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INTRODUCTION
Dans la préface de la première édition de son livre Construing Bilingual
Legislation in Canada 1 , publiée en 1981, Michael Beaupré parlait des deux
solitudes touchant la profession juridique et les associait au désenchantement
culturel des Francophones qui avaient le sentiment que leur culture juridique
était laissée de côté en matière d’interprétation des lois bilingues au Canada. Il
était extrêmement pessimiste, mais déterminé à faire [TRADUCTION] « une très
modeste tentative, étant donné l’ampleur du problème, visant à remédier à une
ignorance désespérante et à une indifférence désolante parmi les membres des
secteurs les plus influents de la profession juridique au Canada anglais 2 ».
Dans la deuxième édition, parue cinq ans après, Beaupré apportait une autre
justification au fait d’écrire sur cette question. Son objectif était désormais de
combler un vide laissé dans l’excellent ouvrage de Driedger, The Construction
of Statutes, en ajoutant une première étape à l’« approche contextuelle » mise en
avant par son auteur. Beaupré concluait ainsi : [TRADUCTION] « il existe bien
une approche bilingue à l’interprétation de la loi, qu’on l’appelle “interprétation
croisée” ou bilingual cross-construction 3 ». Cette première étape était nécessaire
en raison du fait que la technique de l’interprétation qui avait évolué devant les
juridictions québécoises et été reprise par la Cour suprême du Canada n’était
bien souvent que l’extension et l’extrapolation logiques des principes
d’interprétation classiques reconnus dans l’ensemble des ressorts canadiens et
qui ne s’étaient pas révélés particulièrement adaptés pour l’interprétation d’une
loi bilingue en contradiction avec elle-même 4 . Selon Beaupré,
[TRADUCTION] « la plupart des principes et règles existants sont soi-disant
applicables à l’univers bilingue, mais ils doivent toujours être réexaminés ou
réévalués, entre autres, à la lumière de la règle impérative de la double autorité
applicable aux lois fédérales 5 ». Néanmoins, lorsque l’on conclut qu’une
interprétation est commune aux versions française et anglaise, celle-ci
[TRADUCTION] « doit être rapportée et confrontée au contexte d’ensemble de la
disposition avant d’être arrêtée 6 ». Beaupré a expliqué que c’était les tribunaux,
et non le législateur, qui avaient [TRADUCTION] « défini une approche bilingue et
biculturelle de l’interprétation des lois de la nation, malgré le silence notable de
la Constitution sur ce point 7 ». Sa propre contribution consistait pour l’essentiel
1
Michael Beaupré, Construing Bilingual Legislation in Canada (Toronto : Butterworths, 1981).
2
Id., p. ix.
3
Michael Beaupré, Interpreting Bilingual Legislation, 2nd ed. (Toronto : Carswell 1986), p. 4.
4
Id., p. 4.
5
Id., p. 4 et 5.
6
Id., p. 5.
7
Id., p. 11.
2 Le droit de l’interprétation bilingue
8
Id., p. 12.
9
Jean-Claude Gémar, « Langage du droit et (juri)linguistique, états et fonctions de la jurilinguistique »,
dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits /
Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant,
2005) 11.
10
Christine Chodkiewick et Gaston Gross, « La description de la langue du droit au moyen des
classes d’objets » dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre
langue et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions
Thémis, Bruylant, 2005), p. 23 et 25.
Introduction 3
11
Pierre Lerat, « Le vocabulaire juridique, entre langue et texte », dans Jean-Claude Gémar et
Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law
and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005), p. 59 et p. 62 à 63.
12
Martin Weston, « Characteristics and Constraints of Producing Bilingual Judgments: The Example
of the European Court of Human Rights », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.)
Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal
et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005), 48.
13
Pierre-André Côté, « La tension entre l’intelligibilité et l’uniformité dans l’interprétation des lois
plurilingues », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue
et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis,
Bruylant, 2005), p. 129.
4 Le droit de l’interprétation bilingue
14
Id., p. 131.
15
Id., p. 138.
16
Id., p. 140 et 41. Voir également Doré c. Verdun (Ville), [1997] A.C.S. n° 69, [1997] 2 R.S.C.
862 p. 879 (C.S.C.).
17
[2004] A.C.S. n° 7, [2004] 1 R.S.C. 217 (C.S.C.).
18
Voir Chapitre 2, II.B.1.
Introduction 5
seulement quant à leur sens, mais aussi d’un point de vue culturel. Les
corédacteurs reconnaissent ouvertement que le travail des jurilinguistes
permet d’améliorer la qualité et d’éviter les ambiguïtés 19 .
