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Jean-Baptiste Fressoz
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Jean-Baptiste FRESSOZ
1. Jean-Baptiste F RESSOZ , L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
2. Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], Paris, Seuil, 2002 et
Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité [1990], Paris, L’Harmattan, 2000.
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caractérisée avec justesse par Michel Foucault comme une « police de tout »12,
est plus précisément une police de toutes « les choses environnantes », au sens
où l’environnement, la pureté de l’air en particulier, justifiait son contrôle sur
toutes sortes d’activités au sein de la cité13. Prost de Royer, lieutenant général de
la police de Lyon explique ainsi : « il faut dire avec le droit romain que l’air, dont
la propriété ne peut être qu’instantanée et relative, est un bien commun à tous
les hommes »14. L’air est le bien commun des citadins que la police est chargée
de défendre. C’est suivant ce principe que les polices restreignent la hauteur du
bâti urbain ou qu’elles proscrivent l’inoculation dans les villes.
Le maintien du bon air repose principalement sur le quadrillage et la sur-
veillance permanente de l’espace urbain. La police se distinguait des autres
institutions de l’Ancien Régime par la continuité et la finesse de son regard : « les
matières de police sont des choses de chaque instant […] il ne faut donc guère de
formalités ; les actions de la police sont promptes, et elles s’exercent sur des choses
qui reviennent tous les jours […] elle s’occupe perpétuellement de détails »15. Dans
le cas parisien, cette surveillance perpétuelle des détails est l’œuvre de quarante-
huit commissaires répartis dans les vingt quartiers de la capitale sous l’autorité
du lieutenant général de police. Ce sont eux qui sont chargés de surveiller la
propreté des rues et d’arbitrer les conflits suscités par les nuisances artisanales.
Les archives du Châtelet de Paris montrent qu’une part considérable de leur
travail concerne la propreté et le respect des multiples règlements urbains. Au
projet biopolitique du gouvernement des milieux correspond donc un exercice
classiquement disciplinaire du pouvoir.
Deuxièmement, par rapport à la chronologie foucaldienne centrée sur la fin
du XVIIIe siècle, l’entrée du milieu en politique est en fait beaucoup plus ancienne,
sa visibilité nouvelle dans les discours étant due au renouveau de la médecine
hippocratique au XVIIIe siècle. D’autre part, au début du XIX e siècle, un puissant
mouvement intellectuel et institutionnel s’emploie au contraire à dépolitiser
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12. M. FOUCAULT, « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique » [1981], in ID.,
Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, p. 134-161.
13. J.-B. F RESSOZ , « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l’hygiénisme et la libéralisation des
“choses environnantes” : France, 1750-1850 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 56-4, octobre-
décembre 2009, p. 39-76. Pour une étude magistrale de la régulation des nuisances à Paris entre 1770
et 1830 : Thomas L E ROUX, Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris, Albin Michel, 2011.
14. Antoine-François P ROST DE ROYER, Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts, Lyon, Roche,
1783, vol. 3, p. 742.
15. Jean-Baptiste L EMAIRE , « Mémoire sur l’administration de la police en France » [1771], in
Mémoire de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1878, t. 5, p. 9, qui cite MONTESQUIEU,
De l’esprit des lois, liv. XXVI, chap. 24 : « que les règlements de police sont d’un autre ordre que les autres
lois civiles ».
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16. Julien VINCENT, « Ramazzini n’est pas le précurseur de la médecine du travail. Médecine,
travail et politique avant l’hygiénisme », Genèses, 89, 4 e trimestre 2012, p. 88-111.
17. Louis-René VILLERMÉ , Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manu-
factures de coton, de laine et de soie, Paris, Renouard, vol. 2, 1840, p. 209.
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18. À propos de l’inoculation, Foucault insiste sur une « notion tout à fait capitale qui est celle de
risque » et exagère considérablement la sophistication de son usage : « on va donc pouvoir pour chaque
individu, étant donné son âge, étant donné l’endroit où il habite, on va également pour chaque couche
d’âge, pour chaque ville, pour chaque profession déterminer quel va être le risque de morbidité, le risque
de mortalité » ; M. FOUCAULT, Sécurité…, op. cit., p. 62-63.
19. Mitchell DEAN, Governmentality : Power and Rule in Modern Society, Londres, Sage, 1999,
p. 176-197.
