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« LA VIE IMITE RAREMENT L’ART » : GEMMA BOVERY, ENTRE

FLAUBERT ET WILDE
Christine Queffélec

Klincksieck | « Revue de littérature comparée »

2015/3 n° 355 | pages 299 à 307

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ISSN 0035-1466
ISBN 9782252039885
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2015-3-page-299.htm
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Pour citer cet article :


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Christine Queffélec, « « La vie imite rarement l’Art » : Gemma Bovery, entre
Flaubert et Wilde », Revue de littérature comparée 2015/3 (n° 355), p. 299-307.
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« La vie imite rarement l’Art » :
Gemma Bovery, entre Flaubert et Wilde

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Le roman graphique de Posy Simmonds 1, Gemma Bovery, adapté au cinéma
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par Anne Fontaine, réalisatrice et co-scénariste du film 2, se veut à la fois une


parodie du roman de Flaubert, dont l’histoire se trouve transposée à la fin du
xxe siècle, et une leçon de lecture divulguée à l’aide d’un contre-exemple. Le
narrateur, nommé Raymond Joubert dans le livre et Martin dans le film, est
un intellectuel parisien, admirateur de Flaubert, qui a quitté la capitale et son
emploi dans une maison d’édition pour reprendre la boulangerie familiale en
Normandie. Le nom de ses nouveaux voisins britanniques, Gemma et Charlie
Bovery, enflamme son imagination. Il s’attend à ce que leur destin se calque
sur celui d’Emma et de Charles, mais la confrontation de ce qu’il a imaginé
et de la « réalité » exposée dans le journal d’Emma révèle qu’il se trompe.
C’est l’occasion de poser la question, chère à Oscar Wilde, dont les théories
sont présentes en filigrane, des rapports de la littérature et de la vie, mais
aussi des personnages littéraires avec le milieu dans lequel ils ont été créés.
Il faudra ensuite se demander quel est l’objectif de cette réécriture.
Quelques mots auparavant sur les procédés de cette parodie. D’un point
de vue formel et stylistique, l’œuvre anglaise n’a plus rien à voir avec celle de
Flaubert. Plus de narrateur omniscient. La voix principale est celle du narrateur
témoin, Raymond Joubert, qui intègre des extraits du journal d’Emma qu’il
a subtilisé (l’histoire est racontée en flash-back après la mort d’Emma). Des
bandes dessinées rendent compte des conversations avec les personnages
secondaires ou des conversations imaginaires des héros, des collages de
journaux ou autres sont intégrés et le tout est illustré, ce qui aurait fait frémir
Flaubert. Le style fait une large place aux vulgarités, surtout dans les paroles
des protagonistes, la langue du narrateur étant plus châtiée. C’est donc le
genre même du roman réaliste traditionnel qui se trouve transgressé pour

1. Le livre a été publié pour la première fois par les éditions Jonathan Cape/Random
House en 1999. L’édition française publiée par Denoël en 2014 n’est pas paginée, ce qui
interdit toute référence précise. Les références seront données dans l’édition anglaise.
2. Nous verrons que son adaptation infléchit quelque peu la tonalité du livre de l’auteure
anglaise.

Revue 3-2015
de Littérature comparée
Christine Queffélec

produire ce que Genette nomme un travestissement burlesque. Venons-en


donc maintenant aux leçons que l’on peut en tirer.
Raymond Joubert, le boulanger, témoin et narrateur principal de l’histoire,
incite à s’interroger sur la lecture et sur les rapports entre la vie et la littéra-
ture. Raymond peut être considéré comme un lecteur wildien de Flaubert 3.
Dès la fin de la première partie, consacrée aux suites de la mort de Gemma,
on trouve une première allusion à l’écrivain irlandais. La jeune femme a passé
son enfance à READING (en majuscule dans le texte) 4, nom de la prison où
Wilde a purgé sa peine, ce qui fait signe. Une phrase de La Ballade de la Geôle
de Reading, « on tue toujours ce qu’on aime », absente du livre, a d’ailleurs