Les partisans de la corédaction font observer que cette méthode a rehaussé le
statut de la langue minoritaire et réglé certains des inconvénients de la
traduction 20 . Les corédacteurs tiennent compte de la nécessité de rédiger les
lois en ayant une communauté juridique particulière à l’esprit et de l’impératif
de cohérence du droit : la terminologie, les techniques de rédaction juridique
et l’harmonisation avec les instruments internationaux sont des éléments que
l’on considère comme étant tous pertinents. Mais la corédaction pose des
difficultés particulières en ce qui a trait à l’interprétation des lois.
Au Canada, il est particulièrement difficile de concilier les pratiques de
rédaction si l’on veut être parfaitement fidèle au système de droit civil et à celui
de common law. Habituellement, le texte français se fonde sur le contexte et la
déduction, tandis que le texte anglais se suffit à lui-même. Les efforts déployés
pour respecter les deux cultures juridiques ont produit des textes de style très
divers. Sarcevic en donne un exemple révélateur en faisant référence au
paragraphe 10(6) de la Loi sur la sûreté du transport maritime 21 , qui
[TRADUCTION] « enfreint toutes les règles autrefois considérées comme
“sacrées” en matière de traduction juridique22 ». Elle donne l’explication
suivante :
[TRADUCTION] Bref, la forme et le contenu de chaque paragraphe ont été
complètement restructurés, ce qui donne une disposition concise et rédigée de
manière souple en français courant. Formulée en 30 mots dans le texte anglais, la
partie introductive du paragraphe 6 est rendue dans le texte français simplement
comme suit : « Le ministre fait connaître sa décision par écrit dans les cent vingt
jours. » Non seulement le corédacteur français rompt la règle traditionnelle de la
common law de la phrase unique en matière de rédaction, en formulant la
disposition entière en deux phrases, mais il supprime d’autre part l’aménagement
du texte en alinéas, en intégrant le contenu des alinéas a, b et c au corps principal
19
Susan Sarcevic, « The Quest for Legislative Bilingualism and Multiculturalism: Co-drafting
in Canada and Switzerland », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.)
Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal
et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005), p. 281. Pour un examen détaillé de la
corédaction des lois fédérales, voir : André Labelle, « La corédaction des lois fédérales au
Canada vingt ans après: quelques réflexions », dans Legal Translation, History, Theory/ies
and Practice <http://www.tradulex.org/Actes2000/LABELLE.pdf>, p. 8.
20
Fabienne Bertagnollo et Caroline Laurent, « La corédaction dans l’administration fédérale suisse »,
dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits /
Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant,
2005), 124.
21
L.C. 1994, c. 40.
22
Susan Sarcevic, « The Quest for Legislative Bilingualism and Multiculturalism: Co-drafting
in Canada and Switzerland », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.)
Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal
et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005), p. 283.
6 Le droit de l’interprétation bilingue
23
Id. Les versions complètes de la disposition en anglais et en français se lisent comme suit :
Dans ce contexte global, on doit inclure le fait que le droit fédéral, au même titre
que les différents droits provinciaux, est un système juridique à part entière. À
l’image du vocabulaire qu’il utilise, ne pourrait-on pas affirmer que le droit
fédéral est un droit méta-systémique par la prise en compte, dans son corpus, des
différents systèmes de common law canadiens, du droit civil québécois et des règles
issues du droit autochtone. Cette perspective ne peut qu’influencer notre manière
d’interpréter les règles issues du droit fédéral, dans un contexte de dialogue
constant entre ses différentes composantes 26 .
L’intention des législateurs est toujours la préoccupation centrale de ceux
qui sont chargés d’interpréter les lois. Au vu des difficultés mentionnées
plus haut, on peut faire valoir avec une certaine force que les législateurs,
tout comme les juges et les avocats unilingues, ne se soucient généralement
pas du caractère bilingue des lois et se contentent de faire confiance aux
jurilinguistes à qui revient la tâche d’éviter les incohérences 27 . Cela est
important dans la mesure où l’on interprète les lois en ayant d’abord recours
aux termes effectivement employés dans leur contexte afin de déterminer
l’intention législative 28 , mais qu’en pratique, les législateurs ne travaillent
pas tous à partir de la même version. Il est par conséquent quelque peu
artificiel de dire que l’intention législative ressort de la lecture des deux
versions, puisque la compatibilité de celles-ci découle en fait de
l’intervention des rédacteurs et des jurilinguistes dans le processus législatif,
et non des législateurs eux-mêmes. Un commentateur a fait observer que les
juges en particulier devraient prêter davantage attention au public qui est
visé par la loi et déchiffrer la compréhension que peut en avoir la personne
intéressée à partir d’une simple lecture de celle-ci 29 .
