Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
,--..
~
v
'"
1.>
, ~
~ ~
"""
->
'"
Il '." ""
~
1
\.il \.;) ~
a", (
i
M- (""
'l.
t. .l'l
J .t ~
~
.3
"'
-~
"..l \i
0J ~
~ ~
-...i
~
~
t:
• lIlW
~ "'-...
Co'<
~
• lIlW E-o
~;+-
~
...., ~
'~
~
Z .....
.!;!>
0 ~
,~
~
=: ...0
00
l-4
~
c: ..!!!
.g ::::
..
,(
"-li
E
-< ~ .....
'i:i
•
\
-
ln
Il
~
00 ~ CI:)
~
~ ;:l e
~
P ....
~
0'
t,;l
..,-<
~0
.::
r.
1
0 ,
-- .J
~
§b •
c~
~
~
01
DU MeME AUTEUR
ISBN 2 t3 043761 S
L
et de lecture, de susciter une première impression et d'ouvrir
des perspectives. Chacun saura fonder lui-même son propre
jugement, après avoir tiré parti de l'aide qu'on lui offre.
Le .Jlhilosophe qui se présente avec le plus d'obstination
Jcomme spéculatif, systématique et défiIillif n'aurait-peut="être
paSété fâché, malgré tout, de savoir que cent cinquante ans
après sa mort il provoquerait encore des recherches actives,
des interrogations fiévreuses, des interprétations téméraires
et des querelles: même pour un dialecticien, c'est une per
formance!
• ••
Certains lecteurs désireront des informations complémen-.
taires, des précisions, le contexte de quelque citation, une
introduction plus détaillée ou plus spéciale à certains thèmes
importants de l'hégélianisme. Des renvois, entre parenthèses
dans le texte, les orienteront dans leurs recherches. Le chiffre
romain indique l'un des ouvrages répertoriés dans la-tnbÎio
\ g!9ElJie qui complète ce petit volume. Un deuxième chiffre
romain indique, éventuellement, le tome du livre signalé.
Des chiffres ~ désignent, dans l'ouvrage aiqsi indiqué,
la page particulièrement visée. Il a fallu se référer, parfois, à
des textes de Hegel qui n'ont pas encore été traduits en
français. D'autre part, on a donné, entre parenthèses aussi, la
~ [référence complète des livres auxquels il n'est fait appel
qu'incidemment.
4
CHAPITRE PREMIER
J. - Hegel le grand
Sans l'hégélianisme, à notre époque, pas de phi.
losophie vivante! Maurice Merleau-Ponty avait su
~le dire : « He~est à l'origine de tout ce ~~st
JI fait de grand en philoso~hie depuis un sIècle. »
Formule aisément réversilîe : tout ce qui aspire à
la grandeur, en philosophie, et aussi parfois ailleurs,
Jl à notre époque, revendique le patronage de Hegel.
Et maintenant, on ne peut feuiUëter un quotidien
sans y rencontrer, souvent dans un contexte surpre·
nant, le nom de Hegel. Mais quel Hegel? Un Hegel
irritant : les parents y ont goûté et les enfants en
ont les dents agacées...
L'autorité et la fécondité d'une œuvre, et en
particulier d'une œuvre philosophique ne relèvent
pas du seul contenu théorique. Il y faut des condi·
tions multiples et diverses. Mais l'œuvre reste ce
pendant le centre, la source et la référence obliga.
toires. L'hégélianisme se déverse comme un flux de
pensée torrentueux et orienté. Un tel déluge, qui
porte à de hauts rivages, dénonce une source géné.
reuse : ph,!!o.!.ophie majestueuse, et pourtant seerè·
te~tourmentée, qui laisse confluer en elle tous
les courants de pensée qui l'avaient précédée. Elle
les fait aboutir tous à l'idéalisme absolu, une d?c
5
~ ~
trine stupéfiante, à la fois intolérable et fascinante,
engendrée par une manière de penser inhahituelle :
aboutissement et culmination. La plupart des lec
teurs ne la comprennent qu'à moitié, mais c'est
déjà, pour eux, le comble!
Hegel l'a élaborée par reprises successives, au
cours d'une vie relativement brève et dans des
conditions souvent pénibles (XXI, 5). On avait
longtemps pensé que son existence s'était déroulée
comme celle d'un fonctionnaire docile, sans inci
dents ni traverses. Mais une recherche plus minu
tieuse révèle qu'elle ne manqua ni de drames in
tim.!s ni de conflits avec les autorités (XXII).)
L'état misérable de rAlIemagne dans laquelle il
vécut, ce que l'on a appelé « la misère allemande Il,
ne permit pas à Hegel de réaliser ses aspirations de J
jeunesse, particulièrement hardies. Mais il sut tou
1 jours garder une gr~nde dignité, manifester une
b_onté {!rQ.fonde, et cette vie, finalement, compte
tenu des circonstances, et dans le genre qui lui est
propre, n~CI!!.~as d'all-!U'e. Elle mériterait un
récit détaillé et même une mise en scène romanesque.
Mûrie dans la difficulté, la pensée hégélienne ne
s'offre pas au curieux sous forme d'u.ne intuition
immédiate, simple et facile à saisir. On ne peut
l'aborder sans initiation préalable, sans préparation,
sans information extérieure sur le texte et le con
texte. C'est bien au texte hégélien qu'il faut s'adres
ser, pour la saisir· dans son authenticité, mais il
reste hermétique à ceux qui n'ont pas recouru
d'ahord aux commentateurs ou qui n~ se sontpas
d'abord imprégnés de l'histoire des grands pro
blèmes philosophiques. Ici, le dilettante n'ira pas
loin. Ici, on ne trouve pas une pensée de tout repos,
ni une pensée que l'on pourrait savourer en se
reposant.
6
L'œuvre frappe d'abord par son ampleur. Certes,
le nombre des pages écrites ne mesure pas, à lui
seul, la grandeur d'un écrivain. Mais, associé à
d'autres signes, il contribue à son estimation. Par
lui, en tout cas, Hegel surpasse beaucoup de ses
semblables : question de taille !
Cette œuvre se présente comme une masse d'im
primés, sous des formes d'ailleurs fort diverses, à
quoi s'ajoutent des manuscrits inédits, des brouil
lons rédigés par le philosophe lui-même ou des
notes consciencieusement prises par les auditeurs
de ses leçons changeantes et presque interminables.
Une telle quantité impressionne et inquiète. A
moins de consacrer sa vie à Hegel, on ne pourra
tout lire. Or il faudrait avoir tout lu pour repérer
les résumés et les commentaires fidèles, les critiques
pertinentes. On s'en remettra à l'autorité des « spé
cialistes ». Mais, surtout concernant Hegel, le spé
cialiste n'évite pas toujours l'unilatéralité d'inter
prétation, la partialité et même l'erreur. Pour s'en
défendre, on en sera réduit à procéder empirique
ment, par prises de contact successives, par tâton
nements, par comparaisons et rectifications. On
finira bien par trouver, du point de vue auquel o~
aura choisi de se placer, le texte synthétique
décisif.
Autre sujet d'inquiétude: l'œuvre de Hegel reste,
pour une part, incertaine et problématique. Ce qui
nous en est donné requiert par sa présentation
même une mise en question. Hegel ne désirait sans
doute pas créer une telle situation : elle a été
rendue inévitable par les conditions dans lesquelles
il a pensé, écrit et publié, par sa manière propre
de communiquer ses idées et d'enseigner, par l'am
biance dans laquelle la doctrine s'est élaborée, par
sa mort prématw;ée.
7
TI faut incriminer aussi l'insouciance coupable et
l'incompréhension de la postérité immédiate du
philos!?phe. Mais Hegel lui-mêmeest pour cjiièlque
chô8e dans le destin singulier de son œuvre. La
nature profonde de sa philosophie impliquait peut
être ces avatars étranges que connurent les livres
qui en livraient la substance en même temps qu'ils
la 'masquaient partiellement.
~ Quel contraste! He~el se voulait et S6 ~royait
JI ~us systématique es philosophes. Mais, d'une
part, une œuvre si vaste, si ramifiée, composée et
publiée pendant tant d'années dans des conditions
diverses et parfois précaires, ne pouvait se garder
pure d'additions, de ratures, de modifications et,
d'autre part, on connait peu d'exemples d'une édi
..tÎQn posthume aussi désordonnée et rhapsodique
(XXI, 61).
L'œuvre de Hegel ne se présente pas aux lecteurs
éventuels dans un état d'achèvement, même ap
proximatif, comme celle de Kant ou de Bergson.
Elle attend encore sa publication complète, et ce
chantier, sur lequel tant de travailleurs conscien
6 cieux s'affairent, contÎnJIe d'offrir le spectacle.-<C.un
and désordre, rendu plus pénible par des retards
qui suscitent la désespérance.
Ce philosophe dont.!out le monde par.k,~nde
t n~as encore tout c.e qu'iL! dit.
Comment ne pas s'interroger sur les causes d'une
si profonde carence?
La première d'entre elles tient aux fluctuations
extraordinaires de la popularité ou de la notoriété
de Hegel. A la mode aujourd'hui, il a subi, pendant
toute la deuxième moitié du XIXe siècle et au début
"6 'f du xxe siècle, le mépps et l'oubli. OJ!..le traitait en
« chien crevé l>, comme ce fut jadis le cas de Spinoza,
selOn le mot de Lessing. Puisqu'on le croyait négli
8
geable, on ne se soucia guère, sauf exception, de
reoueillir soigneusement son héritage. On laissa l~s
~rit8 et les témoi~~s p-artir à la dérive. ) r-
Maintenant que l'intérêt se réveille, on s'efforce de
repêcher les épaves. T!,op tard pour une parti~.~e
la car~n, qu! s'e~ abtmée défiiUtivemeJÏÏ.
A ce naufrage s'ajilüieïrtles conséquences fâ
cheuses d'entrTri~8'41dividuelles de8truc~ces, ani
~
-Certains manuscrits de Hegel; dont l'existence fut
atte~tée aunèfois,-semnIêiii donc perd,!s pour tou
jours. Peut-être ne fournissaient-ils pas de « clef»
) pOUr la compréhension de l'hégélianisme dans son
1 ensemble. Mais on ne détruit pa~, en ~éJ.!é!:..al, ~ ,
est .in~iant, et comment obtenir sur ce point
une certitude, en leur absence? D'ailleurs, des tra
vaux parcellaires, spécialisés, ou même marginaux
de Hegel ne sauraient manquer d'intérêt pour l'in- ,
terprétation d'une philosophie aussi volontairement J
By!.té.lJlatique. -
Ainsi, par exemple, dans le droit fil des préoccu
pations de notre temps, il serait bien agréable de
détenir le commentaire des œuvres de l'économiste
Ja.P!.es Steuart, que Hegel rédigea en 17J9. L'éta '1
blissement de ce commentaire, d'un côté, et, de
l'autre, sa disparition, témoignent de l'intérê~o
lôïl.a-de Hegel pour l'économie - il ne cessa jamais
d;}ë lui accorder - , et de la totale incompréhension
de ses premiers disciples à l'égard de telles préoc
cupations. Ils imaginaient sans doute que la philo-
9
sophie n'entretient aucun rapport d'aucune sorte
avec rtll.Q!loIJ!Ïe, et ils supposaient en conséquence
que Hegel n'avait dû en traiter que superficielle
~
ment, fugitivement et comme par hasard. Ce que
nous savons maintenant de Hegel, et la manière
moderne d'envisager la philosophie, nous interdi
"\ sent de nous en tenir à une telle appréciation. Nous
I/\voudrions bien savoir ce que Hegel pensait _de
Steuart. Mais son commentaire a été" détruit ou
égaré...
Editeurs, historiens, archivistes poursuivent leurs
efforts pour retrouver et rendre accessibles tous les
textes de Hegel, pour récupérer ce qui a été jusqu'à
maintenant négligé et dispersé, pour cerner, autant
que ~sible, l'étendue de...!l!Lq.~~r8ïlaru:---
-Lë pUblic-se procure plus facilement, bren sûr, les
textes publiés par Hegel lui-même, de son vivant, et
qui remplissent de nombreux volumes. Mais ces
écrits rebutent d'abord les lecteurs, par leur carac
tère compact, condensé, tendu, comme si leur au
teur avait voulu les réserver aux bénéficiaires de
ses explications orales. On les publie maintenant,
d'ailleurs, avec toutes les additions orales dont on
parvient à retrouver trace.
Chacun pourra se convaincre de cette difficulté
en parcourant les prÇPlÏ.ers essais de Hegel, publiés
en 1801-1803, pour la plupart dans le Journal cri
tique de philosophie qu'il éditait alors en collabo
ration avec SchellingjJà Iéna. Leurs titres découra
gent beaucoup de velléitaires : Difftrence entre les
systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling par
rapport aux contributions de Reinhold à une vue
d'ensemble plus aisée sur l'état de la philosophie au
commencement du dix-neuvième siècle! - Foi et
sovoir ou philosophie de la réflexion de la subjectivité
dBm l'intégralité de ses formes en tant que philoso
10
phies de Kant, de Jacobi, de Fichte! Quelles pro-
messes de germanicité, de technicité, d'érudition,
d'obscurité! Hegel traita, dans les mêmes condi-
tions, de l'Essence de la critique philosophique; du
Rapport du scepticisme à la philosophie; des Di-
verses manières de traiter scientifiquement du Droit
naturel... (IV).
De tels débuts laissent pressentir la profusion de
pensée profonde qui s'épanchera dans ce que l'on
peut appeler les « livres canoniques ) de la doctpne
hégélienne.
Le premier de ceux-ci, la Phénoménologie de l'es-
prit, n'a gagné qu'assez récemment la célébrité. Au
moment de sa parution, en 1807, il n'avait trouvé
qu'une audience limitée et réticente : œuvre ex-
traordinaire, incomparable, bar0.!Iue à bien des
égaras, touffue,PJantureuse, déconcertante, elle ra·
conte à sa manière, abstraitement dramatique, al-
ternativement spéculative et imagée, l'e:lÇpérie~ce
typique de la conscience humaine qui, partant de
la fausse nalveté première, accède par degrés re-
marquables au niveau ultime du savoir absolu (VIII).
Certaines des étapes de cette ascension jouissent
à notre époque d'un prestige peut-être excessif
parce que trop exclusif : la dialectique du maitre
et du valet (dite im~roprement « dialectique du
maitre et d~ l~esclave »), la consomption de la « belfe-
âme », la dialectique du mal et de son pardon, le
désarroi de la Il conscience malheureuse ll, etc.
En 1812 et 1816 parurent les deux volumes de la
Science de la Logique (X), qui contiennent trois -<.
grandes parties : la doctrine de l'Etre, la doctrine
de l'Essence, la doctrine du Concept. On y trouve
l'exposé le plus étendu et le plus détaillé de l~n.sée
spéculative de Hegel et de sa dialectique. Beaucoup
d'hégéliens tiennent cette Science de la Logique,
11
améliorée par Hegel lui-même dans une seconde
édition (1831), pour le centre ou le sommet de sa
philosophie. Si tout le reste disparaissait, ce livre
suffirait, à leurs yeux, à nous restituer l'originalité,
l'importance, la profondeur de Hegel.
En 1817 surgit l' Eneyclop~die tks sciences philo
sophiques en abr~8~, dans laquelle seule, selon
certains interprètes, Hegel développe son l( sys
tème », le système entier du savoir dans toute
l'étendue et la complexité de ses articulations
fondamentales.
La dernière grande œuvre publiée par Hegel lui
1même sera les Principes tk la philosophie du droit
\ ou droit naturel et science tk "Etat en abr~8~ (1821,
publication retardée d'un an par la censure) (XII),
où les idées juridiques et politiqu~s ~ Hegel s'ex
priment d'une manière qui, malgré toutes les pré
cautions prises par l'auteur, éveilla aussitÔt de vives
polémiques.
La lecture consciencieuse des « livres canoniques»
représente une entreprise méritoire et, bien sûr, elle
livre l'essentiel de la pensée de Hegel, mais, comme
il tenait à le préciser pour certains d'entre eux :
« en abrégé ».
Celui qui veut la saisir dans toute son extension
n'est pas au bout de ses peines. Hegel, professeur
exemplaire, a enseigné pendant de nombreuses
années les matières qu'il résumait dans ses livres, et
aussi d'autres disciplines sur lesquelles il ne publia
rien. Des esquisses préparatoires à ses cours, sou
12
leurs lui-même consid6rablement selon les années
universitaires où il a été donné.
Alors se posent des questions délicates : Hegel
jugeait-il plus importantes ses publicatiolls - sou
vent composées explicitement « à l'usage de ses
auditeurs» - , ou bien ses leçons orales? L'abrégé
prémédité, d'apparellce rigoureuse,l'emporte-t-il ell
valeur philosophique sur la conférellce relativement
prolixe et sur l'improvisation chaleureuse ? La voix
est-elle plus sincère que la plume ? En cas de cOlltra
diction ou de différence entre le dit et l'écrit, à quel
critère recourra-t-on ?
Bien des motifs incitellt, comme on le verra plus
loin, à accorder une importance au mow égale aux
leçons données par Hegel tout au long de sa vie,
puisqu'elles peuvent être restituées dans des condi
tions suffisantes de fidélité. En leur faveur, on doit
alléguer leur étendue et leur diversité.
Un exemple permettra d'apprécier cette étendue.
Les Principes de la philosophie du droi', tels qu'ils
Ollt été publiés par Hegel, comptaient ellviron
335 pages. Complétés par Gans, ils atteignaient,
en 1840, 432 pages. Récemment, K.-H. llting a
procuré une édition qui recueille le contenu de divers
cahiers d'auditeurs. En comptant, il est vrai, bien
des répétitiolls, ainsi que des textes critiques, elle
atteint plus de 3 000 pages, ell quatre volumes. Elle
1 permet de compléter et de comparer. Elle met en
évidence des variations d'opinion. Comment se
dispenser d'en tenir compte? Commellt se résigner
à ne pas publier Hegel tout entier ?
Pourtant, un tel projet suscite des appréhensions.
L'une d'elles se fonde sur le respect d'une tra
1dition. A la mort de Hegel, son œuvre se trouvait
• en grande partie ÏDaccessible : il n'en avait lui-même
fait paraltre que des fragments et les llditioll8 étaient
13
en général épuisées. Alors, quelques amis et disciples
de celui qui venait de mourir entreprirent une
(c édition complète )J.
Ds étaient de bonne volonté, compétents pour la
plupart, parfois bien informés. Ils disposaient de
moyens efficaces et plusieurs d'entre eux n'étaient
pas trop mal en cour. Ds menèrent rapidement leur
projet à bonne fin. L'édition de 1832-1845 comprit
18 volumes. Elle reprenait les « œuvres canoniques »,
enrichies d'additions, et elle offrait pour la première
~ 1 fois aux lecteurs les Leçons, si importantes, si éclai
rantes, si révélatrices, sur l'Esthétique, la Philosophie
de l·'histoire, l'Histoire de la philosophie, la Philo
sophie de la religion. De ces cours, elle ne retenait en
général qu'une seule version, « bricolée » parfois
éclectiquement, et il lui arrivait d'en édulcorer
intentionnellement le contenu. Du moins, elle le
transmettait, si fragilement que ce fût. Les Lef.~ns,
enseignées d'abord à un auditoire hétérogène, se
révèlent beaucoup plus accessibles au public cultivé
que les « livres canoniques ». Aussi connurent-elles
un notable succès et contribuèrent-elles grandement
à répandre la doctrine du maître.
Les circonstances firent de cette édition des
Œuvres, après la mort de Hegel, et pour longtemps,
la seule référence possible pour tous ceux qui vou
lurent s'initier à l'hégélianisme, la base de toutes les
exégèses et de toutes les critiques. C'est elle seule
qu'ont connue et étudiée des penseurs aussi consi
dérables que Stirne~ Schopenhaue}.', Marx, Enge~,
Kierkegaar4. Nietzsche, Lénine...
Si d'aventure ce monument érigé à la gloire de
Hegel par les « amis du défunt » ne répondait pas
au modèle authentique, alors cent ans de philo
sophie mondiale vacilleraient avec lui. Certains
hégéliens en déduisent qu'il vaudrait mieux s'en
14
tenir à cette édition ancienne : elle pose le H~e1
historique, tel qu'il est intervenu dans le drame de la
pensée moderne, tel qu'il a succombé et triomphé
alternativement dans les reprises de la guerre des
idées. Que l'on ne nous vole pas notre Hegel, tel
qu'en lui-même cette édition le fige! Des décou
vertes étonnantes peuvent avoir lieu, des nouvelles
troublantes peuvent nous parvenir, mais, comme
disait l'abbé V~rt?t : cc Mon siège est fait! 1)
Position intenable! TI faut bien en prendre son
parti: quels que soient son rôle, ses mérites incontes 1
tables, son prestige, l'édition de 1832-1845 n'est ni b
complète ni exacte. Même si les compléments et les
rectifications nécessaires ne concernaient que des
détails ou des nuances, il serait peu judicieux d'en
faire fi. A un certain niveau de notoriété historique
et de consistance théorique, les détails et les nuances
deviennent l'essentiel.
S'il a donc été utile que cette édition fût reprise,
en 1927-1930, dans ce que l'on a appelé cc l'édition
du Jubilé n, il fut encore plus heureux qu'ensuite
Georg Lasson et ses successeurs aient entrepris une
nouvelle édition qui ne craignait pas de revenir aux
manuscrits de Hegel et aux sources diverses, com·
piétant certaines œuvres publiées antérieurement
de manière trop sommaire et révélant des textes
jusqu'alors inédits. Ainsi lui doit-on, par exemple,
entre autres révélations remarquables, les Co,.yrs
d'Iéna, ardus, mais désormais fameux (logique,
métaphysique, philosophie de la nature, philosophie
de l'esprit) (VI et VII).
Entre-temps, d'autres textes de Hegel furent
découverts et reproduits séparément, sans être inté·
gréS à des « œuvres complètes ). On se trouve main
16
il oppose les contemporains et la postérité, comme à
ce qui est mort l'on compare ce· qui continue de
vivre et ce qui prospère.
