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L'exilé et l'exote : Ruiz et le don des langues

La condition d'exilé de Raoul Ruiz, qui quitta le Chili pour la France après le coup d'état de
Pinochet, est l'un des facteurs qui peuvent expliquer son goût pour les associations, sa recherche
vertigineuse des correspondances, éléments qui constituent la singulière esthétique de son cinéma 1.
Lui-même avance cette interprétation : « je passe mon temps à chercher des équivalences, comme
tous les exilés2 ». L'exil trouve un écho dans la démarche créatrice : c'est notamment la condition
linguistique de Ruiz qui se reflète dans sa vision poétique où règne le dédoublement, condensée
dans une expérience qui confine à la schizophrénie – et que l'on imaginerait sans peine comme une
scène issue de l'un de ses films :

Lorsque j'étais à Rome, je parlais avec d'autres exilés chiliens sur le renforcement de
l'impression de schizophrénie au bout de sept ans. L'un d'eux avait le souvenir de s'être vu
dans la rue en train de se promener ; un autre s'est vu lui-même prenant un tasse de café en
toute normalité ; et moi, qui habituellement écris mes dialogues dans un espagnol facilement
traduisible au français, j'ai vu ma propre main écrire en français, après quoi j'ai écrit tous
mes scénarios en français3.

L'exilé est toujours habité par cette origine qu'il a laissée derrière lui : ainsi l'idiosyncrasie
chilienne apparaît souvent dans les propos de Ruiz, particulièrement dans ses interviews.
Cependant, le rapport de Ruiz à sa patrie est loin d'être nationaliste. Être Chilien, ce n'est pas une
identité qu'il revendique, mais plutôt une différence. Le rapport de Ruiz à la chilienneté est
ambivalent, il semble se partager entre deux pôles : d'une part il affirme une certaine généralité
chilienne - et Ruiz ne se prive pas de généraliser sur le Chili - et en même temps il défend un parler
propre à son pays qui est le modèle de l'hétérogène filmique.
Le Chili est la contrée du même : « tous les Chiliens se ressemblent4 », affirme-t-il dans la
Poétique du cinéma, et à de nombreuses autres occasions, notamment lors d'interviews. Il parle
également dans ce même ouvrage de la volonté des Chiliens de tous se ressembler en se
rassemblant, « le cas chilien : la volonté, le désir, l'ilinx d'être tous dans l'être national5 ».
1 Dont voici en quelque sorte l'énoncé programmatique : « Je veux juste faciliter ce saut vers ce monde d'images qu'on
appelle un film à l'intérieur duquel coexistent, simultanément, plusieurs autres films qu'au lieu d'ignorer, je cherche à
rendre visibles autant qu'il est possible. J'évoque un cinéma qui renonce à sa capacité narrative, hypnotique, à sa
puissance de ravissement et préfère se tourner sur lui-même dans le but de laisser proliférer des séries d'images
circulaires, des hors-champs qui profitent du déjà-vu, tout ceci afin de pluraliser des séquences narratives, lesquelles
se révèlent capables de donner naissance à une forme inédite de narration cinématographique, avec des règles à
inventer, une poétique à découvrir », Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, Dis Voir, 1995, p. 106-107.
2 Raoul Ruiz, Entretiens, Hoebeke, 1999, p. 39.
3 « Entre instituticiones », Raul Ruiz, Cine Club Nebrija, 1983. p. 48.
4 Poétique du cinéma 2, Dis Voir, 2006, p. 20.
5 Ibid., p. 96
Cependant, dans cette Identité chilienne, cette chilienneté qui est la figure de l'Identique, une
singularité viendra faire éclater l'hétérogène et l'altérité : c'est la langue. Les propos de Ruiz sur
l'espagnol tel qu'il se parle au Chili fournissent une bonne image de sa pratique cinématographique :

