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BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES : LA FABRICATION DU

CONSENTEMENT TECHNOLOGIQUE AU TOURNANT DES XVIIIE ET XIXE


SIÈCLES

Jean-Baptiste Fressoz

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2013/4 n° 60-4/4 bis | pages 122 à 138


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701181059
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Des outils pour l’histoire

Biopouvoir et désinhibitions modernes :


la fabrication du consentement technologique
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles

Jean-Baptiste FRESSOZ

Le point de départ de mon ouvrage, L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque


technologique1, était de retourner la sempiternelle question, selon moi mal posée, de
la « prise de conscience environnementale » ou de la « prise de conscience du risque
technologique » et de ses origines historiques. L’histoire de l’environnement et du
risque, telle que je l’ai considérée, n’est pas l’histoire d’une prise de conscience,
mais celle de la production scientifique et politique d’une certaine inconscience
modernisatrice. Les sociétés passées n’ont pas altéré leurs environnements ou
épuisé leurs ressources naturelles par inadvertance, ni sans considérer, parfois
avec effroi, les conséquences de leurs actions. La confiance n’allait pas de soi
et il fallut produire sur chaque point stratégique et confl ictuel de la modernité,
de l’ignorance et/ou de la connaissance désinhibitrice. C’est pour décrire ce
mouvement que j’ai introduit la notion de « désinhibition moderne ».
De quoi s’agit-il ? De manière générale et considérée selon ses effets, la
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désinhibition moderne inclut tous les dispositifs rendant possible, acceptable et
même désirable la transformation technique des corps, des environnements, des
modes de production et des formes de vie. Pour qu’une technique de quelque
importance s’impose, il faut en effet circonvenir des réticences morales, des
oppositions sociales, des intérêts froissés, des anticipations suspicieuses et des
critiques portant sur ses conséquences réelles. Le mot de désinhibition présente
l’avantage de condenser les deux temps du passage à l’acte modernisateur : celui
de la réflexivité et celui du passer-outre, celui de la prise en compte du danger
et celui de sa normalisation. Le paradoxe qu’il pointe est que les multiples
régulations du risque, les consultations, les normes de sécurité, les expertises,
les seuils, les procédures d’autorisation, etc. qui visaient à connaître et contenir
le danger eurent pour effet, dans le même mouvement, d’accompagner et de
légitimer le fait (accompli) technologique.

1. Jean-Baptiste F RESSOZ , L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE


60-4/4bis, octobre-décembre 2013
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 123

Cet argument s’est construit contre la thèse de la modernité dite réflexive


formulée par Ulrich Beck et Anthony Giddens à la fi n des années 19802, c’est-
à-dire l’idée selon laquelle nous distinguerions depuis peu seulement, dans les
lumières du progrès, l’ombre de ses dangers. Il s’est aussi élaboré dans la fi liation
de la thèse de Michel Foucault sur le biopouvoir. J’ai considéré les innovations
emblématiques des révolutions médicales et industrielles – l’inoculation et la
vaccination antivariolique, les technologies de la vapeur et l’industrie chimique –
en montrant qu’elles furent, en leur temps, des objets de doute, de dispute, de
lutte, au même titre que les objets de la technoscience contemporaine. L’avan-
tage de ce détour par la symétrie et l’indétermination est qu’en relativisant la
supériorité intrinsèque des innovations en débat, il permet d’expliciter les forces
et les raisons qui assurent leur victoire, malgré leurs dangers, malgré les oppo-
sitions qu’elles suscitaient et malgré la conscience que l’on avait de ces dangers.
C’est dans la perspective foucaldienne d’une analyse concrète du pouvoir que
se situe L’apocalypse joyeuse. L’objectif était d’étudier la régulation, l’imposition
et l’acceptation technologique au tournant des XVIII e et XIX e siècles.
L’enquête a fait apparaître cinq dispositifs, cinq innovations autour des inno-
vations, qui émergent entre 1750 et 1820, et qui structurent de nos jours encore la
régulation de l’innovation et de ses risques : (1) l’extension de la notion de risque
à la vie elle-même ; (2) l’instauration de comités d’experts gérant et imposant les
innovations pour la santé de la nation et le bien de l’économie ; (3) le basculement
des étiologies médicales de l’environnemental au social ; (4) la financiarisation
des atteintes à l’environnement ; (5) la norme de sécurité. J’ai montré comment
ces dispositifs produisent des savoirs et des ignorances, des normes juridiques
et des structures rhétoriques qui sécrètent à leur tour la désinhibition moderne.
L’objet de cet article est de présenter l’importance du concept de biopouvoir
pour l’histoire de ces dispositifs et, en retour, de considérer les déplacements et
les objections que cette histoire apporte au modèle foucaldien.
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BIOPOUVOIR ET ENVIRONNEMENT © Belin | Téléchargé le 13/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43)

Avant de devenir un concept flou englobant pêle-mêle les préoccupations


sanitaires du pouvoir, la biologisation du social ou le gouvernement libéral des
corps, le biopouvoir, chez Michel Foucault, référait à un phénomène historique
précis : l’entrée en politique de la notion de population. Au XVIIIe siècle, avec
l’émergence de la démographie et la transformation de l’arithmétique poli-
tique en statistiques, les sujets d’un royaume sont pensés comme formant une
« population ». Philosophes, économistes et médecins plaident pour une gestion
active de cet objet nouveau : il faut étudier les lois qui le gouvernent et identifier
les leviers permettant d’agir sur son évolution (économie politique, impôts, lois

2. Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], Paris, Seuil, 2002 et
Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité [1990], Paris, L’Harmattan, 2000.
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sur l’héritage, conditions sanitaires et environnementales) dans le but de maxi-


