faits le montre, les conventions ont la relativité des appréciations humaines. Ce que précise le texte au moyen
d’exemples. En France, au 17° siècle on confère une supériorité aux nobles, c’est-à-dire aux descendants des conquérants germains,
en Suisse à la même époque on honore les roturiers. Ici on donne un privilège à l’aîné, là au cadet. Pascal souligne le
caractère contingent et arbitraire des hiérarchies sociales. « C’est ainsi » mais cela pourrait être autrement. La distinction entre ce
qu’une société honore et ce qu’elle méprise n’a pas de fondement naturel. « La chose était indifférente avant l’établissement ». C’est la
volonté des hommes qui décide ici, d’instituer le droit d’aînesse, ailleurs le droit du cadet. En nature, il n’y a pas plus de raison
d’affirmer le privilège de l’un que celui de l’autre. Ce sont là des conventions propres à chaque peuple.

Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur ce point, Pascal se fait explicite. Qu’est-ce qui est au principe de ces conventions ? La
réponse : « Parce qu’il a plu aux hommes » révèle qu’elles n’ont pas d’autre justification que le bon plaisir des peuples. Avec la notion
de plaisir le philosophe enracine les institutions dans la sphère des désirs ou dans son langage, des concupiscences et dans la toute

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puissance de l’imagination. On ne peut pointer davantage l’arbitraire et la relativité des établissements humains et donc des lois, et
donc de la justice. Avant la convention qui décide de ces déterminations il n’y a ni juste, ni injuste. Mais dès que la convention a force
de loi, le juste s’identifie au respect de la légalité, l’injuste à l’illégalité. Le texte donne une première explication de cette nécessité
politique en faisant référence au trouble public (Cf. troubler). On comprend que l’enjeu des conventions est d’assurer l’ordre public et
seuls des accords communément consentis peuvent cohérer des sociétés humaines. L’important n’est pas la rationalité de l’accord,
c’est sa capacité à promouvoir l’ordre social. De ce point de vue, il faut appeler injuste ce qui menace la stabilité des institutions,
ce qui est facteur de désordre c’est-à-dire de violence.
*
2°) Les grandeurs naturelles.
*
Naturelles se comprend par opposition à conventionnelles. En droit, ce qui est fondé en nature est ce qui est fondé en raison. Ce qui
est par nature est indépendant de la relativité et de l’arbitraire humains. Dans une perspective rationaliste, seule une raison affranchie
du préjugé peut en saisir la nécessité propre et l’universalité. Par exemple, la vertu de sagesse est une valeur dans l’absolu, non
relativement à la fantaisie des peuples. Elle est ce qu’elle est par détermination objective non par appréciation fantaisiste.
Le texte parle de « qualités réelles et effectives ». Réel s’oppose à fictif. Le fictif n’existe que dans l’imagination des hommes et n’a
pas d’effectivité. On entend par « effectivité » la capacité de produire des effets, de s’attester concrètement. La force peut soulever
des haltères, la faiblesse ne le peut pas. Le courage peut triompher du danger, la lâcheté en est bien incapable. Les supériorités
naturelles sont en soi des supériorités et devraient donc être reconnues par tout esprit normalement constitué.

