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Une si longue lettre de Mariama Ba

1.     Contexte
Le féminisme radical destiné à combattre l'oppression générée au sein de la famille, du
mariage et la sexualité subit une double mutation à la fin des années 1970 et au début des
années 1980. Cette mutation concerne aussi bien les féministes du champ politique et
syndicale (Le courant politique)- que les « féministes » sociales qui ont montré l'oppression
commune des femmes, ont favorisé la création de groupes de prise de conscience et l'égalité
des chances dans le monde du travail (le courant radical).
Ce féminisme radical a respectivement évolué soit vers un féminisme pour l'égalité (qui
voulait supprimer les différences entre les genres) soit vers un féminisme pour la différence
(qui mettait en valeur les différences sexuelles). Les divergences au sein du mouvement
féministe ont été nombreuses mais la modération de certaines positions radicales et la
présence croissante de femmes, surtout de féministes, dans les partis politiques ou les
institutions, ainsi que la reconnaissance de la diversité des expériences et des moyens, a
transformé le panorama politique du féminisme.
Les actions féministes ne sont peut-être plus aussi spectaculaires qu'avant mais le féminisme
reste néanmoins un grand mouvement qui est entré dans la vie des femmes et des hommes et
qui a permis des changements législatifs et de mentalité irréversibles.
Cette évolution positive de l’action féministe connaît quelques répercussions dans le
microcosme sénégalais où le premier roman de Mariama Ba paru en 1980 pour la première
fois, surtout avec l’obtention du Prix Noma, résonne comme une bombe et met à vif les
blessures toujours mal refermées de générations de femmes prisonnières du carcan
traditionnel.
Selon le Professeur Herzberger Fofana, in Littérature Féminine francophone d´Afrique noire.
(Harmattan 2000) décrit bien le contexte de l’écriture féminine dans les années 80 et la
mentalité des femmes écrivains de cette époque : "Les romancières des années 80, comme
Mariama Bâ, revendiquaient surtout le libre choix du partenaire, celles de la décennie des
années 90 revendiquent surtout le respect des droit fondamentaux de la femme, d´où le
caractère sociologique et engagé de leurs œuvres"
 
 
2.   L’auteur et son oeuvre
 
Mariama Bâ naît dans une famille aisée de Dakar, où elle grandit dans la concession familiale
située à l'ancienne route des Abattoirs municipaux de Dakar qui porte actuellement le nom
d'un conseiller municipal, Armand Angrand et faisant face au service d'hygène, une
concession abritant en son sein une grande mosquée en dur où s'assemble une foule à chaque
heure de prière.
Dans le Sénégal nouvellement indépendant, son père, fonctionnaire de l'administration
coloniale, devient le premier ministre de la santé de la Loi-Cadre. Après la mort de sa maman,
elle est prise en main par ses grands parents maternels traditionalistes. Sa vie va être très
influencée par l’Islam et la tradition.
Normalement, elle aurait dû grandir dans ce milieu familial, sans connaître l'école, avec
l'éducation traditionnelle qui comprend l'initiation à des rites (savoir faire la cuisine, la
vaisselle, piler le mil, transformer la farine en couscous, laver le linge, repasser les grands-
boubous et chuter le moment venu, avec ou sans son consentement dans une autre famille,
chez un mari). Les grands parents de Mariama Ba n’auraient envisagé de l’envoyer à l’école
primaire, n’eût été l’insistance de son père.
Elle suit parallèlement l’enseignement en français et des études coraniques. A l’école, elle est
une excellente élève. Elle fait ses études primaires à l'actuelle école Berthe Maubert
anciennement dénommée Ecole des Filles.
Durant la période coloniale et bien après, les filles sont confrontées à une série d’obstacles
quand elles se décident à suivre l’enseignement supérieur. Son père l'a inscrite à l'école
française, mais il n'entend pourtant pas lui permettre de poursuivre sa scolarité au-delà du
certificat d'études qu'elle vient tout juste d'obtenir. Ce n'est que tardivement qu'il acceptera
son inscription au concours d'entrée de l'École normale.
