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A lle r s- R e t o u r s

B o b K ali
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Allers-retours
L’être spirituel est fragmentaire.

Edmund Husserl, La crise de l’humanité européenne

La fragmentation est l’âme de l’art…

Pascal Quignard, Les Ombres errantes


PARTIE ZERO : LE RETOUR

J'étais en train d'hésiter à aller m’abriter dans le


bistrot d'en face lorsque la vieille 4L arriva en trombe
depuis le centre ville. Elle s’engagea sur le parking de la
gare et prit la zone de dépôt des voyageurs à contre-sens
à la même allure, puis pila devant moi, toussant de la
fumée, les essuie-glaces battant. La vitre s’abaissa et je
reconnus Jim à la place du passager. Le conducteur, les
cheveux en dreadlocks, mal rasé, portait d’étroites et
épaisses lunettes en plastique bleu ciel. Il me cria :
« Eimbaque lâ d’dans, on va chez Evans ! »
C'était Louis. Louis était québécois et violoneux.
Deux ans auparavant, au hasard de ses pérégrinations de
routard nord-américain, il avait rencontré une jolie fille
du pays, banjoïste dans un groupe de bluegrass local, et

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décidé d'y rester auprès d'elle. C'était par elle que Jim et
lui s'étaient rencontrés. Louis venait d'acheter pour pas
trop cher une ruine un peu trop près de la route qu’il
retapait tout seul à l’aide d’un livre de boy-scout du genre
« grande encyclopédie du bricoleur » publié dans les
années 1950, et vivait dans une caravane posée sur le
chantier avec sa blonde, maintenant sa femme, et un bébé
de huit mois, leur petite fille, en attendant que la maison
ne devînt habitable.
Le vieil autoradio crachait, du plus fort qu’il
pouvait, des chansons québécoises et cajuns. Louis
poussait la 4L à son maximum, et elle avait du mal à
rester accrochée à la route dans les virages. Lui et Jim
étaient déjà bien enthousiastes et ils avaient repris, là où
ils l’avaient laissé avant que je n’embarque, leur sujet de
conversation favori : les mille et une manières faciles de se
faire du cash en hostie. L’idée de Louis, sans plaisanter, était
à ce moment-là de monter une entreprise de livraison de
gavottes à domicile. Gawot’service, ça s'appellerait. Ils se
le jouaient déjà entre eux :

LE CLIENT d’une voix triste : Allô, Gawot’service ?


LE STANDARDISTE, avec un accent créole bien pesé :
Gawot'service, awot’service !
LE CLIENT : Je ne me sens pas très bien, j’aurais vraiment

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besoin d’une petite gavotte…

Jim, lui, qui venait de recevoir une machine à faire


des saucisses pour la Saint-Valentin, se voyait bien en
faire commerce. Il préparerait des saucisses « à la carte »,
c’est-à-dire que les clients commanderaient le mélange
des diverses viandes hachées et épices qu’ils
souhaiteraient. Le secret de la réussite : la variété. Cochon,
veau, mouton, lapin, canard, perdrix, faisan, lièvre,
sanglier, chevreuil, cheval, autruche, gnou, caribou,
serpent… il aurait de tout, et imaginait déjà quelques
cocktails à succès, tels que la sauvage, saucisse de muscox
et agouti au piment habanero, ou encore la romantique,
saucisse de magret d'alouette aux pépites de bois-bandé
et rognons marinés au gingembre. Le Festival de la
saucisse, ça s'appellerait. Mais il ferait aussi de la
boucherie traditionnelle, et se promettait à l’avance la plus
belle pendaison de viandes de la région, avec des gibiers-
plume artistement accrochés, une aile ramenée sur la
queue pour bien montrer le développement des rémiges,
et des lagomorphes en grappes. Et des néons. Et de la
céramique orangée. Ça, ce serait beau…
« Hey ! Écoute ça ! » l’interrompit Louis. La
cassette de l’autoradio venait de passer à une nouvelle
chanson. Il augmenta encore le volume et se mit à chanter

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à tue-tête par-dessus la musique. J’avais déjà bu trois
bières dans la voiture, et Jim et moi fîmes la réponse en
tapant des pieds :

« Derrière chez nous y a t’un étang


Enwoye, enwoye la p’tsite jument…
-Derrière chez nous y a t’un étang
Enwoye, enwoye la p’tite jument…
-Trois beaux canards s'en vont baignant
P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite !… »

A chaque « p’tite ! » Louis envoyait un grand coup


de poing sur le volant et la 4L tressaillait.

P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite !…


Enwoye, enwoye la p'tite, p'tite, p'tite
Enwoye, enwoye la p'tite jument…
Trois beaux canards s'en vont baignant…

Le fils du roi s'en va chassant…

Avec son grand fusil d'argent…

Visa le noir tua le blanc …

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Ô fils du roi tu es méchant…

D'avoir tué mon canard blanc…

Le premier psychanalyste venu saura apprécier la


poésie subtile du double sens en jeu dans la chanson. Le
premier stylisticien venu remarquera la finesse de
l’effacement du « je » de la jeune fille, qui ne transparaît
que dans le vocatif et le « mon » des deux derniers
couplets. Louis, lui, tandis que la cassette s’arrêtait, se mit
à improviser une suite :
« Il la prit sur son cheval blanc
Enwoye, enwoye la p’tsite jument…
- Il la prit sur son cheval blanc
Enwoye, enwoye la p’tite jument !
-Elle y pogna le bout qui pend
P'tite ! p'tite ! p'tite-p'tite-p'tite !

Il y d’manda serrer les dents… Il ne la prit pas par devant… Il


l’entoura d’un beau ruban… Pour pas qu’a recrache tout le
blanc… Les répliques s’enchaînèrent ainsi durant dix
bonnes minutes, gueulées de plus en plus fort et de plus
en plus vite par-dessus le vacarme de la 4L et de la pluie,
toujours martelées sur le volant. Bon, d’accord, ça n’était
pas très fin. Mais c’était bon de se sentir de retour.

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La voiture s’était arrêtée devant chez Evans. Evans,


le patron du « Ty Guern » à Plounévez, était un gallois,
c’est-à-dire un homme de la race de Perceval, peuple dont
il est dit quelque part dans un roman de chevalerie qu’ils
sont « gens si violents et si excessifs que si un fils trouve
son père gisant agonisant après un long alitement, il le
tire hors du lit par la tête ou par les bras et le tue sur-le-
champ car on lui imputerait à honte que son père mourût
en son lit. » Il exploitait un filon juteux, celui des
amateurs d’authenticité locale, et pouvait se permettre
d’être le patron le plus désagréable du monde avec les
clients dont la tête ne lui revenait pas. Terre battue au sol,
cheminée monumentale, tables de chêne, musiciens
tapant le boeuf-gavottes, fûts de Coreff en tas devant le
comptoir et vieilles affiches de festou-noz noircies de suie
faisaient son succès. Evans nous accueillit en rugissant :
« Les gars! Comment ça va bien? Aah... Mettez-vous là ; Il
y a plus beaucoup de la place à c't'heure (il utilisait depuis
quelques temps à contre-emploi de tels québécismes, sous
l'influence de Louis et Léa) mais toujours pour vous, il y
a, hein... C'est quoi je vous mets ?

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Un gars accoudé au comptoir tenta d'attirer son attention.
C’était fortement déconseillé ; Evans était plutôt du genre
impulsif :
« Oh, je peux accueillir les amis quand même? Merde!
Il se retourna vers nous :
-Bon !
-Mais, Evans… reprit le gars
-Allez ! Ça siwffit ! J’ai déjà dit une fois ! Tyou sors de
chez moi !
-Mais…
-TYOU SOOORS ! »

Evans se méfiait profondément de tout ce qu’il ne


comprenait pas. Or l’étendue de ses connaissances dans le
domaine de l’humain se résumait à peu près à deux
cercles éthylophilosophiques : celui des buveurs de
Guinness (dont il faisait plus que partie), et celui des
buveurs de ballons du dimanche matin, petits vieux
amicaux et bons clients dont il n’avait pas grand chose à
craindre. Commander autre chose vous rangeait
immédiatement dans la catégorie de l’inconnu, et donc de
ses ennemis potentiels, jusqu’à preuve du contraire.
Évidemment, dans ces conditions, c’était le cas de la
plupart de ses clients, même parmi les plus habitués. Ce
soupçon généralisé le menait souvent à des réactions un

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peu brutales, comme celle à laquelle nous venions
d’assister.

Le gars du comptoir avait obtempéré et était sorti,


sans payer. Il savait bien que dans ces cas-là, le mieux
était d’attendre la fin de la tempête dans le bistrot d’en
face et de revenir un peu plus tard pour payer et en boire
un autre. On n’était jamais tricard longtemps chez Evans.
Il mettait bien trop de gens à la porte pour pouvoir leur
interdire de revenir.

Puis Léa arriva du fond de la salle en criant :


« Cââââline ! Evans ! La pression ! »
Evans, dans son empressement à venir nous servir et dans
sa demi-pleine avait oublié de fermer la pompe à pression
qui continuait à couler derrière le bar. C’est ce que le gars
au comptoir avait voulu lui dire. Léa repoussa le levier et
arrêta le flot. Elle chargea Evans du regard. Il répondit,
gêné :
-Boh, c’est toujours ça les Allemands auront pas !... Héhé…
C’est quoi vous voulez, les gars ?
-Trois Guinness ! annonça Jim, d’autor.
Evans sourit, et retourna derrière le bar rejoindre Léa.
Lorsque Léa, quelques semaines auparavant, lui
avait proposé de lui donner un coup de main, il n’avait

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pas pu refuser. Les femmes constituaient une autre
profonde zone d’inconnu pour lui. Mais là, il n’employait
jamais la manière forte. Cet inconnu-là le fascinait autant
qu’il l’effrayait. Aux femmes il vouait un culte absolu et
plein de crainte. Soumis avec respect à leur volonté sainte,
il serait allé chercher du jus de litchi à genoux jusqu’à
Bangkok pour préparer le cocktail d’une Parisienne de
passage, et encore, en s’excusant au retour de ne pas avoir
trouvé de petit parasol assorti à sa robe. Heureusement
pour lui, les Parisiennes de passage étaient assez rares
dans la région, et les filles buvaient la même chose que
nous, généralement.

Au bout d’une ou deux heures de bières, je


recommençais à apprécier l’ambiance qui m’avait
manquée pendant mon absence. Ici, rien n’avait changé.
Pourtant, tandis que Louis se lançait dans une explication
de sa méthode particulière de séduction, selon laquelle
« c’est quand qu’on pue qu’on fourre des femmes ! », je
remarquai, au coin de la cheminée, un intrus. Cet homme,
là, seul, avec ses lunettes rondes, son visage grave,
osseux, sa barbiche Napoléon III, ses cheveux roux gras
en raie sur le côté et son costume trois-pièces (pantalon et
veste à rayures, melon râpé posé sur la table à côté de lui),
n’avait rien l’air moins que typique dans cet endroit,

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peuplé de touristes bretons en mal d’authenticité et de fils
de babas-cools des Monts d’Arrée. Plutôt grand, maigre,
d’une rigidité toute aristocratique, il me faisait penser, en
plus âgé, à ces étudiants en philosophie ou en lettres
classiques de la Sorbonne, qui poussent l’amour d’une
certaine Sorbonne -celle des cours oratoires, qui va, en gros,
de Victor Cousin à Auguste Comte- jusqu’à se promener
quotidiennement en habit à gilet, avec un souci balzacien
de l’accessoire (chapeau, montre à gousset, canne…),
ponctuant ainsi les tables de la bibliothèque centrale au
milieu de la foule d’amateurs de ska, de haschich et
d’utopie en pantalons chie-dedans et T-shirts colorés, le
MP3 grésillant sur les oreilles. Le même contraste,
inquiétant parce qu’il semble donner un juge à la
décadence, me frappait entre cet homme sombre et la
clientèle d’Evans. Et pourtant, en même temps, il y avait
dans son melon râpé, dans la cire cadavérique de son
visage, qui semblait n'avoir jamais été exposé à la lumière
du soleil, dans le terne de sa lavallière, trop étroite et mal
nouée, dans la façon dont il était courbé sur la table et
dont il se grattait le cou, quelque chose de l’allure d’un
crasseux maquereau, d’un directeur du vice, d’un grand
méchant des bas-fonds, venu d’une autre époque. Louis,
remarquant ma curiosité, me renseigna :
« C’est un Anglais qui a racheté le vieux moulin du

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bois de Kerriou. Pas l’air ben fun, hein ? Il vient là tout
seul, tous les soirs, depuis qu’il est arrivé.
-Môdits Anglais… » dit Jim dans un demi-sourire. Il
était toujours heureux de pouvoir utiliser un idiomatisme
québécois. Son exclamation avait pourtant aussi quelque
chose de sérieux : l’immigration des vacanciers anglais
devenait un phénomène de plus en plus massif à
l’époque, et ils achetaient des maisons un peu partout
pour en faire des résidences secondaires ; ça ne lui plaisait
pas trop à Jim, comme à beaucoup d’autres d’ailleurs,
dans la mesure où c’était le signe de l’agonie d’une
certaine manière de vivre dans la région. L’Anglais s’était
penché et je ne voyais plus très bien son visage à travers
l’atmosphère enfumée de Ty Guern. Un calepin ouvert
posé sur sa table, il écrivait. Les flammes du foyer
lançaient des reflets sur le cerclage d’acier de ses lunettes.
Je remarquai aussi, bientôt, deux autres points reflétant
les flammes par intermittence, dans l’obscurité, sous sa
table. On aurait dit une paire d’yeux...

Jim était celui dont j'étais resté le plus proche, à

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Plounévez. Il transitait en effet régulièrement par mon
appartement à Paris quand il voyageait. Pour un Breton,
SNCF oblige, tous les chemins passent par Paris. C’était
un excellent chanteur de kan ha diskan qui passait le plus
clair de son temps, lorsqu’il ne voyageait pas à l’étranger,
à parcourir la Bretagne pour rencontrer et enregistrer de
vieux chanteurs ; et je mesurais mon admiration à l’aune
de la grande estime que j’avais alors pour le Kan ar Bobl,
concours de chant traditionnel qu’il venait de gagner
deux années de suite. Jim avait deux principales
particularités : son appétit gargantuesque (Je me rappelle
d’une certaine époque où il avait, en permanence, un seau
de tartiflette dans le coffre de sa voiture ; sa tante,
cantinière scolaire, les lui ramenait du travail), et sa
tendance à l’inattendu perpétuel, détenteur qu’il était
d’une collection impressionnante de sous-vêtements des
années 1970, mais aussi de costumes de cow-boy, de
souliers vernis bicolores aux teintes improbables, de
chemises hawaïennes, de T-shirts commerciaux de toutes
sortes, grand amateur de charcuteries, jambons, pièces de
lard, saucissons, saucisses, boudins, pâtés, de biguine,
d’aliments en plastique (il avait passé la soirée un ananas
sous le bras la dernière fois que je l’avais vu), de chanson
québécoise, d’Americano, de bière, de Suze, de musette,
de planche à voile, et d’encore beaucoup de n’importe

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quoi, et même de littérature, voire de philosophie, mais
surprenant surtout par sa tendance à faire tout ce qui lui
passait par la tête à la seule condition que cela fût aux
marges du possible et du bienséant. « Eh ! on devrait… »
était son début de phrase préféré (« Eh ! on devrait faire
un concours de gobage de motte de beurre ! » ; « Eh ! On
devrait lancer un magazine de surf et de jardinage ! Ça
s’appellerait « Surf et Jardins !» ; « Eh ! On devrait aller
faire un tour en Auvergne ! », etc.), début de phrase bien
souvent suivi d’au moins un début d’entreprise.
Il portait presque exclusivement du marron en
dehors des grandes occasions qui lui permettaient de
sortir des éléments de ses collections vestimentaires un
peu bizarres. Il me fit découvrir les subtilités de la couleur
à laquelle il vouait une si étrange passion un soir où nous
écoutions, chez lui, de vieux enregistrements de
chanteurs bretons en fumant de l’herbe :
« -Jim, pourquoi tu portes toujours du marron ?
-Fauve ! Noisette ! baillet, tabac, senois! caramel ! Ventre-
de-biche ! claro, ambre , chocolat ! auburn, tanné… blet-
brun-bronze-crème-rouille-marron ! Terre-de-sienne,
acajou, poil-de-chameau, colorado. Bistre ! Basané ! Sang
caillé ! Cuivre , châtain , terre d’ombre, alezan, café, café-
au-lait, ocre, gris-de-maure, chamois, kaki, beige.
Marron. »

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Je restai bouche bée. Il continua, avec une sorte
d'éloquence universitaire, le regard droit et les yeux
éclatés :
« Le marron, mon vieux, le marron... c’est le mélange des
trois couleurs primaires, des trois couleurs secondaires,
ou d’une secondaire et de sa complémentaire. Une
couleur tertiaire, donc… Le terme de « couleur tertiaire »
n’existe pas, et pourtant le marron, c’est la seule couleur
qui existe… Les couleurs primaires et secondaires ne sont
que des abstractions rassurantes. Elles n’existent pas à
l’état pur : la réalité c’est que tous les objets nous
renvoient un mélange qui les contient toutes, même à une
dose infime. La réalité, c’est que le marron est la seule
couleur et que le monde entier n’est qu’un dégradé de
marron.»
Puis il s’écroula sur le dos, très sérieux, et se tut. Le
chant de Manu Kerjean réoccupa l’espace de la pièce. Je
me mis alors à penser que ces vieux chanteurs que nous
écoutions avaient le marron, une sorte d’anti-blues qui
disait la terre. Pas d’exil mélancolique ni de déportation
soufferte à chanter ici, mais une manière d’affronter la
réalité en face, de l’assumer pour le meilleur et pour le
pire, propre aux peuples sédentaires. Une manière de
l’affronter tout entière, d’assumer qu’il n’y a, de l’amour
au deuil, de la chanson à boire au testament, de la cave au

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tombeau, qu’un infini dégradé couleur de terre, qui dit
l’aspect irrémédiablement orbital d’un Monde plus grand
que l’homme. Bois un coup et chante la Mort...

Lorsque Jim, qui sortait du bar, passa devant


l'anglais, un grondement se fit entendre. Ce ne fut
pourtant pas la foudre, mais un gros dogue noir qui
surgit de sous la table et se précipita sur lui. Le chien fut
sèchement retenu par le cou à quelques centimètres de lui
par une lourde chaîne d’acier dont l’extrémité était serrée
autour du poing gauche de l’Anglais, et il se mit alors à
aboyer, faisant frissonner le noir brillant de son échine,
babines retroussées, debout sur ses pattes arrières. Il
écumait, son regard reflétant les flammes du foyer, et la
chaîne semblait moins être un obstacle à sa puissance
qu’un appui qui lui permît de bander tous ses muscles.
C’était à se demander comment le maigre Anglais pouvait
le retenir.
Plus fort que les aboiements cependant, la voix
d’Evans retentit dans le bar :
« BORRDEL !!! »
Le chien s’arrêta d'aboyer. Il regarda Evans qui

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s’approchait à grandes enjambées et dont les yeux, face au
foyer, lui avaient volé les éclats de flamme qui les
animaient une seconde auparavant. Il se réfugia sous la
table et s’y coucha.
« QU’EST-CE TU VIENS M’EMMMERDER LES
AMIS DANS MON BAR ! SOOOORS D’ICI ! »

Il empoigna l’Anglais par le cou et le souleva de


terre. Ses jambes battaient le vide, et il émettait de petits
couinements que sa gorge étranglée ne permettait pas de
transformer en véritables cris. Dans une main, son
manteau qu’il avait réussi à accrocher au passage, la
chaîne du chien qui le suivait avec résistance parce qu’il
cherchait à fuir Evans dans l’autre, il ne tenta même pas
de se dégager. La brusque déchéance de leur « juge » avait
jeté quelques rires parmi les gars du comptoir, mais la
plupart des clients restaient muets, interloqués par la
violence du patron, qu’ils découvraient.
Pour ma part, je sentais que malgré le ridicule,
l’Anglais continuait à provoquer en moi une certaine
anxiété. Toute la soirée, je n’avais pu m’empêcher de
garder un œil curieux sur lui, non seulement à cause de
son étrangeté, ni même par réflexe agreste -dans les bars
de campagne comme dans les saloons de Western, l’image
d’Épinal veut que le premier nouveau venu soit toujours

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scruté avec circonspection par les habitués, cliché parisien
qui n’est pas toujours vrai- mais parce qu’il était roux.
Rouquin moi-même, j’ai tendance à observer
attentivement les autres. Il y a une multitude de manières
d’être roux. Mais on peut globalement combiner deux
couples d’alternatives : dur ou clair, et heureux ou
malheureux.
Les clairs heureux sont les vrais blonds vénitiens,
rares. C’est une couleur réputée idéale, au-delà même du
blond. Je dois dire que je n’en ai de ma vie rencontré
qu’un -un vrai. Ce sont les seuls roux à avoir le privilège
d’être appelés blonds, privilège auquel vient s’ajouter
l’image des palais de la cité impérialement romantique de
Venise.
Les durs malheureux, à l’opposé, sont ceux qui
seront immanquablement, éternellement, mieux connus
sous le nom de « poil de carotte » ou « Frameto », d’un
roux non pas foncé mais dur, de ce roux que personne
n’hésite à qualifier de « laid », de ce roux qui fit pleurer
mon arrière-grand-père le jour de la naissance de ma
mère lorsqu’il vit qu’elle était rousse, de ce roux qui leur
donne la réputation de puer, d’être allergiques au soleil,
d’être tachés, marqués du sceau du démon, et qui leur
valut la mort en Égypte jusqu’à ce qu’un rouquin,
Rhamsès II, apparaisse sur le trône…

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Les suivants, les durs heureux, comme Evans, sont
les habitants des « pays celtiques », chez qui la chose est
très commune. On peut y en être fier parce qu’elle
signifie, dans l’inconscient collectif, une certaine pureté
raciale, et un certain paganisme viril qu’on aime y
cultiver. Au nombre de ceux-là peut s’ajouter Rhamsès II,
bien évidemment.
Le clair malheureux, enfin, ne l’est pas
complètement dans son malheur. Il a en fait un double
malheur, et un double bonheur. C’est mon cas, comme
celui de ma mère, mais pas de mon arrière-grand-père qui
était, lui, un roux « dur ». Le clair malheureux a certes
souffert des amalgames entre sa couleur et celle du « roux
dur ». Mais il souffre un peu moins que ce dernier, en
général. On l’a convaincu petit à petit qu’il ne faisait pas
« roux laid » comme le fils d’unetelle, mais « roux doré »,
les adultes allant parfois jusqu’à la confusion avec le
blond vénitien. C’est un roux que les autres enfants
n’appelaient pas systématiquement « poil de carotte » ou
« Frameto », et que les adultes appelaient « boucles
d’or ». Enfin, ce roux vire souvent au brun après
l’adolescence, ce qui fait peu à peu de nous des éléments
socialement acceptables. On n’en reste pourtant pas moins
malheureux : c’est en effet au moment où l’on commence
à ne plus en souffrir et à en être fier que la couleur nous

18
quitte. De là cette légère nostalgie qui fait que j’ai
tendance à observer les rouquins, nostalgie à laquelle
s’ajoute une certaine curiosité du « comment c’était pour
lui ?», et le sans-gêne qu’on peut imaginer à un noir qui
observerait longuement la couleur noire d’un autre noir,
avec une insistance qu’un blanc n’oserait jamais se
permettre.
J'avais donc observé l'Anglais toute la soirée. Il
était anglais. C’est une cinquième catégorie de rouquins
que j’ai du mal à cerner. Elle est proche des « durs
heureux » des pays dits « celtiques » , si ce n’est qu’elle
semble toujours se mêler de brun ou de châtain, et se
présenter ainsi comme la dégénérescence d’une autre
teinte, ce qui fait qu’on doit y perdre toute l’assurance que
donne la franche couleur, d’autant plus que la part
rouquine de la population me semble moins importante
en Angleterre que dans les pays dits « celtiques ». Il avait
passé la soirée concentré sur son calepin, sa longue figure
décharnée pleine d’ombres, sourcils froncés, comme
rédigeant un anathème. Il y avait dans son air, dans sa
raideur malgré son habit râpé, quelque chose de
résolument supérieur, une sorte de transcendance frustrée
qui correspondait plus à l’image d’un Iupiter fulgurator
déchu qu’à celle d’un paisible retraité mangeur de Jelly.
La secousse du chien quand la chaîne l’avait arrêté

19
avait dû être rude, mais le bras du maître n’avait pas
bronché, et il n’avait pas tenté de calmer son animal.
Certes, Evans ne lui en avait pas vraiment laissé le temps.
Mais avant son arrivée, l’Anglais n’avait pas ouvert la
bouche, se contentant de sourire avec le regard hautain
d’un philosophe jugeant la matière.

Quand Evans revint dans le bar, il fut accueilli par


un grand silence. Minuit et demie sonnèrent sur la petite
horloge du fond du bar. Je vis Louis et Jim lever les bras et
se boucher les oreilles, ainsi que plusieurs autres clients
qui devaient être des habitués. Aussitôt, me vrillant les
tympans, la voix du Gallois se propagea dans la salle :
« IL… EST… MINUIT ET DEMIE ! LE BAR FERME
DANS UNE DEMIE HEUUURRRE ! » Nul doute que si
Charlemagne eût eu Perceval à son service, au lieu de
Roland, les pertes eussent été moins lourdes à Roncevaux,
et que le son du cor, au lieu de lui faire éclater les tempes,
eût percé les tympans de l’ennemi, le mettant ainsi en
déroute immédiate. Evans ne craignait qu’une chose, mis
à part sa serveuse, c’était que la gendarmerie ne passât un
soir et qu’elle fît fermer son bar parce qu’il n’aurait pas
vidé tous ses clients à l’heure. Les derniers échos de son
formidable cri une fois dissipés, les habitués se remirent à
boire, histoire d’en avoir un dernier pour la route, et les

20
autres se remirent à discuter, commentant l’incident avec
intérêt. Finalement, les musiciens reprirent et tout sembla
tel qu’il y avait quatre minutes à peine.

Maintenant, pour comprendre pourquoi Jim sortait


du bar, il nous faut revenir un peu en arrière. Au moment
de l’entrée de Léonard. Brestois, urbain, de la Haute de la
rue de Siam, Léonard avait un certain raffinement qui
contrastait avec les activités qu’il pouvait pratiquer avec
Jim, comme le gobage de mottes de beurre ou la lambada
cul nul, un bock à la main et un CD entre les fesses. Son
costume, à Léonard, c’était toujours un truc de dandy, du
genre chemise à jabot discret, pantalon taille haute avec
bretelles (comme un banquier de Western) veste cintrée et
melon de feutre. Son instrument, la clarinette.
En arrivant, il salua Evans, lui commanda une
onctueuse Guinness, puis vint s’asseoir à notre table. A cette
époque, Jim se laissait pousser la barbe, et elle
commençait à avoir bonne consistance. Ce fut la première
chose que Léonard, qui revenait d’un voyage en
Roumanie, remarqua :
« Que s’éloignent les esprits mesquins de notre
puberté boutonneuse… En voici, une toison foisonnante

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et virile! Mon ami, vous commencez à réussir
furieusement à ressembler au grand prêtre dyonisiaque
des portes de la perception! Le grand James Douglas lui-
même…
-Ouaye, t’es trop magnon ! le coupa Louis.
Il s’étouffa tout seul de ce calembour ridicule que
personne n’avait vraiment compris, pendant que Jim
rétorquait :
- Hey! Ouais! On devrait aller en pèlerinage sur la
tombe de Morrison, ça vous dit pas ? On part demain
matin avec ma voiture, on arrive à Paris en fin d’après-
midi et tu nous héberges chez toi, K.! »
Depuis quelques temps, Jim s’intéressait de près à
son homonyme Morrison. Il s’était procuré l’ensemble des
albums des Doors, mais aussi des vidéos, des biographies
érudites, et jusqu’à un dealer de cannabis parmi ses
voisins de palier ; c’était peu avant que nous ayons
l’étrange conversation sur le marron dont j’ai parlé plus
haut. Comme les adolescents qui trouvent refuge dans la
Littérature et copient la vie des héros dont ils lisent les
aventures, Jim tombait fréquemment dans des passions
exclusives qui le menaient à modifier entièrement sa
manière de vivre. Les modèles de Jim étaient cependant
plus complexes que ceux des adolescents : il s’agissait
davantage de modèles de systèmes culturels que de

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héros. Ce qui l’intéressait ici, c’était davantage l’univers
des Doors que le seul Morrison. Bien sûr, il s’identifiait à
ce dernier parce que l’homonymie et, il faut le dire, une
certaine ressemblance physique aussi, lui permettaient
cette comparaison flatteuse, mais ce qui l’intéressait, plus
largement, c’était la musique orientale aux influences
bluegrass, la provoc' et les pattes d’eph’, la poésie
psychédélique et les drive-in, le chamanisme et la
traversée des Etats-Unis en grosse américaine, l’idolâtrie
des fans et la mort sordide ; autant d’éléments auxquels
Jim s’intéressait en soi, sans vraiment s’enfermer dans la
perspective d’un « rôle » particulier à tenir, ce qui lui
permettait de ressusciter d’une manière surprenante pour
tous ceux qui l’entouraient l’univers auquel il s’attachait.
Dans cette idée de pèlerinage, par exemple, il se mettait
davantage à la place d’un fan qu’à celle de Morrison, mais
cela ne changeait pas grand chose dans la mesure où
c’était un truc « typique » à faire dans l’univers des Doors.
Moi, ça me plaisait moyennement son idée : j’arrivais de
Paris le soir même et j’aurais bien profité un peu plus de
la Bretagne…
- Et pourquoi non ? répondit Léonard. Je pourrais
aller faire un tour sur la tombe de ce cher Melmoth (ainsi
désignait-il Oscar Wilde, dont il était un fanatique
inconsidéré). Cela fait bien trois ans…

23
- Enwoye ! le coupa Louis, toujours partant. On vâ
à PARIS ! et devenir des stars du rock ! Ouais… ce serait
gros là, d’être des rock stars… on devrait faire de la
gavotte de rock stars! » Il s’était tourné vers moi.
- De la gavotte de rocks stars ?
- Ouaye, on jouerait des gavottes et on se ferait
déchirer nos T-shirts par des filles fuckées! Et on aurait
des videurs qui les retiendraient, ce serait comme Evans
et ses frères, là, avec des grosses Ray Ban! Oh yeah! Jim!
Jim! Jiiiiiim! » Il avait presque sauté sur la table pour se
pendre au T-shirt de Jim, rengorgé comme un pigeon, un
sourire immobile aux lèvres. Les autres clients nous
regardaient.
« Et on aurait un gros meuble avec des meules de
fromage en train d’affiner au milieu de la scène, et il y
aurait un moine cistercien qui viendrait les retourner de
temps en temps…
-Pourquoi?
-Je sais pas, c’est pas une bonne idée? Et toi, tu
jouerais de l’orgue Hammond!
-Ouais! ça c’est vraiment bon ça, l’orgue
Hammond ! approuva Jim. Et puis on jouerait des
valses…. Et on introduirait le slow en fest-noz ! Des gros
slows de cul et des valses, ça ce serait vraiment bon…
-Il n’y manque qu’une chose. Un homme… un vrai,

24
remarqua Léonard.
-Ah, ouais, il nous faut un batteur… »
Léonard et Jim avaient l’habitude de fonctionner en
couple : le premier savait tempérer et cadrer les idées un
peu dissipées du second. Ils formaient d’ailleurs un
couple de musiciens parfait. Deux frères. Leurs
instruments s’accordant mal, ils compensaient
l’impossibilité de jouer ensemble quelque chose qui leur
plût vraiment par la pratique, dans leur vie même, d’une
sorte de kan ha diskan : Léonard donnait la réponse à Jim
de la même manière que le diskaner, qu’il rétablisse
l’équilibre ou surenchérisse sur les variations du kaner,
structure le couplet en tant qu’il est responsable de son
achèvement.
« Hey ! On pourrait demander à Lagad ! Il pend sa
crémaillère ce soir de l’autre côté de la place ! Evans ! On
revient payer tout à l’heure ! »
Lagad était batteur, et même un excellent batteur...
La facilité de cette solution surprendra plus d’un lycéen
en train de monter un groupe de Néo-Gothique
Progressif, relisant chaque jour avec avidité depuis trois
mois les petites annonces de Guitar Part à la recherche
d’un batteur qui habite sa région : mais c’était loin d’être
un accident exceptionnel pour Jim. Ce genre d’heureuses
coïncidences, la vie semblait souvent les lui apporter sur

25
un plateau comme à son enfant préféré, et cela jouait pour
beaucoup dans sa capacité à monter les entreprises les
plus fantasques. C’était comme s’il avait noué avec le
diable un pacte qui lui permît d’obtenir du destin d’autant
plus de facilité à accomplir ses projets que ceux-ci seraient
abracadabrants. Un Abracadabra démoniaque semblait
mener son destin. Et il était parti vers la porte en
courant…

Après le départ mouvementé de l’Anglais, Jim


s'était rendu chez Lagad. La maison était vraiment juste
en face, sur la place. Le temps qu’on sorte à notre tour,
après avoir payé Evans et bu un dernier verre offert par
Léa sur le compte du patron, Jim et Lagad étaient déjà en
grande discussion. En entrant, par-dessus les rires et la
musique, nous entendîmes une voix qui faisait : « Ouais!
… ouais!… et on pourrait faire tomber des vaches d’un
hélico sur scène, quand on jouera au stade de France ! »
Passé les salutations de convenance, Lagad me
demanda d’aller nous chercher dans la cuisine, sous
l'évier, la bouteille de calva qu’il avait trouvée au fond
d'une armoire en emménageant, avec des verres pour
qu’on fête ça.

26
La cuisine était aménagée dans ce qui avait dû être
au départ un bâtiment attenant, sans doute une ancienne
crèche, à l’arrière de la maison. Elle formait une avancée
dans le jardin et sa charpente, tenant sur quatre forts
piliers de chêne, encadrait trois longues baies vitrées, à la
manière d’une véranda. J’avais un peu l’impression d’être
dans la salle d’un grand aquarium, avec un jardin
nocturne à la place des bassins de poissons tropicaux. En
guise de cartel, un médaillon chrétien aux lettres
énigmatiques, disposées en croix, était cloué sur la poutre
centrale :

C
S
D N M S D
S
L

Les aquariums ont aussi quelque chose de


lugubre… La buée sur les vitres m’empêchait de bien voir
et d’ici les grandes pierres plates qui devaient servir de
bancs et de tables de pique-nique l’été, perdues dans les
herbes folles, ressemblaient à des tombes. Je m’approchai
de la vitre et passai un torchon dessus. C'était bien des
tombes. L’aquarium était un sepulcrarium… Le sol était

27
jonché de stèles, en ardoise ou en marbre, que l’ombre et
les herbes cachaient en partie. Quatre verres dans les
mains, je restai un moment les yeux fixés sur cet
impressionnant étalage de monuments funéraires
branlants, entassés, brisés, les pierres se chevauchant
comme dans une partouze titanesque et minérale au
milieu des folles-avoines, des touffes d'ajoncs hérissées et
des lierres insinuants.
Je me rendis bientôt compte qu'en fait seule la
partie la plus proche de la maison, et qui devait former un
encaissement par rapport au reste du cimetière, était dans
cet état. Le reste, séparé de cette partie par un petit talus,
étendait ses rangs de tombes modernes et lisses jusqu’à
une centaine de mètres en avant. J’en contemplai alors
l’immobilité avec un sentiment bizarre, pouvant d’autant
moins en détacher les yeux que je craignais d’y apercevoir
un mouvement, et cherchant d’autant plus à en apercevoir
un que je le craignais.
Il y en eut un. Une ombre se glissa d’une tombe à
une autre, deux rangs plus loin. Je lâchai deux verres sur
le sol, au moment où Lagad entrait dans la cuisine.
« Oh là… déjà d'équerre ?
-Non, non, mais... Flippant, ton… sepulcrarium.
-Le cimetière ? Ouais, j’ai hérité la baraque de l’ancien
fossoyeur. Il est mort il y a un peu plus d’un mois, et

28
maintenant c'est la communauté de communes qui
s'occupe du cimetière. Il entassait les « déchets » dans le
jardin. Mais je vais jeter les stèles et faire pousser une haie
sur le petit talus du fond. Caro veut s’occuper du jardin.
-J’ai cru voir quelque chose… quelqu’un…
-…Ça arrive à tout le monde quand on regarde trop
longtemps. Caro croit tout le temps voir des trucs bouger.
Même moi, ça m’arrive. Mais le cimetière ferme tôt et il
est bien fermé. La dame qui s’en occupe fait toujours au
moins trois fois le tour avec son bâtard qui pisse sur les
marbres. Je me demande si elle ne nous surveille pas un
peu, d'ailleurs…»

Nous ramassâmes ensemble le verre brisé avant de


nous replonger dans la fête. Je bus beaucoup trop et
beaucoup trop vite, comme souvent lorsque je suis de
retour, et je n’ai pas grand souvenir du reste de la soirée.
Le lendemain, Jim vint me réveiller vers sept
heures pour qu’on s’en aille. A sept heures vingt, en leur
chantant « Love me tender » à l’aide d’un ukulélé à trois
cordes et d’une paire de maracas que nous avions trouvés
dans les cartons du déménagement, nous réveillâmes
Léonard d’abord, puis Louis et enfin Lagad. A huit
heures, nous prenions la route pour le Père-Lachaise.

29
PREMIÈRE PARTIE : WAR AN HENT

Sur la route, nous écoutâmes successivement tous


les albums des Doors, que Jim avait copiés sur cassette
(vieux réflexe de chanteur qui apprend ses chansons en
conduisant…) et il nous raconta quelques centaines
d’anecdotes sur eux, jusqu’à ce que nous décidions de
nous arrêter, pour manger, dans un bar-quincaillerie en
bordure de la mythique N12. Après avoir fait
l’acquisition d’un presse-agrumes à manivelle que Louis
avait trouvé beau, d’une cloche tyrolienne à laquelle
Lagad trouvait des vertus musicales, d’un Catulle Belles-
Lettres pour moi, d’un manteau de fausse fourrure que
Léonard avait enfilé aussitôt qu'il l'avait vu et qu’il ne
devait plus quitter d’ici la fin du voyage, et d’une paire de
bois de chevreuil collée sur un écusson en merisier que
Jim accrocherait sur le pare-choc de sa vieille Golf, nous
nous assîmes et commandâmes quatre Suzes et quatre
plats du jour (Veau Marengo) dont trois avec frites
maison et un avec riz, pour Léonard. Autour de nous, des
routiers débouchaient les bouteilles posées d’avance sur
les tables. Nous les imitâmes ; il était convenu que
Léonard conduirait pendant le reste du trajet.

30
De retour dans la voiture, maintenant ornée de
l’écusson aux bois de chevreuil, je me serrai près de Louis
qui s’était mis à chanter, un air de chez lui : « Des.. choux-
pis-des-melons, des-patat’-et-des-oignons, pis des
groseeeeilleu… et encore un p’tit verre de vin ;
d’l’anguille, du boudin, du-tabac-des-allumeettes…».
Lagad l’accompagnait en tapant sur ses genoux avec des
baguettes, et quand Léonard démarra, il lui dit que pour
changer, la prochaine fois, c’est celui qui a bu le plus qui
devrait conduire. Léonard lui répondit que ce n’était pas
forcément une bonne idée. Puis, tandis que Louis révélait
à Lagad, qui ne le savait pas encore, que « c’est quand
qu’on pue qu’on fourre des femmes », je me mis à parler
gastronomie avec Jim.

Jim aimait les plats simples et la cuisine de grand-


mère, les fricots (il aimait aussi les mots vieillis, qu’il
savourait avec un sourire béat lorsqu’ils lui passaient en
bouche) pas chers qui font plaisir à l’estomac. Il préférait
par exemple mille fois le veau Marengo que nous venions
de manger à n’importe quelle snobe spécialité de chef
étoilé en portion congrue. J’étais d’accord pour les plats
simples, mais pas pour les chefs étoilés. J’avais longtemps
pensé comme lui mais une expérience inattendue, l'été
précédent, comme garçon dans un restaurant où la

31
cuisine était élevée au rang de religion m’avait fait
changer d’avis. Le chef m'avait embauché malgré mon
absence de qualifications car son unique serveur, outre le
maître de salle, avait subitement quitté son poste en
pleine saison. J'avais découvert là-bas des artistes qui
savaient donner du plaisir, toucher et surprendre les
cordes de l'âme aussi bien que n'importe quel peintre,
écrivain ou musicien. Et quant à l'apparente congruité des
portions, j’avais appris combien elle était exactement
accordée au plaisir gustatif, au point de combler
véritablement la faim par l’essence de ce plaisir au lieu de
la quantité de la bouffe. Si j’appréciais maintenant les
plats simples c'était parce que je savais qu’on pouvait y
trouver la même profondeur sensible, nourrissante, que
dans les plats plus évolués, de même que l’on peut
trouver dans les arts primitifs une poésie aussi subtile que
dans la peinture européenne la plus complexe et dans une
chanson populaire autant de Littérature que chez Proust.
J’avais été un fan de Nirvana dans mon adolescence, j’en
avais beaucoup ri en devenant un musicien
techniquement plus expert, et j’avais à nouveau aimé le
groupe en me rendant compte, plus tard, qu’il y avait
dans leurs chansons cette chose rare que recherche tout
musicien qui vaille quelque chose : de la musique. Le veau
Marengo, c’est une sorte de Come as you are de la

32
gastronomie.

La version du chef de la Quincaillerie avait


vraiment été bonne. La viande avait été d’une tendresse
extrême au cœur, tandis que l’extérieur, bien saisi sur tous
les morceaux, offrait à l’œil un aspect doré et au palais un
goût de beurre salé légèrement aillé. Le laurier, pas trop
imposant, avait gardé un goût frais qui jouait avec
l’extrême douceur sucrée d'échalotes probablement
léonardes, tandis que la réduction de la sauce, au vin
suave, atteignait la perfection onctueuse, perfection
ponctuée de fragments de carottes légèrement croquants
et de champignons poivrés. Mais surtout, au-delà de
toute description, dans ce veau Marengo, il y avait de la
cuisine.

Au moment où nous quittions la voie express pour


l'autoroute, Jim interrompit mon éloge du Marengo de la
quincaillerie et demanda à s’arrêter.
« Déjà ? dit Léonard.
-Hey, ouais… quand il faut, il faut...»
À ma grande surprise, une fois la voiture arrêtée,
Jim ne se tourna pas vers les buissons qui bordaient la
route mais alla se mettre derrière, debout face au coffre. Il
se frotta ensuite les mains (« Hey !.. ») et l'ouvrit. Louis et

33
moi échangeâmes un regard interrogé.

De la musique se fit entendre. Nous sortîmes de la


voiture pour rejoindre Jim. Son coffre avait été transformé
en bar martiniquais pliable, avec des étagères, un
rembourrage en fibres de palmier, un miroir, des
guirlandes, de la lumière clignotante, des noix de coco, un
perroquet empaillé, un poster de la Compagnie Créole,
un mini-frigo et de quoi faire des ti-punchs et des
cocktails variés pour tout un retour de noces. Il avait
installé un mécanisme ingénieux, genre boîte à musique,
qui lançait des airs de biguine à l’ouverture.
« Qu’est-ce que je vous sers ? demanda-t-il en se
trémoussant au rythme de la musique.
-Un Manhattan, c'est possible ? »
Jim fit le mélange, puis il rajouta une paille et une
décoration solaire en crépon tirées d’une pochette.
« Mad ar jeu. Louis ?
-Enwoye, une bouteille de rhum ira avec moi. Léonard et
Lagad nous attendent. »
Jim prit deux bouteilles, du citron, des verres, indiqua du
regard à Louis une bouteille de canne et une mini-glacière
contenant des glaçons, puis nous réappareillâmes.
Maintenant, Jim discutait en préparant des ti-
punchs sur ses genoux pour nous trois, derrière. Il les

34
préparait plutôt bien :
-Hopa là... Marié...!
-Ou pendu...
-Giboyeux cocktaiiiiiiil...
- Le talent... C'est ce que j'aime chez toi... Le talent...
- C'est ce qu'elles me disent toutes...
- La connerie, et le talent...

Un peu plus tard, nous fîmes encore une pause,


cette fois-ci pour pisser vraiment, quelque part au milieu
du désert de la Beauce. « Je veux… un buisson » dit Jim.
Puis il s’éloigna vers un bosquet qui bordait la route,
environ deux cent mètres plus loin. Nous tentâmes de le
retenir :
« Jim, un Breton ne pisse jamais seul !
-Ouais, ouais… »
Il descendit le long du talus.

Nous étions arrivés chez moi, et nous n'avions


toujours aucunes nouvelles de lui. Après nous être
aperçus qu'il n’en revenait pas, nous avions découvert au
milieu du bosquet dans lequel il était allé se cacher une

35
sorte d'aire de repos à l'abandon, et nous en avions déduit
qu'il s'y était fait prendre en stop. Ce genre de fugues
inopinées, au petit bonheur de ses rencontres, c'était
fréquent. Sa tchatche le lui permettait. Une fois, il était
arrivé à mon appartement depuis l'aéroport en limousine,
grâce à un quiproquo qu'il avait réussi à maintenir jusque
chez moi, parlant sans cesse et étourdissant le chauffeur
de questions. Celui-ci avait ensuite dû retourner en hâte
chercher son véritable client, qui attendait sous la pluie à
Roissy.

Il aimait cependant un peu trop ça, les rencontres,


et nous avait déjà faussé compagnie dans des
circonstances plus gênantes : un mois auparavant, par
exemple, lors d'un fest-noz organisé par des amis et où il
était programmé, on avait dû déplacer son heure de
passage parce qu'il s'était enfui avec des gens du voyage
qu'il avait rencontrés sur le parking. On l'avait retrouvé
en plein cours de chant manouche au milieu des
caravanes posées près de la déchetterie, à la sortie du
bourg. Cette manière de faire n'altérait cependant en rien
la profondeur de sa fidélité en amitié, et nous nous y
étions résolus depuis longtemps, comme se résolvent
certaines femmes aux infidélités occasionnelles de leur
mari, qui savent qu'elles ont pour elle une autre forme

36
d'amour qu'aucune maîtresse n'obtient jamais.