- Tu disais il y a un moment que la langue latino-américaine te paraissait plus filmable que la


langue française, explique-nous un peu cela...
- Le discours se construit au fur et à mesure, c'est assez clair dans la façon dont nous sommes en
train de parler, on va dans un sens, on en change brusquement, et tout cela se trouve
photographié dans une sorte de grand instantané qui est formé par ces ruptures logiques qui se
produisent en cours de parole. C'est très clair une fois que ça a été enregistré, même si l'on ne
s'en rend pas compte sur le moment. Le Français a un exercice logique beaucoup plus exhaustif
et ce depuis l'enfance, cela fait que la langue devient plus transparente, puisque l'influence de
l'accent est moindre, les malentendus qui se créent pendant la conversation sont moindres. C'est
un dialogue moins polyphonique. Un monologue exécuté par n'importe lequel d'entre nous est
polyphonique, ce sont de nombreuses voix qui s'agrègent. Tu es en train de dire ce que tu penses,
aussi ce dont tu te souviens, il y a en plus une blague qui te vient à l'esprit sur le coup mais que
tu n'arrives pas à raconter, parce qu'elle arrive toujours un peu trop tard. Tout ça se mélange,
c'est plus accidentel, donc plus photographiable. Quand je fais des interviews en français c'est un
dialogue de rhétoriques […]. Nous, qui n'avons pas une culture qui nous limite autant, nous
avons beaucoup plus de personnes vivant à l'intérieur de chacun de nous […] 6.

Cet hétérogène c'est aussi l'entre-deux : « Dans la langue du Chili, on peut dire une chose pour une
autre, on peut parler sans verbes ni sujets, autrement dit, on peut parler sans savoir de quoi on parle.
En chilien, on peut menacer et, en même temps, demander pardon. Pays de printemps et
d'automnes, dirait le prince Shang, autrement dit, un lieu où tout est en demi-teintes 7». La
formulation la plus explicite de cette inspiration langagière à l'œuvre dans son cinéma se trouve
dans le colloque qui s'est tenu au Chili en 2002, en compagnie de Benoît Peeters, Christine Buci-
Glucksmann, Abdelwahad Meddeb et José Roman, où il déclare travailler dans le sens de la
multiplicité, de l'hétérogénéité, de la fragmentation et de la virtualité 8 « pour que le cinéma
ressemble davantage à cette manière absurde de parler que nous [les Chiliens] avons9 ».
Dans ce même colloque, c'est le goût du mélange qui apparaît en matières linguistiques : alors que
Christine Buci-Glucksmann propose de lire son intervention en français et ensuite de poursuivre la

6 « Con Raul Ruiz » (1979), Leon Pizarro, Hernando Guerrero, Ignacio Ruiz Funetes, Raul Ruiz, p. 36-37
7 http://lecinemaderaoulruiz.com/raoul-ruiz-metteur-en-scene/infamante-electre Préface à Infamante Electre.
8 Il désigne aussi le Chilien comme « langue hypothétique, qui est une espèce d'espace hors champ comme on dit au
cinéma », Conversaciones con Raul Ruiz, Universidad Diego Portales, 2003, p. 35.
9 Ibid., p. 36
discussion avec Ruiz et le public en espagnol, le cinéaste dit : « Mélangeons, mélangeons10 ». À un
autre moment de ces colloques, Ruiz compare sa situation, alors qu'il doit parler tour à tour en
espagnol et en français, à celle des « vieux poètes qui écrivaient en arabe avec une part
d'aljamiado11 ». De même dans ses films, les langues se mélangent, en premier lieu le français et
l'espagnol : c'est évidemment le cas dans un film tel que Dialogues d'exilés (1975) qui traite la
situation d'exilés chiliens en France avec un certain réalisme. Mais le rapport d'étrangeté à cette
langue maternelle apparaît par le rôle qu'elle joue, la fonction qu'il lui donne, dans certains de ses
films francophones ultérieurs qui ont une dimension plus fantastique et poétique. C'est comme un
retour d'origine, mais qui dans la perspective de l'exil produit de la distance. C'est à la fois un retour,
mais aussi un détour. Cela se manifeste à plusieurs reprises dans Les trois couronnes du matelot
(1983), que Ruiz a conçu dès le départ comme un poème de l'exil12.
Dans la scène où le matelot se trouve dans la chambre de la prostituée appelée la Vierge Marie,
l'on entend le tango « Uno » de Enrique Santos Discépolo et Mariano Mores. Il prend soudain au
héros l'envie de traduire ces paroles qui « expriment tout ce qu['il] ressent ». Voici d'abord
l'original, du moins la partie que l'on écoute alors que le matelot en fait une traduction simultanée,
suivie de notre propre traduction :

Uno va arrastrandose entre espinas / y en su afán de dar su amor / sufre y se destroza hasta
entender, / que uno se ha quedado sin corazón... / Precio de castigo que uno entrega / por un
beso que no llega / o un amor que lo engañó. / Vac ío ya de amar y de llorar / tanta traición!... //
Si yo tuviera el corazón, / el corazón que di... / Si yo pudiera como ayer / querer sin presentir... /
Es posible que a tus ojos / que me gritan su cariño / los cerrara con mis besos...

