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Loriaux Robert. L'Être et l'Idée selon Platon. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 50, n°25, 1952. pp. 5-
55;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1952.4379
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1952_num_50_25_4379
* ♦ ♦
<*' Dans nos traductions, nous utilisons, quoique d'une manière assez libre, le
texte français proposé, dans l'édition Les Belles, Lettre», par L- Robin et
£. Chambry.
8 Robert Loriaux
est » (6). D'après un pareil texte, la réalité des choses semble bien
n'être rien d'autre que leur Idée. Cependant, à cette première vue
sur la théorie de l'« oàala », d'autres textes semblent ajouter un
élément important. Selon ceux-ci, 1*« oùala. » coïncide toujours avec
l'Idée, mais avec l'Idée explicitement considérée comme être et
comme existant en soi <7). Sans doute ne faut-il pas exagérer les
différences présentées par ces deux groupes de textes ; elle résident
moins, en somme, dans les textes eux-mêmes que dans une
certaine façon trop moderne de les comprendre. Matériellement
d'abord, le nom d'« ouata » s'applique dans les deux cas aux Idées ;
et, même du point de vue formel, la divergence qui existe entre
ces deux énoncés d'une même théorie est moins importante qu'il
ne pourrait sembler, à première vue. Un philosophe d'aujourd'hui,
féru d'existentialisme, éviterait avec soin toute équivoque pouvant
suggérer une interprétation essentialiste de sa pensée ; Platon, lui,
n'avait à prendre position dans aucune querelle d'école et pouvait
aborder un sujet parfaitement neuf et inexploré. Aussi est-il normal
que les concepts dont il use s'avèrent, à l'analyse, moins précis et
moins différenciés que ceux de la philosophie moderne ; plus
normal encore est, sans doute, chez lui, le fait de sous-entendre dans
une phrase une vérité qu'il exprime clairement dans une autre et
qui, à ses yeux, constitue une certitude absolue. Dès lors, le second
groupe de textes ajoute, sans doute, à la conception que l'on se
fait de 1*« ouata » une note apparemment ignorée des autres, mais
nullement contredite et même, probablement, sous-entendue par
eux. Et pourtant, l'on doit bien reconnaître, malgré tout, que ces
textes, pris séparément, pourraient aisément donner le change. A
qui se borne à analyser les premiers en négligeant les seconds, la
notion d*« ouata. » risque de paraître purement essentielle alors
qu'elle prétend rendre compte de la réalité des choses. Que si l'on
étudie les seconds, on découvre bientôt que cette même « otaia »
répond, en fait, à un véritable jugement d'existence ; mais alors
même la prudence s'impose dans l'interprétation car ce jugement
n'en reste pas moins prononcé à propos des Idées. Ainsi, négliger
l'un ou l'autre groupe de textes, c'est se condamner à ne voir jamais
<T> Ibid., 75 d, 78 d, 92 d.
L'Etre et Vidée selon Platon 9
<•> Phédon, 65 d.
<f> Ibid., 72 e - 77 a.
10 Robert Loriaux
<l0> Ibid., 73 c: « jv?) jidvov èxeîvo yv$» àWà, xai Ixepov èvvo^oig ».
<") Ibid., 73 c: « 05 p,"?J "f\ CtÔXY] èTttaXYJjMf] à\\f &Xkf] ».
<") Ibid., 73 d.
<") Ibid., 74 a.
<"> Ibid., 74 b.
L'Etre et Vidée selon Platon 1 1
cence : « jiï] jitfvov èxeîvo yvq), dcXXà xal Eiepov èvvoYJaig » (15). Il faut
donc bien reconnaître qu'à propos d'une perception sensible, on se
trouve ici devant un cas de réminiscence d'un intelligible.
L'argument, d'ailleurs, se trouve généralisé dans la suite du
développement et illustré par des exemples relativement nombreux où l'on
ne relève que des intelligibles : l'« égal », le « beau », le « bon »,
le « juste », le « saint » (16>. En faut-il davantage pour conclure que,
si la perception et son objet sont bien d'ordre sensible, la
réminiscence, elle, est intellectuelle et son objet intelligible ?