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20. Larry STEWART, « The edge of utility : slaves and smallpox in the early eighteenth century »,
Medical History, 29, 1985, p. 54-70 ; J.-B. F RESSOZ , L’apocalypse joyeuse…, op. cit., p. 48-52.
21. Antoine P ETIT, Premier rapport en faveur de l’inoculation, lu dans l’assemblée de la Faculté de
médecine de Paris en l’année 1764, et imprimé par son ordre, Paris, Dessain, 1766, p. 144.
22. Circulaire du 14 germinal an XII (4 avril 1804).
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Le risque, lors des controverses de l’inoculation, eut des sens variés selon
les contextes. Dans le monde protestant, dans les années 1720 en Angleterre et
Nouvelle-Angleterre, puis dans les années 1750 en Suisse et aux Pays-Bas, le
risque servait à révéler l’ordre naturel et derechef la loi morale. Les promoteurs
de l’inoculation se heurtaient à l’idée augustinienne de la « lumière intérieure »,
d’un bien gravé par Dieu dans notre cœur, « qui s’irradie dans notre esprit, pour
nous permettre de porter sur toutes choses un jugement droit »23. La répugnance
naturelle que l’on éprouve à l’égard d’un pus virulent, la réticence des pauvres,
le bon sens des humbles, l’instinct même des animaux qui « savent faire usage
des choses naturelles » et qui ne s’inoculent pas, tous ces signes n’indiquaient-ils
pas l’existence d’une prohibition universelle et donc divine ? La difficulté était de
parvenir à présenter un nouvel usage du corps, qui paraissait immoral et contre-
nature, comme s’inscrivant dans l’ordre naturel. Le risque servit précisément à
cela : à articuler la morale non pas sur le sentiment intérieur mais sur la régu-
larité d’un monde ordonné par la providence. Charles Chais, un pasteur établi
à La Haye, rendait ainsi tangible l’équivalence entre moindre risque et action
morale : c’est à tort que l’on parle de la vie comme d’un « don de Dieu ». Ma vie ne
m’appartient pas. Elle n’est qu’un « précieux dépôt » que Dieu m’a confié et dont
« je suis comptable ». Cette expression doit être prise au pied de la lettre : lors du
jugement dernier je devrai « rendre compte » de mes décisions devant le Grand
Propriétaire. Ne pas choisir les meilleurs risques revient donc à léser Dieu24.
Pour le dire dans le vocabulaire foucaldien, l’usage du risque s’est d’abord
développé dans la casuistique, dans l’examen de conscience et l’édification morale,
en rapport avec le gouvernement de soi par soi, et non dans le gouvernement
des autres, en rapport avec le pouvoir et les savoirs du pouvoir. Les casuistes
protestants entendaient construire une forme d’auto-persuasion : le fidèle devait
délibérer avec lui-même et reconnaître que l’argument probabiliste n’était pas
un simple opportunisme drapé dans la loi de la nature. Pour un esprit religieux
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23. Saint AUGUSTIN, Cité de Dieu, cité par Charles TAYLOR, Les sources du moi [1989], Paris,
Seuil, 1998, p. 182.
24. Charles C HAIS, Essai apologétique sur l’inoculation, La Haye, De Hondt, 1754, p. 89, 96.
25. Thomas L AQUEUR, Le sexe en solitaire, Paris, Gallimard, 2005.
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26. Article « œconomie animale », in Denis DIDEROT, Jean le Rond D’A LEMBERT (éd.), Encyclopédie, ou
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, etc., vol. 11, Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, p. 360.
27. Cotton M ATHER, The Pure Nazarite : Advice to a Young Man Concerning an Impiety and Impurity,
Boston, T. Fleet, 1723 ; D. T. de BIENVILLE, La nymphomanie ou traité de la fureur utérine, Amsterdam,
Rey, 1771 ; Jean-Joseph M ENURET DE CHAMBAUD, article « manustupration », in Encyclopédie…, op. cit.,
vol. 10, p. 51.
28. William DOUGLASS, Inoculation of the Small Pox as Practised in Boston, Boston, Franklin, 1722, p. 12.
29. Julien GAULLARD, Lettre de M. Gaullard, médecin ordinaire du roi, Paris, s. éd., 1759.
30. Charles Marie de L A CONDAMINE , Histoire de l’inoculation de la petite vérole, Amsterdam,
Société typographique, 1773, p. 492.
