Vous êtes sur la page 1sur 11

Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

Cités, royaumes et empires de l'Arabie avant l'Islam


Christian Robin

Citer ce document / Cite this document :

Robin Christian. Cités, royaumes et empires de l'Arabie avant l'Islam. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée,
n°61, 1991. L'arabie antique de Karib'îl à Mahomet - Nouvelles données sur l'histoire des Arabes grâce aux inscriptions. pp.
45-54;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1991.1506

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1991_num_61_1_1506

Fichier pdf généré le 21/04/2018


Christian Robin

CITES, ROYAUMES ET EMPIRES

DE L'ARABIE AVANTL'ISLAM

1. Le peuplement de l'Arabie

L'Arabie aride n'a pas toujours été un désert de sable et de rocaille. Avec un climat
relativement humide entre 7000 et 4000 avant l'ère chrétienne dans le sud, entre 4000 et
1000 dans le nord, la végétation était beaucoup plus riche et plus dense qu'aujourd'hui ;
dans les dépressions, envahies par des lacs permanents ou temporaires, le gibier proliférait
et attirait les chasseurs. Mais le front intertropical a glissé progressivement vers le sud, de
sorte que le désert a gagné toute la péninsule, à l'exception des montagnes élevées du
Yémen et de l'Oman. Aujourd'hui, on pourrait qualifier l'Arabie, comme le fait Paul San-
laville, de «désert au milieu des mers». Bien des espèces animales, apparues lors de la
phase humide, ne disparurent que progressivement : lions et ânes sauvages étaient encore
chassés à l'époque sudarabique ou aux premiers siècles de l'Islam.
La rigueur croissante du climat n'aurait pas prédisposé l'Arabie à jouer un rôle notable
durant l'Antiquité, si l'Arabie n'avait pas occupé une position centrale entre l'Inde,
l'Afrique et le monde méditerranéen. Point de passage obligé, elle en tira sa fortune. Sans
doute, la circulation par voie de terre y est-elle plutôt malaisée. Mais il est encore plus
difficile de contourner la péninsule en bateau : en mer Rouge, le régime des vents est très
défavorable, les abris sont rares tout comme les sources d'eau, sans parler du danger des
récifs coralliens ; dans le golfe Arabo-persique, les conditions sont moins mauvaises sans
être commodes, avec notamment des vents violents et irréguliers.
Selon les époques et les conditions de sécurité, ces trois voies de communication - route
terrestre, mer Rouge et Golfe - ont été utilisées : ce fut plutôt la première aux époques

RE.MMM.61, 1991/3
46 /Ch. Robin

assyrienne, perse et hellénistique (VIIIe-Pr siècles avant l'ère chrétienne), la mer Rouge
durant le Haut-Empire (I-IP siècles de l'ère chrétienne) puis le haut Moyen Âge (pour le
commerce des épices), le Golfe pendant les derniers siècles de l'Antiquité. Ces voies
maritimes et terrestres qui longent ou empruntent l'Arabie ont permis l'éclosion d'une classe
marchande, notamment dans les grandes oasis du Golfe ou de l'Arabie occidentale, milieu
social qui fut le berceau de l'islam.
Les négociants n'auraient pas pu déployer leur activité sans les nomades qui élèvent les
chameaux, guident les caravanes et s'engagent comme mercenaires dans les armées des
cités marchandes. Ces nomades semblent prendre possession du désert au Ier millénaire
avant l'ère chrétienne. Mais ils deviennent progressivement une menace pour les
échanges, se renforçant continuellement avec la multiplication des chameaux, l'apparition
du cheval et l'amélioration des techniques de monte. De plus en plus souvent, ils
rançonnent les sédentaires et les marchands et pillent tout ce qui se trouve à leur portée. Un
auteur romain, Pline {Histoire naturelle VI, 162), qui mourut en observant l'éruption du
Vésuve de 79 de l'ère chrétienne, ne remarque-t-il pas avec surprise :
"Chose singulière, parmi les peuples innombrables de cette contrée, une moitié vit dans
le commerce et l'autre dans le brigandage".
Le montagnard enfin a joué occasionnellement un rôle notable. Agriculteur et guerrier,
organisé en tribus puissantes et solidaires, son domaine est l'arc de montagnes qui occupe
le Yémen et déborde quelque peu vers l'Arabie Saoudite et l'Oman. Grâce à l'altitude, le
climat y est tempéré et les précipitations suffisantes pour une agriculture sèche
permanente. Le montagnard, très attaché à sa terre, vit en autarcie et tient farouchement à son
indépendance ; il n'ambitionne guère de dominer les autres. Même à l'apogée de Himyar
et aux débuts de l'Islam, époques où le Yémen avait imposé sa loi sur la moitié de
l'Arabie, puis participait à la conquête d'un vaste empire, peu nombreux en proportion sont
ceux qui ont quitté leurs montagnes : les «Yéménites» qu'on trouve dans les fondations
islamiques sont en majorité originaires des tribus nomades du sud de la péninsule : quant
aux conquêtes himyarites, elles furent d'abord l'œuvre des troupes auxiliaires bédouines.