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été reprise dans le film. Ensuite, bien que le narrateur se défende, dans un
premier temps, de confondre la vie de Gemma avec celle d’Emma, c’est bien,
en effet, ce qu’il fera. Il soupçonne, à juste titre, Gemma d’avoir une relation
adultère avec un jeune châtelain voisin, Hervé de Bressigny, qu’il est tenté
d’assimiler à Rodolphe, mais se corrige aussitôt : « Quelle absurdité. La vie
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imitant le chef d’œuvre de Flaubert […] La vie imite rarement l’Art. L’Art a une
certaine pertinence, alors que la Vie 5… ». Ces phrases renvoient clairement à
deux essais de Wilde qui semblent se contredire. Dans le premier, Le Déclin
du mensonge, l’un des deux interlocuteurs de ce dialogue, affirme « La Vie
imite l’Art, bien plus que l’Art n’imite la vie 6 ». Le second, Le Critique comme
Artiste, permet d’éclairer et de compléter la phrase interrompue de Joubert :
« La vie est terriblement dépourvue de forme. Ses catastrophes sont un défi au
bon sens, un défi au sens de la justice 7 », explique l’un des interlocuteurs, qui
précise sa pensée quelques pages plus loin : « limitée par les circonstances,
s’exprimant de façon incohérente, la vie ignore cette subtile correspondance
entre la forme et l’esprit qui peut seule satisfaire le tempérament de l’artiste
et du critique 8 ». Joubert, va néanmoins continuer à confondre ses voisins
avec les héros de Flaubert et se convainc que l’Art et la Littérature, sont
capables de modeler la vie. Le Verbe devient créateur, les noms des voisins
détermineraient leur destin. Il est jaloux de la liaison de Gemma avec Hervé

3. Pour les rapprochements entre G. Flaubert et O. Wilde, voir Christine Queffélec,


L’Esthétique de Gustave Flaubert et O. Wilde. Les rapports de l’art et de la vie, Paris,
H. Champion, 2008.
4. Posy Simmonds, Gemma Bovery, London, Jonathan Cape/Random House, 1999, p. 10 :
« Reading ! Oscar Wilde. Une ville célèbre, une prison infâme. » (En français dans le
texte).
5. Gemma Bovery, p. 46 : « The absurdity of it […] Life rarely imitates Art. Art has some point
to it, whereas Life… »
6. Oscar Wilde, Le Déclin du Mensonge, in Œuvres, éditées par Jean Gattegno, PARIS,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 791. Trad. : « Life imitates art, far
more than Art imitates Life. » (The Decay of Lying, London and Glasgow, Collins, 1992,
p. 982).
7. Oscar Wilde, Le Critique comme Artiste, in Œuvres, éd. cit., p. 865. Trad. : « For life
is terribly deficient in form. Its catastrophes happen in the wrong way and to the wrong
people », (The Critic as Artist, Collins, 1992, p. 1034).
8. Ibid., p. 871. Trad. : « Life ! Life ! […] is a thing narrowed by circumstances, incoherent in its
utterance, and without that fine correspondence of form and spirit which is the only thing
that can satisfy the artistic and critical temperament. » (trad. cit. p. 1038).

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Gemma Bovery, entre Flaubert et Wilde

de Bressigny 9 et lorsqu’il apprend qu’elle doit partir pour Londres avec son
amant, il lui envoie un extrait de la lettre de rupture de Rodolphe, se transfor-
mant en metteur en scène ou en auteur de la vie de Gemma. La rupture a bien
lieu, et cela confirme à ses yeux le pouvoir de la littérature. Un peu plus tard,
Gemma lui ayant donné rendez-vous à la cathédrale de Rouen pour qu’il lui
remette une lettre, il espère vivre l’aventure du fiacre, mais elle ne vient pas
au rendez-vous et rencontre dans la rue Patrick Large qui tente de réparer le
van en panne de la jeune femme. Enfin, il écrit aux amis de Gemma une lettre
inspirée de l’appel au secours d’Emma à Rodolphe, pour révéler ses dettes,
ainsi qu’une fausse lettre de Gemma à son mari, parti pour Londres, dans

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laquelle elle menacerait de se suicider. Espère-t-il ainsi la sauver, comme il le
prétend, ou la pousser au suicide ? Une fois Gemma décédée, il est persuadé
qu’il a une part de responsabilité et que Charlie est condamné à mourir. En
fait, en dépit de points communs entre les vies d’Emma, de Gemma et de
leurs maris, rien ne se passe comme le boulanger le croit, ce qu’il découvre
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avec amertume à la lecture du journal de Gemma.


