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HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE

Author(s): Paul Ricoeur


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 54e Année, No. 3/4, LES PROBLÈMES DE L'HISTOIRE
(Juillet-Octobre 1949), pp. 280-316
Published by: Presses Universitaires de France
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HUSSERL
ET LE SENSDE L'HISTOIRE

L'apparitiondu soucide l'histoiredans la dernière phasede la


penséehusserlienne poseun certainnombrede questionsdontles
plusimportantes dépassentle cas de Husserlet concernent la possi-
bilitéd'unephilosophie del'histoire
en général.
La premièrequestionengage seulementla compréhension
psychologique de l'auteur: quelsmotifs ontprésidéà cettetrans-
formation de la problématique husserlienne ? Voici ce penseur,
naturellement aux
étranger préoccupations politiques,- apoli-
tique,dirait-on, par formation, par goût,par profession, parsouci
de rigueur scientifique, - le voiciqui accèdeà la conscience d'une
crisecollective de l'humanité, ne
qui parleplus seulement de l'Ego
transcendantal, maisde l'hommeeuropéen,de son destin,de sa
décadencepossible,de sa renaissancenécessaire,qui situe sa
proprephilosophie dans l'histoire,
avec la convictionqu'elle est
responsable de cet hommeeuropéenet qu'elleseulepeutlui mon-
trerla voiedu renouveau.Noncontentde penserl'histoire, de se
penser dans le
l'histoire, phénoménologue se découvrela tâche
surprenante de fonderun nouvelâge, commeSocrateet Des-
cartes.
Les œuvres,en grandepartieinédites,que nous évoquerons
datentde 1935-1939.On peut penserque, dès 1930, Husserla
commencé à rattacher la compréhension de sa proprephilosophie
à cellede l'histoire, plusprécisément de l'histoirede l'espriteuro-
péen.Le 7 mai 1935,Husserlfaitau Kulturbund de Vienneune
conférence sous le titre« La philosophiedansla crisede Vhumanité
européenne» ; cetteconférence estsuivieen novembre1935 d'un
de
cycle conférences «
au Cerclephilosophique de Prague pour
les recherches surl'entendement humain» ; l'ensembledes écrits
encorerefusésau public qui aboutit au grandtexte intitulé

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P. RIGŒC7R. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 281

la Crise des Sciences européenneset la phénoménologie


transcen-
dantale(dontles deux premières partiesont été publiéesen 1936
par la RevuePhilosophia de Belgrade*) composele groupeditde
la Krisis : il comprend la première esquissede la conférence de
Vienne, le texte présumé de la conférence, une formulation rema-
niée dontnous publionsici mêmela traduction, une autrefor-
mulationplus complètede ce mêmetravail,le texteintégralde
la Krisis,et diverstextesnondestinésà la publicationqui con-
tiennent les méditations suiviesde Husserlsurles mêmesthèmes.
La situationpolitiquede l'Allemagneà cetteépoqueest visi-
blement à l'arrière-plande toutce coursde pensée: en ce senson
peutbiendireque c'estle tragiquemêmede l'histoire qui a incliné
Husserlà penserhistoriquement. Suspect aux nazis comme non-
aryen, comme penseur scientifique, plus fondamentalement comme
géniesocratiqueet questionneur, mis à la retraiteet condamné
au silence,le vieux Husserlne pouvaitmanquerde découvrir
que l'esprita une histoirequi importeà toutel'histoire, que l'es-
pritpeut être malade,que l'histoireest pourl'esprit même le lieu
du danger,de la pertepossible.Découverted'autantplus inévi-
tableque c'étaitles maladeseux-mêmes - les nazis- qui dénon-
çaienttout le rationalisme commepenséedécadenteet impo-
saientde nouveauxcritères biologiquesde santépolitiqueet spi-
rituelle.De toutemanièrec'étaitpar la conscience de crisequ'à
l'époquedu national-socialisme on entraiten faitdansl'histoire:
pour l'honneurdu rationalismeil s'agissaitde dire qui était
malade,doncoù étaitle sensde l'hommeet où le non-sens.
Faut-ilajouterque, toutprèsde lui, son anciencollaborateur,
MartinHeidegger,développaitune œuvre qui, par un autre
côté,signifiait elle aussi la condamnation de la philosophie clas-
sique,appelait, au moins implicitement, une autre lecture de l'his-
toire,uneautreinterprétation du dramecontemporain, uneautre
des
répartition responsabilités. Ainsile plusanhistorique des pro-
fesseurs étaitsomméparl'histoire de s'interpréter historiquement.
Mais il resteà comprendre commentla phénoménologie pou-
vaits'incorporer des vueshistoriques. Ici la transformation d'une
problématique philosophique excède toute exégèse d'une moti-
vationpsychologique : c'est la cohérencede la phénoménologie
1. La troisièmepartieinéditeest, à elle seule,deux fois plus longueque
Krisis,I et II.

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transcendantale qui est en question.Commentune philosophie


du Cogito,du retourradicalà VEgofondateur de toutêtre,devient-
ellecapabled'unephilosophie de l'histoire?
Il est possiblede répondrepartiellement à cettequestionpar
l'examendes texteshusserliens. L'unitéde la penséehusserlienno
se découvrejusqu'à un certainpoint,si Tonsouligneassez forte-
mentle rôlemédiateur entrela conscience et l'histoirequi estassi-
gné à des Idées, des Idées au sens kantien,comprisescomme
des tâGhesinfinies, qui précisément impliquent un progrèssans
finet donc une histoire.
Mais si le tempsdes hommesest le développement exigé par
uneidéeinfinie, - commeonle voitdéjà chez Kant(par exemple,
dans Vidée d'une histoireuniverselle au pointde vue cosmopoli-
tique et dans les autres de
opuscules philosophie de l'histoire)-
ce dépassementd'une philosophiede Ego Y en une philosophie
de l'humanitéhistoriquepose un certainnombrede questions
radicales qui concernenttoutes les philosophiessocratiques,
cartésiennes, kantiennes, toutes les philosophiesdu Cogitoau
senslarge.Nousposeronsces questionsle momentvenu.

I
Répugnance de la phénoménologietranscendantale
pour les considérations historiques.
Riendansl'œuvreantérieure de Husserlne paraîtpréparer une
inflexionde la phénoménologie dans le sensd'une philosophie de
l'histoire.On y voitplutôtdes raisonsde ne jamaisrencontrer la
philosophie de l'histoire.
1. La phénoménologie transcendantale qui s'exprimedans les
Ideen,dans Formaleund transzendentale Logik,dans les Médi-
tationscartésiennes, n'annule aucunement,mais intègred'une
manièrespécialel le souci logiquequi commandaitles Logische
Untersuchungen. Or ce souci logiqueexclutun certainsens de
l'histoire.La leçondes Etudeslogiques,en effet,est que le sens
d'une structure logique- au sens étroitde la logiqueformelle,
mômeélargien une mathesisuniversalis 2, ou au sens largedes
1. Sur ce rapportdu « logicisme» et de la phénoménologie
transcendantale,
cf."notre Introductionà la traduction des Ideen I (à paraître prochainement).
2. Cf. Ideen I, § 8 et 10.

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ontologiesmatériellesqui procèdentà l'analyse des genre»


suprêmes qui régissent la « région» nature,la « région» conscience,
etc.,- ce sensest indépendant de l'histoire de la conscience indi-
viduelleou de l'histoirede l'humanitéqui jalonnela découverte
ou l'élaboration de ce sens.Le sensse révèlecommesensà l'in-
tuitionqui en voitles articulations. L'histoire du concept, en tant
du
qu'expression sens,n'importe pas à la vérité du sens ; vérité
la
n'estpas acquiseà la manièred'une aptitudefonctionnelle chez
lesespècesvivantes: elleresteunerelationanhistorique entreune
visée« en creux», « à vide», etune présenceintuitive (perception
sensible,introspection, perception d'autrui,perception « catego-
riale» ', etc.,ou leurmodification ou
imaginative mémorielle) qui
« remplit » cettevisée.
La penséehusserlienne s'est d'abord conquisesur le psycho-
logisme; cette conquête reste la présupposition de toutela phi-
losophie transcendantale ultérieure. Ainsi est récusée au départ
unephilosophie de l'histoire, où l'histoire est comprise commeune
évolution, commeune genèsequi faitdériverle plusrationnel du
moinsrationnel en
et, général, plus le du moins. A cet égard l'in-
temporalité du sensobjectifest inaccessibleà la genèseempirista
desapproximations subjectives de ce sens.
La philosophie de Yessencequi,au niveaudes Ideen,prolonge le
a logicismo » des LogischeUntersuchungen confirme cetteméfiance
pourles explications génétistes : la «réduction éidétique»qui met
entreparenthèse le cas individuel et ne retientque le sens (et la
signification conceptuelle qui l'exprime) estpar elle-même uneré-
ductionde l'histoire.Le réel-mondain est par rapportà l'essence
commele contingent parrapportau nécessaire : touteessence« a »
un champd'individusqui peuventêtreici ou là, maintenant ou en
unautretemps2. Il fautvoiravec quelleprécaution Husserlgarde
le mot Ursprung : dès les premières pagesde IdeenI il a soinde
noter: « Nous ne parlonspas ici en termesd'histoire.Ce mot
d'origine ne nouscontraint ni ne nousautoriseà penserà quelque
genèseentendueau sensde la causalitépsychologique ou au sens
d'un développement historique... » 3.
La notiond' Ursprung ne peutréapparaître qu'à un autrestade
1. Cf. Log. Unters.VI (2* partie).
z. laeen i, p. 0.
3. ideenI, p. 7, n. 1

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de la pensée,à unstadeproprement transcendantal, où ellesignifie


nonplusgenèsehistorico-causale, maisfondement '.
Le « logicisme» des LogischeUntersuchungen et la « réduction
éidétique» des Ideenmarquentla victoiredéfinitive surune cer-
taineintrusionde l'histoiredans la philosophie. Nous pouvons
êtreassuréque l'histoirede l'espritdont il sera questionplus
tardne sera jamaisune genèsedu sens à partirde l'insignifiant,
uneévolution de stylespencérien. Le développement del'idée,qu'im-
pliqueral'histoire,sera tout autre chose que genèsedu concept.
la
2. La problématique proprement transcendantale de la phéno-
ménologie ne comportepas de souci historiquemanifeste ; bien
plus, ellesemble éliminer ce souci par l'opérationpréalablede la
« réduction transcendantale ».
Deux mots pour situerla réductiontranscendantale dans la
problématique d'ensemblede la phénoménologie : par elle la
conscience se déprendd'unenaïvetépréalableque Husserlappelle
l'attitudenaturelleet qui consisteà croirespontanément que le
mondequi estlà estsimplement donné; en se reprenantsur cette
naïveté,la conscience découvrequ'elleest donnante, donnantede
sens (Sinngebende) 2. La réductionn'exclutpas la présencedu
monde; elle ne retranche riçn; elle ne suspendmômepas le pri-
matde l'intuition danstouteconnaissance ; aprèsellela conscience
continuede voir,maissans êtrelivréeà ce voir,sans s'y perdre;
maisle voirmômeestdécouvert commeopération, commeœuvre
(Vollzug,Leistung) 3, Busserldit même une foiscomme création'
On comprendrait Husserl, on serait phénoménologue au sens
transcendantal, si l'on réalisaiten soi-mêmeque l'intentionalité
qui culminedansle voirestprécisément unevisioncréatrice6.
Nousne pouvonsici insistersurles difficultés d'interprétation
de ce thèmecentralde la phénoménologie ; disonsseulement que
l'attitudenaturellen'est compriseque quandelle est réduite,et
qu'ellen'estréduiteque quand la constitution de tout sens et de
toutêtreest positivement amorcée.On ne peut donc pas dire
à*abordce qu'estl'attitudenaturelle, puisce qu'est sa réduction,
1. Cf.deuxemploisde Ursprung dansles Ideen,§ 56, p. 108et § 122,p. 253.
2. IdeenI, § 55.
3. Sur Vollzug, cf.IdeenI, § 122 ; surLeistung,
cf.plusloin.
4. t La spontanéitéde ce qu'on pourraitappelerle commencement créa-
teur... » Ideen, § 122.
5. t Sur l'intuition donatrice originaire.» Ideen I, p. 36, p. 242.