Le cursus est simple : après le certificat d'études primaires élémentaires, il y a la classe
préparatoire pour les grands examens. Les bonnes élèves sont orientées vers le concours de
l'Ecole Normale des jeunes filles de Rufisque. Les plus âgées vont à l'Ecole des Sages-
Femmes. Les autres suivent une formation accélérée en dactylographie pour devenir
secrétaire.
Mariama Ba, à quatorze ans, veut emprunter cette dernière voie mais c’est compter sans le jeu
du destin qui prend les traits de la Directrice de l'école des filles venue la retirer du groupe des
élèves du secrétariat pour la faire présenter au concours d’entrée à l’  « Ecole Normale des
jeunes filles de Rufisque pour le renom de notre école ». Rufisque, à quelques kilomètres de
Dakar, un des premiers comptoirs commerciaux fondés par les hollandais au XVIIe siècle sur
la côte ouest africaine. Rufisque, une petite ville commerçante et une des quatre communes de
plein exercice dont Dakar, Saint-Louis et Gorée.
 Ses grands-parents ne voient pas d’un œil son admission à cette école d’excellence. En
l’absence de son père affecté à Niamey (Niger), ils veulent s’opposer à son entrée. Il a fallu,
comme l’avoue l’auteur elle-même, le dynamisme de la directrice Mme Maubert pour
arracher le consentement de sa famille. Le concours de l'Ecole Normale des jeunes filles de
Rufisque est organisé à l'échelon de l'ex-Afrique Occidentale Française (AOF). Elle sort
major - première de l'ex-AOF- à l’examen d’entrée à l’Ecole Normale de Rufisque en 1943.
Mme Legoff, directrice de l'école des jeunes filles de Rufisque installée dans les locaux d'une
ancienne maison de commerce en décembre 1938, une femme de tête, a su tisser des liens de
cœur avec toutes les pensionnaires de l’Ecole normale de Rufisque. Elle a une vision juste de
l'avenir de l'Afrique. Son éducation repose sur les principes d’enracinement et
d’ouverture :« Enracinement dans nos valeurs traditionnelles propres, dans ce que nous
avons de bien et de beau, et ouverture aux autres cultures, à la culture universelle."  Elle a su
cultiver en elles l’esprit d’ouverture et de tolérance.
Un de ses devoirs, très remarqué par Madame Le Goff, fut publié dans la revue l’Esprit.
Maurice Genevoix en publie de larges extraits dans un livre. M. Terisse, en faisant un manuel
pour les élèves du cours moyen de deuxème année, adapte le texte en le titrant: "Enfance à
Dakar". Ce devoir éclaire de souvenirs personnels les lieux de sa naissance. Mais à la fin du
texte, comparant son enfance dans cette route de l'Abattoir, son milieu familial et ses
douceurs, au milieu où elle évolue, elle sent en elle un conflit. A une époque où l'on prônait
l'assimilation, elle prend position en la refusant. C'est ce refus qui a fait la célébrité de ce
devoir.
Durant cette période, elle publie son premier livre, un document sur l’enseignement colonial
au Sénégal. Elle écrit aussi un essai né de sa révolte contre les politiques africaines en
Afrique.
En 1947, elle termine son cursus académique. Elle obtient son diplôme d'institutrice. Elle fait
mes premiers pas dans l'enseignement à l'école de Médine et épouse un politicien du nom de
Obèye Diop. Douze ans après, pour des raisons de santé, elle demande son affectation à
l'Inspection régionale de l'enseignement du Sénégal.
Après son divorce, elle élève seule ses neufs enfants. « Divorcée et musulmane moderne »,
ainsi se définit-elle. A ce titre, au militantisme politique où le rôle de la femme rencontre des
difficultés à obtenir satisfaction, elle préfére le militantisme d’association en intégrant des
associations féminines (Amicale Germaine Legoff, Soroptimiste International, Club de
Dakar, Cercle Fémina),. Elle fait la promotion de l’enseignement, se bat sur le terrain des
droits des femmes, fait des discours et écrit des articles dans des journaux locaux.
