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Fondation Jean Piaget

MÉMOIRE ET INTELLIGENCE
par Bärbel INHELDER
Professeur l'Université de Genève

Introduction
Les quelques faits et hypothèses explicatives que nous voudrions
soumettre à la discussion des psychologues et biologistes de la mé-
moire font partie d'un ensemble de recherches génétiques réalisées à
Texte extrait des actes du symposium de l'Associa- notre Institut avec le concours d'un groupe d'assistants particulière-
tion de psychologie scientifique de langue fran- ment actifs et ingénieux. Un ouvrage réunissant nos premiers résultats
çaise publiés aux PUF sous le titre La mémoire venant de paraître (1), nous nous bornerons à relever quelques faits
(1970, pp. 155-168). particulièrement saillants.
Version électronique réalisée par les soins de la Les recognitions, reconstitutions et surtout les évocations de souve-
Fondation Jean Piaget pour recherches nirs auxquelles nous nous intéressons plus particulièrement ici, suppo-
psychologiques et épistémologiques sent des encodages et décodages variés ainsi que des réencodages di-
(la pagination de la version originale est indiquée vers. Ces processus impliquent par conséquent l'existence d'un code
entre crochets) que nous étudierons dans une perspective génétique. La structure du
code varie-t-elle ou non au cours du développement ?
On peut formuler deux hypothèses quant à la nature du code :
1. Comme le supposent plus ou moins implicitement ceux qui esti-
ment que les souvenirs-images sont des copies du réel, la structure du
code ne varie pas au cours du développement et il faut s'attendre alors
à voir les souvenirs se dégrader en fonction du temps écoulé.
2. La structure du code se modifie en fonction de l'évolution des
opérations cognitives et on aurait là un début de preuve de [p. 156]
l'existence et de la nature des processus de transformation en jeu. Une
question surgit alors : une telle modification du code obéirait-elle à des
lois spécifiques aux fonctions mnésiques ou à des lois plus générales
inhérentes aux structurations des schèmes de l'intelligence ? Les souve-
nirs-images peuvent être définis comme évocations de situations parti-
culières localisées dans le passé et envisagées comme la symbolisation
1  Jean
PIAGET et Bärbel INHELDER (en collaboration avec H. SINCLAIR),
Mémoire et intelligence, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.
1
de schèmes cognitifs. Reste à savoir si ces symboles se conservent Cette expérience a porté sur plusieurs groupes d'enfants de 3 à 8
comme tels ou se modifient par l'exercice fonctionnel des schèmes ans.
eux-mêmes. Un ensemble d'expériences complémentaires effectué sur des en-
Il nous a semblé intéressant d'aborder ces questions dans une pers- fants des mêmes âges nous renseigne à la fois sur le niveau d'organisa-
pective génétique et dans un domaine où nous connaissons déjà dans tion du souvenir, le niveau du développement opératoire de la sériation
les grandes lignes l'évolution des schèmes qui forment les structures et le niveau de description linguistique correspondant.
sous-jacentes aux conduites opératoires. Parmi tous les faits recueillis, nous voudrions en mentionner deux,
Poser de tels problèmes implique naturellement le choix de certaines qui nous apparaissent particulièrement révélateurs de la nature des pro-
situations expérimentales et de certains procédés méthodologiques. cessus d'organisation du souvenir.
Nous avons présenté à des enfants de 3 à 9 ans (dans certains cas jus-
qu'à 12 ans) une grande variété de configurations à mémoriser, dont PREMIER RÉSULTAT. – Il existe une correspondance frappante entre
certaines contenaient une part d'arbitraire, tandis que d'autres corres- les niveaux d'organisation du souvenir et ceux de l'opérativité. Ce que
pondaient au résultat de transformations opératoires. Nous espérions les enfants appartenant à divers niveaux de développement retiennent
ainsi saisir de près l'organisation des souvenirs en fonction du dévelop- de l'exploration visuelle de la sériation ne semble pas être essentielle-
pement cognitif et étudier les relations entre ces souvenirs et les schè- ment la configuration perceptive comme telle, mais surtout la manière
mes opératifs déjà connus par nos études antérieures. dont celle-ci a été assimilée aux schèmes
opératifs. De 3 à 8 ans, nous notons en
effet une succession de types de souvenir
I. – Evocation d'une configuration sériale
qui rappellent de très près les stades opéra-
Dans l'ensemble des expériences effectuées, nous citerons tout tifs de la sériation. Il est vrai que les souve-
d'abord une première étude concernant le souvenir d'une configuration nirs ne constituent pas des stades nette-
sériale. Par sa simplicité même, cette expérience réalisée avec H. Sin- ment tranchés, [p. 158] mais plutôt une
clair nous permettra d'esquisser la procédure employée dans la plupart succession de modes d'organisation qui
de nos recherches de mémoire. s'échelonnent dans le cas de la sériation,
Une configuration formée de 10 bâtonnets de 9 à 15 cm sériés du selon 3 critères prédominants.
plus petit au plus grand est montrée en vision libre. Nous demandons
simplement aux enfants de bien regarder afin de pouvoir se souvenir Premier critère. – L'évocation la plus élé-
plus tard de ce qu'ils ont vu. Une semaine après et sans nouvelle pré- mentaire, fournie par des enfants de 34 ans,
sentation du modèle, nous les prions de dessiner ce dont ils se sou- consiste à se rappeler un grand nombre de
viennent, les invitant éventuellement à faire précéder le dessin par des bâtons alignés ayant tous une longueur approximativement égale.
esquisses gestuelles. 6 à 8 mois plus tard, toujours sans nouvelle
presen-[p.157]tation, nous les prions de dessiner à nouveau ce que Deuxième critère.  – Un second type de critères dans lequel on distin-
nous leur avions montré il y a longtemps. La plupart du temps, il suffit gue trois sous-groupes, comprend des enfants de 4 à 5 ans :
que l'enfant reconnaisse la même personne pour qu'il évoque sans plus 2 a) Les bâtons sont évoqués par l'enfant sous la forme de couples,
le fait d'avoir manipulé des bâtons. un petit, un grand, un petit, un grand et ainsi de suite…