*
3°) Les deux genres de respect relatifs aux deux genres de grandeurs.
*
Ces deux sortes de grandeurs fondent des devoirs différents. Un devoir ou une obligation c’est ce à quoi on est tenu en vertu d’une
loi. Qu’il s’agisse des grandeurs conventionnelles ou des grandeurs naturelles, on est tenu au respect car toute dignité oblige. Mais ce
respect n’est pas de même nature dans les deux cas.
Aux grandeurs d’établissement respect d’établissement dit Pascal. Que faut-il entendre par là ? Que tout ordre social implique
des règles de civilité relatives aux hiérarchies instituées. L’usage veut qu’on parle aux rois à genoux, qu’on se tienne debout dans la
chambre des princes. On peut transposer ces exemples dans les usages de notre époque. La politesse et le respect dus à la fonction
veulent qu’au tribunal on se lève lorsque les magistrats pénètrent dans le prétoire, qu’on ne parle pas à un ministre, un préfet ou à un
professeur comme à un copain ou à un chien. Ce sont là des « cérémonies extérieures » entendons une manière de se conduire où
l’essentiel consiste dans la conformité extérieure de l’attitude à la règle sociale. Les marques conventionnelles de respect (on
témoigne d’une certaine réserve, on s’incline, on s’incommode dit Pascal) n’impliquent pas le consentement intérieur de l’âme qui
est au contraire le propre du respect éprouvé à l’endroit des grandeurs naturelles. Celles-ci forcent l’estime, l’admiration. Elles
suscitent des sentiments or les sentiments ne se commandent pas par décret. Ils ont une spontanéité témoignant qu’en présence de
certaines valeurs, la sensibilité réagit d’une certaine manière. Ce qui est identifié comme une supériorité naturelle suscite une espèce de
retenue, de déférence. On se sent enclin à témoigner des égards à la vertu, à l’intelligence, à leur rendre hommage fût-ce dans le
silence et le secret de l’intériorité. Il n’y a que les grandeurs naturelles qui soient ainsi capables de s’imposer à la raison et à la
sensibilité et de les disposer intérieurement à la reconnaissance de leur valeur. « Nous ne devons les respects naturels qu’aux
grandeurs naturelles » écrit Pascal.
La perspective est ici morale. Pascal ne dit pas que les hommes éprouvent naturellement du respect pour les grandeurs naturelles.
Ce serait méconnaître la subversion de la raison par l’imagination, la toute puissance du préjugé ou tout simplement la petitesse de
certains esprits, que cela soit dû à l’absence d’éducation ou à autre chose. L’expérience montre en effet qu’un Hitler ou un Staline ont
suscité le respect alors qu’un Jésus a dû essuyer les quolibets de la foule. Un caïd est admiré dans certains espaces alors qu’un
honnête jeune homme peut être moqué. Un professeur fort savant peut être chahuté par des élèves n’ayant pas l’intelligence nécessaire
à la compréhension de leur propre infériorité à l’endroit de la supériorité qui est en face d’eux. Rien n’est plus difficile que de savoir
identifier les vraies valeurs. On se souvient que Descartes en fait le privilège des âmes bien nées. Pascal n’ignore pas le problème. En
se référant à un ordre naturel de valeurs, il veut simplement conduire le prince auquel il s’adresse à ne pas confondre les hiérarchies
sociales avec les hiérarchies naturelles. Il lui rappelle que dans son for intérieur tout homme, fût-il le plus misérable socialement, est une
citadelle inexpugnable. Nul ne peut être contraint à juger estimable ce qui ne l’est pas. La liberté intellectuelle et morale est inaliénable.
« Il n’est pas nécessaire parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et
honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai pas les cérémonies que mérite votre
qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore
justice, car en vous rendant les devoirs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerai pas d’avoir pour vous le
mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit ».
*

II) Elucidation du paradoxe.


