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par la compagnie nationale Mekorot, elle est destinée


aux colonies de la région, qui abritent quelque 11 000
En Cisjordanie, les derniers bergers de la
personnes, selon l’ONG israélienne B’Tselem.
vallée de Humsa
PAR SAMUEL FOREY La confiscation de la citerne était le dernier acte
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 13 AVRIL 2021
d’une série de pressions qui a commencé le 3
novembre 2020. Ce jour-là, les soldats détruisent
méthodiquement les campements, dans la plus
importante entreprise de démolition en Cisjordanie
depuis 2016, selon l’OCHA, l’agence des Nations
unies chargée de la coordination humanitaire.

Ismail Abou al-Kabash, 63 ans, est aussi vieux que l’exil de sa famille, originaire
du sud d’Hébron et chassée après la guerre israélo-arabe de 1948. © SF
Dans la vallée du Jourdain, les habitants du lieu-
dit de Humsa al-Bqai’a ont été visés par les
autorités israéliennes à plusieurs reprises. Toute une
communauté est menacée d’expulsion.
Ismail Abou al-Kabash, 63 ans, est aussi vieux que l’exil de sa famille, originaire
Cisjordanie.– La citerne vert émeraude luisait en du sud d’Hébron et chassée après la guerre israélo-arabe de 1948. © SF

contrebas du campement de la famille Abou al- Des tentes, des lits, des panneaux solaires, les abris
Kabash. Luisait, parce qu’elle a été confisquée le pour les bêtes, les bâches pour le fourrage sont
22 février dernier par les autorités israéliennes, sous démontés, détruits ou enlevés. Les trois quarts de la
les yeux de Nitham, qui contemplait, impuissant, le communauté, soit 70 personnes, dont 40 enfants, se
désastre : « Les soldats ont vidé l’eau, puis emporté retrouvent sans ressources alors que le froid arrive. Les
les citernes. Nous n’avons plus de réservoir, ni pour hivers, dans la vallée du Jourdain, sont aussi rigoureux
nous, ni pour les bêtes. Pour l’instant, ça va encore, que les étés sont ardents. Un vent puissant fouette les
c’est l’hiver. Mais cet été, comment va-t-on faire ? » collines. Les averses transforment la terre sèche en une
L’homme, 31 ans, a grandi dans cette vallée. Il parle, boue aussi collante que fertile.
la voix calme, le ton égal, assis à même la terre qu’il « C’était dur. Nous avons reçu des équipements de
se refuse à quitter. la part de la communauté internationale, mais nous
La citerne était le bien le plus précieux des Abou al- avions peur que l’armée débarque à tout moment pour
Kabash. Avec la famille Abou al-Awawdeh, elle vit tout casser. Les enfants manquaient de vêtements,
dans le lieu-dit de Humsa al-Bqai’a, une communauté et les bêtes, à cause du froid et de l’humidité, sont
de bergers d’une centaine de personnes, au cœur des tombées malades. Toute une saison a été perdue »,
basses terres de la vallée du Jourdain. explique Nitham, 31 ans.
En mars, c’est encore l’Écosse en pleine Palestine. Les Le temps passe. Les autorités israéliennes menacent,
collines sont couvertes d’une herbe tendre au milieu passent régulièrement, sans intervenir. Mais au mois
de laquelle coulent de petits ruisseaux. Mais, bientôt, de février, elles reviennent à cinq reprises, démolissant
les rayons du soleil frapperont de toutes leurs forces, et confisquant toujours un peu plus – jusqu’à ce qu’il
et transformeront la belle vallée en désert aride. Alors, ne reste plus rien. À chaque fois, les communautés se
il n’y aura plus rien à boire. Pourtant, un puits se déplacent et sauvent ce qui peut l’être, un peu à l’écart,
trouve à quelques centaines de mètres du hameau. laissant les ruines du campement précédent frémir sous
Mais cette eau est interdite à ses habitants. Exploitée