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des hommes qui n’ont pas eu d’éducation […] car le peu d’habitude d’exercer
leur raison, les empêche de lier deux raisonnements »31 et à peu près toutes les
femmes : « de cent femmes, de cent mères, il ne s’en trouvera pas une qui ait
assez de lumières pour voir qu’elle doit inoculer un fi ls chéri »32. Alors que les
femmes sont caractérisées par la prédominance du sentiment sur la raison, le
risque participe de leur exclusion de l’espace public dans un domaine – la santé
des enfants – où leur compétence était reconnue. Le risque crée donc une sphère
publique étroite et sexiste qui peut être invoquée comme l’instance suprême de
jugement. Le risque est ainsi au cœur du projet moderniste des Lumières, au
cœur de ses utopies de discussion éclairée et publique. Il marginalise la faculté
et la corporation médicale, il sépare l’essentiel (le nombre) de l’accessoire (les
arguties morales), il distingue les juges légitimes (les lecteurs rationnels) de la
foule frivole et sentimentale. En somme, il s’intègre dans un régime de régulation
de l’innovation médicale dominé par la sphère publique33.
31. C. M. de L A CONDAMINE , « Lettre à M. Roques », in I D., Histoire de l’inoculation…, op. cit., p. 305.
32. C. M. de L A CONDAMINE , « Lettre à M. l’abbé Trublet », Année Littéraire, 1755, vol. 6, p. 17.
33. La controverse sur l’inoculation est ainsi à mettre en parallèle avec la politisation de la sphère
publique des années 1750 lors de diverses crises : refus des sacrements jansénistes, attentat de Damiens,
censure de l’Encyclopédie, etc. Voir Keith BAKER, Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot, 1993 et Roger
C HARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
34. Antoine DE BAECQUE , Le corps de l’histoire, métaphores et politiques, 1770-1800, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1993. C’est sans doute le Léviathan de HOBBES qui ancre la métaphore biologique dans
la philosophie politique. Cf. Robert E SPOSITO, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris,
PUF, 2000. Sur la biopolitique révolutionnaire, voir Dora WEINER, « Le droit de l’homme à la santé,
une belle idée devant l’assemblée constituante, 1790-1791 », Clio medica, 5, 1970, p. 1209-1223 ; Jacques
L ÉONARD, La médecine entre savoirs et pouvoirs, Paris, Aubier, 1981, chapitre 3 ; Mona OZOUF, « Régé-
nération », in François F URET et M. OZOUF (éd.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris,
Flammarion, 1988, p. 821-831 ; Emma SPARY, Le jardin de l’utopie : l’histoire naturelle en France entre
Ancien Régime et Révolution, Paris, Éditions du Muséum national d’histoire naturelle, 2005.
35. Cité par Pierre NORA, « Nation », in F. F URET et M. OZOUF (éd.), Dictionnaire…, op. cit., p. 802.
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par Étienne Maignet rendait ainsi obligatoire l’inoculation de tous les enfants
dont les parents recevaient des secours publics. Cette disposition (unique en
Europe et dont on ne trouve aucune trace d’application) fut présentée à la
Convention comme le fruit d’une transaction politique : les pauvres, en contre-
partie de leur reconnaissance de la propriété privée, avaient le droit d’exiger
des secours de la nation. Mais comme le régime monarchique avait privé le
peuple de lumières, les représentants de la souveraineté nationale devaient lui
imposer les moyens de son bonheur et rendre l’inoculation obligatoire. Dans
une expression appelée à un grand avenir, Maignet précisait : « la société ne
doit jamais perdre de vue ceux qui contractent avec elle. Il faut qu’elle prenne
chaque individu au moment de sa naissance, et qu’elle ne l’abandonne qu’au
tombeau »36.
Cet approfondissement du biopouvoir s’accordait enfi n avec la transformation
contemporaine de la guerre. Phénomène naturel et circonscrit au XVIII e siècle, la
guerre devient pendant la Révolution et l’Empire l’affrontement eschatologique
d’un peuple, de ses corps et de sa vitalité contre l’Europe coalisée37. Dans cette
« guerre totale », l’optimisation de la vie jouait un rôle essentiel.
