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Rory Dempsey

FREN30013
2,194 mots

« Comment tu parles de ma soeur, toi ! »


La masculinité et la féminité dans La haine et Bande de filles

Entrant officiellement dans la conscience publique au début des années 90, le « cinéma de
banlieue » donne aux jeunes habitants marginalisés des communes de la cité l’occasion de
raconter leur histoire : de la souffrance, de la violence et de l’instabilité de la vie en marge de
la société.1 Exemple par excellence de ce style, La Haine de Matthieu Kassovitz pose les
questions importantes de la masculinité et de la violence au sein de la banlieue, questions
auxquelles Céline Sciamma a tenté de répondre, soit dix ans après, avec Bande de filles. Les
deux films, tirant des éléments de cinéma de la banlieue et du documentaire social, partagent
également quelques éléments du Bildungsroman, un roman de formation dont le récit suit la
vie des jeunes protagonistes. Avec leurs présentations fidèles de la banlieue parisienne,
Kassovitz et Sciamma commentent l’aspect le plus fondamental de la formation de ces jeunes
marginalisés : le genre. Les deux films explorent la performativité, nous présentant la
masculinité et la féminité comme des constructions arbitraires et sociales, imposées sur les
jeunes habitants à la naissance. A travers la représentation brutale de la masculinité
hégémonique qui imprègne tous les aspects de la vie banlieusarde, Kassovitz et Sciamma
tentent de montrer que c’est le genre, et les idées reçues de la masculinité et de la féminité,
qui sont au cœur du cercle vicieux de la violence et de l’adversité qui caractérisent la vie dans
la banlieue.
La Haine s’ouvre avec un montage étendu composé d’extraits des actualités sur les
émeutes violentes et chaotiques quelque part en France. On remarque des similarités avec la
séquence initiale de Bande de filles, qui s’ouvre elle-même avec un montage étendu d’un
affrontement, cette fois entre des femmes et dans un contexte largement différent d’un match
de foot. Après le match, les filles marchent et rient ensemble : Sciamma tente de montrer que
cet état d’émotion, ce niveau d’agression, n’est pas leur état naturel. Après la séquence initiale

1 Carole Milleliri, « Le cinéma de banlieue : un genre instable, » Mise au point 3 (2011), http://
journals.openedition.org/map/1003.
de La Haine, Kassovitz ne nous offre aucun répit : de la tension, de la violence établit dans la
séquence initiale, se développent au cours du film.
Les deux films explorent l’aspect physique et extérieur du genre, une notion — la
« performativité » du genre — proposée par Judith Butler à la fin des années 90. Selon Butler,
le genre n’est pas une identité fixée mais une identité établie par une série de gestes et
d’actions stylisées et répétées.2 Dans La Haine, ces actions sont violentes et agressives et la
grande présence de miroirs souligne cette notion de l’apparence extérieure de la masculinité :
dans un hommage à Taxi Driver, une autre étude de la masculinité toxique, Vinz se regarde
dans le miroir, pratiquant des gestes violents et haineux, dit « hyper-masculin ». Dans Bande
de filles, Marieme, assez androgyne au début du film, adopte une féminité, après qu’elle
rencontre les « filles », qui semble être affectée et superficielle, une féminité façonnée par le
regard masculin au sein de la banlieue : veston en cuir, rallonge de cheveux, faux ongles. En
quittant la bande éponyme, elle reprend son ancienne coiffure courte, renforçant le message
que l’adaptation au moule masculin est souvent la seule façon de survivre pour les jeunes
banlieusardes. La plasticité du genre est également explorée dans l’inversion des rôles, plus
notamment dans la relation entre Marieme et Ismaël, où la dynamique d’une relation
typiquement hétérogène est renversée : Mariam rend visite à Ismaël, elle lui ordonne de se
déshabiller, elle regarde lascivement son corps lorsqu’il s’allonge sur le lit d’une façon
féminine. De cette façon, Sciamma suggère que bien que la construction de la féminité
dépende de l’apparence et des éléments cosmétiques, la construction de la masculinité se
compose de la violence, de l’intimidation et de la puissance ; dans La Haine, aussi, nous
sommes représentés avec le corps puissant d’Hubert sur l’affiche pour le match de boxe au
début du film, et tout comme Vinz Saïd pratique ses postures hyper-masculins dans le miroir.
Les deux films explorent la notion de « masculinité hégémonique » de R. W. Connell,
définie comme la configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse courante au
problème de la légitimé du patriarcat, ce qui assure la position dominante des hommes et la
subordination des femmes.3 Connell soutient que chaque homme profite de ce paradigme
social même s’il ne le renforce pas activement. Dans les deux films, cependant, la masculinité