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les rafales de vent, souvenirs d’une vie précaire, sans Beka’ot, fondée en 1972, a étendu son territoire de
cesse menacée par les démolitions, qui peuvent arriver quelque 70 000 mètres carrés dans la zone du camp
demain, dans deux semaines, dans deux ans. d’entraînement militaire entre 2004 et 2020.
Quelques restes émergent, ici et là : un poêle en
fonte, un canapé. Un chiot se gratte la nuque,
dans un jerrycan de fer-blanc qui lui sert de niche.
Des volontaires, ONG ou individuels, apportent du
matériel – vêtements, tentes, chaussures – en espérant
que celui-ci ne soit pas saisi dans l’heure.
Ces Palestiniens vivent pourtant en Cisjordanie, sur
un terrain qu’ils louent 1 500 shekels (un peu Restes sauvés des démolitions opérées par les
moins de 400 euros) par an à des propriétaires, autorités israéliennes, le 18 février 2021. © SF

eux aussi palestiniens. Mais Humsa al-Bqai’a, depuis Autour de Hemdat, habité en continu depuis 1997,
les accords d’Oslo, se trouve en zone C, un sont placées des barrières pour protéger les 10 000
territoire géré par l’État hébreu, plus précisément par moutons des colons, selon Bashar Majed Bani Odeh,
l’Administration civile, une agence israélienne qui un notable palestinien de la vallée du Jourdain. Or,
dépend du ministère de la défense. la colonie est située entre une réserve naturelle et le
Plus encore, le site a été décrété zone militaire – la n champ d’entraînement, où même planter un piquet
°903, pour être précis. Il est interdit de construire ici, nécessite une autorisation.
maison, tente ou simple barrière, à moins de disposer La famille Abou al-Kabash a tenté un recours
d’un permis presque impossible à obtenir quand on est par la voie juridique. Leur avocat, Tewfiq Jabbari,
palestinien. Entre 2016 et 2018, seules 21 demandes raconte une longue bataille judiciaire où Kafka semble
sur 1 485, soit 1,41 %, ont été approuvées en zone emprunter à Orwell : « J’ai déposé sept plaintes pour
C, selon l’ONG israélienne Bimkom. Et ladite zone eux, la première en 2012. On commence par contester
couvre 90 % de la vallée du Jourdain. les ordres de démolition, en demandant de pouvoir
Ces difficultés administratives ne semblent pas se au moins déposer des permis de construire, ce que
poser pour les colonies israéliennes qui se trouvent l’Administration civile refusait jusqu’à maintenant.
à l’entrée de la vallée, en fermant presque l’accès, On obtient de pouvoir les déposer et ils sont refusés.
avec leurs cultures luxuriantes, abritées par des serres. En 2017, on soumet un plan détaillé pour légaliser
l’existence de la communauté au sein même de la zone
militaire – comme Israël le fait avec ses colonies. En
2019, la cour déclare qu’elle ne peut se prononcer
et qu’il faut voir avec les autorités militaires. Je
retire la plainte pour m’adresser à l’armée, mais
ce recours a été rejeté en octobre 2020. Quelques
jours après, Humsa al-Bqai’a était démoli. J’ai déposé
une nouvelle plainte en février dernier, pour légaliser
l’existence de trois campements construits hors de
la zone militaire, mais en zone C. Au passage,
j’ai demandé la démolition d’avant-postes de colons
israéliens, construits dans cette même zone, la 903 –
donc illégaux, au regard de la loi israélienne. »

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Pour faire bonne mesure, la Cour suprême a ordonné ici, dans ces collines », raconte le vieux berger. Ils
de suspendre la démolition de ces campements s’établissent d’abord à Ruwak, plus près du Jourdain.
construits en dehors de la zone C. Ils nomadisent au fil des années et des saisons.
La loi israélienne n’est pas la seule à être contredite.
« La pression qui s’exerce sur Humsa al-Bqai’a est
sans précédent. La communauté entière risque d’être
déplacée, ce qui est une violation très grave du droit
international », s’inquiète un cadre d’une organisation
humanitaire. Israël, en tant que puissance occupante,
ne peut transférer de force la population civile d’un
territoire occupé, quel que soit le motif.
À Ein Shibli, une famille de bergers palestiniens a choisi de se sédentariser pour
«Berger, c’est la seule chose que je sais faire» en finir avec les pressions israéliennes. Mais la maison qu’ils ont construite
il y a un an a été démolie le 10 mars, parce que érigée en zone C, sans un
Le père de Nitham, Ismaïl, rentre de la mosquée – permis qu’il est presque impossible d’obtenir quand on est palestinien. © SF

