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Résumé
Boèce nous a laissé sept définitions ou ébauches de définition de la personne, dont six offrent un intérêt ou théologique. Elles
se en trois groupes, selon que la personne est conçue comme ou substantielle ou « relative » (ce dernier cas pour la Trinité). La
confrontation des textes apporte des lumières sur l'évolution de la pensée de Boèce, sur les facteurs qui l'ont et sur la portée de
sa définition la plus connue Celle-ci est soumise à un nouvel essai d'exégèse.
Nédoncelle Maurice. Les variations de Boèce sur la personne. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 29, fascicule 3,
1955. pp. 201-238.
doi : 10.3406/rscir.1955.2081
http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1955_num_29_3_2081
(1) II s'en sert, il est vrai, dans un texte que nous avons cité (voir plus
haut, p. 203, note 3), mais ce n'est jamais au sens technique; sans l'influence
de la théologie, il aurait laissé le mot à la langue vulgaire (au sens où l'on
dit : j'ai rencontré hier deux personnes dans la rue). Nous reviendrons
souvent sur ce point, qui nous paraît important et qui n'a pas été
souligné dans les exposés de sa pensée.
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(1) p. 272.
(2) « In vestra enim situm manu qualem vobis fortunam formare ma-
litis» (p. 360).
(3) « Quid vero si corpus spectes, inbecillius nomine reperire queas,
quos saepe muscularum quoque vel morsus vel in sécréta quaeque reptan-
tium necat introitus ? Quo vero quisquam jus aliquod in quempiam nisi
in solum corpus et quod infra corpus est fortunam loquor, possit exercere ?
Nam quidquam libero imperabis animo? Num mentem firma sibi ratione
cohaerentem de statu propriae quietis amovebis ? » p. 208. — Le traité De
fide cathoLica (dont l'authenticité est de moins en moins niée, malgré son
cursus différent de celui des autres traités), enseigne de même, du point
de vue de la foi, que Dieu a créé l'homme doué de liberté : « formavit ex
terra hominem atque spiritu vitae animavit, ratione composuit, arbitra
libertate decoravit». Ibid., p. 56.
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(1) p. 340.
(2) « tanto aliquid f ato liberum est quanto illum rerum cardinem vici-
nius petit. Quod si superae mentis haeserit firmitati, motu carens fati
quoque supergraditur necessitatem » p. 342.
(3) pp. 371 et 388.
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des citoyens, non de leur exil. Etre tenu par lui et se conformer à
sa justice, c'est la suprême liberté » (1).
Un autre corollaire de la même vérité vient d'apparaître : la
pluralité des hommes libres et la suprématie de Dieu ne sont pas
opposées ; elles s'appellent l'une l'autre. Et bien que Boèce garde le
goût d'une sagesse aristocratique, il ne nous offre pas du tout cet
échelonnement des élus que nous trouverons, par exemple, dans le
Pseudo-Denys. Les épreuves de la vie semblent lui avoir appris que
l'accès à Dieu est ouvert à tous et qu'il est indépendant des
extérieures, profanes ou ecclésiastiques. Il est bien clair en
outre aue toutes les créatures humaines sont appelées, selon lui,
à une survie spirituelle (2). Le Dieu qu'il adore est tout amour. Il
dirige toutes choses par bonté, il est Père de tout ce qui est (3).
Les vicissitudes de la fortune sont finalement à ses ordres et
même quand elles nous éprouvent ou nous châtient, elles exécutent
le plan d'une Providence attentive à chacun de nous. Par les
savantes combinaisons de sa divine pédagogie, Dieu nous
à notre béatitude perpétuelle. Levons les yeux vers la voûte
du ciel, pour contempler une pure image de la loi suprême. Le
cours des astres évoque déjà l'amour mutuel que Dieu veut
en l'humanité et qui doit faire retour vers lui :
Hic est cwictis communia omor
Repetuntque lyoni fine teneri,
Qufa, non aliter durare queant
(1) « Si enim eu jus oriundo sis patriae reminiscare, non uti Athenien-
sium quondam multitudùiis imperio regitur, sed si'; xoi'pccvo; èa-nv, eî; PasiXsô;
qui frequentia civium non depulsione laetetur ; cujus agi frenis atque
obtemperare justitiae summa libertas est» p. 158. — L'idée est dans
Sénèque (Deo parère libertas est), mais elle est transfigurée ici par la foi
en un Créateur et en sa grâce, ce qui lui donne un certain air d'allégresse
dont Sénèque est dépourvu.
(2) « Permultis1 rationibus . . . mentes hominum nullo modo esse mor-
tales», p. 194. — Faut-il aussi attribuer à Boèce une croyance en la
des âmes, comme le fait E. Gilson (La philosophie au Moyen Age,
Paris 1944, p. 146) ? Oui, en un sens, puisqu'il croit à une perpétuité du
monde qui imite l'éternité de Dieu (p. 400). Mais dans le De fide cathatica
la création de l'homme est présentée comme un début historique. C'est un
commencement absolu, destiné à compléter la défection des anges (idée
reprise à saint Augustin et qui passera en saint Anselme). La créature
d'en haut est tombée par orgueil ; la créature d'en bas doit s'élever par
humilité (p. 98).