Faisant retour sur la Phénoménolo8ie dont il
vient d'achever la rédaction tourmentée, il met en
balance les circonstances favorables et les circons
tances défavorables à l'accueil de cet ouvrage par
le public. Le 7n()ment Qù parait la Phénoménolo8ie
lui semble décisif.
Il s'agit-là, bien sûr, d'une inquiétude personnelle
de l'auteur, soucieux d'être lu et compris, reconnu
à sa juste valeur, estimé.
Mais Hegel s'élève bien au-dessus de ce souci
\ égolste, d'ailleurs légitime : il proclame l'intérêt
universel de son œuvre, issue d'une convictil?~qui
a su se hausser à l'universalité et se placer « au point
de vue », si l'on ose s'exprimer ainsi, de l'absolu.
Le point de vue de l'alJsolu consiste précisément
dans l'exclusion de tout point de vue particulier,
partiel,relatif...
Cette métamorphose d'une inquiétude personnelle
J en problème universel révèle une conception très
remarquable de la place et du rôle de la pensée de
l'individu, une définition singulière, par un auteur,
de ce qu'est un auteur.
N'importe quel écrivain ne peut ni ne veut envi
sager de cette façon son rapport au public. Il faut
que l'œuvre elle-même la rende admissible et accep
table. Cela suppose que l'auteur ne vise pas à ex
primer son opinion sur ce qui est vrai ou faux - et
le lecteUJ' fera alors de celle-ci ce .que bon lui
semble - , mais qu'il énonce quelque chose de
supérieur à l'individualité et au jugement indivi
duel de l'auteur et du lecteur : la réalité profonde
et ultime dans son mouvement et sa vie propres, le
développement libre de ce que Hegel nomme le
17
concept, et ceci dans la perspective philosophique
d'un idéalisme objectif: tout est idée, mais l'Idée
I"n!.. doit pas être comprise commë ùxie petite pensée
dans la têJ!l JkLipdividus. L'Idée, pour Hegel,
c'est la réalité totale, et donc ellë' ne dépend pas
de la pensée limitée des individus, mais, inverse
ment, les individus, et Hegel lui-même, relèvent de
l'Idée.
{::et. idéalisme fantastique, on peut l'admettre
ou le refuser. Si on l'admet, ne serait-ce que pro
visoirement et, en quelque sorte, pour y goûter,
alors il faut en accepter cette conséquence: l'objet
d'une œuvre philosophique ne peut être autre que
l'Idée, mais l'auteur véritable de l'œuvre est aussi
l'Idée. Dans l'œuvre, l'Idée prend conscience d'elle
même, se connait elle-même, par le truchement
1 d'un philosophe particu1ier, et dans les modalités
que le lieu, l'époque et les circonstances lui imposent
accessoirement. En somme, l'auteur, le philosophe,
Hegel, prête sa plume au concept pour qu'il puisse
se comIIluniquer d'une manière éminente aux sujets
individuels que sont les lecteurs.
De même, le physicien, dans son domaine, ne
fait-il qu'énoncer en fin de compte des lois et des
propriétés qui sont celles de la nature elle-même.
La nature par sa bouche, et lui-même, avant de la
traduire, a lu en elle, pour employer un mot célèbre,
comme dans un grand livre.
La prétention du philosophe idéaliste est du même
ordre, mais plus éclatante: c'est de l'absolu qu'il se
fait l'interprète. Dans ces conditions, la confiance
en son œuvre, dont Hegel témoigne toujours, ne
paraît pas présomptueuse: il s'agit moins de son
œuvre que de l'œuvre universelle dont il ne veut
être que le modeste serviteur. La vérité des choses
sait toujours se frayer un chemin jusqu'à la cons
18
cience des hommes et, cette fois. elle a choisi le
nommé Hegel pour ouvrir la piste.
En même temps, la présomption du philosophe
parait exorbitante: il se targue d'être le porte-parole
assermenté de son peuple, de son époque, d'une
période de l'histoire de l'Esprit mondial, de l'absolu!
Toutefois, le chemin ne s'ouvre pas pour la vérité
dans n'importe quelles conditions. Il est de la nature
du vrai de ne percer que « quand son temps est
venu ». La réussite ne dépend alors que secondaire
ment du talent de l'auteur et de l'arbitraire du
lecteur. Une nécessité, d'abord secrète, régit leur
rencontre : le public parvient à la maturité indis
pensable lorsque le philosophe effectue opportuné
ment la découverte. Une correspondance profonde
les rapproche. Ils sont portés tous deux, chacun à sa
manière, par un même esprit nouveau, une même
manière nouvelle de penser, une même aspiration de
l'époque. De plus, autre harmonie, le philosophe
s'élève à l'absolu en même temps que celui-ci descend
en quelque sorte en lui pour obéir à son précepte :
« Connais-toi toi-même! »
Ainsi(Ü-;geI"I)hilo8op~e l'absolu - on pourrait
dire : (aU Dieu lalcisé ~, et décidément convaincu
que le savoir de fâbsolu par lui-même est possible,
que le « savoir absolu » est possible, admet-il simul·
tanément un conditionnement historique des formes
successives de la manifestation temporelle de l'ab·
solu : elles naissent et s'affichent lorsque les condi·
tions historiques nécessaires se trouvent réunies
(IX, 167).
On peut d'ailleurs se tromper sur la nature et
l'originalité de l'apparente nouveauté. A l'époque
\ de Hegel, beaucoup de jeunes philosophes jettent
, des nouveautés sur le marché des idées. Mais ils
lsuccombent à bien des illusions. Certains d'entre
19
eux, romantiques, qui se croient en pleine extase, ou
en plein mythe, ou d'autres, qui se confient pru
demment à l'empirisme, se situent en réalité dans le
concept que, simplement, ils ne parviennent pas à
identifier. Le concept triomphe en eux sans qu'ils
le sachent. Ds disent leur temps en croyant le fuir.
ILç,~~en~ de les démas~~r.
Un génie ou un fou qui découvrirait prématuré
ment une vérité inédite ne saurait se faire entendre:
, « Jamais trop tôt 1 » Cette contrainte se renverse
négativement: « Jamais trop tard » (IX, 167) 1
Hegel, lui, apparatt au bon moment.
Cela implique qu'on lui ait fait place sur la
scène: une nouvelle forme de la vérité, une manière
originale de penser, une vision du monde novatrice
ne s'exhibent que quand d'au..tr~s formes « ont f!it
leur temps Il, après avoir joui de leur maturité, après
« avoir fait époque ». En philosophie comme ailleurs,
le nouveau se substitue continuellement à l'ancien
selon une implacable loi de désuétude.
Mais cette substitution ne se ramène pas à un
mouvement local, un glissement, une migration, un
déménagement. En science, dans l'art, en philo
sophie, une théorie, un style, un système ne s'éva
nouissent pas simplement pour laisser autre chose
surgir du néant. Ce qui apparatt s'enchalne à ce qui
disparatt, s'en sert comme d'une matière première
pour l'élaborer, s'en nourrit (XIV, 54-55).
En oonséquence, dans le traitement philosophique
d'une question, quelle que soit sa nature, on ne se
contente pas de juger simplement, d'une manière
dogmatique, ni de décider du vrai et du faux, selon la
formule habituelle : ceci est vrai, juste, bon... ou
bien faux, injuste, mauvais. On n'accepte pas non
plus écleaiquement les options différentes ou oppo
sées : ceci est vrai, juste, bon, et cela l'est oussi. Mais
20
l'exposition philosophique d'une question, d'une doc-
trine, d'une période historique, d'un mouvement
logique décrit le passage nécessaire d'une forme à
l'autre, d'un épisode à l'autre, d'un moment logique
à l'autre - et le véritable objet, c'est l~_ pr_()~e~!.us
embrass6 dans sa totalité et inséré lui-même dans le
Tout~- -qûi--ïnclut l!!!~~LJ~§'iivain-'----Cel1ù-:'cClaisse
s'exprimer les choses elles-mêmes, et la totalité des
choses dans leur mouvement autonome.
De cette manière, les objets de l'étude scienti-
fique, historique ou logique n'apparaissent plus, jus-
tement, comme des choses effectivement isolées,
définitivement définissables, absolument indépen-
dantes les unes des autres, mais comme des étapes
d'une histoire, des phases d'un développement, des
éléments abstraitement détachés de l'ensemble ou
du Tout aUql1el ils appartiennent organiquement et
qui constitue leur unité supérieure, plus concrète
que chacun d'entre eux.
Concernant les phénomènes, les événements, les
structures de toutes sortes qui s'offrent à l'observa-
tion et à l'analyse, Hegel s'abstiendra donc de dire
qu'ils sont Il vrais ou faux », « bons ou mauvais ».
Mais il annoncera plutôt : « Aux suivants ! » Chaque
(époque, avec sa mentalité propre, réclame autre
1chose que ce dont se contentaient les époques précé-
dentes. « Conformez-vous aux temps », conseillait
déjà Voltaire (Mélanges, « Pléiade », 1961, p. 709) !
( Hegel croit donc répondre à l'appel de son temps!
Comme la seule fonction du temps est de passer,
il est facile de prévoir que chaque manière de vivre,
chaque institution, ch~e constitution, plusgé~é
ralement-chaque « chose ~ira. Ceux qui prédisent
la révolution ne peuvënt jamais se tromper. TI n'y
a que les délais qui restent incertains: Hegel n'en a
jamais fixé!
21
En 1807, il pense que l'heure a sonné pour lui.
Sans vergogne il adresse donc aux autres philo
l' sophies le faire-part de leur décès, et il ouvre leur
. tes.!ament. Pour donner de l'autorité à cette opé
ration sinistre, il s'arme de formules consacrées :
« Suis-moi, et laisse les morts ensevelir les morts »
(IX, 169) !
TI trouve toujours dans l'Ecriture un verset qui
justifie ses initiatives.
L'apparition d'une philosophie sonne le glas des
autres. Hegel insiste avec cruauté sur ce qui va
de soi. A des auteurs encore vivants et hautement
considérés, il ose parler avec la même brutalité que
Pierre à la veuve d'Ananias: « Les pieds de ceux qui
ont enseveli ton mari sont devant la porte, et ils
t'emporteront aussi! » Hegel visait des penseurs
tels que Krug, Reinhold, Jacobi, Fichte, et même
l'ami Schelling. ns ne tombèrent pas raides morts,
mais ils conçurent du ressentiment. Kant s'était
épargné l'injure en s'éclipsant trois ans plus tôt.
Ici, l'aspect, ou, pour mieux dire, le _moment
rupturaliste et révolutionnaire de la manière hégé
lienne de penser, de la dialectique, laisse éclater
toute sa violence. Devant ce tribunal de la désué
tude, qu'il intronise si impavidement, Hegel songe
t-il à sa propre caducité?
Du moins ne cherche-t-il pas à défendre sa peau.
Si on l'en croit, ce n'est pas l'individu Hegel qui
tente de faire carrière en expulsant les concurrents.
n valide audacieusement, pour les doctrines aussi,
le critère de la désuétude, mais il ne refuse pas la
dévaluation des doctrinaires.
n fait mine de s'effacer derrière « la chose même»
dont il traite, et qui est en même temps la cause
pour laquelle il se bat, chose qui s'exhibe en ses
œuvres, en même temps qu'elle se défend.
22
Si l'auteur souhaite un succès public, ce n'est
pas pour ériger son propre monument et instituer
le culte de sa personnalité. On devrait dire : au
contraire! Il se fait oublier pour que resl!l~dis.se
l'absolu, dans sa nécessité et dans sa liberté, vers
qui tout culte s'oriente, et aussi tout a~ll!.. in
tellectuel.
Quel personnage modeste, ce Hegel! Dans cette
entreprise pour saisir et laisser parler l'absolu,
Il il devient - comme il le dit lui-même - ce ~'illl
peut, et il fait ce qu'il peut » (IX, 169) ! Ne tirez
pas sur le pianiste, ce n'est pas lui qui compose!
Cette modestie sonnerait faux et produirait une
bien fâcheuse impression, si elle ne préfaçai.t une
œuvre aussi profonde que la Phénoménologie, et
plus généralement, une philosophie aussi bien ac
cordée à son temps !
Ceux qui, aux yeux de Hegel, passent pour des
Il attardés », ne comprennent ni n'acceptent cette
23
Il tirait les conclusions cocasses de cette procé
dure: « Quel est l'auteur de cet article du Journal
critique, c'est en soi complètement indifférent (...). Il
Si nous admettons que l'auteur est M. Hegel, nous
obtenons ainsi un nom déterminé, et, par lui, une
personne, mais dont la découverte n'est pourtant
absolument pas requise. Le point principal consiste
toujours à montrer que l'auteur de cet article,
M. Hegel ou un autre, devait nécessairelD;.ent (...)
écrire de la manière dont il a écrit (Koeppen,
Schellings Lehre, 1803, p. 144).
Ces propos contiennent en germe bien des cri
tiques qui se développeront ultérieurement contre
l'hégélianisme. Mais Hegel maintiendra sa concep
tion du rôle de l'auteur. Dans l'Histoire de la phi
losophie, il caricaturera l'opinion contraire, celle de
ses adversaires, celle du philosophe FrieS): « On ne
peut penser pour un autre; c'est la pensée per
sonnelle qui est probante; il faut donner son essor
à toute particularité singulièrc, autrement on n'a
pas pensé par soi·même. »
Lui, il obéit à la maxime de Gœthe : cc Cultive tes
qualités, tu ne garderas que trop tes singularités. Il
Et il précise: « Le plus mauvais tableau, c'est
celui où le peintre se montre lui-même. L:origi
nalité, cela consiste à produire quelque c!tose de
\ t~ut-à-fait universel. La marotte de penser par soi
1
24
La mission du philosophe ne s'accommode cepen·
dant pas de la passivité ou de l'insignifiance de
celui qui s'en croit inv~sti. On ne devient pas, sur
simple demànde, le secrétaire de l'Idée absolue.
Il faut gagner durement ses grades.
Le philosophe a l'ambition de conna1tre la chose
même, de faire colncider sa pensée avec la peI!Ye
de l'absolu. Il ne veut que lui être fidèle, mais cette
1 fidélité exige des sacrifices. S'il y parvient, akJrs
éclate son triomphe personnel qui le distingue des
autres hommes, englués dans l'empirique et le par·
ticulier. La connaissance absolue à laquelle il ~ède
ne saurait aucunement être assimilée à üiï reflet
passif, comme si l'absolu s'y mirait. Miroir certes,
mais très spécial : actif, astucieux, rusé parfois,
instruit. Il sait s'y prendre pour capter les rayons
lumineux. La pen.sée spéculative.' c'est la pe~~JI!.li \
s~ense ~e'I!l~' L'individ!l parvient a faire'
qu elle se pense elle-même en lui : mais au terme
d~ immense effort et d'l!ne longue asc~ Rares
ceux qui savent immoler -à ~oint leur iii'd!Yl.
dualifé sensible,leurs aliénatIOns cliêries! Rares
cêuX" qui dépassent leurs limites! Mais, par là, ils
s'individualisent paradoxalement, se distinguent.
E~.$agnant l'universalité, on ...QQ..I!9uiert de haute
'lutte l'individualité véritable.
Lé renoncemënt philosophique à ce qu'il y a de
plus individuel, au sens ordinaire de ce mot - et
qui en reste d'ailleurs plutôt à la simple pensée du
renoncement - résultait d'une des aspirations pro
fondes de l'époque, et Hegel ne l'ignorait pas.
l( Ni trop tôt, ni trop tard» : on pourrait énumérer
2S
Mais une sorte de ruse de l'auteur, ou une ruse
de la raison, déploie ici ses artifices. Hegel se fait
un nom en répudiant le sujet. Il figure en bonne
place dans le Panthéon des philosophes, aux côtés
de Platon, d'Aristote, de Descartes, de Spinoza, de
Leibniz, de Kant. Parmi ces dieux, il cède même à
la tentation de se croire Jupiter. L'esprit mondial
assure à ses secrétaires une retraite heureuse.
26
Il n'en reste pas moins que, si l'on ne se dispense
pas de pénétrer dans le texte de Hegel, l'entrée
coûte cher!
Que veut donc dire, que peut donc bien dire
cette bouche d'ombre?
Un premier obstacle fait écran et empêche de
l'entendre bien : c'est l'accumulation d'erreurs
graves commises par Hegel dans le domaine des
sciences de la nature. On peut s'en indigner à peu
de frais, car elles s'étalent nalvement, par exemple
dans la Philosophie de la nature, la deuxième partie
de l'Encyclopédie. Mais elles gâtent aussi tous les
passages où Hegel traite, ailleurs, de questions scien
tifiques, et cela depuis sa Dissertation doctorale (1).
De leur excès, certains critiques sévères tirent des
conclusions radicales : un homme qui commet de
pareilles bévues dans des domaines où chacun peut
lui-même vérifier, ne mérite pas qu'on lui fasse
confiance dans les régions éthérées de la pensée où il se
hasarde et où l'on n'a plus le moyen de le contrôler.
Des savants se laissen! emporter par l'indigna
. tion. Le génial et célèbre GausJl, à peu près contem
Il porain de Hegel, s'exclame: « Noé ne s'était enivré
qu'une fois, pour devenir ensuite, selon l'Ecriture,
un homme sensé, tandis que les insanités de Hegel
dans la Dissertation de doctorat où il critique
Newton et conteste l'utilité d'une recherche de nou
velles planètes sont encore de la sagesse si on les
compare à ses propos ultérieurs ! »)
Bien sûr, les amis de Hegel l'admireraient encore
davantage s'il n'avait pas connu de telles défail
lances. Et tous les développements philosophiques
dont il environne ses extravagances scientifiques
se couvrent COmme d'un voile de brume. Il aurait
pu faire mieux, ou, du moins, avec un peu de chance,
enfourcher un moins mauvais cheval!
27
Toutef ois, cette défaillance étant reconn ue, il
convie nt de n'en pas exagér er la portée. En ce qui
concer ne l'incom pétenc e scienti fique, l'aveug lement
anti-ne wtonie n, et plus généra lement l'extra vaganc e
par rappor t aux dernier s résulta ts de la recherc he
scientifique~ on pouvai t trouve r, à l'époqu e de
Hegel, bien pis que lui. Sans parler de ces savant s
qui, sans autre précau tion, accept aient d'un côté
des données scienti fiques et, de l'autre , des tradi
tions religieuses, malgré leur radical e incomp ati
bilité, et sans même tenter de les~ccorder spécula
tiveme nt, comme le fit Hegel...
Si Hegel, dans sa Dissertation, se trompa it si
lourde ment et si ridicul ement, il ne se sentait du
moins pas seul : la Dissertation ne scanda lisa pas le
jury, et grâce à elle il obtint le doctor at. Si le can
didat était mauva is, que valaien t les juges?
La questio n de la validit é des options scienti
fiques de Hegel reste d'ailleu rs ouvert e. Le procès
continu e. li n'est pas exclu que, sur certain s points,
on s'aperç oive, à plus fine analyse , que ce que l'on
tenait d'abor d pour erreur monstr ueuse - et dont
la présenc e à ce titre dans le texte de Hegel reste
alors difficil ement explica ble - n'appa raisse co~me
le pressen timent de nouvea ux progrès scienti fiques,
pressen timent exprim é obscur ément, mais décelable
par des lecteur s plus subtils (XLI, 27).
La cause d'incom préhen sion et d'emba rras que
constit uent les erreurs scienti fiques de Hegel trouve
aussi en elle-même sa contrep artie. Elles témoig nent
du moins de l'intérê t except ionnel de Hegel pour la
science et de son respect pour elle. Il n'a voulu ni
la négliger, ni l'éloign er des considé rations philo
sophiq ues, comme le firent tant de ses contem po
rains et de ses successeurs. L'hégé lianism e, même s'il
lui arrive d'errer dans le détail, ne sépare jamais
28
1
en principe la sci~n,.!le et la philos~phie, il ne les
oppose pas.
Les choix de Hegel furent parfois heureux. Il sut
prendre courageusement position, et avec quelle
vigueur! contre de fausses sciences qui obtenaient
pourtant une large approbation, et même de la
part de certains savants : la physiognomonie de
Lavater, la phrénologie de Gall (VIII, 1, 256), le
magnétisme de Mesmer...
Plus fondamentalement, on peut dire que ce qui
était vérité scientifique à l'époque de Hegel se
trouve maintenant aussi périmé que les erreurs du
philosophe. La science de Newton ne disait évi
f demment pas le dernier mot. Pour le croire, il eftt
1 fallu être kantien, et accepter bien d'autres fadaises.
Les rapports de la philosophie et de la science,
étroits certes, ne sont pas simples, ni unilatéraux.
Elles ne vieillissent pas toujours ensemble. Leurs
liens concernent moins leurs résultats momentanés
que les modalités de leurs progressions respectives.
Les acquis scientifiques s'épuisent vite, et si les
acquis philosophiques devaient dépendre mécani
quement et exclusivement d'eux, alors les philo
sophies de Plaion ou d'Aristote ne conserveraient
absolument aucun intérêt.
La philosophie considère plutôt la manière dont
les théories scientifiques se font et se défont, l'acti
vité scientifique polémique et militante, le niveau
épistémologique où se situe la lutte entre les erreurs
et les vérités scientifiques momentanées. Une phi
losophie qui « colle » étroitement à la science
triomphante rend parfois bien mal compte de la
science militante. Alors qu'une autre philosophie,
qui a pris ses distances, et qui a passé à côté de
découvertes récentes importantes, mainti~nt les
droits et la liberté de la recherche et de la décou
29
verte. La méthode hégélienne, illustrée parfois par
des exemples erronés, permet peut-être de mieux
comprendre le mouvement de la pensée scientifique
qu'une philosophie qui recueillerait fidèlement les
vérités scientifiques de son temps, mais ne se sou
30
fondeur et difficulté. Il ne travailla guère à atténuer
celle-ci.