Le terme le plus naturel pour désigner ces populations de l'Arabie est celui d' «Arabe»,
avec les restrictions qui ont déjà été indiquées (ci-dessus, pp. 8-10). Il apparaît pour la
première fois en 853 avant l'ère chrétienne, dans un texte assyrien (voir ci-dessus, p. 37). Dès
lors, les annales assyriennes et le texte biblique mentionnent de plus en plus souvent les
Arabes. Il semblerait que cette appellation s'applique alors à des populations du désert
syro-mésopotamien et de l'Arabie du nord-ouest. Auparavant, si on en croit le texte
biblique, ces populations ou une partie d'entre elles se seraient reconnues dans un ancêtre
éponyme appelé Ismaël [Yishmac(')el, en arabe Ismâcil) et s'appelaient sans doute les banû
Ismâcil.
La première occurrence du mot «arabe» en Arabie même se trouve dans un texte yémé-
nite un peu postérieur au grand conquérant sabéen Karib'îl Watar (qui régna peut-être vers
le début du VIIe siècle), MAFRAY-ash-Shaqab 3. Ce mot y a clairement la signification de
«pasteur nomade» ou «bédouin» (voir ci-dessous, pp. 71 et suiv.).
Assyriens, Israélites, Grecs et Romains ont souvent appelé «Arabes» les populations du
désert syro-mésopotamien, d'Arabie du nord et même de toute l'Arabie. Les habitants de
ces contrées préféraient mentionner leur tribu ou à leur cité pour signifier leur origine.
C'est pourquoi, à plusieurs reprises, un nom de tribu arabe a pu désigner l'ensemble de
Cités, royaumes et empires de V Arabie avant l'Islam /'47

l'ethnie. C'est notamment le cas en syriaque, langue dérivée de l'araméen et employée par
les chrétiens de Syrie et d'Iraq : les Arabes y sont appelés TayoyeÇ), d'après la tribu arabe
Tayyi'. Curieusement, cette appellation a été utilisée ensuite pour désigner les Iraniens par
opposition aux Turcs, avant de se spécialiser comme nom de certains groupes iraniens,
sous la forme légèrement déformées de Tadjik.
Les vestiges les plus impressionnants qui nous sont parvenus sont ceux des cités
marchandes, dans les grandes oasis d'Arabie du nord-ouest (Taymâ', Madâ'in Sàlih, al-cUlâ),
en bordure du golfe Arabo-persique (Thâj) et au pied des montagnes du Yémen, du côté
du désert (Ma'rib, Baràqish, as-Sawdâ', al-Bayda', Macin, Najrân, Qaryat al-Fâw, Hajar
Kuhlân ou Shabwa, pour ne mentionner que les principales) (cartes 1, 2 et 4) : ceci* tient au
fait que ces sites ont été désertés depuis l'Antiquité, si bien que les constructions
anciennes n'ont pas été détruites par des réoccupations successives. Au Yémen, certaines
de ces cités ont été le noyau d'États puissants et durables : deux d'entre eux, par l'ampleur
et la diversité des territoires contrôlés, peuvent même être qualifiés d' «empire». Les
nomades n'ont jamais su créer d'institutions stables : les royaumes dont nous avons
mention n'ont eu qu'une brève existence, dans un monde qui paraît agité de turbulences
continuelles.
Mais les découvertes faites en Arabie depuis deux ou trois décennies renouvellent
notablement l'image qu'on avait de ces États ; il n'est donc pas inutile de rappeler brièvement
ce que nous savons aujourd'hui.