Nous résolûmes de descendre boire une ou deux


bières à la Rotonde.

À La Rotonde, sur les vastes miroirs à cadres dorés,


des affichettes imprimées en Times New Roman italique
annonçaient, d'une manière aussi péremptoire que
dysorthographique : « 1 PLACE ASSISE = 1
CONSOMATION». Le serveur, un rougeaud à l'air bougon
enveloppé dans un tablier douteux, arriva.
« Messieurs!…
-Nous boirons cinq demis, brave homme...
L’apostrophe de Léonard fit se froncer les sourcils
de l'espèce d'hippopotame albinos.
- Seize, Hoegaarden ou Leffe ?
- Cinq Seize, sans faux col, s'il vous plaît. »
L’hippopotame haussa les épaules, tourna les
talons et nous servit de mauvaise grâce, deux minutes
plus tard.
Alors que nous nous regardions dans les yeux pour
trinquer, je remarquai sur le visage des autres un même
air sérieux, reflet de ma propre inquiétude. Certes, nous

37
connaissions tous assez Jim pour savoir qu’il ne fallait pas
s’inquiéter pour le garçon extraverti, inventif et fantasque
qui n’en était pas à sa première fugue inopinée. Mais,
dessous celui que tout le monde connaissait, nous savions
aussi qu'il y avait un autre Jim, peut-être plus vrai, et qui
risquait de se laisser un jour entraîner trop loin par le
premier.
Ce second Jim, je l’avais découvert peu à peu, au fil
de conversations en tête-à-tête avec lui. D'un air soudain
douloureux et mélancolique, droit dans les yeux, il me
parlait, par exemple, de son père. Celui-ci avait
abandonné sa mère peu après sa naissance et elle n’avait
jamais voulu en parler à Jim. Fréquenter des vieux pour
chanter (ou faudrait-il dire chanter pour retrouver des
vieux ?) ne suffisait pas à combler totalement l’absence de
ce père dont le mystère le travaillait dans les moments
sombres. Jeune ado, en fouillant dans les tiroirs, il était
tout de même tombé sur un nom : Semias Brithem. Mais
c’était tout ce qu’il avait jamais pu trouver. Et s’il avait été
content de découvrir que la consonance anglophone de
son prénom n’avait sans doute pas pour seule origine la
passion de sa mère pour les séries TV américaines, cette
découverte ne lui avait donné que la soif d’en apprendre
davantage. Malheureusement sa mère, grosse fumeuse,
avait succombé trois ans auparavant à un cancer des

38
poumons et emporté le reste de ses secrets avec elle.
Parfois aussi, il me parlait de son désespoir face à
des situations amoureuses dont la complexité, imposée
par ses amantes, l'irritait autant qu'elle le faisait souffrir.
Côté relations amoureuses, Jim visait à la simplicité. Je
t'aime, tu m'aimes, nous sommes heureux. Le galant voit
la belle, lui offre un anneau d’or. Jim savait renoncer à
toute forme d’exubérance lorsqu’il s’agissait de bâtir une
histoire sentimentale. Il s’offrait nu. Cette simplicité était
sans doute ce qui faisait son charme, parce qu'elle
ressemblait à de la sincérité. C’était en fait de la sincérité.
Mais la sincérité est aveugle et les femmes sont
clairvoyantes… Elles savent trop se méfier des illusions
sincères que le bonheur construit parfois. « C’est simple,
pourtant... », concluait-il, l’air agacé. Puis son regard se
détournait et il avait un soupir.
Sincère, je l'avais été moi aussi, pendant six ans,
avec Laure. Sincère et convaincu au point d'avoir passé
six ans sans jamais regarder une autre fille avec les yeux
du désir, sinon de la même manière que l'on s'essaye au
jeu de l'imagination avec sa mère, une personne âgée, un
monsieur obèse dans la rue, le temps de se rassurer sur sa
non-perversité. Sincère au point de ne pouvoir pas
imaginer le monde sans ce nous-deux sur lequel il se
fondait. Lorsque je m'étais retrouvé brutalement basculé

39
dans un autre monde, le jour où elle m'avait quitté (Why
she had to go, I don't know, she wouldn't say…), un monde
où le mot "Amour", auquel j'avais tant cru, n'avait plus
aucun sens (si ce n'était que ce qui venait de se briser,
quel poids avait la chose, quel sens la vie?), j'avais souffert
jusque dans mon corps, perdant presque dix kilos.
Après que la souffrance se fut un peu estompée
cependant, j’avais ressenti une grande force noire
m'envahir : je m'étais rendu compte que cet autre et
nouveau monde dans lequel on venait de me jeter était le
monde vrai auquel, croyais-je, peu d'hommes avaient
accès ; j'avais senti monter en moi la force de celui qui sait
qu'aucun « Amour » n'a jamais existé (car aucune forme
d'amour n'aurait pu être plus forte que celle que j'avais
construite auparavant, forte jusque dans ses faiblesses
parce que j'avais retenu la leçon de Proust et qu'elles
n'étaient pour moi –pour nous, pensais-je- que l'occasion
de les surmonter, constituant ainsi la vie même de cet
amour, le moyen de le remotiver régulièrement, de
continuer à le construire), force de celui qui ne se laissera
plus tromper par les illusions d'un bonheur construit
d'auto-suggestion, de représentations, illusions d'un autre
monde désiré, auquel s'accroche encore fébrilement celui
qui ne sait pas. Et cela allait bien plus loin que le simple
domaine de l'amour, car ce désir de bonheur, dans le

40
renoncement auquel je trouvais cette force inédite,
l'Amour n'en constituait que le parangon romanesque…
Je sentais que j'avais enfin trouvé le détachement
ironique, la marginalité du "regard vertical" et je toisais de
haut l'humanité agitée à se représenter qu'elle est
heureuse ou amoureuse sans se rendre compte qu'elle ne
fait que se le représenter. Nous ne vivions qu'au milieu de
nos représentations, et la conscience aiguë que m'en avait
donné l'expérience amère de leur effondrement, au point
même où elles ont le plus d'importance contre un réel
supposé, car personne ne peut oser prétendre savoir ce
qu'est l'amour, m’avait procuré un sentiment de
transcendance infinie. Enfin, je ne croyais plus, j'étais un
surhomme.

C'est pourquoi Jim me paraissait l'être le plus faible


au monde, dans son exigence de simplicité. Tout son
charisme, toute sa détonnante énergie me semblaient
s'évanouir devant cette extrême innocence ; je l'aimais
avec la tendresse protectrice d'un grand frère, et cette
tendresse s'inquiétait parfois des rencontres qu'il pouvait
faire.

41

Louis, qui devait pourtant commencer à


sérieusement puer l’alcool, s’était lancé dans l’entreprise
de séduire une petite brune installée trois rangs de tables
en arrière de nous. Il ne serait jamais allé jusqu’à tromper
sa femme, dont il avait déjà révélé l’existence en disant
qu’elle était loin et qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, mais
la séduction était un jeu pour lequel il était doué et un
plaisir dont il ne se passerait jamais. Il s’agitait beaucoup
et parlait fort, de Montréal, de bluegrass, de poulets en
batterie et de sexe. Elle riait. Il vint nous la présenter.
« Louis et Louise ! », dit-il. Elle avait quelque chose
de délicat qui contrastait de manière assez burlesque avec
son hilare homonyme masculin. La stratégie de séduction
de Louis, directe et sans nuances, toute en grivoiseries,
semblait pourtant efficace. Sa brutalité d'esprit passait
souvent pour une subtile effronterie (ce qu’elle était peut-
être, en fait) et faisait son charme : il y allait si
franchement et crûment qu’on supposait toujours qu’il
plaisantait, ce qui lui octroyait un pardon sans limites,
outre que la frontière entre la plaisanterie et le sérieux de
l’intention devenant ainsi difficile à définir, cela lui
procurait une once pure de mystère qui le rendait attirant.
Je me demandais jusqu’où il irait.

42
- Emwoye, ce soir on devrait faire l’amooouur tous
ensemble ! Lagad, Léonard, et K., dit-il, en nous désignant
pour nous présenter.
- Et moi je vous filmerai… répondit-elle avec un
grand sourire.
-Hey, je pensais que tu participerais, plutôt…
- Elle avait compris, Louis…
Elle s'assit avec nous, et pendant qu’il allait lui
chercher un verre au bar, nous nous présentâmes,
répondant à ses questions. Elle portait un débardeur
beige qui laissait deviner une poitrine d'enfant et un jean
à coupe large tombant sur des souliers ronds en cuir
suédé. Elle fit preuve d’une intelligence étrange, un peu
mystique : elle remarqua vite les trois L de Lagad,
Léonard, et Louis(e), et plissa les yeux en cherchant à
résoudre l’énigme de mon prénom à moi, qui commençait
par un K. D’où ce léger décalage, qui faisait de moi
l’intrus du meeting alphabétique, venait-il? Je pensai à
Jim.

Plus tard, elle se mit à nous lire les lignes de la


main, savoir-faire hérité, nous dit-elle, d’une grand-mère
italienne. Lorsque vint mon tour, enivré par la bière et le
contact d'une main féminine inconnue, je lui demandai
des nouvelles de mes amours sur un ton de sous-entendu

43
évident, appuyant encore ma demande d'un regard
tendre.
-Mmmmh… Ah…
Elle massait ma paume avec ses deux pouces.
- Je vois une femme qui te tourne le dos…
Je pensai immédiatement à Laure, un peu trop vite
gagné par les effets de la pensée magique.
- Et une autre que tu tiens par la main…
Était-ce une avance?…
- Mais il y a un autre homme… Tu la tiens par la
main, mais c’est sur lui qu’elle s'appuie…
Elle se pencha ostensiblement contre Léonard, qui
était prêt d'elle. Il ne réagit pas. Elle fit mine de se
replonger dans l'étude de ma paume. « Non, toi... je te
vois seul, vraiment, tristement, définitivement seul… »
Puis elle lâcha soudainement ma main. Devant mon air
atterré, les autres éclatèrent de rire.

Bien que légèrement vexé, je n'accordais pas tant


d'importance à mon échec. Cela faisait trop longtemps
que je ne croyais plus qu'il puisse résulter de l'amour
autre chose qu'un court plaisir ou une longue douleur
imbécile. L'alcool seul me poussait à tenter quelque chose
de temps en temps. Il y entrait forcément aussi d’autres
facteurs : l’alcool n’agissait que comme un révélateur ;

44
néanmoins il ne révélait jamais –me semblait-il- qu’un
certain besoin de tendresse anonyme, à la rigueur une
certaine réactivité aux charmes de celle qui se tenait en
face de moi à ce moment-là. Aucun de ces facteurs n’eût
pu suffire à ébranler mon incroyance en l’« Amour » , et je
voyais la chose davantage comme un jeu qui eut pu flatter
–ou du moins rassurer- mon ego en cas de victoire. C’est
même avec un certain mépris de la femme et de moi-
même que, dans des cas comme celui-là, j’essayais
souvent de pratiquer un donjuanisme vulgaire -le
véritable Don Juan se construisant lui aussi l’idée d’un
certain Amour transcendantal, vaine représentation- qui
participât de l’ironie méprisante, du « regard vertical »
dont, surhomme, je m’étais doté. Il s’agissait de refuser le
respect dû au Sacré illusoire de l’Amour et de l’Humain,
pour manifester ma puissance. Mais comme m'avait un
jour dit Jim, un lendemain particulièrement difficile où je
regrettais de n'avoir pas comme lui "ramené" quelqu'un la
nuit précédente : boire ou baiser, il faut choisir.

Quand vint l'heure de la fermeture de la brasserie,


je les emmenai chez l’Arabe du coin. Nous y achetâmes

45
trois packs de bière, et une bouteille de cognac, pour
Léonard. Louise nous avait suivis. Elle s'était
complètement intégrée au groupe au point que Louis,
abandonnant peu à peu le jeu de la séduction, avait déjà
essayé de lui révéler que "c'est quand qu'on pue qu'on
fourre des femmes". Sur ce point, elle s'était montrée
sceptique. Mais quand les amies avec qui elle avait
rendez-vous lui avaient téléphoné pour la prévenir de ce
qu'elles se rendraient finalement dans un autre bar, elle
avait décidé de rester avec nous.
« Et maintenant, on va où?
-Enwoye, à Pigalle!
-Y'a plus de métro, Louis.
-Lève-toi et marche ! On a assez de munitions pour
finir la guerre, crinoline !…»
Nous prîmes donc la route. Pour gagner du temps,
je les fis monter dans un bus de nuit qui passait par là,
mais il nous engagea dans le mauvais sens et je ne m’en
aperçus qu’une fois parvenus dans le seizième
arrondissement. Peu importe, la soirée était belle, et la
notion même de distance s’effaçait progressivement de
nos esprits. En descendant du bus, Louis vit la Tour Eiffel
et demanda si l’on pouvait passer par là. J’acquiesçai.
Notre traversée du seizième arrondissement fut
assez amusante : Louis et Lagad sonnaient à tous les

46
interphones avant de partir en courant et en chantant
« Ah, ça ira, ça ira, ça ira, les arstcrates à la lanterneuh !
… », Louise, Léonard et moi suivions, trinquant au
cognac et riant des bourgeois endormis qui répondaient à
l’interphone. Sur le Trocadéro eut lieu une course de
caddies mémorable (je ne me rappelle par contre plus très
bien où nous les avions trouvés) et après que Louis se fut
écorché le coude en tombant du sien dans les escaliers,
nous eûmes, Léonard et moi, beaucoup de peine à le
convaincre de ne pas jeter le chariot fautif du haut du
belvédère.
Nous remontâmes tout le Neuvième en chantant, et
atteignîmes enfin Pigalle. Louis, qui voulait du typique,
nous entraîna dans l’énorme « Sexodrome » de la place,
dont les néons concurrençaient ceux des Folies. Je
m’attendais à quelque chose d’assez grandiose. En fait, la
taille mise à part, le « Sexodrome » ressemblait à
n’importe quel sex-shop de quartier. Le plafond bas, les
rayonnages étroits et sans éloquence de présentation, la
lumière ambrée et poisseuse soulignée de néons violets
dispersés, tout cela n’avait fait que s’étendre sur une plus
grande surface qu’à l’accoutumée, comme dans ces
cabines de miroirs des fêtes foraines où le même espace
réduit se multiplie à l’infini dans toutes les directions.
L’ambiance y était aussi glauque, les clients aussi rares ;

47
nous étions même à peu près les seuls, exception faite
d’un Maghrébin bizarre qui se promenait une main dans
le pantalon. Lorsque la vue des jaquettes de « Pots
cassés », « 30 millions d’amants » et « Mamie se déride »
eut cessé de faire rire Louis et que Lagad eut cessé ses
grimaces (« Ahh… c’est pas vrai… regarde ça !… »)
devant « Ô baises… », « Punitions corporelles» et
« Partouze en famille », je les entraînai aux Noctambules,
où, tous les soirs depuis des siècles, chantait Pierre
Pachard, le plus grand sosie vocal de Luis Mariano au
monde.

Pierre Pachard n’avait pas d’âge. Sa face burinée


eût aussi bien convenu à un marin de quarante-cinq ans
qu’à un paysan de quatre-vingt-dix, mais elle était
poudrée comme celle d’un jeune travesti et ses yeux
mascarisés pétillaient comme le champagne d’un prince
hindou en goguette. Sa grosse tête était surmontée d’une
banane noire gominée comme un vinyle, et posée sur le
jabot saumâtre et la veste trop grande, à revers large et
basques, d’un costume à paillettes rouge et bleu.
Il était accompagné ce soir-là d’un batteur
d’environ soixante-dix ans, petit chauve sans dentier et à

48
la face inexpressive, d’un jeune et beau bassiste créole au
crâne rasé, en jean et T-shirt bordeaux moulant ses
pectoraux, et d’un synthé myope, maigre rouquin dégarni
(type anglais) dont la chemise et le regard, à fleurs
ouverte sur un torse parsemé de poils raides, torve
derrière ses verres gras, me faisaient penser à un
pédophile belge.

« J’ai vu sous les cieux bleux…


Là-bas sous les tropiques…
Des pays merveilleux…
Aux décors magnifiques… »

Pierre Pachard venait d’entamer Une nuit à Grenade.


…Des rivages enchanteurs, J’ai vu les plus beaux soirs,…
« Hey, ça c’est de la musique ! » dit Louis. …mais au fond
de mon cœur… Je n’ai qu’un seul… eeeeeeee-spoir…
J'admirais sa puissance. Il avait quelque chose de
supérieur à l’original même, peut-être, à cause de son
anachronisme, dans ce fond de salle sombre… Une nuit à
Grenade… où, de ses bicolores vernissées, il frappait sur
l’estrade les moments les plus lyriques des chansons et
soulignait ses démonstrations de coffre par de larges
mouvements qui ouvraient ses bras et offraient son
cœur …avec toi, mon amour… à chacun de nous, au public,

49
à tout Paris, au Monde entier.
Louis et Lagad voulurent commander des pintes
mais je leur conseillai, au vu des prix, de se limiter au
demi et de profiter de l’obscurité pour « recharger » si
nécessaire avec les canettes du sac à dos. Ils n’en eurent
pas besoin car ils passèrent une bonne partie des
quelques heures que nous restâmes aux Noctambules à
danser avec deux vieilles peaux en mal de mâles,
visiblement ravies d’avoir mis la main sur des jeunesses,
même un peu soûles. Elles-mêmes l'étaient beaucoup.
Une demi-heure environ après notre arrivée, Pierre
Pachard fit une pause et son groupe vint s’asseoir juste
dans notre dos. Léonard engagea alors la conversation
avec le bassiste, qui s’appelait Freddy et venait de la
Martinique. Léonard était un amoureux de l’île et il
évoqua quelques souvenirs de son séjour là-bas. Il se
trouva qu’il avait justement été, pendant les trois mois
qu’il y avait habité, un habitué du Coco Glam’, la buvette
voisine de la maison des parents de Freddy. Ils
sympathisèrent donc, riant beaucoup à l’évocation d’une
certaine « grosse Thérèse ». Pachard, qui revenait du bar
avec trois demis pour ses musiciens, se fit présenter
Léonard par Freddy et lui demanda ce qu’il avait pensé
du show. Son accent espagnol s’était mué en pur de la
Butte, façon années trente. Léonard répondit qu’il l’avait

50
trouvé digne du grand Luis.
« Vous connaissez Luis Mariano, jeune homme ?
demanda-t-il, reprenant son faux accent espagnol.
-Un peu, oui…
-Votre chanson préférée ?
- Sa version de Perfidia, sans conteste. J’y apprécie
mieux que nulle part le mélange de la nostalgie colorée
du crooner, si vous me permettez cette expression, et de la
puissance tragique du grand ténor. J'aime aussi beaucoup
cette furieuse impression qui s’en dégage que la perfidie
de la vie n’empêchera jamais Luis de chanter.
-Jeune homme, je vous offre une consommation !
-Merci. »
Léonard s’installa avec eux, et pour ce déplaça le
flycase de sa clarinette, qu’il ne quittait jamais.
« Vous jouez, jeune homme…
-Oui... »
Le serveur venait d’apporter un verre et une
bouteille de whisky, qu’il déposa avec déférence devant
Pachard.
« Robert, tu apporteras pour ce garçon…
- Un Godfather, s’il vous plaît. Ne lésinez pas sur
l'Amaretto.
- Comment tu t’appelles ?
- Léonard.

51
- Ça te dirait de continuer avec nous à la reprise,
Léo ?
- Bien sûr. Grand honneur, Monsieur Pachard... »
A la reprise, Léonard monta donc sur scène.

Comme souvent, les autres le trouvèrent un peu


tiède au départ. Il refusa presque un solo, lors du premier
titre, sur une grille pourtant facile et entraînante. Mais je
le savais, Léonard écoutait, pour l’instant…
Enfin, il démarra vraiment. Il commença par de
petites réponses au chanteur, puis en improvisa de plus
longues et virtuoses. Finalement on lui fit peu à peu
confiance et il prit plus de place. Il apporta bientôt un
swing inédit qui faisait sourire le vieux sans dentier et
augmenter le nombre des danseurs à chaque nouveau
titre. Moi-même, j’invitai Louise, justement sur Perfidia.
La chanson fut exceptionnellement longue. Léonard y
introduisit de très bons et très longs chorus, et poussa
Pachard aux confins de sa puissance artistique, jusqu’à un
grand ruban de vocalises final, le public enchanté
envoyant une salve d’applaudissements avant même la
fin, s’arrêtant devant le maintien de la note ultime dans
un trémolo puissant, puis reprenant tandis que l’orchestre
amorçait sa cadence finale. Alors que Pierre Pachard
saluait son public bien bas, et que le synthé, avec un

52
grand sourire édenté et un son de trompette cristallin,
envoyait un « ta-tadam ta-da ta-dam tagadadaaam ! »
auquel le public répondit « Oléééééé ! », Louise me donna
un baiser. « Repasse quand tu veux, Léo !», dit Pachard.

BAISER

…Une nuit à grenades…


…Avec toi mon amour…
Élémentaire.
Bouche tiède abricot fermé à deux.
La caresse pêchée au goût de lait intime, candide,
Et les dures étrangères, nacrées, pierres précieuses !
Nous péchons la caresse au goût de lait intime, candide.
Nous,…

…Continue,…
Tension au fond !, nouveau.
La caresse, pêchée, au goût, de lait, intime, candide,
Fontaine, je boirai de ton eau. Je ne veux pas mourir !
…à Grenade…

53
Je suis là…

« Pommes, pêches, poires, abricots… » dans l’écho.


Jeu : suis fort mâle ; moi aussi je suis là.
Sourire, la caresse pêchée au goût de lait intime, candide.
Vergers bleus du Connemara, fruits de la Terre Promise.
A qui ? Ici.
Et le sourire,
Et la caresse pêchée au goût de lait intime, candide…

Mercy !

Merde alors… Je vacillais. J’étais bien... Quand cela


avait-il commencé? Sur le chemin depuis la Rotonde, à
force de parler avec Louise, j'avais senti une certaine
complicité s’instaurer entre nous qui m’avait fait tout à
fait renoncer à prendre le risque de corrompre cet
embryon d’amitié en la draguant vulgairement. C’était
une littéraire passionnée, au moins autant que moi. Elle
était classique, j’étais moderne, mais, paradoxalement, elle
lisait surtout de la littérature contemporaine tandis que je
penchais de plus en plus vers les anciens. Et bien qu’elle

54
restât attachée au Voyage alors que je lui préférais
Guignol’s Band, nous avions Céline pour passion
commune.
Quant aux anciens, je lui avais parlé de mes
dernières découvertes, d’Ovide, de ses Amours, et lui
avais même cité deux ou trois hexamètres que je
considérais atteindre le sublime. Déjà là, m’emportant
pour Ovide, j’avais eu l’impression de ne plus être en
accord avec moi-même. Certes, aucun poète mieux que
lui ne sait que l’Amour a mille visages, qu’il est la
Représentation des représentations. Il sait même s’en
moquer, et l’ironie, comme chez tous les élégiaques, y est
toujours une menace sous-jacente. Pourtant les vers que
j’admirais, et ceux que je citais, étaient ceux qui étaient
pour moi le mieux dotés de ce que Lagarde et Michard
auraient pu appeler une « sincérité touchante ». Aussi
ridicule que le terme de « sincérité » puisse paraître
aujourd'hui en Littérature, il me semblait qu’il était
porteur d’une certaine vérité, dans la mesure où je ne
l’aurais pas appliqué à n’importe quel morceau de texte à
la première personne. Je me rendis compte que j’aimais ce
moment où, en Littérature, l’illusion fonctionne. Était-ce à
dire que je ne méprisais plus les représentations ? Mon
amour de la Littérature était-il inconciliable avec mon
mépris pour l’Amour? Quelle question ! La réponse y

55
était évidemment contenue ! Devais-je donc aussi
renoncer à la Littérature sous peine de retrouver la foi ?
Peu après que Léonard ait quitté notre table pour
se joindre à celle de Pierre Pachard, j'avais demandé à
Louise si elle savait pourquoi l’on acceptait si volontiers
de se laisser tromper par la fiction littéraire et certaines de
ses représentations.
« Parce qu’elle remettent les nôtres en cause ? »
Oui, et c’était effectivement ce qu’elles venaient de
faire : le mépris que j’avais pour les représentations n’était
elle-même qu’une nouvelle représentation. On se
souvient des dispositions d’esprit dans lesquelles je
m’étais attaqué à Louise, à la brasserie... Il s’agissait, au
mieux, de se procurer le plaisir frauduleux d’une courte
caresse. Pourtant je me laissai aller, lorsqu’elle
m’embrassa, à l’ivresse et la légèreté du sentiment de
profonde vérité qui m'envahissait, et que d’autres moins
expérimentés que moi auraient sans doute appelé de
l’« amour ».
L’enfer, c’est soi-même. Puisque j’y étais enfermé, je
devais rechercher les représentations auxquelles je voulais
adhérer, construire mon monde. Et mon monde n’avait
jamais été ni ne serait jamais celui de ce cynisme auquel
j’avais fait semblant d’adhérer depuis mon grand
malheur. L’effet Come as you are. Retour au simple, la

56
conscience en plus. « C’est pourtant simple », c’est ce que
disait Jim depuis le début… En bref, ça faisait longtemps
que je ne m'étais pas senti aussi bien.

En sortant des Noctambules, Louis me demanda à


quelle distance nous étions du Père Lachaise. J’estimai ça
à environ trois quarts d’heure, une heure… Il proposa
donc que nous y allions directement. Et Jim ? Léonard
répondit que, le connaissant, il nous donnerait sûrement
des nouvelles vers quatorze heures du matin...
Louise me demanda si elle pouvait prendre ma
main. J’acceptai, bien que mon esprit embrouillé n’y eût
jamais songé de lui-même. Nous entrions
progressivement dans les limbes du lendemain, tandis que
le jour se levait, brumeux. L’ambiance restait bonne,
cependant, et Louis avait encore l’énergie de nous faire
rire en nous racontant des histoires drôles sur les Anglais
et des projets lucratifs délirants. Nous nous arrêtâmes
deux fois pour nous accouder à des comptoirs matinaux
et boire des cafés-calva, la première fois chez une vieille
racornie dont les trois bruyants caniches défendaient la
porte des toilettes en vous mordant les chevilles, la

57
seconde fois chez un Algérien aux yeux louches, chemise
à carreaux verte et gilet gris-de-maure à forte odeur d’eau
de Cologne, devant à chaque fois nous résoudre au
cognac pour tout calva. Et puis, enfin, nous atteignîmes le
but de notre voyage.

Le matin couvrait le cimetière d’une brume légère


et froide. A cette heure, de nombreux pèlerins
s’amassaient déjà autour de la tombe de Morrison,
surveillée de près par trois policiers grâce à la voiture
desquels nous l’avions repérée de loin. Elle était
maintenant nettoyée régulièrement et les graffitis, sur elle
comme sur les monuments alentour avaient été effacés, si
bien qu’au lieu de la bizarrerie bariolée et proliférante que
nous attendions, d’après les photographies que Jim avait
pu nous en montrer, nous eûmes la déception de ne
trouver qu’un simple bloc de ciment qui donnait
l’impression dans la fraîcheur matinale, à cause des
cigarettes, des canettes de bière et briquettes de vin, des
lumignons épuisés et des rameaux fanés, tous objets
votifs, d’un squat déserté au matin d’une grosse teuf. Une
jeune fille piercée portant un sweat-shirt à l’effigie de Kurt

58
Cobain sanglotait sur l’épaule de sa meilleure amie.
C’était tout. Les pèlerinages s’achèvent toujours sur la
déception de voir qu’ils n’ont pour fin qu’un lieu réel,
c’est-à-dire dépourvu de sa dimension sacrée, parce que
les représentations qu’on s’en faisait exigeaient une part
d’incertitude qui lui conférait sa magie. On le sait
pourtant : l’intérêt du voyage, c’est le chemin ; désespoir
sur celui qui n’aura pas su en profiter. Le véritable
Galaad, découvrant le fond de la coupe, s’est sûrement
exclamé : « Ah. »

Le ridicule de nous trouver là, à côté de cette fille


qui en faisait trop pour un homme disparu avant même
sa naissance, devant un monument qui n'en était pas un,
fit que nous partîmes à peu près aussi vite que nous
étions arrivés. Nous décidâmes alors de remonter vers le
sommet de la butte pour jouir de la vue sur Paris.
Léonard nous quitta -son rendez-vous avec Wilde.

L'impression de lendemain se faisait de plus en plus


forte et nos esprits, comme lavés par l’aube,
commençaient à perdre de leur enthousiasme. Nous

59
remontions la pente du cimetière en suivant chacun un
sentier différent, au hasard des déviations que nous
imposait le désordre des tombes. Je pensais à Jim. Il était
le promoteur de ce pèlerinage et son absence était aussi
pour beaucoup dans la déception finale. Curieusement,
aucun d’entre nous n’osait toujours avouer son
inquiétude. Elle était pourtant là. Louise même la sentait
sans doute, me suivant en silence sur la pente escarpée.

Je repensai à ce qui venait de se passer entre elle et


moi. Mon esprit maintenant dégagé de l’enthousiasme
alcoolique, je me disais que ce n’était pas parce que j'avais
accepté de vivre au milieu de mes représentations qu’il
fallait que j’accepte de retomber aussi passivement
amoureux que je l'avais autrefois été. Il y a aussi une part
de réalité irréductible à nos idéaux que je devais prendre
en compte, et dont je devais me méfier.
Si tout n’était que représentations en effet, et que je
pouvais si bien maîtriser ces représentations, pourquoi
cela n’avait-il pas marché la première fois, avec Laure?
C’était tout simplement, sans doute, qu'elle n’avait pas la
même idée que moi de ce point culminant de nos
représentations qu’est l’amour. Je me souvenais combien
elle avait été parfois prompte à tomber dans les pièges du
jeu de l’attirance répulsive et de la répulsion attractive, jeu

60
contre lequel les aventures de Marcel et Albertine
m’avaient, moi, mis en garde. Mais surtout, c’était qu’elle
n’était pas moi-même. Finalement, même si j’avais
longtemps refusé de le croire, Proust avait peut-être
raison en ne voyant de possibilité d’existence pour la
Vérité et l’Amour que dans l’art, expression individuelle.
Il faudrait un hasard incroyable pour que deux personnes
qui ont exactement la même représentation de l’amour se
trouvent en réalité. Ce serait plus que le miracle du sosie
parfait, ce jumeau né à l’autre bout du monde… un sosie
spirituel. L’amour, aussi plein de vérité qu’il puisse
paraître, était sans doute, en réalité, à peu près toujours,
tôt ou tard, voué à l’échec.

Je me remis donc du vacillement du baiser, qui


avait cherché à me démontrer que j’étais déjà pris au
piège, et je résolus de bien faire attention à ne pas tomber
trop amoureux. Certes, j’espérais bien que cette histoire
continuerait un peu, et je n’allais pas me priver du plaisir
d’une tendresse partagée qui ne se conserverait qu’avec
un minimum de confiance. Mais je ne ferais pas de cette
confiance un aveuglement ; je ne ressouffrirais pas ce que
j’avais déjà souffert.

Nous fîmes une pause à mi-hauteur de la butte et

61
Louise s’assit entre mes jambes, appuyant son dos contre
mon torse. Cette fois, je pensai à prendre ses mains dans
les miennes, mais tout en gardant une certaine distance
psychique. Comme si je m'observais en train de lui prendre
les mains.
« Et votre copain, Jim ? dit-elle.»
Je lui expliquai un peu ce que j'en pensai. Jim n'en
étais pas à son premier coup de ce genre. Il n'avait sans
doute plus de crédit. Et de toute façon, il faisait toujours
comme ça. Je l'embrassai, aussi. Puis nous reprîmes notre
ascension.

En chemin, je le reconnus. Il était là, dans une allée


qui partait sur la droite, son chien à ses pieds, debout
devant un haut monument parsemé de lumignons. Je
m’arrêtai.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
-Ce type, là, il était dans un bar où nous étions
aussi, avant-hier, en Bretagne.
-Ah oui ?... Il est un peu bizarre, non?…
-Oui, son chien a attaqué Jim. Evans l’a vidé net…
-Qui ?...
-Il faudra que je te présente Evans… »
L’Anglais salua bizarrement le monument et
disparut dans la direction opposée à la nôtre. Je

62
m’approchai. C’était une espèce de compromis entre un
dolmen mou et une cabine téléphonique, au milieu
duquel trônait un buste, celui d’un certain Allan Kardec.

Kardec (Léon Hippolyte Rivail, dit Allan)


 Occultiste français (Lyon 1804 / Paris
1869). Dans l’espoir d’unifier les croyances
au sein d’une religion « digne du Créateur »,
il élabora la doctrine du spiritisme, fondée
sur l’idée de la réincarnation. Directeur de la
Revue spirite, il publia notamment Le Livre
des esprits (1857) et Le Livre des mediums
(1861).

Petit Robert

« Allan Kardec » était le nom d’un druide dont un


esprit lui avait dit qu’il était la réincarnation, lui, Léon
Rivail, et c’est sous ce nom qu’il avait publié toute son
œuvre. J’avais déjà entendu dire que Le livre des Esprits
était un best-seller mondial qui valait encore à sa
sépulture d’être la plus visitée du Père-Lachaise juste

63
après celle de Morrison. Il s’agissait d’un faux dolmen
dans le style de ceux qui servirent aux assemblées
druidiques du début du siècle dernier lorsqu’on voulait
qu’elles se tinssent dans des jardins de sous-préfectures.
Le béton dont ils étaient constitués leur conférait déjà
davantage, à eux aussi, l’aspect d’une superposition
d’étrons géants que celui d’un véritable mégalithe
paléolithique.
« Un Breton ? demanda Louise.
-Si on veut, oui, souris-je. »
Mon sourire se résorba. Car je venais d'apercevoir,
posée au pied du monument et calée sous un lumignon,
maculée de taches cramoisies, une photo de Jim.

J’avais couru en espérant pouvoir le rattraper, mais


peine perdue ; il avait pris la direction d’un endroit
particulièrement tortueux du cimetière, chaos de tombes
branlantes, un peu à la manière du sepulcrarium de chez
Lagad. Je dus donc me résoudre à rebrousser chemin
pour rejoindre les autres au sommet, la photo à la main.
Celle-ci avait été prise dans un photomaton et l’on y
voyait Jim, habillé d’une simple peau de léopard disposée

64
en travers du torse, coude en l’air, une main derrière la
tête, envoyer un baiser plein de conviction à l’objectif. Le
portefeuille de Jim contenait un certain nombre de ce
genre de photographies de lui-même, qu’il utilisait
comme cartes de visite pour certaines connaissances qu’il
faisait, en soirées en particulier. Il y en avait aussi de lui
en costume blanc magnifique avec cheveux gominés et
œillet à la boutonnière, en tenue de camouflage avec pipe,
cartouchière, bob kaki et fusil de chasse, en « poncho »
mexicain avec moustache et sombrero, en tablier à bretelle
unique et chemise rouge à carreaux blancs, un hachoir
dans une main, un paquet de tranches de jambon ouvert
dans l’autre, ou encore en Stetson beurre frais, avec
chemise brodée à franges, serre-col à perles et à plumes
d’aigle, gilet blanc, lunettes carrées tombantes, chevalière
massive et barreau de chaise entre les molaires.

En arrivant au sommet, je vis que Léonard avait


déjà rejoint les autres. Louise leur avait raconté notre
découverte. Je leur annonçai mon échec à rattraper
l’Anglais.

65
DEUXIÈME PARTIE : COMMENT APRÈS QU'ESTRE
MONTÉS À PARIS, NOZ HEROES DESCENDIRENT ES
ENFERS

Le retour fut moins amusant que l’aller. Lorsque


nous avions présenté la photo de Jim au commissariat du
onzième, on nous avait pris au sérieux et directement
envoyés au commissaire, qui avait décidé de prendre lui-
même nos dépositions à tous... Il avait accepté, ensuite, de
nous laisser rentrer en Bretagne : il se mettrait en relation
avec la police de Carhaix pour nous tenir informés.

Nous avions retiré les bois de chevreuil du


radiateur et nous roulions pensifs, mes instructions de
copilote à Léonard venant seules, de temps à autre,
troubler le lac mort de notre silence. Pourtant, lorsqu’à la
sortie de Paris mes indications rompirent vraiment le
silence parce que j’eus à les multiplier, Louis osa une
plaisanterie qui nous fit rire franchement. Cet éclat fut
rapidement réprimé par un nouveau silence de
réprobation collégial mais la glace avait bien été rompue,
et petit à petit nous nous remîmes à parler, de tout autres

66
choses que de Jim. Au fond de moi un malaise confus
refluait de temps en temps, mais je ne serais jamais
intervenu pour rappeler aux autres la situation et
l’attitude qui lui eût été appropriée. J’étais le premier à
chercher à m’en éloigner en trouvant de nouveaux sujets
de conversation.

M'interrogeant à ce propos, je rapprochai tout ça


de l’expérience que je pouvais avoir du deuil. Il me
semblait que c'était pour la même raison que je n’avais
pour ma part jamais pu pleurer à l’enterrement de mon
grand-père paternel, quelques années auparavant, que
nous avions été incapables de rester longtemps dans
l'accablement qui eût paru légitime.

J’avais alors douze ans. J’étais arrivé au cimetière


après la messe avec un grand sourire de satisfaction ;
j’avais fait sortir des orgues un morceau digne du
musicien amateur que mon grand-père avait été. Mon
autre grand-père me fit remarquer que ce sourire, dont je
ne m'étais jusqu’alors pas rendu compte, n’était pas de
circonstance, et je le réprimai bien vite, rouge de honte. Il
ajouta à voix basse qu’il espérait bien ne pas me voir aussi
gai le jour de son propre enterrement.
Le sentiment de satisfaction que j’éprouvais vis-à-

67
vis de mon morceau de sortie, que j’avais sincèrement
dédié à mon grand-père, comme une prière, continua
pourtant à occuper principalement mon esprit.
J’avais vraiment été triste, lorsque ma mère m’avait
tiré d’un sommeil étonnamment agité justement cette
nuit-là pour m’annoncer la nouvelle, mais je sentais
maintenant déjà trop la vérité du lieu commun « la vie
continue », mille fois répété par les visiteurs lors de la
veillée. Il me paraissait évident qu’il y avait plus de
logique et de courage à affronter tout de suite cette vie
qui « continuait » qu’à la démonstration attendue de la
douleur. J’aurais même souhaité obtenir le droit de
continuer à sourire : car ce sourire était la preuve d’une
victoire obtenue, non sans effort, à l’échelle d’un enfant,
sur la douleur. C'était comme une preuve de l’absence de
douleur que mon autre grand-père, lui, l'avait lu,
pourtant. Je pensai à tous ces peuples pour qui la
cérémonie des obsèques est une fête. D’un point de vue
théologique, en bons chrétiens, ne devions-nous pas nous
aussi plutôt nous réjouir de l’entrée de mon grand-père
« au paradis » ? Cela, les visiteurs l’avaient aussi évoqué,
mais comme une consolation et non un motif de joie, au
même titre que sa présence discrète toujours à nos côtés.
Mon autre grand-père était un sévère catholique ;
sa réaction, réclamant des remords de ma part, ne

68
m’apparut bientôt plus que comme une exigence absurde
de convenance aux traditions chrétiennes, de politesse
due au défunt, et ces conventions culturelles me
semblaient jouer un trop grand rôle dans le deuil pour
être bien sincères et m’empêcher d’assumer entièrement
de ne pas pleurer. N’avait-on pas estimé autrefois
nécessaire d’embaucher des pleureuses pour les morts ?
Depuis quand était-il plus convenable de pleurer soi-
même ?
A cette idée -et c'est vrai aujourd’hui encore- venait
s'ajouter l'impression qu’il y avait toujours eu dans mes
pleurs une part d’auto-conviction, qu’ils avaient toujours
été versés plus ou moins intentionnellement à des fins de
commisération, que ce soit vis-à-vis de mon entourage ou
de moi-même. Pour moi, il y avait dans tous pleurs, en
tant qu’ils étaient la manifestation d’une douleur -son
« expression », un appel à la pitié, suicide de la volonté
plus lâche que sensible. Ce n’était donc pas par
insensibilité, mais parce que je refusais de mêler la
douleur vraie à ces basses manigances que je ne pouvais
pleurer face à elle. Certes, ce jour-là et les mois qui
suivirent, je respectai les pleurs de ma grand-mère, mais
cette faiblesse, que je pouvais accepter de la part d’une
femme seule de soixante-dix ans, je ne me la permettais
pas. Face à la disparition de Jim, je me trouvai donc

69
reconnaissant aux autres de ne pas non plus forcer leur
tristesse, d’oser rire même, et je crus distinguer là un de
ces signes de commune vision des choses qui scellent
l’amitié.

Mais je me trompais. Du moins en partie.

Nous mangeâmes en silence la salade de riz aux


épices et aux agrumes que Caro avait sortie du frigo.
Lorsque nous avions franchi le seuil de la porte et que
nous avions dû tout lui raconter, nous étions revenus à
une conscience plus aiguë et douloureuse de la situation.
Les mots sont parfois de puissants auxiliaires du principe
de réalité.
Caro fut la première à penser à Léa. Il fallait la
prévenir. Elle ne devait revenir que le lendemain de la
côte Sud où elle était partie passer deux jours avec une
amie, du côté de Beg-Meil. Evans lui avait donné son
congé ; on était mercredi et il avait beaucoup moins de
monde en milieu de semaine. Nous ne voulûmes pas lui
apprendre la nouvelle par téléphone ; nous décidâmes
donc que nous irions plutôt la trouver le lendemain chez

70
Evans.

Ce soir-là, les autres s’endormirent assez vite, sans


doute sous l’effet de détente que procure le moment du
coucher lorsque après une journée particulièrement
déstabilisante, on se dit qu’on a enfin toute une longue
nuit d’insomnie devant soi pour réfléchir froidement à ses
problèmes et y trouver une solution. Quant à moi, je n'y
parvenais pas.

La disparition de Jim faisait encore chanceler la


grande force noire dont je me croyais pourvu depuis que
j’avais cessé de croire au réel. Lorsque ma vie avait perdu
son sens parce que celle qui lui en donnait m’avait quitté,
cette force s’était en effet d’abord manifestée sous la forme
d’une impression de claire et vaste lucidité, car
l’intelligence des faits -c’est-à-dire de la configuration
brutale de ce nouveau monde dans lequel on m’avait jeté-
m’avait semblé vitale et que je m'y étais attaché tout entier
jusqu'à l’obtenir sur chaque point précis du problème qui
me faisait souffrir. Quant à l’enlèvement de Jim, je sentais
trop à quel point la situation était différente. Non que
j'attachasse moins de prix à l'intelligence des faits : je
commençais simplement à comprendre que cette
impression de lucidité que j’avais eue à l'époque ne

71
m’était pas venue de leur compréhension même mais
plutôt du seul fait que ma volonté toute entière, tournée
vers ce besoin d’intelligence, se donnait la direction
franche et par là ordonnant mon esprit de l'introspection.
Car ce qui était en cause finalement, c’était moins la
configuration des faits elle-même que mon rapport à elle.
Cet ordre, je ne le retrouvais plus à présent : une
disparition ne se résout en effet pas par l’introspection,
contrairement à ce que j’avais connu jusqu’ici de l’amour
et de la mort, mais, comme chacun le sait depuis son
premier épisode de Starsky et Hutch, par une « enquête ».
C’est dire surtout que la cause en est complexe, extérieure,
inconnue, dangereuse.
Je pensai aussi à Louise. Je l’avais laissée sur un
échange de numéros de téléphone et un sourire furtif, et
j’avais senti, au fur et à mesure que nous nous éloignions
de Paris, monter en moi la douce douleur des amours
contrariées. Je ne souhaitais pas retrouver mes illusions
passées, si douloureuses lorsqu'elles se brisent, mais
l’attitude qui aurait consisté à me croire capable d'un froid
détachement ne me convenait pas davantage. Pour la
première fois dans le domaine de l’amour, je me rendais
compte que tout résultait aussi d'une cause complexe,
extérieure, inconnue, dangereuse : Louise. Je paniquais à
l'idée d'accepter une relation que je maîtrisais si peu, mais

72
bien que l'importance à accorder à cette relation me
semblât d'autant plus réduite que je ne voulais plus y
apporter de confiance, je sentais aussi que je ne désirais
rien plus qu'elle. Tout cela était trop confus ; J'avais besoin
d'aide. Mon téléphone sonna. C'était elle… A tâtons,
j'attrapai le téléphone et je décrochai : c'était elle, en effet.

Je décidai de me lever et d’aller faire un petit tour


jusqu’à la cuisine pour m’assommer à coup de calva.
Elle avait seulement demandé si on avait des
nouvelles, comment j'allais, comment s'était passé le
retour.
Je ne lui avais pas dit tout ce qui me passait par la
tête pour y chercher un éclaircissement, comme je l'aurais
fait jadis avec Laure, et je m'en trouvais à la fois frustré, à
cause de l'absence de confiance qui en était la cause, et
soulagé, parce que j'avais le sentiment, lui cachant partie
de mes pensées, d'avoir gardé une certaine maîtrise sur
notre relation. Mais peut-être aussi que derrière ce
soulagement se dissimulait en fait un simple regain de
confiance dû à l'à-propos presque magique, parce que j’y
ajoutais la foi, de son coup de téléphone, comme derrière

73
la frustration l'absence malgré tout de franches et douces
déclarations de tendresse de sa part.

