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DROIT, LITTÉRATURE, THÉÂTRE : LA FICTION DU JUGEMENT COMMUN

Christian Biet

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2007/3 n° 27 | pages 91 à 105


ISSN 1291-1941
ISBN 9782724630794
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dossier
CHRISTIAN BIET

Droit, littérature, théâtre :


la fiction du jugement commun
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roit et littérature, droit et théâtre, c’est donc là

D notre travail de recherches. Richard Weisberg


part du droit pour le confronter à la littérature
et voir en quoi il est traversé par elle, pour comprendre les questions
que l’un et l’autre se posent, comme en miroir, et posent à l’autre
champ ; mon travail part de la littérature et plus particulièrement
du théâtre, et montre comment la fiction littéraire se construit, si
souvent, à partir d’une considération précise, documentée, des fic-
tions juridiques.

Puisque le droit, dans ses fondements, repose sur des comme


si, sur des fictions nécessaires à produire une cohérence pour avoir
un point de vue sur la société et lui donner un ordre, la littérature,
elle, juchée sur les comme si du droit, s’empare des fictions juridi-
ques pour les actualiser dans ses textes et, partant, les mettre en
cause et donner un espace de réflexion à ceux qu’elle convoque :
les lecteurs et les spectateurs. Les lecteurs et les spectateurs sont
alors les enjeux des textes et des spectacles, les témoins et les juges
des fictions et des représentations. Et toujours, à partir de ces fic-
tions, de ces propositions fictionnelles, voire de ces projections de
conduites humaines problématiques, se pose les mêmes questions.
La question de l’aune du jugement d’abord formulée en ces termes :
à quel aune juge-t-on et doit-on, peut-on juger ? au nom de quoi
faut-il juger ? du droit ? de la société ? d’une idée du juste ? d’une

Raisons politiques, no 27, août 2007, p. 91-106.


© 2007 Presses de Sciences Po.
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supposée « équité » ? d’une intime conviction ? d’où une seconde


question : faut-il juger ? toujours ? malgré tout ? et avec quelles
armes théoriques et pratiques ? en d’autres termes, le droit suffit-il
pour juger et quels témoins sommes-nous pour le faire ?

Il n’est donc pas vraiment question, dans cette pratique


commune, théorique et critique, qu’on appelle « Law and Litera-
ture » outre-Atlantique, de produire un discours, en réalité fort
simple, qui ne porterait que sur la satire de la pratique du droit
(des juges, des avocats) que la littérature a mis en place, mais il est
plutôt question de s’interroger sur la manière dont la fiction litté-
raire (les comme si de la littérature) s’inscrit, à la fois dans les fictions
qu’elle émet et dans les pratiques qu’elle propose, dans les comme
si du droit, dans les interstices du droit, voire dans ses failles.

Si la littérature, on le constate, permet souvent aux théoriciens


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du droit comme aux historiens de mieux comprendre et de mieux
définir leur propre pratique, si les avocats argumentent à partir de
cas fictionnels littéraire ayant, ou non, valeur d’autorité ou fonction
de mise en débat contradictoire, c’est bien que la littérature entre-
tient des rapports spécifiques avec le droit.
Des rapports de similitude, certainement, puisqu’elle s’occupe
du même monde, de la même société, des mêmes thèmes – le
mariage, l’héritage, le crime, le lien social ou ses ruptures –, des
mêmes « sujets » – réels ou fictifs pour le droit, fictifs ou supposés
réels pour la littérature –, et se construit dans une continuité par
rapport au passé, aux textes produits successivement qui se répon-
dent les uns aux autres selon des normes évolutives et dans un
champ déterminé.
Mais la littérature et le droit ont aussi des rapports d’opposi-
tion, puisque la littérature se permet de décaler le droit, de jouer
avec lui et de l’entraîner par ses fictions sur des terrains qu’il n’a
pu, qu’il ne peut, ou ne veut, considérer.

La littérature, parce qu’elle est spectacle (vu ou lu), dévoile,


joue, évoque les fondements abstraits des notions qu’elle exprime
concrètement, exemplifie les contradictions internes au droit, met
en scène les contradictions du droit avec les pratiques sociales, sou-
ligne que les fictions juridiques sont aussi, si le terme est pris lit-
téralement, des fictions et qu’elles ont une source historique et non
transcendantale, et surtout la littérature et partant le théâtre
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 93

confrontent les certitudes ou les règles juridiques dans le, et en


dehors du, terrain juridique. Car elle tient aussi compte des procé-
dures – parfois même elle les mime –, s’appuie sur la formalisation
des cas de droit, et les fait sortir de leur cadre pour proposer des
interprétations extérieures au droit de référence. Enfin, si le droit
et le jugement concourent à statuer, parce qu’il le faut, de manière
en principe claire et univoque sur des cas concrets – réels ou fictifs –
après avoir posé les principes et examiné les circonstances, la litté-
rature ne statue souvent qu’en apparence, quand elle statue, sur le
jugement à tenir. En d’autres termes, et c’est sa force, la littérature
développe une plurivocité interprétative qui peut à la fois proposer
une univocité finale, comme le droit, en tout cas proposer un juge-
ment, elle peut encore miner l’établissement d’un quelconque
verdict.