2. Les rois de l'Arabie déserte

Les grandes oasis de l'Arabie occidentale ou orientale ont été parfois le centre de
royaumes, réunissant une maigre population de sédentaires et une nébuleuse de tribus
nomades aux contours fluctuants. Il arrive que nous connaissions ces royaumes par des
documents indigènes. C'est le cas de la tribu de Qédar (Qidâr), installée dans l'oasis de
Dûmat al-Jandal en Arabie du nord-ouest (carte n°2), dont nous avons quelques
inscriptions d'époque perse en araméen (voir ci-dessous, p. 102).
Le royaume de Hgr ( lire hag-Gar ou Hagar ?) n'a laissé que quelque monnaies, des
tétradrachmes imités de ceux d'Alexandre, au nom d'un roi Hârithat (Callot). Ce royaume
se trouvait, semble-t-il, en Arabie orientale. On hésite encore à l'identifier avec Gerrha, la
grande cité caravanière du Golfe, malgré la ressemblance des noms si on lit hag-Gar (hag-
étant l'article han- avec assimilation).
Dans le nord du Hijâz, al-cUlâ (l'antique Dédan) a joué un rôle important. Centre des
royaumes de Dédan puis de Lihyân, aux époques perse et hellénistique, elle a donné des
inscriptions qui mentionnent plusieurs souverains (voir pp. 117-118).
Qaryat al-Fâw en Arabie du sud-ouest, à 280 km au nord-est de Najràn, commence
seulement à être connue, grâce aux fouilles de l'Université du roi Sacûd (ar-Riyâd). Aux IIIe-
IIe siècles avant l'ère chrétienne, ce fut tout d'abord un comptoir de la ligue marchande des
Minéens. Ensuite, cette oasis devint la capitale d'un ensemble tribal qui réunissait Qahtân
et Madhhij : on y a trouvé la stèle funéraire d'un roi nommé Muiwiya b. Rabica, qui
daterait du Ier siècle de l'ère chrétienne (voir ci-dessous, p. 121).
Enfin, au début du IIP siècle, Qaryat est dominée par Kinda qui en fait probablement sa
capitale : les Sabéens y attaquent à deux reprises «Rabica, du lignage de Thawr, roi de
48 /Ch. Robin

Kinda et de Qahtàn». C'est en s'appuyant sur cette base arrière que Kinda s'impose
progressivement au Hadramawt, au point de devenir l'élément principal de la population au
début du VIIe siècle (voir ci-dessous, pp. 80-82).
Le nom de Qahtàn est curieusement conservé par le folklore arabe comme celui de
l'ancêtre des Arabes du sud. On peut supposer que les Kindites, qui rivalisaient avec
Madhhij et al-Asd (ou al-Azd) pour le premier rang chez les nomades d'Arabie
méridionale, ont revendiqué l'héritage de Qahtân et se sont servis de son nom pour affirmer la
légitimité de leur domination.
Un texte d'Umm al-Jimàl, dans le nord de la Jordanie (carte n°2), a conservé le
souvenir d'un roi de Tanûkh, importante tribu du Bas-Iraq et du désert de Syrie (fig. 13) :
1 dnh nfsw Fhrw Ceci est la stèle de Fahru
2 br Sly rbw Gdymt fils de Sillà, précepteur de Gadhima
3 mlk Tnwh roi de Tanûkh
II daterait du IIP ou du IVe siècle. Le nom de cette tribu se trouve également dans une
inscription sudarabique des environs de 300.

Fig. 13
Texte nabaîéen d'Umm al-Jimàl, dans le nord de la Jordanie
qui fait mention de Gadhima, roi de Tanûkh.