Dans la cuisine, je trouvai la bouteille de calva sur


la table, près d'un verre à demi plein sur lequel était posée
la main de Lagad, fumant une de ses Baltos dans
l'obscurité.
« - Pas couché?
- Non, j'ai un peu de mal à dormir.
- Je comprends...
- Mouais...
…et toi?
- Pareil. Tu veux un calva?
- Je veux bien.
Je m’assis et nous restâmes longtemps sans parler,
face à la fenêtre, contemplant chacun pour soi le
cimetière.

Soudain, et comme cela m’était déjà arrivé deux


jours auparavant, je crus voir quelqu’un passer dans
l’éloignement du sepulcrarium. Je sursautai, et le dis à
Lagad, mais comme lui n’avait rien vu, nous nous
remîmes simplement à boire. Du moins dans un premier
temps.
La conversation avec Lagad passa peu à peu

74
d’inexistante à laconique, puis de laconique à
franchement animée au bout des deux tiers de la
bouteille. Je recommençai alors à me sentir bien.
Puissamment ragaillardi. Nimbé d’enthousiasme…
-…et pourquoi elles veulent pas de moi, alors?
J’suis trop p-parfait! Voilà pourquoi!
- Trop K., trop.
- L’Espagne! Voilà ce que je voudrais donner!
L’Espagne!
- Exactement! Et la Suisse!
- Non, pas… pas la Suisse…
On rigolait bien.

Puis je vis encore quelque chose passer dans le


cimetière. Cette fois-ci, Lagad regardait par hasard dans
la même direction :
« Merde! Là! T’as pas vu?
- Ah si… là j’ai vu…
- C’était quoi ?…
- Un zombie, sûrement… Le cimetière en est plein,
on m’avait prévenu… Paraît qu’ils sont pas méchants,
qu’on peut même les apprivoiser en leur jetant des
steacks…»
Nous continuâmes un certain temps ainsi, à
papoter funèbreries de la façon la plus joyeuse. On en vint

75
à se raconter nos expériences de spiritisme adolescentes,
et je lui expliquai comment je m’étais dépucelé grâce à
ça… Je ne me rappelle en fait plus très bien de la suite ni
de la logique de la conversation, mais je sais que nous
finîmes par trouver tout à fait une bonne idée d’aller
chasser les morts-vivants dans le « jardin ».

Ah ça, on s’amusait bien… Nous avancions vers


l’endroit où j’avais aperçu des ombres, sur la pointe des
pieds, s’envoyant l’un à l’autre des « chhhht » bruyants,
tout sourire derrière nos doigts posés sur nos lèvres.
Lagad, tenant à bout de bras un bout de steack que nous
avions volé dans le frigo, tentait d’attirer les morts-vivants
en leur parlant à voix secrète :
- Le bon steack... Qui veut du bon ste-teack?
Il mordit dans la pièce de viande crue, pour leur
montrer, ce qui le fit vomir. La salade de riz imbibée de
calva fut projetée entre ses pieds, en une gerbe unique,
brève et énergique. Se redressant et prenant un air plus
guindé qu’il ne l’aurait fallu pour que ça paraisse naturel,
il passa ensuite son chemin ; pris de fou rire, je trébuchai
et tombai à plat sur un marbre. « Et… Merde! » Lagad rit
à son tour. Moi, j'avais mal au coude sur lequel je m’étais

76
réceptionné. Et puis un peu honte aussi.
- La tombe a bougé, je te jure c’est la tombe…
- Chht! Y’a les zombies qui font dodo!
- Mouais… celle-là…
- Boh, de toute façon, ils sont restés-cachés…
Je levai les yeux au ciel.
- Allez, viens, on va tendre une embuscade!
Lagad déposa alors le steack sur une tombe et me
tira par le bras, puis nous allâmes nous accroupir derrière
un monument plus large que les autres, au guet…

Le silence et l'inaction provoquèrent la


consomption partielle de notre enthousiasme, et Lagad
s’assit sur une autre dalle, en arrière de moi. Il se mit à
farfouiller dans sa poche et en ressortit un petit sac
transparent, rempli de poudre rose. « Les esprits, grand
frère!… »
Après avoir sorti une sorte de cuillère fermée de sa
poche, il y déversa de la poudre, formant un petit
monticule. Il passa ensuite la flamme de son briquet
dessous la cuillère, tordue et noircie par l'usage, et un filet
de fumée opalescente s'en éleva, qu'il se hâta d'avaler, en
une courte inspiration. Il me passa la cuillère ; je l'imitai.

L’effet fut assez rapide. Des taches de couleur se

77
mirent à flotter devant mes yeux tandis qu’un liquide
brûlant (comme du lait et du miel) envahissait mes
veines. Une sorte d’arbre désordonné avait poussé
derrière Lagad, à la transparence flasque et lumineuse.
Lagad, immobile, scrutait les alentours. Son regard
s’arrêta derrière lui, vers la terre. Au pied de l’arbre.
- Hey. Les Enfers se sont ouverts!
Là, je restai bouche bée. Derrière lui, une tombe
était ouverte, le pied de la dalle glissé sur le côté, et un
escalier à vis s'enfonçait dans les profondeurs de la terre...
- On y va?

À partir de là, mes souvenirs sont plutôt confus. Je


me souviens de l'impression de descendre cent, mille, dix
mille marches. Nous arrêterions-nous un jour? J'avais
sûrement beaucoup vieilli depuis notre départ de la
surface de la Terre. Et je devais faire attention : je risquais
de me prendre les pieds dans cette chose blanche qui
avait poussé, et qui par ailleurs me démangeait
horriblement... Faire attention... Mes pupilles se dilataient
à me faire mal...

Je me souviens aussi que je heurtai une porte et

78
l'ouvris. Que là, une galerie apparut, s'engageant devant
nous vers l'infini ; qu'une lumière aveuglante, là-bas, tout
au bout, m'appelait... La galerie y menait entre deux
rangées de colonnes vertes que surmontaient des
écoinçons percés de motifs mi-floraux, mi-géométriques,
et dont la luxuriante dentelle, débordant sur
l'entablement, allait se perdre là-haut, dans l'éternité
d'une voûte invisible. Dans ce vent tiède porteur
d'encens... dans ce bourdonnement grave, et litanique, sur
lequel se focalisait mon attention... qui m'appelait? Je
m'étais mis en marche et Lagad me suivait en silence. Au
fur et à mesure que nous approchions de la lumière, le
bourdonnement s'amplifia. S'amplifia. Jusqu'à cette
impression de n’être plus moi-même qu’un gros
bourdonnement, l’univers vidé autour de moi. Le sol était
de plus en plus mouvant.

Et puis le bourdonnement se transforma… Il


devint clairement le bruit d’une assemblée en train de
psalmodier… Certaines individualités de voix, plus fortes
que d'autres, se dégageaient de la masse. Mais je ne
comprenais pas ce qu'elles me disaient, dans leurs
grognements confus et irréguliers.

La lumière perdit de sa force. Elle devenait de plus

79
en plus jaune et vacillante, au fur et à mesure de notre
avancée. Lorsque nous eûmes presque atteint le bout de la
galerie, l'espace dont elle provenait se découvrit à nos
regards. Une assemblée s'y tenait. Nous nous arrêtâmes à
quelques mètres de l’entrée.

Cet espace était traversé de grandes arches de


pierre massives qui le démultipliaient en une sorte
d’entassement de chapelles anarchiques, comme dans une
cathédrale sauvage. On aurait dit qu’un architecte
forcené, dans sa colère, avait ordonné à la pierre brute de
jeter là un pied, ici un gros bras, ailleurs de se vider de ses
entrailles sans aucun autre plan que celui que lui inspirait
sa démence frénétique.
Un volume plus vaste, vaguement heptagonal,
abritait l'assemblée. La voûte en était soutenue par trois
colonnes à pied d'éléphant gigantesques, mal dégrossies,
et relayées par quatre autres colonnes moins grosses. A
mi-hauteur des colonnes une galerie de bois massive
reposait sur des plein-cintres sculptés. Là, une série de
monstres émergeait d’un lac de feu : oiseaux à têtes de
lion hurlant, poissons-boucs pleurards, serpents à becs,
crapauds, chiens, gargouilles, foule d’êtres informes et
inquiétants, comme émanant des flammes elles-mêmes.
De part et d’autre de ce lac se tenaient un homme et une

80
femme, la femme criant, et jetant ses bras en direction de
l’homme qui n’avait, lui, que la tête de tournée dans sa
direction, le reste du corps faisant dos au lac dans la
posture de la marche. Ailleurs une scène carnavalesque
dans une cité aux rues tortueuses. Un grouillement de
termitière agitait la cité, déversant bourgeois obèses,
mendiants faméliques, vieillards et vieillardes bossues,
jeunes guerriers en armes, filles de joie et de peine,
princes, poètes, prêtres, musiciens, cadavres, enfants,
femmes et fous, tous à la suite d’une jeune beauté
italienne qui tourbillonnait autour d’une fontaine. De
cette fontaine une eau pure semblait jaillir à cause de la
danse.

Mis à part une auge de granit grossière, posée au


centre de l’heptagone sur le sol de terre battue, et dont la
face était ornée d'un buste humain, bouche grande
ouverte, le mobilier contrastait un peu avec l’apparente
antiquité de cette architecture mystérieuse. Trois
catafalques mal assortis, du genre de ceux dont une
églises de village victime de l'exode rural mais encore
soucieuse de montrer un incertain mais très catholique
standing aurait pu se doter il y a cinquante ou cent ans,
étaient posés au pied de chacune des trois grosses
colonnes, recouverts de nappes d'une blancheur inégale.

81
Sur ces catafalques étaient posés un tas de faucilles
dorées, un plat en inox rempli de pommes à cidre, et une
brassée de rameaux de gui. Une dizaine de candélabres
de différentes tailles et grosseurs, en stuc marbreux,
étaient disposés en cercle autour des colonnes, dans les
arcades.
Quant à l’assemblée, une soixantaine d’hommes en
robes noires, la tête dissimulée sous de profonds
capuchons, se tenaient debout en arc de cercle face à
l'auge de pierre. Depuis l’arrière d’icelle, un homme à
barbe vénérable et au regard dur dirigeait la réunion. Son
visage buriné, ombreux, tanné, avait une sorte de non-
expression figée comme un sommeil. Il marmonnait plus
fort que les autres des choses que je ne saisissais toujours
pas. Cela ressemblait un peu à du breton teinté d'accent
irlandais.

Debout sur le côté, à part des autres et couvert


d’une mante noir, je reconnus ensuite l'Anglais. Lui... Son
dogue, qu'il tenait par le bout de sa chaîne, était couché
près de lui.

La litanie s'arrêta. Sur un signe de l'officiant,


l’Anglais sortit alors de son immobilité. Il se saisit d’un
grand bâton posé là contre une colonne et s’avança vers le

82
centre de la salle, près de l'auge.
- Amenez-le… entendis-je distinctement, en
français.
Deux hommes sortirent alors de derrière un piton
rocheux, en portant un troisième, visiblement inconscient.
Je reconnus Jim. Je ne pus retenir une bruyante
inspiration.
On ne m'entendit pourtant pas, car l'attention de
l'assemblée fut tout aussitôt détournée par un
rugissement qui venait de son sein même :
- JIIIIIM! LÉA'S MAN, ENQUIOULÉS!
L’Anglais détacha son chien qui se mit à gronder.
C'était Evans.
- Tais-toi, imbécile!
- QU'EST-CE VOUS AVEZ LUI FAIT, YA FILS DE
PYUTES OF A BITCH!
- Argh! Mais faites taire ce gros crétin! Tu déranges
le rite, gallois!
- JAAAAAAAAAAAMES!
- Mais il n'est pas mort! Est-ce qu'on ne te l'a pas
expliqué, ivrogne! Tais-toi, donc! Koz-ki !
Mais Evans continuait à rugir se lamentant, se
lamenter rugissant, tant et si bien que quelques-uns des
compagnons qui l'entouraient voulurent lui saisirent les
bras pour le calmer.

83
Pour tant impatient devint. Lors entra en fureur,
attrapa le premier lequel là estoyt par la senestre jambe, et
la soublevant de terre, lui feit veoir l'envers du monde de
belle façon. Puis il laissa glisser la jambe de son large
poing envers le sol, rattrapant nostre homme in extremis,
c’est-à-dire au pied, non sans grosse saccade lui rompant
pour petit la cheville. Adoncques se meit à le verdement
battre, brisant ses deux genoulx d'un seul coulp de teste
et lui crevant bedaine en deux coulps de poing. Et tant le
secoua il, tant fit tourner, tant fit cryer qu'aucuns dirent
qu'on n'avoyt oncques rien vu tel, comme crecelle d'une
enfant. Puis le pouvre hayre lascha il draitement, de sorte
qu'il alla enfoncer du pied dextre, qui n'avoyt encore servi
mais s'y brisa sur l'heure, le crasne de l'un de ses
coreligionaires.
Quoy voyant les autres tentèrent fuir. Mais Evans
en parvint à chopper deux moins hastifs, desquels les soy
rapprochant, et leur baillant verts dronos, escarbouilla les
testes comme formage. Croiez que c'estoyt le plus horrible
spectacle qu'on veit oncques. Les aultres estoient jà
acourus derrière les futz des colonnes à lui opposées,
n'estant un tout petit, qui s'estoyt pensé plus en sureté
estre au fond des grandes armoires de fer, mais qui tant
claquenaudoit de ses dentz que toute l'armoire en
faisoient elles sonner. Quoy ouyant, Evans en arracha la

84
porte et ordonna au gringalet que sortit, ce qu'icelui
faisant l'assomma d'un grand coulp d'icelle porte disant
qu'aucun mieux n'en sortiroit.

Nostre Anglois qui n'avoit jusque lors bougé non


plus que son chien monstrant les dens, que fermement
tenoit en laisse, cestuy cy libera. Le chien droit à Evans
acourut, à grand allure, mais aussi soubdain s'arrêta
qu'iceluy se retourna et lui fit face. Car le recongnoissant,
se print à fuir plus vitement que son ombre le
poursuivoit, chassant tout un groupe des bons moines du
derrière d'une grosse colonne à l'aultre ensuivant pour y
faire sa place, nonobstant que ceste aultre fust par trop
mince pour bien iceux dissimuler. Mais chien n'y peut
penser.
Somme fors l’anglois, toute la triste troupe des
bons moines se conchyoit si bien que nul n'osoit jà
moufter seulement. L’Anglois estoit seul resté en sa place,
s'esforçant de tracer un cerne tout autour soi en terre, du
bout de son baston. Point n'eut loisir de cestuy clore
toutesfois, car Evans, saisissant le plat d'inox es catafalque
lui jouxtant davantaige, après l'avoir assommé, si n'estoit
pour un petit, des pommes qu'il contenoit, en avoit si bien
visé sa teste avecque que tous les bons mortz du
cemetiere en entendirent sans doutes ses os craquer

85
jusques au dehors et que roidde en tomba nostre Anglois
es pommes qui semoient à terre.
Adoncques le diable y print part. Car nul fors que
lui n'eust pu deviner la suite de l'adventure. Evans s'estoit
précipité auprès de Jim, dont les porteurs avaient
abandonné le corps par terre, tost fuyant. Il s'était
agenouillé devant lui.
- JIM FELLOW!
Il sanglotait à belles larmes.
- OH, JIM! O DEATH! DEATH! TYOU CROIS PAS TU ME
DOIS DÉJÀ TROP DES CROUMES, AVEC MAMAN? ET
BUNNY PETITE FRERE! AND JOHN THE DOCKER!
OH, DEATH BITCH! OH, JIM! HOLD IT MY KNIGHT! JE
SAIS WHAT IS GOOD FOR YOU! SOMEBODY GIVE
HIM A GUINNESS!

Les encapuchonnés, voyant la brute se


désintéresser d'eux, avaient profité de sa lamentation
pour s'emparer d'un gros candélabre et s'étaient
approchés d’Evans. Je criai trop tard. Du sang jaillit. Au
moment où Evans se retournait pour réclamer une
Guinness, ils l'avaient assommé et il gisait maintenant
près de Jim. Ils se tournèrent alors dans notre direction.
Lagad et moi, nous nous précipitâmes alors dans le
couloir. Lagad atteignit le premier les escaliers qui

86
remontaient au cimetière. Je jetai un coup d'oeil par-
dessus mon épaule avant de monter. Personne. Je restai
une seconde à considérer la galerie vide. Lagad me cria de
monter. Je sursautai et le suivis.

Le bruit et l’odeur du café nous réveillèrent


simultanément, Lagad et moi, et je vis sa tête se lever
lentement d’entre ses bras croisés sur la table alors que je
tentais moi-même laborieusement de remettre le monde à
l'horizontale. Caro, vêtue d’une nuisette en coton à
nounours roses délavés, les cheveux en bataille, nous
tournait le dos, occupée à se presser une orange. Ma
nuque extrêmement douloureuse…
« Ouah… Vous avez une de ces gueules… Vous
avez fait quoi avec ça?
Elle désignait du menton la carabine de chasse de
Lagad, posée debout contre le bord de la table.
- Rien… euh… Il s’est passé des trucs vraiment
bizarres, cette nuit.
- Tu m’étonnes… La bouteille de calva a pris un
coup…

87
- Non, il s’est vraiment passé des trucs...»
Tout cela s’était-il vraiment passé? Je regardai le sac
de poudre rose posé devant lui sur la table. Elle nous
avait emmené loin… Ma nuque... Lagad raconta ce qu'il
avait vu.
Ce qu’il raconta était un peu moins fantastique que
ce dont j’avais le souvenir. Mais ça y ressemblait
beaucoup. Et le principal était là… Un peu bourrés, on
avait décidé de se balader dans le cimetière… On était
tombés par hasard sur une tombe ouverte. Et on avait vu
Jim. Et l’Anglais. Et Evans. Et Lagad avait comme une
sorte de tremblement dans la voix qui n’était pas dû qu’à
l’alcool…
Lagad, qui mesurait facilement son mètre quatre-
vingt-dix et pesait bien son quintal, n'aurait pas semblé
être du genre, à première vue, à se laisser impressionner
par le premier délire hallucinatoire venu. On n'eût pas
même été étonné qu'il avouât posséder une brassée de
Gallois parmi ses ancêtres, voire une poignée de
pourfendeurs de dragons. Malgré les a priori et
l'imposance de la masse cependant, et comme souvent en
fait chez ceux qui ont ce type de gabarit, il y avait chez lui
une sorte de douceur, de délicatesse même, qui répondait
mieux à l'inébranlabilité et à l'inertie de son physique que
ne l'eût fait la grossière brutalité attendue. Le seul

88
contraste vraiment surprenant chez Lagad et qui m'avait
frappé dès la première fois que je l'avais rencontré, c’était
en fait celui qui existait entre cette douceur presque
maternelle, que l'on rencontrait dans sa voix dès qu'on lui
adressait la parole, et la profondeur perçante de son
regard gris. Ce regard m’avait toujours paru être le gage
d’un esprit froid et rationnel, d’une maturité et d’une
virilité à la limite de m’effrayer, moi qui me sentait si
faible devant le destin, et c’était surtout ce regard,
surligné d’épais sourcils noirs, qui me donnait du mal à
penser qu'il puisse vraiment avoir vu les mêmes choses
que moi la nuit précédente.

Nous racontâmes aux autres, puis à la police de


Carhaix qui dépêcha une patrouille, la même histoire que
nous avions racontée à Caro. La tombe, car elle ne l’était
plus ou ne l’avait jamais été, fut ouverte dans la matinée
par des employés de la mairie que les policiers avaient
appelés pour ça. On y trouva un cercueil, celui de la
défunte inscrite au registre, dans un caveau d'une
conformité absolue. Pas d’escalier, donc…
L’Anglais du bois de Kerriou, vers lequel nous
avions aussi dirigé les deux policiers dépêchés, les reçut
avec la plus parfaite amabilité ; ils prirent même le thé
dans le jardin. Quant à Evans, il avait bien ouvert son bar,

89
comme tous les jours. Et les deux policiers burent
simplement un café-calva chez lui, avant de s'en aller. Ils
nous proposèrent tout de même un soutien
psychologique, une aide médicale qui remédierait au
traumatisme que nous avions subi suite à la disparition
de notre ami, traumatisme pouvant parfois provoquer des
hallucinations assez convaincantes par besoin de faire
quelque chose dans une situation où l’on se sent
impuissant. Ils nous conseillèrent aussi de ne plus nous
promener la nuit dans les cimetières lorsque nous avions
bu.

Pendant que Lagad et moi avions accompagné les


policiers au cimetière, Léonard et Louis s’étaient rendus
chez Evans pour annoncer à Léa la disparition de Jim. Ils
y avaient appris qu’elle avait prolongé son congé d'un
jour et qu'elle ne serait pas là avant le lendemain. Comme
Evans n’avait jamais grand monde le jeudi non plus, il
avait accepté. Non, rien n’avait semblé anormal chez
Evans, sinon qu’il était presque saoûl à quatorze heures…
enfin rien. Autre chose : ce ne serait peut-être pas la peine
de parler à Léa de nos délires de poudre rose. Nous
approuvâmes cette sage proposition, et quant à notre
descente aux Enfers, j’aurais commencé à ne plus rien en
croire moi-même si le regard de Lagad, croisant le mien,

90
ne m’avait rappelé à tout instant que nous étions deux à
l’avoir vécue.

Ce soir-là tous les deux, et sans en avouer la raison


aux autres ni même entre nous, nous restâmes encore
-sans rien boire cette fois- assis en silence dans la cuisine
jusqu’à une heure assez avancée. Mais rien ne se passa.

91
TROISIÈME PARTIE : LE SONGE DE PERCEVAL

Léonard devait rentrer pour déjeuner avec ses


parents. Chez lui, le repas dominical en famille était une
tradition à laquelle on ne coupait pas, et Léonard ne l’eût
jamais osé sécher sans rétribuer ses parents de sa présence
lors d’un autre déjeuner, en semaine, pour réparation à ce
manquement. Il rentrait à Brest, donc, et ne reviendrait
que le lendemain. Nous prîmes le petit déjeuner tous
ensemble puis nous l’accompagnâmes à sa voiture. La
portière à peine refermée sur lui, nous nous dirigeâmes
vers Ty Guern, qu’Evans venait apparemment d’ouvrir.
Nous y attendrions Léa en jouant aux fléchettes…
En entrant, nous vîmes qu’Evans était là en effet,
comme depuis toujours, un peu branlant dans sa
migraine matutinale, un mug d'Irish posé devant lui sur
le comptoir. Il portait son intrinsèque casquette de
paysan, et l’un de ses non moins intrinsèques gilets de
cuir, « western style », sur un polo marronnasse et
douteux. Cet ensemble casquette-gilet, qui n’avait au
début été pour lui qu’un « truc » lui permettant de
renforcer l’image pittoresque de son établissement

92
-certains touristes lui avaient en effet fait sentir, au début
de son installation, leur déception qu’il ne fût pas breton-
cette casquette et ce gilet, disais-je, lui avaient aussi
permis de mieux s’intégrer à la population, faisant de lui
un personnage dont la silhouette originale était de loin
reconnaissable, une « figure locale ».
« Bonjour les gars. Allez, c’est ma tournée… »
La tournée, ça n’était pas son genre, surtout à cette
heure-là. Ce signe discret de compassion fut sa seule
allusion à la disparition de Jim. Nous lui réclamâmes le
jeu de fléchettes et trois « cafcals », puis nous nous
lançâmes dans la partie.
Louis nous battit facilement Lagad et moi, distraits
que nous étions à jeter des coups d’oeils vers Evans. Mais
rien en effet ne semblait inhabituel chez lui. Assis au
comptoir sous le faible éclairage d’une lampe de
bibliothécaire, il passait ce début de journée à faire ses
comptes sur un cahier d’écolier, grommelant et se grattant
régulièrement la casquette. Lorsqu’il était venu nous
servir, j’avais quand même remarqué qu’il portait le col de
son polo bizarrement relevé. J’avais alors croisé le regard
de Lagad et cru y lire que lui aussi l’avait remarqué. Que
lui aussi avait pensé qu’il pouvait cacher les marques que
lui aurait laissées le coup de candélabre de la veille. Mais,
éternel mystère de l’imperméabilité de ce regard, je ne

93
parviendrais à y lire ni la même déception ni le même
embarras que je ressentirais quelques instants plus tard
quand, à son arrivée, Léa rabattrait maternellement le col
du Gallois, en lui soufflant : « Evans, tu bois trop… » …et
qu’aucune marque n’apparaîtrait.

En arrivant, Léa comprit, tout de suite, notre


regard et nous demanda ce qui s'était passé. Je
commençai par lui annoncer qu’on avait perdu Jim. Elle
était habituée, comme nous, à ses escapades
buissonnières. Je lui dis qu’il y avait un autre problème.
Nous allâmes nous asseoir à la grande table près du feu.
Et je lui parlai de notre visite au Père Lachaise. Et de la
photo…

Léa me fit recommencer plusieurs fois l’histoire.


Elle écoutait sagement, très concentrée, comme attentive à
quelque chose d’important mais d'extérieur, simplement
dépourvue du sourire qu’on lui connaissait d'habitude.
Elle réclamait sans cesse de nouveaux détails, comme si
elle exigeait de moi, de mon récit, qu’elle pût finir par
avoir été présente. Cette insistance fatigante semblait
cependant moins venir d’un besoin brûlant de se rendre

94
« intérieure », « maîtrisable » l’aventure, comme j’avais pu
le ressentir moi-même, que d’une logique bien plus
raisonnable et efficace (féminine?) ; en un mot, elle en
était déjà au stade de « l’enquête ».
Devant cette relative froideur d'esprit, j’hésitai à lui
parler de nos visions de l’avant-veille. Mais je ne lui dis
rien, par respect de la parole donnée peut-être, plus
probablement parce que je ne l’osai pas…

Au moment où j’évoquai pour la énième fois la


découverte de la photo, Evans, qui s’était assis avec nous,
émit un « Oh oh oh… » gémissant, comme pour lui-
même. J’échangeai un regard avec Lagad mais c’est Léa
qui réagit :
« Evans?
- Jim… Pourquoi ils ont choisi lui?
- Tu crois qu’ils sont plusieurs?
- Oh… je suppose… pour prendre notre Jimmy…
parce que… oh... il est FORT, notre Jimmy…
- Pas tellement, tu sais…
- Oh oui… je sais… Oh! IL EST TELLEMENT
FORT, JHICKAËL!…
- Jhikaël ?
- Oh… je voulais dire l’Anglais… Well, je crois il est
fort... Il est l’air…

95
- Evans, si tu sais quelque chose pour Jim, dis-le.
-…
- Dis-le.
-…
-Dis-le!

Evans obéit. Rougissant, il retira sa casquette et


caressa nerveusement son front dégarni. Nous aperçûmes
alors un gros pansement malhabile sur l’arrière de son
crâne. Cette casquette faisait tellement partie du
personnage que nous ne l’avions pas soupçonnée de rien
pouvoir cacher.

J’ai dit que nous n’avions rien remarqué d’anormal


chez Evans. Depuis que Léa était arrivée, ce n’était plus
tout à fait vrai. D’abord il nous avait offert une nouvelle
tournée. Deux de rang, ça sortait vraiment de ses
habitudes… Mais surtout, il avait passé un peu trop de
temps à éponger et essuyer la table, pourtant propre
puisque nous étions ses premiers clients, et il était venu
vider deux fois le cendrier, à chaque fois plein seulement
aux trois quarts. Venant agacer les bûches du foyer dans
notre dos du bout du tisonnier comme s’il avait eu à en
vérifier la cuisson, réorganisant un tas de papiers sur le
vieux piano, posant ici un cendrier, alignant là deux

96
chaises, il tournait, depuis, un peu trop autour de nous
pour que ça soit normal, sans pour autant oser se mêler à
la conversation. Devant cette agitation mal dissimulée, je
compris que ce qui n’était pas normal chez Evans avant
que Léa n’arrive, c’était justement la froide normalité de
son comportement, que j’avais ridiculement prise pour de
la pudeur professionnelle. Retenue exagérée pour une
situation aussi exceptionnelle ; car nous savions tous que
Jim était plus qu’un client pour lui et il n'était par
conséquent pas logique qu'il se sente obligé d’essayer de
nous cacher -si mal- que la conversation l’intéressait.
Alors qu’Evans allait se remettre à travailler le feu
pour la troisième fois, Léa lui avait dit :
« Evans, tu peux t’asseoir avec nous si tu veux… »
Le tisonnier s’était arrêté, hésitant, au-dessus des braises.
« Viens là. » Elle avait dit ça d’un ton doux mais ferme, en
lui montrant la place libre à côté d’elle. Alors il était venu,
s’était assis, Léa avait rabattu son col et il avait écouté le
reste de mon récit sans rien dire, d’un air absorbé qui
donnait l’étrange impression qu’il réfléchissait
parallèlement à autre chose.

C'était exactement à la table où nous étions assis


que tout avait commencé pour lui. Il était en train de
signer la vente du bar, un sacré paquet de livres sterling

97
que le notaire avait accepté selon le cours du jour posé sur
la table entre deux ballons de rouge. Le premier
paiement. C'était par contre la deuxième bouteille que la
patronne offrait, et il commençait à en ressentir les effets.
Aussi fut-ce tout à fait par mégarde qu'il se mit à
chantonner, en gaélique, une vieille chanson qui parlait
d'une truie s'en allant vendre, avec un certain succès, sa
propre viande à Glasgow. La mère d’Evans était une
écossaise de l'île de Skye, et elle lui avait transmis sa
langue.
"Ah, vous parlez le gaélique!..." s’exclama le
notaire. Et il lui expliqua que la langue du coin, le breton,
venait en quelque sorte du gaélique, que c'était aussi une
langue celtique… Il avait soudain l'air passionné le vieux
notaire ; et Evans avait même cru reconnaître dans ses
yeux l’étincelle singulière qui brille à la reconnaissance
d’une langue lointaine, mais dont on est familier. Evans
lui demanda donc s'il connaissait la chanson, qui avait été
l'une des préférées de son frère ; mais le notaire ne lui
répondit pas ; il répéta juste encore, en français, que c'était
vraiment un bel idiome, et même qu'on y sentait les accents
âcres d'une langue brutalement sortie de la Nature, d'une
langue agile comme le feu et l'eau, douce comme notre
mère la terre et forte comme notre père le vent, fière enfin
comme le grand étendard du Gwen-ha-du dressé devant

98
le bagad. Evans se demanda comment il avait pu voir tout
ça dans son bout de chanson sur la vieille truie.
« Ah, il faudrait utiliser ça! Ah, ça rendrait
vraiment bien! » ajouta le notaire. Et il lui proposa un
marché de plus. Il faudrait traduire des textes en gaélique
pour lui, en échange de quoi il lui promettait de le payer
grassement. Ça pourrait aider à payer les traites viagères
du bar, au moins au début… Quand il eut dit le chiffre,
Evans se dit qu'il ne pouvait pas refuser.
« Êtes-vous croyant, Evans? » demanda alors le
notaire. Evans répondit qu’il n’était pas allé à la messe
depuis longtemps, depuis le jour, en fait, où on avait
enterré Bunny, son frère.
« Je dois vous avouer, Evans : moi aussi la messe
m’ennuie. Les curés, les sermons, les cantiques, c’est pas
vraiment mon habitude… Hé hé… On a une tradition
plutôt rouge par ici, vous savez?
Il avait dit ça avec un sourire malicieux, les yeux
brillants d’une complicité un peu forcée.
« Le Centre-Bretagne a toujours été une région
pauvre. Alors vous pensez bien, le prolétariat, si on sait ce
que c’est… Mais peut-être surtout… je ne sais pas si vous
êtes au courant Evans, mais nos ancêtres communs n’ont
pas toujours été chrétiens… Ils croyaient en quelque
chose, oui… mais ce n’était pas la messe… Pour nos

99
ancêtres, c’est la Nature qui était divine... Prenez le chêne,
Evans, dit le notaire en lui resservant à boire, prenez le
chêne : le chêne n’est qu’un arbre, un « objet » dirait-on,
apparemment dressé là par le hasard pour le seul plaisir
du promeneur, sans mouvement, sans action possible :
tout le monde n’est-il pourtant pas d’accord pour dire que
le chêne est « fort »? La force est dans le chêne comme la
beauté est dans l'ajonc, la bonté dans l’agneau, l’infini
spatial dans la voûte du ciel et l’infini temporel dans le
granit… nous le savons tous, au fond de nous-même :
Dieu est dans la Nature, Evans! Toutes les qualités que
nous attribuons à Dieu, il n’y à qu’à sortir de chez soi, au
grand air, pour les voir, les sentir, les toucher! Nos
ancêtres le savaient, et ils vivaient bien différemment : ils
savaient utiliser et craindre la Nature, la toucher et
l’adorer, l’adorant parce que la touchant, pourrait-on
dire… Nous avons perdu aujourd’hui cette belle
religion... Mais elle a résisté longtemps : la Nature, plus
belle, plus rude ici qu’ailleurs, avait gardé le regard de ce
peuple presqu’ilien tourné vers sa toute-puissance…
Jusqu’à des temps très proches, par exemple, les femmes
du pays continuaient à accomplir certains rites autour des
pierres moussues, phallus de la Nature fécondante, et
certains hommes et certaines femmes, dotés d’un savoir
qui ne se transmettait que par le sang, soulageaient les

100
maux de nos paysans autrement que par la chimie des
médecins, et souvent avec davantage de succès! Et notre
langue, aussi, par la puissance poétique qui lui est
inhérente, envoûtait le peuple de ses chants, le poussait à
des danses presque tribales, et dans la communion du
cercle, savait le préserver du culte humain porté par le
latin et ses prolifiques dégénérescences! Car… oui, Evans,
c’est avec le latin qu’est venu le christianisme, lui, le
véritable barbare! Lui qui se mit à tailler des croix au
sommet des menhirs, et à apprendre aux Celtes que Dieu
était un homme, un seul… venu racheter nos péchés… Et
tout est là! « racheter »! Religion de marchands! Les
indulgences! Les munificences pontificales! La folie de ce
monde n’a pas d’autres origines, Evans! L’argent!…
L’OMC! Le messie est un juif! Alors évidemment,
aujourd’hui, l’homme souille le plus sacré! Tout ça pour
quoi? Le pétrole! Les sacs plastiques, les marées noires,
les gaz d’échappement, qui réchauffent la planète! Et
l’eau, polluée par la surproduction porcine, fruit du
capitalisme à l’américaine! L’eau! La plus précieuse des
ressources! Voilà une chose au moins que les peuples
africains savent, pourtant! Les loups ont disparu de
Bretagne, les ours des Pyrénées! Nos plus nobles totems!
Disparue aussi la blanche hermine!… Et bien entendu, les
traditions se perdent… Le breton, même… Mais figurez-

101
vous… »
Le notaire se tut soudain pour promener son
regard dans la pièce d’un air suspicieux, puis il se mit à
chuchoter :
«…figurez-vous que certains hommes par ici n’ont
pas oublié toutes les traditions… et qu’on en pratique
même encore d’immémoriales… »
Après un nouveau regard jeté aux alentours, il
ajouta :
« …J’ai l’honneur de faire partie d’un groupe
d’hommes avisés qui perpétuent cette belle religion des
anciens… Ici même, à Plounévez… Rejoignez-nous, mon
vieux, et je vous promets que nous vous seront fidèles!
Pour votre commerce! »
Evans n’avait pas compris grand-chose.
Apparemment, il s’agissait d’une sorte de club
écologique. Il demanda où il fallait s’inscrire…
« Dans nos cœurs, mon frère. Mais la décision ne
dépend pas que de moi… Si cela est possible, un de ces
jours, je déposerai un signe devant votre porte. Je vous
donne rendez-vous ce soir-là dans le chemin creux
derrière le cimetière, un peu avant l’heure de la Grande
Conjonction… vers deux heures moins le quart... D’ici-là,
n’en parlons plus, et buvons gaiement à votre prospérité.
Vous verrez par vous-même… »

102
Un peu plus d'un mois plus tard, en arrivant au
petit matin, Evans trouva par terre devant sa porte un
petit pendentif, dont l’attache s’était apparemment brisée.
Il se mit à chercher dans sa mémoire s’il ne l’avait pas
remarqué la veille, au cou de celui ou celle qui aurait pu
l’avoir perdu en sortant. Il avait une très, très bonne
mémoire des détails. C’est ce qui faisait de lui un si bon
conteur, et aussi un bon patron, dans la mesure où un
client qu’on reconnaît est un client qui revient et où ce
don mnésique s’étendait aussi, chez lui, à la physionomie.
Il s’agissait d’un triskell de métal argenté, léger, et
faussement patiné. Tout à coup il se demanda si ce n’était
pas là le fameux « signe » que le notaire lui avait promis.
Deux heures moins le quart, derrière le cimetière, il avait
dit… Il pleuvait depuis deux jours et la météo n’annonçait
pas vraiment du mieux pour la soirée... Gast…
Comme Evans était quand même plutôt curieux, ce
soir-là, après la fermeture et le ménage, il se rendit au lieu
fixé. Il pleuvait toujours, et le notaire l’attendait en effet,
debout sous un parapluie à carreaux roses et bleus, et
vêtu d’une sorte de grande robe noire épaisse, à capuche,
sur le ventre de laquelle était badigeonnée une hermine
rouge. Il salua chaleureusement Evans, puis lui demanda
de passer une robe semblable, qu’il avait apportée pour

103
lui. Il sortit ensuite de dessous la sienne une clef, révélant
au passage un pantalon gris dont le pli, impeccable
pourtant, atteignait difficilement ses chaussures. Il leva
cette clef à la hauteur des yeux d’Evans, poussa un petit
« Hé hé! » espiègle, puis se retourna vers la petite porte de
bois devant laquelle il l’avait attendu et fit jouer la clef
dans la serrure. Cette porte donnait sur le cimetière.

Une tombe était ouverte. Le notaire lui banda les


yeux avant d'entrer. Ils avancèrent un peu, descendirent
un escalier, suivirent un couloir. Lorsque le notaire lui
retira son bandeau, Evans était dans une sorte de caverne
bizarre. Une assemblée de gens déguisés comme eux les
attendait. L'officiant, raide derrière son auge, le regard
aveugle, avait la main posée sur une immense épée qu’il
tenait verticalement, la pointe au sol, une épée telle qu’on
aurait pu en voir trôner au-dessus de la caisse d’un
magasin d’« héroïc fantasy », croisée avec une masse
d'armes au design futuriste. « Suivez-moi, nous allons
vous adouber… » chuchota le notaire.

La cérémonie d’adoubement s’était à peu près


déroulée sur le modèle de celles des chevaliers de notre

104
Moyen-Âge, une promesse de secret et la participation de
l’Anglais mises à part. Pendant qu’Evans subissait la
« collée » en effet, l’Anglais était venu donner le bas de sa
jambe gauche à flairer à son chien. Celui-ci s’en était
rapidement désintéressé et avait lancé un bâillement de
regret en direction de la colonne au pied de laquelle il
dormait encore une minute auparavant, où l’Anglais le
ramena presque aussitôt. Evans, intrigué, avait demandé
à voix basse au notaire en sortant qui était ce personnage.
- C’était Jhikaël, notre Poète. Comme son père avant
lui et le père de son père. Très érudit… Il est issu d'un
long lignage… Vous verrez, il est un peu fou. Mais très
impressionnant…
Le viager s’était révélé interminable, contrairement
aux espoirs d’Evans. Il était resté, du coup, complètement
dépendant des aides que la secte lui versait. Sans ça, son
bar n’aurait pas tenu jusqu’à aujourd’hui… En échange, il
continuait à assister aux cérémonies, bien qu’elles
l’ennuyassent de plus en plus, il en gardait le secret, et il
traduisait en gaélique les textes que lui donnait le notaire,
sortes de poèmes pleins de verdure et de mots abstraits,
que le prêtre déclamait mélodramatiquement pendant les
cérémonies.

Le prêtre et le « Poète », on ne les avait jamais vus

105
au bourg jusqu’à il y a un mois, lorsque Jhikaël s’était
ouvertement installé dans une maison du bois de Kerriou.
Depuis, on l’avait même vu entrer tous les soirs chez
Evans vers six heure et demie pour ne repartir qu’à la
fermeture.

La première fois que Jhikaël et son chien étaient


entrés chez lui, Evans avait poussé un « GAST! » de
surprise. L’Anglais lui avait répondu d’une voix aigrelette
:
« Shall we be… acquainted with each other ?
-AHH… OUI… NON… ben non… mais c’est je
PENSAIS pas…
-Certes, vous ne pensiez pas. »
Il s’était alors assis à la petite table près du feu et
s’était mis à griffonner sur son carnet, tâche qui l’avait
occupé chaque soir depuis.
La présence de Jhikaël dérangeait Evans mais il se
sentait obligé à la plus extrême politesse avec ce client
particulier dont le mystère lui paraissait menaçant, d’une
part à cause de l’influence qu’il lui supposait sur sa
clientèle, d’autre part parce que l'homme lui-même, avec
sa voix sure, ses histoires de magie et ses airs de jamais
rire de rien, lui paraissait trop halluciné pour pouvoir être
inoffensif. Cet effort de politesse avait cependant vite

106
fatigué Evans, plutôt habitué à agir en maître chez lui. Au
début, il avait décidé, intérieurement, de le mépriser,
comme il l’eut fait avec n’importe quel Anglais guindé de
passage. Mais cela n’avait duré qu’un temps : le mépris
du mépris s’use, et la constance de l’Anglais, sa rigidité,
l’avaient emporté sur l’assurance d’Evans qui, de son côté,
continuait à se creuser la tête pour comprendre ce qu'il
pouvait bien venir faire là tous les soirs. Il avait posé la
question au notaire qui lui avait seulement répondu que
la réponse à cette question « nécessiterait un plus haut
degré d’initiation »… Et qu’est-ce que le « Poète » pouvait
bien écrire sur son carnet? Evans avait bien essayé de lire
par-dessus son épaule une fois mais, outre qu’il ne lisait
pas très bien, le regard de Jhikaël lorsqu’il s’en était rendu
compte l’avait dissuadé d’en retenter l'expérience.
Et puis un jour, en rentrant dans son bar, alors qu’il
venait de mettre dehors un petit moustachu
complètement barrique parce qu’il avait simplement
oublié que le petit moustachu avait déjà payé, il avait à
nouveau croisé le regard de Jhikaël. Celui-ci avait levé les
sourcils au plafond, sans rien perdre de sa sombre
gravité, s’était repenché sur son calepin, avait passé
plusieurs pages, puis lissé l’arête de celle où il était
parvenu et s’était remis à écrire. Et Evans avait eu soudain
la certitude étrange d’être le sujet de la rédaction.

107
Depuis ce jour, comme le conducteur prudent jette
un coup d’œil plein d’appréhension coupable vers son
compteur en s’apercevant de la simple présence de la
police au carrefour, Evans avait commencé à faire la plus
extrême attention à ne pas paraître « coupable » d’il ne
savait trop quoi, du moins tant qu’il était sobre, ce qui ne
durait guère, car il avait commencé à boire encore
davantage pour atténuer cette impression de surveillance,
qui n’en revenait que plus forte le lendemain matin quand
il se réveillait à jeun et qu'il essayait de se ressouvenir de
ce qu’il avait fait la veille.
Il avait fini par craquer, il y a deux jours, lorsque le
chien avait attaqué Jim. Ça lui avait fait un immense bien
sur le coup (comme la première gorgée de Guinness après
une journée aux ordres des contremaîtres des docks de
Cardiff, à l’époque, celle qui vous faisait vous sentir enfin
un homme) et puis le lendemain il n’avait pas osé
retourner au cimetière.
Le notaire était venu le chercher avant-hier, dans la
journée précédant notre nuit poudre rose. Il l’avait
engueulé, sévère. Mais on lui pardonnerait pour cette fois.
Il avait de la chance, on avait besoin de lui. D’autant plus
qu’une chose très importante allait maintenant se passer.
Le soir même. C’était la première fois que le notaire lui-
même allait assister à une telle cérémonie. Il s’agissait

108
plus ou moins d’ordonner un nouveau prêtre…

Léa avait voulu voir à quoi ressemblait la tombe en


question, et nous nous y étions rendus. C’était une simple
dalle surmontée d’une colonne faussement brisée, noircie
par le temps et rehaussée d’une mince plaque de marbre
sur laquelle était gravé le nom de la défunte, sans dates.
Un faux bouquet de faïence aux couleurs passées en était
le seul ornement, et elle ne semblait pas vraiment
entretenue : l’espace gravillonné délimité autour de la
tombe par la grille en fer forgé, un peu trop grand pour
elle, était envahi d’herbes mortes, desséchées, et des
lichens noirs grimpaient sur la dalle. Nous restâmes un
moment devant la dalle, silencieux. Drôle d’impression.
Comme si nous étions déjà en train de nous recueillir sur
son souvenir…
Nous avions laissé Evans finir son ménage seul. Il
avait fini par s’effondrer, pleurant comme un veau sur les
genoux de Léa. Elle l’avait gourmandé et lui avait fait
promettre de nous aider. Evans avait dit qu’il s’était
réveillé, attaché à un pilier par des cordes, dans le temple.
Il avait mal à la tête. Jim avait disparu. Il ne restait plus

109
que Jhikaël, le prêtre et le notaire, qui se disputaient. En
gros, le premier reprochait aux deux autres d’avoir
engagé un Gallois épais pour un décorum linguistique
inutile. Le prêtre lui avait coupé la parole :
« Jhikaël, adressez-vous à moi avec plus de respect.
Le gaëlique nous permet de nous rapprocher encore de
nos racines. Sans compter qu’il édifie les fidèles, bien
davantage que le breton.
- Oh oui, c’est du plus bel effet! s’était empressé
d’ajouter le notaire.
- …Par ailleurs, cela faisait bien longtemps que
nous n’avions adoubé personne. Nous gèrerons comme il
faut les quelques problèmes qu’un nouveau venu peut
poser au début…
- Et quelle belle cérémonie que l'adoubement!
s’était encore empressé d’ajouter le notaire.
- Oh oui, vous aimez les belles cérémonies…
- Jhikaël! vous savez déjà combien me répugne
votre initiative et votre choix quant à mon successeur
potentiel. Par respect pour vos connaissances et la
tradition de votre rôle particulier ici, je l’ai accepté. Mais
rappelez-vous que les décisions m'appartiennent...
-Oui, je connais votre manque d’enthousiasme,
Brithem. Mais vous savez comme moi que les décisions
n’appartiennent qu’à la loi et au groupe! Nous referons

110
cette cérémonie!
- Pas avant la prochaine Grande Conjonction…
- Pfff… Bon. C’est quand?
- Mardi en huit.
Le prêtre s’était ensuite tourné vers Evans :
« Evans! Vous êtes heureux dans la commune, non?
Le commerce marche bien… On est avec vous… il y a
toujours un des nôtres chez vous pour vous soutenir,
vous savez? Vous ne nous trahirez pas, hein?… Il ne
faudrait pourtant pas qu’il vous arrive du malheur… »
L’incroyable mémoire d’Evans. Y perdant presque
son accent, se trompant parfois mais se corrigeant aussitôt
(« Non, attendez, c’est pas ça… »), il venait de nous réciter
d’un bout à l’autre, morceau par morceau, toute la
discussion à laquelle il avait assisté plus de trente-six
heures auparavant.
Il avait bien entendu acquiescé à tout. Alors
effectivement, on le surveillait de près… Et Jhikaël devait
prendre la suite des autres le soir…
« Il sera simplement banni provisoirement des
cérémonies. J’ai dit. »

Si j’avais bien compris, ils comptaient sur la


pression financière et la surveillance que sa clientèle
exerçait sur Evans. Je ne comprenais pas pourquoi, du

111
coup, personne n’avait été présent aujourd’hui pour
l’empêcher de nous cracher le morceau. Je lui demandai
s’il savait comment on entrait dans la tombe.
-Oui, il faut descendre l’escalier.
-On sait, mais où est l’escalier?
- BAH… DANS UN TOMBE!
-Evans, comment on l’ouvre?
-JE SAIS PAS, MOI JE DESCENDS TOUJOURS
AVEC LE NOTAIRE QU’IL ME CACHE LES YEUX AVEC
UNE MOUCHOIR…

D’autres questions se bousculaient dans ma tête…


Pourquoi Jim? Comment espérait-on le convaincre de
prendre sa place de nouveau prêtre ? Mais surtout… Où
avais-je déjà entendu ce nom de « Brithem »? Léa donna
un coup de pied dans la tombe :
« K., tu es sûr que tu n’as rien oublié de me dire?
-Non, enfin… Je ne sais pas… »
Face à la tombe, je me demandais encore ce que
j'avais rêvé ou vu cette nuit-là. Le souvenir m’en
échappait comme d’un songe : quelle part en était due à
ma simple imagination, quelle part à la poudre rose?
J’aperçus au loin les deux employés de la commune qui
avaient prêté main forte aux policiers, s’affairant autour
d’une autre tombe, pelle et barre à mine en main. Ils

112
creusaient devant pour dégager les planches verticales
qui obstruaient l’entrée du caveau. Un autre enterrement
se préparait sans doute. Je les connaissais bien pour les
avoir vus plusieurs fois à Ty-Guern. Deux frères. Ils se
ressemblaient beaucoup. L’un était bossu, l’autre bègue.
Sous leurs casquettes, le même visage hâlé, carré, à
recoins, recélait une même paire d’yeux jaune saignant,
voilés constamment par la fumée d’une gitane bleue qui
brûlait au coin de leurs lèvres.