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enfince qu'est la constitution : il faudraitcomprendre en bloc


ces troispointsde la problématique phénoménologique.
Or,ce qui nousintéresse ici,c'est qu'à l'époquedes Ideen,Hus-
serlcompteparmiles disciplines de l'attitudenaturellenon seu-
lementles sciencesde la nature,maisaussiles sciencesde l'esprit
(Geisteswissenschaften) : histoire, sciencesde la civilisation, dis-
de tout sont « mondaines » * ; dans le
ciplinessociologiques genre
langagehusserlien, l'espritcommeréalitésocialeest une « trans-
cendance», c'est-à-dire un vis-à-vis(Gegenstand)dans lequel la
conscience pure dépasse; l'espritest« dehors»,commela nature
se
qui en est la première assise,commele corpsoù la conscience
s'objective, commel'âmeentenduecommeréalitépsychiqueindi-
viduelle.La mondanité de l'espritsignifie qu'ilestrencontré parmi
Us objetsd'uneconscience et
sujet qu'il doit être constitué en face
de la conscience, « dans» la conscience, commele corrélat de cer-
tainsactesfondamentaux qui posentl'espritdansle monde,dans
l'histoireet dansles sociétés.C'esten ce sensque les « sciencesde
»doiventd'abordêtreréduites 2: au lieude nousperdre dans
l'esprit
l'historique et dans le social comme dans un absolu, nous suspen-
donsla croyance à l'etre-là(Dasein) de l'espritcommeà celuides
choses; désormaisnous savons que l'espritdes sociétéshisto-
riquesn'estque pouret mômepar une conscienceabsoluequi le
constitue 3. C'estlà, selonnous,la sourcede touteslesdifficultés
ultérieures : commentcomprendre que d'une partl'hommehis-
toriquesoitconstitué dans une conscience absolueet que,d'autre
part,le sens que développe l'histoire englobel'hommephéno-
ménologue qui opère cette conscience ? Il sembleque s'annonce
une difficiledialectique de l'englobant-englobé, entre YEgo
transcendantal et le sensqui unifiel'histoire.
Sans anticiperencoresur cettedifficulté, disonsque l'entre-
prise do constituer l'homme,(c'est-à-dire l'âme psycho-physio-
logique,la personnepsycho-sociale et l'espritcommeréalitéhis-
torique)a étéeffectivement tentéeparHusserldansIdeenII, encore
inédit.Ce grandtexte,que nousavonspu lireaux Archives Husserl
de Louvain,contient dans sa secondepartieune longueanalyse
desopérations de conscience parlesquelless'élaborele corpscomme
1. Ideen I, p. 8.
2. Ibid., p. 108.
3. Ideen I, p. 142.

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organisme vivant,puiscommeexpression et moded'actiond'au-


trui, enfin par lesquelles se constituent des liensde sociétéentre
des personnes.
Il n'y a donc,au niveaude Ideen I et II, aucun privilège de
l'histoire.Au contraire, l'hommehistoriqueest un moment,un
degréde la mondanité, une « couche» du mondeconstitué: en ce
seas est inclus commetoute« transcendance
il « » » dans la con-
scienceabsolue.
3. Il est vrai que l'histoire, excluedoublement commegenèse
explicative et comme réalitérelevant de l'historienet du socio-
logue,pourrait ressurgird'une façonplus subtileau cœur mêmede
la consciencetranscendantale « dans » laquellese constituent la
natureet l'histoire.Cetteconscienceest encoretemporelle. Elle
est une vie qui dure.C'est dans une « multiplicité » (Mannigfal-
tigkeit)d'esquissessuccessives que se constitue tout sens comme
unitéliantcettesuccession.C'est peu à peu,par touchesconver-
gentes,dans un temps,que s'élaborentle bleude la mer,l'expres-
siond'un visage,le senstechniquede l'outil,le sensesthétiquede
l'œuvred'art,le sensjuridiquede l'institution, etc.Parex.,le temps
estla dimension manifeste de lu plusprimitive de toutesles con-
sciences,la conscience de chose,celle qui « donne» la toutepre-
mièrecouchede l'existencemondaine.Li perceptibilité des choses
encoreinconnues c'estla possibilité qu'apparaissent untemps
dans
infinide nouveauxaspects qui confirmeront ou infirmeront le
sensnaissant,motiveront un nouveausens'. La conscience abso-
lue est donc temporelle, selon un triplehorizonde mémoire,
d'expectation et de co-présence instantanée.
Réduitle tempscosmique,se révèledoncle tempsphénoméno-
logique,quiestla forme unitivede tousles vécus.Il est vraique ce
temps est à son tour une « énigme» dansla mesuremômeoù l'ab-
soludu moitranscendantal n'estencorequ'unabsoluà un certain
point vue, (par rapportaux transcendances)
de et appelle une
proto-constitution pleine de difficultés2. Inutilede nousengager
icidans les difficultés radicalesque suscitela constitution primor-
du tempsdont Husserl
diale de la consciencephénoménologique
avait donnéune première élaboration
dès 1905dans Zeitbewussl-
nouséloigneraient
.sein; ces difficultés plutôtde notreproblème:
1. Sur tout ceci, cf. Ideen I, p. 74 sq., 202 sq. et //«Médit. Cartésienne.
2. Ideen I, p. 163 et surtout 1 Ve Médit, cartésienne.

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en effet, ce modeprimitif de liaisond'un vécude conscience à un


autrevécu,cetteproto-synthèse est un temps,mais non encore
unehistoire ; l'histoire estdehors, le tempsestla conscience même;
si l'on ditquele tempsestconstitué, ce n'estplusau sensoù ce qui
estdehorsestconstitué; il est proto-constitué en ce sensque tout
dépassement d'une conscience dans un objet transcendant qui
unifiedes esquisses,des aspectsde la chosetranscendantale, pré-
supposeque chaque conscienceprésentese dépassede manière
immanente, se dépassetemporellement dans une autreconscience;
ainsi, elle devient le passé immédiat d'un nouveauprésentpour
lequelil y a encore un futur imminent. Le tempstranscendantal
qui est constituant et, en outre,proto-constitué, n'estpas l'his-
toiretranscendante : celle-cin'estque le corrélatd'uneconscience
qui l'élaborepar la perception de traceset de documents, par la
compréhension d'autrui dans ces documents, par l'élaboration du
sensd'unecommunauté qui se développedans le tempscosmique
(des astres, des horloges et des calendriers). Le tempsphéno-
ménologique est à cet égard l'absolu dans lequel se constituent
une des
commeobjets nature, hommes, cultures, des unehistoire.
Il n'esttoutde mômepas sans intérêtque l'ultimeconscience
soità son tourtemporelle ; si l'histoire des historiens est réduite
et constituée, une autrehistoire, plus près de la conscience don-
nanteet opérante, pourrapeut-être s'élaborer : en ce la
sens, phé-
noménologie transcendantale pose,avec le thèmedu tempsphé-
noménologique, un jalon en directiond'une philosophiede
l'histoire.
4. Il nousfautnoterencoreun problèmeoù se montre l'hiatus
entrela problématique phénoménologique et celle d'une philo-
sophie possible de l'histoire. Avec le temps phénoménologique
apparaît aussi un Ego transcendantal : le moi n'est pas seulement
mondain, donné comme objet psychologique, donc à réduireet
à constituer il
; y a un moi qui vit en toute conscience consti-
«
tuante:on n'en peutriendire,sinonqu' à travers tellevisée »
il vitun monde(chose,homme,œuvred'art,etc.) *. C'estlui qui
perçoit,imagine,sent,veut,etc. Le Jedu Cogitone peutdevenir
objetd'enquête,être« thématisé » ; on ne peutsurprendre que ses
« manièresde se rapporter à ... »2 ; par exemple: comment il fait
1. IdeenI, p. 109.
7. IdeenI, p. 160.

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attentionà..., suspendou pose,maintient passivement une per-


ception, avance activement en adjoignant un acte à un autre. Il y
a doncau plusunephénoménologie du Comment de l'Ego à défaut
du Quidde l'Ego. C'està cettephénoménologie « tournéeversla
facesujet » du Cogitoque ressortit l'affirmation que l'Ego dif-
fèrenumériquement avec chaquefluxde conscience.Il y a donc
un axiomedes indiscernables qui institueune pluralitéd'Ego qui
n'est pas la pluralitémondaine,constituée, des consciences psy-
chologiques ».
Cettepluralité des consciences est-ellela chanced'unehistoire?
Oui,en dernierressort, puisque sensunificateur
le d'une histoire
humaineaura pourchampde développement la pluralitédes con-
sciences.Maisil fautbienvoircombienla phénoménologie trans-
cendantaleaccumuled'abordd'obstaclesaux abordsde la notion
d'histoire: de mêmeque le tempsde l'Ego n'est pas l'unique
histoiredes hommes, maisle tempsde chaqueEgo,la pluralité des
Ego n'estpas non plus l'histoire. Deux difficultés subsistent :
D'abord,la pluralité des Ego paraîtbienabsolue: comment faire
unehistoire avec desconsciences ? On verra que c'est à cette diffi-
cultéque répondla philosophie de YIdéeà la périodede la Krisis.
Mais,si l'on peut à la rigueurcomprendre que le plurieldes
consciences et le singulier de l'histoire puissent devenir corrélatifs .
par le truchement d'une tâche commune, la seconde difficulté
sembleplusdifficile à surmonter : « dans » quelleconscienceest
posée la pluralitédes consciences? La pluralitéque traverso
éventuellement un sensunificateur, une tâchehistorique, ne peut
être survolée de haut, de tellemanière les
que moi,toi,nous, autres,
apparaissentpermutables dans une totalité; ce seraitfairede
cettetotalitéun absoluqui détrônerait l'Ego. Cet obstacleà une
philosophie de l'histoire surgit dans un reliefsaisissantà la lec-
turede la Ve Méditation cartésienne. Nous y reviendrons à la fin
de cetteétude,quand nous aurons mieux compris la nature de
l'histoire.
II
Vues sur la teleologie de l'histoire et la raison.
rentredans les préoccupations
disions-nous,
L'histoire, du phi-
et le plusapolitiqueparla conscience
losophele plusanhistorique
1. Ideen I, p. 165 et 167.