miser la population au nom de la richesse et de la puissance du royaume3. Le
mode d’exercice du pouvoir en sort profondément modifié : il ne s’agit plus d’un
ensemble de sujets de droit qu’il faut « surveiller et punir », mais d’une population
qui, soumise à des lois naturelles que le souverain ne peut pas modifier, doit être
gouvernée de manière indirecte grâce à l’économie politique principalement.
Le biopouvoir renvoie également à une autre dimension centrale de la phi-
losophie politique du XVIIIe siècle, étroitement liée à celle de population, à savoir
la valorisation nouvelle du « pouvoir doux ». Le bon gouvernement est celui qui
agit avec douceur, celui qui ne brusque pas son peuple. L’intérêt principal de la
douceur gouvernementale est d’augmenter la population, la richesse et derechef la
puissance de l’État. Pour Montesquieu, « la douceur du gouvernement contribue
merveilleusement à la propagation de l’espèce »4. Necker confirme : « Chacun sent
en général l’influence de la douceur du gouvernement et des bonnes lois sur le
bonheur des hommes ; bonheur qui les fixe dans leur société, et qui attire des bouts
de l’univers de nouveaux habitants comme un port dans une mer orageuse »5.
C’est pour bien faire sentir ce développement historique de l’idéologie et des
outils du pouvoir que Michel Foucault propose dans son cours au Collège de
France du 11 janvier 1978 une typologie un peu rigide – dont il souligne d’ailleurs
les limites – en trois catégories : le pouvoir souverain, fondé sur le code légal et
le droit de punir sur un territoire ; le pouvoir disciplinaire, fondé sur des méca-
nismes de surveillance et de contrôle des corps (armée, école, usine, prison) ; et
le « biopouvoir »6 enfin qui s’exerce non sur des corps individuels mais sur la vie
elle-même, prise collectivement. Le biopouvoir a pour objet la vie, il est l’entreprise
« de la majorer, de la multiplier ». Au « laisser vivre et faire mourir » du pouvoir
souverain se superpose un nouveau projet : « faire vivre et laisser mourir »7.
Foucault donne ensuite trois exemples visant à clarifier la distinction entre
discipline et biopouvoir : la ville, la disette et l’épidémie8. Dans chacun des cas, il
veut montrer qu’opère, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant, un
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déplacement dans l’objet du pouvoir qui justifie le préfixe « bio ». Vers 1800, pour
qui gouverne une population, celle-ci est devenue un objet dont il est impératif
de maximiser le nombre et la vitalité.
Prenons tout d’abord le cas de la ville. Selon Foucault, à la fin du XVIIIe siècle,
celle-ci est saisie de manière nouvelle : à l’espace de souveraineté peuplé de sujets
de droit et à l’espace de surveillance se surimpose la ville pensée comme « milieu »,

3. Jean-Baptiste MOHEAU (Antoine MONTYON), Recherches et considérations sur la population de


France, Paris, Moutard, 1778. Voir la réédition annotée par Éric Vilquin, Paris, INED, 1994.
4. Charles-Louis Secondat de MONTESQUIEU, Lettres persanes, Amsterdam, Desbordes, 1721, lettre 122.
5. Jacques NECKER, « Influence du souverain sur la population et les richesses » in Œuvres complètes,
Paris, Treuttel et Würtz, 1821, vol. 15, p. 80.
6. Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2004, cours
du 11 janvier 1978, p. 6-11.
7. M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité, la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 177-211.
8. Étudiés respectivement dans les cours des 11, 18 et 25 janvier 1978.
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c’est-à-dire comme un ensemble de conditions matérielles déterminant les carac-


téristiques biologiques de la population. Le concept de milieu, nous dit Foucault,
est paradigmatique du biopouvoir, car il est précisément ce qui agit à distance,
sur des individus pris en masse9.
En un court paragraphe, passé relativement inaperçu, Foucault ouvrait de
riches perspectives pour l’histoire environnementale. Alors que celle-ci se consti-
tuait au même moment sans véritablement historiciser son objet – et tendait par
conséquent à raconter l’histoire de sociétés humaines polluant et saccageant leur
environnement sans paraître s’en rendre compte – Foucault faisait apparaître
une généalogie du concept d’environnement plongeant une de ses racines dans
la biopolitique.
C’est pour tirer ce fil que j’ai insisté sur la notion de circumfusa (choses envi-
ronnantes en latin). Introduite probablement par le médecin Jean-Noël Hallé, elle
renvoyait aux traditionnels airs, eaux, lieux de la médecine néo-hippocratique.
Celle-ci, très en vogue au XVIIIe siècle, étudie les corps individuels et les sociétés
humaines dans leurs rapports avec les environnements qu’ils façonnent. Les choses
environnantes font la somme de toutes les caractéristiques naturelles et artificielles
des lieux ; l’action humaine réverbère dans les choses environnantes qui modifient
en retour les constitutions humaines10. L’air en particulier constitue le medium
qui relie les substances de tous les êtres. L’atmosphère est conçue comme un
mixte produit par la nature et par le travail des hommes. Le docteur Arbuthnot,
dans son influent Essay Concerning the Effects of Air on Human Bodies, traduit
en français en 1743, la décrit comme le vaste réceptacle où viennent se fondre
toutes les exhalaisons naturelles, animales, humaines et artisanales formant l’air
que chacun est obligé de respirer. D’où l’intérêt des savants pour l’étude de l’air
et de ses constituants : chimie des airs, pneumatique, eudiométrie, météorologie
et topographies médicales s’inscrivent dans une biopolitique des atmosphères11.
Pour affiner et compliquer le modèle foucaldien on peut noter deux choses.
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Premièrement, dans sa pratique, la biopolitique des circumfusa reposait plutôt sur
le pouvoir classiquement disciplinaire de la police. La police d’Ancien Régime,