Il se démarque nettement de ses contemporains,
à cet égard, et même de ses amis. Il ne veut pas
passer pour romantique, il dénonce les ridicules du
romantisme et ses échecs, il se moque, avec un peu
de pitié cependant, de la « belle-âme » roman-
tique (VIII, 1, 168 et XXIX, 19). Il critique sou-
vent de manière tout à fait explicite, et conforme
à l'orientation générale de sa pensée systématique,
le génialisme.. l'hermétisme, l'élitisme. Mais peut-
être, ici, subit·il un certain échec : à la fin de sa
vie, il se résigne à considérer la philosophie comme
une sorte de « sanctuaire Il où ne pénètrent que
quelques élus. Il n'est pas douteux que, par coquet-
terie d'érudit, ou pour d'autres raisons, il s'exprime
' ça et là avec une concision excessive, dans une for-
mulation étrange, une abstraction échevelée.
Sans doute ne dut-il pas se forcer beaucoup pour
refuser des concessions démagogiques à un public mal
préparé, paresseux ou incapable. Comme tant a'iu-
tres, il fit de nécessité vertu. Divers témoignages
de ses familiers, et ses propres aveux, confirment
qu'il ne s'exprimait pas spontanément de manière
claire et élégante. On lui a reproché constamment
la lourdeur de son style, ses tournures alamhiquées,
\ son vocabulaire surprenant. Les étudiants devaient
s'accoutumer longuement à l'entendre, avant de
commencer à le comprendre un peu.
Pourtant - le lecteur en fait l'expérience récon-
fortante - , Hegel sait rédiger des pages d'une
admirable clarté, d'une grande simplicité et, on
peut le dire, d'une surprenante beauté (VIII, II, 261).
ULa tradition conserve et exalte les images lumineuses
Il que l'on y peut prélever.
Avec le temps, l'effort et la patience - il a tout
31
, de même fallu tout cela! - on s'est aperçu <}!le
l'obllCurité hégélienne n'était pas aussi insondable
\ qu'~n l'avait cru d'abord. Grâce à une documen
tation étendue et précise, à des recoupements de
textes et d'œuvres, à une réflexion armée d'érudi
dition, des commentateurs parviennent à donner la
, traduction, en langage clair et commun, de chaque
page, de chaque phrase de Hegel (XI, XXXVI,
) XXXVII). Une part de l'obscurité de l'auteur pro
vient certainement de la cécité des lecteurs. Chez lui,
tout a un sens, mais qui ne se découvre pas d'emblée.
Quant à la véritable obscurité de Hegel, elle se
situe ailleurs, elle tient à d'autres causes. On pour
rait lui appliquer ce que Paul Valéry disait en une
'II autre occasion: « On l'accusait d'obscurité, reproche
que s'attirent toujours les esprits les plus clairs, qui
ne trouvent pas ordinairement leur clarté dans
l'expression commune» (Œuvres, coll. Pléiade, l,
p. 113). Un penseur ne parait jamais clair à qui
n'entre pas dans ses vues. Les vues de Hegel sur
prenaient, dérangeaient, choquaient.
Non qu'il ait maÎÏ~é 1e précurseurs! Il les dé
signe lui-même: tOûte-l'histoire de la philosopliie
et de Ii cûlture. Dans les plus claSSIques, - Platon,
11 Aristote, Spinoza, et tous les autres - , il décou~ce
Jt Cl!!e personne avant lui n'avait su déceler !
Mais il recourt -aussi aaes personnages moins
connus, suspects, inquiétants : &éracli~ lProclu
,!Johm> des marginaux de la pensêe mon~A
~
propos d'Héraclite, il proclame: « TI D'~t pas une
p~os~on d'Héraclite qu~ai reprise dans ma
~e » (XV;!, 154) 1
Mais, précisément, Héraclite est surnommé :
« L'Obscur 1 »
Dans l'histoire de la philosophie, les dialecticiens
les plus décidés, et les œuvres les plus décidément
32
dialectiques (le Parménide, le Théétête de Platon !)
ne passent en général ni pour faciles ni pour immé
diatement limpides. Non que la dialectique, en tant
que manière de penser, soit plus obscure ou plus
confuse, en elle-même, que les pensers dogmatiques
qu'elle dissout et assimile: mais elle rompt avec des
habitudes invétérées, elle nuit à des pratiques insti
tutionnalisées. Chacun a bien une expérience de la
pensée dialectique, mais inconsciente souvent, re
foulée, occultée, et l'usage délibéré de celle-ci se
trouve réprimé par la puissance, parfaitement expli
cahle, d'un autre mode de pensée, parcellaire, fixa
teur, immédiatement pragmatique.
Les mauvaises habitudes des lecteurs leur rendent
difficile la lecture de Hegel. Il leur faut s'initier à )
des f!.çons de penser que le sens commun réprouve (
et qu'if dénonce ordinairement comme mystiques ou
sauvageS'. Le système moderne de pensée s'est édifié,
dans l'ensemble, contre la dialectique, - bien
qu'il en constitue lui-même, à contrecœur, un
moment. Heg~l va à contre-courant, et peut-être
ne le fait-il pas toujours avec la plus grande habi
lité. Pendant des millénaires, tout en étant dialec
ticiens sans le savoir, les plus grands esprits ont été
antidialecticiens en intention, ils ont préconisé et
cultivé le « bon sens )J, la raison ordinaire, ce que
Hegel appelle plus précisément l'entendêment (Ver
stand) et dont il trace les limites (XI, 510-512).
Et lui, il exhorte à franchir ces limites, grâce à
l'exercice et à la cultUl'e d'autres aptitudes spiri
tuelles, par des procédés ou des efforts qui relèvent
alors de ce à quoi seul il accorde le titre de raison
(Vernunft) (XI, 502-503).
Les non-initiés s'y reconnaissent difficilement.
D'autant plus que le dialecticien. dans son com
bat, se voit obligé d'utiliser les armes forgées par
33
J. D'HOMM 2
l'entendement, les outils du hon sens, en particulier
le langage. Il entre en conflit avec les préjugés, la
coutume, la partialité (X, I, 13,61). Il lèse peut-être
( aussi des intérêts sociaux qui tirent avantage de
l'usage exclusif du « bon sens ». L'entendement,
quand il opère pratiquement aussi· hien que lors-
qu'il juge intellectuellement, coupe par ahstraction
les relations des choses et des êtres entre eux, dissi
mule les exigences et les conséquences de leur de
venir. En général il sépare, isole et il oppose les uns
aux autres, inconciliablement, les êtres et les choses
qu'il a isolés. Il perpétue l'isolement, la division,
l'opposition; ilstahilise, autant que possible, chaque
étape du devenir (X, I, 6). Ces procédures et ces
opérations répondent évidemment aux désirs, plua
ou moins conscients, des individus et des groupes
qui participent à un statut social établi, avantageux,
et dont ils souhaitent la pérennité. Aucune société
constituée, aucun ordre établi ne voit d'un bon œil
le développement d'une dialectique consciente, qui
révèle à toute chose sa relativité et lui annonce sa
fin inéluctable. Voilà un ohstacle « épistémologique»
que le lecteur de Hegel doit franchir. Voilà la source
d'une suspicion instinctive dont souffre toujours la
philosophie de Hegel, malgré les concessions et les
justifications, plus ou moins sincères, de son auteur,
malgré les alibis qu'il s'est évertué à inventer. La
' dialectique .inquiète. Et tout est obscur à qui ne
J\ veut pas VOIr.
- t'ôhscurité de Hegel nait d'un ensemble de
causes hétérogènes. On les énumère aisément :
paresse et ignorance des lecteurs, préjugés sociaux
et culturels, nouveauté et agressivité propres de la
dialectique consciente, audaces de la pensée spéc~a-
_ tive, lourdeur naturelle au style, circonstances
aëëidentelles, tout s'en mêle!
M
.
l
obscur aux autres, s'il avait été parfaitement trans
naJres.
blance?
3S
presque inépuisable. Quand un jeune esprit, avide
de briller et d'avancer, cherche le sujet d'un essai,
d'un mémoire, d'une thèse - quoerens quem th
varat - , quelle proie meilleure que l'hégélianisme
pourrait.OIl lui indiquer? Chaque bribe que ron
détache de celui-ci est un trésor pour qui s'en empare.
Les contresens sur Hegel offrent souvent beaucoup
plus d'intérêt que les idées par ailleurs sensées de
ceux qui les commettent. Les appréciations, ~es
opinions les plus extravagantes paraissent naturelles
quand elles le concernent.
. ' , ' Hegel disait que la philosophie peint toujours en
- t gri~aille. M.ais, le concernant, elle choisit parfois le
1noll' sur noll'.
Des causes réelles et profondes de la difficulté et
de l'obscurité de certaines parties de son œuvre,
Hegel était d'ailleurs parfaitement conscient. En
1812, il écrivait à l'un de ses disciples, à propos de sa
Logique: (( Je regrette que l'on se plaigne de la dif·
ficulté de l'exposé. La nature même de ces questions
abstraites fait que, lorsqu'on en traite, on ne peut
donner à son travailla facilité d'un livre de lecture
ordinaire; la véritable philosophie spéculative ne
peut non plus revêtir le vêtement et le style de celle
de Locke ou de la philosophie française o~aire.
• Pour les non·initiés, elle doit alœ.l!!.aftre, en c_~
(touche son contenu, comme le monde à l'envers,
comme en contradiction avec tous les concepts aux
quels ils sont habitués et avec ce qui leur paraissait
valable selon ce que l'on appelle le sens commun».
Regrettant de n'avoir pas matériellement la pos
sibilité d'améliorer la présentation de sa Logique
'/ avant de l'offrir au public, il ajoutait: «J'ai confi.ance
1dans ce dernier, et ~crois que tout au moins les
idées principales trouveront accès auprès dë lui »
(XVIII, l, 377).
36
Mais, concernant des idées moins fondamentales,
quoique significatives, Hegel ne rendait-ilpasvolon
tairement leur accès encore plus difficile au public,
pour d'autres raisons?
37
commentent. Hegel aurait·il donc été incapable d'élaborer lui·
même de telles synthèses accessibles, sWlceptibles d'informer
leurs lecteurs dans une première approximation, et de leur
permettre un premier jngement global ?
Ilse"plaignait de l'incompréhension de sea dilciples. MIlÎJ le
poète Henri Hein~ qui le connaiNait bien et qui avait suivi
quelquel-unl de lea cours, incriminait le maitre lui-même, dans
une boutade: u Je crois qu'il ne tenait pas du tout à être
compris : de là provient son langage compliqué, et aussi,
peut-être, sa préférence pour les personnes dont il savait
qu'elles ne le comprenaient pas... »
Il ne s'agit nullement de confirmer, à cause de cela, la thèse
parfois audacieusement avancée d'un ésotérisme hégélien glo
bal : Hegel aurait décidé de garder secrète sa doctrine, et de ne
la communiquer qu'à quelques fidèles triés sur le volet; ou
même de confier à la postérité le soin de la deviner! En fait,
la doctrine fondamentale de Hegel se trouve dans les « livres
canoniques D, elle reçoit des enrichissements et des c1éve1oppe
ments dans les Leçom. Mais, ceci posé, on ne peut pas ne pas
constater la discrétion du philosophe sur certains points qui,
insignifiants aux yeux de quelques lecteurs, prennent de
l'importance si on les place dans la perspective convenable:
l'évaluation, ici, dépend de ce que l'on recherche et de la
manière dont on entend et situe la philosophie en général.
En tout cas, on a dès longtemps soupçonné Hegel de dissi
muler certaines choses - importantes ou non, puremeiÏt 2.,.hilo
sophiques ou non - , et de ne les lainer paraître qu'enoes oc
<lluions choisies, à motl couvertl, pour des témoins exception
nels. Jôhannes Hoffmeiste,r. l'un des éditeurs les plus efficaces
des œuvres de Hegel, exagérait à peine lorsqu'il assurait que
u c'est sur les choses qui le concernaient le plWl directement que
~ 1Hegel a gardé le plus obstinément le silence D (Dokumeme su
Hegel! Enttfliddung, 1936, p. 421).
La publication de ses œuvres connut des incidents surpre
nants,1litl'01)jet d'aigres chicanes, reste inachevée. Ce dont •
nous disposons souffre d'équivoques que seule-une enquête
approfondie et qui ne récuserait a priori aucun témoignage
peut espérer dissiper. La doctrine s'enjolive de toutes sortes
d'opinions qui, apparemment, ne se relient pas d'une manière
nécessaire au noyau systématique. Et puis un philosophe
est aussi un homme, et qurne serait tenté de s'intéresser à
l'homme, quand c'est Hegel? Même sans Ion aveu, sel lingu
laritél marquèrent sa philolophie univere;elle. Il n'est pas
non plus interdit d'eseayer d'expliquer une philolophie exil
rieursment, en la rattachant à dei conditionl hiltoriquel,
38
sociales, et même biographiques. La curiosité s'aiguise dès
que l'on évoque une possible dissimulation.
Lea petits secrets de Hegel - l'appréciation de leur impor
-
taient Te pouVOir ai-liittâirë, Olle S"cand:1tliSaient l'opinion
commune.
Tel est le cas, par exemple, des essais que Heg~ rédig~a entre
1793 #189.lL- il avai!...al?~ ~.ll..~_ ~ ..!IDs. If anut attendre
39
,l
rel~gion chrétienne, L'esprit du christ~nisme (III), - au total
400 paKeë:"Leur contenu. quand il ile s'affirme pas épisoilique.
ment irréligieux et révolutionnaire, se montre en général auda
li cpement hétérodoxe et contestataire. Leur publication, pen
dantli vie de Hegel, aurait attiré sur leur auteur les plus graves
'l'SUSPicions, et, à défaut de poursuites policières et judiciaires,
Ilelle n'aurait certainement pas favorisé la carrière universitaire
, à laquelle le jeune Hegel aspirait.
Résultent-ils d'une « crise d'originalité juvénile » qu'un
homme surmonte raisonnablement dans sa maturité? C'est
peu probable. Hegel....lW~chait tout de même de la trentaine
lorsqu'il les médita. Il a reiïëôntr~;o.e 1800 à lâ31:1»en Îles
prétêxtes Oüïiïême des incitations à les détruire. Or il a soi
~ement sauvegardé ces man~ti.tsJ..encombr~t côm
a
romettant.s..1l.hi~es_~ards, les léguant ainsi la postérité
qui ne les accueillit d'abord qu'avec nonchalance et dédain.
Bien d'autres œuvres de Hegel, dont on fait maintenant grand
cas, restèrent secrètes jusqu'à une date relativement récente.
Ainsi le fameux essai sur La Constitution de l'Allemagne (V),
éCrit en 1799 et connu du public seulement en 1893! Il débute
par la formule désormais célèbre: « L'Allemagne n'est plus
\[ un Etat! 0
Hegel n'avait-il pas publié anonymeme!!LW 1198 sa tra
duction, annotée e~~entée,de l'ouvrage du révolutionnaire
suisse~an.JacquesCart Lettresfamilières sur l'ancien rapport
juridique -du-Pays e aud et de la ville de Berne? Il ne s'en
vanta pas ensuite, et notamment à Berlin pendant la période
de la Sainte-Alliance. Si le Roi l'avait su...
'-- Hegel fait souvent l'éloge, dans ses « livres canoniques 0, de
l'obéissance et même de la soumission,_tu rd~p'ect devois
et des règlements. Mais, en même temps, . ré Ige dei te~tes
2. s~sifs, il publie anonymement, il se livre à des activités
suspectes, il entretient des relations compromettantes, il
,ili
1 effectue des démarches périlleuses. A Berlin, ne va-t-il pas
111 prendre contact avec un détenu politique, à la barbe des geO
liers,en Bateau, la nUIt, en compagiiie de quelques-uns de ses
~ étudiants (XXII, 241) ? Le vieillissement et les décentions
ne l'ass~girent jamais col!!P!èt.~n.!.ent. .-
Faut-JI rappeler, à ce propos, ses audaces de rédacteur en chef
A\ de La Gazette de Bamberg, en 1808. Il fit imprimer dans son
journal des informations tendancieuses, à l'encontre des direc
tives de la censure de presse, et, à cette occasion, il manqua
de bien peu, et presque uniquement par chance, de faire
counaissance avec les prisons du Royaume de Bavière...
L'abondance et la richesse de contenu des L~pn.s_d~n
40
posent un problème.: pourquoi Hegel n'en a-t-il rien publié?
Dans l'intervalle de 1818 à 1831, particulièrement fécond,
Hegel n'a fait paraître, comme œuvre nouvelle, que le usumé
de ses leçons de philosophie du DiOiI~ « a-l'usage de ses audi
( teurs » (XII). C'est à cel demiers, en nombre limîte, qu'il
userva l'exclusivité de tout ce qu'il créait.
On s'efforce, actuellement, de restituer ces Leçons de Berlin,
grâce à des cahiers d'étudiants. Ces cahiers de notes enregis
trent des enseignements très élaborés, très détaill~s, ~ès l'récis,
dont Hegel aurait pu aisément confier le texte à un éditeur,
après une simple mise au point rédactionnelle. Pourquoi ne le
fit-il pas, alors que maintenant, dans des conditions évidem
ment moins favorables, des savants accomplissent assez rapi
dement cette tâche à sa place?
Eprouvait-il le sentiment d'une imperfection? Ce même
sentiment ne l'avait pas retenu de publier sa Logique en 1812.
Les Leçons ne confirmaient-elles pas assez l~~té
maticité qui obsédait le philosophe? Envisageait-il pour plus
tard une udicti6n définitive? Mais alors, jWlqu'à quand espé
rait-il vivre?
En fait, le contenu théorique et idéologique des Leçons, et •
déjà leurs projets fondamentaux ëtîeUY-lJttûcture géiiérale,
risquaient fort de déplaire aux autorités, de provoquer la cen
sure, d'indiperJ'orthodoxie religieuse et..E-0liti<IUe~
Elles suscitaient déjà de vives réacbOnssoÜ8-Yeur forme orale.
Tous le.!!~titeurs--é.?!!i~arHeg~l pour l'aid~r~ansllOn ensei- if
gnement ~ n~'!yccessl.ye!De~t;.arre~es, POurSWV1S et persécutés •"
par la justIce et la police prussiennes, et certes sous des pré
textes apparemment « personnels », mais le fait qu'ils ensei-"
gnaient la doctrine hégélienne ne leur servit pas de circonstance
atténuante (XXII, 121-238)!
L'esquisse de Philosophie du droi& que Hegel se risqua à faire
paraître, en 1820, ne fut pas dispensée de censure et vit, à cause
- -
nws le à la tenue religieuse et morale du peuple: elle consi,te
-
41
à attaquer les vérités religiell8es et à les remJ?lacer par des dé
cfucti~n8..Philosophiques.; ••
Certaines leçons de Hegel avaient d'ailleurs provoqué immé
diatement des protestations auprès du ministre de l'Education
qui, relativement libéral, et favorable à Hegel, le. avait élu
" déea. UU-I!.l'être_catholiqqe avait p()r:!tElainte pour outrage à
sa...xcligion contree Iâ pr68entation. effjlCtivement injurieuse,
~e Hegel avait f,!lite_dela doctrine catholique de l'eucharistie.
Leiïnitrîictions officielles, dans l'esprit de la Sainte Alliance,
interdisaient toute critique malveillante à l'égard des divenes
cQ!Ûessions chrétiennes, mais Hegel ne leur obéissait pas.
Bien sûr, le discours oral présentait moins de danger que le
texte imprimé. Les leçons de Hegel paraissent bien anodines,
à la fin du xxe siècle. Pour juger de leur audacë,Jllàüt les
( situer dans Teur époque. L'Edit de ceMure de 1819 et ses décrets
d'application se signalaient par leur brutalité et par leur préci
sion, et la pratique policière franchissait sans vergogne les
limites juridiques.
Un écrivain, si peu non-conformiste qu'il mt, devait ou bien
• renoncer, on bien rédiger avec habileté, en laissant aux lecteurs
7) avisés le soin de lire ent~e les lignes. He~ÏlCiüvaiïêè1iapper
.àëelte sel'V1tiïde. La pOJtérité a~_devoir de rétablir sa pensée
Ilauthentique, sur les sujets brûlantS: en s'iidiiit des vestiges
J de ses propos privés, des témoignages de ses familiers, de tous
les indices disponibles. ToUll ceux qui vécurent et parlèrent
dans un régime d~p.E!e!sion comptent sur cette loyauté et cette
confiance cre l'ëurs neveux. A ceux-ci d'effectuer les recherches
patientes, d'opérer les recoupements instructifs, d'évaluer les
\ faisceaux de m:gba!lilités, de ne pas se laisser berner j)araeS
stratagêÏiies -qui ~saient d'autres qu'eux.
Hegel accorde une grande importance à la filiation des doc
trines philosophiques successives, à leur loeâ'li8âilon dansî'his
,toûe-tempo~~~ i~ées teUe qu'eUe reflète les mom~nts .du
développement étW1el dÙ'!dée. On ne connait bien une doc
,trine que lorsque l'on saisit s~se. Hegel a lui-même dési
gné l'enchaînement des antéc ents de sa philosophie, synthèse
;activéde tolÎt ceCJ1ll Iii. préc6da-.- - ~
• "Le bsard et la rechercTie méthodique découvrent cependant
des auteurs qui eXel'cèrent sur lui une influence décelable et
!! qu'il ne nomme jamais (XXVI). Ou bien il n'a pas conscience
de ce rôle d'information et d'orientation qu'ils jouèrent à son
égard, ou bien il les juge insignifiants, ou bien il les dissimule.
Mais, soit qu'il les oublie, soit qu'il les cache parce qu'il se
souvient trop bien d'eux, il procède d'une manière sélective:
on .'aperçoit que ceux dont il tait le nom sont des sUllpects .ou
42
des réprouvés, des hommes qui, actuellement ou rétrospecti-
vement, méritaient la haine des autorités des divers Etats alle-
mands dans lesquels Regels'est successivement établi: Giron-
d~ français, Franc-maçons progressistes, Jacobins allemanda,
héritiques et opposants. L'appréciation de l'iiDportance rela·
tive de leur influence sur Hegel est très difficile, mais cette
influence est précisément détectable, de même qu'est trè. évi-
dent l'Jntérêt ou l'estime dont Hegel les honora. L'enquête qui
les concerne reste ouverte. Elle a déjà permis de distinguer des
personnalités aussi s~renantes et significatives que, par
exemple, Georg Forster, Rabaut' de Saint-Etienne,' Volne~r-,
Camo~etc. Elle révèle que si Hegél a cru devoir taire des noms,
il a dd aussi déguiser des attitudes, agir à la dérobee,Teiïiilie. c.