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de crise.Unecrisede cultureestcommeun granddouteà l'échelle


de l'histoire.Certes,elle n'exercela fonctiondu doute métho-
dique que repriseparla conscience de chacunà titred'interroga-
tion philosophique. Mais, ainsi transformée en questionque je
mepose,la conscience de criseresteà Yintérieur de l'histoire ; c'est
une questionsur l'histoireet dans l'histoire: où va l'homme?
c'est-à-dire: quel est notresenset notrebut,à nousqui sommes
l'humanité?
¿L'interrogation première de la philosophie de l'histoireva donc
de la criseà l'idée,du douteau sens. La conscience de la crise
inviteà la réaffirmation d'unetâche,maisd'unetâchequi, par
structure, est une tâchepourtous,une tâchequi développeune
histoire.
En retour,l'histoirene se prêteà une réflexion philosophique
que par l'intermédiaire de sa teleologie: elle apparaîtimpliquée
par un type originalde structure rationnellequi, précisément,
exigeune histoire.Il n'y a pas de réflexion directesurl'histoire
commefluxd'événements, mais indirectecommeavènement d'un
sens.Par là elleestune fonction de la raison,sonmodeproprede
réalisation.
Dès les premières lignesde sa conférence de Vienne,la perspec-
tive est fixée: philosophie de l'histoireet teleologiesontsyno-
nymes: « je veuxtenter...[de donner]toutesonampleurà l'idée
d'humanité européenne, considérée du pointde vue de la philoso-
phiede l'histoireou encoreau senstéléologique.En exposantà
cetteoccasionla fonction essentielle qui peutêtreassuméeparla
et
philosophie par nos sciences qui en sontles ramifications, je
tenteaussi de soumettre la criseeuropéenne à une nouvelleelu-
cidation». (Nousreviendrons plusloinaux deux convictions qui
sonttoutde suitesous-entendues : quec'esten Europequel'homme
a un « senstéléologique »,une« idée»,et que cette« idée» c'estla
philosophie elle-même comme totalitéde compréhension et comme
perspective infinie des sciences.)
Le débutde KrisisI lie plus nettement encorel'histoireà la
philosophie par l'intermédiaire du « sens téléologique» : « Cet
écrit...tentede fonderla nécessitéinéluctabled'une conversion
de la philosophieà^la phénoménologie transcendantale sur le
chemind'une prisede conscience(Besinnung) téléologico-histo-
xique appliquéeaux origines(Ursprünge)de la situationcri-
Rbv. deMêta. - T. LVIII (no«3 et 4, 1949). 19

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tique où nous sommessurle plan des scienceset de la philosophie^


Cet écrit constitue,dès lors, une introductionindépendanteà la
phénoménologietranscendantale».
Ainsi l'histoireest si peu une adjonction secondaireà la philo-
sophie qu'elle devient une voie privilégiéed'accès à sa problé-
matique. Si l'histoiren'est compriseque par l'idée qui s'y réalise,
en retourle mouvementde l'histoirepeut devenirpour le philo-
sophe le révélateuroriginaldes thèmes transcendantaux,s'il est
vrai que ces thèmessont ceux qui donnentà l'histoiresa qualité
proprementhumaine.
Mais avant d'entrerplus avant dans les questions méthodolo-
giques que soulèventla notion de teleologiehistoriqueet l'usage
de cette teleologiecomme « introductionindépendanteà la phi-
losophie transcendantale», il n'est pas inutilede donnerune idée
sommairede l'application de la méthode; à cet égard, le texte
remanié de la conférencede Vienne est plus éclairant que Kri-
sis II qui, en raisonde son caractèrefragmentaire, ne laisse pas
voirles grandsraccords; Krisis II est en sommeune histoirede la
philosophie,de Galilée à Kant. Les vues d'ensemble sur l'esprit
européenet sur les rapportsde la philosophiede l'histoireà la phi-
losophiereflexivede styletranscendantalsontassez rares,quoique
d'une précisioninestimable(en particulierles §§ 6, 7 et surtout15 ;
nous y reviendrons).
Seule l'Europe a une « teleologieimmanente», un « sens ». Alors
que l'Inde, la Chine ont seulementun type sociologique empi-
rique, l'Europe a l'unité d'une figurespirituelle; elle n'est pas un
lieu géographique,mais un lien spirituel,qui est la visée « d'une
vie, d'une action, d'une créationd'ordre spirituel». On voit déjà
la surélévationdont bénéficiela notion d'esprit (Geist) : il n'est
plus rabattu du côté de la nature,mais retenudu côté de la con-
scienceconstituante,dans la mesuremême où le lien des hommes
n'est pas un simple type sociologique, mais un « sens téléolo-
gique ».
Cette affirmationque l'Europe seule a une Idée paraît moins
étonnante si on la complète doublement. D'abord il faut dire
qu'à absolumentparlerc'est l'humanitétout entièrequi a un sens;
l'Europe ne s'est scindée géographiquementet culturellement du
resta de l'humanité (Mensckenkeit)qu'en découvrant le sens de
l'homme (Menschentum): sa mise à part c'est précisémentson

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 291

universalité. D'autrepart,la seule Idée qui soit Idée pourtous,


la
c'est philosophie. La philosophie est 1' « entelechie innée» de
l'Europe,le « proto-phénomène » de sa culture.On voit qu'être
ouropéen est moins une gloire qui particularise qu'une respon-
sabilitéqui relieà tous. Encorefaut-ilbienentendrece terme:
philosophie. Entenduecommesensde l'hommeeuropéen, ellen'est
pas un système, une écoleou une œuvredatée,maisune Idée,au
senskantiendu mot: une tâche.L'idée de la philosophie, voilà
la teleologiede l'histoire.C'est pourquoila philosophie de l'his-
toire,c'esten dernier ressortl'histoire de la philosophie, indiscer-
nableelle-même de la prisede conscience de la philosophie.
Mais qu'est-ceque la philosophie commeIdée, commetâche ?
Quelest sonrapportà l'ensemble de la civilisation?
la
Désigner philosophie comme idée,c'estsouligner dès l'abord
sesdeuxtraitsde totalitéet d'infinité. Husserl l'appelleencoreun
télos,une finvisée: elleestle télosde la sciencedu toutde l'être.
Parce qu'elle visel'achèvement de la sciencede tout ce qui est,
l'idée de la philosophie ne peut être qu'une « formenormative
situéeà l'infini», un pôle à « l'infini». Chaqueréalisationhisto-
riquedela philosophie a encorepourhorizon l'inaccessible idée.
C'estpar son infinité que l'idée comporte une histoire, un pro-
cès sans fin.Avantla philosophie et horsde la philosophie l'homme
a bien une historicité, mais il n'a encoreque des tâches finies,
closes,sanshorizon, mesurées pardes intérêts à courtevue,réglées
par la tradition.Au vie siècle est apparu en Grèce « l'hommeaux
tâches infinies» ; l'idée de la philosophiea été portée par
quelquesindividusisolés,par quelquesgroupesqui,toutde suite,
ontdéchiréla tranquillité bornéede « l'hommeaux tâchesfinies ».
Le saut est faitdu vouloir-vivre à l'étonnement, de l'opinionà
la science.Undoutenaitau cœurde la tradition ; la questionde la
véritéest posée; l'universel est exigé; une « communauté pure-
mentintérieure » s'agrègeautourde la tâche du savoir; cette
communauté philosophante diffuseau-delà d'elle-mêmepar la
cultureet l'éducationet de procheen prochetransforme le sens
de la civilisation.
AinsiHusserlvoitl'histoire de l'Occidententraînée parla fonc-
tionphilosophique, entenduecommeréflexion libre,universelle,
embrassant tousles idéaux,théoriques et prati<jues, et l'idéal de
la totalitédes idéaux,bref,le toutinfini de toutesle»Aorme*. Elle

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292 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

est la « fonction archontique » : « Sans doutela philosophie uni-


verselleet toutesles sciencesparticulières représentent un aspect
partielde la cultureeuropéenne : maistoutemoninterprétation
impliqueque cettepartieexercepourainsi direle rôle de cer-
veau ; c'est de son fonctionnement normalque dépendla véri-
table santé spirituelle de l'Europe».
Si telleest l'humanitéeuropéenne, - signifiante par l'idée de
philosophie, - la crise de ne
l'Europe peut être qu'unedétresse
méthodologique, qui affecte le connaître, non dans ses réalisations
partielles, mais dans son intention centrale : il n'y a pas de crise
de la physique, des mathématiques, etc.,maisune crisedu projet
mêmede savoir,de l'idée directricequi faitla « scienti ficité»
(Wissenschaftlichkeit) ' de la science. Cette crise, c'est Vob/ecti-
visme, la réduction de la tâcheinfinie du savoirau savoirmathé-
matico-physique qui en a étéla réalisation la plusbrillante.
Nous reviendrons tout à l'heuresur la signification de cette
crisequand nous suivronsle chemininversede la réflexion, le
retourde l'histoirede la philosophie à la philosophie, et que la
phénoménologie sera envisagéecommela catharsisde l'homme
malade.
Noussommesmaintenant en état,grâceà ce sommaire de l'in-
terprétation husserlienne de l'histoire de l'Occident,d'envisager
les problèmes méthodologiques qui sontimpliquésici.
Les rapportsentrela réflexion philosophique etl'interprétation
de l'histoireconstituent évidemment le pointcritique: comment
reconnaître cetteteleologiehistorique ? Par inspection directede
l'histoire? Mais l'historien de métieracceptera-t-il de lirel'his-
toiretoutentièrede l'Occidentcommeavçnement de la philoso-
phie ? Si c'estle philosophe qui souffle à l'oreillede l'historien le
mot-clef, à quoi bon ce détourde l'histoireet pourquoine pas
prendre la voiecourtede la réflexion?
La conférence de Viennene contientque quelquesallusionsà
cettedifficulté, qui commandemanifestement le rythmede la
philosophiede la Krisis. Par contre,quelquesparagraphesde
Krisisabordentdirectement ce pointcapitalde méthode2.
D'un côte,il estclairque c'est un pressentiment philosophique
qui permet de comprendre l'histoire commel'avènement d'un sens,
1. Krisis I, § 2, etc.
2. En partie, § 7, 9 (fin), 15 et quelques inédits zur Gesehichtsphilosophic.

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 293

commeun développement (Entwickelung)en directiond'un pôle


donc
éternel, de passer de la typologiesocialeà l'Idée de l'homme,
- à plus forteraisond'échapperau piège d'une zoologiedes
peuples.« Ce pressentiment noussertde guideintentionnel pour
discernerdans l'histoirede l'Europe un enchaînementde la
plushautesignification : en le suivantpas à pas, nous élevonsle
pressentimentà la dignitéde la certitudecontrôlée.Le pressen-
timentest, dans tous les ordresde découvertes, le détecteur
affectif».
Plus fortement, le § 15 de la Krisis,intituléRéflexions sur la
historiques,soulignel'oppositionde
méthodede nos considérations
cette méthodeà celle de l'histoireau sens des historiens : la
recherche d'uneteleologieest inséparable du projetde « créersur
soi-même la clarté». L'histoireest un momentde la compréhen-
sionde nous-mêmes en tantque nouscoopérons à cettehistoire:
« Nous tentonsde dégagerYunitéqui règneà traverstoutesles
positionshistoriques de buts,à traversl'oppositionet la solida-
ritéde leurstransformations ; à la faveurd'unecritiqueconstante
qui ne retientjamaisque l'enchaînement d'ensemble de l'histoire,
tellela cohérence d'unepersonne, noustentonsfinalement d'aper-
cevoirla tâche historiqueque nous sommesles seulsà pouvoir
reconnaître commeétantla nôtrepersonnellement. Le regardne
partpas de l'extérieur, du fait : comme si le devenir temporel,
dans lequel nous devenonsnous-mêmes, n'était qu'une simple
successioncausale extérieure ; le regardprocèdede Yintérieur.
Nousqui n'avons pas seulement un héritage spirituel,maisqui ne
sommesaussi,de parten part,que des êtres en devenir selonl'es-
prithistorique geistigGewordene),
{historisch- c'est seulement à ce
titreque nousavonsune tâchequi soit vraimentnôtre» (ibid,).
Parceque l'histoire est notrehistoire, le sensde l'histoire estnotre
«
sens: Ce genred'élucidation de l'histoire par laquelle nous nous
retournons pourinterroger la fondation originelle (die Urstiftung)
des butsqui lientla chaînedes générations à venir...,cetteeluci-
dation,dis-je,n'estque l'authentique prisede conscience, par le
philosophe, du terme véritable de son vouloir, de ce qui en lui est
vouloir,issu du vouloir,et en tant que vouloir, de ses ancêtres
»
spirituels(ibid.).
Mais,dira-t-on, ces textesmontrent bienque l'histoire de l'es-
aucune autonomie et se rattache à la de
pritn'a compréhension