Nous nous en allâmes. En partant, je butai contre le


bord de l’espèce de dallage en creux qui retenait les
gravillons, moins bien garni à cet endroit. Je faillis tomber.
Curieusement, je sentais que le récit d’Evans avait
augmenté mes doutes plutôt que mes certitudes. Il
penchait trop vers la partie la moins « réelle » de
l’histoire. Ces deux vieux-là au contraire, en ouvrant la
tombe, nous avaient bien prouvé qu’il n’y avait pas
d’escalier, ni de temple souterrain…

Ce soir-là, après manger, j’allai consulter ma boîte


mail et en profitai aussi pour ouvrir une session MSN.

113
Une boîte de message apparut qui me proposait d’ajouter
« louise.leblanc » à mes contacts. J’acceptai et vis qu’elle
était en ligne. Nous eûmes encore une conversation assez
banale et décevante. Amicale, pour tout dire. Après
qu’elle eut fermé sa session, je laissai la fenêtre Windows
ouverte pour le plaisir de me plonger dans les délices
d’une rêverie sensuelle sur sa photographie avatar. Je
m’étonnai de retrouver si nettement dans mon souvenir la
sensation de ce cou ferme, à la peau douce et tendue, que
j’avais embrassé, et celle de cette chevelure, pleine de la
chaleur animale du sébum, encore que d’une grande
douceur, où mes doigts s’étaient égarés.

La solitude est une douleur vespérale. Après six


années de « vie commune » avec celle qui m’avait appris à
souffrir, bien des choses m’avaient été rendues difficiles à
faire seul. Après qu’elle m'eut quitté, la plus dure était
restée, bien entendu, de dormir.
Longtemps, j’avais attendu tous les soirs le moment
du coucher comme une sorte de délivrance, un moment
où je pourrais me laisser aller à la contemplation morose
de ma douleur sans témoins devant qui il faille garder
contenance, sans tâche à accomplir malgré elle. Cette
contemplation morose finissait d’ailleurs par m’endormir,
bien que d’un sommeil plein de rêves affreux, comme

114
d'un enfant que l'on force pour la première fois à rester
dans le noir.
Plus tard, et avec la douleur, ce désir de me
coucher pour fuir la vie s’était estompé. Je me couchais,
depuis, avec ennui. Dormir m’était devenu une tâche
imbécile à accomplir, comme la vaisselle ou la lessive.
J’avais souvent tenté de rester éveillé et de travailler toute
la nuit. Mais peine perdue : mon corps me forçait à
accomplir ce devoir, dormir. Non qu’il me donnât une
réelle « envie » de sommeil comme auparavant, une de
celles, si salubres, qui rendent les yeux lourds et le corps
fourbu, mais il faisait simplement, en quelque sorte, «
planter » mon cerveau, lui rendant le travail impossible.
J’allais alors me coucher par résignation, parce qu’il
m’était devenu impossible de rien faire d’autre.
Hélas, combien plus douloureux encore cet ennui
devenait-il, une fois que je m’étais couché! Car c’est dans
ces moments-là que je me construisais les plus douces
illusions, espoirs d’une femme bientôt contre mon corps,
espoirs de retour au temps perdu. Et je ressentais,
physiquement, comme une sorte de faim, le creux vain de
mes bras. Dans ces moments-là, j’aurais donné mon âme
pour une caresse, une présence, un simple contact
humain.

115
Cette nuit-là, je redécouvris à nouveau, avec une
intensité que je croyais depuis longtemps perdue, cette
douleur de la solitude. J’attendis Louise, pendant de
longues minutes, m’imaginant à chaque instant que la
porte allait s'ouvrir et qu’elle aurait eu la folie de venir me
rejoindre. Cela se serait passé sans une parole. Peut-être
un « Je suis là… » timide. Et puis nous aurions fondu nos
corps.

Je ressentais aussi l’envie dévorante de la rejoindre


moi-même. Je reconnaissais dans ces folles imaginations
les effets néfastes de la maladie dont j’avais cru avoir fini
par me débarrasser, et je savais qu’elles ne faisaient que
me rendre plus dépendant de ce dont je ne voulais plus
être dépendant. Pourtant je m’y livrais intensément,
n’ayant plus, à cause de la douleur de la solitude, le
courage de les combattre. Atteint le point d’exacerbation
maximale de ce délire, il se passa en moi quelque chose
d’étrange. Mon égarement se fatigua soudain et mon
esprit se détacha peu à peu de Louise. Je venais de
m’imaginer, niant l’impossibilité physique de me
transporter à plusieurs centaines de kilomètres en un
instant, que c’était par la seule force de ma volonté que je
ne cédai pas à ce désir. Et cette illusion que je me donnais
avec la plus évidente mauvaise foi me conféra enfin, à

116
nouveau, le sentiment de hauteur et de maîtrise que je
cherchais à retrouver sans réel succès depuis le baiser
qu'elle m'avait donné aux Noctambules. Non, elle ne me
manquait pas tant. Comme le dormeur après s’être tourné
et retourné dans son lit trouve enfin la position qui lui
donnera le sommeil, comme s’il s’était soudain débarrassé
de l’encombrement de son corps, je trouvai enfin la
disposition d’esprit qui me me débarrassait de la douleur
de la solitude. Et je ressentis même une sorte de
soulagement à l’idée qu’elle fût si loin de moi. Quelques
hoquets encore de mon feu intérieur, puis je m’endormis
profondément.

117
QUATRIÈME PARTIE : RÉVEIL

On frappait à la porte. J’attrapai mon téléphone et


vis qu’il était presque dix heures. Tout le monde dormait
encore, apparemment. J’enfilai un jean et un T-shirt, et
j’allai ouvrir. C’était Léonard…
« Votre tricot de corps est à l’envers, jeune homme.
Tiens, regarde qui j’ai trouvé sur la route. »
…et Louise. Il l’avait prise en stop à l'entrée de
Plounévez. Elle avait, sur un coup de tête, décidé de
répondre à l’invitation de Louis à venir en Bretagne.
J’étais gêné par la surprise. Elle le remarqua sans doute
car elle sembla très vite aussi gênée que moi. Je les fis
entrer, sans la toucher, puis tout en remettant mon T-shirt
à l’endroit je me réfugiai dans la cuisine, d’où je leur
proposai un café. « Eh! et… il y a du nouveau! criai-je. »
Je leur expliquai ce qu’Evans nous avait raconté la
veille. Léonard en retira surtout une chose. Comme l’avait
dit le « prêtre » après qu’Evans se fut réveillé attaché, la
prochaine cérémonie aurait sans doute lieu le mardi
suivant, vers deux heures moins le quart.
- Mais je vois mal nos spirites paysans utiliser
benoîtement l’entrée par le cimetière sous nos yeux… Soit
l’endroit sera différent, soit il y a une autre entrée… Après

118
tout, l’assemblée ne s’est pas volatilisée le soir où vous
l’avez vue, et vous ne l’avez pas vue sortir…
- L'entrée, elle, s’est bien volatilisée…
- Je suis sûr que non. Simplement elle est bien
cachée. Tellement bien qu'ils n'ont pas pris la peine de
vous poursuivre au-dehors…
Vers onze heure, Louis trouva bon de se lever. Il
apparut sur le seuil de la cuisine, bâillant et décoiffé,
grattant l’arrière de son caleçon d’une main et caressant
son ventre, qui dépassait d’un T-shirt « patate Henri »
trop court, de l’autre. Lui et Lagad avaient passé une
bonne partie de la nuit dans la cuisine en observation et
fait quelques incursions dans le cimetière. Pas de tombe
ouverte pourtant cette nuit-là non plus.
« Wôw, j’suis tanné d’être triste, là! Faut trouver Jim
; sans lui, pas moyen d’être des rocks-stars! »
Après ces bonnes paroles, il but le fond de ma tasse
de café, froid depuis longtemps, puis redisparut.
Sa femme et sa petite fille étaient parties en visite
chez sa belle-mère, dans les côtes d’Armor, pour une
semaine. Depuis deux jours donc, il habitait avec nous
tous chez Lagad, et il nous regardait agir sans rien dire,
un peu perdu ; son esprit semblait comme en hibernation.
Ces quelques paroles ressemblaient à un réveil. Vers
treize heures en effet, il réapparut douché, coiffé d’une

119
casquette de base-ball sale, et nous annonça : « Je crois
que je sais où trouver deux géologues spécialistes du
sous-sol du cimetière. Quelqu'un veut venir?
- Bien sûr… réagit Léonard. Je n’y avais pas
pensé…

Intrigué, j'acceptai d'accompagner Louis. Léonard


voulait rester faire des recherches avec Louise sur
internet, à propos de « Brithem ». À lui aussi, ça lui disait
quelque chose…

Chez Evans, il y avait foule. J’observais cette foule


avec un regard neuf. Qui « en était »? Inconsciemment, je
crois que je m’étais attendu à trouver, tous assis à la même
table, un groupe d’hommes en noir à chapeaux et à l’air
conspirateur, tous parfaits sosies du « Poète ». Mais la
distinction était plus difficile à faire que cela…
Après avoir salué de loin Evans et Léa, en plein
rush, Louis se dirigea vers une table au bout de laquelle
étaient assis, la gitane à la bouche, les deux frères
fossoyeurs que j’avais aperçus la veille au cimetière. Alors
c’était ça, ses deux « géologues »… Je le suivis.

120
Louis était le jeune Canadien de Plounévez comme
Evans était son « Gallois », c’est-à-dire une figure locale
un peu exotique, cible d’une sympathie générale
empreinte de curiosité. Les vieux avaient une sorte de
bienveillance paternelle pour ce garçon débrouillard qui
se construisait sa maison tout seul. Pour sa maison, il
demandait souvent conseil à leur sagesse paysanne, tout
en sachant écarter leur bêtise de paysans. Contrairement à
Jim cependant, qui écartait les mauvais sujets en
changeant de sujet, Louis, comme sur le terrain de la
séduction, les payait d’une vive et franche insolence qu’il
faisait tourner à la blague, et dont ils lui étaient
reconnaissants, d’une part parce qu’elle était trop vive,
souvent, pour qu’ils puissent vraiment la comprendre, et
d’autre part parce qu’elle leur changeait de cette fade
amabilité qui constitue la plupart du temps le respect sans
intérêt qu’on voue aux « anciens ».
« Alors, penaos? » demanda-t-il, en s’asseyant.
« Ah ah! Le Ca… anadien qui parle breton! » dit le
bègue.
« Et qui paye sa bouteille! » compléta Louis.
« Et qui parle bien en plus! ajouta le boiteux. Alors
ta maison, comment que c’est que ça avance maintenant?
- Ça avance moins avec l’affaire, là…
-Ah, oui, on a su pour Jim. (il prononçait « gym »)

121
C’est malheureux mais qu’est-ce que vous voulez, on sait
jamais, peut-être il lui est arrivé quelque chose de bien, au
copain!
- Mais oui… T-tiens, m’étonnerais pas qu’il ait
trouvé un boulot qui se refuse pas, pa… ar exemple!…»
Le boiteux donna un coup de coude à son frère, qui
s’arrêta là. Ils étaient manifestement déjà bien éméchés.
« Pourquoi tu dis ça, Job?
-Je sais pas… mais euh oh… on a eu… un oncle…
en cinquante… disparu pareil qu’il était! Et on l’a
retrouvé… riche… marié en Amérique!
- Ouais, ma… arié, en Amérique, renchérit le
bègue.
- Marié en Amérique?
- Ouais ouais!
- C’est comme les deux lièvres aussi alors, que tu as
eu d’un seul coup de fusil?
- Non, non! Ça, c’est vrai!
Le dénommé Job avait un surnom dans la commune : « ar
Gevier », le menteur. Il faisait en effet partie d’un type
particulier de personnage comique très courant dans le
monde rural -et exclusif à lui- dont la spécialité est de
réussir à faire croire n’importe quoi à n’importe qui.
Qu’un crabe qu’on avait mis à cuire sortait la pince dès
qu’on avait le dos tourné pour éteindre le feu sous la

122
casserole, par exemple… De cette forme d’humour vient
aussi le dahut... Tout se joue sur la capacité de la personne
à raconter les choses les plus improbables tout en gardant
l’air le plus sérieux et convaincant possible. Les victimes
de ce jeu sont souvent les étrangers et les nouveaux-
venus, qui ne savent pas à qui ils ont affaire et ont
tendance à prendre leur interlocuteur au sérieux, par
souci excessif d'intégration. Les gens du coin, qui
connaissent les « menteurs », participent à la conversation
pour les appuyer et rient en secret avec eux. Louis s’était
fait avoir un soir par Job avec un grand classique : celui
des deux lièvres tués d’un seul coup de fusil. Et même
pas chargé…

- Moi, en tous cas, j’ai vengé l’Amérique! Venu


marier une Bretonne et vous prendre vos blondes à vous
autres! C’est de la vengeance, ça! C’est peut-être ma faute,
beaux galants, si maintenant vous êtes mariés à vos
mains…
- Hé hé… Oh nous, ça fait longtemps qu’on est plus
sur la liste d’attente! » répondit le boiteux. Et ils se mirent
à rigoler franchement, puis à tousser gras.
Evans apporta la bouteille de vin.
« Tant que je vous prends pas le pinard, hein?…
repartit Louis. Et il nous servit à ras bords, comme il se

123
doit.
-T’en prends… un peu, mais il est offert de bon
cœur! dit le bègue.
- Et le cidre! Paraît que vous en faites du bon, vous
autres!
- Ah, il est pas trop mal cette année...»
Les deux frères étaient connus pour la qualité de
leur cidre, et c’était les prendre par le bon bout que de
leur en parler. Le temps d’obtenir au frère boiteux la
promesse qu’il serait marié avant la fin de l’année, lui
ayant servi la dernière goutte de la seconde bouteille
(celle qu’ils nous avaient payée) entre deux poutres, et
Louis avait réussi à nous faire inviter chez eux pour
goûter leur nouvelle barrique, et se faire montrer un peu
comment on faisait.

Les deux frères vivaient dans les profondeurs du


bois de Kerriou. Nous les avions embarqués à l’arrière de
la 4L qui bringuebalait dans les chemins creux tandis que
Louis nous faisait l’honneur d’un nouvel air avec
variations maison… Les deux frères riaient, toussaient, et
nous guidaient dans le labyrinthe des sentiers. De temps
en temps, nous croisions quelques chasseurs qui nous

124
saluaient en levant leur fusil.
Dans le creux d’une vallée encaissée, à l’endroit le
plus noir, le plus dense, le plus désolé du bois de Kerriou,
l’obscurité des frondaisons cessa soudain et nous
passâmes au bord d’une grosse rivière, noire et
bouillonnante, qui s’écoulait en rongeant la plaie creuse
du fond de la vallée. De l’autre côté de la rivière,
brumeux, s’élevait un moulin en pierre de taille qui se
donnait des allures de manoir, avec grande porte à
voussures et corniche moulurée à la rive d’égout du toit.
« Le moulin de Kernavout. Le repaire de l’Anglais… » dit
Louis, sur le ton du guide. Les volets étaient clos.
Nous atteignîmes enfin la maison des deux frères,
à la croisée de deux chemins. Elle était d’un seul bâtiment,
aux dimensions assez modestes pour que son unique
étage lui donnât l’air d’être anormalement haute. Derrière,
une longue crèche basse plus ou moins en ruine lui
attenait.
Sur le crépi grisâtre, juste en dessous des deux
fenêtres de l'étage, on pouvait lire l'inscription suivante,
entourée d’une vigne verte qui se terminait par une
grosse grappe : « Au Retour des Hirondelles ».
« Ah, c’était un bar, avant? remarquai-je.
-C’est toujours que c'est! C’est la…a mère qui tient
le commerce! répondit le bègue.

125
- Ben on va pouvoir boire un coup alors, dit Louis.»
Je ne sais ce qui me surprit le plus : qu’on puisse
tenir un débit de boisson au fond d’un bois à quinze
minutes de la route goudronnée la plus proche ou que ces
deux-là puissent encore avoir leur mère…
Nous entrâmes. Il s’agissait effectivement d’un bar :
un comptoir de méchant bois à cannelures, et trois grosses
tables de chêne avec des bancs en témoignaient. Mis à
part ça la salle, dont le sol était en terre battue, était à peu
près vide.
La mère apparut alors, en blouse, dépeignée, sur le
seuil de la pièce qui partageait le rez-de-chaussée avec la
salle où nous étions, simplement séparée d'elle par une
cloison fine, du même mauvais bois que le bar, peinte en
blanc. Elle nous accueillit par une drôle de grimace que
provoquait l’effort de contorsionnisme que le simple fait
de nous regarder demandait à son pauvre vieux cou, tant
elle était courbée. La grimace se maintint dans le sourire
qu'elle adressa à ses deux fils : « Ah, vous avez rencontrés
ceux-ci au bistrot, sans doute!.. » et puis, comme il faisait
très froid, elle nous invita à venir nous asseoir dans la
cuisine, où il y avait du feu.
La cuisine était meublée de trois gros buffets que
seule la teinte très sombre de leur bois assortissait, d’une
table de formica blanc, de quatre chaises en tubes

126
chromés à assises et dossiers de skaï jaunissant, et, contre
les murs, de deux banquettes de bois brut. Quelques
photographies, un calendrier des postes et une vieille
affiche pour la fête annuelle de la société de chasse
décoraient les murs. Une vierge de Lourdes en plastique,
vidée de son eau bénite, la couronne-bouchon bleu vif un
peu de travers, rivalisait sur l’un des buffets avec la Diane
grassouillette, et dont le bras gauche avait été cassé, d’une
horloge à cloche de verre proprette. Je me demandai
laquelle était la femme duquel.
« Je prends le coussin à cause de mon dos! » dit le
boiteux. L’une des chaises était en effet garnie d’un
coussin élimé sur le canevas duquel, au milieu d’une
souriante vallée, s’ébattait un petit chien orange tirant un
petit bout de langue rose. Le boiteux l’écrasa sans pitié.
Je m’assis. Sans se lever, il ouvrit ensuite la porte
du buffet derrière lui et en sortit trois Duralex et une
bouteille de cidre entamée à moitié. Louis discuta un
moment avec eux du cidre et de la manière de le faire. Il
avait essayé avec Jim l’année précédente, en utilisant une
vieille barrique que l’ancien propriétaire de la maison
avait laissée, mais ils n’en avaient rien tiré de bon. Le
boiteux avait bien rigolé : il connaissait la barrique,
complètement pourrie. Elle n’avait pas dû servir depuis
dix ans. Pendant ce temps, la mère avait allumé la

127
gazinière, et posé dessus une casserole de café qu’elle
avait sorti de l’évier. Elle avait ensuite pris un tabouret et,
nous tournant le dos, s’occupait maintenant de surveiller
son café.
« -Le mieux, c’est qu’on… on lui montre la crèche,
finit par dire le bègue.
- Ah ya! Deomp! »
Nous les suivîmes.

Avant d’entrer dans la crèche, le boiteux se


retourna et nous dit :
« Attention! Ici c’est le laboratoire! C’est pas tout le
monde qui entre! Top secret... »
Le bègue souriait si haut que son mégot en était
tout redressé au milieu des chicots. Les deux frères étaient
bien entendu aussi ravis que nous l’étions de faire accéder
deux novices au Saint des Saints.

Dans la crèche, trois barriques, deux grosses et une


petite, trônaient sur des étais de morceaux de poutres et
de parpaings, fières comme des femmes enceintes,
l’écume de la mère débordant le bouchon. Sur le côté
gauche, des centaines de bouteilles sur des étagères de
fortune attendaient qu’on les remplisse ou qu’on les
débouche. A droite, un gros tas de bric à brac, sacs de jute,

128
cageots, papier, ferrailles, tasseaux, repoussés contre le
mur en arc de cercle face aux barriques, semblait une
foule prosternée à leurs pieds.
Nous apprîmes beaucoup. Le choix des pommes,
l’entretien de la barrique, les levures, l’arrêt de la
fermentation, l’écumage réfléchi de la mère, le
densimètre, autant de choses que Louis et Jim avaient
malheureusement négligées dans leur tentative de l’année
précédente. Les deux frères étaient plus enthousiastes que
jamais, l’un courant à un coin de la pièce pour y aller
chercher un objet à nous montrer tandis que l’autre nous
expliquait le précédent, et se relayant sans cesse ainsi,
jusqu’à ce qu’ils nous eussent expliqué tout leur art, ou
presque.
Ce fut ce moment de grand enthousiasme que
Louis choisit pour tenter quelque chose.
« Gast! (le mot me fit sourire dans la bouche du
Québécois) Si on avait su tout ça avec Jim! En fait c’est pas
si aisé que de mettre les pommes dans la barrique et puis
d’attendre!
- Faut venir voir l’année prochaine! On vous
montrera avec Job! »
Le « vous » s’adressait bien sûr à nous deux, mais
Louis fit semblant d’avoir mal compris.
« Ok pour moi, mais pour Jim ça va être plus

129
difficile là avec vos hosties de messes noires! »
Il y eut un regard entre les deux frères, et un air de
dégrisement.
« « Ben oui vous autres, je sais pantoute : la tombe,
l’escalier, l’église en dessous la terre, les messes de minuit,
et le chien puis Jhickaël. Fait que vaudrait mieux m’aider
à récupérer mon chum, ou je pisse là-dedans. »
Louis monta alors sur les moellons et ouvrit sa
braguette au-dessus de la barrique la plus petite d'un air
décidé.
Les deux frères, après un instant d’hésitation,
éclatèrent de rire et se mirent à tousser. Ils toussèrent
tellement que le bègue en fit tomber sa gitane. Puis ils se
calmèrent et le boiteux répondit, en passant le paquet de
cigarettes à son frère :
« T’es un marrant, le Canadien! J’ai rien compris
mais t’es un drôle, ça on peut dire!
-Vous avez tout compris et je vais vraiment le faire!
» répondit Louis, sortant l’engin.
Nouvel éclat de rires, nouvelle toux grasse des
deux frères.
« Allez, venez, on rentre. Je vais vous faire voir (Le
boiteux ramassa une bouteille par terre devant les
étagères et en tendit une autre à son frère) : ça, c’est de
l’année dernière et ça c’est de l’année avant, quand les

130
pommiers de Jean Kermarc avaient rien donné. Vous allez
voir la différence. » Ils étaient sortis de la crèche avant que
Louis ait eu le temps de leur répondre.
Je me retrouvai donc seul dans la crèche face à
Louis, queue basse. Le départ des deux frères était un peu
précipité, et leur incompréhension un peu trop grosse
pour être bien honnête. Mais Louis n’avait pas mis sa
menace à exécution. Il était vrai que les deux frères nous
avaient communiqué, sinon l’amour de leur cidre, au
moins une certaine tendresse pour eux-mêmes, nos
grands-pères d’une après-midi. Apparemment cela avait
suffit, dans le doute, pour empêcher Louis de pisser dans
le fût.
« Stie d’câlice! J’avais pas envie, dit-il. »

Dans la cuisine, un homme en tenue de camouflage


était posé sur chaque banc et un troisième, sur un
tabouret près du feu, s’affairait à déboucher une bouteille
de gros rouge avec son couteau. Ils nous saluèrent. Je
compris mieux, soudain, la présence croissante des
chasseurs au fur et à mesure que nous approchions de la
maison en venant, et comment le commerce fonctionnait.

131
La vieille, en train, nous fit asseoir à côté d’eux et poussa
vers nous une boîte de gâteaux mous.
Nous fîmes honneur comme prévu aux deux
bouteilles des deux frères. Puis les chasseurs partagèrent
aussi leur vin, et en payèrent chacun une bouteille. Enfin,
le boiteux alla chercher une troisième bouteille de cidre,
histoire de vérifier que nous avions bien retenu notre
leçon et que nous pourrions reconnaître à l’aveugle le
millésime qu’il allait nous choisir. Et en effet, nous
reconnûmes, à sa grande satisfaction, le cidre de l’année
précédente, moins bon que l’autre parce qu’il y manquait
les pommes de Jean Kermarc. L’un des deux chasseurs
qui étaient attablés avec nous le trouvait pourtant
meilleur, ce qui fâcha nos deux hôtes. Le bègue surtout,
était prêt à aller chercher une quatrième bouteille, une de
cette année, et en cela le chasseur était peut-être
simplement d’une ivrogne habileté, lorsque le débat fut
interrompu par le son d’un accordéon. Le troisième
chasseur, …La guinguette a fermé… assis près de la mère,
…ses volets, les joyeux triolets… venait de sortir son
instrument et …de l’accordéon fusent… entamait une
chanson.

A la fin de la chanson, on applaudit fort. Pendant


qu’on applaudissait, je vis le boiteux se pencher à l’oreille

132
de sa mère et celle-ci froncer les sourcils. Lorsqu’il se
releva, elle demanda une chanson aux jeunes. Louis
proposa d’aller chercher son violon dans la voiture. Les
chasseurs étaient ravis.
« Et toi, tu joues rien? me demanda l’accordéoniste.
- Si, de l’orgue. Mais les tuyaux sont un peu
difficiles à transporter…
Cette phrase, que je répétais pour la centième fois
avec la même légère amertume, eut son effet habituel de
faire sourire tout le monde.
- Ah! fit la vieille, on se verra à la messe demain
alors!
-Ah non, je joue pas ici à Plounévez en fait, je joue à
Saint Thé… » Je remarquai chez elle un drôle de regard,
comme trop sérieux.
Louis ne me laissa pas finir ma phrase. Jouant un
prélude de gavotte, il entrait. Le vieil accordéoniste suivit.
L’un des deux chasseurs, prenant la vieille par le bras, se
mit à danser. Peu à peu, les deux frères, l’autre chasseur et
enfin moi-même nous joignîmes à eux et nous
improvisâmes un cercle sur les quatre mètres carrés de
terre battue libres devant la cheminée. Près de moi dans le
cercle, la vieille insista :
« Si, si, on se verra demain à la messe. »
C'était plus une invitation qu'une remarque.

133

Il devait être presque minuit lorsque nous sortîmes


du Retour des hirondelles, plus ou moins soûls.
« Moi, j’ai un rancard, dis-je en tirant sur la ceinture
de sécurité.
-Un rancard?
-Oui. Avec la vieille.
- T’as une stie de chance avec les femmes, toi, tu
sais?
- Je sais.
- Ben moi, je pousserais bien jusqu’à chez l'Anglais.
Pour voir s’il n’y a vraiment personne…
- Toi, quand tu te réveilles…»

Nous nous arrêtâmes à environ trois cent mètres


du moulin, puis nous prîmes à travers bois. Nous
débouchâmes sur l’arrière du bâtiment. De ce côté, un
vieux crépi grisâtre, témoin d’un mauvais goût très
années cinquante et noirci en de longues traînées par la
pluie, tombait par plaques au pied du mur. On avait dû
être riche ici, autrefois. Le bâtiment en imposait, dont le
granit bleu et les ardoises noires semblaient comme
ralentir l’éclat de la pleine lune. Une vieille citerne, posée
sous une charpente métallique aux allures industrielles,

134
versait sur les restes de crépi les pleurs de sa rouille. Le
bief n’était plus qu’un couloir de boue suintante. Sur le
côté gauche une avancée restaurée, aménagée en longère
avait dû servir auparavant de crèche. Cette partie trop
plate et trop régulière à côté du corps imposant du
moulin ajoutait encore à la froideur qui se dégageait du
lieu. Partout sur la maison, des roses trémières mortes
grimpaient avec effort jusqu’à hauteur du premier étage.
Du moins pour les plus obstinées : la plupart, renonçant à
mi-parcours, retombaient se mêler aux ronces qui
envahissaient le jardin.

Lieu inquiétant qu’un moulin. Qu'on pense


seulement à la figure du meunier, telle que nous la
rapporte la tradition… Vivant dans la solitude, retiré là où
l’eau même devient sauvage, ou bien sur le sommet d’une
colline venteuse, tout-puissant, lui qui fixait pour l’année
le prix du pain et de la sueur du paysan, lui qui avait le
luxe de cette solitude et de n’être pas obligé d’aller
s’agenouiller sur la terre, lui qui maîtrisait la plus grosse
machinerie qu’on puisse connaître, lui qui surtout
connaissait le secret de transformer magiquement le
produit de la terre en matière première de la vie, secret le
rendant maître absolu du cycle de la civilisation, car il
donnait à la fois au paysan de quoi acheter son pain et au

135
boulanger de quoi le faire, lui, s’enrichissant ainsi
démoniaquement de rien, puisque la somme de ces deux
extrêmes aurait dû s’annuler, avait sûrement quelque
accointance avec le diable…

Le diable s'en fut dans la ville de Poitiers,


Va au moulin pour y prendre le meunier,
L’meunier trouva un sac assez grand,
A pris le diable et l'a fourré dedans,
L'a attaché à la meule du moulin,
L'a fait tirer du soir au lendemain...

Oui, le meunier était le maître du diable, incarné


dans la machine immense et magique, et affecté de son
bestiaire : le rat, le chat et le hibou… Trois incarnations
nocturnes -la rampante, l’insinuante et l’aérienne- du
même animal : à bon chat, bon rat ; quant au hibou, c’était
souvent un chat-huant…

Nous nous accroupîmes, et nous observâmes en


silence.
De la lumière perçait à travers les lattes des volets
de deux ou trois fenêtres du rez-de-chaussée. Elle se
déplaçait parfois, éteignant complètement un groupe de
fenêtres pour en allumer un autre. Nous restâmes un

136
moment à observer ainsi le moulin en silence et à nous
demander ce que nous allions faire, puis, au bout d'un
moment, la lumière s’éteignit. Du bruit se fit ensuite
entendre de l'autre côté du moulin et, dans l’allée à droite,
nous aperçûmes deux silhouettes et demie. Je reconnus la
haute taille de celui qu'Evans nous avait dit s'appeler
Brithem, et la raideur de Jhikaël, que son chien précédait
au bout d’une chaîne. Ils parlaient en marchant mais nous
ne pouvions rien distinguer de ce qu’ils disaient.
Nous entendîmes ensuite des portières qu’on
claquait, puis la voiture démarrer et s’éloigner. Ils étaient
partis.
« Il n’y a plus qu’à trouver comment on entre… dit
Louis.»
Nous rapprochant du bâtiment, nous nous mîmes
à découvert. J’eus l’impression très désagréable que nous
étions observés. Nous ne pouvions pas savoir si la maison
était vraiment vide, après tout...
Nous fîmes le tour du moulin à une distance
raisonnable des murs, espérant trouver une fenêtre
ouverte, une entrée. Mais tout était bien clos, volets
fermés de l’intérieur. Nous nous arrêtâmes à notre point
de départ, devant la citerne, un peu déconcertés. Je
m’appuyai contre le mur. Près de nous, une fenêtre
s’ouvrit soudain. Je poussai un cri de frayeur.

137
« Shhhht! Entrez, boys! »
C’était la grosse voix d’Evans.

Un peu avant minuit, Jean Skouarn avait téléphoné


au notaire.
Jean Skouarn avait, dans sa jeunesse, incarné le
type même du Centre-Breton à l'esprit libre que les pieux
Léonards n'hésitaient autrefois pas, dans leur rigorisme, à
qualifier d'impies, voire de païens. Prompt à tourner le
mystique en dérision et moins assidu aux offices qu'aux
bals populaires, il avait longtemps vécu selon ses propres
lois, inconscientes, et sans jamais rien revendiquer. Cette
philosophie nette, qui lui avait permis de toujours
sembler vivre heureux dans les limites de sa condition, en
avait fait un camarade respecté parmi sa génération. Un
homme honnête, simple et franc, voilà ce qu'on pensait de
lui. Un homme de bon conseil aussi, et à qui l'on accordait
une grande confiance, parce qu'il écoutait plus qu'il ne
parlait.

Aujourd'hui encore, quand il discutait avec ce qui


restait de ses camarades au bistrot, il n'évoquait jamais le

138
jour de sa propre mort autrement qu'en disant "le jour où
je déménagerai chez les voisins", avec une ironie et un
détachement bien peu catholiques. L'expression venait de
ce qu'il habitait près du cimetière, sur lequel il avait vue
depuis le premier étage de sa maison.

Mais cette blague légèrement grinçante, trop usée


par le vieil homme, était cependant tout ce qui restait de
l'esprit qui avait gouverné sa jeunesse. La maladie
d'Alzheimer et la sénilité étaient depuis quelques années
venues à bout de ces belles qualités. À maintenant cent
deux ans, la solitude avait rendu ses yeux caves et il était
devenu aussi bavard qu'incohérent. Le septicisme
innocent et la sagesse charismatique de ses jeunes années
avaient laissé place à un délire permanent dont les crises
publiques, chez ceux qui oublient le passé (et ils sont
nombreux), passaient même parfois pour mystiques.
On le voyait en effet souvent traverser le bourg en
criant des imprécations, et beaucoup avaient pris
l'habitude d'y croire un peu. Il n'était pas rare de voir, par
exemple, la boulangère annoncer à ses clientes du
mauvais temps pour l'après-midi parce que Jean Skouarn
était passé trois fois ce matin-là.
Sa longévité exceptionnelle semblait aussi à tout le
monde au bourg résulter d'une certaine logique

139
surnaturelle : inconsciemment, on se disait que le
voisinage du cimetière l'avait permise : comme si voir la
Mort au quotidien avait pu la tenir éloignée? Ou comme
si, au contraire, Jean Skouarn faisait déjà depuis trop
longtemps partie des siens?...
Il y avait encore d'autres facteurs à cette idée de
pouvoir mystique du vieillard. Certaines phrases qu'il
avait dites et qui avaient rétrospectivement été
interprétées comme prophétiques n'en était pas le
moindre. Une fois en particulier, au bistrot, il avait passé
la soirée à répéter à un paysan du bourg de faire attention
à son tracteur. Le paysan n'avait d'abord pas fait attention
à son délire, puis, excédé, il avait fini par lui demander
pourquoi. "Demain à Morlaix, il y aura le marché aux
tousegs!" avait hurlé Jean Skouarn. Et il avait recommencé
à délirer et on avait dû le ramener chez lui... Le lendemain
matin, cependant, le paysan était mort. Écrasé sous son
tracteur...

Ce soir-là, Jean Skouarn avait vu une drôle de


chose se passer, dans le cimetière, et il avait téléphoné au
notaire pour lui en faire part. Il lui avait raconté qu'il y
avait le feu à la tombe. La tombe? avait demandé le
notaire. La tombe... avait confirmé Jean Skouarn. Le
notaire n'avait aucune idée de la manière dont Jean

140
Skouarn aurait pu avoir connaissance de la tombe, encore
moins de son importance. Et comme le vieux fou avait
ensuite commencé à délirer, il avait raccroché. Mais il
avait quand même, aussitôt, décidé d'appeler au moulin.

Jhickaël, Brithem et le notaire étaient donc entrés


dans le cimetière, quelques minutes plus tard, par la
petite porte de derrière. La lune était pleine et l'on
n'entendait que le vent, lacérant les grands marronniers.
Le notaire rajusta son cache-nez. Son regard se dirigea
immédiatement vers la colonne brisée qu'il connaissait
bien, et que l'éclat de la lune faisait saillir curieusement
du fouillis labyrinthique des autres marbres. Aucune
flamme ne s'en élevait... Mais il y avait bien quelque chose
d'anormal... Une tache sombre couvrant la moitié
inférieure de la colonne. Des traces de feu? Les trois
hommes se rapprochèrent.
Ça n'était pas des traces de feu. Quelque chose
semblait en fait avoir coulé de la fausse colonne brisée
surmontant la dalle et s'être répandu sur cette dernière.
Le notaire alluma la lampe-torche qu'il avait apporté et
observa ses deux doigts, qu'il venait de passer sur le

141
marbre.
- Encore du sang... dit-il, un tremblement de peur dans la
voix. Jhickaël, lui, n'émit qu'un grognement contrarié.

Pour faire comprendre comment je sais tout ça, il


me faut maintenant revenir à notre exploration du
moulin.

J’entrai le premier par la fenêtre. Une main me fut


tendue pour m’aider à passer. Celle de Louise. Je la quittai
pour aider Louis à mon tour. Caro et Lagad étaient là
aussi. Evans, quant à lui, s’efforçait de déchiffrer des
hiéroglyphes à la lueur d’une torche.
« Gast, je comprends vraiment rien! »

Le carnet qu’Evans tentait laborieusement de


déchiffrer, c’était celui sur lequel Jhikaël griffonnait si
compulsivement tous les soirs chez lui, près du feu. Il
était rempli de signes cabalistiques et de morceaux de
phrases en désordre, comme aléatoirement jetés sur la
page, dans une langue qui m’était inconnue, ou plutôt qui
me semblait un assemblage de diverses langues : je

142
reconnaissais en effet par-ci par-là un mot de latin, de
breton, d’anglais, d’allemand, tandis que d’autres, aux
consonances étranges, m’étaient parfaitement impossibles
à attribuer.
Les autres nous expliquèrent qu'ils avaient eu la
même idée que Louis et moi, mais en mieux. Léonard
était revenu des abattoirs de Carhaix en milieu d'après-
midi avec un seau de sang de cochon et une idée. Il
voulait éloigner Jhickaël du moulin pour que les autres
puissent aller y chercher Jim. Il était sûr qu'on le gardait
là-bas.

Il avait donc décidé de téléphoner au notaire en se


faisant passer pour Jean Skouarn. Léonard imitant Jean
Skouarn était l'un de nos divertissements favoris ; la
distance infinie entre leurs deux personnages, du jeune
homme sophistiqué de la rue de Siam au vieux fou à
l'hygiène douteuse, rajoutait un piquant irrésistible au
comique de l'imitation. L'Alzheimer du centenaire devrait
couvrir Léonard dans le cas où le vieux semblerait ne pas
se souvenir avoir appelé. Quant au sang, versé par
Léonard sur la tombe qui nous occupait, il devrait
permettre de retenir un peu plus longtemps la curiosité
du notaire et des deux autres, que le premier ne
manquerait pas, espérait Léonard, de prévenir.

143
Ils avaient voulu nous en parler, à Louis et moi,
mais ne nous avaient pas trouvés chez Evans, et pour
cause… Ils avaient donc décidé d’y aller seuls, et de
prendre Evans pour les accompagner. Le Gallois avait
d’abord refusé, prétextant que sa blessure à la tête le
lançait trop. Mais Léa s'était fâchée ; il avait donc fini par
accepter, malgré sa peur. Elle était restée tenir le bar, et il
avait fait semblant d’aller se coucher fin soûl vers onze
heures.

En arrivant, eux aussi avaient aperçu la lumière qui


vacillait à travers les fentes des volets du rez-de-chaussée
et Evans avait voulu s’en aller. Mais les filles l'avaient
retenu. Une fenêtre était ouverte, au premier étage, du
côté opposé à celui où il y avait de la lumière. Louise avait
proposé qu’elle passât par là et redescendît leur ouvrir
une fenêtre du rez-de-chaussée pour plus tard, s’ils
trouvaient pour elle un moyen de grimper. Evans l'avait à
peu près traitée de folle, et proposé encore de s’en aller.
Devant le regard des deux jeunes filles cependant, il avait
cédé. Et même le colosse avait soulevé Louise, qui devait
bien faire une cinquantaine de kilos, jusqu’au premier
étage, à bout de bras, les poings serrés au-dessus de ses
chevilles.

144
Une fois à l’intérieur, Louise avait doucement
ouvert la porte de la pièce où elle se trouvait. Elle s'était
alors rendu compte que la disposition de la maison ne lui
permettrait pas de descendre sans se faire remarquer :
l’escalier, au bout du couloir, était éclairé par une lumière
faible venant de la salle où se trouvait très probablement
Jhikaël. Elle s'était donc résolue à attendre que la
diversion de Léonard fonctionne, tapie dans la chambre.
Brithem était arrivé environ un quart d'heure plus
tard, et lorsque les deux hommes étaient partis, elle était
descendue ouvrir une fenêtre, par laquelle les autres
étaient entrés et qu'ils avaient ensuite refermée. La
longère accolée au moulin nous l’avait caché, à moi et à
Louis. Alors qu'ils allaient commencer leur exploration, ils
avaient aperçu deux hommes qui s’approchaient du
moulin. Evans avait eu un moment de panique, mais Léa
nous avait reconnus.

Ils n’avaient donc pas encore eu le temps d’explorer


les lieux. Nous nous y mîmes tout de suite. Je remets
volontairement à plus tard l'explication de la réaction
étrange du notaire ("Encore du sang...") dont seul Léonard,

145
tapi à proximité dans l'ombre du cimetière, était pour
l'instant informé, pour décrire un peu l'intérieur du
moulin.

Léonard leur avait conseillé de procéder pièce par


pièce, en commençant par la cave. J’y descendis avec
Lagad. Nous ne trouvâmes pas d'interrupteur. Je sortis
mon briquet et l'allumai, puis je fis de ma main gauche un
écran qui protégeât mes yeux de la lueur trop vive de la
flamme.

Malgré l’odeur fongieuse qui suintait des murs


-nous étions proches de la rivière-, la cave semblait assez
propre. Elle était presque complètement vide. Signe qu’on
venait d’emménager, me dis-je. Une grande caisse de bois
seule était posée contre le mur du fond, assez grande
pour contenir quelqu’un. J'avançai. Le plafond était
étonnamment bas. Mon front toucha une poutre et j'eus
un réflexe de recul trop vif qui provoqua une violente
déflagration dans ma nuque, que je devais sentir pendant
plusieurs heures encore et qui aurait son importance.

La caisse était vide. Elle ne contenait que deux ou


trois livres et des pages arrachées, de tailles disparates,
éparses sur le fond. L’un des livres était ouvert. Je le

146
ramassai. Une vingtaines de pages avaient pris un
mauvais pli. Je les redressai et fermai le livre. Reliure de
mauvais goût ; Pantagruel et Les Amours d'Ovide en un
seul volume. Je demeurai un instant surpris de retrouver
Les Amours ici. Drôle de mélange, par ailleurs, me dis-je…

Notre exploration du reste de la maison ne fut ni


très longue, ni très fructueuse. Elle était vide, ou presque.
La cuisine donnerait un bon exemple de l’état dans lequel
nous trouvâmes toutes les autres pièces : les traces de vie
s’y limitaient à un verre, à deux fourchettes, à un couteau,
une cuillère, une casserole, à trois savons, à une éponge et
demie, et à une poubelle remplie de boîtes de conserves.