L'on rampe parmi les épines / et dans le désir de donner son amour / l'on souffre et se détruit
jusqu'à comprendre, / que l'on a perdu son cœur... / Le prix du châtiment que l'on paie / Pour un
amour qui n'arrive pas / ou un amour qui l'a trompé. / Vide d'aimer et de pleurer / tant de
trahisons ! // Si j'avais le cœur, / le cœur que j'ai donné / Si je pouvais comme hier / aimer sans
pressentir... / Il serait possible que tes yeux / qui me crient leur tendresse / je les ferme de mes
baisers...

Cependant, la version qu'en donne le matelot dans sa traduction spontanée diffère quelque peu :
« Tu rampes... tu rampes dans les épines, avec l'envie de donner ton amour... tu es si seul dans ta
10 Ibid., p. 15.
11 Ibid., p. 58.
12 En parlant du texte qui servit de point de départ à l'élaboration du film, il dit qu'il voulait faire « une espèce de
métaphore de l'exil au sens propre. […] C'est l'idée que tu fais un voyage, tu rencontres des gens et puis tu pars tout
d'un coup, tu as envie d'avoir tout le monde ensemble mais ça ne colle pas. Cet aspect inéluctable du voyage et de
l'exil », Cahiers du cinéma, n° 345, mars 1983, p. 6.
douleur... On est si aveugle quand on souffre, mais un froid, un froid plus cruel que la haine, point
mort des âmes, horrible tombe de mon amour ».
Il n'est peut-être pas innocent que cette chanson s'appelle justement « Uno » (qui n'est pas le
chiffre ici, mais la désignation de quelqu'un en général, celui dont parle la chanson, « on » plutôt
que « un » : « Uno se arrastra / L'on se traîne » - la traduction de « uno » par « tu » est tout à fait
correcte cependant, elle marque aussi ce parti pris d'altérité) : l'un original par le détour langagier
qui le reformule devient deux, l'identité se dédouble.
Notons que si le spectateur bilingue saisit l'écart des paroles chantées et traduites, la généricité du
tango rendrait cette traduction plausible pour qui ne comprend pas l'espagnol : c'est la dialectique
propre à Ruiz entre l'étrangeté du dédoublement et le lieu commun, ces paroles correspondant bien
au stéréotype musical. Par ailleurs, il faut indiquer que la traduction est juste par rapport à la suite
du texte, mais elle est décalée : ces paroles sont bien dans la chanson 13, mais on ne les entend pas
encore quand le matelot les dit. Un autre décalage lié à la langue espagnole se trouve à la fin du
film, lorsque le matelot, après avoir été violemment attaqué à plusieurs reprises avec une barre de
fer par l'étudiant qui a été son interlocuteur tout au long de ses récits, se relève en titubant avec la
figure ensanglantée, et fait de ses pas hasardeux une sorte de danse en chantonnant : « Cha cha cha,
qué rico cha cha cha! ». À un autre moment, l'espagnol est clairement identifié comme la langue
étrangère : une chinoise répond au matelot qui s'exprime en français : « I don't understand
spanish ».
Il y a donc un décalage dans l'origine, une étrangeté du propre. Ce n'est pas par nationalisme que
Ruiz en revient si souvent au Chili 14, c'est bien davantage pour explorer non plus sa condition
d'exilé, mais d' « exote ». C'est aussi le titre d'un de ses films réalisé en 1991, inspiré du Traité des
sensations de Condillac et de la poésie de Victor Segalen, dont voici le résumé : « Un homme perd
ses sens un à un. Il perd en premier l'instinct de propriété, puis l'équilibre, il ne peut donc plus
marcher, puis la vue, et le toucher... En même temps il veut aller en Chine et devenir un « exote » :
une personne qui trouve que le plus exotique des pays est celui où elle est née 15 ». Cette articulation
de l'étrangeté métaphysique16 de l'être dans le monde et de l'étrangeté sociale du pays étranger (qui
est ici pays natal), est une façon de montrer que l'exil n'est plus une contingence historique, il est,
comme le disait Blanchot, « la condition poétique17 ». La définition de l'exote par Victor Segalen, à
13 Elles figurent dans le dernier couplet : « Uno está tan solo en su dolor... / Uno está tan ciego en su penar.... / Pero un
frío cruel / que es peor que el odio / punto muerto de las almas, / tumba horrenda de mi amor »
14 Il ne s'agît pas de s'attacher à une essence chilienne, l'attachement de Ruiz pour le Chili étant lié à ses aspects les