La vaccine apparaît dans ce contexte de mobilisation : lorsqu’en 1798 le
médecin anglais Edward Jenner révèle l’existence d’une mystérieuse maladie
des vaches immunisant les humains contre la variole, les États prennent
immédiatement en charge cette innovation. Dès les années 1800, la « vaccine »
est rendue obligatoire dans les armées britanniques, prussiennes et fran-
çaises38. Les premiers vaccinateurs envisagent leur action comme analogue
à la guerre : leur but est « d’exterminer » la variole ou du moins de « l’extirper »
du territoire national. La vaccine est présentée comme une « conquête de l’art
sur la nature »39, comme un stratagème machiavélique utilisant un virus pour
éradiquer ses congénères40. La nouvelle inoculation devait produire « une belle
race d’hommes […] propre à faire respecter l’État au dehors »41.
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36. Discours d’Étienne M AIGNET, « Commission des secours publics », Archives parlementaires,
recueil complet des débats législatifs de 1787 à 1860, 26 juin 1793, p. 493.
37. David BELL , La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne
[2007], Seyssel, Champ Vallon, 2010 (cf. Revue d’histoire moderne & contemporaine, 59-2, avril-juin
2012, p. 178-186).
38. Peter BALDWIN, Contagion and the State in Europe, 1830-1930, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 1999, p. 235 ; Jean-François COSTE , De la santé des troupes à la grande-armée, Strasbourg,
Levrault, 1806. Le faible nombre de vaccinations dans les armées napoléoniennes s’explique par le fait
que la plupart des soldats avaient déjà eu la variole.
39. Gabriel JOUARD, Quelques observations pratiques, importantes et curieuses sur la vaccine, Paris,
Delalain, 1803, p. 20.
40. Jacques-Louis MOREAU, Traité historique et pratique de la vaccine, Paris, Bernard, 1801, p. 277.
41. J. PARFAIT, Réfl exions historiques et critiques sur les dangers de la variole naturelle, sur les différentes
méthodes de traitement, sur les avantages de l’inoculation et les succès de la vaccine pour l’extinction de la
variole, Paris, chez l'auteur, 1804, p. 67.
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42. Alors qu’un préfet propose de faire de la vaccination un préalable au baptême, on lui fait savoir
que « Sa Majesté s’est prononcé formellement contre les mesures de rigueur », archives de l’Académie de
médecine, V. 52, Lettre du préfet des Landes au comité central, 27 septembre 1811. Pourtant, dès 1806,
dans la principauté de Piombino et à Erfurt, l’administration française rend la vaccination obligatoire
pour tous les enfants. La Bavière et la Hesse suivent en 1807. L’obligation vaccinale est établie en 1816 en
Suède et en 1856 en Grande-Bretagne. Cf. P. BALDWIN, Contagion and the State…, op. cit., p. 254-266.
43. Jean DELUMEAU, Daniel ROCHE , Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 1990,
p. 279-312. Le père « supplée les lois, corrige les mœurs et prépare l’obéissance » ; cf. Pierre-Antoine
F ENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, vol. 10, Paris, Au Dépôt, 1827, p. 486.
44. Archives nationales (Pierrefitte), F 8 97, Rapport sur les vaccinations en France en 1806 et 1807, p. 119.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 135
DOCUMENT 1
Vaccines ulcéreuses (vers 1880), Musée des cires dermatologiques de l’hôpital Saint-Louis, Paris
par l’échelon supérieur qui a pour but principal de compter les opérations.
Multiplier les étapes dans la transmission permet aussi de maximiser les effets
d’autocensure : la vaccine étant censée être parfaitement bénigne, le médecin qui
rencontre un accident peut craindre qu’il ne soit mis sur le compte de sa mauvaise
pratique. Enfin, au sommet de la pyramide, les ministres de l’Intérieur Chaptal
puis Fouché imposent aux journaux, y compris médicaux, d’obtenir l’accord du
comité de vaccine avant toute publication sur le sujet45. Face aux récriminations
des parents se plaignant d’accidents, la statistique fournit au comité central un
argument très commode : les millions de vaccines sans problème prouvent que
les complications particulières doivent être mises sur le compte d’une maladie
concomitante (documents 2 et 3).
Après les accidents, la seconde difficulté que rencontrent les vaccinateurs
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DOCUMENTS 2 ET 3
AN F8 97, et Husson, Recherches historiques et médicales sur la vaccine, Paris, 1801
XVIIIe siècle (Boissier de Sauvages, Cullen, Pinel) s’était faite sans images car la
réalité mouvante de la maladie qui varie au cas par cas, qui est une entité circu-
lant dans le corps et qui peut donc avoir des sièges différents, empêchait toute
définition graphique de la maladie. À l’inverse, le regard clinique, en postulant la
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47. Jeremy BENTHAM, « Essays on the subject of the poor laws », in Michael QUINN (ed.), Writings
on the Poor Laws, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 136.