La chambre où Jhikaël couchait fut en fait la seule


pièce digne d’intérêt : un lit fait, une armoire garnie d’une
dizaine d’exemplaires du même costume noir que je lui
avais vu porter chez Evans, mais surtout une bibliothèque
assez impressionnante, faite de meubles divers apportés
sans doute des autres pièces, entassés le long de tous les
murs et remplis à craquer. Livres de poches, in-folios,
brochures, vieilles reliures, chagrins, parchemins, veaux
glacés, basanes, cordouans, galuchats, maroquins de
diverses couleurs, sapans, takaouts, à dos longs ou à
nerfs, à tranches dorées ou brunies, manuscrits à

147
enluminures fantastiques, rouleaux de papyrus ou de
papier d’une blancheur peu commune, tout cela
s’entassait dans le désordre le plus complet. Les livres ne
semblaient pas indiquer une préférence pour une langue
particulière. Cela allait de Frédéric Dard au Coran. Il y
avait même des mangas en japonais.

En bas, dans la salle, près de la fenêtre par laquelle


nous étions entrés se trouvait un petit bureau sur lequel il
n’y avait qu’un stylo, une boîte à biscuits en fer blanc et le
carnet qu’Evans avait déjà tenté de déchiffrer. Caro sortit
son téléphone portable, équipé d'un assez bon appareil
photo, et se mit à prendre des clichés des pages du carnet.
Je m’occupai de la boîte en fer blanc. Je reconnus
d’abord les photos que Jim gardait dans son portefeuille.
Le mafieux blanc, le chasseur, le muchacho, le boucher,
toutes étaient là, au sommet d’un tas énorme d’autres
portraits. Certains semblaient très anciens. Beaucoup
étaient tachés, percés, ou comme frottés, et je me
souviens en particulier de deux ou trois d’entre eux,
particulièrement lugubres, dont les yeux avaient été
crevés par des coups d'épingles répétés. Je reconnu deux
ou trois vieux de la commune. « Tu peux prendre ça aussi
en photo, Caro? »
Louis, que nous avions posté en guet près d'une

148
fenêtre, se mit soudain à pousser des cris de hibou, les
deux mains jointes autour de la bouche.
« Mais… qu’est-ce que tu fous?
-C’est pas comme ça qu’on prévient quand il y a
quelqu’un qui arrive? »
Nous eûmes tout juste le temps de sortir par là où
nous étions entrés et de nous précipiter dans les
profondeurs du bois avant que les deux voitures que
Louis avaient vu s’approcher n'arrivent.

Nous avions marché deux bons kilomètres depuis


Kernavout ; nous nous écroulâmes sur les chaises de la
cuisine. Léonard fut déçu de nous voir revenir sans Jim. Il
lâcha un « merde… » concis et soupiré, chose assez
inhabituelle chez lui. Nous étions désolés.
- Vous êtes sûrs que vous avez tout fouillé? Vous
avez bien regardé, la cave?
- Oui...
Ceci dit... Je pensai soudain à la longère qui
jouxtait le corps principal du moulin… La longère… Elle
ne communiquait pas avec le corps et nous l’avions
oubliée… C’était pourtant la partie la plus neuve… J'en

149
parlai aux autres. Leurs visages s'assombrirent. Léonard
réclama un thé...
Léonard était un grand amateur de thé, ou du
moins voulait s'en donner le genre ; il nous en servait du
blanc chez lui, qu'il se procurait à prix d'or chez Kerjean,
un marchand de produits exotiques très copurchic et snob
de la rue de Siam. Il dut ce soir-là se contenter des
infusions de Caro.
« Bon, tant pis... Au moins, nous avons,
mademoiselle et moi-même, résolu le mystère « Brithem »,
cet après-midi. Sachez, messieurs, que « Brithem » n’est
pas un nom propre mais un nom commun, plus
précisément un titre honorifique. Je te laisse leur
expliquer, Lou. »
« Lou ». L’impassibilité avec laquelle Louise avait
accepté le diminutif me fit une drôle d’impression.
Léonard la connaissait déjà mieux que moi sur un point
particulier. Était-ce bien de la jalousie que je ressentais? Je
me dis qu’il faudrait que je passe quand même un peu
plus de temps avec elle. Elle sortit de sa poche une feuille
imprimée pliée en quatre, et nous la lut.

« Brithem, juge ou juriste. Le mot dérive de l’ancien


Irlandais « breth », le jugement, que l’on retrouve dans le nom
de Vergobretus, magistrat suprême des Aeduens au Ier S. av J.C

150
(Virgobretus, nomen magistratus dans le glossaire d’Isidore
de Séville). Comme la classe des poètes, celle des juristes
permettait d’accéder à certains rangs sociaux, mais non point à
des grades aussi élevés que ceux de grand prêtre (bishop dxt.
Fergus Kelly), roi (king, ibid.), ou prince des poètes (highest
poet, ibid.). Le plus haut rang qu’un juriste puisse atteindre se
situait environ à la moitié de celui d’un poète dans l’échelle
honorifique. Le rang d’un brithem était déterminé par son
habileté et sa connaissance des trois composantes de la loi :
tradition, poésie et droit canon.

- Ça vient de « Roger de Gourdaing, Ethnogénie


celtique et glossaire particulier de la langue celte et druidique,
Librairie Georges Duprat, Nantes, 1858. »
- Des druides? s'étonna Lagad.
- Apparemment… Et c’est sans doute pour ça que
leur « poète » Jhikaël a eu besoin d’aller placer la photo de
Jim sur la tombe du druide Allan Kardec. Il doit croire au
pouvoir magique de la représentation par l’image, comme
les vaudous, comme certains mediums...
- Hé, oui... On a trouvé une boîte de photos au
moulin qui fait tout à fait penser à ça… dit Caro.

Je me taisais. Le nom "Brithem" me disait, à moi


aussi, quelque chose depuis le début. Je ne connaissais

151
pourtant rien au druidisme... Cette contradiction fit tout à
coup ressurgir le contexte dans lequel je l'avais entendu.
- Oh! Mais non! Mais oui! Je sais où j’ai déjà
entendu ce nom! Vous vous trompez… C’est bien un nom
propre!
- Quoi?
- Le père de Jim. Il m’en avait parlé. Son nom,
Semias Brithem, c’est tout ce qu’il savait de lui… Il l’avait
lu… Peut-être que Jim s’est trompé en croyant lire un
nom…
- Mmh… Brithem, le père de Jim? Oui... ça
expliquerait pourquoi ils l’ont choisi… dit Léonard.

Il était tard. Tout le monde alla se coucher. Léonard


décida de se servir une autre infusion. Je restai avec lui
dans la cuisine, pensif. J’étais frappé de voir comme il
avait pris encore une fois le commandement des
opérations. Jusqu’à notre retour, où notre échec avait
semblé lui faire perdre enfin un peu de son sang-froid, il
nous avait tous dirigés comme si cette affaire n’avait été
qu’un nouveau délire de Jim, c’est-à-dire avec la même
froide et intelligente efficacité qu’il avait lorsqu’il
s’agissait de nous faire suivre une de ses idées, de se
procurer du sable pour faire une fausse plage dans une
cave de Poullaouen un soir de nouvel an, des animaux en

152
faïence pour décorer la scène d’un bal de quatorze juillet à
cinquante kilomètres de Plounévez, ou d'organiser un
voyage en Bavière pour aller écouter du yodle et faire les
charcuteries comme on fait les caves en visitant la Loire.

Devant cette évidente et sublime supériorité


organisatrice, nous nous étions tous sentis coupables de la
défaite de ce soir, coupables comme des déserteurs
devant un vieux général blessé qui vient de manquer, à la
présence de ces quelques hommes près, de sauver la
partie pour la trois centième fois.
Alors que je rajoutai machinalement un peu de
calva dans mon infusion aux agrumes, il me demanda
mon avis :
« Et toi, Pyrrhon le taciturne, qu’est-ce que tu crois
qu’on peut faire de tout ça ?
Je tentai rapidement de me souvenir assez de ce
qu’était le pyrrhonisme pour comprendre ce qu’il avait
voulu dire en m‘apostrophant ainsi. Je n’y parvins pas.
Oui, Léonard était le plus brillant d’entre nous. Et il
m’écrasait de temps en temps ainsi en empiétant sur mes
plates-bandes classiques. J’étais le plus diplômé, et j’en
avais récolté une certaine image d’intello. Mais lui avait
une formation autodidacte finalement plus poussée que la
mienne, trop scolaire, et sa culture vaste et hétérogène

153
était confortablement assise sur le bon goût naturel à une
certaine classe de citadins à laquelle je n'appartiendrais
jamais. J’étais finalement surtout un rat universitaire, et
c'était lui le véritable intellectuel ; il avait d’ailleurs un
certain temps collaboré à une revue littéraire qui
regroupait des personnalités subversives assez connues,
et dont j’admirais la verve.
- Je ne sais pas trop. Rien qui ne fasse pas rire les
flics pour l’instant. Il faut voir ce que nous apprendra le
carnet.
Il sourit.
« K., linguiste et bibliophile… Je ne crois pas que
le carnet puisse nous apporter grand chose. Et si on se
concentrait plutôt sur la prochaine cérémonie? Si on
pouvait trouver comment accéder à la tombe…
- Oui, si on pouvait… si l’entrée existe…
- On pourra. L’entrée existe.
- Jim me manque, Léo.
Léonard sembla se concentrer sur sa tasse. Il y eut
un moment de silence.
-On le ramènera. »

154
CINQUIÈME PARTIE : DIEU, LES CURÉS, LA MESSE,
TOUT ÇA…

"Une religion, qu’est-ce d’autre qu’une


doctrine qui explique quelque chose que
l’on ne comprend pas […] par quelque
chose que l’on comprend encore moins
[…]?"

André Comte-Sponville

Le lendemain, dimanche, j'allai à la messe.

J’arrivai un peu en retard. J'avais mal dormi et je ne


m'étais pas réveillé assez tôt : cette nuit-là, à nouveau, la
douleur de la solitude m’avait repris, exacerbée encore
par la proximité inédite de Louise, un étage au-dessus de
moi. Je l’avais attendue et je n’avais pas voulu céder le
premier. Puis au matin, je m’étais réveillé tout étonné de
m'être malgré tout endormi, et dans la douleur nouvelle
de voir que toute la nuit elle était restée, de son côté, dans
le secret d'un sommeil inaccessible.

155
J’arrivai donc au moment du Kyrie, assez heureux
en fait d’avoir échappé au chant d’entrée. Le Kyrie est
sans doute le moment de la liturgie que je préfère.
Moment d’humiliation de l’homme devant Dieu et
d’appel tragique de la brebis à son berger, ce « Prends
pitié » a gardé, plus que les autres moments de la liturgie,
l’empreinte de ce catholicisme en mauve et noir à la
coulpe si enivrante, et que Vatican II a décidé d’assassiner.
Catholicisme plein de rigueur et d'austérité, qui ne
correspond plus à notre époque, catholicisme dont le
maître mot semblait moins « amour » que « hiérarchie »,
et qui faisait dire à Achab :

Soumis avec respect à sa volonté sainte


Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte

donnant à l’amour du divin une image de puissance que


j’admire moins en elle-même que dans la mesure où elle
est au service de l’amour infini que l'on ne voue qu’à
Dieu, c'est à dire à l'Amour même. Que la tendresse ait sa
puissance terrible, je trouve ça beau.
Le Kyrie a gardé cette image-là, non seulement à
cause de son sens même, mais aussi parce que, refrain
plus court et plus simple que les autres parties de la

156
liturgie, il a été un peu délaissé par les faiseurs de
cantiques de la précédente génération, guitaristes fleuris
dont la puissance poétique s’élève dans des refrains tels
que « Seigneur, tu nous appelles, et nous marchons vers
toi, ta bonne nouvelle nous met le cœur en joie », ou
encore « Ecoute, écoute, surtout ne fait pas de bruit, je
marche sur la route, je marche dans la nuit » -et je passe
les « Dieu est une fête » et les « Chaque enfant est une
étoile », refrains auxquels ils est aussi déshonorant que
difficile pour le musicien d’apposer plus de trois accords
avec bon goût, et qui ne sortent de la pulsation militaire
que pour des effets de fête foraine que corrige bien vite
l’incapacité générale des musiciens serviteurs de l’Église,
dans une infâme mélasse de lenteur. Bienheureusement,
cette lenteur sied au Kyrie.
Pour le reste de la liturgie, la Gloire de Dieu est
devenue sautillante, l’acclamation de l’Évangile un vrai
concours de saut en hauteur à moins qu'elle ne soit
transformée en lamentation par « l'animatrice », terme de
centre aéré mal placé, l'évocation de l'Esprit Saint une
bourrée (plus grande différence entre « Saint! Saint!
Saint! » Et « Zin! Zin! Zin! » aujourd'hui) et la Paix
apportée par les souffrances du Christ une affaire qui
roule comme une marche iambique : « la PAIX! La PAIX!
Donne-nous seigneur la PAIX! ». On dirait parfois qu'on

157
lui demande de nous la foutre. Seuls l'anamnèse et le
Notre Père, parce que ce sont des textes fixes et auxquels
convient la lenteur, ont comme le Kyrie quelque peu
échappé au massacre.
J’arrivai donc au milieu du Kyrie. L’assemblée se
composait d’une cinquantaine de personnes, de vieux
surtout, de vieilles surtout, mais aussi de quelques
familles bourgeoises à l'allure citadine telles qu’on en
rencontre dans toutes les églises le dimanche et qui
semblent toujours plus exilées des villes que retirées à la
campagne. L’animatrice à serre-tête et col Vichy en faisait
plus que partie. Elle avait posé son carré Hermès bien en
évidence sur le lutrin.
La vieille patronne du Retour des hirondelles était là
elle aussi, à droite, au dernier rang. Ses deux fils à côté
d’elle. En me voyant, comme elle était au bout du banc
près de l’allée centrale, elle les bouscula pour faire de la
place et m’invita du regard. Je me mis près d’elle, fit un
geste de salut aux deux frères qui me le rendirent avec un
certain enthousiasme, et commençai à suivre la messe.
J’eus la surprise de voir qu’ici, on utilisait encore
les Acclamations, les Sanctus et les Agnus Dei du « KB »,
le recueil de cantiques bretons de l'abbé Abjean, dont
j'avais déjà admiré, les déchiffrant dans mon livre et les
utilisant parfois comme supports d'improvisation, la

158
finesse mélodique, mais que je n'avais jamais entendues
pratiquer, sinon lors de fêtes folkloriques incluant une
messe en breton. Le chant de communion fut aussi un
cantique breton, cantique à la Vierge qui y apparaissait
comme une dame médiévale, une rose dans une main, un
lys dans l’autre. Et la rose mignonne et le lys argenté
semblaient ternes à ses côtés, disait le cantique...

Au retour de communier, comme elle y était allée


avant moi, la vieille me dit : « J’ai demandé à Jeanne,
l’organiste. Si tu veux bien, tu peux aller jouer un
morceau de sortie après. » Encore ce regard. Et elle avait
astucieusement ajouté dans sa phrase ce « bien »
discordant, qui se donnait l’air d’un ordre poli dissimulé
sous une faute de français. Pendant le chant de sortie, je
me dirigeai donc vers le recoin d'où provenait la musique.
Une vieille encore plus courbée que la première, la tête
presque sous la console, tenait la tribune, caisse de
contreplaqué surmontée d’un Farfisa flambant. « Ah, c’est
toi pour la sortie ? Ah, c’est bien d’avoir des jeunes!» dit-
elle. Je regardai l’orgue. Trois claviers, une quarantaine de
registres, un pédalier de trente et une touches, deux
pédales d’expression et des accouplements à volonté,
c’était plus qu’il ne m’en fallait pour massacrélectroniser
une toccata romantique.

159
J’exécutai donc la grande Gigout tandis que l’église
se vidait. Lorsque j'eus fini, Jeanne s’exclama : « Ah, ça, tu
joues bien! Tiens, tu irais te présenter au recteur?» C'est
en effet généralement l'usage.

Entrant dans la sacristie, j’assistai à la fin d’une


conversation entre le recteur de la paroisse, qui retirait sa
chasuble, et l’animatrice à serre-tête, qui tenait l’un des
enfants de chœur, sans doute son fils, en culottes bleu
marine, par la main.
« …C’est trop difficile pour la foule, monsieur le
recteur. Et je ne vous dis pas le mal que j’ai à apprendre
les chants... Je ne parle pas le breton, moi... d'ailleurs
aujourd’hui, les gens ne le comprennent plus… »
- Les miens, si.
-Oui mais… regardez l'âge qu'ils ont! Ce n'est pas
comme ça que vous allez attirer les jeunes... Tenez, j'ai
apporté deux cassettes que j'ai achetées à Chartres... Je
vous les mets là, si vous voulez. Il y a un Kyrie très gai,
par exemple...
-Un Kyrie très gai?
-Oui, tout à fait enlevé… Et.. Ah!… J’avais pensé
aussi qu’on pourrait organiser une messe de jeunes un de
ces jours. Ça se fait de plus en plus vous savez?

160
Elle ajouta, d’un air de confidence :
« Je crois que je pourrais convaincre mon neveu,
qui vient de commencer la batterie. Il a quelques copains
avec qui il joue le dimanche dans le garage de ma sœur.
J’ai déjà « tâté le terrain » (elle avait dit ça d’un air qui se
voulait un peu canaille) et je crois que ça pourrait
marcher… Mais on en reparlera à la réunion de vendredi,
là il faut que je file, je dois passer prendre mon poulet
chez Kermarec… Allez, bon dimanche monsieur le
recteur!… Ah… bonjour jeune homme, merci pour
l’accompagnement! Ça fait du bien un peu de jeune…
Allez, bon dimanche, je me sauve!… »
Et elle sortit de la sacristie. Je me retrouvai donc
seul à seul avec le vieil homme.
« Ça t’intéresserait, une messe des jeunes, toi?
-Euh…
-C’est bien ce que je pensais... Et tu joues où,
d’habitude?
-Euh… à Saint Thé…
- Mais qu’est-ce qu’elle a contre mes vieux
cantiques? Ils sont pas beaux mes vieux cantiques?
- Oh si…
Il parut surpris de ma réponse à une question qu’il
s’adressait plutôt à lui-même.
- …Au fait, tu n’es pas venu ici pour rien, ajouta-t-

161
il, me révélant soudain le travail de rabattage des deux
vieilles. Allez, ferme la porte…
Je m’exécutai.
- C’has’é dié!… Par où commencer… J’ai
l’impression d’en savoir beaucoup maintenant… Et
pourtant… Pas assez… Je suis allé voir les flics jeudi, dès
que j’ai su, pour ton copain. Mais ils m’ont rembarré. Ils
ont bien rigolé avec mes histoires… quand je leur ai parlé
des deux gardiens, surtout. Et ils m’ont dit d’arrêter
d’emmerder les étrangers… La vieille Marie des
Hirondelles est venue me voir tout à l’heure, et elle m’a
raconté que toi et les autres, vous vous étiez mis à
chercher aussi de votre côté, et que vous étiez peut-être
plus capables… Fils, on peut jamais être trop sûr… mais
ça peut tourner mal…
Il avait débité tout ça d’un coup, et j’avais un peu
de mal à suivre.
- Ils sont capables de… tuer Jim?
- Ils ont une sacrée couche de connerie… La
connerie est l’unique source de tous les péchés, fils.
Rappelle-toi de ça. Toujours... »

Je déjeunai au presbytère avec le recteur et nous

162
discutâmes toute l’après-midi. Je lui montrai les tirages
des photos que Caro avait eu le temps de prendre, au
moulin. Il y reconnut quelques-uns de ses paroissiens,
mais la seule chose qui semblât les relier, c’était qu’il n’y
avait parmi eux aucun paysan, ce qui était plutôt
inattendu dans la région. Quant aux photos du carnet de
Jhikaël, il n’y comprit pas davantage que nous : la
profusion des points d’exclamation et de suspension, les
cercles géométriques, les symboles astraux, donnaient
l’impression d’une sorte de liste d’imprécations et de
formules ésotériques… Léonard avait sans doute encore
une fois raison : nous n’en tirerions rien.

Cette après-midi-là, je rencontrai « quelqu’un »,


comme on dit… Tenant à la fois de l’intellectuel et du
paysan, le recteur n’était ni un badaud épais ni un
mystique éthéré. C’était un humaniste au sens profond du
terme, d’une érudition vaste mais discrète, narrateur
picaresque et faux naïf socratique, haïssant la bêtise et les
préjugés, qu’il stigmatisait régulièrement sous le nom de
« connerie », préférant les esprits simples et les histoires
hautes en couleurs.

« Va falloir que je t’explique, fils... D’abord, les


chiens du Yeun… Voilà… Je vais te raconter ça…

163
Dans le temps, les curés de par ici avaient une
manière bien à eux de pratiquer l’exorcisme. Ils se
mettaient d’abord en quête d’un gros chien noir : plus le
mal était grand, plus il fallait que l’animal soit gros…
Ensuite le prêtre lui passait une grosse corde solide au
cou, ou bien une chaîne, et il l’emmenait jusqu’à la maison
où il y avait un « possédé ». Là il l’attachait devant
l’entrée. On voyait souvent à ce moment-là le chien se
mettre à hurler et à tirer sur la corde pour s’enfuir.
Comme s’il avait su… Le prêtre, lui, disait bonjour, et
puis il entrait.
On l’amenait alors à la personne, et il se mettait au
travail... Il fallait être ou bien très fort, ou bien très
habile…. Celui qui était fort se jetait sur le possédé et se
battait avec lui pour lui passer l’étole autour du cou…
Mais c’était pas sans danger… On voyait souvent les
pauvres curés ressortir plein de sueur et de sang, les côtes
ou les reins brisés… Celui qui était habile posait plutôt
des questions. Par exemple :
« Dis-moi, le malin : trois fourmis qui marchent en
file indienne, bien droit. « Une fourmi me suit… » dit la
première. « Une fourmi me suit… » dit la deuxième.
« Une fourmi me suit… » dit la troisième. Elles sont bien
trois, et pourtant aucune ne ment… Est-ce que tu sais
pourquoi?

164
- C’est qu’elles marchent autour d’une corde, sur la
section, répondait le possédé.
- Ah. Oui… mais dis-moi encore : « Quand on est
loin on n’y pense pas. Quand elle approche, on y pense
beaucoup. Quand elle est là, on n’y pense plus du tout! »
Sûrement que tu sais qui c’est?
- C’est la Mort, répondait le possédé.
- Ah. Oui. Ouh là… Peut-être bien que tu es plus
fort que moi finalement… Il faut dire que moi… je ne suis
que le vicaire de la paroisse (il mentait…)… Monsieur le
curé n’a pas pu venir à cause des derniers sacrements
qu’il fallait donner au vieux Jean, de Kerdiaouled… Ah,
monsieur le curé! Sûrement que lui aurait été plus malin
que toi…
- Tu me sous-estimes...
- Oh non! Personne n’est plus malin que monsieur
le curé, crois-moi… Tiens, pas plus tard qu’hier il m’en a
résolu une…
- Je peux sûrement faire aussi bien!
- Ecoute bien. Il m’a raconté un rêve, qu’il avait fait
pendant la nuit : il était devant deux grandes portes,
sculptées comme les portes de l’église, mais alors peintes
en rouge. S’il choisissait la mauvaise, il serait précipité
dans les flammes de l’enfer! Devant chaque porte se tenait
un gardien. L’un mentait toujours. L’autre disait toujours

165
la vérité. Il n’avait le droit de poser qu’une question… Eh
ben il a quand même trouvé la bonne porte! Tu vas me
dire que toi aussi tu sais comment?1 »
Là-dessus, le possédé se mettait à réfléchir
beaucoup… C’était pas facile… Et yao!… le prêtre en
profitait pour lui mettre l’étole autour du cou! Il
demandait ensuite qu’on lui apporte vite le chien, dans
lequel il enfermait « l’anaon » , et puis il repartait de la
maison…
De là, il fallait encore qu’il gagne les grands marais
déserts du Yeun Elez, au centre des Monts, et qu’il y jette
le chien au « Youdig ». Le Youdig, c’est un trou noir et
gluant au milieu du Yeun ; rien moins que l’une des sept
bouches de l’enfer… Sur sa route, il ne devait ni se
retourner, ni parler à personne… Il allait de presbytère en
presbytère et on savait de quoi il retournait en le voyant
arriver avec son grand chien noir qui marchait la tête
basse, les oreilles couchées ; on le logeait et on le
nourrissait alors sans poser de questions. Et sur la route,
les gens prenaient à travers champs plutôt que de le
croiser… On m’a raconté qu’un gars de Plounévez, une
fois, pour épater la fille avec qui il se promenait avait

1
La solution de cette énigme consiste, je l’ai appris depuis, à
demander à l’un des deux gardiens ce que répondrait l’autre s’il lui
demandait quelle porte était la bonne.

166
poussé la témérité jusqu’à aller caresser un chien comme
ça. C’est que même le curé qui traînait le chien osait à
peine le regarder... Le garçon avait croisé le regard de
l’ombre musculeuse ; il avait senti, en même temps que
sous ses doigts une certaine aura poisoneuse, son âme
comme geler et brûler à la fois en un instant ; enfin, c’est
ce qu’il a raconté ensuite... Une semaine plus tard, c’était
sa famille qui appelait le prêtre…

Une deuxième histoire : Plus « historique », celle-


là. On sait que Saint Pol Aurélien, au IXe siècle, après
avoir débarrassé l’île de Batz de son dragon, en vint
chasser un autre au Faou. Il était accompagné dans cette
expédition de son neveu, Saint Jaoua. L’expédition fut
encore un succès. Seulement cette fois-là, Dieu ne
demanda pas à Aurélien de précipiter le dragon dans la
mer. Non, une fois qu’il lui eut passé l’étole au cou, il le
confia à Saint Jaoua et les envoya tous les deux à Braspart,
où il y avait une charge de recteur à prendre et une
caverne où l’on pourrait enfermer la bête. Jaoua n’était pas
vraiment content… A lui de rester garder le bestiau dans
la solitude des Monts pendant que son oncle récolterait
tous les honneurs, là-bas, dans le nord, à son manoir
épiscopal d'Occismor… Un jour qu’Aurélien passait
prendre des nouvelles, il le lui reprocha amèrement. «

167
Mon cher neveu, je ne me plaindrais pas tant à ta place,
répondit Aurélien. Rends plutôt grâces à Dieu de t’avoir
mis dans les conditions de devenir un grand saint ermite!
Abstiens-toi de viandes et de repos, mange du pain noir,
dors sur la pierre, et passe tes journées en prière : c’est
tout ce qu’Il te demande. Fais-moi confiance, ta place en
paradis est gagnée d’avance!
- C’est bien facile pour toi de le dire! Toi à qui on
rend tous les honneurs et qui vit si confortablement, là-
bas, dans ton grand manoir! Je préférerais bien être à la
tienne, de place!
- Mais tu n’imagines pas la charge qui pèse sur mes
épaules, à gouverner comme ça tout le Léon! Crois-moi, si
nous échangions nos rôles, ce serait bien toi le premier à
vouloir me recéder la place…
- Je suis pas si sûr…
- Échangeons, si tu veux, mais je te préviens : tu
risques de le regretter!»
Jaoua ne se le fit pas dire deux fois et Aurélien
résilia en effet son évêché en sa faveur, une semaine plus
tard. Feignant de se retirer à son monastère de l’île de
Batz, il vint ensuite s’installer à Braspart. Il n’y resta pas
longtemps. Une fièvre tua Jaoua dans l'année. Son
successeur le chanoine de Léon, au sacre duquel Aurélien
était venu présider, resta encore moins de temps sur le

168
siège épiscopal. Il mourut le lendemain de son sacre.
Manifestement, Dieu ne voulait pas d’un autre évêque
qu’Aurélien. On le supplia de reprendre sa charge, du
coup. Il accepta, mais il était bien embêté. Qui allait
garder la bête, maintenant que Jaoua était mort ? Il écrivit
à Saint Benoît pour lui demander aide et conseil. Saint
Benoît lui envoya alors deux apprentis à lui. Le premier,
le gardien blanc (rappelle-t'en, c'est important), serait
chargé de surveiller l’extérieur de l’accès à la caverne où la
bête était enfermée. Le second, chargé de la surveiller de
l’intérieur… c’était le gardien noir. Et Aurélien rentra à
Occismor… »

Je ne voyais pas très bien où le recteur voulait en


venir.

« Une dernière, et tu comprendras… Il y a eu, dans


le temps, à Plounéour-Menez, un « Julod » qui avait si
bien mené son affaire qu’il s’était retrouvé propriétaire de
cinq ou six fermes avant ses cinquante ans. C’était un
travailleur courageux et qui aimait la solitude. Il amenait
le plus souvent son lin lui-même à Morlaix et on ne le
voyait pas souvent à la maison.
Il y eut une année où cela changea. Cette année-là,
de Noël à la Saint Jean, on ne le vit quasiment pas sortir

169
de chez lui. Ça n’était pas habituel ; on parla. Les envieux
disaient, avec un soupçon de perfidie dans la voix, qu’il
avait sûrement assez à faire à compter ses loyers cette
année. Les autres se posaient des questions. La servante
de la maison avait bavardé au lavoir. Elle avait raconté
que Jopig avait passé l’hiver à lire. A lire quoi donc? Jopig
n’était pas un curé… On ne prêta à cette rumeur qu’une
attention moyenne. Ce n’était sans doute que des
bavardages de servante, déformés encore par les femmes
du lavoir…
Jopig réapparut sur les routes aux alentours de la
Saint Jean. Celui qui l’avait croisé le premier raconta qu’il
venait de Morlaix. Il avait dans sa charrette de gros
paquets carrés, et c’était des livres ; il ne s’en était pas
caché. La rumeur était donc fondée…
Puis on le vit de plus en plus souvent sur la route
de Morlaix, de moins en moins dans ses champs ou ses
fermes. Quelques-un furent reçus dans sa bibliothèque.
Quelques-uns, et puis de plus en plus… Un paysan avec
une bibliothèque comme ça, ça étonnait, tu penses bien…
Bien plus grande que celle du curé… Il acquit d’ailleurs
vite la réputation d’être devenu plus malin que celui-ci…
On vit même à la messe qu’il comprenait le latin. Il
souriait quand le curé se trompait, et celui-ci rougissait en
retour. Et on vint bientôt de tout le pays pour lui

170
demander conseil. Il n’en était pas peu fier…
Un hiver, dans la ferme voisine de Keraliou, on
crut la servante possédée. Elle délirait fort, s’agitait, avait
des gestes violents. On envoya donc le fils de la maison
chercher le curé. En chemin, il rencontra Jopig. « Pas la
peine de te déranger jusqu’au bourg lui dit-il. Ce que le
curé peut faire, je peux bien le faire aussi sûrement! Vous
avez toujours votre chien noir?
- Oh oui, monsieur Jopig (on lui donnait
maintenant du « monsieur ») »
Et Jopig alla chercher une bande de tissu bénie par
le pape, qu’il avait chez lui, pour servir d’étole, puis il
exorcisa la jeune fille.
Mais voilà. Elle en resta bête. Jopig pensait
pourtant avoir bien fait ce qu’il y avait à faire… Le chien
avait été noyé dans le Youdig, et tout et tout… Mais la
servante n'avait jamais vraiment recouvré ses esprits. Elle
faisait le travail qu’on lui disait, mais elle ne disait plus
mot, restait les yeux hagards toujours droit devant elle, ne
dormait plus, n’avait plus ni rire ni plaisir. Jopig s’avoua
impuissant. On appela le curé.
« Jopig, dit le curé en arrivant, êtes-vous sûr que
cette fille était bien possédée?
- C’est ce qu’on m’avait dit, répondit Jopig.
- Et, bien sûr, vous n’avez pas su le vérifier? À tous

171
les coups, cette fille-là n’avait qu’une fièvre quelconque,
elle n’était pas plus possédée que vous et moi ; c’est son
âme à elle que vous êtes allé jeter en enfer, malheureux!
- Son… Va Doué! Qu’est-ce que j’ai fait là!
Comment qu'on va réparer ça!
- Il n’y a qu’une solution, Jopig : priez pour qu’au
moment où vous serez jugé, le diable accepte votre âme
en échange de la sienne!
- Mon âme à moi! Me damner!
- Vous préférez voir cette pauvre fille brûler en
enfer pour l’éternité à cause de votre orgueil?
- Non, non, mais… Il n’y a pas un autre moyen?
-Aucun! »
Cette année-là encore, on ne vit pas beaucoup
Jopig. Mais ce n’était pas parce qu’il lisait. Il avait arrêté
de recevoir des visites. Il parut hâve et souffrant aux rares
qui purent le voir. Et il mourut le douzième mois, de
remords, dit-on.

Le jour même de sa mort, par contre, la servante de


Keraliou se trouva mieux… Le curé sut ce qu’il fallait en
penser… Le vieux Jopig avait tenu parole ; il avait passé
l’année à prier Dieu et le Diable. L’affaire fut contée à la
jeune servante ; elle s’en trouva très troublée. Elle trouva
même que cela méritait une visite au cimetière. Elle y alla

172
donc un soir, après sa journée, et adressa devant la tombe
de Jopig une prière à la Sainte Vierge. Puis elle lui parla
ainsi : « Vieux Jopig, ce n’est qu’en essayant de me sauver
que tu as fait du mal… Et tu as bien voulu aller brûler en
enfer pour me sauver encore… Pour moi, je te pardonne
bien… »
Il se passa alors une chose étrange. Jopig fut
soudain là, debout, comme il était de son vivant, près
d’elle. « Merci Jeannig, dit-il. Tu m’as délivré. Je m’en vais
maintenant voir monsieur Saint Pierre. » Et puis il
disparut…

De cette histoire on peut tirer deux leçons : la


première, c’est que ce n'est pas pour rien que l'orgueil est
compté pour péché mortel. La seconde, c’est que selon la
légende une âme bonne peut se retrouver enfermée tout
aussi bien qu’une mauvaise dans un chien noir… Et il y a
un homme avec un chien noir qui tourne beaucoup
autour de la bonne âme de ton copain… Tu comprends?
- Mais… Vous y croyez, à ces histoires?
- Est-ce que je dois y croire ?
- Ben…
- Dis-moi, fils, est-ce que tu crois que je crois en la
Bible?
- Ben… C’est un peu votre métier…

173
- C’est pas faux. Donc, tu penses que je crois que le
monde fut créé en six jours, que le septième le bon Dieu
fit une bonne sieste, et que Noé inventa une maison
flottante où il fit monter deux girafes, deux éléphants,
deux poux, deux limaces et deux gerbilles?
- Ben… Peut-être pas tout à fait comme ça mais…
- Et l’exode des hébreux, je dois y croire? Et la
traversée de la Mer Rouge? Et l’arche d’alliance? Et la
naissance du Christ?
- C’est différent, non?
- Où est la limite?
- Je ne sais pas.
- Il n’y en a pas. Faudrait d’ailleurs être très con
pour en chercher une. Ne pas vouloir de la beauté, quand
on cherche la Vérité, c’est être très con. Ne pas vouloir de
la poésie, quand on cherche l’Origine, de même. C’est de
la connerie. Bon, je vais quand même pas te raconter que
des légendes... Je suis pas si spécialiste, d’ailleurs ; les
deux dernières que je t’ai racontées, je ne les connaissais
pas il y a un mois… C’est la vieille Marie qui me les a
dites depuis. Elle avait peur du chien que l’anglais qui
venait de s’installer promenait avec lui. Elle m’a alors
raconté l’histoire de Jopig et de la servante, et elle m’en a
tiré cette leçon qu’il ne fallait sûrement pas laisser
n’importe qui s’amuser avec un chien noir, comme ça. J'ai

174
d'abord réagi à peu près comme toi : « Parce que vous
pensez que notre nouvel anglais compte faire de
l’exorcisme? je lui ai demandé, amusé.
- Oh, je suis même sûre qu’il y a déjà un mauvais
anaon dans ce chien, qu'elle m'a répondu. Il n’y a qu’à voir
ses yeux, et comment il marche. Et puis comme il fait peur
à Youki… »
Elle disait ça sérieusement… Je ne sais pas
pourquoi, sans doute le métier, mais moi, les
superstitions, les arguments d’autorité de caniche et la
connerie en général, ça m’agace plutôt. Alors j’ai peut-être
pris un ton un peu blessant en lui répondant qu’on en
avait vu d’autres, des chiens noirs, et qu’on n’allait pas
s’inquiéter de tous ceux qui passaient… Toujours est-il
qu’elle m’a répondu : « Excusez, monsieur le recteur, mais
sans vous manquer de respect vous ne savez pas tout non
plus… » Et elle m’a montré qu’elle en savait plus que moi,
en effet…
C’est elle qui m’a appris l’existence d’une sacrée
grappe de couillons dans le coin, et dont ses fils après leur
père font partie. Ces cons-là se prennent pour des
druides… Le « Gorsedd » qu’ils s’intitulent eux-mêmes…
J’ai fait mes recherches, depuis, dans les bibliothèques et
les archives de la région et d’un peu plus loin : le coin a
été fertile en farces de ce genre-là au début du siècle. Une

175
flanquée de bourgeois désoeuvrés, en mal de racines et de
spiritualité, se sont mis à s’intéresser beaucoup au Centre-
Bretagne. Et à faire des reconstitutions de cérémonies
païennes auxquelles ils ont fini par croire…. Le plus bel
exemple, c’est Allan Kardec… Je sais pas si tu connais… »
Surpris par la réapparition de ce nom, je lui
racontai comment nous avions été confrontés à lui
quelques jours auparavant…
« Ça m’étonne qu’à moitié… Ce serait lui le
fondateur de l’espèce de franc-maçonnerie druidique à
laquelle les fils à Marie appartiennent. Oh, ils n’avaient
plus l’air très actifs ces derniers temps, mais à l’époque, ils
ont quand même réussi à faire émerger les mouvements
nationalistes des années dix-vingt, Breiz Atao tout ça…
Parce que comme je t’ai dit, c’était des bourgeois… Il y
avait des sous. Et il y en a toujours, presque sûr…
Dans mes recherches, je suis aussi tombé sur des
papiers qui parlaient du financement de gros travaux, à
l'époque de Kardec, pour notre cimetière d’ici, à
Plounévez… Et cette histoire de cimetière, ça m’a fait
pensé à Pierre Le Guen. C’était le gardien du cimetière,
ici. Marie m’avait expliqué que l’anglais du bourg était le
« gardien » du chien et j’ai mis du temps à trouver
quelque chose là-dessus. En fouillant un peu du côté de la
Littérature, je suis tombé sur la légende de Saint Pol

176
Aurélien… les deux gardiens envoyés par Saint Benoît...
Le blanc et le noir... Mais bon, la légende était chrétienne,
pas druidique du tout… En pensant à Pierre Le Guen, je
me suis dit alors : tiens, c’est marrant, on a un gardien
blanc (« Gwen », c’est blanc, et il était gardien du
cimetière) et un autre gardien… Ce qui était encore plus
marrant, c’est que Pierre Le Guen était mort juste avant
l'arrivée de l'anglais au bourg… Et qu’on en a pas mal
parlé parce que son neveu, qui était aussi son filleul, s’est
suicidé dans la même semaine. Ils étaient très proches ;
son neveu devait même hériter de la maison. C’était à peu
près tout ce que le vieux possédait...
Maintenant, le lien entre la légende chrétienne et la
bande à Panoramix, ou entre le gardien d’un dragon et un
jardinier de cimetière… Je vois pas bien. Mais je vais te
dire. Les druides, ça les avait excités, déjà, le coup de
l’enlèvement. C'est ce que Marie m’a expliqué. C’était pas
prévu, apparemment. Une surprise du « gardien noir». Ils
se sont sentis sérieux tout à coup, ses fils, même s’ils n’ont
pas l'air de trop savoir à quoi s'attendre ensuite... Et ça
doit être pareil pour les autres… Parce que ses fils lui ont
parlé d’une cérémonie avec le chien, la vieille croit dur
comme fer que le gardien noir compte enfermer l’âme de
ton copain dans son chien et la jeter en enfer. Les fistons,
eux, pensent qu’il s’agit juste de changer de chef à leur

177
franc-maçonnerie. Ils n’ont même pas l’air d’imaginer
qu’on puisse refuser la place. Tu veux que je te dise ce que
j’en pense, moi? Dans un cas comme dans l’autre, ce qui
est inquiétant, c’est l'ampleur que ça commence à
prendre, leur connerie... Parce qu’ils y croient fort… Il
paraît -c’est ce que les frères on raconté à Marie- que des
croix de sang sont mystérieusement apparues avant-hier
sur les murs de leur temple souterrain, et sur des draps
qui étaient là, à sécher, dans le jardin du moulin où habite
l'anglais. Là où on s’excite comme ça en groupe, il arrive
facilement des choses graves qui sont de la faute à
personne… »

178
SEPTIEME PARTIE : BABEL.

Où je dis : « Non, rien, c’est à cause du plafond trop bas dans la


cave, hier... J’ai pris une poutre et j'ai mal au cou, maintenant»,
où elle s’assied derrière moi et se met à me masser, où il y a un
silence, où j’arrête sa main, où elle se rapproche et enlace mon
buste, où nous restons un moment ainsi, sans parler, et où je ne
dors pas seul et confonds enfin mon corps avec le sien. Ou
presque.

Ce dimanche soir, Louise entra dans ma chambre.


Mariposas en el estomago… Les choses se passent-elles
parfois comme on l’attend?
« Je peux te parler? »
Les femmes… me dis-je. Qui leur apprendrait un
jour que la vraie beauté est dans l’acte silencieux, dans
l'au-delà de la parole? Qu’il est d’autres langages?
« C’est à propos de Jim… » ajouta-t-elle
rapidement.
Voyant une vague de déception, de honte même
peut-être, passer sur mon visage, elle sourit. J'avais passé
tout le dîner à raconter aux autres ma discussion de
l'après-midi avec le recteur. À la fin de mon récit, j'avais
remarqué que Louise restait pensive. Comme je cherchais

179
ses yeux, elle m'avait souri en retour. J'en avais déduit que
c'était moi qui occupais ses pensées. D'où ma
consternation, maintenant, qu'elle ne vienne me voir
"que" pour me parler de Jim. Honteuse consternation, je le
reconnais ; l'enlèvement de Jim aurait dû être ma seule
préoccupation.
« Oui… Un ou deux détails qui me dérangent… Je
ne sais pas… On dirait un mauvais téléfilm. Le hasard
joue un trop grand rôle depuis le départ… Comment se
fait-il par exemple qu’il n’y avait personne chez Evans,
avant-hier, pour l’empêcher de nous raconter son histoire?
- Je me suis déjà posé la question, moi aussi… Il a
dû se passer quelque chose, ce jour-là… C'est le jour où,
selon le recteur, les croix de sang sont apparues sur les
murs de leur temple, et sur les draps dans le jardin du
moulin… C’est peut-être ça qui les a occupés... Peut-être
qu’ils ont relâché la surveillance à cause de ça…
- Admettons. Mais ça complique la question plutôt
qu’autre chose… D'où est-ce qu'elles venaient, ces
taches?.. Au passage... pas étonnant que la diversion de
Léonard ait si bien fonctionné... Ça a dû leur faire un
drôle de choc, la répétition...
- Oui, c'est sûr...
- Mais il y a un autre hasard qui me dérange
davantage, depuis le début… Qu’est-ce qui a bien pu faire

180
que vous vous soyez trouvés au Père Lachaise au même
moment que Jhikaël ?
- Je ne sais pas… Il nous a peut-être suivis…
- Quel intérêt? Il avait déjà Jim…
- Il fallait peut-être qu’il sacrifie Jim,
symboliquement, à son idole : Allan Kardec...
- C’est ce qui semble le plus plausible. A ceci près
que s’il veut en faire un nouveau chef pour le Gorsedd, il
s’agit peut-être davantage de protection que de sacrifice…
Mais vous… Qu’est-ce que vous faisiez là à ce moment
précis? Qui a eu l’idée d’aller au Père Lachaise ce jour-là?
- Jim… Tu… Tu crois qu’il savait déjà quelque
chose ?
- La théorie du hasard ne me satisfait pas, en tous
cas…
- Intuition féminine?
- Intelligence, plus simplement. Ça me vient de ma
grand-mère italienne. La chiromancienne, tu te rappelles?
- Réserve et modestie n’étaient pas livrées avec?
- Non, ça, et je voulais t’en parler justement, c’était
plutôt le fait de son troisième mari, celui qui a suivi mon
grand-père… Né à Venise dans une bibliothèque et mort à
Venise dans la même bibliothèque. Un érudit un peu
particulier. Un linguiste, surtout. Ma grand-mère
l’appelait le mélancolique de Babel.

181
- Le mélancolique de Babel?
- Oui. Il a passé toute sa vie à reconstruire la tour,
en quelque sorte… Le châtiment de la diversité des
langues, il le ressentait plus que la moyenne. En en
apprenant un maximum, il disait essayer de s’approcher
de la première langue, la langue divine d'avant la
dispersion. Celui qui les maîtriserait toutes accéderait au
Mystère. C’est ce qu'il croyait.
- C’est aussi l’une des caractéristiques de la
réception de l’Esprit Saint au moment de la Pentecôte. Le
Christ parle et tout un chacun le comprend dans sa
langue. Mais ça n'arrive qu'aux apôtres et aux assemblées
de l'ONU, ce genre de choses…
- Il avait conscience de la dimension surhumaine
de son ambition… Et ça ne lui a apporté, finalement, que
le tempérament sombre qui a charmé ma grand-mère. Ce
que je voulais dire, c’est que je trouve que vous avez un
peu vite abandonné le carnet de Jhikaël… »

Je ne répondis pas. Effectivement, c’était un peu à


ça que ressemblait le carnet du gardien noir. Enfin, à une
sorte de reconstruction artificielle de ça. La luxuriante et
bordélique Babel…

Je comparai la froideur de notre échange à mes

182
espérances hormonales au moment où elle était entrée. Et
je me frottai le cou, autant pour me donner contenance
que parce que la gêne me rappelait à la douleur
musculaire qui me tenait depuis la veille.
- Tu as mal, on dirait…
- Non, rien, c’est à cause du plafond trop bas dans
la cave, hier... J’ai pris une poutre et j'ai mal au cou,
maintenant…

Je me retrouvai donc dans ses bras. Je restai un


moment ainsi immobile, appréciant de sentir enfin la
chaleur d’un corps contre le mien, puis je tombai
lentement en arrière, les yeux fermés. Sentant ses baisers
descendre sur mon cou, je m'allongeai carrément. Le
poids de sa tête s’appuya mollement sur ma poitrine. Là
encore, nous restâmes longtemps sans bouger ni parler.