Non loin d'Umm al-Jimàl, à an-Namàra, dans le sud de la Syrie, se trouvait le tombeau
d'Imru' al-Qays, «roi de tous les Arabes», qui mourut en 328 de l'ère chrétienne : il a déjà
été question (pp. 42-43 et fig. I, p. 8) de ce texte célèbre.
Mentionnons enfin les vastes confédérations tribales qui se constituent autour d'un dieu
et de son sanctuaire. Celle de Thamûd (srkt Tmwdw en araméen) édifie un temple à
Rawwâfa, dans le nord-ouest de l'Arabie (carte n°2), sous les règnes de Marc Aurèle et
Cités, royaumes et empires de l'Arabie avant l'Islam / '49

Lucius Verus, dans les années 160. Ce temple était consacré, semble-t-il, au dieu par
excellence Çlh', en araméen, ce qui correspond à l'arabe al-Ilâh, nom dont dérive Allah)
(Beaucamp). Des monnaies d'époque hellénistique provenant d'Arabie orientale peuvent-
être interprétées comme le monnayage d'une confédération de Shams, dieu (ou déesse)
solaire. La Mecque préislamique elle-même peut être considérée comme une république
marchande organisée autour d'un sanctuaire.

Fréquemment, les États de l'Arabie déserte ne sont connus que par les mentions qu'en
font les sources assyriennes, classiques, byzantines ou sudarabiques. Une liste complète
serait assez longue ; quelques exemples suffiront. Grâce aux Assyriens, nous avons
connaissance d'une confédération tribale dans la région de Dûmat al-Jandal, au VIIe siècle
avant l'ère chrétienne, autour du culte du dieu Atarsamâin (Ephcal). L'expédition du
Romain ^Elius Gallus en 25-24 a conservé le nom d'un roi d'Ararènè (région mal
identifiée d'Arabie occidentale) nommé Sabos.
Les inscriptions sabéennes et himyarites du IIP siècle de l'ère chrétienne font enfin
allusion à toute une série de «rois», en réalité de simples chefs de tribu, le plus souvent de
manière anonyme, mais parfois en donnant leur nom. Ainsi, pour al-Asd (ou al-Azd),
avons-nous mention d'al-Hârith fils de Kacb Çl-Hrt bn Kcbm mlk-'s'd), puis de Mâlik fils de
Kacb (Mlkm bn K[cb]m mlk-l-'s'd), qui n'est pas nécessairement le frère du précédent
puisqu'il règne quelque trente ou quarante ans plus tard.
Comme rois de Kinda (Kinda, Kinda-et-Qahtân ou Kinda-et-Madhhij selon les textes),
nous connaissons RabFa du lignage de Thawr (Rbct d-'l Twr™ mlk Kdt w-Qhf déjà
mentionné), au début du IIP siècle, Mâlik fils de Budd (Mlk"1 mlk Kdt ; MlkT bn Bd mlk Kdt w-
Mdhgm) au milieu du même siècle et enfin Hujr fils de cAmr (Hgr bn 'mf mlk Kdt) dans
une inscription rupestre relativement tardive mais de date imprécise, ce qui n'exclut pas
une identification avec le fameux Hujr Âkil al-Muràr des traditions arabes.
Manifestement, ces «royaumes» tribaux sont souvent des groupements de circonstance
autour d'une forte personnalité ; dépourvus de cohésion, ils se défont aussi vite qu'ils
apparaissent.

3. Cités, royaumes et empires de l'Arabie méridionale

a. Les origines
Tant que des fouilles minutieuses n'auront pas été effectuées sur un nombre significatif
de sites répartis dans toute l'Arabie du Sud, les hypothèses sur le développement de la
civilisation sudarabique ne pourront être que fragiles. Dans l'attente de ces fouilles, on se
limitera à quelques observations provisoires.
Il est difficile de situer dans le temps les débuts de la civilisation sudarabique. Il faut
d'abord préciser à partir de quel degré de développement on pourra parler de civilisation.
L'apparition de l'écriture est un critère commode : le besoin d'enregistrer certaines
activités économiques (productions, livraisons, échanges, acquisitions), de revendiquer la
propriété de biens divers, de commémorer des actes importants, de transmettre les
connaissances acquises ou d'assurer la pérennité des textes normatifs et des compositions
littéraires, implique une organisation sociale déjà complexe. Malheureusement, on éprouve
encore de sérieuses difficultés à dater les inscriptions les plus anciennes.
50 /Ch. Robin