2Judith Butler, « Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and
Feminist Theory, » Theatre Journal 40, no. 4 (1988): 519.
3R. W. Connell, « The Social Organisation of Masculinity, » dans Masculinities, (Cambridge: Polity
Press, 1995), 77.
est présentée comme l’état naturel et dominant, la féminité n’existant qu’aux marges de ces
communautés déjà marginalisées. Kassovitz nous présente Vinz dans le miroir, sans chemise.
Hubert, lui-aussi, est sans chemise, s’entraînant avec un sac de frappe, quand nous le voyons
pour la première fois. Cette vénération du corps masculin — musclé, viril, puissant —
construit notre perception du monde androcentrique de la cité, renforcée par le comportement
des protagonistes dans le foyer, où les femmes sont faibles et où elles ont besoin d'être
protégées : « Ne parle pas comme ça à ma soeur ! » dit Vinz à Saïd. Plus tard, sur le toit, les
hommes dénigrent leurs mères et leurs sœurs afin d’insulter les uns et les autres. Dans les
communautés marginalisées, la féminité devient synonyme de faiblesse, la masculinité de la
puissance. Dans la lutte de pouvoir qui résulte, les hommes se battent et les femmes sont
reléguées en bas de l’ordre social. Marieme finit en tant « qu’un des mecs » et, au lieu d’aider
une jeune femme qui est en train d’être harcelée, elle contribue au harcèlement. Sciamma
tente encore de nous montrer que le rejet de la féminité est la seule façon d’être à l’aise dans
un monde masculin. Sciamma développe cette dichotomie ‘masculine et féminine’ par le
biais de la relation entre Mariam et son frère, relation violente, abusive, oppressive, d’où
Mariam apprend toutes les caractéristiques dit typiquement « masculines ». Le seul moment
de« convivialité » dans la relation vient après que Mariam se batte violemment contre une
fille d’une bande rivale. Chez elle, la violence mérite la positivité et sera toujours encouragée.
La relation entre Marieme et sa petite sœur est l’inverse de celle avec son frère. Marine
Desnoue remarque que, bien que le film « évoque … cette loi du plus fort et de la violence, »
il s’enveloppe « de la tendresse, de la légèreté et de l’humour. » 4 Le cercle de la violence se
termine néanmoins quand Marieme frappe sa sœur, « juste comme Luc », près de la fin du
film. L’explosion de ce comportement acquis souligne que les filles doivent s’adapter afin de
survivre dans un milieu masculin. Les interactions entre les « filles » éponymes sont
également marquées par la tendresse ; quand elles sont ensemble, elles chantent et dansent,
tandis que les « garçons » se rassemblent dans La Haine pour admirer le pistolet volé de Vinz.
Ici Kassovitz tente de montrer que la violence, manifestation physique de la masculinité, est
une partie intégrante de leur vie, une devise indispensable au sein de la banlieue. Par le biais
de la palette de couleurs, Kassovitz présente l’aspect ‘noir ou blanc’ de ce monde, qui se
traduit en une dichotomie destructive : être auteur ou victime de la violence. La performativité