Au bout d'un moment, je relevai sa tête, mes doigts


enfoncés dans ses cheveux, et plongeai mes yeux dans les
siens. Ouverts comme des planètes, ils reflétaient une
sorte de distance malgré tout. Je glissai mes mains sur le bas
de ses côtes et la retournai sur le dos. Je sentis alors,
comme la dune vierge et lascive sous le pied nu du
voyageur, la soie de son ventre découvert contre le mien.
Je l'embrassai, puis elle me repoussa plus loin sur ses

183
cuisses et me fit ouvrir trois boutons de son jean, sa main
sur la mienne. Je promenai longtemps la main sur le coton
satiné, heureux de la voir si pleine de désir, et même
rassasié de cette seule vision. Puis je réoccupai l’espace de
son ciel, dont j’étais enfin le maître, le grand cumulus noir
qui couvre l’atmosphère.

Ce sentiment de supériorité jouée une fois acquis,


une sorte de changement se produisit dans mon
implication érotique. Le sentiment de maîtrise que
j'éprouvais laissa place à une conscience exagérée du côté
très artificieux de cette maîtrise, et je me mis à penser avec
une sorte d’exaspération anticipée à l’étape suivante, celle
du déshabillage. Nous aurions à nous séparer et à nous
affairer chacun de notre côté pour nous extraire de nos
pantalons. Le rappel brutal que nos deux corps existaient,
obéissaient à la loi de gravitation universelle et que le
mien, en particulier, était encombrant. L’arrêt soudain de
l’élan passionnel pour réglage technique. Cette pensée
amena un temps mort dans mes caresses et nous nous
séparâmes en effet, puis, lorsque chacun se mit à pousser
sur son pantalon récalcitrant, je ne pus m’empêcher
d’avoir conscience que nos mouvements étaient bien
proches de ce qu’on fait avant de dormir ou de s’asseoir

184
sur les toilettes. Un rire gêné accueillit sa difficulté à ôter
sa chaussette droite.

Reprenant les caresses, je m’appliquai tout de


même encore un moment, et je frôlai longtemps
l’intérieur de ses jambes, faisant toujours demi-tour au
seuil du temple. Mais cela ne m’amena qu’à constater
avec une satisfaction blasée le bon fonctionnement de
cette technique, trop usée par moi déjà auparavant, et
trop automatiquement infaillible. Et lorsque j’appuyai
enfin ma main entière contre le tissu humide, qu’elle
poussa un gémissement, qu’entre mes dents gonflèrent les
pointes roses et qu’elle se mit à respirer fort, je me
détachai complètement de ce laisser-aller pour ne plus
ressentir que la froide et contente supériorité d’un
stratège parvenu à ses fins.

Il ne s’agit dès lors plus pour moi que de ça.


Prendre ce qu'il y avait à prendre. Mon plaisir. Elle aussi,
lorsqu’elle serait sur moi quelques instant plus tard, me
semblerait chercher surtout son plaisir propre. Jusqu’au
bout, je ne m’abandonnai plus davantage, et je jouis sans
doute un peu trop tard.

185

Louise avait raison. M’y attachant le lendemain, à


force de le retourner dans tous les sens, je commençai à
comprendre la manière dont le carnet était « codé ».
Certains groupes de mots étaient assez transparents ; par
exemple : « Die acqua into bor ist turned. » Le
déterminant et la particule allemandes, le substantif sans
doute espagnol ou italien, la préposition et le participe
anglais, je pouvais les reconnaître. Restait à savoir ce que
signifiait « bor » ; je pouvais néanmoins, à cause de la
préposition, supposer que c’était un substantif, ce qui
donnait : « l’eau est changée en « bor ».
D’autres phrases restaient plus perméables ; par
exemple : « guardianlar mortunca liberodum. » La fin des
mots était vraisemblablement des marques syntaxiques,
mais de quelle(s) langue(s)? Je pouvais supposer y
reconnaître « gardien mort libre » mais sans la syntaxe, ça
n’avait pas grand sens…

Il s’agissait donc bien d’une sorte d’anti-espéranto,


une langue plus complexe que n’importe quelle langue
qui mélangeait, apparemment au hasard, des mots de
beaucoup de langues, selon des lois syntaxiques
également diverses. Bordel. Tout ce que nous pouvions

186
faire, c’était nous y mettre tous, avec les langues que
chacun connaissait : en fait, à nous tous, je me rendis
compte que nous avions au moins des notions d’une
dizaine de langues : nous connaissions tous plus ou
moins bien l’anglais, le français et le breton, Lagad parlait
Gallois et Gaëlic, Léonard le créole de la Martinique (et
incroyablement, ce ne nous fut pas complètement inutile),
moi l’Allemand, le latin, et le grec ancien, Louise
l’espagnol et l’italien… je reconnus même « atë », un mot
qui signifie « père » en albanais : j’avais passé trois jours à
Tirana l’année précédente et je me rappelai, Dieu sait
pourquoi, de ce mot-là.

J’eus l’idée de compléter la recherche en googlant


certains mots et en passant par quelques sites de
traduction automatique. J’eus ainsi, par exemple, la
confirmation que « bor » signifiait (en hongrois) « vin »,
ce dont je me doutais déjà un peu.

Un évènement inattendu vint interrompre ce


travail : Jim, avant que nous ne partions, avait laissé une
énorme liasse de partitions en dépôt chez Lagad, sur la
chaise qui desservait l’ordinateur. J’avais dû déplacer le
tas pour le poser sur le bureau, et le coin d’une
photographie en dépassait. Par curiosité, je la sortis de la

187
liasse. Il s’agissait d’une photo de groupe prise, à l'époque
où je vivais avec mon ex-petite amie, lors d’un
« campement tchétchène », appellation dont nous
gratifiions nos fêtes à plus d’une quinzaine dans notre
trente-cinq mètre carrés parisien, lorsque tout le monde
dormait sur place.
Je ressentis une immense douleur en y découvrant
celle qui m'avait abandonné sous un angle inédit. Je
n’étais pas à côté d’elle, sur la photo. C’était Jim, le sourire
talé au Benco, qui avait le bras autour de son cou. Elle
riait. J’avais là devant moi un moment d’elle qui ne
m’avait jamais appartenu, et qui ne m’appartiendrait
jamais. Parce que c’est toujours ainsi, paradoxalement,
que nous sont présents les autres, dans l’éternel
renouvellement de leur autonomie d'être, j’eus
l’impression terrible de la tenir une seconde vraiment là
sous mes yeux. Impression terrible parce que la fixité de
la photographie l’avait aussitôt faite s’évanouir pour ne
m’en plus laisser, immédiatement, que le regret. Je me
rendis alors compte que ce qui m’empêchait tant d’avoir
confiance en Louise, en moi et Louise, était, plus que les
leçons du passé, une blessure non fermée, ou plutôt un
espoir irrémédiable -car sans fondements- qui me tenait
encore. Je ressentais presque de la jalousie, celle
qu’opposait mon ancien amour à ce sentiment nouveau et

188
frêle qui me liait à Louise, tendresse combien moins
puissante et plus raisonnable, à l’aide de laquelle
j’essayais ridiculement d’écraser une passion absolue de
six années. Louise ne faisait pas le poids. C’était évident.

Curieusement, y réfléchissant un peu, je m'en


trouvai finalement plutôt content. Ce qui rendait notre
histoire si agréable, c’était justement aussi que ce que je
ressentais pour elle était encore de l’ordre du remédiable.
Et je m’y résignais donc volontiers. Il y avait dans cette
distance infranchissable entre elle et moi, finalement, une
liberté inédite que je devais essayer de conserver. Mes
souffrances passées ne pouvaient pas être chassées. Tant
mieux. Restant là où elles étaient, clairement circonscrites
dans mon souvenir, elles constitueraient un formidable
appui à ma vie, qui empêcherait à jamais que d'autres
douleurs ne viennent s'installer à leur place.

J’avais donc trouvé encore d'autres mots grâce à


internet. Au final, tout de même, ceci ne nous permit de
comprendre que quelques bribes de phrases, celles où la
syntaxe et la morphologie fonctionnelle n'étaient pas trop

189
éloignées des langues que nous connaissions vraiment
bien. Une expression comme « nous enpäihtynyterons »
était plus facile à comprendre (en cherchant sur internet,
je découvris que « päihtynyt » signifiait « ivre » en
finnois ) que le « gardien mort libre » cité plus haut. Le
lexique n’est qu’une géographie, pour laquelle existent
des cartes. La syntaxe, elle, est le génie divin, le Mystère
jamais entièrement pénétrable de toute nation. Le
morceau de Babel. Ce que nous tirâmes du carnet et qui
fît un peu sens se résuma donc à ceci :

Qu’aperçue soit la voix!


Je suis l’aveugle roi de la cité des borgnes

[…]

Aucun n’a mérité de boire.

[…]

[…] Il faut être ivre pour bien boire […] et pour être
ivre il faut bien boire…

[…]

190
Oh, quand la véritable ivresse passe sur les lèvres…
elles se ferment. […] alors la chair éclate, comme une glace.

[…]

[…] après cent-quarante-et-longues années! La main,


engourdie certes, appelle le feu…

[…]

Et le fils sera là. Il sera notre mère. L’ivresse aussi sera.


Qui sera notre père.

[…]

car nous enivrerons le fils[…]

[…]

Que le sang brise le sang! dont la ligne nous étouffe.


[…] Je l’ai saigné, comme le bœuf et l’agneau blancs. Fumée au
cramoisi, l’eau est changée en vin : bien habile celui qui brisera
ce sceau.

[…]

191
Jour du commencement.[…] Le chien la tête haute […] a
franchi la Porte[…]

[…]

Je suis l’aveugle et guide[…] Et je lui montrerai[…] Là où la


foule est tumultueuse […] Le frottement des langues[…]

[…]

Ici, il trouvera […] son corps[…]

Foudre […] Contre le fils choisi […] Le chien s’est levé.

[…]

Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme


lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire
[…] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais
l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus…

[…]

Ah Ah, vieille panse! […] « Allan Kardec » ! […] Sous la

192
pierre enfoncée, l’outre aux vents se dévore, triviale […] Pas de
Hasard, assurément, pour celui-là qui est son maître.

[…]

Ce soir […] Les grandes plaies se frottent […] qui sont les deux
langages des deux univers […] Le rite au prince soit […]
comme la pierre à la pierre […] d’où jaillira le roi[…]

[…]

Ah! FUREUR [ainsi typographié] du silence! […] Le beau


rite! […] La Cérémonie paillette*! […] Guirlandes au cul* ;
jamais plus loin. […] Voici […] Moment précis où les ténèbres
se déchirent… […] Foiré*! La vache folle! Carne! […] J’allais
tracer le cercle de protection : coup mort-né!… […] Qu'ici soit
donc tracé
(il y avait alors un cercle sur la page, qui contenait une
sorte d’étoile de David et des caractères grecs)
… Choléra! Rickettsies[?]! Hémorroïdes! Peste! […] En
abondance au grand bourgeois… […] Gallois! Ulcère!… […]
Regardez ce gros bœuf!… […] A ce moment précis où se
déchirent les ténèbres! […] A ce moment précis où se déchirent
les ténèbres!
*
en français dans le carnet.

193

Louise tenait entre ses mains les feuilles sur


lesquelles j’avais noté la traduction.
- C’est vraiment bizarre… dit-elle.
- Oui enfin… C’est de la poésie, quoi…
- Le problème, Lagad, c’est que c’est une traduction
: c’est nous qui en avons fait de la poésie… Regarde : « Je
suis l’aveugle roi de la cité des borgnes », « bien habile
celui qui brisera ce sceau »… parfaits alexandrins.
Rythmes réguliers, assonances ailleurs… et puis, à
certains moments, comment tout a un sens malgré…
même à cause des trous, de ce qu’on n’a pas pu traduire! »
La remarque nous laissa cois pour un instant.
Lagad se tourna vers moi.
- Eh…. dis donc, t’as pas choisi la plus con cette
fois, K.
- Merci pour le « cette fois »… Ça lui vient de sa
grand-mère, je crois… Une italienne…
- Je comprends bien votre ébahissement
versificatoire, reprit Léonard, mais qu’ils soient de nous
ou du rhapsode druidique Jhickaël, ces poèmes ne vont
pas changer grand-chose à l’affaire qui nous occupe, il me
semble…
- On peut peut-être en apprendre quelque chose quand

194
même… La Poésie n’est qu’un masque… il raconte…
Regarde : « Foudre […] Contre le fils choisi […] Le chien
s’est levé.». Et tout le passage où il s’énerve en parlant
d’un Gallois… C’est assez transparent… Et il y a
sûrement d’autres moments où les métaphores
fonctionnent plus sur le principe de l’énigme à clefs, à la
mode Renaissance, que sur celui de l’image poétique
conventionnelle…
- …Tu peux traduire?
- Elle veut dire, en gros, que le texte renvoie discrètement
à des évènements, des personnages et des objets bien réels
et précis, non à des « impressions », des « sentiments
profonds » ou des conceptions métaphysique à vocation
universalisante… en gros…
- Mmh mmh… Et tu en penses quoi, toi?
- Que c’est une vision un peu pauvre de l’énigme
Renaissance. La poésie n’est jamais seulement un
« masque ».
- Aucun masque n’est jamais seulement un masque,
répliqua Louise. Et c’est une vénitienne d’origine qui te le
dit. Seulement ici…
- Loin de moi l’idée de vouloir interrompre ce
passionnant débat littéraire, dit Léonard, mais si j’ai bien
compris, tout ce que nous pourrions donc trouver dans ce
carnet, ce sont quelques lumières hypothétiques sur le

195
passé. Le plus essentiel et le plus urgent ne reste-t-il pas
de s’occuper de l’avenir? C’est demain soir que ça doit se
passer, ils l'ont dit devant Evans. Il faut qu’on trouve
l’autre entrée.
- Tu crois qu’il y a une autre entrée?
- J’en suis sûr. Vos druides ne se sont pas volatilisés la
première fois que vous les avez vus... »

Nous dinâmes. À la fin du repas, Louise me glissa


à l'oreille :
« Ça te dérange si je pose mes affaires dans ta
chambre? »
La question était rhétorique et elle souriait. Je restai
un peu plus longtemps, pas trop cependant, à discuter
avec les autres, puis je la rejoignis. Je la trouvai sur mon
lit, assise en tailleur. Elle continuait à travailler sur le
carnet...
« J’ai essayé d’en traduire plus, me dit-elle, mais…
rien. Soit le carnet est fait pour qu’on en obtienne, et en
français, juste ce qu’on en a obtenu, et les autres parties
sont du bluff, soit il est vraiment magique…
- Et pour ce qu’on en a traduit ?

196
- À Venise on a des masques, comme ça, qui
laissent visible une grande partie du visage sans qu’on
puisse reconnaître pour autant celui qui est en dessous…
Le vrai visage est comme « contaminé » par le mystère...
Une énigme, à la Renaissance, ça marche pareil. Ça adore
s’amuser à frayer avec le réel, à taquiner le sens littéral…
Le jeu, c’est d’en cacher le moins possible sans rien révéler
pour autant… J’essaie maintenant de reconnaître ce qui
ressort du « vrai visage » dans le carnet…
- Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire par
« la Poésie n’est jamais seulement un masque ». Tu l’as un
peu vite transformé en « un masque n’est jamais
seulement un masque »… Je voulais dire… Pourquoi la
forme poétique? Je n’ai pas l’impression que ce soit juste
pour rendre le texte énigmatique… D'ailleurs, à qui
serait-il destiné?
- Les masques non plus ne sont jamais seulement
faits pour « rendre énigmatique ». Au contraire, le
carnaval est un moment de Vérité. Mais c’est une Vérité
trop mobile. Ça m’intéresserait davantage de simplement
trouver un peu de réalité prosaïque sous le masque, pour
l’instant…
- Depuis quelques temps, j’y crois de moins en
moins, à la réalité, tu sais…
- Roméo et Juliette, acte II, scène 2 : « O blessed,

197
blessed night! I am afraid, being in night, all this is but a
dream. Too flattering-sweet to be substantial... » C'était au
programme, quand j’ai passé ma licence. C'est ce que tu
voulais dire? »
Je ne répondis pas. Je n’eus qu’un sourire un peu
supérieur ; et je compris, alors, combien au contraire,
depuis que nous avions couché ensemble, depuis que
j'avais compris la veille qu'elle ne "faisait pas le poids", je
m’étais raisonnablement éloigné des faiblesses mièvres du
piège sentimental… J'avais trouvé une sorte d'équilibre
ataraxique, une froideur résignée et pragmatique qui me
permettrait désormais d'éviter les ennuis. Louise reprit,
sur un ton plus sérieux :
« J’ai déjà quelques clés, je pense. Commençons par
les personnages. L’aveugle, facile… Il le dit lui-même : « Je
suis l’aveugle… », premier fragment. Figure du poète, de
l’inspiré…
- Homerus dicitur…
- Oui, l’aveugle est le vrai voyant, le « roi des
borgnes »… Autre personnage : le « grand bourgeois »...
- Le notaire?
- Je pense plutôt à Brithem, vu l’importance qu’il
lui donne… Il y a le « fils », ensuite, celui contre lequel
« le chien s’est levé », celui qui « sera là » et qu’ils
« enivreront ».

198
- Jim?
- Oui. Et j’avais raison : Jim savait. C'est même lui
qui a donné rendez-vous à Jhikaël. Regarde :

« Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […]


infâme lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour
lui dire […] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […]
Mais l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus… »

C’est juste avant le passage sur Allan Kardec. La


seule chose qui me dérange… C’est que le passage est
contre Jim. Ça colle mal avec l’idée qu’il soit « l’élu »…
- Peut-être qu'il l'a appelé pour lui dire qu'il
refusait de prendre sa place…
- C’est plutôt le contraire… Il l’a appelé pour lui
dire « qu’il est le seul Soleil »... On dirait plutôt que c’est
Jhikaël qui ne veut pas de Jim. Ça ne colle pas du tout
avec le reste de l’histoire… Et puis ça n’explique pas
pourquoi Jim voulait vous emmener jusqu’au Père
Lachaise.…
- Non...
- Sinon, tu pourrais peut-être demander à ton curé
demain comment le gardien blanc est mort : « Je l’ai
saigné, comme le bœuf, comme l’agneau. » J’ai encore une
intuition de… littéralité, là.

199
- Comment tu sais que c’est le gardien?
- « Le sang brise le sang […] dont la ligne nous
étouffe. »
- Hmm… Antanaclase : le sang, l’hémoglobine à la
Tarantino ; le sang, la lignée des gardiens blancs…
- Oui… »
Il y eut un silence.
- Tu sais, je crois que je ferais bien de retourner
dormir toute seule.
Cette décision apparemment brutale se préparait
en fait depuis un moment. Louise avait remarqué le
détachement ironique avec lequel j'avais accueilli la
citation de Shakespeare et, depuis, une sorte de gêne
empêchait nos regards de se rencontrer...
- Il y a quelque chose… un autre... masque…
- Je ne crois pas que ce soit seulement un masque. Je crois
que c’est à la fois plus compliqué et plus simple que ça…
- Ah?
- Reste...
- J’ai pris du plaisir, hier, et on recommencera peut-être.
Mais pas ce soir. Romeo, Romeo…»
Je la laissai partir sans répondre. Je ressentis une
certaine fierté à pouvoir le faire. Et je ne dormis même pas
mal...

200
HUITIÈME PARTIE : MYCÈNE

On dit d’un orgue qui ne fonctionne plus qu’il est


« mort ». C’est qu’avant d’être morts, les orgues meurent,
endurant une agonie plus ou moins lente. Ils meurent de
maladie parfois, l’humidité ou les parasites provoquant
oxydation et pourrissement rapides ; bien plus souvent,
ils meurent de solitude.
C’est en effet, la plupart du temps, parce qu’il n’y a
plus personne pour les faire « parler », parce qu’on ne
leur demande plus de participer à la vie de la
communauté que leur souffle s’éteint. C’est la voix
d’abord qui se met à chevroter, faute d’accordage, laissant
de plus en plus souvent s’installer des cornements. Trop
progressivement pour qu’on s’en rende bien compte, elle
perd peu à peu en puissance, s’étouffant dans la poussière
: les grosses basses les premières, parce qu’elles requièrent
le plus de vent, deviennent muettes, bouchées parfois par
la dépouille d’un pigeon crevé, et puis bientôt, fragment
par fragment, c’est tout qui devient bruit, et puis tout qui
se tait. Car la mécanique se bloque. Le bois gonfle et les
articulations perdent en mobilité, en rapidité de réponse,
pour finir par se paralyser définitivement.

201
Les grands instruments du début du XXe siècle,
dont les tribunes, avec leurs claviers, leurs pédales et
poussoirs en surnombre, leur potentiomètres et
baromètres éclairés, leur bois sombre et leurs cuivres, font
penser aux plus belles cabines de commandement des
vapeurs de l’époque, meurent encore plus vite, les
défaillances de la transmission électrique les faisant
sombrer par gros à-coups dans le silence.

Et pourtant, et comme les navires encore, ces


orgues ont été fringants du temps où ils ont reçu le
baptême, ce premier sacrement normalement réservé aux
hommes et qui les a introduits dans la communauté. Ce
jour-là, le prêtre posait les questions et ils répondaient,
prouvant par là que leur souffle avait la puissance
suffisante pour, plus que chanter, car les oiseaux aussi
savent chanter, parler.
Et ce jour-là chacun pouvait observer le grand
soufflet bouger au rythme précis de leur parole. Oui, ils
n’étaient faits que pour parler…

Plounévez aussi avait son grand orgue mort, au


fond de l’église, au-dessus de la porte triomphale. Lors de
la messe du dimanche, je ne l’avais pas remarqué. C’était
pourtant bien souvent ce que je cherchais en premier

202
lorsque j’entrai dans une église. Le recteur m’apprit qu’il
ne parlait plus depuis trois ans environ. Une vieille
bourgeoise avait légué son instrument électronique à la
paroisse et depuis lors la vieille Jeanne avait refusé de
monter les escaliers.
« J’ai bien essayé de le faire un peu jouer moi-
même, me dit-il, mais bon… Je suis pas musicien et
puis… J’avais autre chose à foutre aussi, faut dire… »

Nous étions mardi. D’après ce que nous avait


raconté Evans, la nouvelle cérémonie devait avoir lieu ce
soir-là. Léonard m'avait chargé de demander au recteur
une liste de ses paroissiens qu'il avait pu reconnaître sur
les photos prises au moulin, avec leurs noms et villages 2.
Son idée pour la soirée était de surveiller les maisons de
ceux-là (en plus du moulin, de celle des deux frères et de
celle du notaire) et d’attendre le moment où ils se
rendraient à la cérémonie. Nous tenterions de les suivre
jusqu'à la seconde entrée du temple souterrain, puis nous
préviendrions la police. Léonard avait par ailleurs décidé
qu’il s’occuperait cette fois-ci lui-même du moulin, moi de
la maison du notaire, Lagad du Retour des Hirondelles, et
les autres de personnes dont les noms figureraient sur la
liste que pourrait me fournir le recteur (j'en obtins cinq ou
2
Hameaux

203
six noms). Le premier qui verrait quelque chose bouger
avertirait les autres par téléphone.

« Quant au carnet, j’étais venu aussi vous


demander comment Pierre Le Guen est mort. Un accident
assez sanglant, non?
- Ah? Non. Fumait trop… Comme l’orgue, tiens,
qu’il est mort… Depuis un moment qu’il faisait de
l’emphysème… Il soufflait fort… Et puis son cœur a
fatigué aussi… Oh, c’était pas une surprise…
- Dans le carnet, ça parlait de sang… Comme
quoi…
- Comme quoi tu réfléchis pas assez, fils. Il y a le
filleul, aussi…
- Oui... il s’est suicidé...
- Il a pris des cachetons et puis il s’est taillé les
veines dans sa baignoire. Un vrai bain de sang, là… Au
sens propre. »
Nous étions sortis sur le parvis. Le recteur tira une
bouffée sur la gitane que l’évocation de l’agonie de Pierre
Le Guen ne semblait pas lui avoir ôté l’envie d’allumer.
« Tiens, voilà Marie. Elle a fini son tour. Elle a des
choses à te raconter, elle aussi… »
Le silence voilé du matin venait en effet d’être
rompu par le grincement du grand portail du cimetière.

204
Après avoir jeté un coup d’œil en arrière pour vérifier que
son ratier, bien plus frétillant qu’elle, l’avait bien suivie, le
vieille des Hirondelles repoussa la porte et s’approcha de
nous à petit pas.
« Tiens Marie, raconte un peu voir au gamin
comment vont les tiens…
- Bonjour!
- Bonjour, répondis-je.
- Ah, ils sont énervés, plutôt!… Ils n’ont pas le droit
de se rendre à la prochaine cérémonie, apparemment.
C’est bizarre… Je ne sais pas ce qu’ils ont fait pour ça,
mais une connerie, sûrement...
Ce sens pragmatique nouveau, dont je découvrais
depuis la veille avec satisfaction l'existence chez moi, me
permit d'en déduire que nous pourrions abandonner
l'idée de surveiller le Retour des Hirondelles.

J'avais pourtant l'esprit plus embrouillé que jamais.


Au réveil ce matin-là, j'avais découvert la disparition de
quelqu'un d'autre : alors que je la cherchais pour lui
parler de certaines choses qui m'avaient agité toute la
nuit, je n'avais trouvé Louise ni dans sa chambre, ni
ailleurs dans la maison. J'avais questionné Léonard,
toujours debout aux aurores, et il m'avait expliqué, tout
en tartinant un rôti de moutarde une Fine 101 à la bouche,

205
qu'elle était partie tôt, ayant à peine pris le temps de boire
un café avec lui. Lui avait pensé que je serais déjà au
courant.... Pour ma part, je m'étais soudain rendu compte
du point auquel j'avais sous-estimé notre divergence de la
veille, trop assuré de sa présence à Plounévez et de
l'intérêt qu'elle semblait prendre à la disparition de Jim.
Une grande vague de tristesse presque paniquée m'avait
alors submergé, faisant à nouveau tout chanceler en moi.
Ataraxie mon cul.

Plus tard dans la journée, je lui téléphonai


plusieurs fois. Elle ne daigna jamais me répondre et ma
tristesse se mua progressivement, au fil des heures, en
agacement. Ce refus de répondre au téléphone ne me
semblait pas pertinent ; Nous ne nous connaissions pas
encore assez pour que mon attachement à elle et notre
mutuelle compréhension pussent atteindre à ce que j'avais
autrefois éprouvé avec Laure (que j'éprouvais toujours,
peut-être), et je trouvais extrêmement présomptueux de
sa part de refuser un éclaircissement qui était nécessaire,
ne fût-ce que pour décider que nous ne nous reverrions
pas. Je finis par lui laisser un message sur son répondeur
dans lequel je lui parlai de sa lâcheté, et de l'impression
que j'avais un peu qu'elle se conduisait comme une
pétasse de quatorze ans. Je décidai ensuite de laisser

206
tomber pour me concentrer exclusivement sur la
cérémonie. J’avais plus important à faire que de me
prendre la tête avec ça maintenant. Jim, l’idée de
Léonard… C’était tout ce qui comptait pour l’instant.

Cela faisait deux bonnes heures déjà que je ne


sentais plus mes pieds, engourdis par le froid, lorsque le
notaire sortit enfin de chez lui. Le K-way que Lagad
m’avait prêté était troué sur l’arrière de la capuche et mon
cou était trempé.
Il sortait enfin. L’attente avait été mortellement
longue. La maison, grande, propre, neuve, avec son
enduit coquille d'oeuf, ses arêtes franches, ses portes-
fenêtres en PVC, ses volets blancs, ses ardoises plates, sa
véranda en aluminium, son portail motorisé et son maigre
gazon clairsemé, ponctué de petits buis, était sans doute
du monde la chose la plus emmerdante à rester observer.
Pour unique fantaisie, une copie du Joyeux de Walt
Disney, sur un parterre isolé et stérilisé par l’hiver,
affrontait la solitude en souriant. C’était plus morne qu’un
champ de choux après le labour au sud du canton de
Plouzévédé. Plus morne encore, car dans le champ au

207
moins il y a la terre, qui est trop vieille pour qu’on se moque
d’elle…

Le notaire, dont j’attendais la sortie depuis si


longtemps, se rendit jusqu’à son abri de jardin -une
maisonnette en pin raboté posée sur des moellons- y
pénétra, puis en ressortit avec une brassée de bois et
rentra chez lui.
Les lumières s’éteignirent vers minuit : d’abord
celles du bas, ensuite celles du haut. Il était allé se
coucher, en somme. Devais-je rester? Je commençais à me
demander ce que je foutais là, et l'idée de Léonard
commençait, elle, à me sembler franchement ridicule :
fantaisiste, et hasardeuse ; ces deux dernières heures, ma
principale occupation avait été de me forcer à ne pas
regarder ma montre à moins de dix minutes d’intervalle...
Vingt-cinq minutes avant le début supposé de la
cérémonie, les aiguilles daignèrent enfin accélérer un peu
leur course. Vingt minutes restèrent. Puis quinze. Puis
douze… Dix minutes précisément avant deux heures
moins le quart, mon téléphone vibra. C’était Léonard. Il
me dit d’abandonner le guet et de les rejoindre, lui et les
autres, chez Lagad, le plus vite possible.

208

Léonard avait rappelé le commissariat de Carhaix


deux fois en une demi-heure, avec à chaque fois la même
impression de ne pas vraiment être pris au sérieux, et les
flics n'étaient toujours pas là. La deuxième fois, on lui
avait expliqué au standard que le service était réduit ce
soir-là, qu’on faisait ce qu’on pouvait, mais que nous
n’étions pas les seuls à avoir besoin d’eux. Un accident
assez grave venait de se produire sur la voie express…

Léonard avait vu Jhikaël sortir du moulin, vers une


heure et demie, puis entrer dans une espèce de grotte qui
perçait le dénivelé rocheux en arrière du bâtiment et dont
l’entrée était cachée par un saule pleureur. Il y avait même
vu, après Jhickaël, entrer d'autres druides, sortis à pied
du bois. C'était la deuxième entrée du temple souterrain,
il en était sûr. Ça impliquait un tunnel d'environ deux
kilomètres, mais, comme aucun d'entre nous n'avait rien
vu qui puisse nous engager vers une autre hypothèse,
nous n'avions pas vraiment d'autre choix que de lui faire
confiance.

Ça devenait de plus en plus évident maintenant :


les flics ne viendraient pas, ou du moins jamais à temps.

209
Nous n’en pouvions plus d’attendre. Que faire?
- J’avais un peu prévu l’évolution de la situation, dit
Léonard… Lagad, tu fais toujours de l’escalade? On aura
besoin de ton matériel… K., il y a cinq robes noires et un
pot de peinture rouge à l’arrière de ma voiture, tu veux
bien aller les chercher, s'il te plaît?
À nouveau, Léonard préparait en fait aux druides
une surprise dans le genre de celle qu'il avait déjà
réservée au notaire, à Jhickaël et à Brithem le samedi soir.
Cette nouvelle idée de bricolage droit sortie d'un épisode
de Mac Gyver ne me plaisait pas beaucoup. L'enlèvement
de Jim n'avait rien d'un jeu ni d'une nouvelle fantaisie de
sa part ; c'était quelque chose de bien réel, et le "bain de
sang" dans lequel était mort le filleul du "gardien blanc",
plus que suspect, me travaillait beaucoup depuis que j'en
avais reparlé avec le recteur, le matin... Je me tus pourtant
et acceptai encore une fois, comme les autres, de suivre
Léonard. Ce n'était pas seulement que notre groupe avait
toujours fonctionné ainsi, et que ça avait marché jusqu'ici ;
c'était aussi que Léonard faisait encore une fois preuve ici
d'un pragmatisme assez étonnant, qui me dépassait de
loin et me poussait à continuer à avoir confiance en lui ; le
fait en particulier qu'il eût prévu jusqu'à notre échec avec
les flics avait quelque chose de remarquable.

210
« On va aller chercher Jim nous-même, continua-t-
il donc. J'ai mon idée... Il ne me manque qu’une chose :
l’entrée par le cimetière. Mais en réfléchissant bien,
pendant que je guettais au moulin, je me suis fait mon
opinion aussi là-dessus… Je ne crois pas qu’elle ait
disparu par magie ; et un trou, ça ne se déplace pas. »

Entrant dans la cuisine les « robes » noires à la


main (en fait des frocs tout à fait semblables à ceux que
les druides portaient la nuit de la poudre rose, d'après les
vagues souvenirs que j'en avais), je retrouvai les autres
agités comme des castors juniors autour d'un papier sur
lequel Léonard avait fait un croquis.
« Léonard a trouvé un système en tabarnak, là! »
dit Louis. L’artiste enchaîna, sur le ton d’une parodie
mêlée de Sherlock Holmes opio fumifer et de l’inspecteur
Columbo :
« Certes! Voyez-vous, mon jeune ami, c’est lorsque vous
avez dit que la solution devait se trouver sous nos pieds
que j'ai tout compris … regardez plutôt…
Je levai un sourcil.
« J’ai dit ça?..
- Peu importe. Les fonctionnaires assermentés mis à votre

211
disposition ont fouillé la sépulture qui nous occupe en
l’ouvrant par devant : ils ont creusé un trou devant et
dégagé les planches verticales qui obstruaient l’entrée sur
le devant du caveau. Ils n’ont pas fait décaler la dalle
comme vous l’avez vue la nuit où vous êtes entrés.
- Et alors?
- Alors là, tu vois quoi?
- Deux rectangles côte à côte. Un grand, un moins grand...
- D’accord, imaginez maintenant, mon jeune ami, que ce
sont des tombes... Dessine la dalle de la plus grande telle
que tu l'as vue quand elle était ouverte.
Il me tendait le crayon. Je dessinai un rectangle de
même taille, de biais, axé sur la tête de la tombe.
- Bien. Maintenant, imagine que je l’ouvre à l’envers. Je
fais pivoter côté tête et je mets l’axe sur le coin, devant.
Il fit pivoter le rectangle jusqu’à ce que la tête de la
dalle ait l’air centrée sur celle de la tombe plus petite.
- Laquelle a l’air ouverte, maintenant?
- La petite… tu veux dire que… mais… Léo, la nuit où on
est descendus, on aurait dû voir le trou de la grande...
- Non... Comme pour la plupart des caveaux, il y a une
« semelle », un plafond si tu préfères, sous la dalle. C’est
pourquoi ces messieurs les agents l’ont fait ouvrir par
devant... »
Effectivement, je me rappelais que c’était de la

212
même manière que les deux frères avaient ouvert le
caveau qu’il préparaient, le vendredi.
« Quant à la petite, te rappelles-tu de cette espèce de
dallage qui côtoie la tombe? Un dallage creux recouvert
de terre et de gravier…
- Mais alors l'entrée aurait été juste sous nos pieds
quand… on a regardé les flics ouvrir la tombe!
- Oui. Vérifions l’hypothèse, voulez-vous?»

Nous emportâmes ce que nous avions trouvé dans


l’appentis de Lagad et qui pouvait faire levier, soit une
barre à mine et une pioche brisée. Il nous suffit cependant
de pousser sur la dalle dans le bon sens pour découvrir en
dessous d’elle une paire de rails qui permettaient de
l’amener sans effort à la bonne position. Le plafond de la
tombe était couvert de ronces qui dissimulaient en partie
ces deux rails.
« Ben ça on est cons…dit Lagad.
-Mmhh… On aurait pu voir les rails, l'autre soir…
mais avec les herbes…
-Non, c’est pas ça… C’est juste qu’on n’avait pas
besoin de faire bouger la dalle. Ce qui nous intéresse, c’est
l’escalier... Je me demande si on n’a pas bloqué l’entrée en
bougeant la dalle, d’ailleurs. »
C’était le cas en effet, et il nous fallut remettre la

213
dalle à sa place avant de commencer à tenter d’extraire les
plaques qui pavaient l'espace autour de la tombe. Nous
étions tous si obnubilés par l’idée de voir comment
l’illusion fonctionnait que nous nous étions occupés avant
tout de la recréer, sans même nous rendre compte que
cela n'avait aucun intérêt.
Un sourire de satisfaction éclaira le visage de
Léonard lorsque nous eûmes retiré la première plaque et
que le vide apparut dans l’espace qu’elle avait laissé. Il
donna des instructions à Caro, dont il avait décidé qu'elle
s'occuperait seule de cette entrée-ci, puis lui, moi, Lagad,
Evans et Louis, nous montâmes en voiture. Léa serait
notre chauffeur.

Était-ce le vent qui faisait bruire la cime des chênes


et des quelques peupliers qui bordaient la rivière ou la
foule des âmes hantant le lieu? Il n’est pas de ruines plus
habitées que ces vieux moulins… Dans cette petite
clairière prise entre la rivière et la forte pente du bois, je
voyais presque descendre du chemin la file maigre des
anciens paysans, fourbus des fêtes de la moisson, les
échanges inquiets, passé la fête, à propos du prix du
grain, les gamins espiègles tentant d’attraper le chat

214
diabolique, l’air souverain du boulanger goûtant la farine
chaude à même le sac. Derrière l’avancée de la grange,
deux jeunes gens ayant échappé à la surveillance de
parents trop occupés par le marchandage renouvelaient
imprudemment leurs serments du fest-noz du dimanche.
Le bief coulait jusqu'à eux, séparé de la rivière par une
bande de terrain de six ou sept mètres de large seulement.
Le meunier, sûr de lui, était appuyé au chambranle de la
porte qui faisait face à la rivière. La machinerie grinçant
par derrière lui.

Où toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant


des Sirenes…

Léonard nous mena jusqu’à la cavité par où il avait


vu s'enfoncer les druides. Nous y découvrîmes un boyau
d’une dizaine de mètres, qui descendait en pente douce.
Sur les premiers mètres, des appareils de soutènement
couverts d'un crépi rouge, et déliquescent, comblaient les
irrégularités de la roche. Cela faisait l’effet sinistre de
grandes taches de sang.
- Hey, on a dû en faire, icite, des sacrifices
humains... dit Louis.

215
- Chht. Ta gueule… chuchotai-je.
J'entrai ensuite le premier et m'avançai jusqu'au
bout du boyau. Là, je tombai sur une porte rudimentaire,
assemblage de planches mal équarries équipé d'une
serrure, qui s'ouvrit sans résistance. Nous découvrîmes
derrière une autre galerie, environ deux fois plus longue
que la première, et qui partait perpendiculairement vers
la gauche. Nous nous engageâmes donc dans cette
deuxième galerie. Elle nous mena à une deuxième porte.
- Je parie toute sur un troisième couloir... dit Louis.
- Ça sent le labyrinthe à la con… dit Lagad.

J’ouvris la porte. Effectivement, il s’agissait d’une


nouvelle galerie, partant elle aussi vers la gauche, et qui
fut encore deux fois plus longue que la précédente : ce fut
aussi le cas de la suivante, et de la suivante encore…
Nous arrivâmes ainsi à une galerie qui devait bien
faire trois cent mètres. M’imaginant à quel point nous
nous étions avancés sous terre, je commençai à ressentir
les premiers serrements de la claustrophobie. Surtout,
cette voûte légèrement trop basse pour que je puisse me
tenir vraiment debout m’affectait. J’avançais plié, le dos
rond. À chaque instant, niant une situation pourtant
évidente, la force de l'habitude ranimait en mon esprit,
comme une brûlure lancinante, l'espoir involontaire et

216
toujours déçu de pouvoir me libérer de cette position au
prochain pas. Je passai doucement de l'agacement à
l'angoisse. Une ou deux fois je redressai le dos,
supportant quelques secondes une douloureuse torsion
du cou pour pouvoir sentir mon corps en extension.
Alors que nous parvenions presque au bout de la
galerie, Louis me demanda :
« On est à six ou sept, là?
-Je ne sais p… Ahrg! Pu… tain! »
Je venais de buter contre une pierre posée au
milieu du passage, et de m'étaler de tout mon long. « Ça
va? » Lagad était venu à mon secours. Je m’énervai. « Ça
va, ça va. Quel con! J'ai eu mal.» Sur le mur près de moi,
il y avait un emplacement vide. La pierre sans doute en
était tombée. Il s’agissait d’un bloc de granit carré de la
taille d'un gros dictionnaire, orné sur sa face d’un bas-
relief dans un cadre mouluré en creux. Une licorne
blessée, la flèche au flanc, le cou tordu dans une affreuse
position, était couchée au pied d’un laurier. Le bloc s’était
fissuré en tombant, et une lézarde le coupait par la moitié.
Nous restâmes un moment en arrêt, fascinés par cette
irruption inattendue de l’art.
Je ne remarquai qu'alors que nous étions à un
carrefour. Deux galeries, au plafond plus bas encore,
partaient à droite et à gauche. Après concertation, nous

217
décidâmes de continuer tout droit, quitte à faire demi-
tour plus tard s'il s’avérait que nous avions pris une
mauvaise direction. « Louis, tu viens? » Il était resté en
arrière, comme fasciné par la pierre sculptée.

Nous passâmes sept ou huit portes de plus. Les


couloirs prenaient désormais tantôt à droite, tantôt à
gauche. Leurs longueurs étaient devenues extrêmement
variables ; de trois à trois cent mètres environ... Au bout
d'un moment, Louis reposa la question :
« On est à seize ou dix-sept, là?
-J'aurais dit dix-neuf…
-Ah? Moi j’aurais dit seize.
-Je ne sais p… Ahrg! Pu… tain! Merde!
Je venais à nouveau de buter contre quelque chose.
Lagad, à nouveau, se précipita à mon secours. Il m'aida à
me relever. « Ça v…? merde!.. » Il reconnut le premier le
bloc à la licorne, et le carrefour par lequel nous étions déjà
passés, avec les deux galeries plus basses à droite et à
gauche.
« Je t’avais bien dit que c’était un labyrinthe.
-Mais c’est impossible! On n’a recroisé aucune
bifurcation! »
Vu la position de la pierre et la hauteur des boyaux
pourtant, il semblait que nous étions arrivés par la même

218
galerie que la première fois. Lagad proposa que nous
empruntions l’un des boyaux de côté, ce que nous fîmes.
Nous passâmes cinq minutes dans ce boyau avant de
tomber sur un cul-de-sac. La seconde galerie plus basse
donna le même résultat. Je commençai à céder à la
panique. Nous n’avions réussi qu’à perdre environ un
quart d’heure, et nous en étions revenus à notre point de
départ. Je proposai de faire demi-tour, et de passer par
l’entrée du cimetière.
« J’ai une autre hypothèse, dit Léonard... Et
pourquoi pas deux carrefours semblables qui feignent
malhonnêtement d’être le même?…
- Mais non, c’est le même! Regarde, le trou, dans le
mur! La fissure dans la pierre!
Louis s’approcha du bloc de pierre et l’examina
d’un air expert. Je me rappelai comme il était resté en
arrière, fasciné par son dessin, la première fois.
- Je suis d’accord en si-bwôre avec Léonard! C’est
pas le même, là, c’est sûr.
- Alors là… Tu vois une différence, toi?
- Ouaye, j’y ai pissé sur l’autre et celle-là m’a l’air
ben clean !
-….
-Me checkez pas de même ; ça se commande pas
c't'affaire-là… Ce coup-ci, j’avais envie… »

219
Et en effet, continuant notre chemin, après sept ou
huit nouvelles portions de couloir, nous débouchâmes
dans la lumière d’une vaste caverne…

C’était bien la même salle que celle de la nuit de la


poudre rose… C’était bien le même endroit, tout aussi
invraisemblable, le même espace démesuré et
apocalyptique, les mêmes galeries sculptées fascinantes
qui épousaient la roche en hauteur, posées sur des
colonnes gigantesques. J’étais enfin libéré de la position à
demi plié à laquelle le labyrinthe m’avait forcé, mais la
douleur dans mon dos se transformait maintenant en
quelque chose de plus sourd et de plus intense à la fois.
« Ils » étaient là, à quelques mètres devant nous. Une
soixantaine d’hommes (ils me semblaient plus nombreux
que la première fois) qui se tenaient debout immobiles,
habillés de noirs, confondus dans la lumière des gros
candélabres en une seule masse pleine de vacillements.
Après quelques secondes d’hésitation, sur un geste de
Léonard, courbant les épaules comme pour montrer que
nous étions gênés d’être en retard, la pénombre et nos
capuces nous dissimulant le visage, nous nous

220
avançâmes.

Quelques-uns seulement jetèrent un regard distrait


par-dessus leur épaule pour nous voir arriver, tandis que
nous rejoignions le dernier rang de l’assemblée. On
attendait encore, apparemment, le début de la cérémonie.
Brithem, droit et fier, se tenait seul immobile derrière
l'auge et ni Jim, ni même Jhikaël n’étaient encore présents.
Tous les druides, comme envoûtés, écoutaient en silence
une voix de phono qui chantait un Bro goz ma Zadou
déformé par les échos multiples de la caverne.

Un fracas de biniou, caisse claire et bombarde


frappa soudain nos tympans. Je sentis un frisson de
douleur et de surprise parcourir toute l’assemblée et tous
les regards se tournèrent vers la gauche. Il y avait là-bas
une chaîne Hi-fi posée sur un tronçon de colonne en
plâtre, autour de laquelle s’affairait l'un des druides,
tentant visiblement de maîtriser la machine et d'arrêter la
musique. Un autre sortit des rangs et courut à son
secours. Brithem leur jeta un regard glaçant. La musique
s'arrêta immédiatement et les deux druides reprirent leur
place dans le rang.