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2 b) Tous les bâtons sont divisés en deux classes, les petits et les comme étant à la fois « plus long » que le précédent et « plus court » que le
grands. suivant (1).
2 c) L'enfant évoque soit un trio, soit des trichotomies constituées En fonction de ces correspondances, les résultats concernant la
par les petits, moyens et grands bâtons. mémoire nous semblent pouvoir être interprétés comme si les images-
souvenirs étaient assimilées à des schèmes opératifs, qui eux évoluent
Troisième critère. Pour ce sous-groupe qui comprend des enfants un avec l'âge grâce à leur propre fonctionnement, et comme si ces images
peu plus âgés, on observe une sériation d'ensemble, mais qui est encore ne devenaient que très progressivement adéquates. Nous aurions ainsi
incomplète, ne comprenant qu'un nombre insuffisant de bâtons. une première preuve de la modification du code en fonction du déve-
3) Enfin, les évocations sont caractérisées par un souvenir exact de loppement.
la configuration sériale. Un DEUXIÈME RÉSULTAT, portant toujours sur la mémoire d'une
Or, ces types de souvenirs correspondent assez exactement à ce que sériation, est plus frappant encore. Après un intervalle de 6 à 8 mois
font les mêmes enfants lorsque, après l'évocation, on leur demande de 74 % des enfants, et 89 % parmi les plus âgés du groupe, fournissent
sérier effectivement les bâtons. Leurs conduites se révèlent caractéristi- des dessins qui témoignent de nets progrès par rapport à la première
quement parallèles à celles que nous avons déjà observées dans nos évocation donnée une semaine après la présentation; par exemple,
recherches antérieures sur l'activité de sériation chez des enfants qui chose intéressante avant tout, ces progrès se montrent très graduels de
n'ont pas vu au préalable une configuration sériale. sous-stade en sous-stade et on ne note aucun saut brusque des souve-
Le tableau suivant montre le parallélisme. nirs du type inférieur au souvenir correct.
Comment interpréter ces résultats ? Il nous semble clair que le sou-
1 2(a-c) 3(a-b) venir évoqué n'est nullement le résidu de la perception du modèle pré-
Stade préopératoire 83% 17% 0% senté, mais un symbole imagé qui correspond aux schèmes dont dis-
Intermédiaire 0 65 35 pose l'enfant au moment de son évocation. Tout se passe comme si
Sériation empirique 0 27 73 l'enfant interprétait la sériation comme étant le résultat d'actions possi-
Sériation opératoire 0 0 100 bles. Or, durant l'intervalle entre la première et la deuxième évocation,
ces schèmes eux-mêmes évoluent grâce à leur propre fonctionnement
Rappelons-nous en outre que la description verbale de la sériation dû aux expériences et exercices spontanés de l'enfant. Le code, qui se-
étudiée par H. Sinclair manifeste aussi une évolution parallèle. lon notre hypothèse de travail serait constitué par les schèmes du sujet,
[p.159] En effet au premier type de souvenir correspond une description s'est modifié et c'est alors ce nouveau code qui entre en fonction pour
dichotomique par des scalaires : « petit-grand » (ou des termes équivalents). décoder le souvenir initial. Le code ne serait donc pas immuable, mais
Au deuxième type correspond une trichotomie en « petit, moyen, grand » et au contraire il se transformerait en contraignant la symbolisation ima-
enfin une sorte d'étiquetage : « petit, très court, moyen, long, géant ». Au troi- gée à se modifier à son tour.
sième type correspond une description par des vecteurs « plus grand ou plus
petit », mais utilisés d'abord à sens unique, tandis qu'au quatrième type cor-
respond la description en vecteurs à sens réciproque : un bâtonnet est décrit