(3) pp. 249, 288, 292.
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(1) p. 356. Voir aussi p. 222. Les astres ne sont pourtant pour Boèce
qu'une parabole des esprits. Dieu est comparé au soleil qui pénètre la terre
de ses rayons ; mais ce n'est qu'une comparaison et elle est imparfaite :
haud sic magni ConcUtor orbis ... (p. 372).
(2) « Nam saepe mortem cogentibus causis quam natura ref ormidat
voluntas amplectitur, contraque illud quo solo mortalium rerum durât
diuturnitas gignendi opus quod natura semper appétit, interdum coercet
voluntas», p. 282.
(3) «Ipsum quoque corpus, cum de una forma membrorum conjunc-
tione permanet, humana visit ur species ; at si distributae segregataeque
partes corporis distraxerint unitatem, desinit esse quod fuerat», p. 278.
Cette remarque fait partie d'un développement sur l'équivalence de l'être,
de l'un et du bien. « Ne in animalibus quidem manendi amor ex animae
voluntatibus, verum ex naturae principiis venit», p. 282.
(4) Cf. le texte du De Trinitate que nous avons déjà cité : « Ex his
enim formis quae praeter materiam sunt, istae formae venerunt quae sunt
in materia et corpus efficiunt », p. 12.
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motus prmciïpvum secundum se, non per acddens (1). Ainsi, par
elle s'explique que spontanément le feu s'élève ou qu'un meuble
tombe si on le lâche dans le vide (Ce qui le fait tomber n'est pas
le fait d'être un meuble, car ce fait résulte de l'art, mais c'est
d'être composé de matière solide, c'est-à-dire de l'élément terreux
qui est grave par nature).
4° Quand nous disons : l'or n'a pas la même nature que
nous recourons à un quatrième et dernier sens du mot de
nature : la différence spécifique qui donne forme à chaque chose
(natura est unamquamque rem informons specified differentia) (2).
C'est la signification qui se rencontre, par exemple, dans la
christologique quand il est question des deux natures du
Christ. C'est donc aussi celle que va retenir Boèce dans sa
de la personne.
Au chapitre II, il introduit le mot de personne. Il commence
par poser en principe que la personne suppose toujours une nature
et se rapporte à elle : « II est évident que la personne a pour
substrat la nature et qu'elle ne peut être attribuée en dehors d'une
nature » (3). Puis, il n'y a pas de personne qui soit une nature
la blancheur ou la noirceur ne sont pas une personne (4).
Toute personne est donc par sa nature une réalité d'ordre
Par une série d'éliminations, il établit que la personne ne se
dit pas des substances inanimées, telles qu'une pierre, ou
telles qu'un arbre, ou dépourvues d'intelligence et de raison,
telles qu'un cheval. En revanche, nous disons : la personne de
l'homme, de Dieu, de l'ange (5). Est-ce tout ? Non pas encore tout
à fait. Les substances universelles, telles que les genres et les
espèces ne sont jamais appelées des personnes, mais seulement les
substances particulières, qui ne peuvent être des attributs
Il n'y a donc pas de personne de l'homme en général, mais
bien de Cicéron ou de Platon (6).
(1) Ibid.
(2) p. 80.
(3) « Nam ilud quidem manif estum est personae subjectam esse
naturam. nee praeter naturam personam posse praedicari» (p. 82).
(4) ... « videra us personam in accidentibus non posse constitui » (ibid.).
(5) « At hôminis dicimus esse personam, dicimus Dei, dicimus angeli »
(p. 84)
(6) On peut en augurer que Boèce n'aurait pas admis la réalité ontolo-
lique de personnes collectives telles qu'une ville ou un Etat, bien que le
concept de personne collective n'ait pas été inconnu des juristes romains.
Voir sur ce dernier point P. W. Duff, Personality in Roman Private Law,
LES VARIATIONS DE BOÈCE SUS LA PERSONNE 217
Cambridge, 1938, qui écrit : «... even under Domitiam a town could be
called a person» p. 48), mais avoue que la personne n'était pas, à vrai
dire, un terme technique (pp. 24, 50).
(1) Cependant omnis substantia semble compléter naturellement soZts
substantiis de la ligne précédente et c'est ce qui me fait hésiter à conclure
à une retouche ou à une surcharge.
(2) «... substantiarum aliae sunt universales, aliae particulares »,
p. 84.
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(1) Sur ce passage et son influence au Moyen âge, on lira le bel article
de M. Hatch Marshall, Bœthius' Définition of Persona and Médiéval
Understanding of the Roman Theater dans Speculum, Camb. (Mass.),
vol. XXV (1950) pp. 471-482. Depuis Aulu-Gelle, l'étymologie fantaisiste
qui rattache persona à sonus était admise, malgré l'allongement de l'o,
« quia in concavitate ipsa major necesse est volvatur sonus ». Voir mon
article Prosopon et persona dans l'antiquité classique, dans la Revue des
sciences religieuses, t. XXII (1948), pp. 277-299, en particulier p. 285.