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294 REVUE DET MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

soi-même.Ils ne montrentpas que la compréhensionde soi doive


passer par l'histoirede l'esprit.
C'est ici le fait nouveau dans la pensée de Husserl : les traits
fondamentauxde l'Idée de philosophiene se lisent que sur l'his-
toire; l'histoiren'est ni un détour fictif, ni un détour vain : c'est
parce que la raison comme tâche infinie impliqueune histoire,une
réalisation progressive,qu'en retour l'histoire est le révélateur
privilégiéd'un sens supra-historique.C'est en découvrant une
origine (Ursprung), une proto-fondation(UrStiftung),qui soit
aussi un projetà l'horizonde l'avenir,une fondationfinale(Ends-
tiftung)) que je puis savoir qui je suis. Ce caractèrehistoriquede la
compréhension de soi est manifestequand on la rattacheà la lutte
contre le préjugé : Descartes professaitque l'évidence est une
conquête sur le préjugé ; or le préjugé a toujours une significa-
tion historique; il est ancestral avant que d'être puéril ; il est
de l'ordredu a sedimentale » (Krisis II, § 15) : tout ce qui a va de
soi » (Selbstverständlichkeit) est « le sol (Boden) de tout travail
et »
privé anhistorique (ibid.). En retour,je ne puis me libérerd'une
histoire retombée, sédimentée, qu'en renouant avec le sens
« enfoui» (verborgene) sous les « sédimentations», en le refaisant
présent,en le présentifiant(vergegenwärtigen). Ainsi c'est d'un
seul geste que j'appréhende l'unité téléologiquede l'histoireet la
profondeurde l'intériorité.Je n'accède à moi qu'en comprenant
à nouveau la visée de l'ancêtre et je ne puis la comprendrequ'en
l'instituantcomme sens actuel de ma vie. C'est ce processusà la
fois réflexifet historique que Husserl appelle Selbstbesinnung
(que nous traduisonspar prisede conscienceet qu'il lui arrivede
commenterpar les expressions: historischeRückbesinnung(ibid.)
ou historische undkritischeRückbesinnung§ 7).
En bref,l'histoireseule restitueà la tâche subjective de philo-
sopher l'envergurede l'infinitéet de la totalité ; chaque philo-
sophe proposeune interprétation de lui-même,une clefde sa phi-
«
losophie; mais quand nous nous seronsenquis, par une recherche
historique,aussi précise qu'on voudra, de ces « interprétations
privées » (quand même nous l'aurons fait pour toute une série
de philosophes),nous n'en serons pas plus instruitssur l'ultime
viséevolontairequi, au cœur de tous ces philosophes,résidaitdans
l'unité cachée de leur intérioritéintentionnelle, laquelle seule cons-
titue l'unité de l'histoire. C'est seulementdans la position d'un

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 295

fondementfinal(in der Endsüftung) <pie se révèlecetteintention:


c'est seulementen partantd'elle qu'on peut découvrirla direction
unique de toutes les philosophieset de tous les philosophes;
c'est en partant d'elle qu'on peut accéder à cette lumièredans
laquelle on comprendles penseursdu passé commeils n'auraient
jamais pu 6e comprendreeux-mêmes». Rien, dès lors, ne sert de
citer des textes isolés et d'en faire une exégèse parcellaire : le
sens d'un philosophene surgitque pour une « vision critiquede
l'ensemble» (§ 15) qui révèle son intentiontotale personnelleen
rapportavec l'intentiontotale de l'Idée de la philosophie.
C'est donc une transformationprofondedu sens même de la
philosophieque les considérationshistoriquesont suscitée chea
Husserldans la dernièredécade de sa vie. L'apparition d'expres-
sionsnouvellescommecelles de Selbstbesinnung, de Menschentum
est déjà un indiceremarquablede cette évolution de la philosophie
reflexiveelle-même.
Pour ramasser dans une unique expressiontoutes leB acquisi-
tionsnouvellesde la pensée husserliennepar choc en retourd'une
réflexionhistorique,on peut dire que la phénoménologies'est
développée en une philosophiede la raison dynamique,en repre-
nant l'oppositionkantiennede la raison et de l'entendement.(Ce
rapprochementavec Kant pourrait être poursuivi très loin, et
sur le terrainmême de la philosophiede l'histoire). Kant souli-
gnaitdéjà la disproportionentrel'entendementcommelégislation
effectuable des phénomèneset la raison comme exigence ineffec-
iuable totalisation,de sommationdu conditionnédans l'incon-
de
ditionné; cette exigence,présentedans chacune des Idées trans-
cendantales, provoquait, on le sait, les illusions métaphysiques
de la psychologierationnelle,de la cosmologierationnelleet de la
théologierationnelle; mais elle survivaitau dévoilementde l'illu-
sion sous formede principesrégulateurs.Or Kant avait eu con-
science,en reprenantl'expressionplatonicienned'Idée, de rester
fidèleau géniemêmedu philosophegrec,pourqui l'idée était indi-
visémentprinciped'intelligibilité(comme Idée mathématiqueet
cosmologique) et principed'exigibilité et d'action (comme Idée
éthique : justice, vertu, etc.). La raison est toujours exigence
d'ordretotal et, à ce titre,elle se constitueen éthiquede la pensée
spéculativeet en intelligibilitéde l'éthique.
C'est cetteveineplatonicienneet kantienneque Husserlretrouve

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296 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

et prolonge, quandil rassemble sousle termede raisonles quatre


ou cinqtraitsque nousavonsprésentés dansun ordredisperséau
coursde l'analyseantérieure :
Io La raisonest plus qu'une critiquede la connaissance : elle
estla tâched'unifier toutesles activitéssignifiantes : spéculatives,
éthiques,esthétiques, etc. Elle couvretoutle champde la culture
dontelleestle projetindivis.Dans IdeenI la raisonavait un sens
beaucoupplusspéculatif et se rapportaitau problème dela réalité:
elle déclarel'universelle validitédu voir,de l'intuition originaire,
pour fonderl'évidence(cf. sur ce pointtoutela IVe sectionde
IdeenI intituléeRaisonet réalité).En ce sensla raisonexigeait
déjà un achèvement, une complétude, celle de toute viséedans
une vision.
Dans Krisisla raisonprend,parson caractèretotal,un accent
« existentiel» : elle couvre« les questionsdu sensou du non-sens
du toutde l'existencehumaine» (§ 2) ; elleconcerne la possibilité
pourl'homme, « en tantqu'il se décidelibrement danssa conduite
à l'égardde sonenvironnement humainet extra-humain, en tant
qu'il est libre dans ses possibilités,de donner une figureration-
nelleà soi-mêmeet à son universenvironnant » (ibid.). Le § 3
soulignele caractère« absolu », « éternel», « supra-temporel »,
«inconditionnel », de ces Idéeset Idéaux qui donnentleurpointe
aux problèmes de la raison; maisces caractères fontprécisément
la dignitéd'une existenced'homme,par delà toute définition
purementspéculative.La raisonest l'essencemêmedu Mens-
chentum, en tant qu'il lie le sensde l'hommeau sensdu monde
(§5).
2° La raisonest comprisedynamiquement commeun « devenir-
rationnel» ; elle est « la venuede la raisonà elle-même». Un
important inéditde cettepériodeporteen exerguecettephrase
(qui lui donneson titre): « La philosophie, en tantqu'elleestla
prisede conscience de l'humanité, le mouvement de la raisonpour
se réaliserà traversdesdegrésde développement, requiert, comme
sa fonctionpropre,que cetteprisede consciencese développe
elle-même par degrés...». Le mêmetexteparlede « la ratiodans
son mouvement incessantpour s'éclairerelle-même ». C'est par
là qu'une histoireest possible,mais possibleseulementcommeréa-
lisationde la raison.Elle n'estpas une évolution,
ce qui équivau-
draità unedérivation du sensà partirdu non-sens,
niuneaventure

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE l' HISTOIRE. 297

pure,ce qui reviendrait à unesuccession absurdede non-sens ; elle


est une permanence en mouvement, l'auto-réalisation temporelle
d'uneidentitéde senséternelle et infinie.
3° La raisona un accentéthiquequi s'exprimedans le terme
fréquent de responsabilité : « La raison,ditle texteinéditévoqué
plus haut, vise à la prisede conscienceultimément responsable
de l'hommeautonome » ; et encore: « la raisonc'estle vouloir-être-
raisonnable ».
4° Unetâchede caractèreéthiqueenveloppeun tempsde carac-
tèredramatique : la conscience de crisenousassureque l'idéeiník
nie peut êtreenfouie, oubliée,et mêmese dégrader.Toutel'his-
toirede la philosophie, on le verra,est un combat entreune com-
préhension de la tâche comme infinie et sa réduction naturaliste,
ou, comme dira la Krisis, entre le transcendantalisme et l'objec-
tivisme.La disproportion entre l'Idée de la philosophie lespossi-
et
bilitéseffectives d'uneconnaissance mondaineprivéeou commune
faitque l'hommepeuttrahir.Le dramenaîtde ce que touteréa-
lisationde la tâcheest la menaced'une pertede la tâîhe même.
Aussitoutsuccèsest-ilambigu: Galiléeserale grandtémoinde
cettevictoire-défaite, - Galilée: celui qui a recouvert l'Idée en
découvrant la Naturecommemathématique incarnée.(Krisis II,
§ 9). Cetteambiguïté et ce péril,inscrits dansla teleologie mêmede
l'histoire, ne sont pas sans la
rappeler puissance d'illusion qui,
selonKant,tientà la vocationmêmede la raison.Seulement, outre
que,chez Husserl,l'illusionc'estle positivisme etnonla métaphy-
sique, ce dernier a su orienter dans le sens d'un dramehistorique
le conflit, au seinmêmede la tâchehumaine,entrela viséeinef-
fectuableet l'œuvreeffectuée. Par là Husserlse rapprocherait
plutôtdes méditations qui inaugurent la Philosophie de Jaspers,
surla disproportion entrenotrequêtede l'êtreabsoluet l'étroi-
tessede notreexistence.Ici aussile piègede notreétroitesse c'est
le savoirobjectif.
5° Infinité de la tâche,mouvement de réalisationde la raison,
responsabilité du vouloir,périlde l'histoire: toutesces catégories
de la raisonculminent dans la nouvellenotionde Yhomme. Non
«
plus moi, l'homme » {Ideen/, §§ 33, 49, 53) que la réduction
phénoménologique frappaitcommeune réalitémondaine,consti-
tuée par voie de perception, de sympathie, de récithistorique,
d'inductionsociologique,mais Yhommecommecorrelaide ses idées