9. M. FOUCAULT, Sécurité…, op. cit., p. 22.


10. J.-B. F RESSOZ , L’apocalypse joyeuse…, op. cit., p. 111-114.
11. Jean-Pierre P ETER, « Une enquête de la Société royale de médecine (1774-1794) : malades
et maladies à la fi n du XVIII e siècle », Annales ESC, 22-4, juillet-août 1967, p. 711-751 ; James R ILEY,
The Eighteenth-Century Campaign to Avoid Disease, New York, St. Martin’s Press, 1978 ; Ludmilla-J.
JORDANOVA, « Earth science and environmental medicine : the synthesis of the late enlightenment », in
L.-J. JORDANOVA, Roy S. PORTER (ed.), Images of the Earth : Essay in the History of the Environmental
Sciences, Londres, BHSH, 1978, p. 119-46 ; Frederick SARGENT II, Hippocratic Heritage : A History of
Ideas about Weather and Human Health, New York, Pergamon Press, 1982 ; Simon SCHAFFER, « Mea-
suring virtue. Eudiometry, enlightenment and pneumatic medicine », in Andrew C UNNINGHAM,
Roger K. F RENCH (ed.), The Medical Enlightenment of the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990, p. 281-318 ; Andrea RUSNOCK, « Hipocrates, Bacon and medical meteorology
at the Royal Society, 1700-1750 », in David C ANTOR (ed.), Reinventing Hippocrates, Farnham, Ashgate,
2002, p. 136-153 ; Sabine BARLES, La ville délétère, médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIII e -
XIX e siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1999 ; Vladimir JANKOVIC , Confronting the Climate British Airs and
the Making of Environmental Medicine, New York, Palgrave Macmillan, 2010.
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caractérisée avec justesse par Michel Foucault comme une « police de tout »12,
est plus précisément une police de toutes « les choses environnantes », au sens
où l’environnement, la pureté de l’air en particulier, justifiait son contrôle sur
toutes sortes d’activités au sein de la cité13. Prost de Royer, lieutenant général de
la police de Lyon explique ainsi : « il faut dire avec le droit romain que l’air, dont
la propriété ne peut être qu’instantanée et relative, est un bien commun à tous
les hommes »14. L’air est le bien commun des citadins que la police est chargée
de défendre. C’est suivant ce principe que les polices restreignent la hauteur du
bâti urbain ou qu’elles proscrivent l’inoculation dans les villes.
Le maintien du bon air repose principalement sur le quadrillage et la sur-
veillance permanente de l’espace urbain. La police se distinguait des autres
institutions de l’Ancien Régime par la continuité et la finesse de son regard : « les
matières de police sont des choses de chaque instant […] il ne faut donc guère de
formalités ; les actions de la police sont promptes, et elles s’exercent sur des choses
qui reviennent tous les jours […] elle s’occupe perpétuellement de détails »15. Dans
le cas parisien, cette surveillance perpétuelle des détails est l’œuvre de quarante-
huit commissaires répartis dans les vingt quartiers de la capitale sous l’autorité
du lieutenant général de police. Ce sont eux qui sont chargés de surveiller la
propreté des rues et d’arbitrer les conflits suscités par les nuisances artisanales.
Les archives du Châtelet de Paris montrent qu’une part considérable de leur
travail concerne la propreté et le respect des multiples règlements urbains. Au
projet biopolitique du gouvernement des milieux correspond donc un exercice
classiquement disciplinaire du pouvoir.
Deuxièmement, par rapport à la chronologie foucaldienne centrée sur la fin
du XVIIIe siècle, l’entrée du milieu en politique est en fait beaucoup plus ancienne,
sa visibilité nouvelle dans les discours étant due au renouveau de la médecine
hippocratique au XVIIIe siècle. D’autre part, au début du XIX e siècle, un puissant
mouvement intellectuel et institutionnel s’emploie au contraire à dépolitiser
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les choses environnantes. En France, les années 1800 sont cruciales dans ce
rabaissement. Le capital industriel (chimique en particulier), allié au pouvoir et
aux experts, conduit à un bouleversement de la régulation environnementale :
en lieu et place des polices urbaines d’Ancien Régime, soucieuses de protection
sanitaire et prêtes à interdire ou punir les artisans, l’administration industrialiste

12. M. FOUCAULT, « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique » [1981], in ID.,
Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 134-161.
13. J.-B. F RESSOZ , « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l’hygiénisme et la libéralisation des
“choses environnantes” : France, 1750-1850 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 56-4, octobre-
décembre 2009, p. 39-76. Pour une étude magistrale de la régulation des nuisances à Paris entre 1770
et 1830 : Thomas L E ROUX, Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris, Albin Michel, 2011.
14. Antoine-François P ROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, Lyon, Roche,
1783, vol. 3, p. 742.
15. Jean-Baptiste L EMAIRE , « Mémoire sur l’administration de la police en France » [1771], in
Mémoire de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1878, t. 5, p. 9, qui cite MONTESQUIEU,
De l’esprit des lois, liv. XXVI, chap. 24 : « que les règlements de police sont d’un autre ordre que les autres
lois civiles ».
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 127

du Consulat et de l’Empire établit un cadre libéral de régulation fondé sur la


compensation financière des dommages environnementaux. L’industriel paie ses
voisins pour les dommages causés aux choses environnantes. Leurs altérations
diverses, fumées, odeurs, etc. sont généralement reconsidérées comme de simples
incommodités soumises à des transactions entre particuliers. Accompagnant
cette libéralisation des environnements, l’hygiénisme reconfigure en profondeur
les étiologies médicales : plus que les choses environnantes ce sont dorénavant les
facteurs sociaux qui déterminent la santé des populations.
Prenons par exemple le problème des maladies des ouvriers. Contre une
longue tradition savante les imputant aux environnements professionnels16,
l’hygiénisme des années 1820-1830 s’emploie à démontrer que ce ne sont pas les
choses environnantes qui rendent les ouvriers malades mais la faiblesse de leurs
revenus. En 1840, dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, Louis-
René Villermé ne se préoccupe plus des environnements industriels :
« Les ateliers ne sont point exposés à ces prétendues causes d’insalubrité. On s’est sin-
gulièrement mépris en leur attribuant des maladies que produisent principalement le travail
forcé, le manque de repos, le défaut de soins, l’insuffisance de la nourriture, les habitudes
d’imprévoyance, d’ivrognerie, de débauches et pour tout dire en un mot, des salaires au-
dessous des besoins réels »17.

La réduction des maladies des artisans à une question morale et écono-


mique, le basculement des étiologies de l’environnement au social infléchissaient
profondément les moyens de la biopolitique : l’économie politique recouvre les
choses environnantes comme mode de gestion de la vie des populations.

LE RISQUE SANS LE BIOPOUVOIR : LE CAS DE L’INOCULATION VARIOLIQUE

Pour Foucault, le pouvoir devient biopouvoir lorsqu’il se confronte à la notion


de population, c’est-à-dire à une entité échappant à son emprise juridique ou
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disciplinaire mais obéissant à des lois biologiques. Le biopouvoir n’agit pas
directement sur la population, mais infléchit son devenir. La discipline surveille
et contrôle, redresse et punit, elle touche et contraint ; le biopouvoir anticipe,
laisse faire, travaille de manière oblique et actionne les phénomènes à distance.
Il repose sur les principes de minimisation des risques et de maximisation de
l’espérance. Son infrastructure intellectuelle est fondamentalement probabi-
liste : son objet n’est pas l’événement mais la probabilité de l’événement. Pour
illustrer cette dimension probabiliste du biopouvoir, Foucault prend deux
exemples de la seconde moitié du XVIII e siècle : la gestion libérale de la faim et
l’inoculation de la petite vérole.