Les personnages de Posy Simmonds, loin d’être des doubles de ceux de
Flaubert, sont construits en contrepoint par rapport à eux. Gemma, fille de
dentiste, a fait ses études aux Beaux-arts, et est en conséquence fort diffé-
rente de la petite paysanne élevée au couvent avec des condisciples issues
de familles nobles qui éveillent en elle un désir d’ascension sociale. Son
imagination n’a pas été exaltée par la religion et par la lecture de keepsakes
la conduisant à rêver d’idylles avec des princes charmants. Elle rencontre
Charlie après avoir été trahie par un premier amant, Patrick Large, ce qui l’a
mise en garde contre l’amour. Son père ne la marie pas. Elle « décide » de se
marier. Elle est un peu plus âgée qu’Emma et trop grosse, lorsqu’elle arrive
d’Angleterre. En France, elle fera des régimes et du sport. Charlie n’est pas
veuf, mais divorcé avec deux enfants. Au début elle semble plutôt heureuse
avec son mari, quoiqu’elle soit fort agacée par les récriminations et exigences
de sa première femme et qu’elle se lasse vite de recevoir ses enfants. C’est
elle qui exige de quitter Londres, comme Emma avait imposé de quitter
Tostes, et Charlie est « paniqué ». Dans le film, c’est Charlie qui impose le
déménagement, ce qui modifie le rapport de force homme/femme. Le pre-
mier été, elle se plaît beaucoup à Bailleville, (qui dégage, comme ce nom le
suggère, un ennui équivalent à celui de Yonville l’Abbaye), mais déchante dès
l’approche de l’hiver. L’ennui s’abat sur elle et, comme Emma, elle supporte
d’autant moins son mari qu’il est heureux et ne perçoit pas sa souffrance.
Elle est exaspérée par son manque d’élégance et sa vulgarité : « son béret,
écrit-elle, le fait ressembler à “un vrai con, un de ces types des pubs Stella
Artois”. Il pue la gauloise, mange en maillot de corps, verse du calva dans son
café 10 ». Cela rappelle, par exemple, les réactions d’Emma lors de la visite de la

9. Étant boulanger, il s’est peut-être cru destiné à assumer le rôle de Rodolphe Boulanger.
10. Gemma Bovery, éd. cit., p. 40 : « His beret […] made him look “a complete berk, like
someone in a Stella Artois ad.” He smelt of Gauloises, ate in his vest, put Calvados in his
coffee. »

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Christine Queffélec

filature, bien que le récit flaubertien, qui transmet le point de vue de l’héroïne
grâce au discours indirect libre, évite toutes les vulgarités : « Charles était
là. Il avait sa casquette enfoncée sur les sourcils, ce qui ajoutait à son visage
quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à
voir, elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage. »
Un peu plus loin, la jeune femme s’offusque : « il porte un couteau dans sa
poche comme un paysan 11 ».
De riches Anglais, qui ont acquis une résidence secondaire à côté de chez
les Bovery, font prendre conscience à Gemma de la médiocrité de sa vie, ce
qui rappelle les réactions d’Emma après le bal à la Vaubyessard, mais la jeune