Si l’exercice du juge n’est pas forcément de savoir si tel plai-


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gnant a le droit de gagner son procès, mais d’examiner si le droit
lui permet de le faire, dans des règles déterminées et dans le cadre
d’une compétence particulière, la littérature dépasse ce cadre et se
pose la question du juste et, justement, du droit de gagner. Si le
jugement de droit, parce que c’est sa fonction sociale, cherche, et
doit trouver pour clore une affaire, un verdict réel à partir d’une
entreprise interprétative réglée, la littérature peut suspendre le ver-
dict, le laisser à la charge du lecteur ou du spectateur, le rendre
suffisamment difficile à formuler ou le présenter comme ambigu
afin que les lecteurs doutent du verdict, le mettent en débat ou le
considèrent comme inique.

Ainsi, ce que je propose dans mon travail est de considérer les


façons dont le droit et son exercice sont véritablement ancrés dans
la dramaturgie et dans la narrativité des textes. La question n’est
donc pas de montrer que la littérature est le miroir de son temps,
mais de saisir les façons dont elle intervient non seulement dans les
processus sociaux, politiques et économiques, mais aussi à l’intérieur
du champ juridique. Ce faisant, elle inscrit une réflexion sur le
phénomène social judiciaire et sur ses pratiques, et s’interroge sur
les règles et les fictions du droit, autrement dit sur la matière juri-
dique elle-même, au point que les œuvres de fiction en viennent à
instaurer une réflexion sur le droit comme objet de pensée. Et, en
adaptant esthétiquement, donc à leur profit, les procédures juridi-
ques à leur dramaturgie et à leur travail narratif, les fictions littéraires
94 – Christian Biet

installent le droit au centre de leur exercice en même temps qu’elles


le dépassent ou le détournent. Et inversement, l’exercice judiciaire
emploie des procédures et des figures littéraires pour exprimer ses
cas, si bien que le lien entre le droit et la littérature n’est pas néces-
sairement conflictuel et qu’il est souvent, à proprement parler,
constitutif de l’un et de l’autre domaine.

Tout cela permet de formuler quelques hypothèses.


– Si la littérature procède ainsi à une réécriture esthétique,
sous forme de remise en jeu, des lois, des cas et des pratiques du
droit, ce travail l’amène à intervenir dans le champ social pour
commenter la loi – en matière de mariage, d’héritage (pour la
comédie), en matière de crime et de délit publics et privés (pour
les histoires tragiques et pour la tragédie) et en matière de loi poli-
tique ou pénale (pour la tragédie et, plus tard, à tous ces niveaux
pour le roman).
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– La littérature est alors en mesure d’examiner les lois de
manière ironique, critique, esthétique, en tout cas en posant, sur
un mode fictionnel, des questions que le droit ne résout pas ou
semble seulement avoir résolues. Si bien que la littérature revient
souvent sur les affaires jugées pour les commenter, considérer que
les verdicts ne sont pas définitifs et finalement remettre en jeu les
cas par la fiction. C’est là que la littérature prend toute sa place,
en levant le voile des lois par l’examen des cas concrets et des valeurs
qui y sont attachées, en notifiant par ses fictions les contradictions
inhérentes à la loi, en ouvrant une crise qui met directement en
cause les règles juridiques les plus fondamentales. L’essentiel est en
effet de montrer que les lois sont interprétables en faisant naître des
héros et en construisant des intrigues destinées à les mettre en débat.
– En représentant directement et concrètement la manière
dont la loi est mise en œuvre dans le parcours des personnages et
dans leur monde fictif, la littérature interprète, constate donc que
les lois peuvent être hétérogènes, contradictoires, qu’elles ont une
origine historique, et non nécessairement transcendantale, et
qu’elles reposent, elles aussi, sur une fiction préalable, autrement
dit sur un accord, voire un contrat, entre les parties qui les
appliquent.
– Les lois, de fait, apparaissent alors comme discutables et
donc relatives puisqu’elles peuvent être tantôt acceptées, tantôt
transgressés, tantôt détournées. Alors que le droit a en principe pour
fonction d’être une sorte de ciment social, la littérature met ainsi
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 95