Après une longue maladie , elle meurt du cancer en 1981, six mois après que son roman Une
si longue lettre a emporté le Prix Noma de littérature en 1980. Mariama Bâ devient avec ce
livre une pionnière des lettres africaines. Son livre courageux demeure une étape essentielle
dans la prise de parole féminine et reste l'un des romans africains les plus lus sur le continent.
Un chant écarlate, traitant du mariage mixte, fut publié à titre posthume. Un Lycée de Dakar
porte aujourd'hui son nom.
 
 
3.   La bibliographie de l’auteur
 
 Une si longue lettre, Nouvelles éditions africaines (Sénégal) 1980
 La fonction politique des littératures africaines écrites' 1981 (in Écriture Française)
 Un chant écarlate, Nouvelles éditions africaines (Sénégal)  1981
 
 
4.   Résumé du roman et commentaires
 
a.                     Résumé
A la mort de son mari suite à une attaque cardiaque, la veuve Ramatoulaye met à profit les
40 jours de deuil que lui impose la tradition pour faire le point sur sa vie et pour réfléchir aux
problèmes auxquels la société qui l'entoure doit faire face. Pour ce faire, elle écrit à son amie
d’enfance, sa meilleure amie Aïssatou une "longue lettre" , qui vit aux Etats-Unies. Sa
correspondante - Aïssatou - est une femme de caractère en qui elle pense trouver un soutien
solide. Son exemple l’inspire, elle qui doit assumer les conséquences du pouvoir patriarchal
sur sa propre vie.
Le cœur empli de désarroi, consciente que la confidence noie la douleur, elle couche sur le
papier des confidences sur sa vie de femme et sur le comportement de son mari, dont elle
dresse un portrait peu flatteur. Celui-ci, Modou Fall, est mort et elle considère cet événement
comme une volonté divine.
Elle évoque successivement leur rencontre, leur mariage, l'éducation des enfants, le
traumatisme provoqué par l'arrivée de la deuxième épouse, les relations parfois difficiles avec
la belle-famille et les sollicitations dont elle est l'objet depuis la mort de son mari.
Après vingt-cinq ans de mariage, Modou Fall a épousé l’amie de sa fille, Binetou. Pendant un
moment, elle a pensé le quitter mais elle a décidé de rester dans son ménage, se péparant à un
partage équitable, conformément aux préceptes de l’Islam sur la vie polygamique. Modou
l’évite et dépense son argent auprès de sa nouvelle épouse.
Ramatoulaye remplit ses jours en s’adonnant aux devoirs féminins. Elle prend soin de la
maison, paie les factures d’électricité. Elle surmonte sa timidité et va seule au cinéma. Malgré
tout, elle garde la foi, fidèle à elle-même et à ses principes. Elle tient à l’éducation de ses
filles. Quand celles-ci veulent s’habiller moderne (en pantalon), elle condamne l’idée
considérant ce type de tenue indécente.
Ramatoulaye, plus tard, apprendra à sa fille  que l’existence des moyens de contraception
ne devrait pas être la voie ouverte à toutes les perversions et perversités :"C’est à travers son
self-control, son aptitude à la raison, son libre arbitre,… qu’il saurait se distinguer de
l’animal ».
 
b.                     Commentaires
 
Une si longue lettre a été traduit en plus de dix-sept langues. C’un livre-témoignage sur le
comportement masculin, le rôle de la famille et le poids de la religion islamique dans la vie du
couple et, tout particulièrement, dans celle de la mère et de l'épouse  ; une peinture de la
société sénégalaise. L’œuvre contient des idées politiques, provenant de ses expériences
personnelles, qui se rattachent surtout aux idées du féminisme.