Deux systèmes chronologiques sont présentement en concurrence. Le premier, défendu


par Jacqueline Pirenne, s'appuie principalement sur le parallélisme des graphies grecque
et sabéenne : il date les premières inscriptions monumentales de l'Arabie du Sud au début
du Ve siècle avant l'ère chrétienne, le grand mukarrib (c'est-à-dire «fédérateur») sabéen
Karib'il Watar (fils de Dhamarcalï) vers 430 et l'apparition de Main vers 375 (Pirenne
1956). On lui objecte notamment qu'il amène à dater vers 200 une guerre entre les Mèdes
(Mdy = les Perses) et l'Egypte (voir, pp. 59 et 62) alors que l'Empire perse était disparu
depuis plus de 130 ans.
Le second, soutenu en dernier lieu par Hermann von Wissmann, se fonde avant tout sur
l'identification de souverains sabéens mentionnés dans les sources assyriennes avec les
premiers mukarribs de même nom attestés en Arabie du Sud. Deux textes assyriens, datant
des règnes de Sargon (722-705) et de Sennacherib (705-681), mentionnent «It'amara le
Sabéen» et «Karibilu roi de Saba'». D'après les «Annales de Khorsabad» et la «Display
Inscription», It'amara (manifestement la transcription assyrienne du sudarabique
Yathac'amar) aurait payé tribut à Sargon lors d'une campagne qui aurait eu lieu durant la
septième année du règne, soit en 716 semble-t-il. Quant à Karibilu (= Karib'il), il est
mentionné dans l'inscription commémorant la construction du temple de la fête du Nouvel An
à Assur pour avoir fait don de pierres précieuses et d'aromates, placés dans le dépôt de
fondation, à une date postérieure à 689.
Les relations de nature politique que ces textes impliquent, apparemment sur un pied
d'égalité en ce qui concerne Karib'il (mentionné avec son titre), mais avec l'affirmation
d'une prééminence assyrienne sur Yathac'amar, s'expliquent par le commerce caravanier
qui s'était développé entre les deux pays, comme l'illustre un document en langue
assyrienne, publié en 1990 (Cavigneaux-Ismail, p. 351). Un roi de Sukhu, sur le Moyen-
Euphrate, qui a régné au milieu du VIIIe siècle, rapporte qu'il a pillé une caravane
sabéenne de 200 chameaux près de la bourgade actuelle d' Abu Kamâl (carte n°2) :
"Les gens de Taymà' et de Saba', dont la demeure est au loin, dont le messager n'est
pas venu à moi et qui n'ont pas voyagé jusqu'à moi, une de leurs caravanes s'est
approchée... du puits de Martu et du puits de Khalatu, est (même) allée plus loin et est entrée
dans la ville de Khindanu. Dans la ville de Kar-Apladad, à midi, j'en reçus la nouvelle ;
j'attelai mon char, dans la nuit je traversai le fleuve et, le jour suivant, avant midi,
j'atteignis le lieu-dit Azlaianu. Trois jours je restai à Azlaianu en embuscade. Le troisième
jour, ils arrivèrent. Cent d'entre eux, je les pris vivants ; deux cents chameaux avec leur
chargement : laine bleue teinte à la pourpre, laine..., fer (?), albâtre (?), tout ce qu'on peut
désirer, je le pillai. Je leur enlevai un grand butin et l'apportai au pays de Sukhu".
Si on accepte la proposition d' Hermann von Wismann (qui identifie It'amara avec
Yathac'amar Bayyin fils de Sumhucali, et Karibilu avec Karib'il Watar fils de Dhamafalï),
les débuts de l'écriture monumentale dateraient du VIIIe siècle avant l'ère chrétienne tandis
que Karib'il Watar régnerait au commencement du VIIe siècle. Macin apparaîtrait vers 525,
date abaissée au maximum afin de tenir compte du silence des sources orientales
(assyriennes et israélites) sur ce royaume. Cependant, cette chronologie présente un
inconvénient : deux styles graphiques très voisins, que Jacqueline Pirenne appellent B 1 et
B4, seraient séparés par un écart de 150 ans. Par ailleurs, l'identification qui lui sert de
fondement reste à prouver, d'autant plus que de nombreux souverains sabéens se sont appelés
Yathac'amar et Karib'il : il faut savoir en effet que les souverains sabéens n'avaient le choix
qu'entre six noms, Dhamar'alî, Karib'il, Sumhucalî, Yadac'ïl, Yakrubmalik et Yathac'amar.
Cités, royaumes et empires de l'Arabie avant l'Islam/ 51