Quand on réussit à éventer quelques ruses, à lever des mas-
ques, à pénétrer certains secrets - et même si ces opérations
n'exercent pas d'effet sur la représentation que l'on se donne de
\ la philosophie fondamentale de Hegel - , on ne peut plus faire
confiance aux anciens portraits du philosophe, qui le présen-
taient comme une sorte d'épouvantail: un penseur servile; un
réacti0!!DaJre borné, un belliciste chauvin, et, malgié sa pro-
Condeur spéculative, un homme aveugle et lâche.
~
de Hegel: tel celui que l'on a surnommé « le."p'a
triarche de l'hégélianisme », Karl-Ludwig Michele!.J
(1801-1893). Bien que relativement « modéré» dans
son interprétation de la doctrine, il montra par
l'exemple que le développement spontané de celle-ci
l'entralnait plutôt vers ce que l'on a appelé la « gau
che hégélienne ».
Car cette philosophie qui se targuait d'être plus
systématique et unitaire que toute autre n'a pas
'conservé son unité plus d'un instant après la m~. de
Hegel. Cette philosophie qui se vantait d'être fon
damentalement spéculative a éclaté aussitôt en des
tendances très mondaines et engagées : une gauche
et une droit~ !
Une sorté d' « Ecole hégélienne », minée dès le
début par les dissenssions, s'était groupée autour
du maître, à la fin de sa vie, dotée de son organe
propre, les Annales de critique scient~fique fondées
par le disciple préféré, l'ami Edouard Ganlù (1798
1839). Celui-ci était un juriste, libéral et quelque peu
saint-simo~en, très attaché à Hegel, persécuté à
cause de cela aussi, une personnalité distinguée, mais
qui ne survécut que quelques années à son maître.
Cette « école hégélienne » se divisa rapidement
entre ce que l'on nomma une« droite» et une « gau
che » - mais la ligne de démarcation ne se traçait
pas très nettemen.t. Grand succès pour l'hég·Hia
nisme, car, comme Hegel l'avait noté: « Un parti
, Ine prouve qu'il est le vainqueur qu'en se scindaIlt
à son tour en deux partis (...). De cette façon, le
schisme qui naît dans un parti, et qui semble pour
lui un malheur, manifeste plutôt son bonheur »
(VIII, II, 123) 1 .
Hegel mort, l'esprit philosophique n'émigra pas
sur un autre continent. TI effectua 8a révolution à
l'intérieur de lui-même, quand les circonstances
44
extérieures l'y contraignirent. D'une manière jus
qu'alors inédite en philosophie, cette rupture con
cerna d'abord le p.!Ql>lèJ!le religieux (XXIV) et le
problème..p-2!itique (XXV et XXVII). « L'hégélia
nisme de base », quelle que fût sa discrétion con
trainte et sa prudence, s'engageait déjà dans les
controverses publiques, il se livrait délibérément
aux exigences de l'histoire réelle et vivante. La
«( droite» et la « gauche» hégéliennes, dans leur expan
45
audacieuse fusion et une périlleuse cristallisation.
Une même entreprise fut tentée par~1781
1861), auquel Hegel avait accordé une approbation
nuancée.
Autant en emporte le vent!
En revanche, le nom de Feuerb~(1804-1872)
attire encore l'attention, et sonœuvre garde, dans
une certaine mesure, une signification vivante,
surtout parce qu'elle est intervenue dans la forma
tion théorique de Marx et d'Engels. D'abord dis
ciple de Hegel, Feuerbach prit bientôt ses distances
et développa une philosophie qui se voulait et se
croyait « matérialiste » p.ar O~P9si!i~n à un idéalisme
2: 4§gélien dont il ne détachait pas la dîâlectique.
Renversant le rapport hégélien exotérique de
l'homme à Dieu (mais Hegel avait lui-même souvent
suggéré ce renversement (XXIX, 98), Feuerbach
.élabora une e29;!lication anthropologique de la r~li
(g!~. li aboutit à une étran.~ philosop1ïiëile l'a..~our
l considéré comme base de la vie soëiiIeeïëü1turelle
du genre humain. li arrive qu'on lise encore ses
principaux ouvrages, l'Essence du christianisme
(1841), les Principes de la philosophie de l'avenir
(1843).
Dans sa critiqu~r~dicaledu christianisme il avait
été précédé par iFrédéris.St!.a~b(1808-1894)dont
le premier ouvrage, La vie de Jésus (1835) fit scan
'dale. En fait, celui-ci ne se montrait ni plus hété
rodoxe, ni plus irréligieux que Hegel dans sa eropre
V~ t!e_ Jésus, dont on ignoraiCaJors l'eXIStence.
,Strauss accentua ultérieurement le caractère irré
ligieux de sa pensée dans son livre: La doctrine chré
tienne de la foi dans son c2..mbat contre la scf::eJlC6
!"'I $TJ16 (1840).
_Bruno Bauer)s'engagea dans la même voie. li
avait, en 1840, coopéré à la réédition des ~1I§..sur
46
la philosophiede 19 religion dans les Œuvres com
plètes de Hegel procurées par les « Amis du Défunt »,
Il
soulevèrent d'ardeIi:tes-polémiques-et-'c'est so t
o
l'athéisme professé par d'insolents disciples. Le
47
tion de la révolte individualiste atteint une sorte de
paroxysme - et fournit le modèle de bien des « gau
chismes )1 ultérieurs. Dans son livre célèbre, L'unique
et sa propriété (1844), Stirner faisait l'apologie du
moi « égolste li, critère de toute vérité et de toute
valeur, en o,.pposition au l( c~ce.pt YI ~hom~, au
règne de l'Idée, à la hiérarcliie.""Mais on peut mon
trer que Stirner pratique, en une large mesure, la
spéculation de type hégélien.
La doctrine hégélienne imprégna aussi, en Alle
magne, une descendance purement universitaire,
paisible, érudite et insignifiante. La liste est longue
des professeurs qui enseignèrent consciencieusement
Hegel et qui ne laissèrent de traces que dans les
annuaires.
Lorsque l'agitation « jeune ~élien~e )1, purement
intellectuelle, se fut apaisée, l'hégêlianisme subit en
Allemagne un assaut de_dénigremen!,. p'!i.s 1!!!--Jong
oubli. Ce phénomène mériterait une_a.!!ab:se soi
gneuse. Il reste, jusqü'à maintenant. inexpliqué. TI ne
fut interrompu véritablement qu'après la Deuxième
JGuerre mondiale, par une « Hegel Renaissance 1)
inspirée des philosophies de la vie et de l'existence.
Entre-temps, la réputation de Hegel avait passé
les frontières, difficilement, et sa pensée inspira des
.... développements originaux dans beaucouy. de pays.
En Italie, elle marqua profondément 'évolution
de la ciilture. Il suffit, pour s'en convaincre, de citer
les noms de· Spaventil} Marian~, Ercole)et, surtout,
de/Croce;
En~l$.terre,'GreeIÎl(1836-1882) se servit d'elle
pour J:estaurer_ ~ist~logiquement ï'IdêiIiSme
contre les tendances empiristes envahissantes, et
il fut suivi dans cette voie par des philosophes tels
qu~ ~l~ Caird!J JlradlefJ Bosanquet; Tagg
BaJ1h~
48
En Rus~ie, le retentissement de l'hégélianisme, -
saisi wi""peu superficiellement et immédia.tement
accentué dans un sens libéral, se retrouve chez des
penseur~olutionnaires tels que Bakounine, Bié-
linski, ....Herze~ (XL). Ce dernier,JLui passa directe-
jment de l'héAélia~isme au saint-s~isme, ne p-!o-
,clamait-il pas que « la dialectIque est l'a~ la
révolution »!
Il ser~it fastidieux de suivre à la trace tous les
prolongements de l'hégélianisme dans le monde.
En France, la fortune de Hegel prend une allure - _
. uli::--
SIng cre.
Ici, le mOInS que l'on puisse dire c'est que Hegel
a tout d'abord été fort mal reçu. L'accueil qu'on lui
a réservé frisait la grossièreté : on détestait cet
étranger, on se méfiait de cet esprit confus, ~e}\
~stigu.e bizarre, de ce penseur sandaleux.
Quell~i!!~ati!ud~~nvers UJ.:!. homme qui avait
tém.QimJ.l'égard de liïFra~d'un...!Lsi vive svm-
pathie, d'une si constante admiration!
O~ a souvent rëinarqué le rôle extraordinaire que .
jouent la France, et l'histoire de la France, dans la , -
~bJ!!.!!...ménologie de l'esprit, comme source derHé-
rences historiques et littéraires, comme album d'il-
lustrations institutionnelles et dramatiques.
Hegel, ne l'oublions pas, né en 1770 et mort
en 1831, est enc()re, pour moitié, un homme du
XVIIIe s%cle, or le XVIIIe siècle est, plus encore que
le XVIIe, le siècle français par exce~nce. Sans doute
Hegel s'inspire-toi! très profondément des philo-
sophes grecs, et puis des grands penseurs allemands
qui l'ont précédé :,~~~~YLeibni~,Kant, 'Fic~ etc.
Il convient de ne pas exagérerrmnuence française qui
s'est exercée sur lui. Elle n'en reste pas moins éton-
nante.Ils'estintéressépassionnémentàJean-Jacques
B ~ il a admiré M ~ et V ~
49
~
- Et en quels termes flatteurs ne s'est-il pa~xpri
1 mé, .~~ g~nérâl, surLesp"rit français, la volonté, le
sens E.liatique, l'énergie des FrançaIs (XXIX, 121) 1
Ces ommages n'ont pas été payés de retour.
C'est que longtemps a prévalu en France une
image de Hegel qui avait déjà été tracée, dès 1804,
avec une sorte de génie prémonitoire, par un jeune
homme presque inconnu, précepteur d~s un châ
teau proche de Poitiers/Schweighaeuser~Dans un
article bien documenté, il présentait Hegel, comme
le disciple de Schelling qu'il pouvait paraftre à cette
époque, et il lui attribuait des caractères qui, pen
dant un siècle lui restèrent indéléhilement associés:
obscurité insondable, ~j:J!p]lY,8i~~!!!:!lse,bizar
rerie, 'Pa~éisme proche de l'athéisme, en tout cas
.suspect pour la France catholique, Spinozisme se
cret : tout ce qu'il fallait pour que la France offi
cielle et l'opinion publique rejetassent ce réprouvé.
Cette réputation, désor~a~récéda partout
H~el.
Bientôt s'y adjoignirent les suspicions politiques,
les idées de Hegel dans ce domaine se voyant répan
dues en France par les Jeunes hégéliens plus ou moins
révolutionnaires, et surtout par le plus prestigieux
d'entre eux, sai~t.simoni~n d'abord, puis ami de
Marx, le poète Henri lIe~ qui résidait à Paris.
Pour illustrer la manière dont Hegel était inter
prété en France, à l'époque de sa mort, il suffit sans
doute de citer cette appréciation, que l'on rencontre
dans une lettre de Lamennais à la comtesse de
Senfft : « Je vais tâcher maintenant de connattre un
tyl\ peu I.!eg~l, qu'un Allemand de beaucoup de mérite,
avec lequel nous sommes en relation, appelle l~
Il Platon de l'Antéchrist 1 Il
Irfaut bIen pren<Ire conscience de l'amhiance mo
rale dans laquelle surgissait, en France, cette présen
50
tation de Hegel: c'était celle de la Restauration,
puis de la Monarchie de Juillet, l'ère de la pré~n.
dérance presque exclusive du spiritualisme, pnnci
paiement catholique.
L'incompréhension française à l'égard de Hegel
u'a pas été uniquement due à l'ignorance de la
langue allemande. Elle provenait d'une méfiance et
d'une hostilité envers l'idéologie qu'on le soupçon
nait - à tort ou à raison - de porter: une idéoloe:ie •
impie et révolutionnaire. --
A cause de cela, la connaissance objective et rela
tivement impartiale de l'œuvre de Hegel ne s'intro
duisit que très lentement en France.
Elle avait été compromise, dès le départ, par les
entreprises philosophiques confuses de Victor Cousil!
(1792-1867), que Hegel avait reçu à Heidelberg
dès 1817, et auquel il était venu en aide plus tard, à
l'occasion de son arrestation rocambolesque lors
d'un voyage en Allemagne (XXII, 192). Cousin ne)
comprenait pas grand chose à la dialectique hégé
lienne, mais prétendait cependant la mêler à ses
propres errements éclectiques. Ille faisait d'ailleurs
sans jamais citer expressément H~el. Il n'enseigna
donc pas la philosophie hégélienne pour elle-même,
mais il lui déroba plutôt des idées, il la mit au pil- \
lage, en se livrant parfois à de véritables plag1irts. Il
parait que Hegel lui-même, plus amusé qu'indigné,
a déclaré: Il Il m'a pris quelques poissons, mais pour
les noyer dans sa sauce à lui! 1) Et cette sauce, dont
parle Hegel, c'était la sauce d'un cc brouet éclectique»!
Cousin s'éloigna rapidement de l'hégélianisme
pour se rallier à la philosophie plus orthodoxe de
Schelling)vieillissant.
Apparurent alors des travaux modestes et sérieux
qui firent connaitre aux spécialistes le véritable sys
tème de Hegel (on pense à Willm. à Ott! etc.), et les
51
traducteurs commencèrent à se mettre à l'ouvrage.
Les idées de Hegel purent inspirer parcellairement
quelques philosophes français : Vacherot, Taine.
Puis Hegel, en France, comme presque partout ail
leurs, tomba dans l'oubli.
Hegel n'a jamais été vraiment bien connu et estimé
pour lui-même, en France, avant une époque toute
récente. L'Université J'ignorait. Les choses n'ont
évolué, de ce point de vue, qu'un peu avant la der
nière guerre mondiale. Un premier signe de réveil
fut donné par le livre de Jean Wahl,}Le malheur ~
la conscience (1929). Un peu plus tard parut l'heu
reux travail de réhabilitation de la pensée politique
de Hegel parJEric WeiD: Hegel et l'Etat.
Entre-temps s'était produite la véritable éclosion.
En 1939-1940, Jean Hyppolite\ procurait enfin
1aux Français une traduction de la Phénoménologie
~ l'esprit! Il l'éclairait par une interprétation magis
trale dans sa thèse de doctorat (XXXV).
Kojève avait donné ses cours célèbres d'Intro
duction -à la lecture ~ Hegel, qui ne gagnèrent
d'efficacité que par leur publication, après la guerre.
Koyré avait publié de brefs mais profonds articles
sur la pensée de Hegel pendant )a période de Iéna.
C'est seulement après )a Deuxième Guerre mon
diale que ce mouvement prit toute son ampleur, et
dans des conditions très particulières.
D'une part, en effet, rexistentiaIÎs'me, dans
l'époque de son triomphe, a cherchtl à «-récuj!érer )1
plus ou moins Hegel à son profit, en insistant pour
cela sur les œuvres de jeunesse, et en s'arrêtant tout
• particulièrement à la Phénoménologie. Il opposait
les œuvres de jeunesse, vivantes, existentielles,
dramatiques aux œuvres de la maturité, l'Encyclo
, pédie par exemple, considérées comme )es signes
d'une pensée sclérosée, vieillie, réconciliatrice.
52
D'autre part, un certain ;nombre d'interprètes de
Hegel voul!U~;nt le compremlre en le lisant av~le8 \\ '11
'J yeux de Marx;lMais alors se produisirent lê8 plus .. -.;>
étranges glissements de pensée et les plus surpre- 1
nantes dggeries. Croyant expliquer Hegel grâce à
Marx, beaucoup d'entre eux expliquèrent, en fait, 1
Marx grâce à Hegel, le réduisirent parfois, pour
l'essentiel, à Hegel.
D'autres courants d'interprétation, très amples
et très riches se développèrent parallèlement, en
particulier dans le senè religi~ux, sous l'impulsion
de Gaston Fessar~ (s.r) et de Marcel Régni~!.ASJ)
(XXVIII). Ils continuent à se déployer. Béaucoup
d'esprits profondément religieux, et parmi les plus
éminents, se livrent en France à l'étude, à l'expli-
Ication, à la propagation de l'hégélianisme. D'autre
part, une théologie, bien transforméédepuis 1830,
prélève dans Hegel de quoi s'enrichir encore
(XXXIV). Quelques-uns espèrent peut-être dé
\\co~~ en lui l'Aristo!.e d~ew.ps modernes, capable
d'lnspll'er un ~ ~ saint Thomas ?~es travaux,
•très minutieux et consciencieux, contribuent grande
ment à faciliter et à approfo;ndir la connaissance de
Hegel que les Français, maintenant, commencent à
acquérir.
Mais cette situatio;n complexe, cet écartèlement de
la pensée hégélienne e;ntre plusieurs héri!Ïers con
currents soulève de graves problèmes et de grandes
difficultés. En particulier, elle a provoqué des réac
tions négatives très violentes, et aussi intellectuel
lement très fructueuses, du côté de certains marxistes
dqgLOJ1tp-I:otesté co!J,.tr.eJeJ.attachem~nt de M~ à
)l'lhIsl, cetidéaliste, ce théol~en, et contre une
53
VI. - Hegel et Marx
Sa gloire posthume, Hegel la doit pour une grande
part à Marx, parçe que celui-ci ne renia jamais ~a
de~e. Si Hegel apporta beaucoup à Marx, celui-ci
- • le lui rend maintçn~t~u centuple. Et même ceux
qui cherchent à jouer Hegel contre lui, ou ceux qui
l'.se réfugient en Hegel pour l'éviter, ne feraient pas
ces choix si Marx n'était pas là. Après l'avoir cons
taté, on peut s'en réjouir ou le déplorer: le fait
reste.
Or, l'éclat de ce reflet, aux alentours du 150e_an
niversaire de la mort de Hegel, se trouve paradoxa
lement terni et ravivé à la fois, en tout cas modifié,
par des controverses aiguës (XXIX, 203-228).
Les existentialistes qui essayèrent naguère de
réduire Marx à Hegel enrichirent effectivement le
contenu philosophique de leur propre philosophie
et mirent mieux en valeur certains aspects jusqu'alors
trop négligés de l'hégélianisme et du marxisme. Mais
ils risquaient d'effacer l'originalité de Marx et, en
conséquence, d'émousser le tranchant révolution
naire de sa doctrine.
A cause de cela, et aussi pour d'autres motifs, les
« marxistes » se sont élevés contre cette tentative
d'assimilation. Certains d'entre eux, entrainés par
un élan philosophique plus (c moderne », en sont
même venus à contester l'existence de la moindre
influence de Hegel sur Marx. Non seulement ce
dernier n'aurait recueilli du premier aucun héritage
positif, mais il ne se serait même pas constitué lui
[ même en réaction contre .H~ge~ : entre le8deux
,) 1
grands penseurs ne subSIsteraIt, à proprement
parler, aucun rapport.
Cette négation radicale attire sur Hegell'atten
tion de oeux qui jusqu'alors lui étaient restés indif
54
férents. L'enjeu de la discussion ne manque pas
d'importance. Il s'agit, à propos d'un exemple privi
légié, celui de Hegel et de Marx, de savoir si la dis
continuité règne absolument dans tous les domaines,
s'il n'y a ni monde, ni genre humain, ni histoire, el
surtout pas d'histoire des théories et des idées, si les
changements constatables prennent toujours la
forme d'une subversion et jamais celle d'un renver
sement ou d'une révolution (XLII).
Dans ce cas très particulier le problème se for
mule brièvement : Marx fait-il fructifier dans ses
œuvres, en quelque mesure que ce soit, une mé
thode et des idées reçues de Hegel ? L'hégélianisme
~ compte-t-il, comme le prétendait Lénine, parmi les
« trois sources » du marxisme ? Ou bien, au con
traire, les (feux théories se posent-elles comme tota
lement étrangères l'une à l'autre ?
Ces questions concernent la nature et le destin
de l'hégélianisme. Elles s'imposent aussi bien aux
partisans des doctrines de Marx qu'à leurs adver
saires, car la réponse qu'on leur donne détermine le
jugement que l'on portera sur le degré de lucidité
dont Marx faisait preuve dans la détermination de
sa propre position philosophique, donc dans la
conscience de l'œuvre théorique et pratique qu'il
accomplissait effectivement.
D'autre part, ces questions sont nouvelles. ~
r~qb.e.!!1~t~~ ,de He!.e~ et de Marx ne
suscitait naguère aucune difficulté ni aucun d~~r.
Très généralement, on ne s'interdisait pas, il y a
quelques années encore, d'établir des liens et d'ef
fectuer des comparaisons, dans la littérature, la
science ou la philosophie, entre n'importe qui et
n'importe qui, entre n'importe quoi et n'importe
quoi. On admettait en effet, soit spontanément, soit
après réflexion, qu'il existe un monde, et, dans ce
55
monde, des niveaux ou des types de réalités spéci
fiques : dans l'unicité subordonnée et dans l'unicité
ultime, tout se trouve en relation simultanèê ou
luc~essive. La tâche consiste alors à préciser lëdegré
de proximité, de force ou d'immédiateté des rela
tions considérées dans chaque cas particulier.
Dans un tel monde, où toute activité intellec
tuelle parait dépendre dans une certaine mesure,
entre autres relations décelables, de ses antécédents
du même type, la filiation de Hegel à Marx semhlait
évidente, étroite, éclairante.
On érigeait alors le monument d'un Hegel mémo
rable, le plus grand philosophe idéaliste, l'auteur
d'une P~nom6nologiede l'esprit et d'une Philosophie
de l'histoire où se manifeste un sens historique élevé ;
le fondateur aussi, pour l'essentiel, d'une logique
nouvelle, la dialectique, une logique de l'interdé
pendance universelle, de l'inséparabilité et de l'unité
des contraires, du dépassement des ruptures, .!!lJ.
devenir. Hegel était né en 1770, mort en 1831, et
Marx prenait chronologiquement le relais, né, lui,
en 1818, quand Hegel commençait à enseigner à
Berlin, et mort en 1883. Là se situait un renversement
" révolutionnaire d~a philosophie, inOüï :-de l'idJa
lisme extrême au matérialisme authentique. Marx
s;;uriiüïait à la fois comme l'économiste, auteur du
Capital, comme l'historien de La Gue"e civik en
France et du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bona
parre, comme le révolutionnaire fondateur et ani
mateur de la Première InlernatWnak. MaiS aussi
comme le premier philosophe véritablement maté
rialiste - gr!C2 ~ reto~ment de l'hégélia
~ niuPe - , le crjneur d'une philosolli!,!e nouvelle
de l'~stoire, le matérialisme historique, appuyé lui
mlme théonquement sur une viiion originale du
monde, le matérialisme dialeotiaue.