Son roman épistolaire Une si longue lettre (1980) est considéré comme la référence classique
en ce qui concerne la condition féminine en Afrique. Il a emporté le premier Prix Noma
Award for Publishing in Africa à la Foire du livre de Francfort de 1980, et lui a donné la
célébrité. Il a fait l’objet d’études littéraires et aussi sociologues sur le rôle de la  femme dans
la société africaine contemporaine et sur la réalités des choix auxquels elle est confronté par
devoir social. Mariama Ba insiste sur le caractère primordial de l’éducation, de l’instruction
des femmes et ses conséquences sociales, à savoir leur libération. Mariama Ba fait la
différence entre le comportement masculin sujet aux instincts sexuels et la continence et la
rationalité féminines.
Les thèmes centraux abordés dans le roman sont les relations hommes-femmes dans une
société patriarcale, la survivance d’un système traditionnel basé sur les castes et la
polygamie ; et leurs effets sur la famille africaine moderne.
« Les livres sont une arme, a-t-elle dit “ une arme pacifique peut-être mais une arme quand
même »
Comme écrivain, selon Siga Fatima Jagne, in Postcolonial African Writers, 1998, Mariama
Ba se serait inspirée de la tradition de l’oralité de la griotte sénégalaise et a écrit un texte
parlant.
Cette tradition d’oralité au Sénégal a été le principale source d’affranchissement des voix
féminines. La griotte n’est pas surveillée dans son discours par la société de la même manière
que les autres femmes : elle a reçu d’elle l’autorisation de dire tout ce qu’elle pense sans
censure. Cette licence de la griotte est importante aux yeux des femmes sénégalaises, parce
qu’elle est un moyen d’écouter et d’être écoutées.
 
 
5.   Des clés pour comprendre le roman
 
a.   Mariama Ba, Ramatoulaye et l’influence de la femme blanche (Germaine le
Goff)
Quoique Mariama Bâ se soit toujours défendue d'avoir écrit un texte autobiographique
(d’ailleurs, leurs vies respectives diffèrent sur plusieurs points), il est indéniable que le
discours de Ramatoulaye est teinté de références à la vie de Mariama Ba, surtout celle liée à
son expérience personnelle d’ancienne de l'École normale d'institutrices de Rufisque en qui la
« femme blanche » a laissé une empreinte indélébile, comme en tant d’autres pensionnaires.
On retrouve cette influence bienfaisante au chapitre sept du roman (Ramatoulaye, comme
Mariama Ba, est marquée par elle : (« Aïssatou, je n'oublierai jamais la femme blanche qui,
la première, a voulu pour nous un destin hors du commun. Notre école, revoyons-la
ensemble, verte, rose, bleue, jaune, véritable arc-en-ciel ») et aussi dans la vie de romancière
où, au travers de la correspondance des anciennes élèves de l’Ecole Normale de Rufisque,
cette femme blanche porte le nom chaleureux de « maman Le Goff »
De son nom de jeune fille Germaine le Bihan, elle a été l'une des premières institutrices
françaises laïques à s'intéresser à l'éducation des filles en Afrique occidentale. Ancienne d’une
école normale sise en Bretagne, institutrice, elle est consciente de la nécessité de « former à
long terme des jeunes filles "assez cultivées, maîtresses de maison indigènes parfaites" ».
L'École normale d'institutrices de l'A.O.F. est née, en 1938, de cette rencontre entre les
ambitions de Germaine Le Goff et les objectifs politiques du Gouvernement général qui prend
conscience, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de l'importance de la formation des
femmes dans la réussite de l'oeuvre de « civilisation » menée par la France en Afrique. Sa
création est inscrite dans le programme général de réorganisation de l’enseignement qui
prévoit également le transfert de l’Ecole normale William Ponty à Sébikotane et la création
d’écoles normales rurales dans différents territoires.
Germaine le Goff est nommée directrice et a dirigé l'École normale de Rufisque de 1938 à
1945 et a joué un rôle essentiel dans la formation intellectuelle et morale des quelques 120
jeunes filles qui y poursuivirent leur scolarité pendant cette période (Il existe encore
aujourd'hui une Ecole normale d'institutrices à Thiès, rebaptisée en 1976, Ecole Germaine Le
Goff.)