c’est vendredi, jour de prière. Il a dû venir à pied Les Israéliens s’implantent dans la région en 1967,
depuis la route. Les bergers ne peuvent plus utiliser notamment en construisant des avant-postes, parfois
leurs véhicules dans la vallée, de peur qu’ils soient convertis en base militaire ou en colonie. Mais la
confisqués, eux aussi, par les autorités israéliennes. pression sur les communautés commence dans les
Cela représente une heure et demie de marche. « Deux années 1990 – notamment quand le découpage des
heures, maintenant. Je suis dans mes vieux jours », dit zones A, B et C a été effectué. « Beaucoup de bergers
Ismaïl, 63 ans. partent pour s’installer à Tammoun ou Jiftlik. Nous,
Il replie sa veste kaki, s’accoude, s’allonge à terre et nous n’avions nulle part où aller. On s’est installés à
allume une cigarette, qu’il enchaîne avec une autre Hadidiyah », dit Nitham, le fils.
sans y penser. Derrière lui, au loin, sur la piste Il n’y a plus personne à Ruwak. Les pressions
construite par le gouvernorat palestinien, les quads des retombent. Puis, à l’été 2007, à nouveau, démolitions
colons israéliens passent pour se rendre au pique-nique et confiscations reprennent. Dès cette époque, les
du week-end, en pleine zone militaire. La scène lui fait citernes sont saisies. Les bergers doivent payer de
hausser les épaules. « Ça fait longtemps que l’armée fortes amendes – autour de 1000 euros – pour les
essaie de nous chasser. Ils veulent nous faire vendre récupérer, comme le reste de leur matériel.
nos bêtes et que nous travaillions en Israël comme Après Hadidiyeh, les Abou al-Kabash choisissent
employés. » Humsa al-Bqai’a, loin des colonies israéliennes, loin
L’homme, né en 1953, est aussi vieux que l’exil de de la route, loin de tout. Dans ce creux isolé,
sa famille. Les Abou al-Kabash se sont installés dans ils espèrent être à l’abri. Mais l’Administration
la région après la Nakba, l’exode palestinien qui s’est civile revient régulièrement, démolit et confisque, et
produit à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948. continue à mettre la pression sur ces communautés
Ils sont originaires de Samou’a, au sud d’Hébron. vulnérables et isolées. En 2014, elle emporte à
L’endroit s’est retrouvé sur la ligne de partage entre nouveau la citerne. Et les pressions continuent, encore.
Israël et la Jordanie. « Ces communautés sont peu nombreuses mais
De nombreuses familles de bergers, des villageois, des occupent, avec leur mode de vie pastoral, un vaste
Bédouins partent avec leurs troupeaux. « Nous avons territoire. La stratégie des Israéliens n’est pas
erré, longtemps, jusqu’ici, dans la vallée du Jourdain, de s’attaquer directement aux bergers, mais de
où il y avait des terres libres, à perte de vue, pour s’en prendre à ce mode de vie, en visant leurs
faire pâturer nos troupeaux. Je suis né et j’ai grandi tentes, leurs moutons, leur eau. En les chassant,