LBS VARIATIONS DE BOBCB SUB LA PERSONNE 219
(1) « Deus quoque et ouata est et essentia, est enim et maxime ipse est
a quo omnium esse proficlscitur. Est oùouûoic, id est subsistentia (subsistit
enim nullo indigens), et ûtpt'a-aoOat ; substat enim. Unde etiam dicimus unam
esse oûsïav vel oùaubaiv, id est essentiam vel subsistentiam deitatis, sed très
utcootgcosii;, id est très substantial. Et quidum secundum hune modum dixere
unam trinitatis essentiam, très substantias tresque personas. Nisi enim
très in Deo substantias ecclesiasticus loquendi usus excluder et, videretur
ideirco de Deo did substantia non quod ipse ceteris rebus quasi subjectum
supponeretur, sed quod idem omnibus uti praeesset, ita etiam quasi princi-
pium subesset rebus, dum eis omnibus oôauôoôat vel subsistere subministrat »,
p. 90.
LES VARIATIONS DE BOÈCE SUR LA PERSONNE 225
n'est pas seulement en logique que Boèce fait éclater dans une
certaine mesure les cadres de l'inclusion aristotélicienne; c'est
aussi en théologie qu'il élargit la logique de l'attribution et la
notion de substance, bien qu'il n'ait pas mis en rapport les deux
entreprises et se soit contenté de dégager ce qu'il trouvait cnez ses
prédécesseurs (1).
Le Traité I, qui, si l'on en croit V. Schurr, est postérieur au
Traité II et en développe le canevas, explique plus au long la
même doctrine. La substance divine, y lisons-nous, « est une forme
sans matière et, par suite, elle est un seul être et elle est ce qu'elle
est. Les autres êtres en effet ne sont pas ce qu'ils sont. Chacun
tire son être de ceux à partir de quoi il est, c'est-à-dire de ses
il est ceci et ceci, c'est-à-dire la conjonction de ses parties,
et non pas ceci et ceci en sa singularité » (2). Dieu seul est
ce qu'il est, II ne s'appuie sur rien autre chose que lui-
même. Etant forme pure, II ne peut recevoir d'accidents ni une
matière quelconque par laquelle s'introduiraient les accidents. Il
n'est pas sub-jectum, il n'y a en lui aucune place pour une fissure
ou une hétérogénéité intime. « Là où il n'y a pas de différence, il
n'y a plus du tout de pluralité ni par suite, de nombre : il n'y a
donc que l'unité » (3). Plus sévère que dans le Traité I, Boèce
semble proscrire le terme de pluralité pour ne garder que celui de
Trinité. Le nombre que nous disons en Dieu n'est qu'une répétition
et il vaudrait mieux l'appeler une itération; il n'y a pas trois
dieux quand nous proclamons : le Père est Dieu, le Fils est Dieu,
le Saint-Esprit est Dieu; pas plus que si nous disions : un glaive,
un poignard, une épée; pas plus que si nous disions trois fois :
le soleil, nous ne désignerions trois soleils.
La comparaison n'est cependant pas parfaite et Boèce le
car le Père, le Fils et l'Esprit ne sont pas synonymes.
d'eux est la même chose (idem) que les autres, mais non pas
(1) «... substantia in illo non est vere substantia, sed ultra substan-
tiam» (p. 16).
(2) « Deus vero hoc ipsum deus est ; nihil entm aliud est nisi quod est,
ac per hoc ipsum deus est » (p. 18). C'est le thème du Traité III (Quomodo
svbstantiae in eo quad sint bonae sint, cum non sint substantialia bona).
On en voit le lien intime avec le Traité I.
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(1) I. Chevalier, ouvr. cité, pp. 51, 69. Saint Augustin n'ignore pas la
complexité des relations et il sait, par exemple, qu'il y a des relatifs non
simultanés ou non corrélatifs ; mais il ne fait nulle part la théorie de la
relation. Ce qui reste commun à Saint Augustin et à Boèce, c'est, me
semble-t-il, d'avoir distingué de manière sous-jacente, Vad aliud et Y ad
alium.
(2) Edit. Stewart et Rand, p. 26.
(3) « Sane sciendum est non semper talem esse relativam praedica-
tionem ut semper ad differens praedicetur ut est servus ad domimim»
<p. 28).
14) p. 39.
(5) p. 26.
(6) Je renvoie de nouveau au livre du P. Vanier, cité plus haut: il
est, sur ce point, très perspicale et il rajeunit les analyses, toujours utiles,
du P. de Régnon. Mais Boèce ne s'en est pas tenu au seul courant augusti-
nien inspiré du langage d'Aristote. Il a aussi, nous le disions dans la
précédente de cet article, ébauché une notion de substance
qui est d'inspiration néoplatonicienne : Dieu, ultra-substance
diffuse pour ainsi dire sa bonté en trois personnes éternelles.
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CONCLUSION
J'hésiterais à affirmer avec Mary Hatsch Marshall (art. cité plus haut,
p. 272) que Boèce ignorait les développements juridiques donnés au mot
persona sous l'Empire. Il connaissait en tout cas ceux, déjà notables,
qu'avait proposés Cicéron.
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