Les objectifs des autorités sont claires : de l’avis du Gouverneur de l’A.O.F Jules Carde, : « Il
est en effet très important pour nous d'assurer notre influence sur la femme indigène. Par
l'homme, nous pouvons augmenter et améliorer l'économie du pays ; par la femme nous
touchons au coeur même du foyer indigène. »
Germaine Le Goff entend donner sa propre interprétation des directives officielles. Sa devise :
« éduquer la femme, instruire l’institutrice ». Son crédo, nous le retrouvons bien mis en
exergue au chapitre sept aux pages 27-28 :
« Nous sortir de l'enlisement des traditions, superstitions et mœurs ; nous faire apprécier de
multiples civilisations sans reniement de la nôtre ; élever notre vision du monde, cultiver
notre personnalité, renforcer nos qualités, mater nos défauts ; faire fructifier en nous les
valeurs de la morale universelle ; voilà la tâche que s'était assignée l'admirable directrice.
Le mot aimer avait une résonnance particulière en elle. Elle nous aima sans paternalisme,
avec nos tresses debout ou pliées, avec nos camisoles, nos pagnes. Elle sut découvrir et
apprécier nos qualités »
L’enseignement, à spécificité coloniale, est fondé sur l'association de cours généraux visant à
imprégner les élèves de culture française, et de cours pratiques propres à les enraciner dans
leur milieu d'origine (matières littéraires, histoire de la métropole et de l’A.O.F, leçons de
morale, cours d'hygiène et d'économie domestique, ...).
b.            Mariama Ba, Ramatoulaye et de la difficile réinsertion sociale des
diplômées de l’Ecole normale de Rufisque.
L'ensemble de cette formation a largement contribué à placer les premières institutrices
africaines au carrefour de deux civilisations, à faire de ces « pionnières de la promotion de la
femme africaine » les représentantes d'une génération de l'entre-deux consciente de leur
mission - sentiment aussi présent chez Mariama Bâ que chez Ramatoulaye (page 38)-  :
« Debout, dans nos classes surchargées, nous étions une poussée du gigantesque effort à
accomplir, pour la régression de l’ignorance… Les enseignants (…) forment une armée noble
aux exploits quotidiens, jamais chantés, jamais décorés. Armée toujours en marche, toujours
vigilante. … Comme nous aimions ce sacerdoce, humbles institutrices d'humbles écoles de
quartier. Comme nous servions avec foi notre métier et comme nous nous dépensions pour
l’honorer…  ».
Cette hybridité va rendre leur réinsertion sociale difficile, tiraillées qu’elle sont entre deux
mondes, deux civilisations, sans enracinement véritable. Il leur faut concilier leur attachement
aux valeurs africaines et leurs habitudes de vie fondées sur le modèle européen qui était celui
de l'École.
Une si longue lettre est peut-être avant tout un roman sur cette difficile conciliation. Mariama
Bâ témoigne des deux types d'opposition qu'elles ont à affronter : celle de l’élite masculine
qui les infantilisent ou les diabolisent ou celle plus rude des générations précédentes, arc-
boutées aux traditions et hostiles à leur « émancipation ».
c.            L’ire de l’élite masculine
En 1938 déjà, la création de leur école a su soulever l’ire de l’élite masculine de William
Ponty qui a su étaler ses réticences au grand jour. Ces réticences n'empêchent pourtant pas
bon nombre des anciennes élèves de Rufisque d'épouser des jeunes gens qui ont reçu la même
formation, rencontrés au cours de leur scolarité.
Il en est ainsi, dans le roman, pour Aïssatou et Ramatoulaye. La première épouse Madwo Bâ,
ancien élève de l'École de médecine. Ramatoulaye d’ailleurs rencontrera Modou Fall, licencié
en droit, à Ponty-ville, cité des normaliens dans Sébikotane (« Ponty-ville, c’est la campagne
encore verte de la douche des dernières pluies, ... ».)
Mais Mawdo, comme Modou, font voler en éclats l’idéal du bonheur si cher à Ramatoulaye et
à Aïssatou. Prouvant à quel point le cauchemar peut être si proche du rêve.
d.            L’attitude des femmes
Mariama Bâ aborde ici un des thèmes clés de la littérature africaine post-indépendances.