Ainsi se présente donc la double expérience qui sert de point
de départ à la déduction des Idées : perception d'objets sensibles,
d'une part, et d'autre part, réminiscence d'intelligibles. De cette
double expérience, la déduction ne retient, en fait, que l'aspect
intellectuel ; la connaissance du sensible ne pouvait, on le comprend
aisément, jouir d'aucune considération dans le système ascétique et
intellectualiste du Phédon (17). Aussi est-ce à partir du seul fait de
la réminiscence que Platon s'attache à déterminer la réalité
impliquée dans le fait de notre connaissance ; c'est ainsi qu'il déduit
l'existence des Idées, origine ontologique de la réminiscence. Et
cela, par un argument qui n'est pas sans présenter quelque
analogie avec la preuve cartésienne de l'existence de Dieu à partir de
la notion du parfait. La connaissance que l'on obtient de l'« égal »
à partir de ces bouts de bois ou de ces pierres ne peut, dit Platon,
provenir intégralement de ces objets sensibles ; les qualifier
d'« égaux », c'est, en somme, leur accorder une dignité qu'ils
méritent, sans doute, en partie mais qu'ils sont incapables d'expliquer
totalement (18). Jamais, en effet, ces objets ne seront absolument
]'« égal » ; un morceau de bois égal à un autre morceau de bois
n'en est pas moins inégal à un troisième et ne peut, comme tel,
constituer l'« égal » tout simplement ; de la même façon d'ailleurs
il ne peut être, à proprement parler, objet de l'intelligence. Mais
la notion d'« égal », elle, est parfaite en son genre, en ce sens
qu'elle ne souffre en elle aucune inégalité ; elle répond
parfaitement aux exigences de l'intelligence humaine. C'est cette concor-
<"> Ibid., 73 c.
<"> lbid., 75 c.
<") lbid., 64 d - 65 a.
<"> lbid., 74 b: Les objets sont parfois c égaux » mais ils ne sont pas l'c égal ».
La même théorie sera reprise plus loin, — en 78 e —, où Platon déclarera lea
choses c homonymes » des Idées.
12 Robert Loriaux
comparaison, je puisse déclarer que tout ce qui est fait de semblable, par toi ou
par un autre, est pieux (SatOv), et que tout ce qui en diffère ne l'est pas ».
<"> Cfr tout l'argument de 74 a à 74 d.
(2J) Nous n'avons parlé jusqu'ici que de « conception des intelligibles à propos
des objets sensibles », nous conformant en cela au texte analysé. Plus loin dans
le dialogue, Platon lui-même parlera d'c appellation » (« litlàW\iioi, ») du sensible
par le nom de l'intelligible ou de l'Idée. Voir Phédon, 102 a-b, 102 c, 103 b.
J4 Robert Loriaux
<"> Phédon, 75 d: « ... dans nos questions comme dans nos réponses»;
Phédon, 78 d: c ... dans nos questions et nos réponses».
(3S> Cfr Criton, 50 c: c ... puisque c'est ton habitude d'interroger et de
répondre ».
(2*) Cfr Cratyle, 390 c : « Mais celui qui connaît l'art d'interroger et de
répondre, l' appelles-tu autrement que dialecticien ? ».
Rép., VII, 534 d; en parlant de la dialectique, Platon dit: «(cet art) qui doit
les rendre capables d'interroger et de répondre le plus savamment ».
<") Voir, par exemple: Hipp, min., 369 d, 372 b-c; Lâchés, 187 a; et même
Hipp, min., 375 d; Alcibiade, 109 a, 109 d, 129 e, 130 a, 130 d.
<28> Voir: Euthyphron, 5 c, 5 d, 6 d, 7 a, 9 c, H c, 14 c, 15 c; Hipp, maj.,
286 d, 287 d, 291 b; Charmide, 159 a, 160 d. 161 b; Lâchés, 190 e. 192 c, 194 d,
199 c-d; Protagoras, 312 c; Gorgias, 449 d, 469 b, 487 b; Ménon, 73 d, 75 b, 76 c,
77 b, 96 d; Cratyle, 387 d, 423 c; Rép., I, 331 c, 332 b, 338 c.