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298 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

infinies: • l'homme aux tâches infinies», dit la conférencede


Vienne. L'inédit cité plus haut contientcette notation: « La phi-
losophie comme fonctiond'humanisation de l'homme... comme
existencehumainesous sa formefinale,laquelle est en mêmetemps
la formeinitiale d'où est partie l'humanité...». Et encore : « La
raison est l'élément spécifiquede l'homme... ». Plus loin : « C'est
cette raison qui fait son humanité...; la raison désigne ce vers
quoi l'hommeen tant qu'hommetend dans son êtrele plus intime,
ce qui, seul, peut le contenter,le rendre« heureux».
Tout le § 6 de Krisis I est consacré à cette identificationde
l'homme européenet du combat pour la raison. Ce qui distingue
le « Telos inné à l'homme européen» du « simple type anthropo-
logique empirique» de la Chine ou de l'Inde, c'est cette tâche
rationnelle.C'est parla raison que l'humanitéénumérative(ou en
extension) (Menschenheit)se subordonneà l'humanitésignifiante
(ou en compréhension)(Menschentum): « La qualité d'homme
(Menschentum),c'est essentiellementd'être homme (Menschsein)
dans des groupeshumains (Menschheiten)liés par la descendance
et les rapportssociaux ; et si l'homme est un êtreraisonnable-
animal rationale- il ne Test que dans la mesureoù toute son hu-
manité est humanitéselon la raison (Vernunftmenschheit), où elle
est orientée,soit de manière latente vers la raison,soit manifes-
tementvers l'entelechiequi, une fois venue à soi-mêmeet deve-
nue manifestepour soi-même,désormaisconduitconsciemment le
devenir humain. Philosophieet science seraientdès lors le mou-
vementhistoriquepar où se révèlela raison universelle, « innée » à
l'humanité(Menschentum)commetelle (ibid.). »
Ainsi la notion d'homme qualifie existentiellementet histo-
riquement celle de raison, tandis"que la raison rend l'homme
signifiant.L'homme est à l'image de ses idées et les idées sont
comme le paradigme de l'existence. C'est pourquoi une crise qui
affectela sciencedans sa visée,dans son Idée, ou commedit Hus-
aerl dans sa « scientifiche» (Wissenschaftlichkeit) est une crise
d'existence (§ 2) : « La sciencedu faitengendrel'hommedu fait»
(ibid.). « C'est pourquoi la crise de la philosophiesignifiela crise
des sciencesmodernesqui sontles rameaux du troncphilosophique
universel: crise d'abord latente,mais de plus en plus apparente,
qui affectel'homme européendans sa capacité globale de donner
un sens à sa vie culturelle(in der gesamtenSinnhaftigkeitseines

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P. RICŒQR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 299

kulturellen Lebens),dans son « Existence»(Existenz)globale»


(§ 5) '.
Husserlannonceainsila possibilité, par une philosophie de la
raisondans l'histoire, de lierune philosophiecritiqueà un des-
seinexistentiel : « Touteprisede conscience qui procèdede raisons
« existentielles» estparnaturecritique > (§ 9 fin,p. 135).
Notons,pour finirce tour d'horizondes nouvellescatégories
de la raison,le déplacement de senssubi parla notiond'apodicité;
cettenotion,spéculativepar excellence, est maintenant aimantée
par la nouvelle idée de l'homme. Ideen I appelaitapodictique la
nécessitéd'un jugementqui particularise une proposition géné-
raled'ordreéidétique(Ideen/, § 6) et l'opposaità la simple« vue
assertorique d'un individu» (ibid.,§ 137). Dans le groupede la
Krisisl'apodicitéest synonyme de l'achèvementque la raison
exige; ce serait la véritéde l'hommecommeraisonaccomplie: à
ce titreelleestle pôleinfini de l'histoireetla vocationde l'homme;
l'inédit intituléla Philosophiecommeprise de consciencede l'hu-
manité (etquin'étaitpas destinéàia publication) évoque«l'homme
atteignant à l'ultimecompréhension de soi : il se découvreres-
ponsablede son propreêtre,se comprend commeun êtrequi con-
sisteà êtreappelé(SeinimBerufensein) à unevie sous le signede
l'apodicité; cettecompréhension ne susciterait pas une science
apodictique d'ordreabstraitet au sens ordinaire du mot; ce
fieraitune compréhension qui réaliseraitla totalitéde son être
concretsous le signede la libertéapodictique,portantcet être
au niveau d'une raison apodictique,d'une raisonqu'il ferait
sienneà traverstoute sa vie active: c'est cetteraisonqui fait
son humanité, commeon l'a dit,en se comprenant rationnelle-
ment» 2. Ainsil'apodicitéexprimeencoreunecontrainte, mais
la contrainte d'unetâchetotale.
Il n'estdonc pas inexactde direque les considérations histo-
riquesde Husserlne sontqu'une projection, surle plandu deve-
nircollectif, d'une philosophie
reflexive déjà achevéesurle plan
1. Dans le mêmesens,le § 7 parlede la « contradiction existentielle» de la
culturecontemporaine qui a perduridée et qui, pourtant,ne peut vivreque
d'elleet lui opposele t Si existentiel» de notrefidélité
ou de notretrahison.
2. Dans le même sens, Krisis(passimet en partie. § 5 et 7). - La philo-
sophiede l'histoireemprunteson conceptd'apodicitéà la logique formelle
commecelui d'entéléchieà l'ontologiearistotélicienne et celui d'Idée au kan-
tisme.

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300 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de l'intériorité
: c'est en comprenant le mouvement de l'histoire
commehistoire de l'esprit,que la conscienceaccèdeà son propre
sens; de mêmeque la réflexion donnele « guideintentionnel »
pourlirel'histoire,on pourrait donnele « guide
direque l'histoire
»
temporel pour reconnaître dans la^sonsciencela raisoninfinie
qui combat pour humaniser l'homme.

III

De la crise de l'humanité européenne


a la phénoménologietranscendantale.

Nous pouvonsmaintenant rendrecomptedes vuesde Husserl


surla crisede la philosophie et des sciencescontemporaines ; elles
constituent l'essentielde KrisisII. L'analysedes quelquesinédits
cités plus haut permetde mettreen place cetteinterprétation
limitéeà la périodecontemporaine.
La Renaissanceest le nouveaudépartde l'hommeeuropéen;
la conversion grecqueest par contrelaisséedans l'ombreet même
minimisée parrapport àia secondenaissancede l'hommemoderne1.
Les troistraitsprincipauxde cetteinterprétation d'ensemble
de l'espritmoderne sontles suivants:
Io « L'objectivisme» est responsablede la crisede l'homme
moderne: en Galiléese résumetoutel'entreprise modernede la
connaissance.
2° Le mouvement philosophique qui représente Vidéede la phi-
losophie en facede l'objectivisme, c'est le transcendantalisme,au
senslarge,qui remonte au doute et au Cogito cartésiens.
3° Mais,parceque Descartesn'a pasoséallerjusqu'auboutde s"bn
immensedécouverte,il revientà la phénoménologie transcen-
dantale de radicaliserla découvertecartésienneet de reprendrevic-
torieusement la luttecontreVobjectivismc: c'est ainsi que la phéno-
ménologietranscendantale se sent responsablede Vhommemoderne
et capable de le guérir.
de la philosophiemodernecommeun
Cette interprétation
1. Il est même curieux que, contrairementau texte remanié de la conférence
de Vienne, /CrisisI retire à la pensée grecque, et singulièrementà la géomé-
trie euclidienne, la gloire d'avoir conçu une tâche infiniede savoir : § 8.

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 301

uniquecombatentretranscendantalisme et objectivisme ne laisse


pas de place à des problématiques strictement singulières ; les
philosophes sontmisen perspective, situésdans cetteuniquehis-
toire, affrontés par un unique dilemme : ou l'objet ou le Cogito.
Seulel'unitéde la problématique philosophique permetde sauve-
garderle principed'une teleologie de l'histoire et finalement la
possibilitéd'une philosophiede l'histoire.Reprenonsces trois
points:
Io L'originalité des vuesde Husserlsur« l'objectivisme » réside
dans la distinction fondamentale entre l'idée de la science et les
méthodespropresaux sciences: Husserlne songeaucunement à
porter le débat sur le terrain de la méthodologie scientifique ou de
la « théoriephysique». La « crise» des principes qui intéresse des
savants comme Einstein ou de Broglie,des méthodologistes
commeDuhem,Meyerson ou Bachelard,n'est pas ici en cause :
ellese passetoutentièreà l'intérieur de l'objectivité ; ellene con-
cerneque les savantset ne peut êtrerésolueque par le progrès
mêmedes sciences.La crisequi esten questionconcerne la «signi-
fication des sciencespourla vie » (le § 2 estintitulé: « La crisede
la sciencecommepertede leursignification pourla vie»). Elle est
au niveaude l'Idée,du projetde l'homme.Crisede raisonqui est
unecrised'existence.
Les deux conquêtesauthentiques de l'espritmoderne- qui,
en réalisantpartiellement le vœu d'une compréhension du tout,
onten mêmetempsaltérél'Idée de la philosophie - sontla géné-
ralisation de la géométrie enclidienne en une mathesis universalis
de typeformelet le traitement mathématique de la nature. La
première innovation est encore dans la ligne de la science antique,
maisellela dépasse,commel'infinidépassele fini,d'un côté en
élaborantune axiomatiquequi circonscrit le champclos de la
déduction, d'autreparten portantà l'extrême l'abstraction de son
objet: grâceà l'algèbre, à
puis l'analysegéométrique, à une enfin
analyse universelle purementformelle, elle s'épanouiten une
« théoriede la multiplicité » (iMannigfaltigkeitslehre) ou « logis-
tique», selon le vieux projetde calculuniversel de Leibniz,dont
l'objetseraitle pur« quelquechoseen général»(KrisisII, § 8 et 9,
p. 118-120)'. Ainsiest conquisle royaumede Vexactitude absolue
1. Surle conceptde « multiplicité»,cf.Log. Unter.I, § 69-72,IdeenI, § 72 et
surtoutFormaleundtranszendentale Logik,§ 28-36.Voiren outre,J. Cavaillès,
Sur la Logiqueet la Théoriede la Science(P. U. F., 1947,p. 44 sq.

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302 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

et d'abord celuides « figures-limites


» de la géométriepure,à l'égard
de quoi toute figureperçue ou imaginéen'est qu'approximative:
ce royaumeest un ensembleclos, rationnellement lié, susceptible
d'être maîtrisépar la science universelle.
La seconde innovationest liée au nom de Galilée; à lui sont con-
sacrées les analyses les plus denses et les pluslonguesde Kr¿sisII.
(Le § 9 sur Galilée n'a pas moinsde 37 pages.) Il est l'homme qui
a projeté une science de la nature où celle-ci serait traitée, elle
aussi, comme une « multiplicitémathématique » au même titre
que les figuresidéales. Or la motivationde ce dessein génial doit
être entièrementreconstituéeparce qu'il repose en même temps
sur un « sol sedimenté» de prétenduesévidences qu'il nous faut
faireaffleurerà la conscience; c'est elles qui sont à la source de
cet objectivismequi a engendrénos maux.
D'abord, Galilée est l'héritierd'une pensée géométriquedéjà
consacrée par la tradition : en se retirantd'elle, la conscience
vivante n'aperçoitplus « l'origine», à, savoir les opérations(Leis-
tungen)idéalisantes qui arrachentles figures-limites au soubasse-
mentperçu,à 1' « environnement vital » (Lebensumwelt ou Lebens-
welt)qui est comme la matrice de toutes les œuvres de la con-
science '. Galilée vit dans la naïveté de l'évidenceapodictique. »
«
La seconde évidence morte de Galilée est que les qualités
perçues sont de pures illusions « subjectives » et que la « vraie
réalité d est d'ordre mathématique: à partirde là, l'exigence de
traitermathématiquementla nature « va de soi » ; l'invention,
formidablepar ses conséquences,est « naïve » et « dogmatique »
dans ses présuppositions.Ce qui est génial, c'est d'avoir songé
à tournerl'obstacle qu'opposait la qualité à la mesureet au calcul
en traitanttoute qualité « subjective » comme l'index, l'annonce
(Bekundung)d'une quantité objective. Mais l'hypothèsede tra-
vail, faute de se critiquersoi-même,n'est pas reconnue comme
audace de l'esprit œuvrant.Cette « mathématisationindirectede
la nature» ne pouvait dès lors se vérifierque par le succès de son
extension,sans que jamais puisse êtrerompu le cerclede l'antici-
pation hypothétiqueet de la vérificationsans fin: toute l'énigme
de l'inductionest inscritedans ce cercle. Seule pourraitéchapper
à ce cercle une réflexionplus radicale qui rapporteraittoute la
1. Nous reviendronssur ces deux notions cardinales de Bewusststinsleistung
et de Le benswell.