L’instruction libère la femme du carcan du traditionnalisme et permet à son libre arbitre de
s’exprimer au cours des phases importantes de sa vie de femme, de mère et d’épouse, donc de
dire non aux choix imposés quand ceux-ci sont contraires à ses intérêts et à ses aspirations
profondes. C'est autour de ce thème que dans Une si longue lettre s'affrontent trois
générations de femmes.
Celles des générations hostiles à l’émancipation des femmes
-          La mère de Mawdo, Tante Nabou, descendante d'une grande famille du Sine
(Ancien Royaume du Sénégal), s'oppose au mariage de son fils avec une castée, une
« bijoutière », une « courte robe », une « diablesse » (page 30) ;
-    La mère de Ramatoulaye souhaite un mariage arrangé avec un médecin qui lui inspire
confiance. Mais Ramatoulaye refuse le choix maternel : « Libérée donc des tabous qui
frustrent, apte à l’analyse, pourquoi devrais suivre l’index de ma mère pointé sur Daouda
Dieng, célibataire encore, mais trop mûr pour mes dix-huit hivernages. Exerçant la
profession de médecin à la Polyclinique, il était nanti et savait en tirer profit. » (page 28) ;
-    Nabou et Binetou, futures co-épouses d'Aïssatou et Ramatoulaye sont instruites.
Pourtant, elles acceptent la polygamie et ses conséquences avec bonheur, puisque c’est à elles
que profite la dislocation du couple.
Celles des générations en faveur de l’émancipation
Daba - une des filles de cette dernière, le modèle type de la femme africaine moderne,
instruite et émancipée - condamne ouvertement la résignation de sa mère. Pour elle, le
mariage est l’« adhésion réciproque à un programme de vie » (page 107).
Ramatoulaye et Aïssatou dont la vie est bouleversée par l’intrusion d’une co-épouse. Alors
que Aïssatou divorce sans hésiter, Ramatoulaye hésite, s’enferre dans ses rêves d’ancienne
normalienne de l’idéal du bonheur symbolisé par le couple monogamique et les méandres
réélles, sinueuses et douloureuses de la vie polygamique. Cet idéal, Ramatoulaye avoue en
être restée prisonnière : « Je suis de celles qui ne peuvent se réaliser et s'épanouir que dans le
couple. Je n'ai jamais conçu le bonheur hors du couple (...) » (page 82).
Prouvant ainsi que bien que consciente des progrès et de l'émancipation des femmes, elle est
profondément prisonnière de stéréotypes qui sont autant d'obstacles à la concrétisation de sa
rébellion intérieure. A travers ce personnage, Mariama Bâ évoque moins son expérience
personnelle (elle-même était divorcée) que les déchirements d'une génération de jeunes
femmes qui tentent d'affirmer leur individualité dans une société encore mal préparée à
accepter les conséquences sociales de l'instruction des femmes.
-    « Mon coeur est en fête chaque fois qu'une femme sort de l'ombre. Je sais mouvant le
terrain des acquis, difficile la survie des conquêtes (...) ». (page 133)
e.            Des thèmes abordés
Au coeur de cette fiction romanesque qui condamne avec violence les travers sociaux, la lettre
d'une jeune femme sénégalaise à son amie, pendant la réclusion traditionnelle qui suit son
veuvage. Elle y évoque leurs souvenirs heureux d'étudiantes impatientes de changer le monde,
et cet espoir suscité par les Indépendances. Elle rappelle aussi les mariages forçés, l'absence
de droits des femmes, la polygamie, le poids de la religion et du système des castes, la crise de
la famille, la force de l’amitié et de l’éducation.
La sénégalaise Mariama Bâ est la première romancière africaine à décrire avec une telle
lumière la place faite aux femmes dans sa société. D’après elle, « la mission sacrée de
l'écrivain est de s'attaquer aux pratiques, aux traditions et aux coutumes archaïques qui ne
sont pas une partie intégrale de notre précieux héritage culturel. »
La polygamie
L’Islam permet à l’homme musulman d’épouser jusqu’à quatre femmes. Au cas où il voudrait
en épouser une cinquième, celle-ci devrait obligatoirement être une taara (une esclave).