("> Phédon, 65 d: « ... TYjç oôataç, 8 TUYX^vei ëxatrcov 8v ».
<*°) On pourrait même se demander si, dans les textes qui nous occupent, la
méthode des questions et des réponses ne prend pas un sens plus technique
qu'ailleurs. On remarque, en effet, que, contrairement aux autres textes, ceux du
Phédon redoublent le « XGtl », semblant indiquer par là que les termes « questions »
et c réponses » seraient pris distributivement et non collectivement. Dans ce cas,
on aurait, sans doute, une allusion plus directe encore au verbe « iCJTl » contenu
dans chaque question et dans chaque réponse. Mais est-il permis de pousser les
textes jusque là ?
L'Etre et l'Idée selon Platon 15
<"> Phédon, 72 e - 77 a.
L'importance prise par la notion d'existence séparée des Idées dans cet
argument a été soulignée par L. Robin, dans son édition du Phédon (Les Belles
Lettres), p. 29, note t.
(") Phédon, 78 b - 79 c.
16 Robert Loriaux
moins été rejeté par les éditeurs plus récents (33). La tradition
manuscrite unanime donne la leçon « xoûxo, S èaxi », la seule variante
étant l'absence de virgule dans l'un des quatre manuscrits <34>. Dans
cette leçon, les éditeurs modernes ont généralement introduit
l'accentuation « xoOxo, 8 Ion » (35). Convention moderne, — faut-il le
dire — , destinée normalement à indiquer un sens existentiel du
verbe « laxt ». L'interprétation proposée par cette façon de faire
nous paraît d'ailleurs exacte. Telle quelle, cependant, l'expression
manque de clarté. Si elle signifie simplement « ceci : « 8 Saxi » »,
on s'étonne de n'y pas trouver « x<58e » au lieu de « toOto » ; si,
comme le suggère l'« ÔTiep Xéyw », elle désigne une expression
platonicienne bien connue de tous les auditeurs, on s'attendrait plutôt
à trouver « xoOxo xô " 8 laxt „ ». Sans doute, ces difficultés sont-elles
pour quelque chose dans les raisons qui ont incité J. Burnet à risquer
une conjecture ; ce ne sont pourtant pas les motifs qu'il allègue
lui-même. La tradition indirecte, en l'occurrence une citation de
Jamblique, atteste une leçon « xô S laxiv » (36). C'est cette leçon que
J. Burnet a voulu concilier avec celle des manuscrits en risquant
une conjecture nouvelle. Son édition porte le texte « xà " aôxô 8
laxi », ce qu'il traduit « the just what it is », donnant ainsi à
l'expression un sens nettement essentiel (37). Après lui, L. Robin, dans
l'édition « Les Belles Lettres », a sans doute compris ce « xà " aôxô
8 laxi » de façon légèrement différente puisqu'il le traduit « réalité
en soi », mais il n'a pas cru pour autant devoir rejeter la conjecture
proposée (38). 11 semble bien, cependant, qu'il faille le faire ; de
bonnes raisons, tirées à la fois de la tradition et de la comparaison
des textes le réclament. D'abord, les manuscrits sont unanimes ; il
<••) Phêdon, 76 d.
<"> Ibid., 76 e.
L'Etre et l'Idée selon Platon 23
laxtv» (55) — « ... elvai ôç oWv ts jiaXtata » (56). Elle devait, d'ailleurs,
absolument impliquer ce sens existentiel pour prétendre, simplement,
réfuter l'opinion de 1 âme-harmonie. On comprend très bien, en
effet, qu'il soit impossible au philosophe platonicien d'admettre cette
opinion s'il tient que l'âme, tout comme la réalité idéale, est un
existant en soi ; mais on ne comprend pas, par contre, comment
un appel à l'essence des choses pourrait tendre à la réfuter. De sorte
que nous pouvons conclure sans crainte que la phrase 92 d, de
même que l'argument qu'elle résume, comprend un véritable
jugement d'existence prononcé par l'intelligence à propos des Idées ; la
simple cohérence logique le réclame (57). Et d'ailleurs, la
comparaison matérielle des textes le suggère aussi. On trouve, en effet,
dans le Théétète, une attestation du verbe « èuovojiàÇeiv »
correspondant au substantif « !7t(ovu[ua » qui se trouve employé ici <b8).