Cependant, comme l’affirme Côté 30 , l’intention apparente révélée au lecteur
ordinaire n’est qu’un objectif intermédiaire. L’intention apparente devrait mener
à l’intention réelle, mais la loi acquiert dans tous les cas un niveau d’autonomie
que l’on ne peut ignorer. Toujours est-il que les tribunaux ne devraient pas
inférer du texte, pris dans son contexte, une intention législative à laquelle un
26
France Allard, « Entre le droit civil et la common law: la propriété en quête de sens », dans Jean-
Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics:
Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005), 193,
p. 222 et 223.
27
Jacques Vanderlinden, « D’un paradigme à l’autre: à propos de l’interprétation des textes législatifs
plurilingues », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue
et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis,
Bruylant, 2005) 293, p. 301 et 310 à 11.
28
Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd (Montréal, Qué. : Thémis, 1999), p. 275, 276, 278,
288 et 289.
29
Jacques Vanderlinden, « D’un paradigme à l’autre: à propos de l’interprétation des textes législatifs
plurilingues », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue
et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis,
Bruylant, 2005), p. 315 et 16. Cela ressemble dans une large mesure au fondement théorique de
la méthode grammaticale d’interprétation décrite par Côté dans Pierre-André Côté, Interprétation
des lois, 3e éd (Montréal, Qué. : Thémis, 1999), p. 287-88; cela est également compatible au
principe du sens ordinaire dont il est question à la p. 261, suivant lequel le Parlement est
présumé employer des mots dans le même sens que le citoyen ordinaire.
30
Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd (Montréal, Qué. : Thémis, 1999), p. 298.
8 Le droit de l’interprétation bilingue
31
Id.
32
Id., p. 307.
33
Id.
34
Michael Beaupré, Interpreting Bilingual Legislation, 2nd ed. (Toronto : Carswell 1986), p. 300.
35
Nicholas Kasirer, Dire ou définir le droit? (1994), 28 R.J.T. 141, p. 162.
36
Judith Lavoie, « Droit et traductologie: convergence et divergence », dans Jean-Claude Gémar et
Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law
and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005) 523, p. 535.
Introduction 9
modeste véhicule d’une pensée (anglaise qui) ne court pas sur les mêmes rails
que le français [...] la traduction juridique s’est successivement transformée en
instrument d’épuration, en outil de francisation [...] et, finalement, en source
d’illustration du français ». Il ne faut pas méconnaître l’importance de la
traduction; elle a bien servi le système juridique en normalisant la terminologie
et en élaborant une version française normalisée de la common law 38 .
On pourrait se demander en quoi le présent ouvrage est nécessaire, vu les
efforts du Parlement pour résoudre les difficultés soulignées en ce qui a trait aux
pratiques passées, l’analyse et les directives de Beaupré et les compléments
apportés à la doctrine par l’ouvrage de Côté, Interprétation des lois 39 , et celui de
Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes 40 . La réponse
tient dans la nécessité de fournir une explication plus complète des
développements mentionnés plus haut et d’essayer d’aider les avocats et les
juges dans la tâche difficile à laquelle ils sont confrontés. L’impératif
d’application uniforme du droit doit être examiné en contexte, en tenant compte
du fait que les juristes ne sont pas tous bilingues et qu’ils ne sont pas tous
informés de la jurisprudence en la matière. Les lois d’harmonisation 41 sont
également récentes et représentent un défi pour ceux qui ne les connaissent pas
ou qui n’en connaissent pas les objectifs. Le recours aux règles de base
applicables à l’interprétation bilingue 42 peut s’avérer insuffisant dans certains
cas.
Deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada ont accru la
sensibilisation au problème. Le premier a été rendu dans l’affaire R. c. Mac 43 .
Cet arrêt traite de la définition du terme « adapted » dans la version anglaise de
l’alinéa 369b) du Code criminel 44 : signifiait-il « apte à » ou « modifié »? La
Cour d’appel d’Ontario avait jugé que ce terme avait deux sens aussi valables
l’un que l’autre et que l’ambiguïté devait être résolue en faveur de l’accusé. La
Cour suprême a jugé qu’il n’existait aucune ambiguïté lorsque l’on examinait la
version française. Il n’était nullement besoin d’avoir recours aux règles usuelles
d’interprétation législative. Ce qui est déconcertant, c’est qu’aucun des avocats
37
Jean-Claude Gémar, « Fonctions de la traduction juridique en milieu bilingue et langage du droit
au Canada », dans Jean-Claude Gémar, éd., Langage du droit et traduction: Essais de
jurilinguistique (Québec : Éditeur officiel du Québec, 1982) 121, p. 124 et 125.