1   H.
SINCLAIR, Acquisition du langage et développement de la pensée, Paris,
Dunod, 1967

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II. Evocation de correspondances numériques et spatiales antagonistes
Un exemple de conflit et de compromis entre différents schèmes se
manifeste d'une manière particulièrement claire dans les souvenirs de
correspondance numérique et spatiale. Dans de nombreux cas nous
observons, non pas une simple amélioration des images-souvenirs,
mais des déformations assez considérables. Or, chose intéressante, ces
déformations ne sont pas fortuites mais semblent obéir à des lois évo-

lutives. Ce phénomène de déformation et de solution de compromis


est particulièrement frappant dans les cas où deux ou plusieurs schè-
mes opératoires se trouvent être en conflit du fait que leur évolution
n'est pas synchrone. Un conflit se manifeste, entre autres, à propos
d'une configuration extrêmement simple, composée d'allumettes les
2. Prédominance de l'effet de coïncidence de frontières sur la cor-
unes posées en ligne droite brisée, les autres juste dessous disposées en
respondance numérique. L'enfant dessine un alignement droit et un
un W écrasé (fig. 2). Cette configuration semble être assimilée par l'en-
grand nombre de zigzags avec coïncidence des frontières.
fant comme étant le résultat de mises en correspondance à la fois nu-
3. Le troisième groupe est particulièrement intéressant car il illustre
mérique et spatiale. (Cette expérience a été réalisée avec la collaboration
l'apogée du conflit pour aboutir à urne résolution illusoire de celui-ci.
de Joan Bliss.)
L'enfant respecte la correspondance numérique en sacrifiant la coïnci-
Or, nos recherches antérieures sur la géométrie spontanée avaient
dence spatiale. Une centration sur l'aspect numérique permet donc ici
déjà montré que ces deux systèmes numérique et spatial, agissent de
une « négligence » de l'obstacle spatial des frontières.
façon antagoniste avant d'être coordonnés dans la pensée de l'enfant.
4. Enfin on observe un réel dépassement du conflit. Les allumettes
En effet, au niveau où l'enfant établit des équivalences numériques par
alignées en ligne droite dépassent, comme il se doit, les allumettes en
correspondance terme à terme, il évalue encore les égalités de longueur
zigzag. Toutefois le nombre respectif des segments est inexact.
par la coïncidence ou la non-coïncidence de leurs extrémités. Dépasser
5. Souvenir correct. Le nombre des segments est exact, de même
ou aller plus loin signifie pour lui être plus long.
que la configuration spatiale.
Lorsqu'on analyse maintenant la succession des types de souvenir en
fonction de l'âge et du niveau de l'opérativité on peut distinguer 5 Six mois après la présentation de la configuration nous notons une
groupes de phénomènes (fig. 3). régression massive du souvenir. Le progrès des schèmes opératifs
1. Un double alignement d'allumettes en grand nombre sans corres- commence par accentuer le conflit avant de pouvoir le surmonter. Le
pondance numérique ni figurative. souvenir, au lieu d'assurer la fidélité du modèle, s'organise dans le sens