16. Julien VINCENT, « Ramazzini n’est pas le précurseur de la médecine du travail. Médecine,
travail et politique avant l’hygiénisme », Genèses, 89, 4 e trimestre 2012, p. 88-111.
17. Louis-René VILLERMÉ , Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manu-
factures de coton, de laine et de soie, Paris, Renouard, vol. 2, 1840, p. 209.
128 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Le passage (inabouti) de la politique frumentaire du mercantilisme à la phy-


siocratie (édits de 1763 et 1774 sur le commerce des grains) est, selon Foucault,
paradigmatique du biopouvoir, car on bascule alors d’un mode disciplinaire de
régulation de la disette (interdiction de stocker, obligation de vendre, contrôle
du mouvement des grains, interdiction de l’exportation) agissant directement
sur les prix, à un mode indirect de correction économique fondé sur le com-
portement rationnel du paysan : en cas de mauvaises récoltes, le souverain doit
accepter la hausse du prix des grains et le risque de disette afi n de laisser cours
aux anticipations des paysans qui augmenteront leur production. En laissant
une disette se produire, le souverain réduit le risque de famine en général. La
rationalité est bien probabiliste : il faut courir le risque des accidents locaux
pour susciter l’accroissement de la production en général18.
Faute de connaissance historique de première main sur ce sujet, je discuterai
le second exemple dont Foucault nous dit qu’il est analogue : l’inoculation de la
petite vérole. À première vue, ce choix est pertinent. Technique minimaliste,
l’inoculation constitue une innovation gigantesque. Plutôt que de recourir à une
stratégie de blocus (hygiène, désinfection, quarantaine) fondée sur la surveillance
et le quadrillage de l’espace, l’inoculation implique de se donner la maladie, de
l’accepter, de la répandre même, afi n de mieux la contrôler. Pour justifier cette
technique contre-intuitive, les inoculateurs comparent les tables de mortalité
anglaises avec le risque de leur pratique et arguent qu’il est avantageux de se
donner la maladie en bonne santé, bien préparé (risque de mort de 1/200 à
1/2 000), pour éviter de l’avoir affaibli ou lors d’une épidémie maligne (mortalité
générale de la petite vérole entre 1/7 et 1/20). D’où l’analogie que Foucault dresse
avec la gestion physiocratique de la disette : dans les deux cas, la rationalité du
pouvoir est la même, accepter l’accident (la contamination, la disette passagère)
pour mieux gérer le phénomène adverse au niveau de la population.
La jonction opérée par Foucault en 1978 entre risque et biopouvoir a été
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très influente dans les sciences sociales. Un champ de recherche s’est constitué
autour de la notion de « gouvernementalité » dans laquelle le risque est interprété
de manière un peu mécanique comme outil de gouvernement. La mise en
probabilité d’un problème participerait de l’entreprise (néo)libérale de conduite
des conduites et de l’individu entrepreneur de sa propre vie. Le risque aurait
remplacé le « social » comme catégorie fondamentale de l’action politique19.
Le problème est que, dans les faits, l’apparition du risque lors des contro-
verses de l’inoculation n’est pas liée à une stratégie biopolitique. Hormis le

18. À propos de l’inoculation, Foucault insiste sur une « notion tout à fait capitale qui est celle de
risque » et exagère considérablement la sophistication de son usage : « on va donc pouvoir pour chaque
individu, étant donné son âge, étant donné l’endroit où il habite, on va également pour chaque couche
d’âge, pour chaque ville, pour chaque profession déterminer quel va être le risque de morbidité, le risque
de mortalité » ; M. FOUCAULT, Sécurité…, op. cit., p. 62-63.
19. Mitchell DEAN, Governmentality : Power and Rule in Modern Society, Londres, Sage, 1999,
p. 176-197.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 129

cas fondamental et peu étudié des maîtres d’esclaves20, l’inoculation demeure


en Europe une pratique individuelle, voire assez élitiste. Même pour ses plus
ardents défenseurs, elle ne saurait être prise en charge par le gouvernement. Par
exemple, en 1764, à la Faculté de médecine de Paris, le docteur Antoine Petit
conclut son rapport en expliquant que le destin de la France en lutte avec les
autres puissances européennes dépend de l’adoption de l’inoculation. Malgré
cela, il ajoute que « la vie et la santé font partie des choses […] qu’un gouverne-
ment sage abandonne à la discrétion des particuliers […]. L’intérêt de sa propre
conservation est la plus forte de toutes les lois, d’où il suit qu’il faut laisser au
public faire la loi lui-même »21. Jamais, durant la controverse de l’inoculation,
l’idée d’une gestion politique de la vie ne fut admise par les médecins ni par
les administrateurs.
L’histoire de la vaccination antivariolique dans les années 1800 complique
encore le schéma foucaldien : la rationalité du risque est absente, alors même
que cette innovation est au cœur d’une entreprise biopolitique de très grande
ampleur. En 1804, le ministre de l’Intérieur Chaptal vient à peine de créer l’appa-
reil préfectoral qu’il lui donne comme mission prioritaire la vaccination : « aucun
objet ne réclame plus hautement votre attention ; c’est des plus chers intérêts de
l’État qu’il s’agit, et du moyen assuré d’accroître la population »22. La vigueur
des premières campagnes vaccinales (on compte au moins 400 000 vaccinés
en France en 1805, sans doute dix fois le nombre total d’inoculés entre 1760
et 1800) est étroitement liée à l’impulsion du gouvernement.
D’un point de vue foucaldien, ce hiatus peut sembler surprenant : la rationalité
du risque est omniprésente dans la controverse de l’inoculation mais sans projet
biopolitique ; elle disparaît dans les années 1800 alors que l’on entre de plain-
pied dans l’ère de la biopolitique. Ajoutons que cette disparition est d’autant plus
curieuse qu’elle a lieu à rebours de l’évolution des pratiques de quantification.
Alors que, dans les années 1750, les informations numériques sur les décès
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varioliques, les inoculations et leurs accidents sont extrêmement lacunaires
(réduites à quelques tables de mortalité venant de Londres et à quelques listes
d’inoculations), au début du XIX e siècle la situation est complètement inversée, et
les médecins français ont à leur disposition une masse considérable de données
numériques produites par la statistique impériale.
Cette « disparition » du risque invite à poser deux questions. Premièrement,
si elle ne relève pas de la naissance de la biopolitique, à quels phénomènes
historiques peut-on relier l’émergence du risque lors de la controverse de l’ino-
culation ? Deuxièmement, si la rationalité probabiliste n’est pas centrale, quels
furent les outils effectifs de la biopolitique vaccinale au début du XIX e siècle ?