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femme anglaise n’a, pour sa part, aucune admiration pour ses voisins, les
Rankin. Elle prend ensuite, comme son modèle supposé, un amant, Hervé
de Bressigny qui rompt assez vite, comme Rodolphe, mais à contrecœur.
Le boulanger, contrairement à ce qu’il a cru, n’est pas l’instigateur de cette
rupture. Patrick Large, divorcé, réapparaît à la fin de l’œuvre, comme Léon. Il
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fait des avances à Gemma qui, contrairement à Emma, le repousse. La jeune


femme a des dettes qui n’engendrent aucun désir de suicide, et elle meurt de
manière burlesque. Elle n’a pas avalé de l’arsenic, mais s’est étouffée avec
un morceau de la miche de pain que le boulanger venait de lui offrir. Sa mort
est aussi le résultat d’un quiproquo. Le mari revenu à l’improviste d’Angle-
terre a cru surprendre sa femme et Patrick Large « en pleine action 12 » (sic),
alors que le jeune homme serrait son ex-maîtresse dans ses bras pour lui
faire régurgiter le pain. L’agression du mari l’a empêché de mener à bien son
« sauvetage ». Cette fin corrobore le constat de Wilde concernant la vie : « ses
tragédies donnent l’impression de sombrer dans la farce 13. »
Ces références au roman de Flaubert révèlent en fait les écarts, plus que
les ressemblances. Si Gemma a été blessée par la rupture avec P. Large et
si elle a vomi sa bile dans son journal, elle n’a rien d’une romantique. Pas
question pour elle de dépérir comme Emma après le départ de Léon ou la
rupture avec Rodolphe. Elle n’attend rien non plus de sa lune de miel, se
donne à Hervé dès leur première rencontre, ce qui suscite le dépit d’un nar-
rateur nostalgique du romantisme, et ainsi plus proche d’Emma que Gemma :
« Juste une bonne vieille partie de cul… Rien d’autre. Difficile de les imaginer
dans les subtilités d’une passion XIXe […] Qu’est-ce que leur génération sait
du romantisme ? Qu’est-ce qu’ils savent de la traque… de la fièvre de l’anti-
cipation, de l’exquis délice du plaisir différé… tous ces longs voyages de la
découverte de la sensualité  14 ?  ».

11. Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1951, p. 383-384.
12. Gemma Bovery, éd. cit., p. 101 : « I went into the kitchen and there they were at it. »
13. Oscar Wilde, Le Critique comme Artiste, éd. cit., p. 865. Trad. : « Its tragedies seem to
culminate in farce. » (trad. cit., Collins p. 1034).
14. Gemma Bovery, éd. cit., p. 56 : « Just a crude bit of legover… as one might expect. Hard
to imagine them having an extended 19th century-style passion… I mean … what does
their generation care about romance ? What do they know about the chase ?… the fevers of
anticipation … ? »

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Gemma Bovery, entre Flaubert et Wilde

Elle freine ensuite les ardeurs de son amant, explique à Hervé que ce
n’est que « pour le fun », « que ces choses-là ne durent pas », ne veut pas
s’impliquer dans la relation, est agacée quand Hervé commence à être jaloux
et lui demande si elle couche avec son mari 15, alors que Rodolphe trouve de
« mauvais goût » le serment qu’Emma lui avait fait. Le narrateur ne précise
pas la nature du serment, mais le contexte suggère qu’il s’agit de sa rela-
tion physique avec son mari, puisque Rodolphe « n’est pas ce qui s’appelle
dévoré de jalousie 16 ». Les rôles de l’homme et de la femme sont inversés
par rapport au couple Rodolphe-Emma. À peine Rodolphe avait-il projeté de
séduire Emma qu’il se demandait « comment s’en débarrasser ensuite 17 ».