*
1°) Enoncé du paradoxe.
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« Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons les respects d’établissement c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui
doivent être accompagnées, selon la raison d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre mais qui ne nous font pas
concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de la sorte ».
Etonnante affirmation pouvant paraître scandaleuse. Pourquoi ? Parce qu’un ordre conventionnel, explicitement analysé par l’auteur
comme ordre arbitraire, ne pouvant se prévaloir d’un fondement plus solide que le bon plaisir ou l’imaginaire des peuples n’a, nous
semble-t-il, aucun titre du point de vue de la raison, à être reconnu juste. Qu’il faille se conformer aux normes sociales, soit, qu’il faille
de surcroît reconnaître la justice d’un système normatif arbitraire c’en est trop. Juste en effet, ce qui peut être justifié moralement et
pas seulement ce qui a été décrété tel. Nous pensons donc que seul un ordre conventionnel respectueux de la loi intérieure de l’esprit
peut prétendre au consentement intérieur de la raison. En termes classiques, nous considérons que le droit positif doit se fonder sur le
droit naturel pour avoir une légitimité et seule cette légitimité mérite d’être cautionnée rationnellement.
Il est donc paradoxal de dire à la fois qu’un ordre est arbitraire et fantaisiste et qu’il est juste selon la raison. Soit un ordre est
arbitraire et on signifie qu’il n’est pas justifiable en raison, soit il est justifiable rationnellement et il est contradictoire de le décrire
comme arbitraire ou fantaisiste.
*
2°) Justification du paradoxe : la confusion des ordres.
*
En droit en effet la justice est ce qui est fondé en raison et il ne s’agit pas de croire que Pascal n’assentirait pas à ces propos. Il le dit
explicitement en affirmant que seules les grandeurs naturelles peuvent inspirer un respect naturel. Il s’ensuit que s’il était possible de
construire un ordre social sur des fondements naturels ou rationnels, ce ne serait pas Pascal qui s’en plaindrait. Mais voilà, toute
l’originalité de notre philosophe, consiste à établir que cette espérance n’est qu’une vaine illusion voire une insupportable
prétention.
Une telle espérance revient à méconnaître d’une part l’impuissance naturelle de la raison humaine à se faire une idée juste de
la justice, d’autre part l’hétérogénéité des ordres, ce qui conduit à faire preuve d’injustice au sens que Pascal donne à la
notion. L’injustice consiste toujours à exiger d’un ordre des vertus n’ayant d’effectivité que dans un autre. Par exemple, il est injuste
de demander aux gens de chair de s’incliner devant la supériorité intellectuelle comme il est injuste de demander aux gens d’esprit
qu’ils reconnaissent l’autorité de la force. Subordonner la légitimation de l’ordre politique à la rectitude morale relève de la
même erreur. (Pascal ne dit pas erreur, il dit tyrannie, injustice ou ridicule). Il y a une justice interne à chaque ordre qu’il serait
injuste de ne pas reconnaître rationnellement.
La question qu’il nous faut donc élucider est la suivante : Quelle est la justice inhérente à l’ordre politique qui, tout arbitraire qu’il soit,
doit être « selon la raison » reconnue comme juste ?
A ce niveau de l’analyse il faut bien admettre que Pascal fait un usage problématique de l’expression « selon la raison » car son
analyse du politique ne se déploie pas sur des présupposés purement rationalistes. Au contraire, elle ne prend sens que sur fond de sa
critique radicale de la raison dont le procès est instruit sur des présupposés théologiques.
*
a) Figures de la corruption de notre nature : la souveraineté de l’ordre naturel.

*
Le thème donnant sens au propos pascalien est celui de la corruption de notre nature. L’homme a perdu la perfection originelle. Sa
nature est une nature déchue, corrompue par le péché. Les deux ordres naturels, aussi bien celui de l’esprit que celui des corps
participent de cette déchéance. Or l’ordre politique, c’est-à-dire la nécessité d’un pouvoir pour régler l’usage de la force et lier les
hommes selon des lois, déploie son effectivité dans les deux premiers ordres. Il s’ensuit qu’il doit être assigné à la condition
postlapsaire de l’homme et que la politique est étrangère à l’économie de la grâce. Sa naturalité relevant de la nature de
l’homme pécheur, il est vain de lui demander d’être fondée sur l’exigence transcendante de justice. Seule une nature rénovée par la
grâce peut avoir le sens de la véritable justice mais il y a là quelque chose de surnaturel (Cf. l’ordre de la charité ou de la supériorité).
La justice est la vertu de la cité de Dieu et au regard de la cité de Dieu la cité des hommes ne peut être qu’une figure de désordre
et d’injustice.
Mais l’ordre politique qui est une figure de désordre et d’injustice selon l’ordre de la grâce revêt dans l’ordre de la nature corrompue,
une légitimité correspondant à sa nécessité. Signe de l’état de chute et de corruption, il est justifié, quels que soient ses visages
historiques, par le fait qu’il maîtrise en partie les effets du péché l’ayant rendu nécessaire.

Il y a donc une double fonction de la doctrine des ordres : une fonction critique et une fonction de légitimation. Le juste interne à
l’ordre politique, ordre conventionnel, ne se mesure pas à l’aune d’une grandeur surnaturelle mais à sa véritable fin consistant à
satisfaire les désirs et les intérêts des hommes et d’abord cet intérêt majeur qui est de les protéger de leur violence réciproque. Les
rois, les ministres, les assemblées sont par nature des grands de chair. Ce sont des rois de concupiscence. Ils ont à remplir les
fonctions de cet ordre, la première étant de nous sauver du pire des maux à savoir de la guerre de tous contre tous. Nous devons leur
rendre cette justice.

« Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de
moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d’une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau

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celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle
devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend
être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est
net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut faire mieux, car la guerre civile est le plus grand des maux » B.328. (On peut lire aussi
la pensée B325).

Ce propos donne la mesure du tragique pascalien. Il donne sa substance au thème de la corruption de notre nature, thème
constituant, rappelons le, le site d’où parle Pascal. Il faut reconnaître une justice des conventions sociales même s’il convient de le faire
avec ce que Pascal appelle « la pensée de derrière » c’est-à-dire avec ce recul permettant de ne pas confondre les ordres et donc
de « ne pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte ».
*

b) L’impuissance de la raison humaine à déterminer adéquatement les valeurs.

*
C’est que la raison humaine est impuissante à dire le vrai, le bien ou le juste.
De sa perfection première, l’homme a gardé la trace en creux de l’idée de justice, ce qui le conduit à dénoncer l’injustice mais cette
trace est une place vide. « Encore qu’on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l’est pas » dit Pascal. D’où les disputes
incessantes entre les hommes et la nécessité de se mettre d’accord pour garantir la paix. Ici on décidera que celui qui mettra tout le
monde d’accord est le fils aîné du roi, là que c’est l’avis d’une majorité. La justice de l’accord n’est pas sa conformité à la vraie
justice, c’est la paix qu’il assure. Que cet accord se réalise sur le principe démocratique de la majorité ou sur le principe
monarchique de la souveraineté de droit divin peu importe. Dans tous les cas les hommes s’entendent sur des principes conventionnels
qui sont des principes corrompus. Il n’y a pas de salut dans la sphère du politique. Mais celle-ci est incontournable pour contenir les
effets de notre déraison. Voilà pourquoi Pascal conseille au prince de laisser croire au peuple que les règles assurant l’ordre public
sont justes. Cette illusion est vectrice d’obéissance et l’obéissance est absolument nécessaire. Dévoiler l’illusion serait sans gain pour la
vraie justice et calamiteux pour la paix civile. Ce ne serait pas charité, ce serait haine. « Il est dangereux de dire au peuple que les lois
ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il y faut obéir parce
qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non pas parce qu’ils sont justes mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là, voilà
toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela, et ce que c’est précisément que la définition de la justice » Pensée. B.326.

*
c) La subversion de la raison par l’imagination.

*
Ce thème de l’impuissance de la raison humaine à déterminer positivement le juste s’articule à celui de la subversion de la raison par
l’imagination, autre figure de la corruption de notre nature.
Bien avant la célèbre analyse de Rousseau dans le Contrat Social [2] Pascal montre que la justice étant sujette à dispute, on n’a pu
faire que la justice soit forte. Mais comme un ordre est absolument nécessaire, on a fait en sorte que « la force soit juste ». Cette
supercherie est l’œuvre de l’imagination.

« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité, car il faut qu’il y ait différents
degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelque uns le pouvant.
Figurons nous donc qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant.
Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est
entre leurs mains leur succédera comme il leur plaît : les uns la remettront à l’élection des peuples, les autres à la succession de
naissance etc.
Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque là la pure force l’a fait : ici c’est la force qui se tient par l’imagination
en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc les respects à tel ou tel en particulier sont des cordes d’imagination » Pensée. B. 304.

Cette capacité de l’imagination à subvertir la raison et à imposer la force en la parant du prestige du droit, pointe l’étendue de la
corruption de notre nature. Car l’imagination est l’activité de l’esprit au service des diverses concupiscences oeuvrant dans la nature
humaine. Il s’ensuit qu’elle ressortit de l’ordre de la chair. Sa fonction est de satisfaire les appétits de pouvoir, de richesse, de gloire,
de vanité, appétits ambigus car s’il n’y a pas lieu d’en être fier, ils sont néanmoins le ressort du dynamisme de la vie. « Les enfants de
Port Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance » reconnaît la pensée B.151.
Mais enfin ce sont bien ces appétits qui nous expulsent de la surnature. Ils conduisent chacun à se penser comme centre et là est le
principe du péché. « Quel dérèglement de jugement, par lequel il n’y a personne qui ne se mette au dessus de tout le reste du monde,
et qui n’aime mieux son propre bien et la durée de son bonheur et de sa vie, que celle de tout le reste du monde » B.456.