Jhikaël apparut alors, surgissant de derrière une

221
colonne, accompagné de son chien. Toute l’assemblée
prononça en chœur un mot que je ne compris pas. « Là. »
dit-il en montrant l’auge du doigt. Deux druides
apparurent qui portaient Jim, sortant de la bouche des
Enfers.
La bouche des Enfers… J’ai oublié d’en parler...
C'était pourtant ce qui m’avait le plus impressionné en
entrant. Nous ne l’avions pas vue, la première fois, avec
Lagad. Nous n’étions cette nuit-là pas sortis de la galerie
dont elle entourait l’entrée, et nous n’avions donc pas pu
la voir.
Il y avait donc sur la droite, entourant l’entrée de la
galerie à colonnes d’où Lagad et moi avions observé la
cérémonie la nuit de la poudre rose, un porche à hauts-
reliefs en forme de gueule monstrueuse et béante qui me
faisait penser au dernier cercle de Dante tel qu’on le
représente dans la peinture du quatrocento : la bouche de
Lucifer lui-même, affamée et grimaçante, bardée de dents
en surnombre, attirant toutes les lignes de force du
tableau vers le bas, supplice absolu auquel ne furent
livrés, selon le poète, que Brutus, Cassius et Judas.

La cérémonie commença véritablement. Je ne


comprenais pas un mot de ce que disait Brithem, mais le
sérieux effrayant avec lequel l'assemblée lui répondait me

222
poussa à me mettre à marmonner pour essayer de
produire à peu près le même son que les autres. Je
remarquai que Louis, Lagad et Léonard avaient eu le
même réflexe. Louis y parvenait vraiment mal, et il me
sembla au bout de deux ou trois répons qu'on n'entendait
que lui. Je lui écrasai donc le pied pour lui signifier de
marmonner un peu moins fort. Au répons suivant, je fus
soulagé de voir qu'il avait compris le message.

Plus j’y pensais, et plus l’idée de Léonard me


semblait simpliste et ridicule. Caro, entrant par le
cimetière, devait mettre le feu dans la galerie, grâce à un
bidon d’essence et de vieux pneus trouvés chez Lagad.
Nous devions ensuite profiter d'une panique toute
théorique pour tirer Jim de là, quand Léonard nous le
dirait... Trop simple et hasardeux. Ceci dit, je n'avais rien
eu de mieux à proposer…

Plus j’y pensais aussi, et plus je me disais que nous


n’aurions pas dû amener Evans avec nous. Il était censé
avoir été banni pour un temps et sa voix forte était trop
remarquable. Sans compter qu'il dépassait tout le monde
d’une tête ou deux. Alors que les deux druides portant
Jim venaient de déposer son corps dans l’auge, et que je
ressentais pour lui m’étreindre le froid glacial de l'eau

223
noire dans laquelle il était plongé, un druide de la rangée
devant nous, se retournant, s’intéressa de plus près au
Gallois. Visiblement surpris de le voir, il chuchota à son
intention :
« Hé, le Gallois… tu as toujours le droit de venir,
finalement? »
Evans fit un demi-pas menaçant en avant. Léonard
le retint par le bras mais le druide, en reculant, en avait
déjà bousculé un ou deux autres, et je sentis plusieurs
têtes se tourner vers nous. Bien sûr qu’amener Evans était
une connerie ; c’était couru... Je serrai les mâchoires.

« Le gros a eu une dérogation spéciale pour


aujourd’hui, répondit Léonard, d’un ton admirablement
froid. On m’a chargé de m'occuper de lui...»
Le visage du druide s'éclaira un peu. « Ah… Et
oui… c’est un peu spécial aujourd'hui… hé hé…» dit-il.
Puis il se retourna et se remit à suivre la cérémonie. Je
respirai.

La cérémonie était déjà bien avancée lorsque la


« bouche des Enfers » commença à cracher, comme prévu,
de la fumée. Contrairement à ce que j’avais craint, la
fumée ne fut précédée d’aucune odeur, et ne s’éleva pas
progressivement. Comme Léonard le lui avait conseillé,

224
Caro n'avait pas lésiné sur l'essence. C’est donc
immédiatement, et en grosses bouffées noires que la
fumée jaillit de la bouche des Enfers. Elle avait par
ailleurs jailli avec un à-propos assez déconcertant, au
moment précis où Jhikaël venait de finir une série de
manipulations bizarres avec ses mains autour de Jim,
concluant par ce qui m’avait semblé être… un signe de
croix inversé. Tout cela eut un certain poids dans l’effet
« magique » qui a joué en notre faveur, et je me dis encore
une fois à ce sujet que la chance a joué un trop grand rôle
à mon goût cette nuit-là. Presque aussi soudainement
qu'était venue la fumée noire, le bois de la « bouche des
Enfers » prit feu, et de longues flammes sortirent lécher la
voûte de la salle. La rapidité de l’embrasement était
effrayante. Je pensai à Caro. Pourvu qu’elle ait réussi à
sortir assez vite…

Les druides commencèrent, comme Léonard l'avait


prévu, à paniquer, la plupart se précipitant vers l’entrée
du boyau par lequel nous étions entrés. Nous nous
retrouvâmes pris dans le mouvement de recul de
l’assemblée, bousculés comme les autres. Certains étaient
tombés et on leur marchait plus ou moins dessus. Seuls
étaient restés à leur place Jhikaël et Brithem, s'efforçant de
tirer Jim de son bain.

225
« Maintenant », dit Léonard ; puis il lâcha le bras
d’Evans, qui se rua à travers la foule en direction de
l’auge. La fumée avait envahi la salle, et je distinguai mal
ce qui se passa ensuite. Evans tenta, apparemment,
d’arracher Jim à Jhickaël et Brithem, qui tinrent assez
ferme, du moins jusqu’à ce qu’Evans donne un violent
coup de tête sur celle du prêtre, qui tomba. Jhikaël
disparut ensuite et je vis Evans ramasser Jim et le jeter sur
son épaule. Puis je le vis, contre toute attente, s’écrouler…

La silhouette de Jhikaël réapparut. Il était debout,


seul, près de l'auge. La plupart des druides étaient sortis,
et une dizaine tout au plus se bousculaient encore à
l’entrée du boyau, aucun ne prêtant attention à ce qui se
passait dans leur dos. « Suivez-moi. Laissez-moi parler »,
nous dit Léonard, à voix basse.
Il n’eut même pas à le faire. Dès qu’il nous vit nous
approcher, Jhikaël nous adressa un « Vous! » autoritaire,
acccompagné d'un geste d'invitation à venir l'aider. Il
avait dans la main une sorte de petite arbalète armée
d’une rangée de quatre ou cinq panaches rouges. Les
mêmes panaches rouges que celui que je découvris,
m'approchant, planté dans la nuque d’Evans. Je ne
remarquai qu’alors que Louis ne nous avait pas suivis.
Je me demandai où il avait bien pu passer. Mais

226
Jhikaël me tira de ma réflexion, nous ordonnant
d’emporter Jim. Il ne semblait pas disposé à nous aider.
Pendant que Léo et Lagad s’occupaient de Jim, pensant
qu'ils y suffiraient, je pris Evans par les aisselles et tentai
de le traîner. Mais je ne parvins à la première poussée,
avec un immense effort, qu’à le déplacer de cinq ou six
centimètres. Les galeries avaient pris feu maintenant, et le
brasier menaçait de s’effondrer sur nous. Je toussai.
« Qu’est-ce que tu fais? entendis-je Jhikaël crier. Laisse
ça ! » Une main s’abattant sur mon bras me fit sursauter.
Je reconnus à temps que c’était celle de Léonard ; je ne
relevai que très peu la tête et ne découvris pas mon
visage.
- C'est trop tard, me dit-il.
Jhickaël eut un rire sonore, dément.

Léonard et Lagad tenaient Jim par les jambes, moi


par les aisselles. Je remarquai combien il avait maigri. Son
corps était pourtant lourd d’inconscience. Devant son
visage blême et émacié, devant la froideur de sa peau, un
doute horrible me prit. Était-il encore seulement vivant?
Je me souvins des explications du recteur. Oui, si le
« gardien noir » comptait bien « transférer » en lui l’âme
du dragon terrassé par Saint Pol Aurélien qui était censé
habiter le chien, il devait l’être. Mais quelle foi donner à

227
ces raisonnements mythologiques?

Nous nous dirigeâmes ainsi vers la sortie, portant


le corps inerte de Jim entre Jhickaël et son dogue, qui
nous suivait. Je ne me sentais pas très à l’aise. Comment
Jhickaël pouvait-il ne pas remarquer notre imposture? Je
distinguais bien, moi, Lagad de Léonard et Léonard de
Lagad… N'était-il pas transparent que nous ne faisions
pas partie du groupe? Que notre démarche, notre tenue,
notre allure étaient différentes de celles des autres?
Jhikaël continua pourtant à nous guider, comme si de rien
n’était.

Au moment d’entrer dans le labyrinthe, je réclamai,


d’un geste, une pause. Jim était lourd et il glissait de mes
mains. Je le stabilisai un instant sur mon genou et jetai un
regard en arrière. La chaleur brûla mon visage. Je ne
distinguai presque plus l’auge, Evans ni le prêtre,
confondus en une seule masse plus grise que le reste dans
le brouillard. Mes yeux piquaient, pleuraient, et je
commençai à voir des taches danser.
Une colonne de bois qui soutenait la galerie,
s’écrasant avec grand fracas sur l’auge près de laquelle
étaient allongés Evans et le prêtre, me tira de ma rêverie,
qui n'avait sans doute duré qu’une demi-seconde.

228
Sans un mot, nous nous enfonçâmes dans le
labyrinthe, toujours entre Jhikaël et son chien. À cet
instant seulement, j'acceptai de comprendre qu'Evans
était mort.

Les druides étaient tous là, entre nous et le moulin,


parlant fort et faisant de grands gestes, à la recherche
d'une explication sur ce qui venait de se passer. Un silence
accueillit l'apparition de Jhickaël et la nôtre. Je fus alors
frappé par la pureté et la fraîcheur de l’air nocturne. Les
étoiles scintillaient doucement et la pleine lune veloutait
les cimes du bois.
L’étape suivante du plan de Léonard, tout aussi
romanesque, consistait à amener Jim jusqu’au bord de la
rivière, à une centaine de mètres de là. Le groupe des
druides ne nous barrait pas vraiment la route. Mais
Jhikaël, se retournant, nous montra d'un geste les sillons
couverts de chiendent, d’oseille et d’achillées d'un bout de
potager en friche, sur lequel deux choux montés lançaient
une ombre lugubre, et nous ordonna d'y déposer Jim.
Nous hésitâmes un instant et puis, lorsque Léonard s'y
dirigea, Lagad et moi le suivîmes. Nous nous

229
accroupîmes et nous déposâmes doucement Jim sur le
matelas végétal. Léonard bloqua ensuite sa respiration,
subitement. Je le vis poser ses deux mains à terre et
s’allonger doucement sur le côté. Le panache rouge d'une
fléchette était planté dans son épaule.

Jhikaël eut un éclat de rire aigre et subit. « Je


connais mes brebis car je suis leur berger… » déclama-t-il.
Puis il se remit à rire et nous menaçant l’un et l’autre
successivement, Lagad et moi, du bout de son arbalète, il
ordonna à deux druides de nous attacher avec un
rouleau d’adhésif qu'il venait de leur tendre. Nous nous
laissâmes faire. Il se mit à tourner autour de nous.

« Quel talent! Ah ah... »

J'avais toujours imaginé que le gardien noir aurait un fort


accent anglais. Je m'étais trompé. Mais il avait bien l'air
complètement fou.

« Que de chemin, de choses apprises... »

Il y eut un temps de silence, pendant lequel il


continua à marcher en cercle autour de nous. Puis il reprit
: « …Il a même compris certaines choses avant moi, ce

230
garçon. »
Il y eut encore un silence, et le gardien noir sembla
réfléchir. Puis dans un accès d'hystérie inquiétante, il se
mit à pousser des cris de vieille femme. « Tout ce que
voulais! tout ce que je voulais! C'était un enfant! Un
enfant! »
Je crois n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie qu'à
cet instant précis. Il y eut quelques pouffements parmi les
druides. Ne voyaient-ils pas, eux, que leur jeté gourou
était dangereux? Il reprit soudain l'air sombre qu'on lui
connaissait d'habitude, et ses paroles reprirent une
cohérence logique déconcertante, après l'accès d'hystérie
auquel nous venions d'assister.
"Mais ce garçon est intelligent… Il ferait un
excellent gardien blanc, et je le formerai. Oui, au risque de
vous surprendre, j’accepte l’échange… » Il nous montrait
Léonard étendu, son bras soudain mû d’un geste
nobiliaire qui s’harmonisait à l’inflexion grave et
condescendante de sa dernière phrase.

« L’échange »?… Il semblait avoir décidé soudain


de nous prendre Léonard plutôt que Jim… Où avait-il
entendu que nous lui proposions un échange?
" Car on ne p..."
Il ne put pas continuer plus avant. Car il fut

231
soudainement propulsé en avant par l’un des druides qui
était sorti du rang, et tomba face contre terre. Je reconnus
celui qui l’avait poussé. « Hi, chums! » fit-il. On l’avait
tous oublié, Louis.

Il était dehors depuis beaucoup plus longtemps


que nous. Quand nous nous étions élancés à la rescousse
de Jhikaël après qu’Evans fut tombé, il nous avait perdus
de vue. Il avait cru que nous étions sortis avec les autres,
les avait suivis, et après sa traversée du labyrinthe il avait
essayé de nous retrouver, sans succès, parmi la
soixantaine d'hommes qui attendaient dehors. Puis il
nous avait vus déboucher du boyau avec Jhikaël.
Louis donna un coup de pied dans les côtes de
Jhikaël, qui poussa un gémissement. Il recommença, avec
un coup plus violent. Cette violence me surprit. J’oubliais
toujours…

Je n’en ai pas parlé jusqu’ici, de la même manière


que nous n’en parlions jamais entre nous. Louis avait un
côté un peu fou-fou, dont vous vous êtes sans doute déjà
aperçu. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que cette
sorte de légèreté permanente venait en grande partie de la

232
satisfaction d’avoir échappé à une certaine période plus
sombre de son histoire personnelle. Né dans la banlieue
pauvre de Montréal, il avait eu une enfance digne des
pires pleurnicheries de Victor Hugo. Sa mère était morte
en lui donnant naissance parce que son obèse alcoolique
et chômeur de père avait considéré qu'accoucher un soir
de finale de hockey était un acte de provocation
intolérable. Pour cela, il l'avait battue avant de l'amener à
l'hôpital. Les médecins, un peu débordés ce jour-là,
avaient négligemment gobé la thèse de la chute dans les
escaliers. Louis avait longtemps accepté d'être battu à son
tour, car son père lui faisait peur. Ce con-là était si sûr de
son pouvoir sur son fils, que c'est lui-même qui lui avait
révélé, vers ses six ans, la véritable raison de la mort de sa
mère. Ce jour-là, Louis avait tout de même fermement
décidé que son but, dans la vie, serait de s'éloigner le plus
possible du foyer familial. Il avait patiemment attendu sa
majorité, et puis le jour de ses dix-huit ans, il s'était offert
le cadeau de battre son père presque à mort en retour,
puis il était parti.

Pour partir loin, il lui fallait de l'argent. Il avait


donc commis une douzaine de vols à l’arrachée. Mais il
s'était fait prendre. À cause de son comportement au
tribunal, il avait pris quatre ans fermes, qui avaient été

233
commués à deux. A sa sortie, il avait travaillé sur deux
boulots -un pour la nuit, un pour le jour- pendant un
mois et avait pris un aller simple pour la France. A Paris,
il avait regardé l'argent qui lui restait, le prix de
différentes destinations en train, et opté pour un Paris-
Lorient.

Ça sonnait bien à ses oreilles ultra-occidentales,


Lorient. Quand les gens des campagnes environnantes
venaient il y a trois siècles visiter le chantier naval
gigantesque, et perdu dans les landes, de « l'Orient », un
navire de mille tonneaux, ils disaient qu'ils allaient
« à l'Orient ». Et la ville avait poussé autour, pour
atteindre aujourd'hui soixante mille habitants. Enfoui
dessous cette ville, un navire titan battait encore comme
un cœur ; c'est là-bas qu'il avait rencontré celle qui était
depuis devenue sa femme. Ils s'étaient trouvés
surveillants dans le même collège.

Louis se mettait rarement en colère. Mais quand ça


arrivait, sa dinguerie douce habituelle se transformait
parfois en un état de fureur qui m’effrayait en me
rappelant ce qu’il nous avait raconté sur la manière dont
il avait dû apprendre à se battre, en prison.
Je tentai de me relever, voyant les autres druides

234
accourir vers lui à la rescousse de l'homme à terre qu'il
continuait de frapper. Mais mes bras entravés ne me
permirent pas de trouver assez vite mon équilibre et celui
qui m’avait attaché les mains me rassit d’une poussée sur
les épaules. Puis je sentis son poing s’écraser sur mon nez,
propageant un courant de douleur électrique tout autour
de mon crâne. Il arriva sensiblement la même chose à
Lagad. Louis, lui, fut encerclé, agrippé de toutes parts par
les druides, et bientôt maîtrisé malgré des coup de poings
et de pieds prodigalement distribués. Il s’était déjà
retrouvé assis près de nous lorsque Jhikaël se releva, l'air
menaçant.
« Vous n’auriez pas dû faire ça. »
Sa tête était maintenant découverte et je vis le sang
noir qui coulait sur la moitié gauche de son visage. Louis
avait fait exploser son arcade sourcilière. Il se dirigea en
silence vers l’entrée du boyau derrière nous, s’y appuya,
arracha un peu de mousse d’un creux de la roche et
l’appliqua sur la blessure. « Vous n’auriez pas dû faire
ça… » répéta-t-il.
Puis il fut à nouveau projeté en avant et tomba à nouveau
face contre terre.
-QU’EST-CE QUE C’EST TYOU AS FAIT EUX, YA
BASTARD? ». C’était Evans, qui venait de jaillir du
boyau...

235

Le gardien noir fit une tentative pour se relever,


mais Evans le repoussa d’un coup de pied. L’arbalète lui
tomba des mains et Evans la ramassa. Il la brisa contre la
roche, puis vint s’occuper de nous. Les druides restaient
interdits, aussi impressionnés par la résurrection d’Evans
que par sa force naturelle. La poutre qui était tombée près
de lui sur le père de Jim, et à laquelle il avait échappé de
justesse, l’avait en fait réveillé. Il avait réussi à se traîner,
la vision trouble, les jambes en coton, jusqu’à l’entrée du
labyrinthe, où il s’était reposé une minute avant de se
mettre en marche vers la sortie.
Evans prit Jim par la ceinture et le souleva. Il fit de
même avec Léonard. Il n’y avait plus aucun bruit. La
masse des druides, immobile, incrédule, le regardait
descendre vers la rivière, un homme évanoui dans chaque
main.
Nous le suivîmes. Nous eûmes même le temps
d'atteindre l'eau avant que les druides ne réagissent.
Quatre cordes nous attendaient sur la rive, coincées par
Léa au croisement de deux troncs morts, comme Léonard
lui avait demandé de le faire. L’autre extrémité des cordes
était liée à l’attache-remorque de la 4L, garée de l'autre

236
côté de la rivière. Léa avait dû traverser à la nage. Tandis
que les druides commençaient enfin à descendre vers
nous, nous y attachâmes rapidement les mousquetons des
harnais d’escalade de Lagad, que nous portions. Evans
plongea alors avec Jim, lui tenant la tête en dehors de
l’eau. Lagad fit de même avec Léonard. De l’autre côté de
la rivière, sur mon signal, Léa démarra. En quelques
secondes, nous fûmes sur l’autre rive…

237
HUITIÈME PARTIE : ITHAQUE

Plusieurs fois, voyageant, je m'étais réveillé dans


un endroit où j’étais arrivé tard la veille, d’assez loin, et
où, n’ayant trouvé pour y dormir qu’un recoin
particulièrement glauque, j’avais dû passer la nuit sans
pouvoir décider vraiment du caractère hostile ou
hospitalier du lieu qui m’accueillait. Il en avait résulté, à
chaque fois, la même impression d’irréalité.
Ç'avait été le cas au fin fond de l’Anatolie orientale,
par exemple, lorsque j’avais dû dormir dans une boutique
d’entresol dont je ne savais trop si elle était abandonnée,
hôte d’un kurde qui avait voulu me donner l'hospitalité
sans oser m’introduire dans son foyer, en la compagnie
peu agréable d’un crapaud qui sautait contre la vitrine ;
ou encore, quelque part en République Tchèque, et parce
que j’avais raté le dernier train, dans le kiosque désaffecté
d’un quai où le chef de gare m’avait enfermé pour me
protéger d’éventuels voyous de passage.
Parce que l’on connaît trop le pouvoir déformant,
masquant, de la nuit, on y a souvent du mal à accorder
une totale confiance au lieu où l’on se laissera aller à la

238
faiblesse de dormir si l’on n’a pu prendre aucuns repères
dans ce lieu la veille, de jour. Il existe un lien très fort
entre ce sentiment de confiance et l’impression de réalité.
La réalité n’est rien de plus… La réalité commence
lorsque nous acceptons, et plus volontairement qu’on ne
le pense souvent, de faire passer le perçu, le souvenir,
dans l’ordre de l’habitude, et d’avoir une confiance réflexe
en ce qui n’est, comme le reste, qu’une partie de nous-
même. De jour, le plus souvent, un simple second regard
suffit. Mais la nuit rend toute chose différente, étrange,
mobile… ivre, en fait. Cette impression d’irréalité du
lendemain est d’ailleurs proche de la gueule de bois, qui
est aussi un retour douteux -comme accru de la
conscience de sa fragilité en même temps que de son
importance- à la réalité.

Ce matin-là, je me réveillai vaporeux, mal à l’aise.


Encore une fois, ma raison refusait aux souvenirs de la
veille d’entrer dans l’ordre de la réalité. Mais tandis que
dans mes souvenirs de voyage, le doute quant à la réalité
du lieu qui m’avait été hospitalier venait de ce que je
pouvais aisément remplacer la perception que j’en avais
eue par celle du même lieu dans sa version hostile, cette
fois les évènements de la veille, dont la certification de
réalité se trouvait à nouveau refusée par la raison,

239
semblaient perdus dans une sorte de purgatoire de la
mémoire sans pouvoir être remplacés par rien, ce qui
amplifiait terriblement l’impression de malaise.

Chez Lagad, nous avions retrouvé Caro. Nous


nous étions plus ou moins relayés pendant la nuit pour
guetter l’arrivée de possible ennuis, mais notre veille
relevait d’une inquiétude plus rationnelle que véritable,
car un je-ne-sais-quoi semblait affirmer, très profond en
nous-même, que nous avions laissé l’Apocalypse là-bas et
qu’elle ne nous rejoindrait pas. Le bourg, la présence de
ses habitants, même endormis, avait suffi à nous rassurer.
Tout s’était en fait passé comme si nous n’avions fait que
rentrer d’une grosse soirée de cuite.

Jim reprit peu à peu conscience. Enfin, conscience


est beaucoup dire... Il ne parlait presque pas, ne réagissait
à rien de ce que nous lui disions et se contentait
d’exprimer les besoins les plus primaires. Ses deux plus
longues phrases furent « J’ai faim » et « Pisser ». Il se
déplaçait d’un siège à l’autre, le regard perdu, dans le
vague. Je me rappelai l’histoire de Jopig et de la servante,
que le recteur m’avait racontée. Est-ce que nous étions
arrivés trop tard? Jim avait-il lui aussi perdu son âme,
comme la servante de l’histoire? Comme Léonard, je n’y

240
croyais pas, mais plutôt à l'effet de quelque drogue. L’effet
se dissiperait sans doute au bout de quelques heures… De
toute façon, la cérémonie n’avait pas été achevée...

J’avais eu beaucoup de mal à dormir quelques


minutes. À mon réveil, à part moi, Lagad était le seul
debout. Les autres avaient fini par s’endormir. C’était lui
ce matin-là au lieu de Léonard - celui qui d’entre nous,
d’habitude, se levait le plus tôt - que je trouvai dans la
cuisine en train de préparer le café. C’est seulement
lorsque Louis lui-même se montra vers quinze heures, le
ukulélé à la main comme s’il avait dormi avec, que nous
commençâmes à nous inquiéter de ce que Léonard, le
dernier, ne s’était toujours pas levé. Ce n’était vraiment
pas dans ses habitudes… Nous finîmes par pousser la
porte de sa chambre où nous ne trouvâmes que le lit fait
et une enveloppe avec un post-it laconique posé sur le
drap de dessus :
« Louise est à Roc’h Toul. »

Lagad était le seul d’entre nous qui soit vraiment


originaire de la commune. Il connaissait bien Roc’h Toul.

241
La grotte, perdue dans le bois de Kerriou à quinze
minutes de 4L environ du bourg, était un endroit de choix
pour jouer les Robinson, et les gamins du pays y venaient
à vélo le mercredi ou le samedi après-midi depuis des
générations. Lagad en avait fait partie. La rivière en
contrebas permettait aussi de se baigner, en été. Nous y
trouvâmes Louise, en effet, prisonnière d’un puits naturel
au fond de la grotte.
« Ça va?
-Super.
-Qu’est-ce que tu fous là?
-Disons que je me suis endormie sur mon café hier
matin et que je me suis réveillée aujourd’hui, très tôt. On
est mercredi, n’est-ce pas?
-Oui…

Louis ressortit les cordes de la voiture, et un


harnais. Nous la sortîmes de son trou, et elle nous
expliqua…

C’est avec cette partie du carnet qu’elle avait commencé à


comprendre :

242
« Ah Ah, vieille panse! […] « Allan Kardec » ! […] Sous la
pierre enfoncée, l’outre aux vents se dévore, triviale […] Pas de
Hasard, assurément, pour celui-là qui est son maître.»

Elle avait décidé de lire le carnet comme un


journal, on se le rappelle. Partant des évènements qu’elle
connaissait, elle s’était dit que ce bloc de texte, puisqu’il
parlait d’Allan Kardec, faisait peut-être référence au jour
où nous avions vu le gardien noir au Père Lachaise. La fin
du bloc, affirmant qu’il n’y avait « pas de hasard » lui
apparut alors comme un commentaire de la rencontre
entre Jhikaël et la tombe du maître spirite. Et dire « il n’y
a pas de hasard », en français, cela signifie qu’il y en a en
fait un, même s’il fait sens. Autrement dit, que la
rencontre de Jhikaël et de la tombe d’Allan Kardec était
fortuite.
Si c’était par hasard qu’il s’était trouvé devant la
tombe, que faisait-il donc au cimetière ce jour-là? Louise
s’était dit que pour en trouver la raison, il suffirait peut-
être de remonter plus haut dans le carnet. Juste au-dessus
du passage précédent, il y avait ce fameux fragment, qui
l'avait déjà interrogée :

Ô impiété immonde […] du fils du grand bourgeois […] infâme

243
lampadaire […] qui appelle à ses pieds l’aveugle pour lui dire
[…] qu’il est le seul soleil […] et lui promet la vue! […] Mais
l'aveugle sait bien des deux qui brille le plus…

Elle le relut plusieurs fois. Le « fils du grand


bourgeois » avait convoqué Jhikaël « à ses pieds ». Au
Père Lachaise? Non, Jim était déjà entre les mains du
gardien noir à ce moment-là… « des deux » … Elle avait
alors compris. Tout. Soudainement. Pourquoi Jhikaël était
au Père Lachaise, pourquoi personne n’était là chez Evans
au moment où il aurait fallu le plus le surveiller.
Elle avait surtout compris que les « deux » évoqués
n’étaient pas le fils et l’aveugle, mais qu’il y avait deux
fils… le « fils du grand bourgeois » n’était pas Jim, le « fils
choisi » dont Jhikaël parlait plus haut, et qu’il avait déjà
enlevé au moment où on l’avait convoqué au Père
Lachaise… Deux fils… Il ne pouvait y avoir qu’une raison
qui fasse que le « fils du grand bourgeois » ait convoqué
Jhikaël au moment précis où nous étions dans le cimetière
: c’était qu’il soit l’un d’entre nous. Elle s’était aussi
souvenue s’être fait la remarque, au Père Lachaise, que
Léonard était revenu bien rapidement de la tombe de
Wilde, située pourtant à l’autre bout du cimetière.

Il y avait aussi que Léonard était, comme les

244
druides, absent le jour où Evans nous avait raconté son
histoire. Les croix de sang qui avaient détourné leur
attention… Ça ressemblait trop au coup des flammes qui
avaient jailli de la tombe la nuit où nous avions visité le
moulin… C’était signé… C’était Léonard qui avait donné
le champ libre à Evans pour nous aider à comprendre… Il
avait pu entrer dans le temple souterrain pour faire ces
croix de sang ; c’était lui encore qui nous en avait révélé
les entrées la veille… Il les connaissait sans doute depuis
longtemps… Il nous avait guidés, bien plus encore que je
ne le pensais...

« Ô impiété immonde […] du fils du grand


bourgeois […] infâme lampadaire […] qui appelle à ses
pieds l’aveugle pour lui dire […] qu’il est le seul soleil […]
et lui promet la vue! […] Mais l'aveugle sait bien des deux
qui brille le plus… »

Telle était l’hypothèse. Léonard était le second « fils


du grand bourgeois » et il avait voulu prendre la place de
Jim, ou peut-être davantage éviter que Jim ne prenne la
place qui lui était promise depuis longtemps. Aucun
d’entre nous n’avait jamais rencontré ses parents, et nous
les avions tous vaguement enfermés dans la tour d’ivoire
d’un grand et luxueux appartement, à Brest.

245
Mais Jhikaël avait refusé l'échange. Et comme pour
sauver Jim et protéger le Gorsedd à la fois, il fallait éviter
l’intervention de la police, Léonard s’était servi de nous.

Le jour où nous l’avions aperçu au cimetière,


Jhikaël n’avait simplement pas pu résister à la tentation de
déposer la photographie de « l’élu » sous la protection du
maître spirite qu’il vénérait. Mais il était là, avant tout,
parce que Léonard lui avait demandé de venir ; ce n’était
que par hasard qu’il avait rencontré Allan Kardec, hasard
qui lui avait sans doute semblé être un puissant appel
magique à déposer l’icône sous sa protection.

Louise avait tout compris peu après avoir quitté


ma chambre. Comme il s’agissait d’accuser l’un d’entre
nous et que tout cela ne reposait, ou presque, que sur sa
lecture du carnet, elle avait tout de même voulu vérifier
ses hypothèses en faisant parler Léonard. Mais Léonard
l’avait senti venir… Il avait mis quelque chose dans son
café… Elle avait perdu et s’était retrouvée à Roc’h Toul…

Jim s’était endormi comme une masse, en fin de

246
matinée, sur le lit de Lagad et Caro. Vers dix-neuf heures,
une sorte de zouk joué au toy-piano nous parvint depuis
le premier étage. Nous montâmes quatre à quatre les
escaliers. Jim avait recouvré ses esprits.
- Eh, les gars, on devrait monter une secte qui
mangerait du porc! s’écria-t-il. Je serais votre gourou!
- Ça fait longtemps que c’est fait, ça, ma couille…
Il nous raconta ensuite ce dont il se souvenait. Il
gardait de toute cette semaine un souvenir très confus.
Sur l'aire de repos qu'il avait découverte au milieu du
bosquet où nous l'avions vu s'éloigner, il avait senti
quelque chose entrer dans son mollet. Sans doute une
fléchette hypodermique à panache rouge… Puis il se
rappelait d’une petite pièce humide, en sous-sol. Il ne
s’était pas vraiment rendu compte du temps qui avait
passé. On l’avait bien nourri et bien drogué, assez pour
qu’il ne puisse pas se lever de son lit. Il ne se souvenait
pas avoir été dans le temple souterrain, ni de notre
passage dans la cave du moulin. Pourtant, quelques
instants plus tard, nous allions avoir la confirmation qu’il
avait bien été enfermé là-bas… Nous étions passés à
quelques mètres de lui lorsque nous l’avions explorée. La
grande caisse en sapin qui avait mobilisé notre attention à
ce moment-là nous avait sans doute empêchés de
remarquer la porte de la pièce où il était enfermé. Sans

247
compter que nous nous éclairions au briquet… Quelques
instants plus tard, car Léonard avait laissé (dans
l’enveloppe que nous avions trouvée sur son lit) une
longue lettre pour moi. Je la lus.

K., mon grand,

La vie n'est qu'un vain divertissement pour la masse


nombreuse des imbéciles, d'un ennui assommant pour les
quelques autres qui restent. Cet ennui n'est néanmoins pas
toujours stérile ; ceux qu'il accable sont en état de connaître la
vraie beauté, tandis que les premiers perdent leur temps et leur
énergie à courir après la tâche perpétuellement stupide de
construire leur bonheur.

J'ai pour ma part très longtemps et très bien connu


l'ennui. Contrairement à ce qu'aurait pu laisser présumer sa
charge de procureur au tribunal de grande instance de Brest, en
effet, mon père était un taiseux qui ne m'a quasiment pas
adressé la parole jusqu'à mes quatorze ans ; aussi ai-je passé les
quatorze premières années de ma vie dans une solitude assez
complète, enfermé dans ma chambre. Lire était à peu près ma
seule occupation. Nous venions au moulin tous les week-ends,
mais cela ne changeait pas grand chose à mon quotidien ;
j'emportais mes livres avec moi. Cet ennui et ces lectures
m'avaient donné une certaine avance, je crois, sur les autres
enfants de mon âge, du moins quant à ce qui importe vraiment ;
aussi avais-je tendance à les mépriser et à éviter leur contact.

248
Celui des filles en particulier, qui me semblaient passer
beaucoup de temps à fuir ce que je commençais déjà à
comprendre de la beauté grâce aux poètes que je lisais. Les
adultes disaient qu'elles étaient plus matures que les garçons. Je
crois que les enfants, qui s'intéressent peu aux filles jusqu'à la
puberté, sont d'une admirable bien qu'inconsciente sagacité sur
ce point précis. La beauté est l'apanage de la jeunesse, et la
seule chose qui compte ; toi et moi, qui avons lu ce cher
Melmoth, le savons.

Bien. À partir de mes quatorze ans, beaucoup de choses


ont changé. C'est d'abord à cette époque que j'ai rencontré Jim,
au bagad, et compris ce qu'était vraiment la musique. Moins
grâce au bagad, bien sûr, qu'à Jim. Grâce, plus précisément, à
quelque chose en lui qui m'a immédiatement plu et
irrésistiblement attiré, malgré la démesure de sa part
d'insignifiance adolescente, qui semblait déjà devoir chez lui
durer plus longtemps que chez les autres. Au passage, c'est sans
doute à Jim et non à toi que je dois une lettre : comme Louise
vous l'aura sans doute expliqué, il est mon frère. Je ne trouve
pourtant rien d'important à lui dire ici que je ne lui aie déjà fait
comprendre autrement. L'histoire de notre fraternité biologique
est d'une trivialité confinant au vulgaire. La mère de Jim a
abandonné notre père commun avant même sa naissance,
fatiguée de délires celtolâtres qui prenaient dans sa vie une
place bien plus sérieuse qu'elle ne l'avait cru au départ. Elle a
voulu en protéger Jim, j'imagine... Quant à ma propre mère, elle
est morte aux environs de mes trois ans, d'une méningite qu'il a
un peu trop longtemps voulu soigner lui-même, selon des

249
principes qu'il tirait de lectures ésotériques. Je n'en ai aucun
souvenir.

Non, c'est à toi que j'écris parce que toi seul, à mon avis
(mais l'on se trompe si nécessairement lorsqu'il s'agit de juger
ce que sont les autres), seras ici capable de comprendre ce qui
importe, et qui est affaire de beauté. C'est d'ailleurs sans doute
pourquoi, du moins en partie, j'ai toujours un peu rêvé, depuis
que nous nous connaissons, d'outrepasser certaines distances
difficilement franchissables, quoiqu'en dise le libéralisme forcé
des gens biens de ce temps, d'homme à homme. Je n'ai jamais
trouvé le courage ni le temps d'oser rien provoquer et il est
maintenant trop tard, mais je te souhaite de trouver un jour
quelqu'un qui comprenne à nouveau cela en toi.

Je reviens à l'année de mes quatorze ans et à ce qui


m'attirait chez Jim. Cela n'avait rien à voir avec le mystère trop
romanesque d'un lien fraternel qui aurait touché mon
inconscient, même si, je devais bientôt le découvrir, ce lien
existait. C'était plus simplement que, pour la première fois de
ma vie, je rencontrais quelqu'un qui produisait de la beauté. Jim
et moi nous sommes toujours, immédiatement, bien entendus
lorsque nous jouions ensemble, et ce dialogue-là valait mille
fois toutes les fraternités biologiques. Ce qui me fascinait le
plus, c'était la manière dont Jim semblait n'y rien comprendre,
ni même en avoir vraiment conscience. Il avait déjà en lui cet
idiotisme étonnant, si propre aux musiciens, et qu'envient les
philosophes... Je suis certain que tu vois de quoi je parle. La
musique, il la vivait, et c'était tout. Si, pour le reste, il partageait

250
avec les autres garçons les préoccupations les plus stériles et
stupides de la puberté, il avait en musique une sorte
d'intelligence secrète avec la pure jeunesse que l'on ne trouve
que dans les grands chefs d'oeuvre de l'art. Le sens de la
véritable éternité, qui dure peu, ou pas.

Le jour où mon père, qui n'avait qu'une vague idée de ce


que Jim et sa mère avaient pu devenir, a découvert notre
rencontre et notre amitié inattendues, il a pris la chose pour un
signe du destin et décidé que j'étais mûr pour une grande
explication. La même explication, a-t-il commencé par me dire,
qu'il avait eue avec son père aux alentours de ses seize ans.

L'histoire qu'il m'a racontée commence à la découverte,


vers 1850, par Allan Kardec, d'un ancien temple druidique à
Plounévez. Le site, presque abandonné et qui menaçait de
s'écrouler, n'était connu que de deux hommes avant Kardec, qui
l'avaient contacté afin qu'il refonde le Gorsedd. Mon père
appelait ces deux-là les deux gardiens. Il m'a expliqué ensuite
que les descendants des premiers membres du Gorsedd
continuaient aujourd'hui à se réunir, et que lui et moi, en ligne
droite, avions l'honneur de descendre de Kardec lui-même. Les
descendants des deux gardiens étaient eux aussi toujours là,
occupant la fonction de leurs pères. L'un habitait au bourg ;
c'était le gardien blanc. L'autre, que l'on appelait le gardien noir,
vivait reclus avec un dogue pour seule compagnie dans la salle
souterraine où le Gorsedd se réunissait. Mon père a ensuite mis
entre mes mains les livres de Kardec, et d'un certain nombre
d'autres auteurs qui devaient me servir à comprendre

251
l'importance de ma tâche future.

J'avais toujours eu l'impression d'être un poids inutile,


voire gênant, pour mon père. Il ne m'emmenait jamais nulle part
et nous ne faisions jamais rien ensemble ; il m'adressait à peine
la parole. Même le week-end, il ne m'emmenait pas avec lui
lorsqu'il allait "se promener". Il me laissait généralement seul
au moulin ; y compris la nuit, qu'il passait régulièrement dehors
à "jouer à la belote" chez le voisin. Je venais maintenant de
comprendre la vraie raison de ces sorties solitaires, et que cela
n'avait peut-être rien à voir avec un manque d'affection. Je te
laisse imaginer ma réaction. Pour la première fois, il
s'intéressait un peu à ma présence. Pour la première fois, il
m'ouvrait les portes de son monde et me parlait comme à un
adulte. Il faisait même de moi son successeur. Ce qui restait en
moi d'enfance et de naïveté a vite cédé à ces fantasmes.

Je m'en suis remis, depuis... Et ce n'est en fait qu'une


semaine plus tard qu'est survenu le véritable évènement qui a
bouleversé ma vie. Mon entrée dans le temple souterrain. Je
devais ce jour-là rencontrer mes futurs coreligionnaires, ce qui
était déjà en soi assez excitant. Le décor dans lequel s'est
déroulé la cérémonie m'a pourtant vite fait oublier tout le reste.
Esthète, je l'étais déjà. Devant le sublime des fresques sculptées
des galeries et du porche, j'ai immédiatement compris que j'étais
là face à quelque chose qui dépassait de loin tout ce que j'avais,
et tout ce que je pourrais jamais rencontrer. Toi aussi tu l'as
perçu, ce sublime, et toi aussi il t'a intrigué, j'en suis certain.
Ces éléments d'architecture fascinants ont, depuis,

252
complètement orienté ma formation intellectuelle. Si je me suis
égaré quelques temps à l'université, puis aux Beaux-Arts, ce
n'était que pour essayer de les comprendre. J'ai d'ailleurs
longtemps méprisé tout ce qui ne m'apportait pas de réponse
quant à leur secret. En fait, jusqu'à cette semaine, rien ne m'en a
jamais apporté. Leur étude disons... philologique ne m'a
toujours mené qu'à des conclusions monstrueuses. J'y ai trouvé,
ou cru y trouver, des influences allant de l’art celte à celui des
textiles Paracas du Pérou, en passant par le rupestre
paléochrétien d’Asie mineure et les Batak du sud de Sumatra…
C'était ridicule, et j'ai donc fini par abandonner les recherches.
La seule chose qui m'ait vite semblé certaine, c'était qu'ils
n'avaient, contrairement à ce que mon père croyait, rien de
"druidique". En grandissant, j'ai aussi peu à peu compris que ce
qui éveillait mon intérêt pour eux était quelque chose de plus
viscéral et profond, de fondamental même (comme la musique
de Jim bien plus que ce que m'avait fait lire mon père), bien que
-et je dois maintenant te décevoir- je ne le comprenne toujours
pas vraiment. Mais j'espère beaucoup de mon avenir proche,
depuis cette nuit...

Je dois maintenant t'expliquer certaines choses un peu


plus en détails. J'ai dit que les bas-reliefs n'avaient rien de
druidique. Il n'y a en effet probablement jamais eu d'activité
"druidique" dans le temple avant l'arrivée de Kardec. Je l'ai
compris le jour où je suis tombé sur la légende de Saint Pol
Aurélien,, la même que le recteur a lue ; les deux "gardiens" qui
ont fait appel à lui n'avaient rien à voir avec cette tradition-là, si
du moins on peut parler de tradition... Les druideries n'étaient

253
venues que s'ajouter à une superstition plus ancienne. J’ai
trouvé dans les archives de la commune des traces du
déménagement du cimetière, de l'enclos paroissial vers son
emplacement actuel, en 1850, aux frais privés de notables très
étrangers à la commune. C'est qu'en ce siècle tristement
positiviste, quelques citadins et bedonnants Ubus, enduits
d’ennui comme la Belgique, s’étaient mis en quête de racines et
de spiritualité, et avaient trouvés dans le recul de nos
campagnes de quoi satisfaire leurs fantasmes. Un certain Allan
Kardec en particulier les ralliait. Voyant son nom parmi ceux
des mécènes du nouveau cimetière, j’ai compris que les deux
gardiens de l’époque avaient sans doute eu l’idée, pour sauver
la salle souterraine qui se fissurait, de faire appel à cette mane
de riches ahuris ; ayant lu leurs ouvrages délirants sur
l’ancienne civilisation celte, qui se publiaient à une cadence
diarrhéique, ils avaient sans doute eu l’idée de leur faire croire
que le gardien noir était un descendant de druide. Kardec,
contacté par le gardien blanc, extrêmement impressionné par le
temple souterrain, avait promis que ses adeptes sauveraient la
structure et le secret. Ce qu'ils ont fait.

Cette découverte que j'avais faite ne résolvait pour


autant rien quant au mystère esthétique des bas-reliefs du
temple ; ils ne correspondaient en effet ni à l'architecture
religieuse de l'époque de Saint Pol Aurélien, ni à celle du
XVème siècle, date à laquelle on trouve les premières traces de
son histoire et de celle de Jaoua... L'explication la plus plausible
que je trouvais à la présence des deux gardiens était donc
qu'eux-mêmes s'étaient intégrés à autre chose leur préexistant,

254
et qu'un jour deux fous connaissant la légende avaient dû
découvrir le temple par hasard et décidé de la rejouer, pour une
raison inconnue. Peut-être deux charlatans qui voulaient s'attirer
des fidèles et qui avaient échoué? Tout cela avait pu commencer
n'importe quand entre la fin du XVème siècle et l'arrivée de
Kardec. Ce délire avait ensuite continué sur plusieurs
générations et les gardiens avaient fini par se prendre très au
sérieux, jusqu'à penser qu'ils étaient effectivement les gardiens
de la légende. Pour Jhickaël en effet, certaines choses étaient
aussi indiscutables que peuvent l’être pour un physicien la
masse de la matière et pour un médecin la présence cachée
d'organes dans un corps humain : qu’il avait un chien noir à
garder qui celait un puissant dragon. Que c'était une grande et
belle responsabilité. Que la magie du gardien blanc, à
l’extérieur, l’empêcherait à tout jamais de sortir du temple, mais
que lui-même avait le pouvoir d’empêcher qui il voulait d’y
entrer… Et le gardien blanc y croyait tout autant, sans doute.
S’il y a un détail génial dans l'histoire du dragon d'Aurélien et
de Jaoua, c’est bien celui-là : l'ingéniosité de Saint Benoît, qui
envoya à Aurélien deux gardiens. Ce que l'inventeur de la
légende avait compris, c’est qu’il suffit de deux fous qui
tombent d’accord pour que leur monde existe ;
qu’effectivement aucun gardien noir ne parviendrait à sortir ni
aucun gardien blanc à entrer, que la barrière magique existerait
absolument, tout comme le dragon, tant qu’ils seraient deux à
croire qu’elle existe et n'oseraient pas la franchir. L’entrée de
Kardec et de ses disciples dans le temple n'a rien remis en
question ; les gardiens de l’époque ont cru que le gardien noir
avait pu lever la barrière pour eux, comme ils avaient cru

255
qu’elle existait… Il suffisait d'être deux à y croire pour que la
magie opère…

Cela n'a rien de surprenant ni de nouveau. Ce que nous


appelons les religions ne sont que des cas étendus de ce type
d'auto-conviction spectaculaire, amplifiés par le passage du
temps et la succession des générations. Les gardiens blancs
prenaient leur héritier parmi leurs fils ou neveux. Pour les
gardiens noirs, qui ne pouvaient pas sortir du temple, c'était un
peu -mais pas beaucoup- plus complexe. Jusqu'à Jhickaël, le
gardien blanc leur fournissait tout simplement des nourrissons
recueillis à l'assistance publique. Cette coutume barbare devait
cependant finir avec notre époque. Dans l'esprit de mon père, il
était bien clair que Jhickaël serait le dernier fou de son espèce.