en scène la constatation toute simple que la cohésion n’est pas


nécessairement effective, parce que les lois sont elles-mêmes hété-
rogènes ou conflictuelles – qu’elles relèvent par exemple, sous
l’Ancien Régime, du droit canonique, des coutumes ou de la loi
monarchique. Les intrigues romanesques et théâtrales ne cessent
alors d’insister sur le fait que la cohésion supposée peut se déliter,
qu’elle peut être factice, comme d’ailleurs les principes qui fondent
les lois, et qu’il est possible d’apprendre à manœuvrer les lois en
jouant sur leur hétérogénéité et leur facticité.
En examinant les circonstances dans les cas qu’elle produit, en
évaluant les fautes, les erreurs et les conduites des personnages de
fiction, en mettant en débat les diverses prises de parti, la littérature
suit le droit pas à pas, puis le sort de sa pratique réglée et de son
champ théorique (le met « out of joint » comme on le lit dans
Hamlet) pour l’ouvrir à d’autres considérations sociales ou subjec-
tives. En révélant l’historicité des supposés absolus, la non-perma-
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nence et l’instabilité des valeurs qui fondent le droit, en analysant
l’enracinement de la loi dans l’histoire, dans la coutume et dans le
temps, la fiction littéraire rend esthétiquement sensibles les varia-
tions de la pensée philosophique du droit en figurant la plasticité
de ses doctrines. Et de fait, elle relativise le droit.
Cependant, la distance réflexive qu’introduit la littérature,
cette manière esthétique de commenter et d’interpréter les lois,
n’induit pas forcément un doute radical à l’égard des lois, ni des
règles sociales. Car bien souvent, et c’est même la règle générale, la
fiction littéraire se charge elle-même de refermer la crise qu’elle a
déclenchée et de rabattre le voile qu’elle a levé sur les lois et leur
fondement. Comme si une sorte d’inquiétude était née du propre
fonctionnement de la discipline littéraire elle-même qui doit bien,
pour intéresser son lecteur et son spectateur, donner le spectacle
des luttes et du morcellement de la loi, mais qui doit aussi chercher
à endiguer cette inquiétude.
Ainsi, en restaurant, in extremis, au cinquième acte d’une tra-
gédie ou à la fin d’un récit, l’homogénéité, ou en proposant au
lecteur (par exemple dans L’Étranger comme le montre Richard
Weisberg) de relire le texte à l’envers afin de constituer une autre
homogénéité fondée sur d’autres comme si, de la loi, un possible
accord social sur des valeurs canoniques et en utilisant la dynamique
traditionnelle de la comédie et du roman (la fin heureuse ou en
tout cas conventionnelle du point de vue juridique), la littérature
propose souvent qu’après (ou parallèlement à) la crise, renaisse un
96 – Christian Biet

consensus, qui peut-être un autre consensus, projectif, utopique ou


critique – social, juridique, politique et familial capable de résister
à l’ébranlement fictionnel que la fiction littéraire a précédemment
constitué.

Ce que produit ainsi la littérature n’est pas nécessairement une


rupture, ou une subversion, parce qu’elle ne se donne pas essentiel-
lement comme discipline porteuse d’une nouvelle vérité, mais un
doute spéculatif, critique, sur le « juste », ou sur un « juste » qui ne
se limite pas aux frontières que les procédures du droit déterminent.
On peut ainsi constater un rapport de connivence entre les
deux domaines, une sorte de parallélisme ou d’alliance par le fait
même qu’une rhétorique, une procédure et une qualification des cas
leur sont en partie communes lorsqu’il s’agit de convaincre de la
culpabilité ou de l’innocence d’une cause, ou parce que l’une et
l’autre matière parlent de ce qui régit les conduites humaines – des
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conduites humaines en tant qu’elles sont soumises aux règles sociales.
Mais on peut encore voir, dans la récupération ou le recyclage par
la littérature des questions juridiques et des cas judiciaires, un effet
de proposition, voire de jurisprudence plus libre, qui tient compte
de la mise en cause des normes comme de leurs contradictions.

En ce sens, la littérature qui n’est en principe pas reconnue


par le droit lui-même à l’intérieur de son domaine, ou qui se trouve
juste bonne à fournir des exemples ou des comparaisons, s’attribue
ce qu’en termes de droit on appelle la capacité, c’est-à-dire la
faculté légitime de s’exprimer sur des points de doctrine comme
sur des points de droit figurés par des cas. La littérature, en prin-
cipe incapable, se donne donc, par sa nature et à côté du droit,
comme le lieu de revendication d’une autonomie de jugement,
d’un rejet de tutelle, d’une volonté d’affranchissement. Si bien que
la littérature a intérêt à se saisir du droit et à le déborder ainsi,
parce qu’alors elle devient adulte, légitime, capable, voire concur-
rente par rapport au droit, et qu’elle peut revendiquer une manière
de produire, elle aussi, des fictions, un pouvoir, une légitimité,
voire un champ, rivalisant, par les fictions qu’elle crée, avec droit
lui-même. La littérature, en exerçant sa propre subjectivité à partir
du droit, peut donc produire, à partir des lois et de leur exécution,
ses propres lois, via ses personnages et ses fictions, et utilise, en
les adaptant à son mode d’expression et en les détournant, les pro-
cédures et les notions juridiques. Parce qu’elle met en cause les
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 97

limites catégorielles dans lesquelles le droit enferme « ses »


« sujets », la fiction littéraire invente des personnages et des stra-
tégies qui modifient les frontières et ouvre la possibilité de ne pas
exactement reproduire les rôles et le monde tel qu’il est, en prin-
cipe, fixé par les normes du droit.