-
S6
en philosophie, s'oppose certes au
~térian~aisjusqu'à une époque très récente,
on admettait qu'une parenté pouvait cependant se
nouer entre l'idéalisme de Hegel et le matérialisme
de Marx, ne fût-ce que par contradiction - risn
de.plus inséparable_~ede!! ennemis acharnés ! - et
ceci à cause dë l'usage a"une même' méthode; la
dialectique, '" appliquée toutefois par le second à
l'examen et à l'exposîtion de processus différents.
l.:s Aussi bien Ma~ se "p!ocl~me-t-il très hau~ent l'
1, ~ e! très const~mment le « ~~fufe a~ ce K!and pen
i'" If seur Il que Hegel ne cessalam!!.ls J'etre à ses yeux.
, Il ne reÏÏÜ un 1ël hommage à aucun autre de ses
~ prédécesseurs.
t La eont~uité du développem~nt d'un faisce~u , -1
-P='-I i méthodologique, de el .è..,Mai'X;)se trouve d'ail- '
..,... " leurs attestée par. es experts ëlOnrpersonne, ami ou
J ennemi, ne mettait en oute, jusqu'à une époque
récente, la compétence. L
Non seuiementJ~;ngel~ l'alter ego de Marx, a.vait "2
maintenu sa fidéIît~-à Hegel, mais 1 ~:m~lui- l (!
l J même, après avoir étudié et appliqué cons amment ••
la doctrine de Marx, se mit, en 1916, à quarante
3
,
r six ans et à la veille de la ré"yolutiQ!!. pj1itique g~~il
"t 1préméditait,-à ure et à ~a!yser minutieuseme~t les
:.. t.' , textes les :e.1,!!s difficiles de~Hegel. TI ne jugea ni '
0()
..son premier chapitre s~s avoir étudié à fond et Cl ~
57
Cela, il l'assure précisément un demi-siècle après
la publication du premier livre du Capital, et donc
·il~9»f.eue que Jusqu'en 1916, date de sa lecture
a~profondie de Hegel, il n~p'as étêlw-même en
état de comprenare~lait!ment la doctrine de
M~. Aussi, pour éviter pareilfe mésaventurèa ses
propres disciples, leur conseille-t-il de se familiariser
avec la pensée de lIëgel. nansun artiéIecoDsacré
au « matérialisme militant », deux ans avant sa
mort, et qui prend donc le statut d'un testament
philosophique, il réclame la fond!.~on, non pas
comme des nalfs pourraient s'y attendre, d'une
»')
~,
58
sance, les cultures se montrent toj;.Ble~
59
Quand Marx. et E~els, inséparables, évoli~ent
le souvenir ~:egel, « c~ type cofossal àÜ~-!l_oUS Q)
(Jevons taJ;lt )) arx.'"Engels- Werke, XXXIII, p. 665),
ils n'imaginaient certes pas qu'un jour quelques-uns
de leurs partisans dévisageraient Hegel comme un
être d'un autre monde.
Ils dénonçaient eux-mêmes l'incompréhension de
leursco-'ïtemporaiii8""à l'égard de l'hégéIianismë:par
exempTeCëlle dont témoignait un de leurs critiques,.
Lan~: « Ce que ce Lange dit de la méthode hégé- \
enne et de mon application de cette dernière est
vraiment enfantin. Premièrement, il ne comprend .
rien à la méthode de Hegel, et deUXIêmement, à CD
cause de cela, il comprend encore moins ma manière
critique d'em-pl.Qyer cette méthode (...f. Ce monsieur \
Lange s'étonne qu'Engels, moi, etc., nous prenions
au sérieux ce « chien crevé » de Hegel, alors que "
Büchner, Lange, le Dr Dühring, Fechner, etc., ~t
d'accord pour penser qu'ils l'ont depuis longtemps
enterré, ce poor dëêr. Lange est assez nan pour dire
que je me meus « avec une rare aisance » dans la
matière empirique. Il ne soupçonne lJ.lême pas que
cette « aisance dans le traitement de la matière »,
cela n'est absolument rien d'autre qu'une para
'5ihrase pour la méthode de traiter la matière, c'est:à
ae la méthode dialeçpq:ue » (Lettre à Kugelmann,
27 juin 1870). -.
Ce texte s'accorde avec un passage bien connu
de la Postface à la 2 6 édition du Capital. ~,
60
p'avé da.I!!-I'Allemagne culti"Y-ée... se llWtl~/
traiter H!gel comme le bon1!Q~s MendeIso;)au
tem~s de L~g, traitait Spinoza, c'est-A-dire en
II « chien creve Il...
TI pr&ise qu'il n'a pas retenu seulement une
part du contenu et de la méthode de Hegel, mais
que, de plus, il a repris_ pyfois~e style du ~o- Q) 1
sOPhe : ... « et même (sogar) je miB une sorte .de ~
coquetterie à utiliser, ça et là, dans le chapitre sur
la valeur, la manière de s'exprimer qui lui est
/ propre ".
Aucun doute, po.ur lui : « La mystüic.a~~e la .
dialec~CJ.Ue.suhit_.da~ les ~ de {He e n em-,
pêche, en aucune manière, que c'est lUI qui a le ®
premier exposé ses formes générales de mouvement c:..
de manière ample et consciente " (Postf(J(;e à la
2e édition du Capital- Marx-Engel- Werke, XXIII,
p.27).
~~~gels é~abQW1:L.1J,q~..Ehilosophie très
différente de celIë de Hegel:-Mals Ils ne pensent IJ
pas qu'ils l'édifient globalement à partir de rien.
A certains égards ils l'opposent à l'héKélianisme,
mais ils n'en retiennè7iîPas moiJ}'; cèqill-Ieurpiraît
être l'enseignement essentiel de celui-ci. Pour eux, la
méthode dialectique s'applique aussi bien sur une
, base philosophique matérialiste que sur une base
l ~ philosophique inversée, UléaIlste.
On n'en finirait pas de répertorier tOU!lles té~oi-, .
gna~8 d'a.tta~hement de Marx et d1'E.üëls-a la 'lQ)
ensée de Hegel, de ce que "Engels n'hêslte pas à
a~~~~r de la «piete » '(Piêfiü}1
1 on en doute, c'est qu'on applique alors à Marx
'ClJ
une sorte de psychanalyse épistémique et CJ!!'on le J'
61
,JI) mêmes les conditions concrètes de leur activité intel
N'j --. lectuelle. S'il s'exposait ;:~~êxii-e reprOëlie, Marx se
disquâlifierait.
. Mais le respect d'une filiation n'implire ~a!l
l'abandon d'une identité propre. Le!. ~lo es . r
vents do~x et Engel~ gt~ti.f~n!...!Iegel ne_..es
e~Cliënt pas lIé distinguer I!~ll.ement leur doc- rf
tri~e. Le~n'est pas :L:hégélianismè) Autre- L.
ment le m arxisme perdrai~-stgiiifïcation.
,\~~S~i l:hégélianism~.~drait-il ses raisons de \1
\)
Marx) marque très nettement la différence ou
_ _ _..... 1- , ~f"I"'''
)1Ar v-....L
f1.,.lï~.-e..- ( n-~
j
JI ).
).,
cr-:
Ç. ""-. .'
,J l.-A
r" ~ /,,--.-: ~
.
/1/
63
CHAPITRE II
L'HÉRITAGE HÉGÉLIEN
1. - Système et religion
Que convient-il de retenir de Hegel ? Chacun
procède à l'inventaire de l'héritage, et l'histoire de
l'hégélianisme, même schématique, laisse assez pres
sentir que les choix diffèrent profondément les uns
des autres. Il ne peut donc s'agir, chaque fois, et ici
aussi, que d'un prélèvement parmi d':autrM...l!0~si
bles, ou que a'une vue particulière que d'autrëS
observateurs peuvent ne pas aimer. Toutefois,
quelles que soient la partialité, et en tout cas la limi
tation, involontaires, d'une présentation de la pen
sée de Hegel par un autre que lui-même, en rac
courci elle peut servir, soit par l'effet de simplifi
cation, soit par contraste, à mieux saisir ensuite
celle-ci dans son expression originale et dans toute
son extension.
On n'échappe pas à la nécessité de définir Hegel:
sa philosophie est ~ itUalisme\ comme tous le
.IJ - reconnalssent, et eut-etreDïëiiie{l;itUalisme, comme
e e en avalt am ltion l, 503"-et 590).
Pourtant, beaucoup d'idéalistes, lorsqu'ils pren
nent un bain d'hégélianisme, s'en trouvent incom
.,~
modés, alors que quelques matérialistes y prennent
du plaisir.
~n_ p10.!- consiste l'idéalisme hée:élien? Notre
64
temps introduit des critères nouveaux dans le trai
tement d'une telle question. Il ne détecte pas tou
jours l'idéalisme là où ses auteurs croient l'avoir
éta.bli. On peut être idéaliste sans le savoir, on.peut ~
ê):!_~.!lloins idéaliste g!1'on ne le croit. SU1:..mUJ~~ierJ
point, en ce qui concerne H~el, et malgré quelques
complications, l~ute semble exclu. ~..-- ~_
Son idéalisme se lie intimement à <§n systèm~ ~
c'~st-à-dire à .la tota~ité ar.chitectoni~e et .qna- ) 1
mJ~e, organ1(~ue, qUI expnme sa pensee, SOIt que
cette organicite ne concerne véritablement, comme
l'avancent quelques-uns, que le soubassement pure
ment spéculatif que pose la Science de la logiqlU3,
soit qu'elle s'étende, comme-le prétendirent certains
de ses disciples et éditeurs, à l'ensemble de déduc
tions et de dérivations lointaines que développe}
l'Encyclopédie des scienc.es phil,!sophiqlU3s.: 5.i l'on
accepte de distingne1(.I'idéali~du fâtérialism.,.9
affiché.
l,
. elle-même d'ailleurs pour-- une sorte d'illustration
anticipa;,nce-!l..Lpourtant{satisfaisante de sa doc- - IV
) trine : ~....!.t.ligion cJ!réÎienne) dans son modèle
luthérien. ......
Selon ~~e religion:: dans son principe,_Dieu
existe d'al>ord, en taiit qu'être purement spirituel,
puis il crée le monde, y compris l'homme, et enfiry} I~'
envoie son fils.Ji~w.uIt...m.m..<k.~'ahm'd naturel. afm 1
de le 8piritualis~r et de racheter la créature lîumaine
qui, entre-temps, s'est détournée de son créateur.
Le système hégélien s'~~fie sur ce p~an, quelque
65
J. D'HONDT a
.....
~,
( 66
H
transp'osant spêcülati-'
vement la religion avec hardiesse et, par là même'j 1))' .,~
~ la trahissant peut-être, ou la déformant, in~!'Pr~te S~d~f...
hiloso hiqueme~~ toute la réalité histori~e, ~
l
tité, l'tIstoire, les c1ViIi8attons... et la religion elle
nŒ~__..
L~ sys~me hégéli~tente de rectifier, plus ou
moins -subrepticement, l'ordre théorique tradition
,nel établi entre les diverses instances du réel. Il part
~de l'Idée et revient à l'Idée, sans cesser .amaisCIê
l,rester ans ée. ette Immanence ne laisse pas
d'lirë- suspecte ou inquiétante.....p our un esprit reli- '/
gieux~ mais elle fonde tout de même une manière,
parmi d'autres, de ~ r spéculativement ~li-
67._ G
"t::: K-~ :~,;t....·'7 ~ ..I----/.1.-vo<',......,~ oL ~. é~
~ Ct. ~~"If0t. ... ~-) ~ t. [;4..,(.;....,._.. ,
j_' )..;./.,.- tt--,l A.-v• ..v....-h
~ ~t;..
.
_
v'~.
tI.:~ : /"yJ•.;p/ ~ ~"J>~! ~ .J.~
~
alement dans sa manière de poser et de comprendre
l'~bsol1L' Heg~l se défend. d'ad~p~er CJ~el~ue point
ilie vu~clusif qt!e ce SOI~, Itlals il defmlt l'absolu
lfcomme... ~ment spiritu_~!J Quant à la nature,
68
~;!!!ê~e, le savoir du sujet absol~ui se prend lui- )\
même commlL-Ohjet de connais&ance, et qui, dos
cette opération, efface la différence entre objet et
sujet. C'est la connaissance de la connaissance par)1
e!1e-même, et donc, comme le disait ArIstote, que 1
~
"'Po;'" .t 1.. pretentio.. d'une p ooop1iîêOliré.
tienne il en' 'mettre en éril ne religion
ft e-~ême par la dialectique d'un renversemenf
spontané qu'il avait su mettre en évidence dans
--..., d'autres processus. r;···· , ,.._
Que reste-t-il de la ~eligion) quand, dans un
triomphe intempestif, re-pliftOSOphe la pense sans
résidu - du moins le croit-il - , quand il en ~
pli es'culativement tous les m stères is,
~~
1 , quan . mt ~e tout entière à J'on srstè~e,
~ l comme un moment ë celw-ci, au lieu êl'integrer sa
! . doctrIne 1 la _religio~ (XI, 517-518) ? L'Idée de
syst~me In!égraI, qui ne renonce à rien, qui n'admet
JAI"~ lèse-t-elle pas déjà l'idée authentique de la religion? '
rien de véritablement extérieur et supérieur, ne
70
liée, dans ~e subordonn~ueHegel lui concède ?
divergente.
71
rl~ ...
~
sent de trouver dans ses dêvel~ementSiïÏÏe nou
f~ ,veneforme, particulièreiiiëïltric e et féconde! de
la philosophie çh[ét~nne. Ils relèvent les preuves
deî i fidélité de Hegel à la Révélation dans son
fIJ~
I[ exposé des dogmes en tant que tels, ils montrent
} t9..~_t_Ie bén~e que la t~éo~gi~J~eu~rerd'un
usage intëDlgent de l'hé~éfianisme.
CL - Pour les lecteurs étrangers à la tradition chré
tienne, ou détachés d'elle, la persévéra~du Ch!'is
tianisme dans la structure systémati~l.!.-e fonda~~n.
tale de l'hégélia.!isme, rigoureusement attestée ou
72
Il
1\ ""'l"'-C--'
73
,') maintenant s'aviserait de le reprendre intégrale
ment à 80lLcompte et de s'en tenir à lui? - résulte
de l'éclatement de ses contradictions latentes. Vou
loir maintenir ensemble ses éclats dispersés, ce
1 !~it.~éJohéi[-!..~es préceptes hégéliens. Comment
le.. _ r se faire niüB"ion, et ~ilÎresteintact, comment
}'p ~"-<a.- rester en contemplation p'iisf;"e d~~ @) s~
A
74
patible., le .ubjectivi.me qui procède arbitrairement, l'exem
Mais celui qui croit dépasser les point. de vue partiels, les
son existence sur quoi que ce SOit extérieur à ene, dont elle
est éclaté J, que rien n'a rapport à rien, c'est adopter une vue
7S
Hegel ne d~crit donc pas une .orte d'. arbre de la counais
sance., et le philolOphe s'occuperait sp~ialement des racines.
Mais, dans l'arbre d~jà, pas de racines BanS feuillage. TI s'agit
d'un organisme, dans lequel des organes et des fonctions ne
peuvent être distingu~s que relativement. Ici, tout d~pend de
tout, et le développement est, en fin de compte, circulaire. La
vérité ne se concentre pas dans les racines, ou les principes :
- Le vrai, c'est le T4!.ut • (IX. 51).
QUel etUeïoifdonc l'intérêt des descriptions et analyses de
détail, affectées à des parties qui, dans le Tout, jouissent d'une
spécüicité et d'une autonomie relatives, l'important consiste
dans la mise en relation des éléments ou des moments, saisis
d'abord dans leur isolement et leur indépendance apparents,
avec le Tout dont ils relèvent en réalité. Des choses se présen
tent à nous immédiatement, un chaos de choses qui semblent
d'abord exister et persister en elles-mêmes et par elles-mêmes:
la tâche consiste à démontrer qu'au-delà de leur apparence
immédiate elles ne IOnt que des rapports, et que leur persis
tance momentanée ne les ew.pêche pas d'être essentiellement
éphémères. Elles ne prennent un sens, et ne s'éclairent, en
périssant, que lorsqu'elles se trouvent rapportées à la totalité
dans laquelle elles se sont provisoirement düférenciées.
Le système hégélien n'est donc pas une structure paralysée,
mais il ressemble à un organisme vivant: un organisme, spiri
tuel en dernière instance, qui comporte des moments d'objec
tivation et de réalisation. Ceux-ci représentent ce que nous
appelons le _ non-spirituel. : nature, choses, institutions, etc.
Ces réalités s'intègrent ~onc tout de mêœe, comme moments
négatüs, à la vie éternelle de l'esprit.
De même que la pensée de _l'éclatement. suppose une pensée
de l'unité fondamentale, de même la pensée de la totalité
implique la düférenciation - et cela, chez Hegel, très consciem
ment et volontairement. n s'agit donc d'une totalité vivante.
variable dans la diversité de IOn contenu, exigeant des déter
minations subordonnées, c'est-à-dire des systèmes parcellaires
intégrés. Le système figure un cercle, mais ce cercle consiste
lui-même en un « cercle de cercles. - autrement dit un cercle
îrreprésentable, un cercle spéculatif (XV, l, 225).
Dans un système abtolu se trouve impliquée l'idée que son
existence et IOn fonctionnement ne peuvent être produits par
~il rien d'autre que par lui-même. il est à la fois cause de soi·même
et sa propre cause finale.
Le système consiste donc en un processus de développement
qui retourne circulairement en lOi-même et qui comporte de.
momenta différenciM : sa pmupposition (YOnJWldnn&) ett
76
son propre réeultat (XI, 456). L'AblOlu ne peut reconnaitre
d'autre statut que IOn entière liberté.
Dans ces conditions, Hegel, accordant moins d'int6r!t l un
principe formel qu'à un ayst~me concret, s'impose d'examiner
et d'exposer toutes les modalit6s, toutes les d6terminations ou
diff6renciations de l'absolu. Chaque r6alit6 particuli~re, rela
tive, finie, d6finissable, résulte-d'une düférenciation, et donc
d'une négation de la Totalit6 : toute détermination est néga
tion (Spinoza: omni& determinatio est negatio) (XI, 525).
Ce qui importe avant tout, pour le philosophe, c'est moins la
clllscription des réalités particulières (lois phYliques, substances
chimiques, animaux, institutions, etc.) - encore que bien IOr
Hegel s'astreigne en ce sens aux plus grandi efforts de précision
et d'exactitude, avec plUl ou moins de bonheur. Ce qui importe
avant tout, ce IOnt les articulations (Gliederung) de toutes ces
réalit6s entre eUes et avec le Tout : rien ne doit échapper l
l'interd6pendance, et lIa soumission il l'absolu, dans une pers
pective téléologique interne.
Pour établir le ayatœe de ces articulations, IOn organisation
générale, l'idéalisme ne s'autorise pal de partir de l'expérience,
ou, pour mieux dire, de l'empirie, dont il s'agit p~écisémentpour
lui de montrer le caractère illusoire et provisoire. Chaque réa
lité assignable, chaque type de pensée doit plutôt &tre déter
miné comme un moment intérieur il l'ablOlu et dérivé de lui
par négation. La méthode, simple décalque du mouvement
même de l'ablOlu, consiste en une d6rivation idéale de toute
chose, ou, comme on l'a dit, une sorte de • dévidage D : une fois'
que l'on a saisi le fil, on déroule la pelote. Ainsi travaillent des
romanciers qui, ayant trouvé un incipit, n'ont plus besoin
ensuite que d'. enchaîner D, grlce il leur imagination productive.
Encore faut-il avoir saisi le fil, ou inscrit l'incipit.
Par quoi commencer?
Justement, un syst~me de la totalit6, où tout est l la fois
pr6supposition et résultat, mouvement circulaire, ne présente
ni commencement ni fin, ne présente pas c un bout» par lequel
on pourrait le prendre.
Alon, Hegel n'aurait-il pas dA, se détournant de toute déter
mination parcellaire et négative, partir, dans l'exposition de
IOn système, de l'Idée eUe-m&me? Il aurait alon montré com
ment l'Idée se divise originairement (ur-uilen), se lépare en
mom~ntraires. s'oppose à eUe-mAme, se diversifie, se
répand, circule et respire. Il lui aurait tAté le poUls, en se don
nant ainsi les moyens d'un diagnostic d'ensemble. Il serait
en quelque sorte descendu avec eUe (dialectique descendante)
ven lea essentialités, let catégories, lei rapports, les chOllel et
77
les ~tre. qu'eDe engendre en elle-m~me et puil qu'elle récupère.
Or, il refuse cette procédure.
Il choilit de procéder à une sorte de dévidage « à rebours •. Il
part dei déterminationl lei plui abltraitel - rélultatl, dan.
,l'elprit humain, d'une haute culture - pour remonter comme
1par deltrél (dialectique ucendante) jUloÜ'à l;~ci
{âIOrI,(Ianl cette prélentation, apparïi1ïplUiôt comme un
rémltat.
Il justifie lui·même cette manière de faire. S'il avait commencé
par l'Idée, celle·ci lerait apparue comme une prélupposition
radicale, livrée d'emblée comme a par un coup de pistolet •. Le
lecteur exigeant aurait regimbé contre cette irruption apparem-
ment injustüiée. Il @nvient de partir .ge noti@1 qpo tout lec
J admet 1 ontanément.
ege pr t~n r~éler à cha;çe lecteur attentit)!! nécellité
t d'une ascenllon dialectique De onëfant lur ce quI estëriïliOrd
aèIÏÏÎil par tOUl, lur ce qui l'impole avec évidence. Mail quel
que loit ce point de départ, il le révélera intenable, et il faudra
palier à autre choDe. Rien ne doit rester prélupp0sé.