Car c'était bien comme ça que l'on voyait surtout


Jhickaël, parmi les druides : un vieux fou. Un monstre plutôt
qu'un vieux sage. La rémanence absurde d'un monde ancien et
barbare. Longtemps, les seuls contacts qu'il ait eus avec
l'extérieur ont été les rares membres du Gorsedd qui osaient
l'approcher, et ses livres. Il vivait dans une sorte de cellule
creusée dans la salle souterraine et mon père le ravitaillait à sa
demande, en nourriture et en littérature. Je suppose qu’autrefois,
avant l'arrivée du Gorsedd, c’était le gardien blanc qui s'en
chargeait. On le ravitaillait en alcool, aussi. Bien que je ne l'aie
jamais vu saoul -à moins de considérer que ce ne fût là l'origine
des excès de sa démence-, il buvait énormément ; plus qu'Evans
encore, à mon avis.

256
Le vieux fou était un fou impressionnant, tout de même.
Même si le fait qu'il appelle son gros chien un dragon en faisait
rire certains, on n’osait jamais se moquer de lui que dans son
dos. Il allait tellement loin dans ses illuminations… Il fascinait
finalement les druides comme Saint Antoine a fasciné les
grands maîtres, c'est-à-dire moins par la résistance
anachorétique que par le luxe de la vision fantastique, de sa
terrible profondeur, et le grouillement noir, sublime et incertain
des dix mille figures baroques du démon. Il est dans la nature
de l'homme de croire moins en ce qui est qu'en ce dont il a
besoin pour être, lui, et la réclusion monstrueuse du gardien
noir n'avait de sens que si la légende avec laquelle il avait été
élevé était absolument vraie. Son imagination y était donc toute
entière dévouée. La Bête enfermée, potentielle, infinie, lui
apparaissait en rêve sous les formes les plus jubilatoires et
fécondes, et il s'en croyait le maître. Son orgueil s'en gonflait
grandiosement et cela le rendait aussi superbe que dément. On
craignait ses crises, fréquentes, excessives, violentes...
Régulièrement, il réclamait dans des accès d’abois lucifériens
qu’on lui amène un enfant pour lui succéder... Même si on lui
avait bien fait comprendre que le monde avait changé à
l’extérieur, qu’il y avait une civilisation, et que de nos jours,
acheter des petits orphelins, ça ne se faisait plus du tout, cela
impressionnait toujours… ça donnait même de l’importance au
reste, d'une certaine manière. On l’avait déclaré barde,
« Poète », grade important dans le druidisme ; même si, parce
qu’il refusait de le faire, notre père et le notaire devaient écrire
eux-même les textes des cérémonies… Même si, depuis
longtemps, l’argent des bourgeois fondateurs avait établi une

257
autre hiérarchie. Notre père était, comme ses pères, le plus
riche, donc le chef.

Un flamboyant moustachu a écrit un jour que « sans


musique, la vie serait une erreur. » On peut imaginer pire que de
vivre sans musique. Être obligé de vivre avec de la musique de
bagad, par exemple. Et devoir encore supporter pendant des
heures des églogues juvéniles à rimes plates, traduites en
gaélique approximatif. Être comme le Christ au désert et avoir,
en lieu et place du transcendant pugilat quotidien contre Satan
et ses démons, la visite de Panoramix muni de ses serpettes et
de son gui, et accompagné d’Elisabeth Teissier, notaire de son
état, venue causer astrologie et parasciences. Les cérémonies
n’avaient vraiment aucun sens. Les druides n’étaient qu’une
bande de vieux guidés par la force de l'habitude. Ils venaient là
comme d’autres vont au bistrot. Parce que c'était l'heure. Ils
n’aimaient que le sentiment de pouvoir temporel de la société
secrète, et l’idée de la pureté de la race que leurs arrière-grands-
pères s'étaient achetée. L’un découlant facilement de l’autre…
aucun des deux n'ayant un soupçon de vérité. Voilà l’enfer
intellectuel dans lequel était enfermé Jhikaël.

Depuis quelques mois, je crois qu’il commençait à


comprendre qu'on ne lui fournirait jamais de successeur. Qu’il
était le dernier. Et cela commençait à le travailler. Il aboyait de
moins en moins. Il se renfermait. En fait, je le comprends
maintenant, il avait décidé de se débarrasser des glandus
folkloriques. Du gui, des faucilles et des triskèles. Et dans son
esprit tordu, il avait inventé une solution : libérer le dragon en

258
lui fournissant un corps. Un corps qui ne soit pas celui d’un
animal. Il fallait que le dragon choisisse lui-même ce corps, et
aille le chercher dans le monde. Il fallait sortir du temple. Mais
voilà. Jhikaël croyait fermement que le pouvoir du gardien
blanc l’empêchait de sortir du temple souterrain. Il n’y avait
donc qu’une solution. Il a attendu sa mort naturelle et essayé de
sortir du temple avant que son successeur, le neveu, n'arrive.
Bien entendu, ça a marché… Ça a eu lieu un soir, il y a trois
mois, le soir même de l’enterrement de Pierre Le Guen, après
une cérémonie extraordinaire organisée tout exprès. Il suait
d’angoisse, au moment de franchir le seuil… Un émouvant
succès... C’était rassurant pour tout le monde de le voir sortir de
là. Il allait peut-être devenir un peu plus normal, un peu moins
jeté messie. Malheureusement, une des premières choses qu’il
ait faites après être sorti a été de suicider le successeur du
gardien blanc. Cela faisait maintenant quatre générations que
les néodruides étaient entrés dans l’histoire et qu’il n’y avait
plus aucun contact entre les deux gardiens. L’autre n’était plus
qu’un ennemi du dragon, pour lui. Plus du tout un associé. Il a
réussi à lui faire absorber une dose assez conséquente de
Lexomil… La suite, vous la connaissez… Le bain de sang…

Je pensais que cela jetterait un froid dans l’enthousiasme


du Gorsedd. Qu’on allait l'envoyer en hôpital psychiatrique,
purement et simplement, le vieux fou. Au contraire, encore une
fois. Les druides, et mon père le premier, ont tacitement décidé
de croire à la thèse du suicide. Ils ont eu peur. Aucun n’a jamais
fait le premier pas. Et Jhickaël n’en a que renforcé son
ascendant sur eux.

259
Une fois sorti, il s’est installé au moulin. Il y avait de la
place : le corps du moulin était trop cher à chauffer pour mon
père et moi, et nous n’utilisions plus depuis longtemps que la
longère. Jhickaël s’est alors mis à emmener tous les soirs le
chien dans l’endroit le plus passant du coin, pour que le dragon
choisisse le corps dans lequel il voudrait s’incarner. À Ty-
Guern… Pourquoi le chien a-t-il sauté sur Jim, chez Evans?
Les chiens sont-ils si forts au jeu de deviner ce qui fera plaisir à
leur maître? Le fils rejeté par la lignée de Kardec choisi comme
support d'incarnation du dragon, quelle plus belle vengeance sur
la vulgarité insupportable des néodruides… Jhikaël n’a pas
résisté longtemps à y croire… Je l’ai bien vu en tentant de le
convaincre au Père Lachaise. Je lui ai parlé de Saint Pol. Je lui
ai dit que je savais, et je lui ai expliqué que je m’intéressais plus
à cette légende-là qu’aux druideries, que pour ça il fallait me
laisser prendre la place de mon père. Mais il ne croyait qu’en
Jim ; en son orgueil surtout. Il ne m’a pas écouté. Et il est allé
narguer Allan Kardec jusque sur sa tombe. Être au Père
Lachaise à ce moment-là était trop beau…

Je ne pouvais pas laisser Jim entre ses mains. Il aurait


été capable de l'égorger comme un mouton en voyant que son
tour de magie ne fonctionnait pas… J’ai donc hésité un moment
à tout expliquer au commissaire du XIème… Ce qui aurait été
plus raisonnable, je te l’accorde. Le problème, c’est que
quelque chose, très profondément en moi, me disait aussi que ce
n’était pas ainsi que l’histoire devait se terminer. J'avais dévoué
ma vie entière au temple et à son mystère. Son secret

260
m'appartenait. Je ne pouvais pas accepter l'idée qu'il fût rendu
public. Je ne voulais pas surtout le voir tomber aux mains
d'universitaires qui m'en auraient écarté ; viol d'une vulgarité
insupportable, d'autant plus que je commençais à être convaincu
que le mystère du temple n'était pas d'ordre archéologique. Il
me semblait même que, soumis à l'analyse archéologique, son
véritable secret risquait de disparaître... Non, il m'était
définitivement réservé.

Je devais donc à la fois réussir à libérer Jim avec votre


aide sans que les flics ne tombent sur le temple, et me
débrouiller pour convaincre Jhikaël que la voie qu'il suivait
n'était pas la bonne. En ce qui concerne mon premier objectif, je
pense que Louise vous aura déjà expliqué tout ce que vous
ignoriez. En ce qui concerne le second… C’est Evans, Lagad et
toi qui m’avez gentiment ouvert la voie en posant les premiers
vos pieds dans le petit plat de l’harmonie magique des
certitudes de Jhikaël. D’abord Evans, en faisant tourner la
cérémonie sacrée à la baston de dancing Rockabilly. Plus grave,
Lagad et toi en lui montrant dans la foulée qu’aucune « magie »
ne protégeait l’entrée du temple d’une incursion étrangère.
Superstition qui était pourtant tout le sens de sa vie… Si la
barrière magique ne fonctionnait plus… C’était peut-être qu’il
était allé trop loin en supprimant le gardien blanc... Il avait
dérangé l’ordre des choses, forcé la main au destin… Peut-être
qu’il n’avait plus autant de pouvoir sans l’autre gardien...
C’était le cas, en effet, mais pour la raison que j’ai dite. Il n’y
avait jamais rien eu de « magique » dans cette histoire, que le
fait qu'ils soient deux à y croire… Ce premier pas dans la

261
remise en cause de certaines certitudes me semblait l’avoir déjà
pas mal déstabilisé. J'ai eu l'idée de continuer à l’enfoncer dans
son délire. De lui montrer que Dieu était en grand courroux, et
que son gros doigt vindicateur était pointé contre lui. Fabriquer
des signes…

Depuis longtemps déjà, j’avais percé le secret de la


mécanique de l’entrée par le cimetière. Un peu de réflexion,
comme je me suis amusé à le rejouer devant vous hier soir,
suffisait. C'est ainsi que vendredi matin, de grandes croix de
sang sont mystérieusement apparues sur les murs de la salle
souterraine, et qu'une des nappes qui couvraient les catafalques,
tachée de la même manière, s'est mystérieusement retrouvée
accrochée dans les branches du saule pleureur à l'arrière du
moulin.

Jhickaël a aussitôt, comme je l'avais espéré, reconnu la


nappe, visité la salle souterraine, paniqué, et fait convoquer tout
le monde au moulin. Tu dois t'en souvenir, j'étais censé déjeuner
chez mes parents, ce jour-là...

Il n'a pas très bien su quoi nous dire cependant, lorsque


nous avons tous été réunis là-bas. Devant l'incrédulité générale
des druides, il n'a pu que leur montrer la nappe tachée du
catafalque et leur répéter, sans autre explication, qu'ils ne
comprenaient rien et ne comprendraient jamais rien à ce qui se
passait. J'étais content de mon petit effet. Cet agacement visible
et paniqué de Jhickaël était pour moi un signe que je
commençais à réussir à mener son esprit vers là où je voulais

262
qu'il aille. Que pour lui, qui avait presque toujours vécu au
Moyen-Âge exactement, une explication surnaturelle était plus
que plausible et que, même s'il avait brandi la nappe tachée de
sang plutôt comme une preuve de sa propre supériorité sur le
reste du groupe, il commençait à craindre la colère du Dieu du
dehors, celui dont la croix était le signe. Les druides, eux, n'y
ont pas compris grand chose. Comme il était le seul à avoir la
clé du labyrinthe et à connaître le système d'ouverture de la
tombe, ils l'ont un peu soupçonné d'avoir lui-même monté tout
ça. Un nouveau délire du vieux fou... J'en ai moi-même un peu
alimenté la rumeur... Jhickaël a fini par s'énerver et renvoyer
tout le monde chez soi.

Tout ceci a par ailleurs servi à créer une diversion qui


éloignât de vous les deux frères des Hirondelles, censés
surveiller Evans ce jour-là.
Evans… C’est lui finalement qui décidé de tout, en me
donnant sa confiance. C’était loin d’être gagné jeudi matin,
quand je lui ai fait les sutures tout en lui expliquant que je me
débrouillerais pour qu’il puisse vous parler sans surveillance. Il
m’a répondu qu’il ne le ferait pas. Il ne voulait pas trahir le
Gorsedd. Il avait peur de Jhikaël. Je lui ai promis qu’on sortirait
Jim de là. Je lui ai dit que j’avais mon idée. Qu’il faudrait vous
expliquer tout ce qu'il savait à l'exception de mon appartenance
au Gorsedd. C’est ce qu’il a fait, finalement… Il a, comme
vous, cru en moi et en mon petit talent dans le domaine de la
planification, jusqu’au bout.

Dimanche soir, souviens-toi, Jean Skouarn a appelé le

263
notaire parce que la tombe qui dissimulait l’entrée par le
cimetière s’est mise à jeter des flammes et à saigner… Cela
devait encore permettre une diversion qui vous fasse trouver
Jim chez Jhikaël, mais vous n’avez fait que ramener le fameux
carnet… Jim était pourtant bien enfermé dans le corps principal
du moulin, et je ne comprends toujours pas comment vous avez
pu passer à côté de la pièce où il était, malgré mes
instructions… Je ne pouvais hélas pas me permettre d’être plus
précis… C’était une petite pièce dans la cave, à gauche de
l’escalier qui y descend. Notre père y était allé le voir plusieurs
fois, et j’avais réussi à lui soutirer cette information-là…

Je reviens à la tombe qui saignait, et grâce à laquelle


j'espérais déstabiliser encore davantage le gardien noir. J'étais
resté caché dans le cimetière pour observer sa réaction. Cette
fois, la réaction n'a pas été celle que j'attendais. Tandis que le
notaire paniquait, lui, complètement, Jhickaël m'a semblé avoir
repris de l'aplomb. Davantage en colère qu'effrayé, bizarrement.
Les sourcils froncés et la mâchoire serrée. Je ne comprenais pas
trop ce qui se passait en lui. Était-ce simplement la panique du
notaire qui l'agaçait? Non, sa colère semblait plus profonde et
réfléchie. Elle ne se rajoutait pas à la panique. Il n'avait plus
peur. Il semblait même n'avoir jamais eu peur. J'ai eu
l'impression aussi nette que désagréable qu'il avait décidé de
défier le Tout-Puissant du dehors. Qu'il ne croyait plus qu'en
son dragon, et qu'il ne céderait pas devant Lui. Que je ne
maîtrisais plus rien. Lorsque vous êtes revenus sans Jim, la
soirée a donc marqué un double échec pour moi.

264
Puis il y a eu la traduction du carnet. qui fut sans doute
la seconde plus grande révolution de ma vie. Merci, Lou... Tout
s'est soudain relié. Le carnet et les sculptures du temple. Le
mélange des langues et le mélange des styles. La surprise
poétique de la traduction et la surprise esthétique de mes
quatorze ans. Je ne comprends toujours pas comment j'avais pu
ne pas comprendre plus tôt. Des générations de gardiens noirs
avaien passé leurs vies entières dans une solitude absolue.
C'était tout simplement eux les créateurs de l'oeuvre sublime
qui me fascinait depuis toujours. Elle avait été leur seule et
unique occupation depuis des décennies, quelques siècles
même, peut-être... La culture disparate que leur avait apportée
les livres qu'on arrivait à leur apporter du dehors au petit
bonheur, avait fondé leur style. Ou plutôt leur non-style. Mais il
y avait plus que le style.

Un mystère restait encore, et dont Jhickaël seul détenait


le secret. Le secret de la puissance qui nous a fait traduire le
carnet de cette façon et de ce qui m'a poussé à consacrer ma vie
aux sculptures du temple. La Beauté. Il n'y a de véritable
mystique que dans l'art, je le sais depuis longtemps ; c'est même
une des premières choses que ce vieux Melmoth m'ait apprises.
Je comprenais mieux, maintenant, la réaction de Jhickaël ces
derniers jours. Pourquoi la colère plutôt que la panique. Toute
sa mystique se basait sur cette pratique artistique. Cette
puissance mystérieuse et dont il détenait le secret était la seule
qu'il reconnût vraiment. Il n'avait donc pas peur du Dieu du
dehors, dont il connaissait trop peu les œuvres.

265
Notre père m’avait chargé de vous surveiller. Pour être
sûr que ce soit moi qui vous guide et que personne ne soit suivi
par vous hier soir, je l’avais prévenu que vous aviez des
soupçons à propos de certains d’entre les druides et comptiez
les suivre ce soir-là. Il leur a demandé de ne pas bouger de chez
eux, exceptionnellement. Voilà pourquoi les deux frères des
Hirondelles étaient « privés de cérémonie » ce soir-là. Pourquoi
aucun d'entre vous n'a vu aucun de ceux que nous avions décidé
de surveiller bouger de chez lui. Je n'ai pas même eu besoin de
lui parler du notaire. Il avait lui-même refusé d'assister à la
cérémonie, trop impressionné du tour que les choses prenaient
depuis l'épisode au cimetière.

Je n'ai bien entendu jamais eu la police à l'autre bout du


fil, au téléphone. En détruisant le temple, je m'assurais que
Jhickaël perde tout et qu'il reste seul avec son chien et son
savoir. Il ne pouvait plus que me le transmettre, ou disparaître
avec lui. Je sais depuis hier soir, depuis que vous m’avez
raconté sans rien y comprendre ce que Jhickaël vous avait dit,
quelle est l'option qu'il a choisie.

Parce qu'il n'y a de vérité que dans l'art,

Léonard.

Léonard était véritablement le frère de Jim…


Louise avait pourtant mal interprété le carnet, ici ou là.
Elle n’avait pas compris que Jhikaël avait déposé la photo

266
de Jim sur la tombe non pas d’un maître qu’il vénérait,
mais d’un homme qu’il voulait narguer. Elle n’avait par
ailleurs vu dans l’expression « fils choisi »que l’idée qu’il
serait le prophète attendu, comme le christ est Fils, et non
celle, par opposition à l'autre « fils », qu’il était celui
d'entre les deux qui avait été choisi par le chien. Ou son
maître… Y avait-il encore moyen, dans cet
embrouillamini, de parler de « vrai visage » du mot? Je
cherchais quelle leçon en tirer sur la Poésie…

À propos de Louise, je me sentais vraiment mal à


l'aise. Elle n’était pas partie pour me fuir. Elle s’était
simplement plus et plus vite intéressée à ce qui se passait
autour de nous deux. La vérité, c’était qu’elle avait pris
des risques pour Jim, qu’elle ne connaissait même pas. Et
il lui restait encore à découvrir le message injurieux que je
lui avais laissé sur son répondeur... Je me sentais con, et
faible. Tellement humilié que je n’osai pas la retenir
lorsque, cette fois-ci, elle repartit vraiment pour Paris. Je
lui dis à peine au revoir. Et je n’osai pas non plus, plus
tard, la recontacter.

Deux semaines plus tard, on retrouva Léonard étranglé, à


moitié enfoncé dans la vase du Yeun Elez. À ses côtés,
gisait un chien noir.

267

Environ deux ans après les évènements relatés ici,


Lagad et Caro publièrent leur décision de se marier. Je
reçus le faire-part en colis polystyrène, imprimé en bleu
alimentaire sur tranche de jambon sec. Une idée de Jim…

L'enquête de police n'avait pas donné grand chose.


Ils avaient trop de mal à croire à notre histoire. Lorsque
l'enquête avait commencé, Brithem, Jhickaël et le temple
avaient déjà disparu. Les traces de l'existence du temple
se résumaient à un affaissement de terrain dans le
cimetière et à des éboulis au fond d'une grotte en arrière
du moulin. Jhickaël et Léonard s'en étaient
vraisemblablement occupé avant de partir. Le Gorsedd
non plus n'existait plus. Nous avions su par la vieille
Marie qu'il avait été dissous avant même la mort de
Léonard. Sans Brithem, Jhickaël, ni le temple, il n'avait en
effet plus aucun sens...
Jim n'avait, lui, pas déposé de plainte. Que tout se
finisse ainsi lui avait semblé préférable. De nombreux
membres du Gorsedd, comme les frères des Hirondelles,
ne s'étaient laissés entraîner que par l'habitude et la
bêtise. Jim avait pensé qu'attirer des ennuis à ceux-là
n'aurait aucun intérêt.

268
La vie avait donc repris son cours normal à
Plounévez, comme si tout le monde avait tout oublié. Jim,
Louis et les deux frères avaient même fait du cidre
ensemble, depuis.

Lorsque le faire-part de Lagad et Caro arriva, un


samedi matin, après une nuit mouvementée où quatre ou
cinq personnes étaient restées dormir chez moi, nous
étions en train de boire du Muscadet tout en préparant un
poulet-frites, très efficace médication contre la
déshydratation alcoolique. L’un d’entre nous ne put
s’empêcher de remarquer à quel point le mariage revenait
à la mode, et de dire qu’il ne comprenait pas pourquoi les
gens en éprouvaient le besoin. Si on s’aimait, on pouvait
rester ensemble sans ça. C’était se forger une prison
inutile et obsolète. D’autant plus que le PACS permettait
aujourd’hui d’avoir les avantages sociaux du mariage
sans ses inconvénients...

Moi, le mariage, j’étais plutôt pour. Je trouvais ça


super émouvant, et d’un, en mon cœur de jeune fille, et de
deux j’y voyais l’occasion d’une fête du feu de Dieu. Je
rêvais d’un mariage à l’ancienne, une de ces fêtes qui
réunissent des centaines, voire des milliers de personnes

269
avec les moyens du bord, tranchées parallèles dans un
champ au milieu desquelles on pose une planche pour
toute table, un kil de rouge tous les deux mètres, et un
plat de kermesse pas cher, bouilli en gros. Kig-ha-farz. Et
de la musique, que de la musique, partout, toute la nuit…
Et je racontai que mes grands-parents s’étaient
mariés comme ça, par un de ces jours de Mai où plusieurs
autres couples s’étaient mariés à la fois, dans une fête
gigantesque regroupant toute la commune. C’était comme
ça que je voyais le mariage : comme Noël, comme
Carnaval, la fête à tout le monde… Avec de la musique,
beaucoup de musique.

Le jour du mariage, de la musique en effet, il y en


eut. Énormément. Le groupe de Rock et de Gavotte dont
Louis et Jim avaient eu l’idée, nous avions fini par le
monter, quelques semaines auparavant, et nous jouâmes
ce soir-là le troisième concert d’une série qui nous valut
un certain succès local.

J’ouvre ici une parenthèse. Pour parler une


dernière fois du style de vie bien particulier de Jim et des

270
autres, il me semble intéressant de raconter l’ascension de
ce groupe-là.
Ils s’étaient dit que pour une première apparition,
on pourrait s’inscrire au Kan ar Bobl. Je fus assez surpris
étant donné l’image de sérieux que j’avais de la grande
institution, assez peu en rapport avec ce que nous
comptions faire. Quoi qu’il en soit, nous passâmes donc
un mois chez Lagad à répéter le matin et l’après-midi, et à
manger les bonnes choses que nous pouvions ramener
des boucheries du coin. Musique toute la journée, Vin
blanc à midi, bière le soir chez Evans : ce mois fut de ma
vie un de ceux dévolus au bonheur du simple essentiel.

L’idée de départ était bonne. Enfin, drôle au moins.


Ce fut cependant surtout à moi de trouver des
arrangements rock à l’orgue pour aller avec leurs airs de
gavotte… ce qui ne fut pas toujours facile. Ceci dit, et sans
doute en grande partie grâce à mes prières répétées à
Saint Manzarec, j’y parvins plus ou moins bien et même
si, au niveau technique, c’était franchement approximatif,
nous réussîmes au bout d’un mois à obtenir quelque
chose de présentable qui relevât, conformément à notre
non-cahier des charges, à la fois des Doors et de Manu
Kerjean, de la country et du terroir Fisel, et puis aussi un
peu du Tyrol et de la biguine.

271
La veille du concours, nous nous accordâmes une
soirée de repos pour aller écouter une fanfare néo-
roumaine -à laquelle Louis appartenait irrégulièrement-
jouer dans une salle omnisports au profit de l’association
de foot locale. Je passai une bonne partie de la soirée à
discuter avec un cousin que je n’avais pas vu depuis
longtemps et que j’avais retrouvé par hasard dans la
foule. En revenant au bar, que les autres n’avaient pas
quitté, je découvris Jim entouré de quatre jolies filles qui
riaient. Il leur expliquait ce qu’il attendait d’elles. Louis
les avait déjà rebaptisées. Galaxie, Satin, Pétunia et
Dorothée. Les sœurs André. Elles seraient nos choristes…

Le soir du concours, ce furent les mots du


journaliste du Poher, nous fîmes forte impression. Grâce aux
choristes en particulier, spectaculairement sexys. Côté
musique, c’était loin d’être carré, mais nous fûmes tout de
même sélectionnés pour la finale à Rostrenen. Pour la
finale, le torrent fou des idées conjuguées de Jim, Lagad et
Louis nous entraîna encore à ajouter quelques détails
supplémentaires au show. Tout d’abord, nous décidâmes
d’engager deux gardes du corps : le premier d’entre eux,
petit ami attitré de Galaxie, était un petit nerveux avec
une vraie gueule de méchant, balafre sur la joue et fines

272
pattes à l’italienne. L’autre était une espèce de brute
gentille d’environ cent kilos pour un mètre quatre-vingt
dix. Joueur de treujenn gaol de talent bien connu du
milieu, son physique s’accordait assez mal (ou plutôt bien,
en fait) à sa sensibilité extrême, dont la plus tendre
expression se montrait dans l’adoration sans égale qu’il
vouait à la chanteuse Dalida. Bien des fois, nous le vîmes
pleurer en fin de soirée en écoutant ses vinyles. Nous
n’eûmes qu’à leur ajouter des lunettes noires, des
oreillettes et deux costumes pour qu’ils parussent les plus
redoutables des gardiens.
Satin avait apporté des aliments en carton (un
poulet, un saucisson, un jambon, un ananas) pour nous
servir d’accessoires de décoration. On avait aussi un
canevas représentant un faon orangé dans un sous-bois à
placer sur le devant de la scène. Enfin, nous passâmes un
certain temps au bar avant le concert à recruter tout ce
qu’on pouvait de filles pour se jeter sur Jim et lui arracher
sa chemise au moment où nous monterions sur scène,
histoire d’utiliser un peu les gardes du corps. Cette phase
de recrutement nous coûta notre sobriété, mais elle était
nécessaire : l’ambiance d’une finale de Kan ar Bobl ne
prête en effet pas tellement aux débordements
d’enthousiasme d’un public en délire…
Non : le public consistait en fait en une ou deux

273
centaines d’amorphes cinquantenaires (pas vraiment de
vieux), inconfortablement assis sur des chaises de
collectivité, et tenant ferme à ce stylobate pliable d’où ils
jugeraient la conformité de la jeune génération au modèle
des anciens, espérant y trouver respect de la tradition et
innovations conformes à l’esprit moderne censé rendre la
culture bretonne vivante. Entendez qu’on n’était pas là
pour rigoler. Ce public-là avait d’ailleurs une mission
-outre de garder sa chaise jusqu’à la fin de la journée- :
sauver notre patrimoine culturel, ce que tenterait de
rappeler, au moment de la remise des prix, un grand
discours traduit paragraphe à paragraphe en breton
comme si la salle était remplie de non-francophones, vers
vingt heures, clôturant ainsi la fête. Puis, lorsque les
musiciens voudraient improviser un bœuf, on les ferait
sèchement descendre de la scène et on couperait
l'électricité dans la salle. Voilà pour l’ambiance du Kan ar
Bobl.

Notre prestation démarra sur un duo batterie-


orgue tendrement chaloupé. Lagad et moi seuls en scène,
donc, costumés, lui d’une veste zèbre, moi d’un gileten en
léopard. Dans le halo blanc d’une poursuite que nous
avion dégotée, nos choristes apparurent alors. Moment
magique… Trois Jessica Rabbit montaient sur scène en

274
balançant des hanches, habillées de robes des plus
sexuellement dangereuses, rouge passionnata, le talon
haut et le boa souple. Le public se mit à hurler. Le
contraste avec les autres groupes était certain...
Le chant commença à sourdre de leur contact avec
les micros, ondulant : laa…. lalaaa… lenno… Galaxie
poussa un petit cri de jouissance. Leurs voix se
rapprochaient insidieusement du cœur des hommes, se
répandant en volutes à travers la salle chaude, comme les
bras fantomatiques de quatre duchesses de roman. Peu à
peu s’écroulaient les dernières résistances des vertueux et
des incrédules.
Alors vint le grand Jim. Il était vêtu pour l’occasion
d’une veste de velours dont le destin extraordinaire avait
commencé sur le dos de Patrick Coutin. Mais vous
raconter comment elle était arrivée jusqu’à Jim
m’entraînerait dans une trop longue digression... Je
reviens donc à l’entrée de Jim, qui, de sa voix la plus
marron, et tandis que les filles s’occupaient de lui caresser
le torse, ressuscita proprement le vieil air. Jim avait eu du
mal à arriver jusqu’à la scène. Le public recruté au bar
avait presque trop joué le jeu et sa chemise était déchirée.

"Lâret-hu din, ma mamm

275
Lâret din frañchamant
Peseurt si a gavit-hu
Gavit-hu d'am galant ?

- D'ho kalant-c'hwi, ma merc'h,


Ne gavan si ebet
Mez 'n eus ur visaj treitour
Nag ur fri trouset

Hag ouzhpenn-se, ma merc'h


En neus re a arc'hant
Lakaet en neus pevar skoed
Da brenañ ur porpant

- Na benn 'n defe lakaet


Na tout e arc'hant
Na hennezh eo, ma mamm
An hini a garan"

Quand le vieil air eut dit ce qu’il avait à dire, Lagad


accéléra progressivement la cadence et je lançai un
crescendo harmonique, tandis que Louis, sur son violon,
partait dans les zones éthérées d’une folie d’inspiration
tzigane. Le vieil air, de retour, se mit alors à tourner sur

276
lui-même, en boucles de plus en plus courtes, avant
d’éclater avec nous tous dans un accord final qui fut pour
lui ce que doit être le chaos d’Huelgoat pour la montagne
qui en a accouché : un chaos, justement.

Nous n’obtînmes aucun prix, mais le groupe se fit


ainsi connaître et nous eûmes à partir de là quelques
propositions de « dates ». Ce fut le début, comme je crois
l’avoir dit plus haut, d’un certain succès local. Pour qu’il
obtînt un succès plus large (je ne dis quand même pas
gagner le Kan ar Bobl, mais bon…), il manquait tout de
même quelque chose à notre groupe... Quelque chose ou
quelqu’un qui contrebalançât la folie furieuse, dispersive,
l’énergie vitale incontrôlable de Jim et Louis. Peut-être
surtout quelqu’un. Lagad était carré. Mais il n’avait pas le
pouvoir d’influence ni l’inventivité organisatrice de
Léonard.

Je reviens au mariage. Je disais qu’il y avait eu de la


musique. Plus qu’à notre groupe, je pensais en disant cela

277
aux frères des Hirondelles en fait qui, en kan ha diskan,
convainquirent jusqu’aux étrangers les plus sceptiques au
départ devant ce qu’ils considéraient jusqu’alors selon de
vagues a priori comme un couinant folklore. Il y eut un
plinn en particulier pendant lequel, une panne
d'électricité étant survenue et ayant privé de micros les
deux frères, le public d’un seul élan se mit à scander les
pas : « Tam! Tam! Tagadam!… »… Eux non plus n’avaient
pas chanté depuis longtemps pour un mariage aussi
grand. Lagad et Caro avaient peut-être réuni cinq cent
personnes dans la lande de Kerfeulz…
Dans leur chant, il y avait définitivement de la
musique. Comme dans Come as you are. Comme il y avait
de la cuisine dans le Marengo de la quincaillerie. Les
écoutant, je cherchai à comprendre ce que c’était que cette
musicalité qui faisait la différence. Un bout d’une chanson
de Brel me vint à l’esprit. « Et ils pissent comme je pleure sur
les femmes infidèles… », disait le bout de chanson. Il y avait
quelque chose de ça dans le chant des deux frères. Ils
chantaient l’amour non en pleurant, comme le font les
poètes, mais comme les marins de la chanson urinent.
Leur chant était un acte pur, concret. Les deux frères
n’appartenaient pas à la classe de ceux à qui on pardonne
tous les pleurs, toutes les faiblesses -et finalement tous les
mépris-, en raison d’une sensibilité exceptionnelle censée

278
être à la racine de leur génie. Cette faiblesse
-généralement fausse- n’était d’ailleurs souvent que le
signe de la fermeture de l’initié, du véritable et seul
aristocratisme, celui de Proust disant des Hommes, dans
le tome de La Recherche où il y a justement peut-être le
moins de la littérature, qu’ils ne sont que des larves
d’artistes, de Gaëtan Picon disant qu’on n’est pas vraiment
humain tant qu’on n’a pas lu Proust. Non, ce que Brel
avait compris, c’était que si la tristesse sublime résidait
davantage dans la pisse odorante des marins errants et
illettrés que dans les syllabes du « je pleure » du poète,
aussi élégant soit l’alexandrin qui les entourent, c’était
parce que leur douleur à eux était vraie, sans autre but
qu’elle-même, et que par conséquent elle évitait
nécessairement l’écueil de la mauvaise poésie, ni juste, ni
vraie. Elle, ne pouvait être mauvaise.
Cela, je l’avais peut-être compris depuis longtemps,
en fait. Si je n’avais pas pu pleurer le jour de l’enterrement
de mon grand-père, c’était peut-être que, par esprit de
rébellion en ce grave moment de vérité contre la fausse
image d’intello sensible que l’on me renvoyait souvent,
j’avais déjà choisi le camp des hommes qui pissent plutôt
que celui de ceux qui pleurent. Bien après cet épisode,
devenant un vrai lettré, j’avais dû résister encore devant
l’orgueil intellectuel pour continuer à accorder autant de

279
valeur au cochon qu’à Hugo, au camping et à la pétanque
qu’aux subtilités du sonnet, à la mécanique qu’à la
métaphysique, au lard qu’à la philosophie. Tout cela
participait de la même volonté de ne pas me laisser aller à
l’artifice des conventions imposées par une certaine vision
de la toute-puissante Littérature, si bourgeoisement assise
sur l’attention que les théoriciens universitaires lui
portaient. Certes il y avait en elle de la poésie, beaucoup, et
c’était pour ça que je l’avais choisie. Mais être un
intellectuel, c'était s'intéresser à la poétique, non à la
Poésie. Peut-être même, plus que de s’y intéresser, être
capable d’en parler. En tous cas pas d’en produire.

Moins volontairement littéraire donc que paysan,


breton -plouc-, je préférais aussi l’alcool à la psychanalyse.
Car pisser -ou vomir même- ainsi, c’était aussi et avant
tout se laisser entraîner par l’ivresse, la vraie, celle qui
avait traversé le temps de Roumi à Goethe, mais que
l’Islam trop sûr du livre qui ne doit pas être mis en doute
craignait maintenant comme l'enfer, la reléguant au rang
de simple métaphore. Cet Islam et la psychanalyse sont
proches, qui haïssent l’ambigu, le compliqué, la vie. Le
chant des deux frères aussi était guidé par l’ivresse. Ils
avaient bu. Mais surtout, ils étaient là pour faire danser,
non pour faire une démonstration. Il y avait quelque

280
chose comme du corps. Lorsqu’ils se permettaient d’entrer
dans des complexités virtuoses, cela n’était jamais sans
être justifié par la part « vivante » du chant. L’ornement
servait le swing, non l’ego. Chaque variation était comme
une exploration physique, en profondeur, de l’air de base,
exploration adaptée au moment, aux paroles, au public,
rendant le chant mobile, profond, en deux mots, vivant et
curieux. Et c’est cette vie curieuse, sublimement
réfléchissante, qui était transmise au public. Cette
humanité, s'ajoutant à la sienne, et qui était la source du
plaisir, était peut-être le cœur de ce que c'était que de la
musique?

Je remarquai encore comme une corrélation


évidente entre le mariage et la musique. Longtemps, les
mariages furent la source de revenu principale des
musiciens. La musique ne pouvait matériellement vivre
sans le mariage. Mais de même, l’on n’imaginait pas un
mariage sans musique. Pourquoi? Dans Le Mépris, Fritz
Lang répond à Michel Piccoli, qui veut voir dans le retour
d’Ulysse auprès de Pénélope une heureuse conclusion,
que

l’amour n’est pas une conclusion.

281
Le mariage était le pari fou, ivre, d’écrire l’histoire
d’avance, de mener l’amour à la mort malgré des allers-
retour prévisibles, exactement comme le musicien faisait
le pari, à chaque fois qu’il voulait présenter un morceau,
de s’éloigner de l’accord parfait et de la pulsation pour
toujours mieux y revenir et s’en éloigner à nouveau, et de
tenir ainsi jusqu'à la cadence finale sans choir ni se
reposer une seconde, dans l'équilibre toujours précaire du
temps mesuré. La musique était l’art dont le passé était
irrémissible et l’avenir l’unique matériau. Pari fou de bâtir
l’unité avec l’instable sur le dispersé ; pari fou mais
miracle quotidien. Le mariage, en tant qu’il était la
publication de cette ivresse qui allait entraîner deux
amants à jouer une pièce vraie, celle de l'exploration,
sublime, jusqu'à la mort, de l'harmonie et des dissonances
de leurs personnalités, avait besoin de la musique pour
lui donner, rituellement, l’élan nécessaire en se
confondant avec lui. Cette exploration n’était pas abstraite
mais dangereusement physique : il fallait être fou, ou du
moins ivre pour l’entreprendre. Et c’est peut-être
pourquoi, à une certaine époque, l’on n’hésitait d’ailleurs
pas à glisser une pièce -que l’on appelait « pourboire »-
dans la main du musicien pour l’encourager à aller au
plus profond de cette ivresse, aliment nécessaire du
mariage.

282
C’était peut-être dans cette fidélité constante à la
conscience de la cadence finale -la Mort- que résidait en
fait l’essence de ce que c’était que de la musique. L’allure
répétitive de la gavotte des deux frères, la cadence sans
cesse combattue et imposée à la fois, le montrait mieux
qu’aucune autre forme musicale. La gavotte, lorsqu’elle
est à la hauteur de celle que chantaient les deux frères,
exige qu'on ne sourie pas en la dansant. Comme tout ce
qui est au-delà des allers-retours entre la passion et
l’action qui constituent notre quotidien inconscient,
amoureux en particulier. Tout ce qui a conscience de la
Mort.

La conscience permanente de la Mort est le seul


poids, le seul garant de notre humanité. C’était pour ça
que le jour de l’enterrement de mon grand-père j’avais eu
tort de sourire. Refuser de communier face à la Mort selon
les rites institués, c’était, comme refuser de croire en la
Mort, refuser la responsabilité d’être humain. Bien sûr, à
douze ans, on n’est pas encore tout à fait un homme, et
c’était là mon excuse ; pourtant, j’avais déjà plus ou moins
conscience de toutes ces choses ; ma honte et ma rougeur
d’alors en avaient été l’effet. Les talents de tragédien,
d’υποκριτησ, que l’on réclamait de moi face à la Mort

283
relevaient en fait moins d’une quelconque politesse due
au défunt que de la participation nécessaire à un rituel
magique, celui qu’avaient institué les Grecs depuis que la
Mort avait été considérée comme une douleur intime et
qu’elle n’avait plus pu se montrer autrement -puisqu’elle
était intime- que sous la forme de l’imitation hypokrite,
rituel effectivement magique, excitateur de la frayeur et de
la pitié, faisant de la mort plus qu’une croyance, une
réalité.
« Il suffit d’être deux pour que la magie opère »
avait écrit Léonard. Mais la magie n’est efficace que si elle
est universelle. Il suffisait d’être deux à se représenter une
chose pour qu’elle advienne à la réalité, mais qu’un seul
troisième, comme je l’avais fait en souriant, refuse de
montrer qu’il se la représente et il mettait l’existence de
cette chose en danger.

La magie. C’était là la réponse. La différence qui


faisait que certaines choses étaient de la musique ou de la
poésie et pas d’autres. La Mort et, donc, la magie. Tout ce
qui portait véritablement l’idée de la Mort en soi avait le
pouvoir de changer la réalité parce que la Mort est la seule
réalité de ce monde.
Ça, c’était du L.F. Céline. Ce qui me fit me
ressouvenir de Louise et de la réplique de Roméo et Juliette

284
qu'elle m'avait appliquée, deux ans auparavant, que
j’avais depuis retrouvée et apprise par cœur :

O blessed, blessed night! I am afraid,


Being in night, all this is but a dream.
Too flattering-sweet to be substantial.

Je compris alors à côté de quoi j’étais véritablement passé.


Ce que j’avais pris pour un mièvre cliché « romantique »
était bien plus que ça. Il y avait de la Beauté là-dedans. De
la poésie. De la Mort. Roméo et Juliette... Louise n’avait pas
choisi la citation par hasard. Roméo, Roméo… m’avait-
elle dit en partant. J’avais en effet refusé autant que lui de
comprendre la réalité. Faire référence à Roméo et Juliette,
ça ne pouvait pas être un bête cliché « romantique » de la
part de Louise. C’était une proposition d’envisager la
Mort ensemble. Et trouvant fort de pouvoir me passer
d’elle après avoir obtenu son corps, je n’avais fait que me
soumettre encore aux allers-retours du jeu de l’attraction
répulsive et de la répulsion attractive, du jeu biologique et
inconscient de l’action et de la passion, dont j’avais
souffert à cause de Laure et que je prétendais si bien
rejeter.
- Tu penses à quoi?
C’était Lagad qui venait d’interrompre ma rêverie.

285
- À la Mort.
- Quoi?
- Non… Je vous admire. C’est beau de se marier.
- Il suffit d’être deux… c’est ce que Léonard a écrit, tu te
rappelles? Et toi, tes amours?
- Demain, je crois que je vais prendre le train pour Paris.

286
CORRESPONDANCES

Me repoussant, elle sort du lit. Elle marche jusqu’à


la fenêtre, à contre-jour de la lumière nocturne que
scandent les reflets clignotants des décorations de la rue.
C’est bientôt Noël. Le dos tourné, elle se déshabille, ne
gardant que sa culotte, puis fait glisser les lourds rideaux
le long de la tringle. Le noir absolu. Je l’entends et la sens
revenir vers moi. Je sens sa main qui prend la mienne.

Je suis debout. Elle m’a dit de ne pas bouger. Elle a


défait les boutons de mon jean sans me toucher, et je n’ai
senti que le frôlement de ses doigts à travers le tissu. Elle
me met entièrement nu sans me toucher toujours. Ne
bouge pas, répète-t-elle. Je sens vaguement le ridicule de
mon sexe en érection.
Elle s’éloigne. Revient. Me contourne. S’éloigne à
nouveau. Revient. J’ai toujours comme un temps de retard
sur elle lorsque je cherche à comprendre ses déplacements
autour de moi ; je me trompe même souvent, je le sens :
cela donne l’étrange impression que sa présence est
devenue inexacte. Derrière moi. Je sens un papillon
humide se poser au bas de ma nuque, puis un autre sur
mon bras, puis un autre au milieu de mon dos, puis un

287
autre sur une de mes fesses, puis un autre sur mon
sternum, puis deux autres sur mes genoux. Un autre enfin
sur mes testicules, qui s’y dépose un peu plus longtemps.
J’inspire bruyamment. Elle avale mon sexe une seule fois,
lentement, puis se relève et vient coller son corps contre
mon dos, une main enserrant mon ventre, l’autre me
caressant l’aine et le sexe. Je suis bien, là, chuchote-t-elle…

Même si, en effet, j’aurais davantage eu raison


d’avoir peur, quelque chose venait de commencer.
Quelque chose comme de la musique… Un air grave et
léger, inconnu...

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A lle r s- R e t o u r s
Vous avez dit Road-novel ethnico-amoureux? Difficile de classer Allers-
Retours... Breton parisien de retour dans son village natal, K., le narrateur de
ce récit, se laisse entraîner dans une soirée aux couleurs très locales, et dans
un projet musical un peu fou sous l'impulsion de Jim, ami d'enfance aux
idées aussi profuses qu'extraordinaires. Ce projet, qui commence par un
pèlerinage au Père-Lachaise, risquera cependant de coûter la vie à Jim et
entraînera tout le groupe dans un délire dont on ne sait plus très bien si l'on
doit le qualifier de fantastique ou de psychédélique...

B o b K ali
Bob Kali est né à Brest (Finistère) en 1981.
Allers-Retours est son premier roman, qui
témoigne, entre autres, d'une épopée vécue vers
ses vingt ans, au sein du fameux groupe « paotr
saout électrik », qui enthousiasma le public
centre-breton en son temps, et dont il est un des
membres fondateurs avec Krismenn, aujourd'hui
star du Hip-Hop BZH.
Après un court passage en Turquie, où il fit la
une des journaux locaux d'Erzurum et le sujet
d'un reportage télévisé sous le nom de Nico Can,
premier occidental chanteur de Türküs et joueur de baglama, il passe
aujourd'hui son temps à écrire un deuxième roman et à pêcher dans la jungle
amazonienne, où il habite (Guyane française).

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