Or, à cet endroit, ce verbe sert à exprimer l'activité du sujet qui
attribue l'être aux Idées ; en effet, le texte dit à propos de ces
Idées : $ xo « laxiv » euovojidcCeic xal xà « oôx ?<mv » ». L'opposition
des verbes « laxtv » et « oôx Eaxiv » paraît bien suffire, à elle seule,
à prouver qu'il ne s'agit pas d'un jugement d'essence mais bien
d'un jugement d'être et d'existence.
D'ailleurs, L. Robin lui-même semble bien avoir compris l'in-
<") Phédon, 76 d.
<"> Ibid., 77 a.
(ÎT) Notre analyse suffit, croyons-nous, à établir ce que nous voulions prouver.
Une difficulté, cependant, subsiste encore dans le texte: le mot « OCUXfjÇ » qui
précède le terme « oàoilX. ». Difficulté qui a d'ailleurs été remarquée depuis
longtemps puisque la seconde main de l'un des manuscrits (W) a gratté le « O » de
façon à obtenir un nominatif au lieu du génitif; le grattage est encore visible et,
surtout, l'accent n'a pas été changé (cfr W., fol. 57 r., 1. 8). Il est certain qu'avec
ce changement une difficulté tombe; nous craignons, cependant, qu'un élément
qui a son importance dans l'argument ne tombe du même coup. Nous croyons
en effet que le pronom c <ZÔX?]Ç » pourrait bien être un génitif possessif se
rapportant à « obolct. ». H exprimerait alors le fait que l'c ohold » appartient à l'âme
intentionnellement, c'est-à-dire comme objet de connaissance, fait qui, dans
l'argument de la réminiscence, joue un rôle important. Nous fondons d'ailleurs
cette opinion sur un texte auquel J. Burnet et L. Robin renvoient également:
« bn&pypvactv rcpdxepov àveopfoxovxeç ^{isxepav oôaav » (76 e). L'«oôa£a »
en ce sens appartient vraiment à l'âme et c'est ce fait qui permet d'attribuer à
l'âme une nature semblable à celle de l'« OÙ a c'a »; sans doute, le seul pronom
(( aOXfjÇ » paraît bien un peu faible pour suggérer tout cela, mais c'est, à notre
sens, la seule façon plausible d'expliquer le texte.
<••> Théétète, 185 c.
24 Robed Loriaux
<••) Phédon, 78 d.
(87) C'est ce terme de c réalité », nous l'avons vu, que L. Robin, avant nous,
a généralement adopté dans ses traductions du Phédon. Mais, à certains endroits,
il semble bien, comme nous l'avons montré, ne pas réaliser toute la portée de
cette expression.
L'Etre et l'Idée selon Platon 27
dure que cette expression qui lui servait à exprimer le rapport Idée-
objet sensible, — rapport manifesté par le fait que l'objet s'appelle
du nom de l'Idée — , a été reprise par Platon pour caractériser cet
autre rapport être-Idée. La chose n'est d'ailleurs pas tellement
étonnante puisque les Idées sont appelées réelles de même que les
objets sensibles sont appelés du nom de leur Idée ; mais elle marque
assez nettement, cependant, combien Platon concevait ces deux
rapport, être-Idée et Idée-objet sensible, comme très semblables
sinon comme identiques.
D'ailleurs, le verbe « èiuatppay(Ço\i.a.i », employé, en 75 d, comme
parallèle des termes « èTiwvupia » et « èTïOVojiàÇa) » et désignant la
même activité par laquelle l'intelligence attribue l'être aux Idées,
présente lui aussi le même double sens. En effet, si l'on excepte
les sens moins techniques attesté par les Lois, on constate que les
autres attestations, celles du Philèbe et du Politique, désignent
explicitement un rapport Idée-objet sensible <74). Ce qui ne peut que
confirmer notre opinion selon laquelle Platon assimile assez
normalement le rapport être-Idée au rapport Idée-objet sensible.