20. Larry STEWART, « The edge of utility : slaves and smallpox in the early eighteenth century »,
Medical History, 29, 1985, p. 54-70 ; J.-B. F RESSOZ , L’apocalypse joyeuse…, op. cit., p. 48-52.
21. Antoine P ETIT, Premier rapport en faveur de l’inoculation, lu dans l’assemblée de la Faculté de
médecine de Paris en l’année 1764, et imprimé par son ordre, Paris, Dessain, 1766, p. 144.
22. Circulaire du 14 germinal an XII (4 avril 1804).
130 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Le risque, lors des controverses de l’inoculation, eut des sens variés selon
les contextes. Dans le monde protestant, dans les années 1720 en Angleterre et
Nouvelle-Angleterre, puis dans les années 1750 en Suisse et aux Pays-Bas, le
risque servait à révéler l’ordre naturel et derechef la loi morale. Les promoteurs
de l’inoculation se heurtaient à l’idée augustinienne de la « lumière intérieure »,
d’un bien gravé par Dieu dans notre cœur, « qui s’irradie dans notre esprit, pour
nous permettre de porter sur toutes choses un jugement droit »23. La répugnance
naturelle que l’on éprouve à l’égard d’un pus virulent, la réticence des pauvres,
le bon sens des humbles, l’instinct même des animaux qui « savent faire usage
des choses naturelles » et qui ne s’inoculent pas, tous ces signes n’indiquaient-ils
pas l’existence d’une prohibition universelle et donc divine ? La difficulté était de
parvenir à présenter un nouvel usage du corps, qui paraissait immoral et contre-
nature, comme s’inscrivant dans l’ordre naturel. Le risque servit précisément à
cela : à articuler la morale non pas sur le sentiment intérieur mais sur la régu-
larité d’un monde ordonné par la providence. Charles Chais, un pasteur établi
à La Haye, rendait ainsi tangible l’équivalence entre moindre risque et action
morale : c’est à tort que l’on parle de la vie comme d’un « don de Dieu ». Ma vie ne
m’appartient pas. Elle n’est qu’un « précieux dépôt » que Dieu m’a confié et dont
« je suis comptable ». Cette expression doit être prise au pied de la lettre : lors du
jugement dernier je devrai « rendre compte » de mes décisions devant le Grand
Propriétaire. Ne pas choisir les meilleurs risques revient donc à léser Dieu24.
Pour le dire dans le vocabulaire foucaldien, l’usage du risque s’est d’abord
développé dans la casuistique, dans l’examen de conscience et l’édification morale,
en rapport avec le gouvernement de soi par soi, et non dans le gouvernement
des autres, en rapport avec le pouvoir et les savoirs du pouvoir. Les casuistes
protestants entendaient construire une forme d’auto-persuasion : le fidèle devait
délibérer avec lui-même et reconnaître que l’argument probabiliste n’était pas
un simple opportunisme drapé dans la loi de la nature. Pour un esprit religieux
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qui faisait de la bonne gestion de sa vie et de son corps un élément déterminant
de son salut, il fallait en effet être parfaitement sûr de la légitimité des motifs de
l’inoculation. Au projet baconien de la philosophie naturelle comme « allégement de
la condition des hommes » devait correspondre un allégement de leurs consciences.
Le risque participe également d’un processus historique plus large faisant
passer la définition de l’action bonne du verbe de Dieu, ou du for intérieur, à
l’intelligence des lois de la nature. La médecine, par sa capacité à définir les
conduites favorables à l’autoconservation, y joue un rôle primordial25. Au cours
du XVIIIe siècle, de nombreuses angoisses culturelles sont saisies par le discours
médical : le luxe, l’oisiveté, la solitude, la gloutonnerie et, bien sûr, la masturbation.
Dans l’Encyclopédie, le docteur Menuret de Chambaud expliquait que « pour être

23. Saint AUGUSTIN, Cité de Dieu, cité par Charles TAYLOR, Les sources du moi [1989], Paris,
Seuil, 1998, p. 182.
24. Charles C HAIS, Essai apologétique sur l’inoculation, La Haye, De Hondt, 1754, p. 89, 96.
25. Thomas L AQUEUR, Le sexe en solitaire, Paris, Gallimard, 2005.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 131

bon moraliste, il faut être excellent médecin »26. L’inoculation et la masturbation


appartiennent au même moment de naturalisation de la morale : 1718, publication
d’Onania ; 1721, premières inoculations en Angleterre ; 1754, début de la controverse
de l’inoculation à Paris ; 1760, publication de l’Onanisme de Tissot. Les partisans
de l’inoculation tels Mather, Tissot, Menuret de Chambaud ou Bienville rédigent
aussi les principaux textes sur les dangers de la masturbation27. Dans les deux
cas, la médecine prétendait guider les conduites en faisant du moindre risque un
critère de moralité : les dangers supposés de l’onanisme démontraient l’énormité
du péché tandis que l’inoculation était justifiée par l’argument du moindre risque.
En dénaturalisant la désapprobation morale instinctive, le risque réalise un
tour de force dont on ne peut surestimer la portée. Selon le médecin bostonien
William Douglass, la création par les probabilités d’un for intérieur à part des
normes collectives risquait de diviser la communauté religieuse et politique.
L’invocation de l’ordre naturel par les pasteurs représentait un geste semblable à
celui des enthousiastes puritains du XVIIe siècle, qui se prétendaient directement
et personnellement inspirés par Dieu. Le risque, parce qu’il ouvrait la possibilité
d’agir préventivement, en conscience, sur son corps, semblait préluder à d’autres
initiatives portant cette fois sur le corps politique28.
À Paris, dans les années 1750, les propagandistes de l’inoculation utilisent le
risque pour réordonner l’autorité dans le corps politique. Le risque permet tout
d’abord de contourner la Faculté de médecine qui possédait (en théorie plus qu’en
pratique) le monopole de la définition des remèdes légitimes. Charles Marie de
La Condamine qui, à partir de 1754, dirige la campagne en faveur de l’inocula-
tion est un académicien très connu, mathématicien et membre de l’expédition
géodésique du Pérou. En posant l’inoculation comme « un pur problème de
probabilité » il fait valoir sa propre expertise et justifie son intervention dans une
affaire médicale. Aux médecins qui dénoncent son ingérence29, il rétorque qu’il
« s’agit d’une question compliquée qui ne peut être résolue que par […] la mesure de la
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plus grande probabilité […] et l’on sait que le calcul des risques appartient à la géométrie
[…] le docteur en médecine est plus capable d’embrouiller que d’éclaircir la question »30.