Si la littérature soutient parfois, au moins en apparence, l’ordre


juridique et social, la fiction littéraire affirme qu’elle en fait le choix
au nom de ses propres valeurs, c’est déjà un premier pas. Et le second
pas est que, dans le même temps, elle corrode cette adhésion – lorsque
cette adhésion existe – parce qu’elle a, dans ses intrigues, mis en
danger la loi en représentant des infractions et surtout des solutions
que le droit n’envisageait pas, ou ne pouvait envisager, puisqu’il n’est
pas structurellement apte à franchir les bornes qui définissent son
domaine. Ainsi, la littérature, en utilisant le droit, conquiert sa propre
autonomie, décrète à la fois sa liberté et sa légitimité, et se mêle de
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proposer des solutions pour l’observation et la définition des
conduites humaines. Par la distance qu’elle institue dans son écriture
même par rapport à la discipline juridique, et parallèlement, par
rapport aux valeurs morales, religieuses et politiques, la fiction litté-
raire s’octroie une plus forte autonomie face aux autres pouvoirs, en
déplaçant les bornes de la légitimité à son profit.

L’intime conviction du lecteur-juge

La littérature, le roman, la comédie, comme le droit, sont


ainsi représentés par des ensembles de cas racontant la difficulté
de vivre – pour et comme un individu – au risque de l’autre et au
risque des circonstances. Chaque personnage autonome et respon-
sable, construit par l’auteur qui le constitue, est alors sommé d’éta-
blir son propre parcours à l’intérieur d’un récit, d’une intrigue,
rédigés en fiction crédible et probable. Chaque parcours jonché
de fautes et d’erreurs est alors proposé par une instance, l’auteur,
qui produit le cas, et jugé par une autorité hétérogène – les lecteurs
et les spectateurs –, qui lit cette fiction. Guidée par un narrateur
qui plaide à charge ou à décharge – c’est le principe, déjà énoncé
par Richard Weiseberg, de l’auteur-avocat –, la fonction du lecteur
et du spectateur devient celle, absolument hétérogène, du lecteur-
spectateur-juge.
98 – Christian Biet

Car chaque récepteur (spectateur et/ou lecteur) est en mesure


de juger à la fois selon les procédures légales, mimées par le texte
lui-même, qui les emprunte, mais aussi selon les circonstances de
sa réception et selon son cœur, son âme, sa volonté propre, c’est-
à-dire selon l’intime conviction qu’il a du « juste », de l’équité (au
sens de l’équité artistotélicienne, ou de l’equity anglo-saxonne) 1. Par
ce système individuel de l’intime conviction gagé sur un « juste »
proclamé comme universel (ou métaphysique), cette idée de
l’équité, cette notion du juste individuellement, collectivement et
universellement conçu, et qui fait intervenir le sentiment, l’intui-
tion, les paramètres sociaux et idéologiques, ainsi que la notion
d’« individu à juger », la littérature déborde le droit en convoquant,
chez le lecteur et le spectateur, des facultés à la fois individuelles et
individuellement et philosophiquement ressenties et assumées
comme universelles ; en convoquant, chez les destinataires de la
relation littéraire, une liberté d’interprétation, que les auteurs
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n’ignorent pas et dont ils se servent pour jouer avec le droit et en
figurer les limites et les failles. Face au jugement rationnel des faits,
qu’elle mime, la littérature met donc parallèlement en place un
« autre » juge, ou plutôt une série d’autres juges, qui tiennent
compte des faits, mais les apprécient non seulement par rapport à
la loi, mais aussi par rapport à l’idée qu’ils ont du « juste ». Car le
lecteur et le spectateur sont aussi présents, et souhaités, pour douter
des preuves qu’on leur apporte et que l’auteur dispose, pour mettre
en balance les témoignages, pour évaluer les manières dont la loi
les pèse généralement, autrement dit pour, à travers le texte et la
représentation, jouer sur la parole de la loi et intercaler leur propre
parole et leur propre jugement, via le texte que l’auteur construit,
à partir du droit et, d’une certaine manière, contre lui.