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Très vite, il sera irrité de la voir venir à l’improviste, se méfiera de ses idées
romanesques, se dérobera lorsqu’elle voudra s’enfuir avec lui. C’est Emma
qui rêve à un bonheur éternel avec lui sur un rivage exotique. Gemma sera
très déçue de la rupture d’Hervé, mais elle ne changera rien à ses plans et
partira quand même à Londres comme prévu, pour son travail. Sans illusion
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quant au mea culpa de Patrick Large, qui tente de la reconquérir après l’échec
de son propre couple, elle le repousse, et contrairement à ce qu’a cru Joubert,
elle n’a pas eu de relation sexuelle avec lui dans son van à Rouen. Ses dettes
ne la désespèrent pas. Très pragmatique, elle sait que la vente de la maison
permettra de les rembourser. Elle s’apprête à se réconcilier avec son mari
quand elle meurt accidentellement.
Charlie est bien différent de Charles aussi. Il n’est pas aveugle du tout.
Il savait que sa femme le trompait, mais avait refusé d’en parler lorsqu’elle
avait tenté de le lui avouer. Il avait très bien compris aussi que la lettre alar-
mante qu’il avait reçue n’était pas de Gemma. Après la mort de sa femme, il
ne cultive pas les souvenirs et brûle tous ses vêtements. Il n’est absolument
pas suicidaire, comme le craignait Joubert, qui ne s’attendait pas cependant
à ce qu’il meure le cœur brisé, comme Charles : « c’est improbable. Il est
anglais après tout 18. », pense-t-il. Il vendra la maison, remboursera ses
dettes et s’unira à une nouvelle compagne. Joubert s’est donc trompé sur
toute la ligne — d’autres détails, sur lesquels nous n’avons pas la place de
nous attarder le prouveraient encore. S’il se voulait auteur-créateur, ses
personnages lui ont échappé. On peut même se demander si son obsession
de la littérature ne l’a pas conduit à s’aveugler sur sa propre vie et à devenir
un autre Charles 19. À force d’observer et de tenter de façonner la vie de ses
voisins, il n’a sans doute pas vu ce qu’il se passait dans la sienne. Plusieurs
indices le suggèrent. Il ne comprend pas comment sa femme sait que Charlie

15. Ibid., p. 66-67 : Le narrateur présente le journal d’Emma au discours indirect libre et
intègre certains de ses mots sous forme de mentions : « Intimacy was to remain purely
physical. Anything else led to promises, complication ». À Hervé qui ne supporte pas
qu’elle couche avec son mari, elle répond « things like this don’t last, you know that. »
16. Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. cit, p. 446.
17. Ibid., p. 410.
18. Gemma Bovery, éd. cit., p. 2 : « Of a broken heart is unlikely. He is English, after all. »
19. Sa femme n’avoue rien, mais reconnaît à la fin du livre que Charlie et elle sont « bons
amis » et ajoute qu’« [il] aurai[t] pu le remarquer s’[il] avai[t] eu du temps pour
quelqu’un d’autre que [lui]-même et Madame Bovary. »

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Christine Queffélec

est parti en Angleterre pour régler des problèmes avec le fisc. Il aperçoit un
jour Charlie sortant de chez lui et sa femme explique qu’elle aide ce voisin
anglais à rédiger des lettres administratives. Gemma, de son côté, au moment
où elle s’apprête à avouer son adultère à son mari, constate que ce dernier a
changé et se rase tous les jours. À l’extrême fin, alors que le boulanger est allé
consoler Charlie, sa propre femme entre, à sa grande surprise, pour apporter
au veuf ses chemises repassées. Il s’interroge alors : « Depuis combien de
temps vient-elle sans frapper ? Depuis quand s’occupe-elle de son linge ?
Qu’est-ce qu’elle fait d’autre pour lui 20 ? ». On peut craindre, qu’à son insu, il
n’ait endossé le rôle de Charles. Agacé par la liste des qualités que sa femme