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L*HISTOIRE. 303

physiqueà la présencepréalable,à la « pré-donnée» de l'environ-


nementvital. C'est par elle, on le verra, que la phénoménologie
exercerasa fonctioncritiqueà l'égard de l'objectivisme.
Il faut encore ajouter aux pseudo-évidencesque la réflexion
contemporainedécouvredans la motivationde Galilée,l'aggrava-
tion du processusde « sédimentation» après Galilée : l'algèbre a
fait passer toute la mathématiqueet la physique mathématique
à un stade « technique» où le maniementdes symboles,semblable
au jeu de cartes ou d'échec, expulse la compréhension des propre»
« »
démarchesde la pensée. Ainsila science s'aliène (veruusserlichf)
et la conscienceperd la clefde ses « opérations».
Pour toutes ces raisons, qui ne pouvaient être élucidées au
tempsmêmede Galilée,le fondateurde la physiquemathématique
est le génie ambigu qui, en découvrantle monde comme mathé-
matique appliquée, l'a recouvert commeœuvrede la conscience'.
Nous saisissonsici sur le vif le style proprede l'exégèse histo-
rique de Husserl : il est clair que cette inspectiondes motifsde
Galiléene peut êtrequ'une retrospection, la criseactuelle éclairant
I' Ursprungsmotivation, en même temps que celle-ci rend intelli-
gible le désordre présent.Il s'agit moinsde comprendrepsycholo-
giquement Galilée qu'historiquementle mouvementde l'idée qui
le traverse; aussi seul importele sens d'ensemble qui procèdede
son œuvreet qui achève de se déciderdans l'histoireissue de cette
œuvre. On pourraitappeler cette Motivationsanalyse une psycha-
nalyse rationnelle, comme J.-P. Sartre parle d'une psychanalyse
existentielle,l'histoireétant le révélateurspécifiquedu projet.
2° Que le dogmatismenaturalistedût être critiqué,un double
malaise pouvait déjà le suggérer : pourquoi subsiste-t-ildeux
logiques, une matkesisuniversali^et une logique expérimentale,
ou, si l'on veut même, deux mathématiqueset deux légalités :
d'une part, une mathématique idéale et une légalité a priori;
de l'autre,une mathématiqueappliquée indirectement à la nature
et une légalité a posteriori?
Mais le malaise le plus insupportableapparaissait du côté de
la psychologie: si la natureétait universellement mathématisable,
il fallait à la foisséparerle psychique du physique - puisque le
physique n'était maîtriséque par l'abstraction qu'on faisait des-

1. KrisisII, S 9, p. 128.

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304 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

consciences, - et construire le psychiquesurle modèledu phy-


-
sique puisque la méthode des sciencesde la natureétaitpar
principeuniversalisable. Mais les difficultés suscitéespar le dua-
lismeet le naturalisme psychologique attestaient sourdement que
quelque chose était perdu : la subjectivité.
C'est à Descartesqu'il faut rapporterla premièreréflexion
radicalesurla priorité de la conscience surtousses objets; à ce
titre,il est le fondateur du motiftranscendantal, seul capablede
ruinerla naïvetédogmatiquedu naturalisme.
La portéedes deux premières Méditations est plus vaste qu'on
ne pourrajamaisle soupçonner et que Descarteslui-môme ne Ta
pressenti.
Son doutecommence toutecritiqueimaginablede la suffisance
propre des évidences mathématiques, physiques,sensibles.Le
premier, il entreprend «
de traverser l'enferd'une Epoche quasi
sceptique que nul ne saurait plus surpasser, pour atteindrela
porte d'entrée du ciel d'une philosophie absolument rationnelle et
fairede celle-cimêmeun édificesystématique » (KrisisII, § 17).
Allantjusqu'au bout de l'universelle « suspension» d'être,il a
faitsurgir« le sol apodictique» : Ego cogitocogitata.Cettefor-
muledéveloppéesignifie que le monde,perducommedéclaration
d'unen-soi,ne peutêtreréaffirmé que comme« cela que je pense» ;
le cogitatumdu Cogitoest le seul êtreindubitabledu monde.
En élargissantaux cogitata,qu'il appelle idées, la sphèredu
Cogito invincibleau doute, Descartesposait implicitement le
grandprincipe de l'intentionalité (§ 20) et, par là, commençait
à rattachertouteévidenceobjectiveà l'évidenceprimordiale du
Cogito.
Mais Descartesfutle premierà se trahirlui-même.Descartes
est restéprisonnier des évidencesde Galilée; pourlui aussi, la
véritéde la physiqueest mathématique et toutel'entreprise du
douteet du Cogito ne sertqu'à renforcer l'objectivisme ; dès lors,
le je du je penseest compriscommela réalitépsychologique qui
reste quand on retranchela naturemathématique, commela
res cogitans, l'âme réelle; en contre-partie, il fautbien prouver
que cette âme a un « dehors », que Dieu est la cause çlel'idée de
Dieu, que la « chose » matérielle est la cause de l'idéedu monde.
«
Descartesn'a pas aperçuque l'Ego démondanisé » parl'Epoché
n'estplusâme,que l'âme« apparaît» commele corps: « II n'a prs

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 305

découvertque toutesles distinctions du typeje et tu, dedanset


dehorsne se « constituent » que dans l'Ego absolu » (Krisis//,
§ 19).
Cetteméprise, jointeau desseinde confirmer la scienceobjec-
tive,expliquel'étrangedestindu cartésianisme, qui engendra à la
foisle rationalisme de Malebranche, de Spinoza,de Leibniz,de
Wolff, toutentiertournéversla connaissance absoluede l'êtreen
et
soi, l'empirisme sceptiquequi tire toutes les conséquences de
l'interprétation du
psychologiste Cogito. premier Le courant a
«
éliminéle motifdu douteet la réductionà l'Ego », l'autre se
trompegrossièrement surla naturede la subjectivitéfondatrice
et ruinetoutevérité.
3° II peutparaîtreétrangeque Husserls'attardedavantageà
Galiléeet à Descartesqu'à Kant. Kant n'est-ilpas le philosophe
transcendantal par excellence,selon son proprevocabulaire?
Pourquoi tant de réticences dansl'élogede Kant,à Vienneet à
Prague ? La Krisis donne les raisonsde cetteadmiration mitigée:
l'interprétation de Kant est liée à celle de Hume; or le sens
cachéde Humoest plus profondque celui de Kant, parce que
Hume,si on le prendbien,est finalement plusprèsque Kant du
doutecartésien.Il est bienentenduque Hume,pristel qu'il se
donne,signifie la « banqueroute de la philosophie et des sciences»
(§ 23). Mais « le vraimotifphilosophique d'ébranlement de l'ob-
jectivisme, caché dans l'absurdité du scepticisme de Hume »,
c'estde permettre enfinla radicalisation de l'Epochécartésienne';
alorsque Descartesdéviel'Epoché au profitd'une justification
de l'objectivisme, le scepticisme de Humedévoiletouteconnais-
sance - prescienti et
fique scientifique - du mondecommeune
gigantesque énigme.Il fallaitune théoriede la connaissancequi
fûtabsurdepourdécouvrirque la connaissancemêmeest une
énigme.Enfinle Welträtsel accède au « thématisme » philoso-
phique; enfinon peutallerà l'extrêmeet s'assurer« que la vie
de la conscience est une vie opérante[leistendes Leben),qu'elle
opère un sens d'être (Seinssinn)légitime ou vicieux ; elle est déjà
telle,comme conscience intuitive de niveau sensible, plusforte
à rai-
son commeconscience »
scientifique (p. 165). Bref, c'est l'objec-
tivismeen général- celuidu rationalisme mathématique, celui
de l'expérience sensible- qui est ébranlédans ses assisesmillé-
naires.
Rev. de Méta. - T. LVIII (n«»3 et 4, 1949). 20

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306 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Cetteréhabilitation ultimede Humeau nom de son « motif


caché » est la clefde toutesles réservesde Husserlsur Kant :
la philosophie de Kantn'estpas la réponseà la question« cachée»
au fonddu scepticisme de Hume,maisseulement à sonsensmani-
feste; c'est pourquoi,en un sensprofond, il n'estpas lo vrai
successeur de Hume; il resteenfermé dans la problématique du
rationalisme post-cartésien, de Descartesà Wolff, que précisément
n'habitaitplus l'énormedécouvertedes deux premièresMédita-
tions.C'estpourquoice n'estpas à YEgo que Kantrenvoie,mais
à des formes et des conceptsqui sontencoreun momentobjectif
de la subjectivité.Certes,il méritebien le titrede philosophe
transcendantal, en ce qu'il ramènela possibilité de touteobjecti-
vitéà ces formes la fois
; par là, pour première et de façonnou-
velle « le retour cartésien à. la subjectivité de conscience se mani-
festesous formed'un subjectivismo transcendantal » (p. 170).
Maisla consolidation de l'objectivitépar cettefondation subjec-
tivele préoccupe Y
davantageque opération même de la subjecti-
vitéqui donnesenset êtreau monde: la reconstruction d'unephi-
losophiede l'en-soipar delà la philosophie du phénomène en est
un indicegrave*.
C'est donc à la problématique cartésienne, radicalisme par « le
«
véritableHume», au véritableproblèmequi animait Hume lui-
même» (p. 171) qu'il importede revenir.C'estce problème, plus
que la théorie kantienne, qui mérite le nom de transcendantal
(§ 26).
Nousne nousarrêterons pas ici aux traitspropresde cettephi-
losophietranscendantale : l'exégèsede ce « subjectivismo transcen-
dantal radical». L'interprétation particulière des deux notions
solidaires« d'opération de conscience » et « d'environnement vital*
qui donnent les axes principaux de cette dernière philosophie de
Husserlconstitueraient ù ellesseulesun vasteproblèmecritique.
Aussibien,KrisisII n'entraitepas directement, maisà traversla
philosophie de comme
l'histoire, une question quis'élabore, comme
une problématique qui se cherche et se radicalise à travers les
pseudo-évidences Galilée, Cogitocartésien, problèmede
de le le
Hume,le criticisme kantien2.
1. Krisis III enchaîneavec Krisis II par une reprisede la critiquede
Kant.
le Lebenswelt.
2. Le thèmede Krisis III (inédit)est précisément