1. Qu’on n’aille pas croire, cependant, que la notion d’intime conviction ait absolument
pénétré le droit français sous l’Ancien Régime au point d’en faire un système de
remplacement : le système français de la preuve, assez rigide – tempéré par la présence
de plusieurs juges, par les reproches de témoins, par leur recollement ou leur confron-
tation, ou par l’idée d’irréfutabilité de la preuve contraignante, par exemple – est ancré
dans les procédures et les esprits et se trouve, à proprement parler, représenté et
commenté dans les fictions littéraires. Mais on sait aussi que ce système codifié s’oppo-
sait alors au régime anglais de l’intime conviction de l’equity, qui, lui, juge plus l’indi-
vidu, l’homme, plus que les faits. Il fallut, pour que naisse en France une adaptation
de cette intime conviction, en 1790, une autre idée du droit, de la loi et de l’individu.
Il fallut aussi que la notion d’« intime » domine plus nettement les esprits et que la
« conviction » ait une valeur reconnue : ce fut la grande affaire du 18e siècle de légitimer
l’une et l’autre.
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 99

La littérature prend donc appui sur le droit pour constituer


des espaces projectifs où l’esprit d’imagination peut dépasser et
explorer les normes juridiques, jouer sur leurs contradictions et
représenter des situations qui débordent le cadre juridique. C’est là
tout l’intérêt d’un travail qui prend pour objet les relations du droit
et de la littérature et qui explore les conduites fictionnelles littéraires
devant d’autres fictions, les fictions juridiques, sur lesquelles le droit
repose.

Ce faisant, la littérature introduit du jeu, afin d’intéresser et


de proposer des questions majeures à ses lecteurs, s’introduit dans
les jeux du droit, comme on dit que les pièces d’une machine
comporte du jeu, dans ses failles et ses insuffisances, enfin établit
du « je », en tant qu’elle permet qu’un jugement autonome, indi-
viduel, un jugement de sujet moderne, puisse interpréter les cas que
l’objet littéraire représente dans les fictions. De là naîtra l’idée d’un
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jugement relatif, parfois incertain, souvent marqué par le doute, et
ancré sur une idée du juste que chaque période, chaque auteur et
surtout chaque lecteur, chaque spectateur auront pour charge de
constituer. C’est dans ce rapport critique et productif que la litté-
rature s’emparera du droit, rarement pour le conforter, et généra-
lement pour le mettre, littéralement, en questions.

Hypothèses sur les rapports du théâtre et du droit

Pour aller un pas plus loin dans la réflexion sur le système


alternatif, substitutif, ou en tout cas décalé et critique, que la lit-
térature propose vis-à-vis du droit, on considérera maintenant la
relation littéraire non seulement selon le rapport de lecture qu’elle
induit, en dégageant cette liberté de juger chez le partenaire-lecteur,
mais aussi selon le rapport de spectacularité d’elle induit face à un
public réel, vivant, celui des spectateurs.
C’est alors, à travers des notions que nous cherchons à
construire, comme la connivence, la pathie et son inverse apparent,
la distance, et, plus nettement encore, à travers le processus de
comparution théâtrale, que nous pourrions arriver à une sorte de
définition, non de ce que le théâtre doit être, non de l’essence du
théâtre, mais d’un type de fonctionnement qui, à travers les siècles,
se répète, s’ajuste à ses publics et s’infléchit pour qu’une identité
complexe et contradictoire, en tout point hétérogène, comparaisse
100 – Christian Biet

dans le lieu de théâtre et prenne pied dans l’espace esthétique et


social. De là, il est possible de mettre en place une réflexion trans-
versale et historiquement fondée sur le fait que le théâtre, systéma-
tiquement, a non seulement, et peu à peu, construit un art de la
représentation dramatique fondé sur une illusion fantasmée, mais
aussi, sans désemparer et simultanément, s’est toujours donné la
faculté de produire un jeu figural, la manifestation ostensible du
temps collectif d’un certain nombre d’individus réunis (artistes et
public), capables de fonder une coproduction temporelle à partir
de faits plus ou moins médiés, où le réel et la fiction, dans une
porosité ostensible, s’opposent, se frôlent et s’interpénètrent. On
en déduira que le théâtre s’est ainsi toujours offert la possibilité de
créer, ou de recréer, une illusion non plus dramatique, mais parti-
cipative, quitte à mettre le lieu même de sa production en danger,
quitte aussi à trouver les moyens d’en écarter le danger par des
artifices, aussi bien esthétiques que disciplinaires.
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Le théâtre, ainsi, pourrait être défini comme une figuration-
performance, un événement de jeu, ou un événement-jeu, un lieu
d’interaction esthétique et sociale qui explore le danger du jeu lui-
même : un jeu de figuration, tout simplement, dont la fonction et
le fonctionnement individuels et collectifs consistent à figurer du
jeu dans une interaction constante, une comparution, organisée
dans le cadre d’un événement présent. Dès lors, ce jeu complexe
pourra être pensé, non seulement comme un procédé fondé sur
l’acceptation de codes, sur de la connivence, ou sur la transgression
de cette connivence, mais plutôt comme un processus de compa-
rution de tous devant tous à partir de la figuration de conduites
exceptionnelles à travers des bouffées excessives de violence dans les
actions, comme à travers le discours. C’est ainsi qu’il devient, de
fait, un art profondément social et politique complexe, et non une
didactique, ou son contraire, une donation esthétique en regard sur
elle-même. Car le théâtre utilise l’ensemble des formes de question-
nement (images, parole, gestes, actions violentes, etc.) à même d’être
jugées à la fois dans le cadre des protocoles esthétiques qu’il installe
et dans le cadre de la cité qu’il convoque. À l’aune du théâtre, la
justice rencontre le juste tel qu’il peut être contradictoirement ou
paradoxalement défini par la somme hétérogène des spectateurs et
des praticiens. À l’aune de performances de toutes sortes, qu’elles
soient dramatiques ou épiques, il crée des événements de jeu, des
espaces de sensation et de pensée qui donnent la possibilité à ceux
qui partagent la co-présence de cet événement de produire un
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 101