Le risque transforme également le public généraliste en public idéal : une


communauté de personnes privées choisissant, dans une question de vie ou de
mort, de faire usage de leur raison. Le risque crée le public en excluant tous ceux
qui ne sont pas capables de raison… ce qui fait beaucoup de monde : « la plupart

26. Article « œconomie animale », in Denis DIDEROT, Jean le Rond D’A LEMBERT (éd.), Encyclopédie, ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, etc., vol. 11, Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, p. 360.
27. Cotton M ATHER, The Pure Nazarite : Advice to a Young Man Concerning an Impiety and Impurity,
Boston, T. Fleet, 1723 ; D. T. de BIENVILLE, La nymphomanie ou traité de la fureur utérine, Amsterdam,
Rey, 1771 ; Jean-Joseph M ENURET DE CHAMBAUD, article « manustupration », in Encyclopédie…, op. cit.,
vol. 10, p. 51.
28. William DOUGLASS, Inoculation of the Small Pox as Practised in Boston, Boston, Franklin, 1722, p. 12.
29. Julien GAULLARD, Lettre de M. Gaullard, médecin ordinaire du roi, Paris, s. éd., 1759.
30. Charles Marie de L A CONDAMINE , Histoire de l’inoculation de la petite vérole, Amsterdam,
Société typographique, 1773, p. 492.
132 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

des hommes qui n’ont pas eu d’éducation […] car le peu d’habitude d’exercer
leur raison, les empêche de lier deux raisonnements »31 et à peu près toutes les
femmes : « de cent femmes, de cent mères, il ne s’en trouvera pas une qui ait
assez de lumières pour voir qu’elle doit inoculer un fi ls chéri »32. Alors que les
femmes sont caractérisées par la prédominance du sentiment sur la raison, le
risque participe de leur exclusion de l’espace public dans un domaine – la santé
des enfants – où leur compétence était reconnue. Le risque crée donc une sphère
publique étroite et sexiste qui peut être invoquée comme l’instance suprême de
jugement. Le risque est ainsi au cœur du projet moderniste des Lumières, au
cœur de ses utopies de discussion éclairée et publique. Il marginalise la faculté
et la corporation médicale, il sépare l’essentiel (le nombre) de l’accessoire (les
arguties morales), il distingue les juges légitimes (les lecteurs rationnels) de la
foule frivole et sentimentale. En somme, il s’intègre dans un régime de régulation
de l’innovation médicale dominé par la sphère publique33.

LE BIOPOUVOIR SANS LE RISQUE : LE CAS DU VACCIN (1800)

La Révolution française constitue une rupture dans l’ordre biopolitique. La


nation étant conçue par les révolutionnaires comme un organisme dont la tête
serait l’Assemblée, le déploiement du pouvoir sur les corps gagnait une légitimité
politique nouvelle : la population n’était plus simplement un ensemble de sujets,
elle constituait également un corps politique pouvant choisir d’améliorer ses
propres performances. Le thème révolutionnaire fondamental de « la régénération
nationale » incluait ce travail de perfectionnement que le peuple devait réaliser sur
lui-même34. La vie constituait en fait la monnaie d’échange du pacte national :
pour participer à la souveraineté, il fallait être disposé à la sacrifier. Rousseau
demandait au citoyen de prêter le serment suivant : « je m’unis de corps, de bien
et de volonté à la Nation […] je jure de vivre et de mourir pour elle »35.
La nature contractuelle du lien politique justifiait de nouvelles contraintes
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sur les corps, ceux des pauvres en particulier. Un décret de juin 1793 défendu

31. C. M. de L A CONDAMINE , « Lettre à M. Roques », in I D., Histoire de l’inoculation…, op. cit., p. 305.
32. C. M. de L A CONDAMINE , « Lettre à M. l’abbé Trublet », Année Littéraire, 1755, vol. 6, p. 17.
33. La controverse sur l’inoculation est ainsi à mettre en parallèle avec la politisation de la sphère
publique des années 1750 lors de diverses crises : refus des sacrements jansénistes, attentat de Damiens,
censure de l’Encyclopédie, etc. Voir Keith BAKER, Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot, 1993 et Roger
C HARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
34. Antoine DE BAECQUE , Le corps de l’histoire, métaphores et politiques, 1770-1800, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1993. C’est sans doute le Léviathan de HOBBES qui ancre la métaphore biologique dans
la philosophie politique. Cf. Robert E SPOSITO, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris,
PUF, 2000. Sur la biopolitique révolutionnaire, voir Dora WEINER, « Le droit de l’homme à la santé,
une belle idée devant l’assemblée constituante, 1790-1791 », Clio medica, 5, 1970, p. 1209-1223 ; Jacques
L ÉONARD, La médecine entre savoirs et pouvoirs, Paris, Aubier, 1981, chapitre 3 ; Mona OZOUF, « Régé-
nération », in François F URET et M. OZOUF (éd.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris,
Flammarion, 1988, p. 821-831 ; Emma SPARY, Le jardin de l’utopie : l’histoire naturelle en France entre
Ancien Régime et Révolution, Paris, Éditions du Muséum national d’histoire naturelle, 2005.
35. Cité par Pierre NORA, « Nation », in F. F URET et M. OZOUF (éd.), Dictionnaire…, op. cit., p. 802.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 133

par Étienne Maignet rendait ainsi obligatoire l’inoculation de tous les enfants
dont les parents recevaient des secours publics. Cette disposition (unique en
Europe et dont on ne trouve aucune trace d’application) fut présentée à la
Convention comme le fruit d’une transaction politique : les pauvres, en contre-
partie de leur reconnaissance de la propriété privée, avaient le droit d’exiger
des secours de la nation. Mais comme le régime monarchique avait privé le
peuple de lumières, les représentants de la souveraineté nationale devaient lui
imposer les moyens de son bonheur et rendre l’inoculation obligatoire. Dans
une expression appelée à un grand avenir, Maignet précisait : « la société ne
doit jamais perdre de vue ceux qui contractent avec elle. Il faut qu’elle prenne
chaque individu au moment de sa naissance, et qu’elle ne l’abandonne qu’au
tombeau »36.
Cet approfondissement du biopouvoir s’accordait enfi n avec la transformation
contemporaine de la guerre. Phénomène naturel et circonscrit au XVIII e siècle, la
guerre devient pendant la Révolution et l’Empire l’affrontement eschatologique
d’un peuple, de ses corps et de sa vitalité contre l’Europe coalisée37. Dans cette
« guerre totale », l’optimisation de la vie jouait un rôle essentiel.
La vaccine apparaît dans ce contexte de mobilisation : lorsqu’en 1798 le
médecin anglais Edward Jenner révèle l’existence d’une mystérieuse maladie
des vaches immunisant les humains contre la variole, les États prennent
immédiatement en charge cette innovation. Dès les années 1800, la « vaccine »
est rendue obligatoire dans les armées britanniques, prussiennes et fran-
çaises38. Les premiers vaccinateurs envisagent leur action comme analogue
à la guerre : leur but est « d’exterminer » la variole ou du moins de « l’extirper »
du territoire national. La vaccine est présentée comme une « conquête de l’art
sur la nature »39, comme un stratagème machiavélique utilisant un virus pour
éradiquer ses congénères40. La nouvelle inoculation devait produire « une belle
race d’hommes […] propre à faire respecter l’État au dehors »41.
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Pourtant, malgré l’ampleur grandiose des enjeux, il n’y a pas eu, en France,
d’obligation vaccinale avant 1902. Ce fut Napoléon lui-même qui rejeta les