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d'une solution tronquée du problème : l'égalisation des frontières. No- [p. 163]mais aussi avec la bande colorée de la partie inférieure de la car-
tons, cependant, que le conflit n'est pas inhérent aux configurations rosserie d'une petite voiture placée à côté de la bouteille. Le troisième
comme telles mais bien aux schèmes d'assimilation qu'elles suscitent. objet est un bocal renversé dont le niveau de liquide qu'il contient se
Une [p.162] configuration orthogonale ne provoque que peu de dé- trouve dans le prolongement de ceux des deux premiers objets (fig. 4).
formations et encore seulement chez les plus jeunes enfants, tandis que La question se pose alors de savoir si les enfants de tout âge peu-
cette figure présentée en ligne brisée produit les mêmes types de sou- vent évoquer la bouteille couchée d'une façon qui soit fidèle au modèle
venirs déformés que la figure ayant servi à l'expérience principale. perçu ou bien s'ils la redressent dans leur souvenir parce qu'ils voient
On peut faire l'hypothèse que dans la conservation des images-sou- plus souvent une bouteille debout que couchée (précisons que nous ne
venirs interviennent des processus de préinférence se situant à mi- cherchons pas à récolter des raisonnements, mais simplement des sou-
chemin entre la perception et l'élaboration notionnelle. Tout se passe venirs et que nous ne posons donc aucune question aux enfants). Au
comme si les enfants se disaient : « Il y a égalité du nombre d'éléments cas où dans le souvenir l'enfant modifierait la position des bocaux, on
par correspondance terme à terme, les extrémités doivent donc égale- peut se demander s'il se souvient au moins du niveau horizontal de
ment coïncider. » l'eau, puisqu'il l'a vu dans le prolongement de la petite voiture avec sa
Il est certes difficile de savoir à quel moment a lieu une telle préinfé- bande colorée horizontalement et que dans la réalité une voiture ne se
rence au sens de Helmholtz. Or comme nous avons observé des dé- tient qu'exceptionnellement debout.
formations typiques aussi en mémoire immédiate, nous supposons qu'il Les dessins fournis par des enfants de 5 à 6 ans apparaissent à pre-
y a déjà une assimilation déformante en présence du modèle; cette dé- mière vue extrêmement fantaisistes (fig. 5). Cependant, les commentai-
formation s'accentuerait durant l'intervalle. L'image-souvenir serait ain- res des enfants témoignent du fait qu'ils croient sincèrement avoir vu
si marquée davantage par un processus de conceptualisation que par ce dont ils se souviennent et qu'ils ne jugent
des processus perceptifs. nullement les directions inclinées de niveau
et les positions haut-bas du liquide irréalisa-
III. Evocation des niveaux horizontaux bles : « facile » dit un enfant de 6 ans qui
produit des dessins typiquement aberrants,
Voici un deuxième exemple de compromis entre schèmes (mais ici il « je dois dessiner des bouteilles et une voi-
s'agira d'un compromis entre schèmes préopératoires et schèmes empi- ture, je me souviens parce que j'ai réfléchi ».
riques), exemple qui est donné dans les souvenirs des niveaux hori-
zontaux de liquide contenu dans des bocaux inclinés. Ainsi certains enfants évoquent par exemple la bouteille renversée
L'une des variantes expérimentales se présente ainsi : le modèle des- en position debout avec le liquide coloré placé contre sa paroi verticale.
siné est composé de 3 objets, Il nous semble se produire ici de nouveau une sorte de préinférence.
une bouteille couchée remplie On pourrait dire que l'enfant dessine la bouteille [p.164]verticalement
partiellement de liquide coloré parce que c'est la position la plus probable; d'autre part, il dessine l'eau
dont le niveau horizontal peut parallèle à la grande paroi parce qu'il se souvient de ce voisinage dans la
être mis en relation avec la base position initiale de la bouteille. De ces deux prémisses, il infère qu'il y a
horizontale de la bouteille, à la fois verticalité et parallélisme entre la plus grande paroi et le niveau
de l'eau. Il y aurait donc ici une sorte de compromis entre certains