Par cette propension à se faire le centre de tout, les hommes ne peuvent donc prétendre vivre dans la justice. Il faudrait pour cela, ce
qui est proprement impossible se dépouiller de toute volonté particulière, n’aspirer à aucun bien qui ne puisse être partagé par tous. Il
faudrait préférer au bien individuel le bien de l’ensemble, ce qui en toute rigueur est une subversion de l’ordre naturel des choses.

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Seule la grâce peut rendre possible la capacité de l’inférieur à s’élever au supérieur. Autant dire que ce salut s’effectue hors du
politique. C’est le miracle de la foi condamnant en ce monde à la tragédie de la Croix.
*
Conclusion :
*
« Rêver d’un ordre qui serait humainement faisable et qui ne serait point un désordre, c’est tout mélanger, c’est prendre les hommes
pour des dieux ou pour des anges ; c’est l’erreur des philosophes. Il faut donc savoir que l’ordre n’est qu’apparent et que c’est un
véritable désordre, mais il faut faire comme si ce désordre était un ordre véritable ; la plupart des hommes ne sont pas capables de
cette doctrine et il faut leur présenter le désordre réel comme un ordre réel. Car ils ne peuvent y obéir et s’y soumettre que s’ils croient
que c’est un ordre réel et que les principes en sont justes. Pascal est donc d’une certaine manière l’exact envers de Rousseau. Tous
deux voient dans l’ordre social tel qu’il existe réellement une apparence qui cache un véritable désordre ; tous deux voient dans la
prétendue union civile une forme souveraine d’opposition et de désunion ; tous deux voient dans la paix à laquelle tous aspirent une
forme de guerre de tous contre tous. Mais là où Rousseau imagine que l’homme pourrait guérir de son péché et s’ordonner en
fonction du tout, passant ainsi d’un ordre apparent à un ordre réel, Pascal sait que, parce que l’homme est pécheur, il n’y a pas
d’ordre plus réel que l’ordre apparent, pas d’union plus étroite que celle qui nous lie en nous opposant, pas de paix plus vraie que
celle qui a la forme d’une guerre secrète » Jean-Fabien Spitz, Apparence et fausseté : la double nature de l’ordre politique chez
Pascal, Revue internationale de philosophie, n° 199, mars 1997.

Autour de ce Sujet :

1. Premier discours sur la condition des Grands. Pascal. [3]


2. Troisième discours sur la condition des Grands. Pascal. [4]
3. Trois discours sur la condition des Grands. Pascal. 1670 [5]
4. Pascal. "La raison des effets". [6]
5. Du contrat social. Livre I. Rousseau. Texte et explication. [7]

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[1] les trois ordres: http://www.philolog.fr/les-trois-ordres-pascal/


[2] le Contrat Social: http://www.amazon.fr/s/?_encoding=UTF8&camp=1642&creative=19458&field-
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[3] Premier discours sur la condition des Grands. Pascal. : http://www.philolog.fr/premier-discours-sur-la-condition-des-
grands-pascal/
[4] Troisième discours sur la condition des Grands. Pascal. : http://www.philolog.fr/troisieme-discours-sur-la-condition-des-
grands-pascal/
[5] Trois discours sur la condition des Grands. Pascal. 1670 : http://www.philolog.fr/trois-discours-sur-la-condition-des-
grands-pascal-1670/
[6] Pascal. "La raison des effets". : http://www.philolog.fr/pascal-la-raison-des-effets/
[7] Du contrat social. Livre I. Rousseau. Texte et explication. : http://www.philolog.fr/du-contrat-social-livre-i-rousseau-texte-
et-explication/
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Par Simone MANON, professeur de philosophie au Lycée Vaugelas de Chambéry. Tous droits réservés.

http://www.philolog.fr/deuxieme-discours-sur-la-condition-des-grands-grandeurs-naturelles-grandeurs-detablissement-pascal/print/ 6/6

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