jugement, applicable ou non au monde dont ils viennent et dans


lequel, après la séance, ils reviennent plus ou moins changés. Le
théâtre, ainsi, s’adresse. Mais cette adresse est réciproque, partagée,
conflictuelle et contradictoire, cette adresse fonctionne comme un
champ de forces hétérogènes et répercute en son centre, la séance,
et dans le centre du centre, la scène, l’hétérogénéité problématique
du monde qui est à sa périphérie.

Événement-jeu, jeu de figuration, donc, mais aussi lieu d’une


opération ethético-politique de comparution, voilà les quelques notions-
clefs vers lesquelles nous pensons qu’il faut maintenant se tourner.
On définira donc, l’opération ethético-politique de comparution en
veillant à dégager la comparution de celle de tribunal ou de manifes-
tation d’une autorité par l’édification d’une sentence. Ici, la compa-
rution, donne plutôt lieu à des présences, à une co-présence généra-
lisée ne débouchant que sur des jugements réciproques, hétérogènes
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et sans autres actions efficaces que celles de partager cette co-présence
en toute conscience et en la complexifiant. Si bien que la comparu-
tion théâtrale, distincte en cela de la comparution devant un jury, fait
aussi comparaître le jury, détermine des complexités et interroge la
relation de tous avec tous, questionne les liens qui les assemblent.
En effet, que vient-on faire au théâtre ? Avant tout se réunir,
dans l’espoir de se divertir et de penser ensemble et individuelle-
ment, et pour cela, en principe, un échange se produit : les spec-
tateurs paient pour que leur temps soit occupé à voir des praticiens,
qu’ils en retirent du plaisir et de la réflexion, et simultanément que
ce même temps soit occupé à voir d’autres spectateurs dans un
même lieu. En d’autres termes, le public attend quelque chose qui
correspond aux différentes raisons pour lesquelles il vient (rassem-
blement, divertissement, pensée) et qui, en même temps, doit sur-
prendre, ne doit pas être dans la pure réplication d’un spectacle
précédent. Voir, entendre du semblable, du même, mais aussi du
différent, du surprenant. Être, parler, penser, dans un lieu codé,
semblable à ce qu’on sait de lui, mais aussi passer du temps dans
un lieu un peu différent de celui qu’on connaît. Répétition, conni-
vence, attente comblée, mais aussi surprise, présence, donc, d’élé-
ments n’entrant pas totalement dans la conformité du code, le trans-
gressant, le détournant ou le modifiant par glissements. On sait que
c’est là le plaisir de venir dans un lieu de théâtre, aussi bien du
point de vue de l’événement esthétique proposé (l’assistance du
spectateur au spectacle) qu’en ce qui concerne la matérialité de la
102 – Christian Biet