plus fantasmagoriques. Le Chili est aussi une fiction dans la bouche de Ruiz, il participe de cet éternel retour des
fictions : « j'ai raconté le Chili à l'extérieur, la moitié je l'invente », Conversaciones, p. 73.
15 http://www.unifrance.org/film/34884/l-exote
16 Nous choisissons ce terme sans ignorer cependant l'empirisme de Condillac... Mais Ruiz n'est-il pas grand amateur
de l'unité des contraires ?
17 L'espace littéraire, Gallimard, 2007, p. 318 : « Le poète est en exil, il est exilé de la cité, exilé des occupations
réglées et des obligations limitées, de ce qui est résultat, réalité saisissable, pouvoir. […] Le poème est l'exil, et le
poète qui lui appartient appartient à l'insatisfaction de l'exil, est toujours hors de lui-même, hors de son lieu natal,
qui Ruiz emprunte le terme, est éloquente vis à vis de son rapport esthétique à l'origine et à
l'original, qui est bien une esthétique du divers : « la sensation d’Exotisme : qui n’est autre que la
notion du différent ; la perception du Divers; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-
même; et le pouvoir de l’exotisme, qui n’est que le pouvoir de Concevoir autre18 ».
Ce terme qu'il emprunte à Segalen, il le détourne ou le retourne pour désigner celui qui se sent
étranger dans sa propre terre. C'est que cette terre est un lieu de communication avec l'ailleurs, un
pays effrayant dira Ruiz à propos de Las Soledades (1993)19, film de retour au Chili et de voyage
dans l'au-delà. L'on retrouve dans un autre film cette propriété de l'espagnol comme langue à la fois
étrangère et propre à communiquer avec l'autre monde, à nous mettre en contact avec la mort ou les
morts. Dans La ville des pirates, la langue espagnole apparaît comme une figure d'altérité, un lien
avec l'au-delà et la mort qui fait basculer le film : « Que venga, que venga, que nada lo detenga.
Que corra, que corra, que nada lo socorra » (Qu'il vienne, qu'il vienne, que rien ne le retienne. Qu'il
coure, qu'il coure, que rien ne le secoure) est l'incantation des personnages lors d'une séance de
spiritisme visant à appeler l'enfant mort. On retrouve l'espagnol dans le serment des officiers devant
la réincarnation de l'enfant assassin, celui qui « nous apprend à mourir, et ce qui est le plus
important, nous apprend à tuer » : « Nosotros soldados de la gran batalla del mundo, prometemos
morir y matar, afin de presentar el ejército de los cuerpos y para mayor gloria de nuestra patria o
cementerio, prometemos reencarnarnos y tener el honor de volver a morir, para mayor gloria de los
padres de nuestra patria de los gusanos, prometemos proseguir nuestra lucha por el triunfo de la
muerte, afin de perpetuar nuestra gloria en otras nadas20 ».
Mais le Chili est aussi lié imaginairement à un territoire bien concret, quoiqu'aussi imaginaire : la
Chine, où, rappelons-le, cherchait à se rendre l'exote du film homonyme. Dans deux de ses films,
qui parlent justement de son rapport personnel au Chili, Ruiz va s'attacher à déterritoraliser son pays
d'origine. Dans Las Soledades le Chili est évoqué à travers la Chine : c'est un film que Ruiz a voulu
faire du point de vue d'un peintre chinois, « un peintre qui utilise les concepts traditionnels du
XVIIIème siècle de Shih-Tao21 ». Le film est aussi accompagné par de la musique chinoise.
Cependant, la dimension enthnopétique propre au Chili est elle aussi présente dans cette
surimpression territoriale : notamment l'aspect poétique du langage quotidien, par de longues
énumérations de dictons.
appartient à l'étranger, à ce qui est le dehors sans intimité et sans limite, cet écart que Hölderlin nomme, dans sa
folie, quand il y voit l'espace infini du rythme. »
18 Essai sur l'exotisme : une esthétique du divers, Fata Morgana, 1978, p. 41
19 « Le paysage de mon pays, le sud du Chili, où je suis né, provoquent en moi un sentiment d'effroi. Le paysage est
une folie. Dans ces paysage fous, on peut rencontrer des gens très raisonnables, ce qui rend le paysage encore plus
fou », http://www.filmaffinity.com/es/film557831.html
20 Nous, soldats de la grande bataille du monde, nous promettons de mourir et de tuer, afin de présenter l'armée des