Pendant longtemps, les chercheurs ont balancé entre ces deux systèmes. Cependant, les
résultats des fouilles italiennes, russes et françaises présentés lors de la conférence «Arabia
Antiqua» à Rome, fin mai 1991, amènent à donner désormais la préférence à la
chronologie haute. Une inscription découverte par la Mission italienne sur le site de Yalâ (carte
n°4) suggère que Karib'îl Watar régna au plus tard quelques générations avant 535. Les
fouilles russes de Raybûn (carte n°4) ont donné des fragments de céramique peinte avec
lettres sudarabiques, qui remonteraient au VIIIe siècle (sans qu'une date plus haute soit
exclue). Enfin, une inscription monumentale très archaïque d'as-Sawdâ' est gravée en
plusieurs exemplaires sur des piliers qui s'appuient contre un mur daté du milieu du VIIIe
siècle (fig. 29, p. 128).
Il semble désormais vraisemblable que Karib'il Watar a régné au VIIe siècle avant l'ère
chrétienne. L'identification avec le Karibilu des textes assyriens devient plausible, même
si elle n'est pas encore définitivement prouvée. En faveur de celle-ci, on observera une
différence de titre et de traitement dans les textes assyriens, entre «It'amara le Sabéen» qui
paie tribut et «Karibilu roi de Saba'» qui fait un don volontaire, différence qui pourrait
refléter l'évolution de la situation au Yémen : on sait en effet que Karib'il Watar agrandit
notablement l'Empire sabéen en unifiant la majeure partie du Yémen et devint de la sorte
une véritable puissance régionale.
Pour faciliter la lecture des exposés qui vont suivre, quelques dates absolues seront
données, en suivant la chronologie haute. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces dates
sont au mieux des approximations, avec une marge d'erreur qui peut atteindre des dizaines
d'années, à supposer que les fondements de cette chronologie soient exacts. Combien plus,
s'ils ne l'étaient pas. La prudence s'impose donc et il ne faut pas prendre ces indications
chiffrées pour des faits avérés.
Ces précautions paraissent-elles exagérées ? Elles sont à la mesure des errements du
passé. Ainsi, à la fin du siècle dernier ou au début du nôtre, datait-on Macïn du IIe millénaire
et considérait-on que ce royaume était antérieur à Saba'. L'argument était simple : on
identifiait Macîn avec le Pays de Magan dont on a mention dans les sources cunéiformes dès le
IIIe millénaire et, de cette identification, fondée uniquement sur la ressemblance des noms,
on déduisait hardiment toute une chronologie. Aujourd'hui, il est assuré que cette
hypothèse fragile était une grave erreur : l'antique Magan se trouvait du côté de l'Oman actuel.

Selon la chronologie haute, les premières inscriptions monumentales dateraient donc du


VIIIe siècle. Mais il ne semble pas que ces inscriptions, aboutissement d'un effort de
codification grammaticale et d'élaboration graphique, soient les écrits les plus anciens que
nous possédions. Ce seraient plutôt les lettres ou mots isolés qu'on a peints ou incisés sur
des poteries ; à Yalâ, certains paraissent antérieurs au Xe siècle, mais ces premiers résultats
ont besoin d'être confirmés. Il est peu vraisemblable, cependant, que l'écriture apparaisse
en Arabie du Sud avant le XIIIe siècle, date du modèle proche-oriental plausible, comme
nous le verrons (voir ci-dessous, pp. 128 et suiv.).
Le début de la civilisation sudarabique se situerait de la sorte entre le XIIIe et le Xe
siècle avant l'ère chrétienne. Cela ne signifie nullement que les Sudarabiques soient des
nouveaux venus dans la région : à cette époque, à Ma'rib, on pratiquait l'irrigation depuis
longtemps, comme le montrent les accumulations d' alluvions qui dépassent 30 mètres.
Nous ne parlons pas des sites abandonnés vers le milieu du Ier millénaire avant l'ère
chrétienne, où la superposition des couches archéologiques, sur une quinzaine de mètres de
hauteur, implique une très longue occupation avant cette date.
52 /Ch. Robin