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schèmes préopératoires de la représentation de l'espace d'une part, et modifications du souvenir, liées à des situations expérimentales et à des
des probabilités empiriques d'autre part. questions favorisant cette prise de conscience.
Les résultats sont pleins d'intérêt d'abord en ce qui concerne les
IV. – Le développement du souvenir en fonction de la prise de conscience niveaux de souvenirs correspondant aux niveaux d'élaboration des
d'un problème causal schèmes.
Sur un groupe d'enfants de 4 à 9 ans (avec quelques sujets plus âgés)
L'exemple suivant illustrera le fait que la prise de conscience d'un il est aisé de distinguer 5 types de souvenirs, dont voici les traits pré-
problème modifie le souvenir au cours du temps. Dans le groupe des dominants (fig. 7) :
recherches portant sur le souvenir des relations causales, nous avons
utilisé avec Voyat un dispositif très simple qui, en principe, pourrait
être encodé de deux façons possibles, soit en tant que configuration
spatiale, soit comme le résultat d'un processus causal.
On présente à l'enfant deux tubes en U, l'un d'eux (A) contenant de
l'eau à niveau égal, l'autre (B) à niveau inégal. Le niveau d'eau est plus
élevé dans la branche droite du tube B qui est fermé par un bouchon
(fig. 6).
Nous savons par nos anciennes recher-
ches que la compréhension du phénomène
physique des vases communicants est relati-
vement tardive et se situe au début de la
pensée formelle. Ceci n'empêche nullement
que bien avant ces âges l'inégalité des ni-
veaux observés en B comparée à l'égalité
des niveaux en A pose un problème à l'enfant et que la présence d'un
bouchon en B peut suggérer une influence causale.
[p.165]La technique adoptée obéit pour l'essentiel aux mêmes règles
expérimentales que les expériences précédentes. On avertit l'enfant de
bien regarder ce qu'on va lui montrer pour pouvoir s'en souvenir plus [p.166]1. Absence de différenciation entre contenu et contenant des
tard. Puis on découvre le dispositif pendant 45 secondes et ensuite, tubes.
après l'avoir caché, on lui demande de dessiner ce qu'il a vu. Sans que 2. Différenciation entre contenu et contenant, mais les 4 niveaux de
l'enfant en soit averti, on lui demandera après une semaine et de nou- liquide sont dessinés égaux (avec ou sans indication du bouchon).
veau après 6 mois de dessiner ce dont il se souvient. 3. Le tube A est dessiné identique au tube B, mais les niveaux d'eau
En cours d'expérimentation, nous nous sommes aperçus que l'acuité dans les branches B1 et B2 sont nettement distincts.
du souvenir était en partie fonction de la prise de conscience d'un pro- 4. Différenciation des tubes A et B, mais sans qu'en B le niveau at-
blème. Nous avons alors examiné sur un autre groupe d'enfants les teigne le sommet du tube et sans indication du bouchon, ce qui laisse
supposer une incompréhension du phénomène causal.