présence de chacun des spectateurs (être là, dans cette séance dont
on s’est voulu l’un des participants, à condition qu’elle soit à la fois
ce qu’on en attend et néanmoins surprenante, donc en décalage par
rapport l’attente). Il y a donc, dans le présent éphémère de l’expé-
rience théâtrale, dans la performance et dans la séance, une sorte
de mise en place et de mise en jeu du commun, d’un jeu par rapport
à ce commun : un phénomène de lien, et un jeu avec ce lien, à
l’intérieur de ce lieu et de son institutionnalisation en théâtre.
Dès lors, le moment plus ou moins long de la séance théâtrale
est à même de devenir non la convocation d’un public (puisque
rien n’oblige ce public à être là, qu’il paie librement pour être là,
sauf en cas de manifestations politiques ou la convocation fonc-
tionne autrement et que le théâtre n’est alors qu’un moyen, un
prétexte à réunir des présents destinés à figurer dans une cérémonie
politique, sociale ou religieuse), mais une comparution immédiate
et médiate. Il ne s’agit donc pas non plus, au sens où l’entend
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Lyotard dans Au juste 2, ni d’une simple « exposition » (c’est la défi-
nition qu’il donne du théâtre ancien), ni d’une « donation » (défi-
nition du théâtre moderne), mais d’une mise en pratique et en jeu
des instances et des individus à l’intérieur d’un même lieu alors
qu’ils ont conscience de leur(s) présence(s) et de leur co-présence
afin qu’ils s’interrogent sur cette présence même. Comparution
immédiate, parce que faite dans l’instant, dans l’éphémère de la
séance, avec tous les risques que l’hétérogénéité des relations ins-
crites dans la séance suppose. Comparution médiate ou médiatisée,
parce qu’à l’intérieur de la séance, il y a performance et/ou repré-
sentation d’un autre événement que le simple événement de ras-
semblement, parce qu’il y a « art ».
Comparaissent alors, les uns devant les autres, et à travers
des figurations hétérogènes et des postures différentes, les acteurs,
les spectateurs, les praticiens, mais aussi les personnages et les per-
formers entre eux et devant les publics, enfin, devant les prati-
ciens (intermédiaires alors) et devant des spectateurs, les produc-
tions de fiction ou de performance proposées par des auteurs
individuels ou collectifs. Comparutions multiples, qui figurent et
induisent des jugements multiples, mettant à nu, dans le lieu
théâtral, la nécessité du lien social en même temps que la néces-
sité, en en prenant conscience, de le perturber, ou de le

2. Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thébaud, Au juste : conversations, Paris, Christian


Bourgeois, 1979.
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 103

questionner. C’est pourquoi la comparution théâtrale, définie ici,


n’est pas seulement la mise en jugement d’un seul individu, ou
d’un groupe d’individus représentant une notion ou une entité,
devant d’autres individus ou groupe d’individus chargés de le/les
juger (ce qui peut être un des ressorts du théâtre, mais seulement
l’un des ressorts), mais une relation réciproque, diffractée et hété-
rogène, incluse dans un rapport de forces isolé dans un moment
et un lieu dans la cité (la séance théâtrale) et qui, nécessairement,
n’est pas là pour déterminer une position ou une solution unique.
D’une certaine manière, on pourrait dire que la séance théâtrale,
que l’événement théâtral qui contient la représentation et la per-
formance à voir, figurent ce qu’est la cité, l’espace social et le lien
social dans leur complexité et qu’ils ont pour particularité de les
questionner et de les complexifier tout en les exécutant dans le
moment éphémère de la séance. Car l’essentiel n’est pas la doxa
finale qui vient de la représentation d’une fiction, mais la compa-
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rution elle-même en ce qu’elle produit et figure une hétérogénéité
de jugements. Hétérogénéité présente qui fait le prix et le danger
du fait théâtral, et que l’on craint tant. Et c’est en cela, qu’en
même temps qu’il s’agit bien d’une opération esthétique pratique
et figurée par des corps en mouvement, des objets et des sons et
des souffles qui souvent portent un texte, il s’agit aussi d’une opé-
ration politique de co-présence et de comparution, spécifique au
lieu et au temps dans lequel elle a lieu.
La comparution théâtrale est donc bien cette opération esthé-
tico-politique en ce qu’elle figure pour tous les présents un événe-
ment social qui relève du rassemblement, et qui s’inscrit nécessai-
rement dans le politique. L’opération politique, ainsi, ne veut pas
nécessairement dire que le théâtre est ostensiblement un acte poli-
tique, une action politique de conviction ou de prise de pouvoir
par le théâtre, mais qu’il est une opération du politique, une figu-
ration du politique, une façon d’accomplir ou d’actualiser le poli-
tique par sa présence même (décidée à plusieurs) dans la cité. Il ne
s’agit pas tant, alors, de véhiculer tel ou tel message positif (qui
peuvent, certes, exister) mais de réaliser et de figurer tout à la fois,
une assemblée (démocratique ou non), liée ou diffractée autour
d’un certain nombre d’enjeux – des valeurs et des références
communes – tout en étant traversée de contradictions et de tensions
qui s’ordonnent en jeu. Et de la même manière qu’on ne réduira
pas le terme de jeu au ludique, on ne réduira pas non plus le terme
« politique » à une définition étroite du politique.
104 – Christian Biet