4 Marine Desnoue, « L’après La Haine : ce que les films français disent de la banlieue, » Yard Media,
(2015), https://yard.media/lapres-la-haine-ce-que-les-films-francais-disent-de-la-banlieue/.
de ces caractéristiques violentes dit « masculins » est renforcée quand on voit, près de la fin
du film, que Vinz ne peut pas utiliser le pistolet sur le skinhead au bout du canon. Le pistolet
volé de Vinz symbolise le lien indissoluble entre la masculinité et la violence. Auteures
féministes Stange et Oyster marque qu’« aux mains des hommes, l’arme à feu à une fonction
symbolique, qui dépasse toute utilité pratique. Il est devenu le symbole par excellence de la
masculinité : de la puissance, de la force, de l’agression. » 5
Kassovitz nous propose que ce soit dans le vacuum créé par l’absence de la féminité,
que la masculinité toxique prend racine et métastase. Sur le plan visuel, les couleurs du monde
construit par Sciamma contrastent avec la palette sombre de La Haine, qui peut-être souligner
par l’absence presque totale de la féminité dans La Haine. On remarque que les femmes sont
rarement visibles dans les rues, en dehors du foyer — sauf, peut-être, l’invocation ironique de
« Notre Dame » sur le blouson de l’inspecteur. On ne trouve aucune trace de la violence de la
rue chez eux, mais les protagonistes continuent à la chercher en dehors. Cela contraste avec
Bande de filles, où la violence masculine est encore dominante dans le foyer, comme un
microcosme du monde patriarcal. On remarque aussi l’absence de figure paternelle chez eux :
on ne voit pas les pères des trois protagonistes, ce qui explique, peut-être, leur hyper-
masculinité. En l’absence d’une figure masculine, les jeunes hommes surcompensent ce
manque de masculinité. Kassovitz et Sciamma suggèrent que c’est l’absence des figures
parentales, paternelles ou maternelles, qui forme leur conception respectivement de la
masculinité et de la féminité. Ils sont laissés à eux-mêmes, sans modèles de ces notions dans
leurs vies, ils se tournent vers le monde pour chercher des réponses. Pour les jeunes hommes
de La Haine, ainsi que pour les jeunes banlieusardes dans Bande de filles, la masculinité
hégémonique devient leur « figure patriarcale », qui mène toujours à la confusion et à la
violence. Pour Mariam dans Bande de filles, la seule figure qui pourrait ressembler à une
figure paternelle, son frère, est violente et abusive. La relation entre Marieme et sa mère, elle
aussi, est tendue, renforçant le sentiment d’agitation chez elle : « Qu’est-ce que je vais faire ?
» demande-t-elle aux filles. « Continuer avec mon boulot comme femme de ménages ? » En
l’absence de sa mère chez elle, c’est Marieme qui doit s’occuper de sa petite sœur et faire le
ménage, tout sous la présence abusive de son frère. En étouffant sa féminité, Marieme tente