36. Discours d’Étienne M AIGNET, « Commission des secours publics », Archives parlementaires,
recueil complet des débats législatifs de 1787 à 1860, 26 juin 1793, p. 493.
37. David BELL , La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne
[2007], Seyssel, Champ Vallon, 2010 (cf. Revue d’histoire moderne & contemporaine, 59-2, avril-juin
2012, p. 178-186).
38. Peter BALDWIN, Contagion and the State in Europe, 1830-1930, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 1999, p. 235 ; Jean-François COSTE , De la santé des troupes à la grande-armée, Strasbourg,
Levrault, 1806. Le faible nombre de vaccinations dans les armées napoléoniennes s’explique par le fait
que la plupart des soldats avaient déjà eu la variole.
39. Gabriel JOUARD, Quelques observations pratiques, importantes et curieuses sur la vaccine, Paris,
Delalain, 1803, p. 20.
40. Jacques-Louis MOREAU, Traité historique et pratique de la vaccine, Paris, Bernard, 1801, p. 277.
41. J. PARFAIT, Réfl exions historiques et critiques sur les dangers de la variole naturelle, sur les différentes
méthodes de traitement, sur les avantages de l’inoculation et les succès de la vaccine pour l’extinction de la
variole, Paris, chez l'auteur, 1804, p. 67.
134 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

demandes pressantes des vaccinateurs42. La population, avant d’être sujette à


une entreprise d’amélioration biologique, était composée de patres familias dont
le régime impérial ne voulait enfreindre l’autorité, reflet de son propre pouvoir.
L’obligation vaccinale s’apparentait aux projets révolutionnaires d’amoindrisse-
ment de la puissance paternelle que le Code civil, contemporain de la vaccine,
entendait au contraire restaurer43. En 1808, le ministre de l’Intérieur Fouché
retoque un rapport des vaccinateurs : « les mesures coercitives qu’ils projettent ne
sont point autorisées par les lois et la douceur et la persuasion sont les moyens les
plus efficaces pour faire le succès de la nouvelle inoculation »44. Mais comment
gouverne-t-on avec « douceur et persuasion » sous l’Empire ?
En 1800, le vaccin n’est guère plus qu’un néologisme. C’est un être mystérieux
qui n’a presque pas d’existence, aucune essence et des compétences encore indé-
terminées. Les premiers vaccinateurs qui avaient à l’esprit l’échec de l’inoculation,
c’est-à-dire celui des probabilités, à persuader de risquer sa vie pour mieux la
conserver, entreprirent de fixer les caractéristiques du vaccin de manière à annuler
toute réticence. Ils imposèrent la définition improbable d’un virus non virulent,
d’un virus parfaitement bénin, préservant à jamais de la petite vérole. La stratégie
gouvernementale n’était pas d’imposer la vaccination mais plutôt d’instituer et de
maintenir une définition du vaccin absolument sans risque, telle que tout être sensé
devait forcément l’accepter. En instaurant un être naturel nouveau, les médecins
entendaient gouverner les corps non par la contrainte mais de manière indirecte, en
orientant les perceptions. La douceur du pouvoir eut pour contrepartie sa dureté
dans le domaine de la preuve et de la vérité.
Premièrement, les vaccinateurs établissent une statistique inédite visant à
enregistrer toutes les opérations à l’échelle nationale. Le but est moins de com-
prendre les effets de la vaccine que de convaincre le public. Paradoxalement,
c’est grâce à la statistique que les accidents vaccinaux sont passés sous silence :
l’organisation pyramidale de l’information médicale, selon plusieurs échelons
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(mairies, comités départementaux, comité central), fonctionne comme un filtre à
mauvaises nouvelles. Par exemple, les vaccinateurs sont souvent confrontés à des
complications dermatologiques : « engorgements », « ulcères », éruptions diverses
parfois dangereuses (document 1).
Comme celles-ci sont rapportées de manière littéraire dans les colonnes
« observations » des tableaux de vaccine, elles ne sont que rarement reprises

42. Alors qu’un préfet propose de faire de la vaccination un préalable au baptême, on lui fait savoir
que « Sa Majesté s’est prononcé formellement contre les mesures de rigueur », archives de l’Académie de
médecine, V. 52, Lettre du préfet des Landes au comité central, 27 septembre 1811. Pourtant, dès 1806,
dans la principauté de Piombino et à Erfurt, l’administration française rend la vaccination obligatoire
pour tous les enfants. La Bavière et la Hesse suivent en 1807. L’obligation vaccinale est établie en 1816 en
Suède et en 1856 en Grande-Bretagne. Cf. P. BALDWIN, Contagion and the State…, op. cit., p. 254-266.
43. Jean DELUMEAU, Daniel ROCHE , Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 1990,
p. 279-312. Le père « supplée les lois, corrige les mœurs et prépare l’obéissance » ; cf. Pierre-Antoine
F ENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, vol. 10, Paris, Au Dépôt, 1827, p. 486.
44. Archives nationales (Pierrefitte), F 8 97, Rapport sur les vaccinations en France en 1806 et 1807, p. 119.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 135

DOCUMENT 1
Vaccines ulcéreuses (vers 1880), Musée des cires dermatologiques de l’hôpital Saint-Louis, Paris

par l’échelon supérieur qui a pour but principal de compter les opérations.
Multiplier les étapes dans la transmission permet aussi de maximiser les effets
d’autocensure : la vaccine étant censée être parfaitement bénigne, le médecin qui
rencontre un accident peut craindre qu’il ne soit mis sur le compte de sa mauvaise
pratique. Enfin, au sommet de la pyramide, les ministres de l’Intérieur Chaptal
puis Fouché imposent aux journaux, y compris médicaux, d’obtenir l’accord du
comité de vaccine avant toute publication sur le sujet45. Face aux récriminations
des parents se plaignant d’accidents, la statistique fournit au comité central un
argument très commode : les millions de vaccines sans problème prouvent que
les complications particulières doivent être mises sur le compte d’une maladie
concomitante (documents 2 et 3).
Après les accidents, la seconde difficulté que rencontrent les vaccinateurs
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concerne les nombreuses varioles après vaccine. Refusant d’accepter (jusque dans
les années 1830) que l’immunité puisse n’avoir qu’une durée limitée et refusant
donc la revaccination, ils exonèrent la vaccine de ses échecs en inculpant une
hypothétique « fausse vaccine ». Les images reproduites plus loin, en définissant
« la vraie vaccine », transforment les vaccines différentes en autant de variétés
de fausses vaccines non préservatives Elles déploient une armada de détails : les
couleurs, la consistance, le relief et l’évolution de la pustule sont érigés en critères
essentiels de la vraie vaccine. Les vaccinateurs réalisent un coup de force dont
on ne peut surestimer la portée : jamais avant eux la médecine n’avait défini une
maladie par l’image46. L’entreprise de classification des maladies de la fin du