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quantités égales de liquide. Ou encore, on pose des questions d'antici-
5. Souvenir exact. pation de ce genre « Si j'enlève le bouchon en B, que se passera-t-il ? Si
je mets le même bouchon en A que se passera-t-il ? », et ainsi de suite.
Le tableau sommaire suivant représente la distribution des 5 types Ces questions contribuent en effet à améliorer considérablement la
de souvenirs après une semaine, en fonction de l'âge des sujets, et deuxième évocation. Il semble donc clair qu'il n'existe pas de souvenir
montre en particulier que même à 8 ans et au-delà, les souvenirs exacts de souvenir dans le sens d'une conservation automatique du premier
d'une constellation aussi simple que les tubes en U ne dépassent pas 25 souvenir à l'intérieur du second. Le souvenir d'un souvenir modifie le
%. premier en fonction de ce que l'enfant a appris et compris durant l'in-
TABLEAU tervalle.
Types de souvenir
Age 1 2 3 4 5 Conclusions
4-5................... 45% 36% 9% 9% 0% Ces faits rapidement esquissés nous semblent montrer que le code
6-7................... 11 27 11 33 16 mnésique, loin d'être immuable, est susceptible de se modifier et ce,
8 et plus âgé... 0 5 10 60 25 croyons-nous, sous la dépendance des schèmes de l'intelligence et de
Les progrès entre le souvenir immédiat et après une semaine sont leur élaboration en cours de développement. Preuve en est que l'on
les plus marqués vers 6-7 ans (38,8 %). Cette amélioration peut, nous observe des niveaux d'organisation de souvenirs qui correspondent de
semble-t-il, être mise en relation avec le fait qu'à cet âge l'enfant com- près aux niveaux du code mnésique. Certains souvenirs, avons-nous vu,
mence à être intrigué par les phénomènes qui résistent à ses explica- s'améliorent même durant la période de rétention. Cette transforma-
tions immédiates. Voici ce que dit un enfant de 6 ans : « Il y a quelque tion constitue en quelque sorte une séquence du processus plus général
chose qui m'étonne, l'eau n'est pas au même niveau ici et là, c'est qu'il y de modification du code au cours du développement. Il est clair que ce
a le bouchon.  » Une semaine plus tard, après avoir dessiné ce dont il n'est pas n'importe quel enregistrement mnésique qui subit de tels pro-
croit se souvenir, il y a une évolution nette, mais il dit spontanément grès. Ceux que nous avons mentionnés sont en effet relatifs à des si-
« Je n'ai toujours pas compris. » Tout se passe comme si c'était au mo- tuations plutôt simples dans lesquelles le souvenir s'appuie sur des
ment de l'évocation du souvenir que l'enfant se rendait compte que « ce schèmes très généraux et se trouvant eux-mêmes en pleine évolution.
n'est pas tout à fait ça » et que son évocation ne correspond pas d'une Par contre, là où il existe des conflits entre différents schèmes, et c'est
manière complète à ce qu'il croit reconnaître. Ce sentiment d'inadéqua- probablement la situation qui est la plus fréquente dans la vie courante,
tion agirait comme moteur d'une amélioration du souvenir. Dans la la schématisation symbolique peut jouer un rôle déformateur et simpli-
mesure où [p.166] l'enfant est en possession de schèmes qui lui per- ficateur. L'hypothèse centrale que nous [p.168] croyons avoir sinon
mettent de mieux comprendre le phénomène au moment de l'évoca- démontrée, du moins illustrée, c'est que les images-souvenirs ou sym-
tion, l'intervalle d'une semaine, ou même et surtout 6 mois par rapport boles mnésiques ne se suffisent pas à eux-mêmes, mais ont besoin de
à l'évocation immédiate, permettrait un progrès de l'organisation du s'appuyer sur les schèmes de l'intelligence, qui seuls rendent compte du
souvenir. facteur compréhension presque toujours présent dans le souvenir. En
Voyat a utilisé diverses techniques destinées à accentuer la prise de un mot, du point de vue génétique, la mémoire ne peut être entière-
conscience du problème en jeu. Par exemple, l'enfant remplit lui-même ment dissociée de l'élaboration de l'intelligence.
les tubes en U à partir de petites verres contenant visiblement des

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