5Mary Stange et Carol Oyster, « High Noon at the Gender Gap : Feminism and the Firearms Debate »
dans Gun Women: Firearms and Feminism in Contemporary America, (New York: New York
University Press, 2000), 22.
de s’éloigner de cette vie oppressive.6 D’une façon similaire, Kassovitz suggère que la
violence est le sous-produit d’un monde construit à l’image de l’homme. Même quand les
protagonistes tentent de séduire deux femmes, qu’ils regardent comme des objets, dans une
galerie d’art, la conversation devient rapidement agressive. Dans Bande de filles, Marieme ne
peut pas échapper à l’ubiquité du regard masculin. Même après qu’elle quitte sa vie ancienne
et malgré qu’elle essaie de neutraliser sa féminité, son ami la regarde dans le rétroviseur
pendant qu’elle se déshabille. La femme n’est pas seulement toujours subjuguée par l’homme
mais harcelée, objectivée : elle est seule dans le restaurant quand Abu s’approche d’elle. Bien
que la séquence ne soit pas filmée d’en haut, le corps d’Abu domine une moitié du plan et, de
sa position assise, Mariam doit le regarder d’en bas. Même quand il commande son repas pour
elle, Mariam se résigne à sa dominance, dont elle semble d’avoir habitude.
La Haine et Bande de filles montrent l’impact insidieux de la marginalisation sur le
développement des jeunes habitants. Vivant souvent sous le seuil de pauvreté, la vie des
habitants de la banlieue manque de progression qui caractérise la vie de la classe moyenne.
Dans La Haine, Kassovitz trace une chaîne de préjudices qui est partiellement responsable des
conceptions malsaines de la masculinité et de la féminité : quand les gens de la classe
moyenne jugent les banlieusards, les banlieusards internalisent ces jugements, les exprimant
sous forme de violence et d’oppression contre eux-mêmes et les femmes. Elles deviennent
ainsi des citoyennes du troisième, voire du quatrième, ordre, et la féminité continue d’être
associée à la faiblesse. Marieme essaie de briser ce cycle mais ne peut rien faire contre le
processus dans lequel, elle et sa sœur sont coincées. Dans La Haine, également, les jeunes
garçons dans la banlieue regardent la violence autour d’eux et, dans la salle de cinéma, un
garçon regarde fixement pendant que Vinz fume et fait un pistolet avec ses doigts, imitant ses
gestes. Pour les habitants de la cité, dans les deux films, la violence est la seule constance
dans un monde marqué par l’instabilité. La violence devient la seule façon par laquelle ils
peuvent exercer du contrôle.
Bien que les deux films dépeignent la toxicité de la masculinité hégémonique, Bande
de filles nous montre ses effets destructifs à la fois chez les femmes et chez les hommes.
Kassovitz démontre que c’est l’absence de la féminité qui crée des conditions violentes, nous
posant la question, peut-être, qu’avec plus de présence féminine, ces jeunes hommes

6 Desnoue, « L’après La Haine : ce que les films français disent de la banlieue. »


marginalisés seraient moins violents. Sciamma développe cette notion, suggérant en même
temps que ce n’est pas seulement l’absence de la féminité qui crée la violence, mais la
construction sociale de la masculinité elle-même. Puisque la masculinité hégémonique est
fondée sur l’oppression et la subordination des femmes, dans les milieux sociaux où ces
femmes sont opprimées, les hommes cherchent d’autres moyens pour exprimer cette violence.
Les deux films considèrent la performativité du genre comme l’évidence des causes sociales
de la violence et l’impact de la marginalisation sur les habitants de ces communautés en
marge de la société — l’attitude violente de Vinz semble, à la fin du film, avoir été une
façade, pour cacher sa peur et son insécurité — bien que Sciamma montre que la violence
n’est pas l’état naturel des femmes, Kassovitz tente de nous montrer qu’elle n’est pas celui
des hommes non plus. Oscar Wilde résume cette notion du cycle vicieux et perpétuel du genre
et de la violence, méditant ainsi : « Toutes les femmes finissent par ressembler à leur mère :
voilà leur drame. Mais cela n’arrive jamais aux hommes : voilà le leur. »7

7 Oscar Wilde, L’Importance d’être constant, (Paris: GF Flammarion, 2000), 34.


Bibliographie

Butler, Judith. « Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology


and Feminist Theory. » Theatre Journal 40, no. 4 (1988): 519-31. doi:
10.2307/3207893.

Connell, R. W. « The Social Organisation of Masculinity. » Dans Masculinities, 69-88.


Cambridge: Polity Press, 1995.

Desnoue, Marine. « L’après La haine : ce que les films français disent de la banlieue. » Yard
Media. Publié 2015. https://yard.media/lapres-la-haine-ce-que-les-films-francais-
disent-de-la-banlieue/.

Milleliri, Carole. « Le cinéma de banlieue : un genre instable. » Mise au point 3 (2011).


http://journals.openedition.org/map/1003.

Stange, Mary, and Oyster, Carol. « High Noon at the Gender Gap : Feminism and the
Firearms Debate. » Dans Gun Women: Firearms and Feminism in Contemporary
America, 21-57. New York: New York University Press, 2000.

Wilde, Oscar. L’Importance d’être constant. Paris: GF Flammarion, 2000.

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