Pour mieux me faire comprendre, je reprendrai d’abord


l’idée de Nicole Loraux (La Voix endeuillée 3), qui affirme que la
tragédie grecque n’est pas une leçon de démocratie, n’enseigne pas
les règles civiques, n’offre pas à la cité une image satisfaisante
d’elle-même, mais qu’elle montre au contraire tout ce qui résiste
au politique, à la régulation et à l’encadrement du corps civique,
forcément grec et masculin : les femmes, le deuil qui fait désordre,
la haine et l’appétit de vengeance, etc. Nicole Loraux en conclut
que le théâtre grec n’est pas un théâtre politique. Si l’on peut
convenir en effet que ce n’est pas un théâtre strictement de la
politique, on doit aussi convenir que la place de ce théâtre est
néanmoins celle d’une « opération politique », puisqu’il s’agit de
placer au sein de la cité grecque un spectacle figurant ce qui
n’entre pas dans la politique mais qui questionne le politique, le
met en jeu en montrant ce qu’il refuse et rejette, et, ce faisant,
de dire ce qui reste encore à dire dans le champ du politique et
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que la politique ne dit pas. Le théâtre fait ainsi entrer les repré-
sentations qu’il propose et surtout sa représentation même, dans
le politique, dans la cité, en figurant et en interrogeant des zones,
en posant des questions sur lesquelles la politique et le droit
achoppent ou qu’elles ignorent.

Ce problème du politique (ou du juridique) au théâtre, ou du


théâtre comme jeu politique (et juridique) désignant et figurant
la comparution de tous devant tous, n’induit donc pas le fait que
le théâtre, seulement, témoigne. Et, si l’on suit Agamben (Ce qui
reste d’Auschwitz) 4, il serait d’ailleurs mal placé pour témoigner
puisqu’à proprement parler seules les victimes peuvent dire ce que
le désastre a été, que seuls les morts, les victimes absolues, sont
en droit de témoigner. Et si l’on peut parfois convenir que le
théâtre s’arroge la fonction de parler à la place des morts, de
prendre leur place et de s’adresser ainsi aux vivants, c’est dans un
autre sens que celui du témoignage. Car, en tant que jeu ou per-
formance, il fait quelque chose avec les naufrages et le monde ou
même qu’il leur fait quelque chose : il les complexifie, les réin-
troduit dans du présent pour les faire comparaître devant et avec
des individus co-présents.

3. Nicole Loraux, La voix endeuillée, Paris, Gallimard, 1999.


4. Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, trad. de l’italien par Pierre Alferi, Paris,
Payot & Rivages, 1999.
Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun – 105

Ce faisant, il les fait exister, ou fait qu’ils existent dans son


temps et son lieu. Il leur donne un corps, une chair autre que celle
des images. ◆

Christian Biet est Professeur d’Histoire et esthétique du théâtre à


l’Université de Paris X-Nanterre et membre de l’Institut Universitaire de
France. Spécialiste de la littérature du 17e siècle, de l’histoire des idées et
des questions relatives au théâtre, principalement de l’Ancien Régime.
Ses principaux travaux portent sur l’esthétique du théâtre et sur les
questions juridiques et économiques et leur réfraction dans la littérature :
Œdipe en monarchie, tragédie et théorie juridique à l’Age classique (Klinck-
sieck, 1994), direction du no 40 de Littératures classiques sur « Droit et
littérature » (Champion, 2000) ; Droit et littérature sous l’Ancien Régime,
le jeu de la valeur et de la loi, (Champion, 2002).
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RÉSUMÉ

Droit, littérature, théâtre : la fiction du jugement commun


Cet article se propose de considérer les façons dont le droit et son exercice sont
ancrés dans la dramaturgie et dans la narrativité des textes. La question n’est pas
de montrer que la littérature est le miroir de son temps ou du droit, mais de
saisir les façons dont elle intervient non seulement dans les processus sociaux,
politiques et économiques, mais aussi à l’intérieur du champ juridique. Ce fai-
sant, elle inscrit une réflexion sur le phénomène social judiciaire et sur ses pra-
tiques, et s’interroge sur les règles et les fictions du droit, autrement dit sur la
matière juridique elle-même, au point que les œuvres de fiction, théâtrales en
particulier, en viennent à instaurer une réflexion sur le droit comme objet de
pensée. Et du point de vue du dispositif théâtral, on proposera, afin de définir
cette mise en question(s) et en jugement(s) du spectacle par un seul individu-
spectateur et simultanément un groupe d’individus-spectateurs, une notion : la
comparution théâtrale.

Law, Literature, Drama : The Theatrical Courtroom


The foregoing article looks at the ways in which law and the exercise thereof are
rooted in dramatic art and textual narrativity. Our object here is not to show that
literature is the mirror of its age or of law, but to grasp the ways in which literature
is involved not only in social, political and economic processes, but also in the field
of law proper. Indeed, literature comments on the social phenomenon of law and its
practices, and inquires into the rules and fictions of law, in other words into the
subject-matter of law itself. In the final analysis, works of fiction – and of drama in
106 – Christian Biet

particular – ultimately comment on law as an object of consideration. From the


theatrical perspective, moreover, we propose a concept to help define this questioning
and judgment of the « show » by an individual spectator and, simultaneously, by an
audience of individual spectators : an appearance in the theatrical courtroom.
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