On doit donc reconnaître qu'au moment même où il posait,
dans le Phédon, les premiers fondements d'une théorie de l'être,
Platon était loin d'avoir abandonné la perspective générale de la
théorie des Idées. La « réalité », d'abord, représente à ses yeux
un existant, mais un existant doué d'une certaine perfection d'ordre
essentiel ; ce qui montre que le concept même de « réalité » reste
très indifférencié. Mais, de plus, la façon dont il attribue aux objets
le nom même de « réalité » évoque invinciblement la façon dont il
attribue aux choses le prédicat intelligible correspondant à l'Idée.
Aussi savère-t-il difficile de tirer de tous ces faits des conclusions
bien précises. D'une part, la théorie des Idées se voit, en quelque
façon, ennoblie, élevée au-dessus d'elle-même, du fait qu'une réalité
supérieure, l'être et l'existence est conférée aux Idées (75>. On croirait
participé par nous, nous donne ces éponymies respectives. Ces relatifs de chez
nous, à leur tour, homonymes des premiers, c'est en leur relation mutuelle qu'ils
ont leur être, en dehors de toute relation aux Idées et c'est d'elles mêmes, et non
des Idées, que relèvent toutes les choses qui reçoivent ces noms ».
<M> Lois, IX, 855 e et XII, 957 b. — Philèbe, 26 d. — Politique, 258 c.
(7Ï) Voir à ce sujet H. RAEDER, Platon» Philosophische Entwickfilung, p. 218:
« Dadurch da»» die Idee im Phaedon besondera ah « daa Seiende » (8 2<Xtt, XÔ £v)
bezeichnet wurde, wahr ihr gleichaam eine hôhere Wirtyichkfiit beigelegt Worden ».
Même idée aux pages 172 et 178.
30 Robert Lorîaux
L'Idée du Beau
("> Le mot « èxetVO » se rencontre sept fois de 210 e à 212 a: 210 e, 211 b
(3 fois), 211 c (2 fois), 212 a.
<••> Ibid., 21 1 a.
<••> Ibid., 211 b.
<••> Ibid., 211 d et e.
<••> Ibid., 211 c.
<"> Ibid., 211 b et e.
<M> Phédon, 74 a et c, 75 a, b, c et alibi.
<•*> Ibid., 66 a et d, 74 a, 75 e, 78 d et alibi.
(••) «JAOVOetSéç »: Ibid., 78 d, 80 b, 83 e. — « eîXlXpivéç »: Ibid., 66 a.
. L'Etre et l'Idée selon Platon 37
êtres qui existent <102). De plus, il ne s'agit pas ici d'une participation
univoque, comme pour l'Idée d'Egal, mais d'une participation
analogique ; la beauté des âmes est plus noble que celle des corps (103).
Aussi faut-il considérer le concept de Beau, lorsqu'il se trouve
appliqué aux objets de notre expérience, comme un concept
analogique s' appliquant aux choses en un sens partiellement constant
et partiellement variable. En un sens partiellement constant, car
chacune de ces choses satisfait en partie l'aspiration vers la beauté
que constitue l'amour ; en un sens partiellement variable dans la
mesure même où les choses satisfont plus ou moins cette aspiration.
C'est ainsi, d'ailleurs, que l'ascension erotique est possible, en tant
que recherche ininterrompue d'une beauté toujours plus noble et
plus béatifiante.