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 307

Puisquele « télos» de l'hommeeuropéencoïncideavec l'avène-


mentde ce transcendantalisme, nous nous bornerons à résumer
«n quelquesformules brèvesce « motiftranscendantal ».
Io Le transcendantalisme est une philosophie en forme de ques-
tion; c'estune Rückfrage qui ramène au Soi comme ultime source
de touteposition «
d'êtreet de valeur: Cettesourceportele titre:
Moi-même, en y comprenant toutema vie réelleet possiblede
connaissance, brefma vie concrète en général.Toutela probléma-
tique transcendantale tourne autour du rapportde cemoi,de mon
-
moi, de l'Ego« » - avec ce qui est d'abordposé à sa place
commeallantde soi,à savoirmonâme; puisà nouveau,elleporte
ßurle rapportde ce Jeet de ma vie de conscience avec le monde
dontj'ai conscience etdontje reconnais l'êtrevraidansmespropres
produitsde connaissance» (p. 173). Par sa formede question
cettephilosophie serrede prèsVidéemêmede la philosophie.
2° « L'opération» (Leistung)de la conscience est une donation
de sens et d'être; il faut aller jusqu'au radical ébranlement
de l'objectivitépouratteindrel'extrêmede cetteconviction. Le
Welträtsel nousrévèlela Leistungde la conscience.
3° L'Ego primitif estappeléunevie(Leben); sa première œuvre
en effet,est préscientifique, perceptive ; toute mathématisation
dela natureestun « revêtement» (Kleidung), secondparrapporta
la donationoriginelle d'un mondevital(Lebenswelt), Cetterégres-
sionau mondevital fondédans l'Ego rendseule relativetoute
œuvrede degrésupérieur, toutobjectivisme en général.
KrisisII s'arrêtesurces vues.Le texteremaniédela conférence
de Viennenous permetdo replacerce fragment d'histoirede la
philosophie dans les perspectives d'ensemble que reprendra
Krisis III ; la pointede toutecettehistoirede la philosophie,
c'est la catharsis do l'espritmodernemalade; lo retourà l'Ego
estla chancedo l'hommemoderne.Descartes,en soustrayant au
douteles mœurset la religion,n'avait pas conçuun tel dessein
historique.
La crisede l'humanité ne révèleaucuneabsurditéirréductible,
aucunefatalitéimpénétrable ; la teleologie de l'histoire
européenne
en montrela motivationmême.
Comment se résoudra -t-elle?Ces deux issues demeurent pos-
sibles: ou « l'aliénationcroissante» dans « la hainede l'esprit
et la barbarie»,- ou la renaissance de l'Europeparunenouvelle

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308 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

compréhension et une nouvelleaffirmation à


du sensde l'histoire
continuer.Ici éclate la responsabilitédu philosophedont la
reconnaissanceest la basse dominantede tous ces développe-
ments: « Nous sommes...par notreactivitéphilosophique les
de l'humanité» (p. 93 et 146).
fonctionnaires

IV

Remarques critiques.
Cesréflexions de Husserlsurle sensde l'histoire et surla fonc-
tionde l'histoire de la philosophie ontau moinsle méritede pro-
voquer une interrogation qui met en questionla possibilité même
d'une philosophie de l'histoire.
Troisgroupesde questionsnoussollicitent :
Io Les premières portentsurle rôledes idéesdansl'histoire, et
singulièrement surle rôleconducteur de la philosophie dansl'his-
toirede l'Occident.Le lecteurest toutde suitefrappéparle con-
trasteentrela penséede Husserlet cellede Marx.Toutefois, il ne
faudraitpas durcircetteopposition, si du moinson ne réduitpas
le marxisme à sa caricature Uneconception
positiviste. dialectique
qui reste attentive au choc en retourdes idéessurl'infrastructure
des sociétésne peutmanquerde réfléchir surles originesmêmes
de l'outillagehumain: l'outilqui incarnela techniqueprocèdede
la scienceetle projetmêmede la sciencede la natureestlié précisé-
mentà ce projetd'ensembledont Husserlfaitl'exégèsequand il
traitede la « motivation des sciencesmathématiques de la nature
chezGalilée ». Il y a doncun avènement de l'idée qui,jusqu'à un
certainpoint,rendcompted'un aspect important de l'histoire.
Cettelectureest d'autantplus légitimequ'elle faitpartiede la
responsabilité du philosophe qui,parle moyende cettecompréhen-
sion, exerce son métier de philosophe.
Par contre,cettelecturede l'histoirecommehistoire des idées
exige,semble-t-il, de se critiquerelle-même doublement: en se
confrontant sans cesseà Vhistoire des historienset, d'autrepart,
en corrigeant réflexivement sa notionmêmede Vidée.
Le dialoguedu philosophede l'histoireavec le pur historien
paraits'imposer dès que l'on affirmeque l'idéeestnonseulement
la tâche,le « devoir», mais la réalitéhistoriquede l'Occident.
11fautbien alors que la lectureproposéesoit confrontée avec

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 309

d'autreslecturespossiblesde l'histoire, par exemplecommehis-


du
toiredu travail, droit,de l'Etat, de la religion, etc. Une philo-
sophiede l'histoiredignede ce nomn'aurait-elle pas alorspour
première tâche de dénombrer les diverses lectures possibles, de les
et
essayercritiquement peut-être deles.composer ? On ne peutdire
a un «
quela philosophie rôle archontique »,qu'elle est le « cerveau»
de l'Occident,sansélaborerun système d'ensemble qui justifierait
le privilège de l'exégèsephilosophique surtouteautre.Au lieude
suivreune seule lignemélodique,- histoirede la philosophie,
histoire du droit,histoire économique et sociale,etc. - on tente-
rait d'écrireun art du contrepoint qui composeraittoutesles
lignesmélodiques ; ou, pour donner une autreimagode cetteten-
tativedialectique,on tenterait de corriger par une lecture« ver-
ticale » chacune des lectures « longitudinales » de l'histoire. Alors
seulementl'interprétation husserlienne,trop simple et trop
a prioriau gréde l'historien, tendraità fairecoïnciderà l'infini
uneexégèsea prioriet uneexégèsea posteriori de l'histoire.Mais,
dans l'état actuel de l'histoire des civilisations, cettecoïncidence
ne sembleguèreaccessible.
Cetteconfrontation avec l'histoiredes historiens, c'est-à-dire
avec une synthèseinductiveet mouvante,n'atteindrait pas, il
est vrai,l'interprétation de Husserl dans son essence,puisquela
conviction que l'Idée de la philosophie est la tâchede l'homme
européen n'est pas elle-même une conclusion inductive, une cons-
tatation, mais une exigence elle-même Si
philosophique. l'histoire
est rationnelle - ou, si l'on préfère, pourautantque l'histoire est
rationnelle - , elledoitréaliserla mêmesignification que celleque
peutatteindrela réflexion sur soi-même.C'est cetteidentitédu
sensde l'histoire et du sensde l'intériorité qui fondela philosophie
de l'histoirechez Husserl.C'est elle qui lui donneson caractère
a prioripar rapportà l'histoiredes historiens. Mais alorsn'ap-
pelle-t-elle pas une critiqueproprement philosophique, dontle
thèmeseraità peu prèscelui-ci: à quellecondition la mêmeIdée
peut-elle lierl'histoire et lierl'intériorité ? C'estici que le sensde
l'histoirepeuts'annoncer plussecret que touteIdéede philosophie,
du moinssous sa formespéculative.Certes,Husserlcomprend
cetteIdée commeune totalitéinfinie; maisil tendsans cesseà
l'interpréter commeune scienceet mêmecommele prejetd'une
théoriede la connaissance, sacrifiant ainsi les aspectséthiques,

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310 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

esthétiques et les autrestraitsculturelsde l'Idée ; l'exigencede-


justice, d'amour et de saintetéest-elleune tâche que contient
encore l'idée de science,mômesi onlui confère uneextension plu»
vasteque toutsavoirobjectif? Bienplus,l'Idée capablede fonder
à la foisl'histoireet la subjectivité ne doit-ellepas êtreaussi un
Acte, - un Acte assez puissantpourfairel'histoire et assezintime
pour instituer l'hommeintérieur Mais? alors une philosophie du
Cogito,un subjoctivisme transcendantal y suffit-il ?
Une critiquede la philosophie de l'histoireauraitdonc pour
tâchede f;ûrecoïnciderA l'infinile sons a prioride l'histoire:
Io avec le sensa posteriori qu'uneinduction proprement historique
pourrait dégager; 2° avec la subjectivité la plusradicalede l'Ego.
Sous sa socondeforme, cettecritiqueconduiraità une difficulté
résiduellequi est communeà toutesles philosophies que Husserl
«
appelle transcendantales ». C'estcelleque nousexaminerons en
dernierlieu.
2° Nousdemandionssi l'histoirepeutavoir poursenset pour
tâchede réaliserl'Idée de la philosophie. Cettequestionen sup-
poseuneautre: une Idée,une tânhe en général, développent-elles
une histoirevéritable? Un avènement fait-ilun événement ?
Le paradoxede la notiond'histoireest que, d'une part,elle
devientincompréhensible si elle n'est pas une uniquehistoire,
unifiée un
par sens, mais que,d'autrepart,elleperdsonhistoricité
mêmesi ellen'estpas uneaventureimprévisible. D'un côté,il n'y
auraitplus de philosophie de l'histoire, de l'autre,il n'y aurait
plus d'histoire.
Orsil'unitéde l'histoire estfortement conçuepar Husserl, c'est,
par contre,l'historicité mêmede l'histoirequi, chezlui, faitdif-
iiculté.
Cettefaiblesseapparaîtà diversesoccasions: l'esquissed'his-
toiredo la philosophie de KrisisII sacrifie systématiquement la
problématiquesingulièrede chaque philosopheà une unique
problématique, qui est nommée le « vrai » problème, le problème
t caché» (de Descartes,de Hume,etc.) ; cettemiseen perspective
n'estpas sans danger: tousles aspectsd'un philosophe qui ne se
prêtentpas à cette lecture unifiante de l'histoire sont omis;
l'interprétation du philosophe par lui-même est considérée comme
On
négligeable. peutpourtant se demander si le caractèresingu-
de
lier,incomparable chaque philosophe n'est pas un aspectde

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 311

l'histoire aussi important que la rationalité de l'histoire où il


s'inscrit.Comprendreun philosophe,n'est-ce pas aussi accéder
à la questionqu'il est seul à avoir rencontrée,posée, à la question
pensante autant que pensée qu'il est lui-même ? N'est-ce pas
tenterde coïncideravec elle, par une sorte de « lutte aimante »,
assez semblableà l'effortque nous faisonspour communiqueravec
nos amis ?
Dès lors, il faudraitpeut-êtredire que l'histoireest à la fois
discontinueet continue,- discontinuecommeles existencessingu-
lièresqui organisentleur systèmede penséeet de vie autourd'une
tâche propre,- et continuecomme la tâche communequi rend
raisonnableleur tentative.
Ce soupçon d'une structureparadoxale de l'histoirepeut nous
venird'une autre manière,à la lecturemême de Husserl: le péril
d'une réductiondes philosophiesà la philosophieest encorede plier
la philosophietout entière à l'interprétationdu dernierphilo-
sophe qui en prendconscience; ce périld'orientertout le mouve-
ment de l'histoirevers leur propre problématiqueest commun
à tous les philosophesde l'histoire qui mettentplus volontiers
l'accentsurla tâche qui « vientà soi » - qui « ad-vient» - que sur
la singularitédes existantsqui « surgissent» à la réflexionphilo-
sophique ; la philosophiede l'histoirede Hegel et celle du Progrès
de la consciencede Léon Brunschvicgprêteraientaux mêmes
scrupules.
Il faut avouer que la difficultéest grande,car le paradoxe de
l'histoirerecèle finalementun paradoxe de la vérité.Si un auteur
attache quelque valeur à ses propresessais, n'est-ce pas qu'il y
reconnaîtquelque véritédont il n'est pas lui-mêmela mesure ?
N'est-il pas en droit d'attendre que les autres aussi la recon-
naissent ? Ne peut-ilespérerque l'histoirela réalise ? Quiconque
pense invoque l'autoritédu vrai et cherchepar là mêmela consé-
crationde l'histoire,pour autant qu'elle est rationnelle.
Mais en retour,commentne confesserai-jepas que l'intention
ou l'intuitionde chaque philosopheest, pour une compréhension
humble, rebelle à toute assomption dans une unique tâche ?
Commentne renoncerai-jepas à direle sens de l'histoire,s'il est
vrai que cette prétentionsuppose que je survolele tout des exis-
tencespensanteset que je me pose moi-mêmecomme l'aboutisse-
mentet la suppressionde l'histoire ? Ainsi transposéeen terme«