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prêtait aux maris anglais, il avait pensé « et ils portent des cornes 21 », sans
imaginer que son ironie pouvait se retourner contre lui.
Le roman s’achève sur une pointe. Charlie ne s’appelait pas Charlie mais
Cyril, nom de l’un des interlocuteurs du Déclin du Mensonge de Wilde. Encore
un moyen de rappeler que la littérature n’est que mensonge et fiction, puisque
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c’est un mensonge qui a conduit le boulanger à élaborer une fiction sur ses
voisins. Dans le film, le fils se moque de son père en racontant que les nouveaux
acquéreurs de la maison de Gemma s’appellent les Karénine, plaisanterie à
laquelle le père se laisse prendre, ce qui le conduit à se ridiculiser auprès
de sa nouvelle voisine. À la fin du roman, cette femme est censée s’appeler
Jane Eyre.
L’inversion systématique des situations du roman flaubertien apparente
l’œuvre anglaise à une transposition ludique qui révèle les dangers d’une
confusion entre la littérature et la vie, mais qui souligne aussi le fait que la
littérature est tributaire de son époque. Il n’est plus possible de rencontrer
des Madame Bovary et des Charles à la fin du xxe siècle où les femmes tra-
vaillent, où elles ont une vie sentimentale et sexuelle avant le mariage, où
les couples très instables brisent d’emblée toute possibilité d’illusion. Les
démêlés quasi sordides de Charlie avec son ex-épouse étaient inconcevables
du temps de Flaubert. Les dérives sociales et intellectuelles amorcées au
milieu du xixe siècle se sont accrues. Flaubert avait déjà perçu les dangers
que représentaient la toute-puissance de l’argent, la soif de consommation,
la bêtise, l’ambition sociale dénuée de scrupules incarnée par un Homais et
l’on retrouve ces critiques à travers le snobisme et la vie très superficielle
des Rankin attachés aux seules apparences, mais désormais, il n’y a plus de
contrepoids. Les individus n’ont plus d’idéaux. Si Gemma prend conscience
de la médiocrité de sa vie, c’est uniquement de la médiocrité matérielle. Elle
imagine ne plus croire à l’Amour, elle voit les limites des Rankin, perçoit d’un
œil critique leur snobisme, leur attachement aux apparences, la platitude
de leurs conversations nourries de lieux communs sur les Français, leurs
dépenses ostentatoires. Elle n’est pas dupe des apparences.

20. Gemma Bovery, éd. cit., p. 104 : « How long has she been coming into his house without
knocking ? Since when has she been doing his laundry ? Has she been doing anything else
for him ?  »
21. Ibid., p. 62 : « and they wear the horns. »

304
Gemma Bovery, entre Flaubert et Wilde

Elle sera cependant troublée après la déclaration d’amour d’Hervé et sera


très excitée à l’idée d’avoir trouvé le grand Amour, comme Emma après l’union
avec Rodolphe dans la forêt : « Jamais auparavant elle n’avait rencontré la
vraie puissance de “l’Amour- avec un grand A”. Elle se sentait en feu, elle
brûlait 22 ». Cette réaction est toutefois très fugace. Elle rejoint aussi Emma
dans une certaine confusion entre le luxe et les sentiments : « Ainsi, dans
l’esprit de Gemma, Félicité et Perfection devenaient un cocktail de tout ce qui
est voluptueux et français : le champagne et le foie gras qu’elle apportait ; ses
sous-vêtements, ceux d’Hervé 23… »
La littérature subit la pression de l’esprit ambiant. Les personnages

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parlent de façon grossière. Le narrateur tente bien d’offrir un contre-langage,
comme le souhaitait Flaubert (cela se traduit d’ailleurs dans le contraste
typographique), mais se laisse parfois contaminer par la vulgarité. Le mélange
des genres, l’absence de toute unité, l’association des dessins, de la bande
dessinée, de récit du narrateur et du journal de Gemma tendent à montrer
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que l’unité esthétique si chère à Flaubert, n’est plus de mise dans un monde
qui n’a pas de ligne directrice. La forme romanesque traditionnelle avec sa
construction rigoureuse, son souci de cohérence, ses personnages typés, sa
correspondance entre le fond et la forme, son unité de ton ne convient plus.
Le roman, ses personnages sont le fruit de leur temps. Posy Simmonds ne
tente que rarement de pasticher le style de Flaubert. Elle joue surtout avec
les situations et la psychologie des personnages qui naissent de la fusion
entre l’observation du réel et la littérature :
J’ai lu Madame Bovary — en français — pour la première fois vers l’âge
de quinze ans.
Plusieurs relectures et quelques décennies plus tard, j’ai décidé de m’en
servir après avoir vu cette femme en Italie. Jeune, très jolie, elle baillait et
soupirait sans relâche, au désespoir de l’homme qui l’accompagnait. Elle
paraissait si déprimée au milieu de ses sacs de shopping Prada qu’elle
m’a fait penser à Emma Bovary 24.