38
Donald Poirier, « Les trois fonctions de la traduction dans la création et le développement de la
common law en français », dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique:
entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles :
Éditions Thémis, Bruylant, 2005), p. 557.
39
Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd (Montréal, Qué. : Thémis, 1999), p. 323 à 342.
40
Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. (Toronto : Butterworths,
2002), p. 79 à 92.
41
Loi d'harmonisation n° 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, c. 4; Loi d'harmonisation
n° 2 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2004, c. 25.
42
Michel Bastarache, « Les difficultés relatives à la détermination de l’intention législative dans le
contexte du bijuridisme et du bilinguisme législatif canadien », dans Jean-Claude Gémar et
Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits / Jurilinguistics: Between Law
and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant, 2005) 93, p. 109 à 16.
43
[2002] A.C.S. n° 26, [2002] 1 R.C.S. 856 (C.S.C.).
44
L.R.C. 1985, c. C-46.
10 Le droit de l’interprétation bilingue
ou des juges n’avait tenu compte en l’espèce des règles applicables aux lois
bilingues. Après le prononcé de cet arrêt, la Cour suprême a fait savoir à tous les
avocats qui comparaissaient devant elle qu’ils devaient citer dans tout document
produit les deux versions des dispositions législatives existant en anglais et en
français 45 . Cette mesure était considérée comme un moyen efficace d’attirer
l’attention des avocats sur la nécessité d’examiner les deux versions dans toute
situation où une disposition doit être interprétée. Le deuxième arrêt concerne
l’affaire R. c. Daoust 46 . L’accusé, propriétaire d’un magasin d’articles
d’occasion, était soupçonné d’avoir vendu de la marchandise volée et a été
accusé suivant l’article 462.31 du Code criminel. Alors que la version française
énumère simplement les actes constituant l’actus reus de l’infraction, la version
anglaise énumère ces mêmes actes en y ajoutant l’interdiction d’effectuer toute
autre opération à l’égard des biens ou de leurs produits. Dans cette affaire, il
avait été montré que l’intention du Parlement était exprimée dans la version
anglaise, mais qu’il n’était pas possible de l’appliquer, puisque cela aurait élargi
la portée de la version française à laquelle l’accusé était en droit de se fier. Il
fallait privilégier le sens commun. Cet exemple montre à quel point il est
difficile de se fier aveuglément à un ensemble de règles. Cet arrêt est
incompatible avec la règle voulant que le sens commun soit écarté lorsqu’il n’est
pas conforme à l’intention du Parlement. Cependant, le principe de l’uniformité
commandait un autre résultat. L’uniformité signifie que tous les accusés doivent
être traités de la même manière et avoir un accès égal au droit. En l’espèce, cela
s’est fait toutefois au détriment de l’intelligibilité, étant donné que la version
française ne donnait pas une image conforme de l’infraction. Comme l’a fait
remarquer Côté 47 , une telle situation est inévitable dans certaines circonstances.
La règle d’égale autorité a été élaborée par les tribunaux dès 189148 et confirmée
par la Cour suprême du Canada dans Québec (Procureur général) c. Blaikie 49 .
C’est la seule règle qui soit conforme à la Constitution50 ; elle est d’autre part
essentielle à l’application de la règle du sens commun. Il est évident que le droit qui
régit les langues traduit une position politique et idéologique51 . Au Canada, les droits
linguistiques sont destinés à favoriser l’unité nationale et le respect des minorités52 .
La nécessité d’élaborer des principes d’interprétation respectueux des deux langues
45
Cette mesure fait désormais partie des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002-156,
art. 25(1)(F)(vii), 42(2)g) et 44(2)b).
46
[2004] A.C.S. n° 7, [2004] 1 R.C.S. 217 (C.S.C.).
47
Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd (Montréal, Qué. : Thémis, 1999), p. 143.
48
Canadian Pacific Railway Co. c. Robinson, [1891] A.C.S. n° 26, 19 R.C.S. 292 (C.S.C.); voir
également R. c. Dubois, [1935] A.C.S. n° 8, [1935] R.C.S. 378 (C.S.C.).