BIOPOUVOIR ET DÉSINHIBITIONS MODERNES 137
cherchait à produire des sujets technophiles prêts à braver leurs scrupules et leurs
incertitudes. Mais l’excitation technophile par le risque n’a vraisemblablement
pas été décisive pour le passage à l’acte technologique : l’inoculation qui devait
s’imposer par la force de la raison, c’est-à-dire par la démonstration de son avantage
probabiliste, échoue lamentablement. En 1758, après quatre ans de propagande,
La Condamine ne recense pas même cent inoculés à Paris. Dix ans plus tard, un
peu plus de mille, dans la France entière.
En revanche, ce qui fut absolument fondamental au XIX e siècle dans l’exercice
du biopouvoir, et qui sans doute le demeure encore maintenant, c’est la désinhi-
bition par les ontologies, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés et des théories qui
visent à ajuster les représentations du monde à l’impératif technologique. Pour les
vaccinateurs, il apparut rapidement que l’innovation marcherait d’un pas beaucoup
plus assuré si, au lieu de compter sur le courage des individus, on circonvenait
leurs scrupules en produisant des ontologies anxiolytiques. La désinhibition
moderne serait d’autant plus efficace qu’elle se glisserait dans l’immédiateté du
rapport au monde et aux innovations.
D’où la cible du biopouvoir : ne pas agir sur la rationalité gouvernementale
par l’énoncé des probabilités, mais orienter les individus et l’idéologie du pouvoir
par la manifestation de la vérité. La douceur du pouvoir a donc pour corrélat son
investissement dans le domaine de la raison, de la preuve et de la vérité. Cette
forme de pouvoir factuel se manifestait chaque fois qu’une expertise savante
prétendait réformer des pratiques sociales grâce à la redéfinition de la nature.
On la retrouve avec la clinique et la statistique définissant le vaccin de manière à
prévenir toute réticence, ou avec l’hygiénisme affaiblissant les choses environnantes
pour rendre l’industrialisation inoffensive. Les historiens ont montré comment
la philosophie politique libérale fut in fine un projet anthropologique visant à
créer un sujet égoïste et calculateur contre les morales traditionnelles du don,
du sacrifice ou de l’honneur48. On pourrait ajouter que l’homme économique
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48. Albert O. H IRSCHMAN, Les passions et les intérêts [1977], Paris, PUF, 1980 et Christian L AVAL ,
L’homme économique. Essai sur les racines du néoliberalisme, Paris, Gallimard, 2007.
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Résumé / Abstract
Jean-Baptiste FRESSOZ
Biopouvoir et désinhibitions modernes : la fabrication du consentement technologique
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles
La notion foucaldienne de biopouvoir permet de retourner la question mal posée de la « prise
de conscience environnementale » et de ses origines historiques. D’une part elle souligne que la
politisation de l’environnement possède une longue histoire puisant certaines de ses racines dans
la biopolitique, dans la gestion conjointe des environnements et de la santé des populations ; de
l’autre elle focalise le regard historien sur l’imposition technologique et la résorption de sa critique.
Trois exemples de désinhibitions modernes au tournant des XVIII e et XIX e siècles sont étudiés :
le basculement des étiologies médicales de l’environnemental au social, l’application de la notion
de risque à la gestion de la vie, la défi nition expertale des caractéristiques du vaccin après 1800.
MOTS - CLÉS : France, XVIII e -XIX e siècles, environnement, risque, inoculation, vaccination ■
Jean-Baptiste FRESSOZ
Biopower and modern disinhibitions : the fabrication of technological consent
at the turn of the 18th and 19th Centuries
Foucault’s notion of biopower turns upside down the false historical problem of the origins of the
“environmental awareness”. On the one hand it emphasizes that the politicization of the environment
has a long history, plunging some of its roots in the biopower, in the joint management of environments
and population health; on the other hand, it draws historical attention to the imposition of technology
and the curbing of its critics. Three examples of modern disinhibitions at the turn of the eighteenth and
nineteenth centuries are studied: the shift of medical etiologies from environmental factors to social ones,
the application of risk to the management of life, and the definition of vaccine after in 1800.
K EYWORDS: France, 18th-19th centuries, environment, risk, inoculation, vaccination ■
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