45. Archives de l’Académie de Médecine, V. 6, Lettre de Fouché à M. Sauvo, rédacteur du


Moniteur, 25 juillet 1809.
46. Les atlas anatomiques cartographiaient depuis longtemps le corps sain. Mais les représentations de
pathologies visaient à attester les cas extraordinaires plutôt qu’à défi nir des types. Barbara STAFFORD, Body
Criticism : Imagining the Unseen in Enlightenment Art and Medecine, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1991.
136 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

DOCUMENTS 2 ET 3
AN F8 97, et Husson, Recherches historiques et médicales sur la vaccine, Paris, 1801

XVIIIe siècle (Boissier de Sauvages, Cullen, Pinel) s’était faite sans images car la
réalité mouvante de la maladie qui varie au cas par cas, qui est une entité circu-
lant dans le corps et qui peut donc avoir des sièges différents, empêchait toute
définition graphique de la maladie. À l’inverse, le regard clinique, en postulant la
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totale visibilité du pathologique, en transformant des nuances en essences, permet
au pouvoir médical de s’exercer en silence, au moment où le langage se dépose
sur les choses. « Les lois d’un ordre supérieur, écrivait Bentham en 1796, mènent
les hommes par des fils de soie qui s’attachent à leurs inclinations et se les appro-
prient pour toujours »47. Le vaccin de 1800 fut un des fi ls de soie du biopouvoir.

LES PETITES DÉSINHIBITIONS MODERNES

La désinhibition moderne présente donc deux formes différentes dans le cas de


l’inoculation et de la vaccine. Dans le premier, elle repose sur la fabrication de
dispositions morales, dans le second, sur des descriptions du monde. Le risque

47. Jeremy BENTHAM, « Essays on the subject of the poor laws », in Michael QUINN (ed.), Writings
on the Poor Laws, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 136.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 137

cherchait à produire des sujets technophiles prêts à braver leurs scrupules et leurs
incertitudes. Mais l’excitation technophile par le risque n’a vraisemblablement
pas été décisive pour le passage à l’acte technologique : l’inoculation qui devait
s’imposer par la force de la raison, c’est-à-dire par la démonstration de son avantage
probabiliste, échoue lamentablement. En 1758, après quatre ans de propagande,
La Condamine ne recense pas même cent inoculés à Paris. Dix ans plus tard, un
peu plus de mille, dans la France entière.
En revanche, ce qui fut absolument fondamental au XIX e siècle dans l’exercice
du biopouvoir, et qui sans doute le demeure encore maintenant, c’est la désinhi-
bition par les ontologies, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés et des théories qui
visent à ajuster les représentations du monde à l’impératif technologique. Pour les
vaccinateurs, il apparut rapidement que l’innovation marcherait d’un pas beaucoup
plus assuré si, au lieu de compter sur le courage des individus, on circonvenait
leurs scrupules en produisant des ontologies anxiolytiques. La désinhibition
moderne serait d’autant plus efficace qu’elle se glisserait dans l’immédiateté du
rapport au monde et aux innovations.
D’où la cible du biopouvoir : ne pas agir sur la rationalité gouvernementale
par l’énoncé des probabilités, mais orienter les individus et l’idéologie du pouvoir
par la manifestation de la vérité. La douceur du pouvoir a donc pour corrélat son
investissement dans le domaine de la raison, de la preuve et de la vérité. Cette
forme de pouvoir factuel se manifestait chaque fois qu’une expertise savante
prétendait réformer des pratiques sociales grâce à la redéfinition de la nature.
On la retrouve avec la clinique et la statistique définissant le vaccin de manière à
prévenir toute réticence, ou avec l’hygiénisme affaiblissant les choses environnantes
pour rendre l’industrialisation inoffensive. Les historiens ont montré comment
la philosophie politique libérale fut in fine un projet anthropologique visant à
créer un sujet égoïste et calculateur contre les morales traditionnelles du don,
du sacrifice ou de l’honneur48. On pourrait ajouter que l’homme économique
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exigeait en retour un monde taillé à sa mesure, repensé, reconstruit et redéfini
afin que puisse s’exercer librement la recherche de la plus grande utilité. Au début
du XIX e siècle, les sciences et les techniques ajustèrent les ontologies et les objets
dans le but d’instaurer un « monde économique ».
Jean-Baptiste F RESSOZ
Centre Alexandre Koyré, CNRS-EHESS
27, rue Damesme
75013 Paris
fressoz.jb@gmail.com

48. Albert O. H IRSCHMAN, Les passions et les intérêts [1977], Paris, PUF, 1980 et Christian L AVAL ,
L’homme économique. Essai sur les racines du néoliberalisme, Paris, Gallimard, 2007.
138 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Résumé / Abstract

Jean-Baptiste FRESSOZ
Biopouvoir et désinhibitions modernes : la fabrication du consentement technologique
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles
La notion foucaldienne de biopouvoir permet de retourner la question mal posée de la « prise
de conscience environnementale » et de ses origines historiques. D’une part elle souligne que la
politisation de l’environnement possède une longue histoire puisant certaines de ses racines dans
la biopolitique, dans la gestion conjointe des environnements et de la santé des populations ; de
l’autre elle focalise le regard historien sur l’imposition technologique et la résorption de sa critique.
Trois exemples de désinhibitions modernes au tournant des XVIII e et XIX e siècles sont étudiés :
le basculement des étiologies médicales de l’environnemental au social, l’application de la notion
de risque à la gestion de la vie, la défi nition expertale des caractéristiques du vaccin après 1800.
MOTS - CLÉS : France, XVIII e -XIX e siècles, environnement, risque, inoculation, vaccination ■

Jean-Baptiste FRESSOZ
Biopower and modern disinhibitions : the fabrication of technological consent
at the turn of the 18th and 19th Centuries
Foucault’s notion of biopower turns upside down the false historical problem of the origins of the
“environmental awareness”. On the one hand it emphasizes that the politicization of the environment
has a long history, plunging some of its roots in the biopower, in the joint management of environments
and population health; on the other hand, it draws historical attention to the imposition of technology
and the curbing of its critics. Three examples of modern disinhibitions at the turn of the eighteenth and
nineteenth centuries are studied: the shift of medical etiologies from environmental factors to social ones,
the application of risk to the management of life, and the definition of vaccine after in 1800.
K EYWORDS: France, 18th-19th centuries, environment, risk, inoculation, vaccination ■
© Belin | Téléchargé le 13/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.12.43)

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