Cette dernière considération, jointe à la précédente, nous amène
à conclure que l'Idée du Beau diffère des autres Idées non
seulement sous l'aspect formel mais même du point de vue matériel. Il
semble évident, en effet, qu'alors que l'Idée d'Egal ne peut former
l'unité que d'un nombre restreint d'objets, l'Idée du Beau unifie,
elle, un bien plus grand nombre de choses, — les corps, les âmes,
les occupations humaines et les sciences — , peut-être même tous
les objets de notre expérience. De plus, l'aspiration et l'effort
poursuivis, à travers tous ces objets, vers une beauté de plus en plus
grande, aspiration et effort qui donnent à l'Idée du Beau son nom
même, lui donneraient assez normalement, par la même occasion,
un caractère plus nettement transcendant que celui qu'on trouve
dans les autres Idées. En effet, cette aspiration n'étant, en somme,
jamais assouvie sinon par un objet qui la satisfasse pleinement^
l'Idée du Beau doit normalement se présenter comme l'objet suprême
de l'intelligence. Dans le Phédon, aucune Idée n'est présentée
comme supérieure aux autres ; chacune satisfait, pour sa part,
l'intelligence. Ici, au contraire, l'Idée du Beau n'est pas simplement
l'une des Idées qui satisfont l'intelligence et, en tant que telles,
constituent son objet propre ; elle est, à elle seule, l'objet suprême
qui achève de combler toutes les aspirations de l'intelligence. Il est,
d'ailleurs, remarquable, à ce point de vue, de constater que Platon
confère à l'Idée du Beau l'épithète de « fretov » (104). Sans doute,
La problématique de l'être
<lM> Ibid., V, 474 d - 480 a; VI, 506 b - 51 1 e; VII, 514 a - 519 c; VII, 532 b-
535 a. Le dernier de ces textes n'apporte rien de bien neuf au point de vue strict
de notre sujet actuel; et comme, d'autre part, il contient certaines difficultés
concernant des sujets connexes, on nous permettra de ne pas l'étudier explicitement
dans les pages qui suivent.
<l0»> Ibid., V, 477 a.
<uo> Ibid.
44 Robert Loriaux
<m> Ibid.
<m> Ibid., V. 479 c.
<"•> Ibid., V. 476 a-b.
L'Etre et Vidée selon Platon 45
effet, rompre d'une autre façon le parallélisme qui existe entre les deux phrases
et sur lequel nous fondons ici toute notre interprétation.
TcoXXà xaXà ... xal ... — xal aôxà 8f] xaXôv xai.
eîvaÉ cpapiv — « 8 f axiv » ëxaaxov npoaayopeûopsv
xal StoptÇojiev xq> lôyip — xax' îSéav jiiav ... xtfrévxeç
<l") Au point de vue grammatical, nous considérons c ExaCTXOV » et « 8
laXlV » comme tenant lieu des deux accusatifs que l'on rencontre généralement,
dans la République, avec « TCpoaayopSUO) ». Dans tout le dialogue, en effet, ce
verbe se construit soit avec deux accusatifs, — l'un désignant la chose et l'autre
le nom qu'on lui donne — , soit avec une construction équivalente (Voir Rép., I,
340 d; IV, 422 c, 428 d, 431 d; V, 463 a, 478 c; VIII, 562 a; X, 597 e).
(12a> On pourrait peut-être, à ipriori, se demander si le changement
d'expression dans la République ne refléterait pas un effort de Platon pour dissiper
l'équivoque qui subsistait, dans le Phédon, entre prédication de l'être et prédication de
l'universel. Et même, un texte du Cratyle, — 423 e —, pourrait le suggérer. Cette
hypothèse n'est pourtant pas fondée et tous les autres emplois de c TtpoaayopeUO) )>
dans la République l'infirment (Cfr textes cités dans la note précédente).
46 Robert Loriaux
La problématique du Bien
dans les éditions modernes parce que rejeté par C. F. Hermann, mais qui ne s'en
trouve pas moins dans le* manuscrits), 423 e; Phédon, 103 e; Rép., IV, 435 c;
Sophiste, 225 c, 226 c, 240 a; Politique, 275 b; Lois, I, 635 d.
<"*> Nous empruntons cette traduction de « surnom » k L. RoBIN, Platon,
p. 107.
52 Robert Loriaux
<U4> A vrai dire, il subsiste ici une difficulté. Le Bien, dont Platon affirme
ici qu'il est une Idée, était dit, dans la preuve technique, supérieur à l'« OÔUCa »
c'est-à-dire à l'Idée. Mais il semble bien qu'au delà des mots, ces deux textes
concordent et considèrent, tous deux, le Bien comme l'intelligible suprême.
L'Etre et l'Idée selon Platon 55
Conclusion