49
[1979] A.C.S. n° 85, [1979] 2 R.C.S. 1016, p. 1022 (C.S.C.).
50
Voir en particulier l’art. 18(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi
constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982,
ch. 11 et les art. 56 et 57 de la Loi constitutionnelle de 1982.
51
Anabel Borja Albi, « Legal Language and Linguistic Rights in Twenty-first Century Spain »,
dans Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer (dir.) Jurilinguistique: entre langue et droits /
Jurilinguistics: Between Law and Language (Montréal et Bruxelles : Éditions Thémis, Bruylant,
2005) 227.
52
Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] A.C.S. n° 36, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 739 (C.S.C.),
confirmé par [1992] A.C.S. n° 2, [1992] 1 R.C.S. 212, p. 222 (C.S.C.).
Introduction 11
53
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] A.C.S. n° 61, [1998] 2 R.C.S. 217 (C.S.C.).
54
(R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3.
55
[1935] A.C.S. n° 8, [1935] R.C.S. 378 (C.S.C.).
56
L.R.C. 1970, c. O-2 (anciennement L.C. 1968-69, c. 54).
57
L.C. 1988, c. 38 (désormais L.R.C. 1988, c. 31 (4e suppl.)).
58
[2004] A.C.S. n° 7, [2004] 1 R.C.S. 217 (C.S.C.).
12 Le droit de l’interprétation bilingue
59
Loi d'harmonisation n° 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, c. 4; Loi d'harmonisation
n° 2 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2004, c. 25.
Introduction 13
60
Jean-Maurice Brisson, « L’impact du Code civil du Québec sur le droit fédéral: une
problématique » (1992) 52 R. du B. 345.
61
L.C. 1988, c. 38.
62
[2007] A.C.S. n° 26, [2007] 2 R.C.S. 292 (C.S.C.).
14 Le droit de l’interprétation bilingue
également s’avérer nécessaire d’interpréter les règles qui ne sont pas issues d’un
traité.
L’un des aspects intéressants de cette question provient du fait qu’un traité
unilingue ou multilingue peut avoir été incorporé dans une loi bilingue du
Parlement dans laquelle on a recensé des différences entre les deux versions. Se
pose alors la question de savoir s’il faut néanmoins donner préséance à la langue
dans laquelle est rédigé le traité, en passant outre au principe d’égale autorité, ou
si le recours aux règles internationales régissant l’interprétation des traités doit
être limité aux situations dans lesquelles la loi canadienne est ambiguë et où une
preuve extrinsèque est nécessaire? Dans Ward 63 , le juge Gonthier a laissé
entendre qu’il faut en fait recourir au traité international pour déterminer en
premier lieu si la loi interne contient ou non une telle ambiguïté.
Ce chapitre étudie les principes de droit international pour montrer en quoi ils
diffèrent de ceux qui s’appliquent en règle générale au Canada. Il commence par
un aperçu du contexte du multilinguisme et de ses implications à l’échelon
international. Il convient de noter que les instruments multilingues relèvent de
multiples régimes. La plupart, si ce n’est tous, sont clairement incompatibles avec
la règle du sens commun. Une attention toute particulière est accordée au fait que
les instruments multilingues ont également vocation à s’appliquer à des systèmes
juridiques très différents. Là encore, il est difficile de parler de l’intention
commune des parties : les traités sont le produit de négociations politiques à
l’issue desquelles les signatures sont d’ordinaire apposées sur une seule version.
Nous concluons en disant que les démarches adoptées pour concilier les versions
linguistiques divergentes au Canada et à l’échelle internationale diffèrent
probablement davantage par leur intensité que par leur nature. L’objet et la finalité
sont essentiels dans les deux cas.
Nous abordons ensuite une étude des règles applicables visant à concilier les
divergences entre les décisions des tribunaux internationaux. On note qu’il n’y a
pas d’« objet » ou de « finalité » de la loi ou du traité à rechercher, ni
d’« intention » véritable à dégager. Néanmoins, les principes sous-jacents
s’appliquent.
Tel qu’indiqué plus haut, les règles internationales d’interprétation présentent
un intérêt qui n’est pas uniquement théorique. Elles ont une incidence sur le
droit canadien. Le plus souvent, les instruments et les décisions internationaux
sont multilingues, ce qui signifie qu’il faut tenir compte des différences existant
tant sur le fond que dans le style. Ces règles nous aideront sans aucun doute à
voir nos propres règles sous un nouveau jour.
63
Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] A.C.S. n° 74, [1993] 2 R.C.S. 689 (C.S.C.).