Un autre motif de procéder ainli, c'elt que Hegel ne veut pal
épargner au lecteur lB pareour8 du chcanin dialectique, la mail.i
aulation active dei notionl, par une lorte de ùvélation pre
mière et abrupte de la vérité ultime. L'Idée n'est rien sanl ce
chemin dont elle implique toutel lei étapes comme dei mOt
ments de sa propre vie, sanl ce jeu qu'elle joue avec elle·même :
Bani eux, elle serait la lolitude vide, indéfinissable et indicible.
Hegel refuse et réfute les philosophiel qui promettent à l'indi
vidu une fusion immédiate avec l'absolu, ou un accès intuitif
.facile à la vérité.\Il ne se latilfait pu de la a ténébreule et
profonde unité. que suscite la métamorphoDe mystwe de tous
G J\~~ens et a~_lel jugementl a fondus en un • : il alpire &une
. JI unJt~ lumineuoe, éCliUrêë par l'entendement et la Icience, béné
~ ficiaire dei acquil de la logique. La dialectique, ennemie de la
confusion, ne le rélOUt pu à accueillir le mystère comme tel.
Elle prétend l'élucider.
On examine donc d'abord la notion la plus abltraite, et donc
-f aussi la plus communément reconnue, ~~ : on montre qu'elle
Z implique le non-être; puis que l'être et le non·être ne sont que
3 lei momentsâllitraiti du d~, etc. Le moteur est en marche
. et, désormais. il toWAera tout l4?ul. Il fera gravir lâ maclïiîie
J Jusqu'au sommet. '
Un autre motif pour choilir cette procédure, C'elt que le phi.
losophe l'exprime nécellairement danl un langage qui est
lui-même, en tant qu'œuvre de l'entendement, limitatif et
léparateur. Le langage n'exprime jamail que lucceslivement ce
78
qui, dans l'absolu, réalise une unité totale et simultanée. Il se
révèle donc incapable d'exprimer immédiatement l'absolu. Il
convient de mettre d'abord en évidence les limitations de l'en
tendement et les carences du langage pour ouvrir la voie à une
saisie de l'absolu.
Mais est-il possible d'exposer clairement et de comprendre la
pensée hégélienne sans la critiquer ? On saisit certainement
mieux ce que Hegel a voulu faire quand on discerne ce qu'il
faisait effectivement sans s'en rendre compte. Ce traitement,
presque médical, n'ôte rien aux mérites historiques et relatifs
de sa performance.
Sous les motifs allégués pour appliquer une « dialectique
ascendante " on peut mettre au jour une cause inconsciente et,
si elle avait été consciente, inavouable dans le cadre du système.
Si Hegel avait effectué une dérivation « descendante " s'il
avait donc emprunté le chemin inyerse de celui qu'il a choisi,
il se serait astreint à exposer le processus par lequel l'absolu se
détermine et se différencie jusqu'à s'éparpiller en réalités parti
culières et finies :
Il se fit Celui qui dissipe
le
moment de l'Idée absolue. A cela se rattache la prétention d'une
parfaite systématisation, c'est-à·dire l'exigence que tout con
cept soit englobé et qu'aucun concept ne soit possible en dehors
du cercle de ceux qui sont englobés. Mais si on pouvait main
tenant montrer des concepts dont ce système ignore tout, ou
bien qu'ùli'a su accueilliî' en son sein qïïe aans un tout autre
sens que leur sens véritable... ? D
Le système de Hegel reste peut-être ouvert à des concepts
nouveaux; il admet peut-être le remplacement et la permuta
tion de ceux qu'il manipule. Reste le schéma systématique
d'ensemble, y compris cette « dfu:ision D que prend l'Idée - on) '1
n'ose pas dire: « un jour B ! - de iïë1à11'e nature (XI, 463) ! Qui
acceptera de se confier à ce point à la « nêcess1fé » systématique
hégélienne? Autant s'en remettre à la « foi du charbonnier B,
sans laquelle d'ailleurs cette nécessité ne peut sans doute être
comprise.
~
8e ré 'A tre en fait e des concrétions, des réi
fications, des illusions ou es .énations de la
fensée. Celle-ci ne dépend donc pas d'elles, et, par
8 { exemple, elle n'a pas pour condition l'existence et le
, fonctionnement d'un cerveau, mais c'est au con
J
f p\ ( traire le cerveau, entre autres représentations, qui
, n'existeraIt ni ne fonctlonneralt sans ene. Aîïîsi les
penseurs spéculatifs, et le plus téméraire d'entre
IW~œ:'j~eux, Hegel, re~nt-ils l'ordre des choses com
- , munément admiS:--'
La spéculation s'affirme davantage lorsqu'elle
réussit à montrer dans la pensée indiyiduelle un
mode de la pensée absolue, avec laquelle cene-là peut
parvenir à s'égaler if à se confondre en s'universa
lisant. La substance est sujet, mais au sens où le
82
i1'~
sujet est saisi d'emblée comme spirituel: le principe
de la spéculation, c'est l'idelltité du sujet et de
( l'objet (IV, 80-81).
Toutefois, cette identité s'effectue-t-elle bien,
lorsque l'on décide, avec Hegel, que le sujet est
absolumeIi.! sp!rituel? Le problème s'est posé aUx
diSCIples et aux. successeurs de Hegel. Mais, quoi qu'il
en soit, la plupart des philosophes, et parmi eux.
beaucoup d'idéalistes, s'effraient, et reculent devant
une telle identification, alors que Hegel, impavide
ment, se réjouit d'en tirer les conséquences: « La
.r ~'PhilosoPhie spéculative c'est la conscience de l'Idée,
r~ et une conscience telle ~ tout se trouve compris
omme Id.ée» (XVI, l, 3b).
Cette manière de voir témoigne, au jugement de
beaucoup d'idéalistes, d'une sorte de démesure. Mais
Hegel ne craint pas de les scandaliser encore. Il en
«rajoute », pourrait-on dire, et il aboutit à ce que les
plus modérés qualifient d' « excès spéculatifs » :
« Par sa surenchère spéculative, dit l'un d'entre
eux.';Hëgel a ais-crédité la spéculation. J)
Si l'absolu est sujet-objet, alors tout objet parti
culier, toute réalité déterminée et définissable,
toute « détermination », ne peut que résulter d'une
différenciation interne, d'une négatIon de la totlillté
fabsolue, d'une division (Ur-teil), d'une négation
interne.
TI n'y a nulle extériorité véritable, mais toute exté- J) tlt!:. ri'!>
riorité reste relative. En simplifiant quelque peu on' ;./1},
peut diie que c~sl'ab801u(spirituel!) que l~s J'\ tI~ ~
êtres sont, se meuvent, et dîsfarai8sent.
~t lorsqu'elle « se décide» se faire nature, puis à \
reconquérir spirituellement cette natur~, p_~ le nu- .
cliemëîiY'-ùë--l'lioDiÔle, daiië une hÎstoire,l'Iaêe, tf~
";'mme le p>OOlieHegeI,'u'. encoii,jama;" ail'ime
qu'avec elle-même J) (XIV, 54, 55).
J
83
Alors le philosophe, parvenu au niveau du savoir
absolu, et . ense donc' ement, saisit la
....................""'-...>oU~~ab~so u qui, par une même actiVltê",
pense et se diversifie, se divise et se reprend dans
son unité, éternellement. De cela réSUlie-uiiëIiOù
vene définition de la spéculation. C'est, pour le
philosophe, la manière de penser qui consiste à
dériver du concept ou de l'Idée, rationnellement et
dialectiquement, toutes les déterminations de pen
sée, les catégories, les concepts spécifiques, et aussi
toute réalité. Chez Hegel, on admire les productions
d'une extraordinairèlmagination ~spéeul~tive.
" Le penseur spéculatif croit tirer tout de lui-même,
"~- et, méprisant la célèbre"'mise en garde kantienné, il *
~J~
crC?it, pour voler mieux et plus haut, devoir se passer
'Idi-la résistance de l'air~ A cet égard le spectacle du
jyol d'aigle hégélien est prodigieux. J.- j \
Le spéculatif se persuade que la p~sêeJ'Produit
tout par elle-même, comme le spécûlateur heureux a
parfois l'illusion que l'argent qu'il met en circulation
fait tout seul « des petits ». C'est peut-être ce senti
ment d'autosuffisance qui est le plus caractéristique
de la pensée spéculative. Comme le dit Marx criti
quant l'attitude même dont Hegel se vante de
l'adopter : « Hegel est tombé dans l'illusion qui
consiste à concevoir le~l comme le résultat de la
Ifp~ 1 \ p.!,nsée qui se rassemble en soi, s'approfondit en soi,
t\ s~ meut à partir de soi-même, alors que la véritable
cf: ~ r méthode
iJChJ. consiste au contraire... » (Introduction à
la Critique de l' ~conomie politique).
Certes le J?enseur spéculatifne prétend pas dériver
(ou déduire) du concept n'importe quel objet sin
gulier, et, par exemple, comme on l'avait mis au
défi de le faire, Il le porte-plume de M. Krug » 1
TI laisse subsister du hasard et de la singularité
dans son monde (XI, 577-579). Même, il ne il'oblige
84
pas à réinventer toutes les choses que la représen
tation sensible ou que les habitudes mentales lui
livrent aisément. Il s'assigne surtout pour tâche de
mettre en évidence que toutes les déterminations de
pensée, et tous les objets réels peuvent être dérivés,
ou déduits, du concept. Ce qui l'intéresse avant tout,
c'est de mettre en évidence la dérivation elle-même,
comprise d'ailleurs dialectiquement, l'universelle dé
pendance et intériorité à l'égard de l'absolu.
Ainsi le prestidigitateur tire-t-il de son chapeau
toutes sortes d'objets familiers. Ce qui fascine, ce
sont les conditions et la procédure exceptionnelle
de cette extraction. Mais beaucoup le soupçonnent
d'avoir collecté ces objets familiers, et de les avoir
d'abord mis dans le chapeau. Eux-mêmes, il les a
pris tels qu'il les a trouvés, sans les soumettre à
aucune épreuve, sans les critiquer: ils restent assez
indifférents.
Hegel a dérivé, comme étant rationnelles et
nécessaires toutes sortes de déterminations que le
temps, dans sa fuite, a fait apparaître comme réelles,
certes, mais aussi comme caduques et historiques.
Cela se montre moins évidemment et moins immé
diatement en ce qui concerne les déterminations les
plus intellectuelles et abstraites. Cela saute aux
yeux, par contre, en ce qui touche les conclusions
religieuses et politiques de la spéculation. Aussi
bien est-ce dans ces domaines que celle-ci a dû af
fronter d'abord la critique.
Hegel démontrait spéculativement et, dans une
certaine mesure dialectiquement, la néwsité, dU)
moins à titre de représentation ou de métaphore...de
la reli~on luthérienne, la ~té aussi de la-'!!o
!1~ë1ïiëconstitutioiïnelle quelque peu libérale, « à
la Iraraênoerg »,·la I!.éces!ité e~~e !~propriété
pri':.ée. Mais pour les aïlièes ou les républicains, ou,
,. ..". ,'......' t'
~ ~~~ r;""J~I"'::- 8S
J ~.d&.:4-~.
davantage encore pour les premiers socialistes, saint·
simoniens ou autres, quel sens pouvaient garder une
telle « démonstration », une telle « déduction », une
telle « nécessité» ? Autant en emporte le grand vent
de l'histoire!
En fait, beaucoup de lecteurs, et parmi les plus
attentifs à sa doctrine et à la fécondité de cette doc·
trine, en vinrent rapidement à le soupçonner de
J Ijustifier « spéculativen;"ent ,» s~s_~!.op~~pinions,
.! J caracténstlques iIë sa situatIOn SOCiale et culturelle,
. etmême ses propres préjugés individuels. .
Le soupçon s'etendlt à la pensée spéculative
tout entière. On sentit alors la faiblesse d'une cri·
tique de la spéculation hégélienne qui se conten
terait de se fonder sur les erreurs (en particulier
scientifiques et historiques) que Hegel avait com
mises, ou sur les justifications et accommodations
circonstancielles auxquelles elle conduisait. C'est
le procédé spéculatif lui·même qui fut mis en cause
et, si l'on peut dire, dans ses meilleures pro·
ductions.
Car Hegel a rendu compte aussi d'une manière
spéculative et dialectique, de déterminations 10·
giques, de réalités naturelles, de processus histo
riques dont personne ne conteste l'existence ou la
validité. Il les a présentés comme des moments de
l'absolu, et, dans cette perspective, il a minutieuse
ment analysé et décrit leur genèse. Souvent ces
analyses et ces explications gardent, encore pour
notre temps, une grande profondeur et une éton:
nante fécondité. Elles se fondent d'ailleurs parfois
sur une observation particulièrement lucide de la
réalité.
Mais, dans l'ensemble, l'itinéraire de dérivation
conceptuelle que Hegel emprunte ne colncide pas
avec la genèse réelle et observable de ce qu'il prend
86
pour objet d'étude. La religion, les institutions poli-
tiques, et par exemple le majorat, ou la propriété
privée, ou la situation de la femme dans la société,
ont de tout autres conditions effectives et de tout
autres causes réelles que les conditions et raisons
conceptuelles qu'il leur assigne.
Il reste, bien sûr, que les esprits spéculatifs,
fidèles à la méthode spéculative, ne peuvent guère
trouver de meilleur modèle que la philosophie hégé-
lieime, malgré des erreurs et des échecs partiels
qu'ils préfèrent tenir pour accessoires et accidentels.
Mais ce qui est de prime abord plus surprenant,
c'est que les adversaires de la spéculation ne mépri-
sent pas tous cette philosophie, tant s'en faut, et
que, tout en la critiquant, ils tentent d'y prélever
non seulement des éléments, mais même un état
d'esprit, une manière de penser, une méthode utiles
à leurs propres entreprises. Opération délicate, à
l'évidence.
Ds peuvent s'imaginer, pour se donner du cœur,
que Hegel avait peut-être lui-même disposé le
champ opératoire. Il avait été amené en effet à dis-
tinguer les propositions logiques ordinaires, prédi-
catives, et ce qu'il appelait la proposition spécula-
tive.
La connaissance de l'absolu, ou du sujet-objet,
par soi-même, telle qu'elle s'effectue dans l'activité
du philosophe confine à l'inexprimable, le langale
décomposant néçessairement ce gu'il expUQle (au
Îninimum: un sujet, un verbe, un attribut). D'ailleurs
Hegel, dans ses premiers essais, avait entendu cette
SaiSie de l'absolu, à la suite de Schelling, comme une
( ÏÏi.tultion : « La~éculation, puisque l'idéalité et la
réâlîtê sont en e e une seule chose, est intuition »
(IV, 102). Il parviendra ensuite à la conception
philosophique selon laquelle cette intuition s'expli-
87
cite, !le développe et s~. p'arf~ en un systè!!!-e.
Reste que lorsque 1eSujet-objet s'exprIme, il ne
le peut faire que dans une proposition « identique »,
où il ne s'agit pas de montrer que le sujet fait partie
de l'extension ou de la compréhension de l'attribut.
« La substance est sujet Il : cette proposition ne
signifie pas que parmi les caractères du sujet, ou
parmi les sujets possibles, on doit aussi compter la
substance. Elle affirme que sujet et substance sont
identiques. Mais cettt:: identité resterait dépourvue
de sens et de fécondité si, en même temps, elle n'im
pliquait pas une opposition: le sujet n'est tout de
même pas l'objet, et même ils se définissent par
contradiction de l'un à l'autre!
Les propositions spéculatives, posant l'identité
positive du contradictoire, ne séduisent pas ÏInmé
diatement les profanes auxquels on les présente et
qui, par la pratique vitale et par la pensée coutu
mière, sont habitués à manier les catégories de
l' « entendement» et à entendre toute proposition
d'une manière attributive (ou prédicative).
La substance est sujet, l'objet est sujet, l'inté
rieur est l'extérieur, la fin est le moyen: devant de
tels propos le profane reste d'abord perplexe, et s'il
les prend au sérieux son esprit flotte (schwebt, dit
Hegel) au-dessus des termes qu'ils mettent en rela
tion équivoque (IX, 144-147). D'ailleurs la propo
sition spéculative, à un niveau moins élevé d'éla
boration et d'audace peut revêtir une forme néga
tive, mais qui implique le positü : le sujet est un
non-sujet, fintérieur est un non-intérieur, ce qui
se passe dans l'intêneur se passe dans l'extérieur,
ce qui comprend est compris dans ce ~'il com
prOd, etc.
n voit que la proposition spéculative a été uti
lisée bien avant que Hegel n'en fasse la théorie - et
88
le philosophe ne le contestait certes pas. Rappelons
. \~ la célèbr-e pensée de Pascal: « Par l'espace, l'univers
'i j me comprend et m'engloutit comme un point; I!!!
la pensée, je le comprends. II
Cette pensée serait bien plate et banale, si elle se
réduisait, comme peut-être Pascal le voulait, à
l'opposition de deux natkes irréductibles. Mais,
qu'il rait su ou non, elle donne un exemple de pro
fondeur spéculative en désignant un unique et iden
tique je qui comprend et qui est compris, et en
suggérant, par l'emploi d'un même verbe, l'identité
du « comprendre 1) et du « être compris ».
De même, la proposition fameuse de Marx, selon
laquelle « la métamorphose de l'homme aux écus
en capitaliste doit se passer dan~ la sphère de la
circulation et en même temps doit ne point s'y
passer II serait bien plate et banale, si elle se conten
tait de signaler de manière piquante un problème
dont la solution consisterait dans l'élimination pure
et simple de l'une des deux affirmations contra
dictoires qu'elle comporte. De fait, elle présente un
caractère spéculatif si éminent que le traducteur du
Capital en français, Joseph Roy, penseur raison
nable et « cartésien ll, n'avait pas hésité à l'exclure
de sa traduction : vade retro Satanas!
Marx d'ailleUl's soulignait le paradoxe qu'il osait
soutenir, par le même défi que Hegel avait lancé à
propos d'un paradoxe du même ordre: Hic Rhodus,
hic salta! Ah 1 tu te prétends capable d'effectuer un
saut immense ? Eh bien! Voilà Rhodes, saute!
(XII,57).
TI s'agit da.ns les deux cas de la tentative d'ex
~rimer un m~ère et par 1 même du risque ou du
projet de le ~ siper . mystère religieux, en ce qui
concerne Pascal; conomiqu en ce qui concerne
Marx. Mais ni Pasc Dl arx ne peuvent passer
U9
; \0
89
cependant pour des penseurs « spéculatifs », au sens
hégélien de ce terme, et ils ne se considéraient pas
comme tels.
Pour expliquer cette étrange situation, peut être
convient-il d'alléguer la diversité des définitions
que Hegel donne du spéculatif. Certaines résultent
d'une sorte d'amalgame discutable. Il arrive à
Hegel d'assimiler le spéculatif à ce que nous appel
lerions plus volontiers, en notre temps, le dialec
tique. Telles ces définitions éparses dans son œuvre:
« Le spéculatif consiste à saisir les moments opposés
dans leur unité» (X, I, 122) ; «( Le spéculatif, c'est
[ avoir devant soi la contradiction et la résou
dre » (XIX, 656).
Ces définitions dn spécula~diffèrent beaucoup de
celles qui réduisent tout de réd)à a'idée}} ou qui
préconisent la dérivation conceptuell~utobjet
de pensée à partir de l'Idée. Des théoriciens ont
estimé que leur validité pouvait subsister, et qu'elles
pouvaient être utilisées, en dehors de toute préoc
cupation proprement spéculative.
Hegel, quant à lui, et comme le dit un de ses
commentateurs, «( faisait colncider immédiatement
sa méthode dialectique et l'essence de la SPfl
culation )J.
Mais, d'autre part, on le surprend à désigner
indifféremment comme spéculatif ou comme dia
lectique, ou bien un processus total, ou bien l'un
des moments de ce processus - la distinction des
moments relevant elle-même d'une dialectique tenue
parfois pour purement négative (XVIII, I, 354).
Après la mort de Hegel, l'apparente colncidence
du spéculatif et du dialectique est devenue, pour
beaucoup de ses disciples, un problème. On peut
être spéculatif sans être dialecticien. Ne peut-on
être dialecticien sans rester spéculatif ? La dialec
90
tique résiste-t-elle à toute tentative de séparation
de la spéculation et du système ?
La « reconnaissance de soi dans l'altérité» (IX, 63)
ne se réfère pas fatalement à l'absolu. Chaque homme
rencontre, un jour, un étranger qui lui ressemble
comme un frère. Et même sans se monter la tête,
ils peuvent sentir que les deux font la paire!
91
'fJ'·!Jb = ,p ' f r:: ~
1 1do~
~ -r.. c.:-/~
Il ne faut pas en effet se dissimuler que le repérage
de trois moments de la dialectique et le maintien de
chacun d'eux dans sa distinction et son isolement,
tels que Hegel les effectue ici, relèvent eux-mêmes
de la compétence particulière de l'un des moments
définis: le moment de l'abstraction, condamné d'ail·
leurs à se contredire lui-même.
Les moments ne se succèdent pas l'un l'autre, ni
ne sont juxtaposés, de telle sorte qu'en accédant au
degré supérieur on abandonnerait purement et sim
plement le degré inférieur. C'est seulement d'une
manière abstraite qu'ils se distinguent dans la tota
lité processuelle de la Raison. Hegel le souligne :
l( Ces trois moments peuvent tous être posés sous le
92
de son étroitesse (X, II, 84-85). Passion et rigueur
contraignent également à passer les bomes.