b. Essai de périodisation
On peut diviser l'histoire sudarabique en deux périodes. La première est celle des
royaumes caravaniers, qui commence vers le VIIIe siècle ou même auparavant et s'achève
à la fin du Ier siècle avant l'ère chrétienne. Elle est dominée par les tribus installées en
bordure du désert, dont l'une des principales activités est la récolte de résines aromatiques -
encens et myrrhe principalement - et le transport de ces produits par caravane vers les
grands marchés d'Egypte et du Levant. La seconde période, du Ier siècle de l'ère chrétienne
au VIe, est dominée par les tribus des Hautes-Terres.
Il peut apparaître curieux que les royaumes marchands des origines aient tourné le dos à
la mer, alors que les premières puissances commerciales méditerranéennes, les Phéniciens
ou les Grecs, ont dû leur réussite à la domination des mers. Tous ces royaumes se
trouvaient, en effet, dans l'intérieur du Yémen, au-delà des montagnes, en bordure du désert.
C'est que les vastes étendues arides du centre de la péninsule, presque vides d'habitants,
avec un relief qui n'oppose guère d'obstacles, permettaient de circuler aussi facilement
que sur l'eau, à condition d'avoir une monture adaptée. Avec la domestication du chameau
au IIe millénaire, cette difficulté était surmontée.
On peut même affirmer que le désert présente un grand avantage sur la mer, celui d'être
inaccessible aux intrus. A moins d'avoir un guide indigène, l'étranger ne peut pas s'y
aventurer sans mettre sa vie en péril. Il a fallu des siècles et des siècles avant que les
Grecs, qui consommaient de grandes quantité de produits aromatiques originaires
d'Arabie, que ce soit pour le culte des dieux, les rites funéraires, les soins de beauté ou la
confection de médicaments, découvrent l'emplacement exact des pays qui produisaient
l'encens et la myrrhe.

Le caractère le plus frappant des premiers siècles de l'histoire sudarabique est la


tendance à l'émiettement politique : chacune des grandes vallées débouchant sur le désert a
donné naissance à un État (carte n°3). En allant d'est en ouest, ce sont le Hadramawt (dans
le wâdi Hadramawt), Awsân (dans le wâdï Markha), Qatabân (dans le wâdi Bayhàn) et
Saba' (dans le wàdi Dhana). Le Jawf, la plus septentrionale de ces vallées, est un cas
particulier : à l'origine, il est partagé entre Saba' et quatre cités-États, puis, quelques
générations plus tard, entre Saba' et une nouvelle tribu, Macïn. Dans la montagne, bien des tribus
ont un «roi» à leur tête, ce qui semble impliquer une grande autonomie.
A plusieurs reprises cependant, un souverain conquérant réduit cet émiettement
politique. L'histoire sudarabique s'ouvre au début du VIIe siècle avec les conquêtes du
souverain sabéen Karib'il Watar fils de Dhamafali, qui unifie la majeure partie du Yémen (voir
pp. 55-58). Il porte le titre de mukarrib, c'est-à-dire «fédérateur», qui semble avoir été
inauguré par un souverain de Awsân. Le règne de Karib'il ouvre une phase d'hégémonie
sabéenne, qui dure quelques siècles.
Dans des conditions encore obscures, le royaume de Qatabân succède à Saba' dans le
premier rôle : quelques-uns de ses souverains s'intitulent à leur tour mukarrib. Cette première
période s'achève avec une brève hégémonie hadramite, vers le début de l'ère chrétienne.

La seconde période, du Ier au VIe siècle de l'ère chrétienne, est dominée par les tribus
des Hautes-Terres. Au nord, autour de Sancà', ce sont des tribus de la mouvance sabéenne.
Au sud, avec Zafâr comme capitale (carte n°4), c'est une nouvelle confédération tribale
nommée dhû-Raydân ou Himyar.
Cités, royaumes et empires de l'Arabie avant l'Islam/ 53