Le point de départ de l’inspiration est certes dans la réalité, mais cette


réalité entr’aperçue renvoie à la littérature qui sera au fondement de la nouvelle
création dont le caractère fictif sera clairement affiché. Par l’intermédiaire de
Joubert, elle dénonce l’erreur qu’elle a failli commettre en confondant cette
passante avec l’héroïne flaubertienne. Elle souligne l’artifice des noms de
personnages romanesques et tourne en dérision également tous les effets
d’annonce, les reprises de scène, tous les objets qui font signe et confèrent au
roman traditionnel l’illusion d’une cohérence, d’un destin prédéterminé ou qui
jalonnent de façon un peu trop appuyée l’évolution d’un destin, la déchéance

22. Gemma Bovery, éd. cit., p. 69. « Never before had she encountered the full force of “Love
—the L word”. She felt on fire, she burnt. »
23. Cette phrase est à rapprocher de celle de Madame Bovary, éd. cit., p. 345 : « Elle
confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance
des habitudes et les délicatesses du sentiment. »
24. Gemma Bovery, page de garde de l’édition française.

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Christine Queffélec

d’Emma — bouquet de mariée de la première femme relégué par Charles au


grenier, son propre bouquet jeté par Emma au feu avant le déménagement
à Yonville, le bal à la Vaubyessard, le bal masqué à Rouen, la colère du phar-
macien contre Justin qui a pris une bassine dans le capharnaüm, près d’un
flacon d’arsenic, le vol de l’arsenic par Emma. Joubert voit des effets d’annonce
dans tous les éléments de la vie de ses voisins qui ressemblent au roman de
Flaubert, mais rien ne se passe comme prévu. Le destin n’est ni prévisible
ni logique. La meilleure preuve en est la mort inattendue de Gemma. C’est
le boulanger qui a voulu modeler la vie de Gemma sur celle d’Emma et qui a
espéré jouer le rôle l’écrivain, qui en est partiellement responsable.

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La leçon que l’on peut tirer du livre de Posy Simmonds est cependant
ambiguë. Certes, la vie n’imite pas l’art, la société contemporaine très terre-
à-terre, matérialiste et pragmatique s’est éloignée du romantisme, la femme
a pris de l’autorité et les hommes (Joubert ou Hervé de Bressigny) sont deve-
nus plus sentimentaux que les femmes. Au premier abord l’auteure semble
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railler Joubert qui s’égare en voulant transformer la vie de ses voisins en


roman. Toutefois l’attitude de Joubert et la réaction ponctuelle d’Emma après
la déclaration d’amour d’Hervé ne révèlent-elles pas qu’au sein même d’une
société matérialiste à l’excès, attachée au paraître et à l’avoir, dépourvue de
tout idéal et de toute culture, certains êtres, continuent à aspirer à une vie
tendue vers l’idéal et l’absolu, une vie où l’Amour avec un grand A existe ?
Parodiant une phrase que Flaubert est censé avoir prononcée, P. Simmonds
confie à un journaliste du Nouvel Observateur : « Joubert, c’est moi » et constate
qu’en dépit de l’évolution des mentalités et de la différence des pays, « nous
sommes toutes des Madame Bovary 25 » (elle aurait pu dire « tous »). La vie
n’imite pas l’art, mais on aimerait tant qu’elle le fasse !

Le film, tout en restant fidèle aux grandes lignes du roman anglais, accen-
tue cette nostalgie du romantisme. Sa facture, beaucoup plus classique que
le roman, supprime tout mélange des genres et toute rupture de style. Le
langage très cru des bulles, dans les bandes dessinées du roman, disparaît
et l’arrière-plan flaubertien est souligné. Le film s’ouvre sur un extrait du bal
à la Vaubyessard et une voix off livre un commentaire du roman, parodie du
style universitaire. L’image typique d’Emma rêvant à sa fenêtre est reprise
dans le film. Lucchini cite avec délectation quelques phrases du livre pour faire
résonner la musique flaubertienne. La majeure partie de l’histoire est focalisée
par le regard du boulanger (il a une grande importance dans le roman, mais
les bandes dessinées font aussi une large place aux autres personnages),
fasciné par Gemma, jouée par une Gemma Asterton, parfaite dans ce rôle de
femme séduisante, sensuelle et mystérieuse, ce qui rend cohérence et unité
à l’œuvre. Dans le livre Joubert avait été attiré d’abord par le nom et c’était le
nom, mais aussi la découverte de la liaison avec Hervé de Bressigny 26, qui avait
fini par engendrer un rêve amoureux. Le narrateur ne laissait planer aucune