cadavres et pour la gloire de notre patrie ou cimetière, nous promettons de nous réincarner et d'avoir l'honneur de
mourir à nouveau, pour la gloire de notre patrie des vers, nous promettons de poursuivre notre lutte pour le triomphe
de la mort, afin de perpétuer notre gloire en d'autres néants.
21 Id.
De même dans Lettre d'un cinéaste ou le retour d'un amateur de bibliothèques (1983), le premier
film que Ruiz fait au Chili après son exil, l'un des personnages dit : « Le Chili est en Chine. La
Cordillère est la muraille de Chine ou les pyramides égyptiennes ». Dans ce rapprochement de la
Chine au Chili, il y va sans doute aussi de l'homophonie. Ce rapport avant tout phonétique au
langage est présent dans une séquence du film : le narrateur s'endort et essaie de dire le mot vent
dans son rêve. Il y a dans ce film tout un jeu avec les voix : dans les premières séquences, ce sont
deux voix qui sont superposées : celle d'un narrateur espagnol, et celle d'un narrateur français, qui le
double et couvre largement la voix espagnole. Ensuite l'on n'entendra la plupart du temps que la
voix française. Mais dans cette brève séquence, à la faveur du vent, ce sont les deux langues qui
s'alternent et se confondent dans le souffle, dans cet état d'indétermination de la langue produit par
l'accent : « Dans mon rêve j'essayais en vain de prononcer le mot vent... vin... vent ». Le vocable
qui renvoie la parole au souffle, parvient à un degré d'ambiguïté phonétique, où une langue se fond
dans l'autre par le vent ou le vin, qui est aussi « ven », « viens ». C'est l'appel de toute chose dans la
parole, et aussi la parole comme abandon, cette parole de vent qui est la parole poétique selon Rilke,
le chant22. Il y a un autre film de Ruiz où c'est le vent qui parle. Cette voix du vent que l'on retrouve
dans Wind and Water (1995) et qui porte la dispersion des langues comme parole du monde 23 : c'est
un film très condensé pour une telle expansion verbale, où en quatre minutes se mêlent le vieil
arabe, l'espagnol, le français et le mandarin, en une discussion autour d'un tableau, Las Meninas de
Velazquez qui a son tour devient une image fluide, une image d'eau incessamment recomposée et
changeante.
Mais ce procédé de multiplication des langues, lié à la fluidité du monde, n'est pas propre à ce film
seulement, c'est un phénomène récurrent chez Ruiz. Si l'espagnol et le Chili sont déjà des langues et
22 Sonnets à Orphée : « Le chant que tu enseignes n’est point désir : / ni un espoir, enfin comblé, de prétendant. /
Chanter c’est être. C’est au dieu facile. / Mais quand sommes-nous ? Et quand // met-il en nous la terre et les
étoiles ? / Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si / ta voix force ta bouche, — mais apprends // à oublier
le sursaut de ton cri. Il passe. / Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle. / Un souffle autour de rien. Un vol en
Dieu. Un vent. »
Poème dont Heidegger fait le commentaire suivant : « Le souffle dont ceux qui risquent plus sont plus risquants
ne veut pas dire seulement, ni en premier lieu, la mesure à peine perceptible, parce que fugitive, d'une différence,
mais signifie immédiatement le verbe et l'essence de la langue. Ceux qui risquent plus, d'un souffle, s'exposent au
risque de la langue. Ils sont les disants qui disent plus. Car ce souffle dont ils sont plus risquants n'est pas le dire en
général ; ce souffle est un autre souffle, un autre dire que le dire ordinaire des hommes. L'autre souffle ne brigue
plus tel ou tel objet, il est un souffle pour rien. Le dire du chanteur dit l'entier intact de l'existence mondiale, laquelle
s'établit invisiblement en la spaciosité de l'espace intime du cœur. Le chant ne recherche même pas ce qu'il y a à
dire. Le chant est l'appartenance à l'entier de la pure perception. Chanter, c'est depuis le centre inouï de la pleine
nature, être emporté au passage du vent. Le chant est lui-même : "un vent" », Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, 1986, p. 328.
23 L'on retrouve également ce motif dans le film testamentaire de Joris Ivens, Une histoire de vent (1988), lorsqu'il
tente d'enregistrer le vent, et que toutes les voix du monde viennent à lui, toutes les langues portées dans les airs, qui