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l’Administration civile étend son contrôle sans grand contrôle palestinien avec une coopération israélienne
effort », explique Ahmad Heneiti, anthropologue de pour les affaires sécuritaires. La zone C commence à
l’université palestinienne Bir Zeit, spécialiste de la la sortie du village, là où se trouvent deux maisons,
vallée du Jourdain. démolies le 10 mars dernier.
Peu à peu, les familles désertent ces pâturages. Najeh Jamil Khalil al-Omari, la cinquantaine, se tient devant,
Awda al-Kaabneh est un Bédouin bâti comme un désespéré : « Nous aussi, nous étions des bergers. Mais
Hercule dont la famille, elle aussi, a fui le sud nous n’en pouvions plus de nous faire chasser sans
d’Hébron après 1948. Se sentant à l’étroit avec ses cesse par les Israéliens. Alors nous avons vendu nos
huit enfants, il essaie de s’établir avec sa famille en moutons et avec l’argent, nous avons construit ces
2015 à Ruwak, d’où les bergers ont été forcés de partir maisons. Aujourd’hui, il ne nous reste plus rien. »
dans les années 1990. Il en a été chassé. Il s’installe à Propriétaire de ce terrain, il n’a pas obtenu de permis
Hadidiyeh. de construire israélien. Lui aussi a fui après 1948 et
En 2018, l’Administration civile menace de saisir son tenté de trouver refuge dans la vallée du Jourdain. La
tracteur – sa seule possession : « C’était trop. Je ne destruction a été ordonnée par la loi militaire 1797,
voulais pas prendre ce risque. Nous sommes partis une qui interdit aux Palestiniens de contester les ordres de
nuit du mois d’août. Nous avons eu un accident sur démolition que l’Administration civile émet pour les
la route. Avec plusieurs blessés. Depuis, je me suis nouvelles structures. Dans les décombres des maisons
installé à Jiftlik. J’ai des frères qui vivent ici. L’un en ruines gît une citerne, écrasée comme si elle avait
d’entre eux m’a donné un lopin de terre pour que été frappée par un poing géant. Elle est vert émeraude,
je puisse construire une maison. Sans eux, je serais comme celle des Abou al-Kabash.
toujours en train d’errer dans la vallée du Jourdain. » « Sur les terrains militaires de la zone C vivent 38
Jiftlik, à l’ouest de Humsa, est en zone C, mais c’est communautés d’éleveurs comme celles de Humsa al-
le seul village de la région dont le plan directeur a Bqai’a. On a vu beaucoup de choses, des familles
été approuvé par les autorités israéliennes, en 2005. visées isolément, mais pas une telle volonté d’expulser
Ce qui n’a pas empêché quelques démolitions d’avoir un groupe entier. Si celui-ci est déplacé, cela risque
lieu, mais Najeh al-Kaabneh, à 49 ans, peut jouir d’une de créer un précédent qui pourrait menacer toutes les
paix relative. Il connaît les Abou al-Kabash. « Je suis autres communautés, soit plus de 6000 Palestiniens »,
désolé pour eux. Se faire démolir le campement en s’alarme un cadre d’une organisation humanitaire.
plein hiver… Contrairement à moi, ils n’ont nulle part « Pourquoi irais-je à Ein Shibli ? Pour voir ma maison
où aller », soupire le Bédouin. détruite ? », tempête Ismaïl Abou al-Kabash. Le vieil
Côté israélien, la réponse est laconique. « Au cours des homme se renferme dans son silence, et fume. Pour
dernières semaines, le personnel de l’Administration son fils, la famille ne peut pas retourner au village
civile a rencontré des résidents palestiniens de Humsa d’origine, à Samou’a : « Il n’y a pas de place pour nos
et leur a expliqué les dangers de rester à l’intérieur bêtes là-bas. Mon frère est instituteur dans une école,
de la zone militaire, et leur a offert un autre espace mes oncles travaillent côté israélien. Berger, c’est la
en dehors de celle-ci. Malgré l’offre, les résidents seule chose que je sais faire. »
ont refusé de déplacer de manière indépendante les Derniers survivants, avec les Abou al-Awawdeh,
tentes qui avaient été installées illégalement et sans d’une communauté de bergers chassée sans relâche,
les permis et approbations nécessaires », a répondu le pris au piège dans la vallée qui fut leur refuge précaire,
porte-parole de l’Administration civile. les Abou al-Kabash ne sont pas sûrs de passer l’été.
L’autre espace offert par les autorités israéliennes se « On aura besoin d’eau. Et on ne peut même pas
trouve à Ein Shibli, au nord de Humsa, là où Ismaïl apporter de nourriture pour les moutons. Le moindre
prie le vendredi. La localité se trouve en zone B, sous tracteur qui essaie d’entrer dans la vallée est stoppé.

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Neuf voitures, venues nous donner de l’aide, ont été de ses trois jeunes enfants, qui reproduisent le regard
confisquées par les autorités », dit Nitham aux côtés inquiet de leurs aînés. S’ils partent, il n’y aura plus de
Palestiniens dans la vallée de Humsa al-Bqai’a.

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