25. Le Nouvel Observateur, 28-08-2014.


26. Il conforte ainsi les théories de R. Girard pour qui l’amour est mimétique.

306
Gemma Bovery, entre Flaubert et Wilde

ambiguïté sur ce point : « Ses vêtements étaient atroces, à cette époque, elle
était grosse comme un muffin anglais. Ce qui m’attirait chez elle, c’était son
NOM ». Dans le film, Martin se laisse également ensorceler par le nom, mais
très vite il est troublé, sans oser l’avouer, par une Gemma pleine de charme
et de sensualité. Les rencontres et les dialogues entre les deux personnages
tiennent une plus grande place que dans le livre. Ils alimentent les fantasmes
du boulanger qui sera torturé de jalousie quand il surprendra sa liaison avec
Hervé de Bressigny ou qu’il l’apercevra avec Patrick Large à l’heure où elle
lui avait donné rendez-vous à la cathédrale de Rouen. Elle semble d’ailleurs
jouer avec les sentiments de son admirateur. Un épisode très sensuel, où le

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boulanger apprend à Gemma à pétrir la pâte est ajouté. Le film ne dit rien des
parents de Gemma, de son enfance et de son éducation. Les démêlés triviaux
de Charlie et de son ex-épouse qui tiennent une très grande place dans le
livre, font l’objet d’une simple allusion. Anne Fontaine ne supprime pas la
satire sociale, mais restreint la place du couple des Rankin, tout aussi snobs
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et superficiels que dans le livre, ainsi que de la mère d’Hervé, aristocrate


déchue, attachée au peu de biens qui lui restent 27.
L’image de Gemma, quoiqu’ambiguë, retrouve une tonalité romantique
plus marquée. Certes, comme dans le livre, elle prend leur relation moins au
sérieux qu’Hervé, mais quand Hervé renonce au voyage en Angleterre (contraint
par sa mère), elle pleure et annule son voyage en Angleterre, à l’inverse du
personnage romanesque. Le film se concentre sur les amours de Gemma et
la rêverie amoureuse du narrateur, ce qui lui confère une grande unité. Le
narrateur ne semble pas avoir été sensible à l’ironie de Flaubert à l’égard de
son héroïne. Il est séduit par Emma Bovary, « une femme qui attend tout de
l’amour et est déçue » et qui, selon lui, a le mérite de « ne pas aimer la banalité
de sa vie ». Il aspire à retrouver une femme comparable à elle. On sent que
comme Emma, il aime la passion, ses orages et ses dangers, aspire à en être
le témoin ou l’acteur. Bien qu’il semble mettre Gemma en garde contre cette
passion, il manipule sa vie pour lui faire jouer le rôle d’Emma, et il conduira
indirectement à la mort celle qui n’a pas la moindre envie de suicide en lui
offrant ce pain avec lequel elle s’étouffera.
En se centrant sur les épisodes amoureux et sur le rôle de Martin, Anne
Fontaine retrouve les ingrédients traditionnels des grandes histoires d’amour
qui plaisent au public : désir inassouvi, rêve impossible que la vie imite l’art,
scènes érotiques avec Hervé, manipulation perverse. Elle séduit aussi un
public cultivé par son jeu subtil avec les références littéraires et instaure
une distanciation parodique comparable à celle du livre qui l’a inspirée, de
sorte que le comique lié aux bévues de Martin et au caractère burlesque de
la mort d’Emma se substitue au pessimisme et à l’ironie acerbe qui émanent
du roman de Flaubert.

Christine QUEFFÉLEC

27. Rankin accuse cependant tous les Français d’être socialistes, petite pointe politique
absente du livre.

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