finissent par former un discours polyphonique : «Je suis le Föhn, le diable de l’Europe gothique. Je brûle les
pommes de l’arbre de vie. Les Tunisiens m’appellent Chili… Je suis la tornade du Nebraska… Je suis l’odieux
Simoun, un jour je franchirai le mur du son. L’enfant fantasque et cruel d’Argentine…». Le fait qu'une grande partie
du film se déroule aussi en Chine n'est probablement pas un hasard. Cette notion de la parole du monde est liée aussi
dans le film de Ruiz au feng shui (le titre Wind and Water est effectivement la traduction de ces termes), visant à
harmoniser l'énergie environnementale ou qi (氣/气 ici, souffle vital environnemental).
pays étrangers, il n'est pas étonnant que Ruiz se tourne vers d'autres territoires linguistiques. La
diversité des langues participe de l'esthétique du multiple. Le mélange de langues le plus évident,
l'alternance de l'espagnol et du français, tient à la situation d'exilé de Ruiz. Mais ici l'exil devient
don des langues. Parmi les films polyglottes, citons encore La Chouette aveugle (1987) : le français
est la langue principale, l'espagnol ancien (ou du moins une imitation) est présente dans la seconde
partie, le pseudo français ancien pour les sous-titres de cette même partie, et l'arabe doublé d'italien
pour l'incipit écrit emprunté à Dante. Dans L'Île au trésor (1985), un des acteurs français ne
sachant pas suffisamment l'anglais, c'est dans sa langue maternelle qu'il s'exprimera. Principe
inverse pour Le Toit de la baleine (1982), film en cinq langues (français, hollandais, espagnol,
anglais, allemand), où Ruiz a fait en sorte que les acteurs soient amenés à parler des idiomes qui ne
soient pas les leurs, chaque acteur parlant au moins deux langues différentes au cours du film. Dans
certains films, Ruiz invente même des langues nouvelles : c'est le cas de La Colonia penal (1970),
où la langue inintelligible apparaît comme l'envers non-communicationnel d'un pays imaginaire
dont le principal produit d'exportation sont les actualités, ou de Mammame (1986) où les danseurs
sont aussi des parleurs24.
Mais de façon plus élaborée encore, on trouve une langue fictive, et pour ainsi dire une fiction de
la langue dans Le Toit de la baleine. Dans ce film, un ethnologue rencontre deux Indiens, derniers
survivants d'une tribu patagonienne, dont il va s'efforcer de comprendre la langue. Deux scènes qui
se reflètent représentent ses tentatives d'élucidation linguistique. Dans la première, un seul mot
désigne tous les objets présentés : « yamazcuma ». Dans la seconde scène, un seul objet est désigné
par plusieurs mots selon l'angle depuis lequel il le présente. « Yamazcuma » est enfin traduit par
« donne-moi ça », ce seul mot est une parole préhensile, un mot qui rattache le corps et l'espace :
comme le « vent/vin/ven » de Lettre d'un cinéaste, comme « mammame » dans le film du même
nom. C'est une expérience du langage comme possession et dépossession, capacité à parler en
langues, rentrer dans le multiple, ruiner l'unité et l'identité par le langage.
Dans l'une de ses narrations ultérieures, le chercheur raconte comment, ayant « ouvert son cœur »
à l'un des Indiens, mais en allemand de sorte qu'il ne puisse pas le comprendre, l'Indien plaça sa
main sur son cœur et lui répondit dans un italien parfait : « Chaque battement de cœur à un nom ».
Après quoi, l'ethnologue constate qu'ils construisent chaque jour un langage différent. Ils n'ont pas
de conception du singulier, sont persuadés que le nombre 1 est un nombre pair. N'ayant pas cette
conception du singulier, leur langue est invention constante : « La pluie d'aujourd'hui n'a pas le
même nom que la pluie d'hier. Il n'y a pas d'eau, de feu, de fouet... Seulement des situations, toutes
différentes ».
Cette absence d'identité finira par déborder sur l'image et sur le corps. L'on verra bientôt la main

24 Pour plus de détails sur ce film, voir l'article : http://www.debordements.fr/spip.php?article405


de l'ethnologue en train d'écrire, démultipliée par un effet de surimpression, lâchant son outil,
ouvrant et fermant ses mains comme pour saisir quelque chose, puis abandonnant sa plume hors de
tout langage au geste de tracer.

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