Alors, que le plus fort gagne 1 Dans un débat ou
dans un combat, la dialectique hégélienne comprend
et explique que chacun épuise toutes les ressources
de son argumentation unilatérale ou de son agres
sivité ingénieuse. Elle ne constate ni ne conseille
le compromis superficiel ou la conciliation conser
vatrice. La conciliation u'elle réconise est d'une
es~ce plus haute, elle est ce e qw s eta It au- asus
tés termes à « concilier >5, après qu41s se sOien:reux
mêmes détrwts en tant que tels. Or, c'est quand
l'unilatéralité et la particularité se sont déployées à
l'extrême qu'elles se renversent, qu'elles deviennent
leur contraire, qu'elles se fondent avec leurs anta
gonistes en une unité supérieure, manüestant ainsi
leur fécondité théorique et pratique paradoxale.
Même si dans certaines applications circonstan
cielles Hegel semble parfois céder à un penchant
pour le compromis et la conciliation vulgaire, la
dialectique hégélienne ne va nullement en ce sens.
f l~erre, disait Hegel d'une manière ch~uante,
1 e~pêche les peuples de s'endormir_ëômm~ e vent
évite aux eaux de stilgneL(XII, 324-325) ! A propos
~ des F'î'ançalB de la Révolution, il mettait plus pré
cisément en valeur l'efficacité de l'unilatéralité « de
fentendement » et la fatalité qui la fait se sublimer
elle-même: « Justement, en poussant ces moments
jusqu'à l'extrême pointe de l'unilatéralité, en sui
vant chaque principe unilatéral jusqu'à ses consé
quences ultimes, ils sont parvenus, grâce !la diB.
lectique de la rais~ historiq~ mondiale, à une
1 situatiOn politique dans laquelle toutes les unila
lêralités antérieures de la vie de l'Etat paraissent
dépassées » (Encyclo~die, § 349, Addition. En
allemand).
93
Aucune des dialectiques concrètes qui se succè
dent dans la Phénoménologie de l'esprit n'aboutit à
un compromis - auquel l'œuvre aurait dû alors
s'arrêter. Luardon lui-.même n~réduit pa~ à
une acceptation réciproque de 1~ sitJ,lation ~ui
tûelle des jk,ux_co!!s~iences affrontées, mais il les
élève toutes les deux à un autre niveau, en lës
métamorphosant. Si· un reprOChe pouvait êtrë-fait
à-Hegel~à--regard de ces dialectiques, ce serait
plutôt de liquider chaque fois trop radicalement
chacun des termes opposés d'abord, ou de les ou
blier trop absolument tous les deux, de les élever
certes, et de les supprimer, sans prendre la précau
tion de les conserver suffisamment (X, 1, 81-82) :
ainsi en va-t-il, significativement, de ce que Hegel
appelle la « certitude sensible », de ce monde empi
rique dont nous avons la perception presque im
médiate... (VIII, 1, 81-92).
Certes, tout dialogue, toute controverse, tout
combat n'aboutit pas fatalement à un dépassement
des positions unilatérales originaires. Il y a des dia
logues de sourds et des guerres pour rien. Mais ils nc
représentent, dans le processus général, que des
tentatives, des préparatifs, des répétitions préala
bles d'opérations qui, elles, seront décisives, et qui
importent seules du point de vue de la logique des
choses historiques, parce qu'elles impliquent l'in
novation.
La tâche intellectuelle du dialecticien consiste
alors en 1~~!Y!!thé~ede tous les moments
du processus, qui se présentent d'aborraanswur
abstraction figée et leur opposition polémique.
Or cette entreprise semble paradoxale, du mgins
pour le « bon sens ». Elle suppose en effet que dans
toute opposition (controverse ou combat), lorsqu'elle
est sérieuse, l'activité de chaque adversaire implique
94
profondément celle de l'autre : dans leur hostilité,
et par elle, les deux se lient ensemble dans une
solidarité intime, une sorte de familiarité. L:up.,
n'est jamais que le « double-négatif» de l'a~e. Les
ennemis sont encore plus inséparables que les
amants. Si l'un des deux succonibe, l'amour est
mort, et la guerre est finie! L'important, pour le
théoricien, c'est la disparition des deux adversaires
ou partenaires, en tant que tels, l'effacement de
l'unité qui le& comportait et, sur un plan historique
plus concret, moins la défaite deJ'un des :erotago
nistes que l'a~olition d'un I!!0nde social, politique,
culturel ou, dans d'autres domaines,l'df2Jldrement
d'un syst~me, d'une épistémie, d'un contexte...
Le dialecticien vise la totalité proc~ss~lle,~
v~~e, dans le jeu de ses moments. Ainsi quand
Hegel, dans un chapitre remarquable de la Phé
noménologie, décrit la destinée de ce qu'il appelle
« le monde de la culture » - ce monde où, selon fui,
l'esprit est devenu « étranger à soi-même » (VIII,
II, 50) - ce qui lui importe avant tout, c'est d'ana
lyser le mouvement total de ce monde, daMie
déploiement de ses contradICtions internes. Ce
monde, par sa dynamique propre, fait surgir ~
monde diffé!.ent, une étape nouvelle dü dévelop
pement typique de la conscience.
La vision de Hegel ici peut, dans ses allusions
historiques, se révéler fausse, elle n'en reste pas
moins philosophiquement grandiose : elle saisit le
passage et la mutayon de ce que nous pourrions
appeler « l'Idéo~e..frapçaise » à ce que d'autres
ont appelé « l'Iaéol~eallemande ». Il constate pro
phétiquement l'irréalité et l'hn~uissance de cette
dernière : « ...\.J:~l! liberté absol~sort de sa réalité
qui se détruit~.elle-même,pour entrer dans une autre
terre (...) où lIa liberté absôliÏè;'\dans cette irréalité,
'- _._.~
95
à la valeur du vrai» (VIII, II, 141). La Révolution
\ 1 françalse -~-
. a d"evore ses propres elll~ts, un autre
pays va r~rend!e le flambeau, ~ui où, pour le
/ moment, règne l'irréalisme dont les philosophies de
Kant et de Fichte sont la quintessence.
Vision hégélienne elle-même idéologique et irréa
liste, sans doute! Mais vision dialectique : un pas"
sage, un saut qualitatif, ~~n, un progrès
dans la contradiction. Avec, déjà chez Hegel, la
défaillance « structuraliste Il : la transcription
d'une métamorphose interne, et reconnue toutefois
comme telle, en un changement de lieu, en une
migration...
Mais, ici, rupture et continuité s'impliquent réci
proquement. On pourrait se contenter d'un constat
de ce passage tenu pour un donné irréductible, un
mystère. Mais si l'on a l'ambition d'expliquer, alors,
comment se dispenser de penser dialectiquement ?
Les formes particulières que l'esprit humain revêt
successivement dans son développement se détrui
sent elles-mêmes et deviennent donc, par elles
mêmes et sur place, autres. Comment une structure
donnée, en quelque domaine que ce soit, engendre
. t-elle une structure toute différente ? Comment, se
trouvant soi-même engagé dans une structure ou
un système, à titre de moment, peut-on travailler
',;
efficacement à sa destruction, son re~rseD!ent, son
{ nécessaire retournement sur lui-même ? Cela peut-il
se comprendre, sans dialectique ?
hl Il faut sa!sir le"process.us .to.llt. en~ier, et le ieu de
)l'tous ses moments, y C0I!lP!'lS SOl-meme.
Le diâlecticien c'est celui qui, par exemple, exa
minant le « monde de la culture 1) et le combat qui
s'y développe entre les (Lumières et la l' SUl!erstition
(le XVIIIe siècle français) ne se contente pas de
comprendre chacun des deux antagonistes et de
96
« se placer à son point de vue II, mais parvient à se \\
II, 95).
leur réunion.
moments, ni la rencontre.
98
chacun des moments qu'on le force à se détruire
lui-même.
La prise de conscience synoptique, l'insertion
intelligente dans la situation dominée globalement,
n'entraine donc nullement, pour le dialecticien, un
éclectisme, une abstention, une abstinence. TI prend
parti dans la contradiction vivante, il y est situé, il
sait où elle va. Ainsi d.!Ws la « diale~~ du Mattre ' 1-....... i~
et du Valet » Hegel se place-t-il au côté du valet, ,
dont il prévoit (rétrospectivement!) le triomphe.
Dans sa victoire le v:alet supprimera le mattre ~n
tant que mattre - et donc la maîtrise. Mais en
même temps il ~primera évidemment la se1'!Ïtyde,
il se supprimeraîui-même en tant ~e tel. Un autre
~ du monde.œÉa. En décriva.ritëe bouleve'r-
sement, Hegel slÙlse placer à la fois au point de
vue du mattre et à celui du valet, et au point de
vue des deux, et suivre de plus, en abandonnant
tout « point de vue » particulier, k m~.Y~~t de
la totalité qu'il examin~: le processus. En même
{temps il épouse la cause du moment actif et nova-
teur de la contradiction mise en évidence : la cause
du valet (VIII, I, 161-1666).
De même, tout en suivant et décrivant, à sa
manière, le combat des Lumières et de la Supersti-
tion, et tout en exprimant le mouvement de la tota-
lité culturelle qu'il a choisi de décrire, il ne manque
pas de reconnaître « le ~it des Lumières ».
Le dialecticien est donc celui qui, dans une péri-
pétie historique, dans une évolution sociale, se
1cQmp-rend non seulement 80i-mê~e, comme force
active unilatérale, voire comme force révolution-
n!ke, mais comprend aussi son adversair~er
1v!!éur oy rèâctio~aire. Il saIsit le coïDbat tout
entier, dans lequel cependant il ne joue qu'un seul
rôle. Il admet la nécessité de tous les moments du
99
processus. Il Y est englouti comme un point, mais il
le comprend. Il aime ~n destin et en mêm~tE!.mps
le domine.
M~ob_éÎ!_a à son tour, dramatiquement et
certiîiis égards dangereusement, à l'exigence d'une
à)
saisie dialeetiqu!....,!ù-proeëssüs globlll, lorsqu'il osera
écrire, pour des lecteurs qui ont été des combattants,
et qui ont été vaincus, pour des êtres de souffrance
et d'amertume, les républicains écrasés par Napo
léon III, des propositions qui assignent à chaque
moment sa nécessité dans le processus historique
global. C'est celui-ci qui deviendra le sujet gramma
tical des propositions, comme il est le sujet des
événements :
~ La Révolution va jusqu'au fond des choses.
Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène
son affaire avec méthode. Jusqu'au 2 décembre 1851,
elle n'avait accompli que la moitié de ses préparatifs,
et maintenant elle accomplit l'autre moitié. Elle
(1 perfectionne d'abord le pouvoir parlementaire, pour
~ pouvoir le rel!Y~s~r ensuite. Ce but une fois atteint,
1 elle pepectionne le pouvoir exécutif, le réduit à son
1 expressiOn la plus pure, l'isole, dirige contre lui tous
les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes
'1. ses forces de ~.!truction et, quand elle aura ac
compli la seconde moitié de son travail de prépa
ration, l'Europe _Sllutera de sa place et jubilera :
« bien creusé, vieille taupe 1 » (Le 18 Brumaire de
Louis-NapoUon Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1969,
p.124.)
~ Celui qui vit la vie du erocessus ne voit plus les
ç défaites commeë1es dèfaites;9'isouhaite des adver
saires à sa mesure, il voit plus loin que son pa~ ljfS)I·
.v-.
et faifbénéficier ce paI1Leris d'une V1!.e !!Diverse e.
iJ Pour cela, il se dégage des abstractions, des res- ·1
sentiments, des étroitesses, des idées fixes. Qui veut JI
100
V. - Système et dialectique
Est-il légitime, est-il simplement sensé de définir,
de décrire, d'appliquer séparément la (( dialectique
hégélienne Il, au prix de ce que Hegel aurait certai
nement tenu pour une amputation cruelle et sa
crilège ?
Hegel ne dissociait évidemment pas, en principe
du moins, la dialectique et le système spéculatif.
S'il s'agit de restituer authentiquement sa pensée,
alors on ne peut que rappeler son système diakctiqUfJ,
dans sOn unité et son homogénéité prétendues, tel
qu'il l'a lui-même proposé d'une manière inimitable.
Toutefois, n'est.on pas contraint, aujourd'hui, de
se placer hors de ce système, pour le contempler,
en parler, essayer de le comprendre et de l'expli
quer ? N'adopte-t-on pas nécessairement, pour ce
faire, un autre point de vue que le sien, malgré sa
prétention de ne se limiter à aucun point de vue
particulier? N'est-il pas possible, en prenant quel
101
ques précautions, d'étudier et de m"'!pipuler la
dialectique hégélienne sans se charger de tous les
résultats que Hegel se vantait d'obtenir grâce à
elle?
Sur ce point, deux thèses s'affrontent. Les uns
soutiennent que l'hégélianisme forme un organisme
indivisihle, y compris les conséquences que Hegel
certifie y inclure nécessairement: la politique dans
son avatar monarchiste, la religion dans son avatar
luthérien... Hegel était fier de son mon~thisme,
)\ à prendre en hloc ou à laisser.
Cette conception de l'hégélianisme implique une
rupture absolue de celui-ci avec tout ce qui le pré.
céda et tout ce qui lui a succédé. La prend·on à la
lettre, alors l'hégélianisme perd tout attrait pour
qui en conteste les tenants et les aboutissants.
Etes-vous incroyant, ou musulman, ou catholique ?
Donnez-vous dans l'idéalisme suhjectif ou dans le
matérialisme ? Préférez-vous la république à la mo
narchie constitutionnelle? Alors détournez vos lè·
vres de ce calice: l'hégélianisme ne vous promet que
de l'amertume!
Pourtant, on a dès longtemps senti une différence
entre la manière dialectique de penser - tO!!t ~e
d~e ! - et les résultats obtenus par Hegel grâce
..., à elle - rieI!.-nu'en p-erdra !
Déjà,p}êiTeLeroUx"';> qui pourtant n'y était pas
initié profônéUÔ1ent: reprochait à Victor Cousin de
n'avoir pas discerné dans l'hégélianisme des diffé·
rences, sinon des oppositions: « M. Cousin n'a p~s
compris l'esprit !l~dacieux caché sous les formules
de Hegel, cet eS'p'rit de progrès progressant com..,!!1e
~}sent aujourd'hui les Allemands (...), qui f~t
explosion aujourd'hui dans l'école hégélienne. Mais
le faux système, il l'a reproduit assez exactement )
(XXIX, 172).
102
Et en effet, pourquoi ne suivrait-on pas, concer
nant Hegel, l'exemple qu'il donnait lui-même, con
cernant Kant ? « La philosophie kantienne, disait-il,
a besoin que son esprit soit distingué de la lettre et
\ que le principe spéculatif soit dégagé de tout le
reste II (IV, 79).
Cette distinction, Hegel ne la présente pas seu
lement comme une possibilité, mais bien comme un
devoir. Ainsi, à propos d'un autre grand philo
sophe : « Le point de vue de Plat~n est déterminé et
nécessaire, mais on ne peut yaemeurer, ni s'y re
porter, la raison a de plus hautes exigences. Le
mettre pour nous au rang suprême, en faire le point
de vue que nous devons ado:e~~ cela appartient \1
( aux faible8s~s de~ot.r e temPSqID ne peut supporter.
la ~andetfi~eiigenceEJde l'esprit ~um!-.in, ce
qu ellell'ont de proprement prodigieux : il;~'en sent
acc Iê, et s'en va lâchement chercher refuge en
arrière l) (XV, III, 396-397). _Toutefois!_ ce refus
hégélien de toute <fé~ssion philosophiIDl.;; n'inter
.~ dit pas les prélèvements utiles: « on aurait raison de
revenir à elle (la philosophie de Pl~)po~réa'p
prendre l'idée de la philosophie spéculative» (XV,
III, 397) !...
Hegel jugeait qu' « il est de la plus haute impor
tance d'appréhender et de connaitre oomme il faut
la dialectique Il (XI, 513). Eh bien! il n'y a pas
d'autre moyen, à notre époque, pour Il réapp.r.endJ:'e
l'idée de la philosophie dialectique lI, que d~ re
veJ!ir à la philosophie de Hegel »" mais en se gardant
d'y chercher en mêmetemps un Il refuge en arrière lI.
On relève dans le texte hégélien beaucoup d'er
reurs, de faux problèmes, d'idées désuètes, de thèses
archalques. Le même drame revit toujours: si l'on
devait en croire les intéressés, ils ne seraient jamais
morts, ni disséqués. Mais en réalité, l'bJs!oire~~la
104
l'a lui-même souverainement ouverte? Enseignant
une histoire de la philosophie, il saisissait toutes les
œuvres philosophiques comme dérivant les unes
des autres, dans un processus d'ailleurs complexe
d'activité 8p~elle, avec des contradictions et des
ratés: un processus éminemment dialectique. Consi·
dérédans ses rapports multiples avec les autres
penseurs et avec la réalité humaine contemporaine,
chaque philosophe !érit~le reJ!.l'end et élabore }e
legs qu'il acc~te...comme une sorte de matière pre
mi.ère. Dans ces conditions, et quelle que soit son
accointance avec l'absolu, le philosophe est toujours
Il le fils de son temps» (XII, 57).
L'époque de Hegel a favorisé le réveil, l'anima
tion, l'enrichissement du legs dialectique, un bien
particulièrement mobile et qui se transmet après
partage.
Hegel dresse lui-même une sorte de palmarès des
philosophes, selon qu'ils furent plus ou moins bons
dialecticiens. Il condamne les philosophies trop peu
ou trop fragmentairement, en vérité trop incons
ciemment dialectiques. Il recueille les meilleures
incitations et suit les exemples les plus remarqua
bles, car, comm«? HIe dit, Cl la dial~ctique n'est ~en
de nouveau en philosophie li (XI, 513). Il signale ses
précurseurs. On connaît ses hommages, peut-être
excessifs, à Héraclite que l'on ne peut soupçonner
d'anticiper le syst me hégélien !),,à la théologie tri
nitaire, à Spinoza, à Di,.derot (qui ne relevait sans
au
doute pas de l'idéalisme, moins de type hégélien !),
à Kant (httile au projet d'une exposition dialec
tiquède l'a solu !).lIe.K~e reprenait certainement
pas à son compte ce terme de dialectique, riche de
toute une histoire controversée, sans savoir ce qu'il
faisait: il dét0U1!lait à soUrofit une ligne de pensée,
un élan, un Cl souffle» et les attirait dans un faisceau
lOS
théorique où ils subissaient des manipulations, un
remodelage, un assouplissement.
TI n'y a pas de meilleur moyen de déconsidérer la
dialectique - et ses adversaires le savent bien
que de l'enchaîner A un système, fût-ce celui de
Hegel. Car elle subirait alors la même péremption
que le système.
Mais la dialectique échappe à ce destin. Elle survit
aux choses et aux êtres, aux institutions et aux
œuvres, aux dogmes et aux définitions : elle est
précisément la loi diversifiée de leur apparition et
de leur disparition, l'analyse des manières de naitre
et de mourir, l'itinéraire des passages. Car il y a des
modes généraux du devenir temporel et de la contra
diction abstraite, que l'on peut même tenter de for
maliser. Quand tout meurt, la mort immort!llle
~riQ!nphe. Quand tout se querelle avec soi-même, la
discorde devient l'accord universel.
La dialectique, comme manière de penser cons
eÎente et méthodique, se distingue du dogmatisme,
de l'abstraction absolutiste, du formalisme borné,
qui ne sont d'ailleurs que ses moments ou ses phases.
Le non-dialecticien, c'est celui W s'établit Ade- \
meure dans un gtt~_d'étape. TI participe tout-de)
meme de la dialectique, sans le vouloir et le savoir :
. il représente le moment de l'entêtement, de la du
1reté, de l'ankylose, ou de l'identité indifférenciée,
Hegel décrit donc des dialectiques de diverses
espèces et de niveaux hiérarchisés.
TI met en évidence la dialectique qui emporte tout,
le mouvement complexe et contrasté de toute réa
lité, la loi universelle de la contradiction sans cesse
re~iu.Q.Dte'et sans cesse r~ty.e.rTI révèle de plus
la dialectique que suit spontanément toute peJl8ée
humaine, qu'elle le veuille ou non - et ceux qui
s'en...!êtent à rester identiques à eux-mêmes connat
"1
166 /'
-...::::: • //
)A~ r-i ftj.;..r--,,:C.<.L.,. ~
(;;-<-h1'. C.c..e-R\'i-.A... 1 ?".~ "- f!:',.. ".
IJ-----c:4 ,- c4 li-" J
tront le partage et le néant. Mais il exalte, bien air,
107
sen~.:.p~~!~uer le rôle d'un auxiliaire indis~sable
de~ Il convient en effet de soUligner ce
point, souvent méconnu : la critique hégélienne de
l'entendement et de la logique classique se veut-elle
même dialectique, et donc non dogmatique. Il ne
s'agit pas de traiter l'entendement avec les seuls
procédés séparateurs et fixateurs de l'entendement
lui-même : ce serait lui assurer la victoire. Mais la
critique rationnelle montre le caractère relatif, pas
sager, momentané, partiel des opérations de l'enten
dement et, par là même, leur validité relative. En
même temps, en décrivant la dissolution inéluctable
des définitions, des caractéristiques, des détermi
nations effectuées ou posées par l'entendement,
elle sape les prétentions absolutistes de celui-ci,
conteste l'éternité de ses œuvres, absorbe celles-ci,
et l'entendement lui-même, dans le rocessus ra
tionnel universel, les élève à une vérité p us aüte.
Ce serait donc une erreur que de croire à un aban
don par Hegel de toutes les règles et de tous les
procédés de la logique classique, ainsi d'ailleurs que
des méthodes scientifiques continuellement réno
vées. Hegel ne fait nullement l'apologie d'une sorte
de sentimentalisme anti-intellectualiste, d'un ro
mantisme de la connaissance - même s'il lui arrive
parfois de s'abandonner par mégarde au sentiment.
Il profère à l'égard de cette mystique la même
condamnation que Gœthe (XII, 51) :
Elle mépris~d;;ïent et la sciencè,
108
\' ,
') <\.P'-'J(f
!A
Ill)
sant d'une relative indépendance ....,.... mais un sys-
tème subordonné à d'autres systèmes plus amples et
contrôlé par eux, dans une hiérarchie qui monte
jusqu'à la totalité. Le dialecticien s'efforce de ne
jamais oublier, et éventuellement de restituer les
connexions, les interdépendances (Zusammenhang),
les actions réciproques (Wechselwirkung), les con-
tradictions dans l'unité du système subordonné
auquel il s'intéresse, et d'accomplir le même effort
~
pour relier ce tout subordonné à la totalité univer-
~e, Dans l'idéalisme hégélien : à la totalité sJ)Ï!Ï-
tuelle, à l'absolu.