La compréhension de cette période est singulièrement compliquée par le fait que dhû-
Raydân/Himyar, constituée notamment de tribus qui se sont séparées de Çiatabàn,
revendique une légitimité sabéenne : cela se traduit par le titre de «roi de Saba' et de dhû-
Raydân» que portent ses souverains et par l'emploi de la langue sabéenne qui supplante le
qatabânite. Difficulté supplémentaire : Saba' et dhû-Raydân sont parfois réunis sous une
même couronne, parfois adversaires avec des souverains différents (mais qui portent le
même titre). La complexité de cette période explique qu'il a fallu longtemps avant de
démêler l'écheveau des relations sabéo-himyarites : on n'y est parvenu qu'au cours des
toutes dernières années. Aussi, dans la littérature spécialisée, faut-il toujours vérifier si les
termes Saba' et Himyar sont employés à bon escient.
Aux Ier et IIe siècles, les acteurs principaux sont Saba', Himyar, Qatabân et le
Hadramawt. Qatabân disparaît dans la seconde moitié du IIe siècle. Au IIP siècle, les
conflits s'exacerbent avec l'arrivée d'un nouveau protagoniste, l'Abyssinie, qui occupe le
versant occidental de la chaîne yéménite. Himyar finit par l'emporter vers la fin du IIP
siècle en annexant Saba', en conquérant le Hadramawt et en chassant les Abyssins
d'Arabie. Un nouvel empire est fondé qui dure jusqu'en 525. Son territoire englobe la moitié
méridionale de la péninsule à partir du IVe siècle.
Le paganisme domine jusqu'à la fin du IVe siècle. La rupture intervient dans les années
380, quand le roi himyarite Malkikarib Yuha'min, en corégence avec son fils Abikarib
Ascad, incline soudain vers la religion juive. Il est préférable de dire «incline» plutôt que
«se convertit» puisque ce souverain et ses successeurs n'affichent qu'un monothéisme
neutre et prudent, parfaitement acceptable par les adeptes d'autres religions (voir pp. 144
et suiv.). Cette prudence s'explique peut-être par les antagonismes entre juifs et chrétiens,
qui interfèrent largement avec les conflits des grandes puissances de l'époque, la Perse et
Byzance.
Un peu avant 523, un coup d'État porte au pouvoir un juif radical, Yûsuf (= Joseph)
As'ar Yath'ar, qui abandonne le titre traditionnel des souverains himyarites pour celui de
«roi de toutes les tribus». Il massacre les étrangers de religion chrétienne puis persécute les
chrétiens indigènes de Najrân et du Hadramawt (voir pp. 150 et suiv.). L'Abyssinie
chrétienne, à la requête de l'empereur byzantin et avec l'aide de sa flotte, réagit en envahissant
l'Arabie méridionale et en contraignant le roi Yûsuf au suicide. Le Yémen devient pour 50
ans un protectorat abyssin. Le trône est occupé tout d'abord par un Himyarite chrétien,
nommé Sumyafa0. Un Abyssin nommé Abrahâ (= Abraham) lui succède bientôt ; il rejette
la tutelle du négus et se conduit de manière indépendante, reprenant à son compte la titula-
ture des rois himyarites (voir pp. 147-148). C'est lui qui construit la fameuse cathédrale de
Sancâ' et dirige les dernières réfections de la Digue de Ma' rib (voir pp. 66-67). Les
traditions associent également son nom avec une attaque contre la Mecque par les «Hommes
de l'éléphant» : voir la sourate 105 du Coran («N'as-tu point vu comment ton Seigneur a
traité les Hommes de l'Eléphant ?»). Yaksûm, fils d' Abrahâ, succède à son père mais
disparaît bientôt.
Dans les années 570, un prince juif du Yémen, Sayf Ibn dhi-Yaz'an, voit dans les
Perses le seul moyen de se débarasser des Abyssins. Mais il ne fait que remplacer un
occupant par un autre, qui contrôle le pays jusqu'en 632. A cette date, d'importantes tribus
yéménites se seraient ralliées à l'État islamique, peu avant la mort de Muhammad.
.N.ijrun
Umni Li\là AR-RUBC AL-KHÂLI
Sacda
KHABB
al-Marâshï
SUFYÀN • , , al-Uiwdh
,, „
m jabal
Kha>wân al-Hazm Inabbj.
•h,-.. "u • as-Sawda - • •
(Nashan) •'• #Macin(2^'WM)
Khamir a\-BzydX(Nashq) 4,
ARHAB Baràqish '"^Hy?
Nàcit* #Madar (Yuthill)Sp
RAMLAT AS-SABCATAYN
(SAYHAD) Shab
GOLFE D'ADEN

Vous aimerez peut-être aussi