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312 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de vérité,la difficulté de la philosophie de l'histoires'aggrave:


la rationalité de l'histoire un
implique dogmatisme naissantpour
qui l'histoireest Idée et l'Idée pensablepar moi ; l'historicitéde
l'histoireinsinueun scepticisme naissantpour qui l'histoireest
incurablement multiple et irrationnelle.
Peut-êtreune philosophiede l'histoirea-t-ellepour seconde
tâchede posercorrectement les termesde ce paradoxe.Il n'est
pas ditpar là qu'on fasseunephilosophie avec des paradoxes.Du
moinsfaut-ild'abordles assumersi l'on pensepouvoirles sur-
monter.
Orla réflexion de Husserlsurl'histoire ne sacrifiepas toujours
l'événement à l'avènement ; elle a aussi de quoi nous conduire
aux abordsdu paradoxe: cettehistoire, que l'oncomprend comme
« venueà soi » de la raison,est aussi telleque la défection y est
a
possible,puisqu'ily une crisede l'humanitéeuropéenne.Son
caractèrerationneln'exclutpas son allure dramatique.Est-il
besoinde soulignerque la naissancemômede la philosophie en
Grèce,la retombéede l'invention en tradition, la corruption de
l'Idée de la philosophie par l'objectivisme, le réveilde Descartes,
la questionde Hume,la naissancede la phénoménologie husser-
lienneelle-même, sont autant d'événements finalement imprévi-
sibles,d'événements singuliers sans quoi il n'y auraitpas d'avè-
nementd'un sens ? La languemêmede Husserlportela tracede
cettetension: « L'apodicitédu fondement », c'est-à-direla con-
traintede l'Idée,supposela responsabilité de l'hommepensant,qui
peutfaireavancer,stagnerou dépérirl'Idée. Finalement les vues
d'avenirde Husserlsontmarquéesau coindu paradoxe.D'un côté
il relèvele courageparun optimisme fondésur la rationalité de
l'histoire: car « les idéessontles plus fortes » ; de l'autreil fait
appel à la responsabilité de quiconquepense: car l'Europepeut
se rendre« toujoursplus étrangère à sa propresignification » ou
« renaître de l'espritde la philosophie grâceà un héroïsmede la
raisonj>.
Optimisme de l'Idée"et tragiquede l'ambiguïté renvoient à une
structure de l'histoireoù la pluralitédes êtresresponsables, l'évé-
nementdu pensersontl'enversde l'unitéde la tâche,de l'avène-
mentdu sens.
3° Toutesles questionsque nouspose la tentativede Husserl
d'instituer unephilosophie de l'histoire culminent dansuneultime

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 313

difficulté. Si l'histoire tireson sensd'une tâchequ'elledéveloppe,


quelestle fondement de cettetâche ?
Deux tendancescontraires semblentici se partagerla philoso-
phie de la Krisis. D'un côté Husserl semblese rapprocher de Hegel;
il lui arrivede parlerde l'Esprit(Geist)dans un sensassez voisin
du grandphilosopheidéaliste: « Seul l'espritest immortel».
D'autrepart,toutle sensde l'histoireeuropéenne est portépar le
«subjectivisme transcendantal »; ce motif philosophique estappelé
« le retourà l'Ego», « mon Ego », « ma vie de conscience », mon
« opérationde conscience», dont la première œuvreest « mon
environnement vital».
Husserln'a-t-ilpas mariél'eau et le fèu,Hegelet Descartes,
l'espritobjectif et le Cogito,bienplus : le Cogitoradicaliseparle
scepticisme de Hume ?
La questionest d'autantplustroublante que c'est précisément
dans la Krisis que la théoriede la Dewusstseinsleistung et du
Lebenswelt atteintson point culminant.C'est donc le môme
ouvragequi instaureune philosophie de l'esprithistorique et qui
porte à son une
paroxysme philosophie de VEgo cogito.Comment
est-cepossible?
Pourdonnerà cettequestionune portéegénérale,on pourrait
se demandersi une philosophie socratique, cartésienne, transcen-
dantale- quel que soitle nomque puisserecevoirune philoso-
phiedu « retourà l'Ego » - estcapabled'unephilosophie de l'his-
toire? D'un côté,une philosophie transcendantale (au sens large
que proposeHusserl)ne fonde-t-elle pas toutêtre,y compris celui
d'autruiet celuide l'histoire, dans YEgo cogito? De l'autre,une
philosophierationalistede l'histoirene fonde-t-elle pas toute
tâcheprivéedans un granddesseincommun,et YEgo lui-même
dans YIdée historique?
Le grandintérêt de la dernièrephilosophie de Husserlestd'avoir
assumécetteantinomie apparente et d'avoir tentéde la surmon-
ter.La confrontation entrela VeMéditation cartésienne et le cycle
de la Krisisestà cetégardtrèséclairante.
La VeMéditation cartésiennetentede combler la grandelacune
du cartésianisme, qui ne comporteaucunethéoriede l'existence
d'autrui.Elle établitqu'autruiestun êtrequi se constitue « dans»
monEgo,maisqui s'y constitue précisément comme un autre Egof
qui m'échappe,qui existecomme moiet aveclequelje peuxentrer

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314 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

dansunerelationréciproque. Ce texteest un des plusdifficilesde


Husserl, moisaussi un des plusextraordinairesde forceet de luci-
dité.Onpeutbiendirequetoutel'énigme d'unehistoirequi englobe
-
sonpropreenglobant à savoirmoiqui comprends, qui veux,qui
faisle sensde cettehistoire- est déjà ramasséedans la théorie
de YEinfühlung (ou expérience d'autrui).
Procédantà une ultimeEpoche,cette Méditation « suspend»
toutesles certitudes et toutesles expériences que noustenonsde
notrecommerce avec autrui: la croyanceà un mondecommunde
perception et la croyanceà un mondecommunde culture.Ainsi
estmiseà nu la sphère« propre» de l'Ego,sa « sphèreprimordiale
d'appartenance» ; c'est à peu près ce que la Krisis appellera
« l'environnement vital». C'est« dans » cettesphèreultimede vie
et d'expérience, « à l'intérieur» do cet êtrepropre,que s'élabore
».
commelui étant« étranger
l'expériencede l'autre,justement
Cet éclatement vers1' « étranger » au seinmêmedu « propre»
est bien le problèmeà assumer; l'inhérence de l'autreen tant
qu'autre à ma vie propre est toute de Y
l'énigme Einfühlung. D'un
côté est bienvraique toutêtreest phénomènepour dans
il « » et
l'Ego ; et pourtantce qui est « dans » ma sphèred'appartenance
n'estpas du toutune modalitéde moi-même, un contenude ma
conscience privée : l'autre se donne en moicomme autreque moi.
Laissonsde côté l'analyseconcrètede cette« aperception par
analogie», que Husserlappelle« apprésentation » (parceque seul
est« présenté » le corpsd'autruilà-basmaisnonsonvécupropre)1.
Cetteanalyseferaità elleseulel'objetd'uneétude.Nousne rete-
nons'ici que le mouvement d'ensemble de cetteMéditation, dans
la mesureoù elle nousrapproche du cercleapparentque forment
ensemblele moiet l'histoire.
Toutela théoriede la constitution phénoménologique - qu'il
s'agissedes choses,des êtresanimés,des personnes, etc.,- nous
meten facede ce paradoxed'une immanencequi est un éclate-
mentversune transcendance. Ce paradoxeculminedans l'aper-
ceptiond'autrui,puisquecettefoisl'objet intentionnel est un
sujet comme moi ; en liaison étroite avec son corps,autrui et le
monded'autruise constituent comme une autre monadepar
« apprésentation dansla mienne» (§ 52).
1. « C'est dans cette accessibilitéindirectemais véritablede ce qui est inacces-
sible directementet en lui-mêmeque se fondepour nous l'existence de l'autre »
(§. 52).

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P. RICŒUR. - HUSSERL ET LE SENS DE L'HISTOIRE. 31 S

Si Ton arrivaità entendre correctement ce qu'estcetteconsti-


tution,cetteinhérencequi n'est pas une inclusionréelle,mais
intentionnelle, il ne seraitplusénigmatique « que je puisseconsti-
tueren moiunautremoi,ou,pourparlerd'unefaçonplusradicale
encore,queje puisseconstituer dansmamonadeuneautremonade
et, une fois constituée,l'appréhenderprécisément en qualité
d'autre; nouscomprenons aussi ce fait,inséparabledu premier,
que je puisse identifier la nature constituée parmoiavecla nature
constituée par autrui ou,pourparler avec toute la précisionnéces-
saire,avec unenatureconstituée en moien qualité de constituée
parautrui» (§ 55) ; plusloin: « Admettre que c'esten moique les
autresse constituent en tantqu'autresestle seulmoyende com-
prendrequ'ilspuissentavoirpourmoile senset la valeurd'exis-
tenceset d'existences déterminées » ; maisce sontjustement des
monades« qui existentpourelles-mêmes de la mêmemanièreque
j'existepour moi » (¿bid.); je puis bien dire dès lors,que « l'autre
m'appréhende tout aussi immédiatement comme autrepourlui
que moije l'appréhende commeautrepourmoi (§56).»
Telle est la tentativesuprêmepour surmonter les difficultés
que rencontre la notion d'histoire dans une philosophie de YEgo
Husserla vu la
cogito.Dès l'époque des Méditationscartésiennes,
portéede sa théorie de VEinfühlung pourunethéoriede la culture
etde la viesociale: les §§ 56-59annoncent les analysesprincipales
de la Krisis.
Husserla-t-ilréussià tenirà la foisl'histoirepourréelleet le
moipourseul fondamental ? Il penseréussirlà où Descarteset
Hume ont échoué,parce qu'il est le premierà avoir conçuun
idéalismeintentionnel^ c'est-à-direun idéalismequi constitue
toutêtre autre- même l'autrepersonne - « dans » le moi,mais
pourqui la constitution est une viséeintuitive, un dépassement,
un éclatement.Cettenotiond'intentionalité permeten dernier
ressortde fonderl'hommesur l'histoireet l'histoire surma con-
science; sa prétention finaleestde justifier unevéritabletranscen-
dance de l'histoire sur le fondement d'un subjectivismo trans-
cendantal.
On peutseulement se demandersi la constitution est une opé-
rationeffective, la solutionvéritabledu problèmedes transcen-
dancesdiverses,ou si elleestseulement le nomdonnéà unediffi-
cultédontl'énigmeresteentièreet le paradoxebéant.

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316 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Du moinsHusserla-t-ilcernéles contoursdu vraiproblème:


commentéchapperau solipsisme d'un Descartesrevupar Hume,
pour prendreau sérieuxle caractèrehistoriquede la culture,son
pouvoirvéritablede former l'homme? Comment en mêmetemps
se garderdu piègehégéliend'une histoireabsolue,louée à l'égal
d'une divinitéétrangère,
pour resterfidèleà la bouleversante
découvertedes deuxpremières de Descartes1?
Méditations
Paul Ricoeur.

1. Ce problème en forme de paradoxe peut être retrouvé directement,sans


passer par Husserl; cf. Dimensions d'une recherche
commune(Esprit, déc. 1948).

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