-Cêtte attitude d'esprit n'est pas indifférente ou
insaisissable. S'il est trop long de la décrire et d'en
tirer même les premières conséquences et les prin-
cipaux enseignements, il est facile de la caractériser
en l'opposant à ce qui la contredit. Ainsi, elle va à J
l'encon1l'e d'une tendance générale de la pensée
philosophique et épistémologique de.-!lotre te1!!Ps._
Elle refuse l'absolutisatio,n - actuellement à la Il
mode - de la separâtion1 de la ruptur~,,_ d~écTa
tement. "POur-ëlle, certes, tout se sépare et tou.!
éclate. Mais tout se rl9Qfide a~~si, et s~ré~t. Les ~
choses finies et les idées ornées, les systèmes aussi. -
1ipeuvent bien se monter la tête et croire qu'ils vont._
j ~Jd~, mais, comme le poète nous le rappelle :
_:rOUI va sous terre et rentre dans le jeu 1
~st mort - encore que son souvenir reste
vivant - , mais la dialectique qui le portait poursuit
son chemin. -
III
humaÏJ1s qui se sont produits dans le passé. De nom
breu~es tentative,.. ont été faites en ce sens, celles
de$ossuèV et d~~ par exemple. Mais la philo
sophie de l'histoire de Hegel se présente comme un
modèle du genre, la réalisation la plus complète..!'t
II la plir audacieuse de ce proJ~t, dans une perspective
idéa 'ste'(XXXI).
Ce qui caractérise l'attitude de Hegel, c'est l'in
troduction du point de vue historique dans l'examen
et l'étude de toutes les choses humaines. Partout il
met en évidence une succession temporelle irréver
sible de phénomènes et d'événements: aussi bien
~,
dans la vie politique que dans l'art, l~ reli~!!.o':!1
philo~h,ie même. En ceci Hegel relève bien du
XIXe siècle (XXX).
Certes, tou,s ces développements se greffent, selon
l lui, sur une", dialectique intemporçpe du concept,
d'où tout provient et où tout revient. Mais si spé
culative qu'elle veuille rester, la pensée de Hegel
s'abandonne à l'historicité dès qu'elle poursuit les
expressions du concept dans le temps et l'espace.
Sa conception de l'historicité et de l'histoire ne peut
plus être retenue, telle quelle, en notre temps, mais
elle inspire encore nos manières de voir l'histoire.
N Toute la~ de Hegel est hantée par le pro
flblème de(l'~~ Adolescent, il s'intenogeait
déjà sur la~ _2~ation du devenir humain et sur
la valeur de la connaissance que nous en prenons.
Dans les dernières années de sa vie, il répond encore
lU
et la philosophie de l'histoire reste d'ailleurs la partie
la plus lue de son système, car elle est relativement
facile. Mais elle est, en même temps, la partie la
plus décriée : on lui reproche, peut-être trop sévè
rement, de livrer de l'histoire une image fantastique,
parce qu'elle cède à la double tentation de la sys
tématisation eXCëSSive et de tM.éalisme absolu.
Pourtant, Hegel est parti d'une réflexion sur le
concret. Ses travaux de jeunesse ne laissent aucun
doute sur ce point. Mais les Leçons finales, elles
aussi, observent d'abord la multiplicité concrète et
complexe dont elles veulent rendre compte ration
nellement : « La tâche du philosophe est de com.
J~
p!:.endre ce ~ est. »
or, « ce quI est », pour Hegel, né en 1770, mort
en 1831, c~S!J~ !t~y:~J~!Ïo~ fran~~e et ses consé
quences, l'Empire napoléonien, la Libération natio
nale prussienne, la Restauration. Hegel a forgé sa
pensée dans une période d'accélération de l'histoire,
et il a voulu appliquer au passé tout .entier, parfois
plus lent dans ses mouvements, les enseignements
qu'elle lui apportait.
TI insiste souvent sur le fait que le premier tableau
qui s'offre à l'observateur de l'histoire, c'est celui
de la diversité et du changement : une « cohu,e
b!gll!!~ », dit-il, sous laquelle et dans laquelle le
philOSOphe s'efforce de découvrir le calme et la
clarté des lois, des principes, de la raison : « Nous
voyons un immense tableau d'événements et d'ac
tions, un tableau de formes de peuples, d'Etats,
d'individus; formes infiniment variées et qui se
succèdent sans répit» (XIV, 53-54). ,~
Mais « c~ délli~ est aussi bien le reRRs translucide ~
)1
et simple» (IX, 109-110), car si leooaos'et le délire <
n'étaient pas seulement l'apparence de l'essence,
mais l'essence mêm.e, il faudrait renoncer à en rien
113
comprendre et 8e résigner à n'en rien dire. Toute
'l~tentative d'explication ~upp.o. s~'~~lQg!~e
1· cache dans la succession dell_.1lvénements et que
l
l'histo~duitpas, en dernière instance, Ala
rhapsodie d'absurdités qui nous déconcerte tout
1 d'abord.
Cette logique profonde ne s'oppose pas simple
ment, comme son contraire, à une irrationalité appa
rente qui tiendrait le rôle de repoussoir. Elle porte
ces apparences mêmes, elle se mêle intimement à
elles, elle s'incarne paradoxalement en elles.
Pourquoi ne l'y discernons-nous pas tout de suite?
Pourquoi le spectacle immédiat nous semble-t-il
parfois si contraire à la raison? C'est parce que,
quoi que nous en pensions, nous ne l'envisageons pas
nous-mêmes rationnellement. Poussés par des mo
biles pratiques, et limités par nos conditions indi
viduelles et collectives d'existence et de pensée,
nous examinons les événements d'une manière ab
straite, c'est-A-dire extérieurement à eux, en les
isolant de la totalité du cours du monde dont ils
relèvent, en les séparant les uns des autres, en les
fixant arbitrairement et en leur conférant une illu
soire indépendance. .Ainsi peut-on étudier d'une
manière tout à fait indépendante les faits militaires,
les faits politiques, les religions, les arts. Ou bien
on peut tenter d'expliquer une période historique
pour elle-même, en la détachant absolument de ce
qui la précédait et de ce qui la suivit. Les procédés
partiels et partiaux sont nombreux et variés : pour
l'essentiel ils reviennent tous à diviser la totalité
réelle, à isoler et fixer les éléments obtenus.
C'est là travail d'entendement, utile, du moins
provisoirement, parce qu'il nous permet de définir
et de manier commodément les phénomènes, dans
des usages particuliers. Mais les concepts unilaté
114
raux, découpés ainsi par l'entendement, ont ten
dance à persévérer dans leur isolement, après avoir
rompu les liens de l'universelle « interdépendance li.
ns s'éternisent. Ils répugnent à rentrer à nouveau
dans le processus général. Nous sommes alors lei
victimes de notre œuvre intellectuelle : au lieu dUJ!
proc~s!l!~ ~to!Ï~~ réel, vivant, unitaire, nouane
saisissons que des ttae~nts dispersés, rapportés
les uns aux autres de manière contingente, et les
représentations que nous nous en donnons sont
comme des dogmes glacés qui attendent vainement
la débâcle libératrice.
Par contre, l'histoire cesse de ressembler à une
collection disparate quand nous restituons les phé
f
~nomènes à leur connexion ~te, quand nous par
Ivenons à ressaisir la totillitèliIstoriq~e.Les faits ne
nOus semblent plus alors simplement juxtaposés ou
successifs, mais nous apercevons .la con.,tinu,ité 4.e
leurs discontinuités, le « lien ~et €noIt~,
l'universelle « action réciproque li au seiîïClU tout.
Nous envisageons désormais l'histoire comme un
processus, un développement qui, compte tenu d'une
relative stabilité des conditions dans lesquelles il
se produit, constitue l'essence elle-même et s'ac
complit sans que ses étapes ni ses modalités ne pro
viennent de causes extérieures.
La pratique de la dialectique a permis à Hegel de
justifier intellectuellement l'une de ses intuitions les
plus tenaces : ch~CE!e période historigt!~ présente un
caractère spécifique, et l'extrême diversité des phé
nomènes qu'on y découvre offre une coloration
commune (XV bis, 134).
L'amas des faits ~!,jectif.·s, à c.ha~.e é~o~~ e.!t
régi par un « aéterminant âhsolu» ~ les ote d'une
unité, en se les subordo~l!nt ~~
-Une période historique Ile dis~e par la 8Up-ré
' us
matie d'un pell~e, son ~d.el:s~p ». Ce peuple
l'emporte sur les autres à tous égards : ainsi dé
finit-on, par exemple, une ~poque grecque, une
époque romaine, un Siècle de Louis XIV.
Or, ce qui est à l'origine de toutes les œuvres et
'}l de tousles ex~toits de ~eu:ele, c'est sonesnt,
l'esprit d'un~e,-res nt national 0_ se!,)
(XIV, 86-87). l:e ne sonrpas1eThlstoriens et les
rphilosophes qui, apres coup, construisent l'idée
A abstraite d'une époque, grâce à l'analyse des épi
sodes concrets, comme le pensent les réalistes et les
\matérialistes, Mais au contraire, c'est l'esRrit na-
j) (tional, cgmme réalité e~entielle· qui, selon Hegel,
eiièndre, en dernière instance, toutes les institu
\ ti~~et mspire toutes les actionsqm illustreront
cette époque.
Le caractère profondément idéaliste de cette in
terprétation hégélienne de l'histoire s'accentue en-
)~
ore si l'on songe que l'esgrit national. prend forme
ans un principe, par exemple tëpri.ncipe de « l'in
'vidualité abstraite» qui singularise Rome (XIII,
215-216), ou celui de la « liberté abstraite» qui
anime la Révolution française (XIII, 339-340). C'est
1 principe universel qui provoque l'apparition et
le
la multiplication des péripéties singulières.
Donc, à chaque époque son principe de base 1Les
principes successifs diffèrent les uns des autres,
s'opposent entre ~ux._ Hegel.cherche à rendre compte
dans(Llsituation culturelle. qui est la sienne, de
l'hétérogénéiïê aes séquences historiques. La substi
~
tution d'un principe, inc8J;!lyar un p~'ple, à un
principe périmé, incarné par un autre peu le, con
clut une lutte ardente entre les deux peupfes.
Hegel est un penseur particulièrement sensible à
l'altérité. Nul avant lui n'avait mieux constaté
l'importance des !y:p.tures entre les périodes hie
116
t~es successives, leur disparité, et la fermeture
de c acune sur-soi, comme un cercle, comme une
sphère. Les esprits nationi!:ux (et ~ s , et les
.cuhur..es) se succèdent sans se ressembler; et même
en se contredisant abruptement l'un l'autre, de telle
( sorte que chacun d'eux se sent comme ~tran8er
aux autres. Aussi, l'individu qui vit sous l'é~de de
~
r...esPrit d'une ~I!!!!J.Ue, J!péciiié dans un Volksgeist
sin~er, comprend-il difficilement les hommes des 1
autres siècles, ou des autres nations. Les modernes
ne décèlent pas immédiatement le sens des œuvres!
d'art grecques, ou moyenâgeuses (XIV, 251). ns
sont obligés, pour établir le contact affectif ou intel
lectuel avec elles, et les assimiler, de se cultiver lon
guement et, à certains égards, péniblement.
' n y a donc une disconEnuité des f~es ~s
siv~.-de l'his..tob-e, des coupures qualitatives entre
elles. Cette discontinuité éclate concrètement dans
( les guerres et les révolutions. Quan,d un nouvel eswt .
2!,epd Ù&sceptre du.,e«wde »,_~.QY.t cliang~ : mœtgs, 1
in~!!.~!!tion!>._~~, !,~IiWn, industrie, droit, ~hilos~-)}
phie. Ou plutÔt, il est le changement même e tout
et XV bis, 134).
117
nuité du processus historique, continuité sans la
quelle n'existeraient ni le genre humain ni son
histoire.
· Les Esprits nationaux se contredisent et se com
battent, mais comme les moments d'un 1irocessU8
fi unitaire et dynamique, qui enveloppe leur 'versité:
"1
• le1iÔcéSSu8 de l'Esprj' mondial.
Chaque Esprit national, après s'être développé et
accompli, connait le destin de toute individualité :
il périt. La totalité de ses productions et de ses formes
objectives devient alors « la matière première »
(XIV, 54-55) d'une,g.ouve!1e création de l~~~t
mondial, qui s'était lui-mêm-tTOrmhans 1 expé
~ de cette in~yidualité nation~e.
Cette élaboration ne consIste pas en une simple
revue des images que 1'E§.P2~ mOILdial se donnerait
de lui-même. C'est une operatIon effective, une
œuvre :<[~sp®met en œuvre à nouveau chacune
de ses prOiIiiCfions antérieures, se donne la peine
de « l'élaborer ».
Dans une telle perspective, les aspects de l'bis
Il toire, si différents les uns des aU!I'es qu'ils puissent
paraître, si opposés les uns aux autres qu'ils soient
réellement, restent cependant en connexion : tout
.2. s~t. Chaque phénomène histonque se constitue
en entité relativement indépendante, dotée d'une
efficacité propre, soumise à un destin singulier : sa
différence l'individualise. Mais, d'une part, c~e ~
A sphère de la vie différenciée est englobée dans ~e
:2. sphère supérieure, et d'autre part cette sphère sUPé-j
rieure n'est Den d'autre que l~ot~téc:les ~phè.re.
subordonnées.
~ l1hi8ï01re n'a pas de nIjet extérieur à elle-même,
mais en elle s'explicite une structure diâlectique.
Hegel ne résiste pas à la tentation idéaliste de
« réaliser )1 fréquemment cette structure implicite,
U8
en invoquant un logos originaire, et même en recou
(r"~t..détel'JlUD» 1,346).
superstructures.
l
Ig une résistance sous lOiiileaesUrvivances périmées
et cependant rétives.
Ainsi se développe un processus cohérent dans
119
concurrences et ses conflits, son_ aspect ~amatigue.
On ne peut dissimuler des décalages, des inéga
Ulités dans le développement des~ diverses instances
J de la totalité 8o.QiâIefns~~entle ~esyn
c~{a~ progrès historigue, les farrfes et-fesruptures
que70n y remarque, les effets négatifs et partiel
lement destructeurs qui résultent de ract4vité cr~a
trice de l'es'p-rit, ~résentée dans l'histoire par le
J\ tr~a~ producteur (feBllommes. Le passe nous lègue
depwnëBqüj'icilement exptlc-ables (XXVI, 83-113).
."'- tLe prooèê5flénéral n'en persiste pas moins, malgré
ces~L'activité humaine reprend pour l'es
sentiel ses propres œuvres passées, et l~rte
. ch~ fois à U!!1!lu! haut niveau de valeuret d'ef
\Ifiëamte: Ainsi s'effectue une spiritualisation p'ro
~ssive de la nature, une extension continuelle
du pouvoir des hommes sur elle, en même temps
~'une'-)continuellllibérationde l'homme. Celui-ci
accroit sans cesse sa liberté à l'égard de la nature
extérieure, à l'égard de sa propre nature, et à l'égard
de cette seconde nature, supérieure, qu'il crée lui
') même sans le savoir : la --llJ!.!.!!!1LJI~i.ale et cultu
, ~~e (XII, 195-196 et note 6).
')i Cette liberté sociale, ultime, s'e~prime o~ecti
120
cc Dans la nature, l'espèce ne fait aucun progrès,
mais dans l'Esprit, chaque changement est un
progrès » (XIV, 54-55 et 92-93).
Une telle progression active aboutit-elle à un
aehèvement temporel de l'his.!Qire ? Les réponses
deHegel à cette question ne semblent pas éviter
toute équivoque, et elles ont fait naitre bien des
controverses. Métaphysiquement, tout est toujours
fini. En outre l'Esprit se présente tout enti~<!-ans
\ ch~~~~ des degrés dlïd~.Y~.!!œPemenf:rE~prit ~t
l'activité créatrice, omniprésente, qui suscite et
reïûë chacun de ses moments : Saturne qui dévore
ses propres enfants.
Quant à l'action temporelle de cet Esprit, il
semble bien que Hegel ne lui assigne pas de terme.
L'histoire concerne un passé toujours achevé quand
on l'observe, mais Hegel laisse ouvert un avenir
dont on ne peut rien dire, sinon par comparaison
négative avec le passé. A ce titre, les situations et
les œuvres étant toujours nouvelles, il n'y a pas de
véritables cc leçons de l'histoire » (XIV, 35-36) :
"les conditions dans lesquelles l ~ à
V41venter leur vie sont toujours inédites. Très réti-
cent â l'égard de toute tentative de prévision, Hegel~l.
se risque tout de même à envisager, au début du
0
XIX e siècle, d'une part, dans une lettre, ~e Ycfutur
terrain f,rivùégié de l'histoire sera la RUSSIe VIII, ",
II, 260 , et, d'autre part, dans les Leçons sur la 1
philosophie de l'histoire, que ce sera aussi l'Amé-J
rique (XIII, 71-72).
\;> Hegel affirme la présence et l'action de l'Idée, &.- ~ C1..
partout. Mais il n'esquive pas les difficultés qu'Im-
plique cette thèse. Il ne s'en tient pas à la présen-
tation de quelques illustrations singulières et ex-
ceptionnelles. Il critique ce que l'on pourrait appeler
cc l'exemplarisme » historique. Aussi les Leçons sur
121
la philosophie de l'histoire livrent-elles plutôt une
1 Histoire philosophique mondiale : elles prétendent
l retracer, pour l'essentiel, tout le passé du genre
humain.
Cette exhaustivité obéit à plusieurs intentions.
La principale est qu'il ne faut omettre, dans le
récit historique, aucun segment de quelque impor
tance, car on pourrait alors le soupçonner de recéler
des é~ incompatibles avec la thèse géné
~rale :\.la-!!-~isou)ne do~t laisser échapp~r aucun de
.~ ses moments, elle consIste en leur totalité.
~ --~ Hegel brosse donc une immense fresque du cassé.
Que les préjugés du philosophe y transparaIssent
parfois, c'est indéniable. Mais il fait effort pour
A laisser parler les faits eux-mê~js, sans leur imposer
"'1 a priori la tyrannie de (l'Idélj'A cause de cela se
produit dans les Leçons Une telle irruption de ces
\ faits, accueillis comme tels,~l'on_~u.Aénoncer, i i
2. non sans quelque excès, le <fŒ-0Jsitivisin~historique
de Hegel.
Ce moment positiviste repose sur la doctrine hégé
lienne elle-même.
(' ~D' accomplit sa d~~!Ïon sans opérer magi
'L quement. Elle n'~t ses ~ que par la média
tion de causes e icientes : l'action spontanée des
hommes, individuels, limités, égolstes, se cQnyertit
dial~ctigt!ement en une œuvre universelle. L'Idée
semble parfois n'être aux yeux de Hegel que la loi
intime de cette conversion, et non pas, à proprement
parler, un « sujet absolu» de ce processus, au sens
ordinaire de ce terme.
Et m~me, Hegel ne refuse pas d'enregistrer les em
p~chements accidentels qui gênent cette conversion,
et~1reinent ou dévient le cours normal de l'histoire?
n décrit la longue et incertaine lutte des hommes
contre la nature, avec ses incidents et ses échecs.
122
•••
Peut-être ce chemin de l'histoire conduit-il le
plus commodément ~ la pendée profondëdë Hegel,
même si celle-ci renonce, en ernière instance, à sa
passion historique pour se réfugier ou s'exalter ~ns
la .$~~~1!!?Ia..t!~~};nt~~ c~s, p'a~de doute : cette
, <1>liilosop~e dIalectIque et _historI~E) ~ connu, dans
'Y '1ëSâOCCnnesae ses successeurs, un developpement
lui-même dialectique et historique qui, selon des
1 avis peu dialectiquement opposés, l~hit ou -1
i l~accom'plit ! Z.
123
BIBLIOGRAPHIE
A) Ouvrage.• de Hegel
Principales œuvres de Hegel citées dans cet opuscule (Bibliographie
plus détaillée dans: (XXI, 61-65).
1. - us orbitea dea planètes (Dissertation de 1801),
trad. par F. DE GANDT, Paris, Vrin, 1979.
Il. - La vie de Jéaua, trad. par D. D. ROSCA, Paris,
.~;-;-.,. Gamber, 1982.
I.!!:..J- L:'ese.ril du chr.isljan..iame el son destin, trad. par
Jacques MARTIN, Paris;,"fin;-1~
Ophrys, 1964.
V. La Conslilution de l'Allemagne, trad. par M. JACOB,
r -
XIII.
XIV)
R. DERATHE, Paris, Vrin, 1975.
hie,
;..t O
XVI. Leçons sur la philosophie de la re [I/[on, trad. par
125
XIX. - flls/oire de la philosophie. 1. III (en allemand).
éditée par H. GLOCKNER. Stuttgart. 1965.
XX. - Philosophie de la religion (en allemand), éditée par
K.-H. ILTING. Naples. Bibllopolis. 1978.
126
C) E!.!:d!!.s approfondies el spécialisées
On en trouvera la llste exhaustive dans Hegel, Bibliography
Bibliographie (par Kurt STE1NHAUER), 'Iunich, New York, Londres,
Paris, Edition K. G. Saur, 1980 (12000 titres). ''10 "
Pour les publications ultérieures, on pourra consulter:
Bibliographie de la philosophie, publiée annuellement depuis 1937
par l'Institut international de Philosophie (Paris, Vrin édiLI.
Répertoire bibliographique de la philosophie, publié annuellement
depuis 1934 par l'Institut supérieur de Philosophie de ('Université
eatholique de Louvain-la-N~uv~.
127
TABLE DES MATItRES
BIBLIOGRAPHIE. . . . . • . . . . • . . . • . • . . . . • . • . . • • • . . • • • . • 125
Imprimé en France
COLLECTION ENCYCLOPÉDIQUE
fondée par Paul Angoulvenl