La femme se trouve confrontée à une institution présentée comme une prescription divine.
Certains vont jusqu’à affirmer que vu que le nombre des femmes est supérieur à celui des
hommes, il apparaît comme un devoir de charité de la part de ceux-ci de prendre plusieurs
épouses pour combler les frustrations éventuelles. Mawdo, l’ex-mari de Aïssatou, défend la
polygamie et parle d’un film dans lequel les survivants d’un crash aérien mangent de la chair
humaine pour rester en vie.
« Nous ne pouvons résister aux lois impérieuses nous demandant de manger et de nous
habiller... ».
La polygamie apparaît comme une institution qui satisfait un pur égoïsme masculin encouragé
en cela par les femmes de statut traditionnaliste.  Par contre, les femmes qui se voient imposer
une co-épouse ont un autre point de vue. Entre la soumission au désir du mâle dominateur et
la révolte généralement vouée à l’échec, elles ont le choix souvent difficile. La plupart des
femmes répugnent au divorce mal perçu par la société. Entre les co-épouses qui se détestent
cordialement, la hache de guerre est déterrée. Auquel cas, dans cette guerre sans nom, tous les
coups mystiques ou non sont permis.
Ramatoulaye n’était pas heureuse avec son co-épouse, mais à la fin, elle a décidé de rester
dans sa vie parce qu’elle ne voulait pas recommencer sa vie :
« La présence à mes cotes de ma co-épouse m’énerve. »
« Ce soir, Binetou, ma co-epouse, rejoindra sa villa SICAP. Enfin ! Ouf ! » (Chapitre 2)
« Folie ou veulerie ? Manque de cœur ou amour irrésistible ? Quel bouleversement intérieur
a égaré la conduite de Modou Fall pour épouser Binetou ?  Et dire que j’ai aimé
passionnément cet homme, dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j’ai porté
douze fois son enfant. L’adjonction d’une rivale à ma vie ne lui a pas suffi. » (Chapitre 5)
La religion
L’Islam est la religion de la plupart des personnages du roman. Islam signifie « soumission à
Dieu » et implique la paix. Les rites de cette religion monothéiste et les bonnes habitudes
attendues de ses croyants sont nombreux et la plupart d’entre eux sont décrits dans le roman.
Entre autres, le Tenj ou période de viduité (deuil) a un rôle central dans le cours des
événements. Il est au début et la fin de l’histoire. La mort de Modou en est l’élément
déclencheur. Avec la structure de la foi musulmane, Ramatoulaye a besoin de porter le deuil
pendant quatre mois et dix jours. Mais, beaucoup de ses amis et sa famille lui rendent visite.
Elle doit partager sa maison avec Binetou, son co-épouse Binetou est le même age que la
première fille de Ramatoulaye.
Au cours de cette période de viduité, l’épouse doit prier pour le repos de l’âme du disparu et
cela ne peut se faire qu’avec un cœur capable de pardonner au mort tous ses écarts passés.
Devant la mort, tous les rancoeurs et haines doivent s’effacer, grâce au pardon et à la
concorde des cœurs. La société ne supporte pas les personnes incapables de faire preuve de
magnanimité envers leur prochain frappé par un acte du destin. Le pardon est un acte de
croyant. « J’ai célébré hier, comme il se doit, le quarantième jour de la mort de Modou. Je lui
ai pardonné. Que Dieu exauce les prières que je formule quotidiennement pour lui. J’ai
célébré le quarantième jour dans le recueillement.  Des initiés ont lu le Coran.  Leurs voix
ferventes sont montées ver le ciel.  Il faut que Dieu t’accueille parmi ses élus, Modou Fall !
(Chapitre 18)
Le système des castes
C’est un système ancré au Sénégal et non cautionné par l’Islam. Dans la société sénégalaise, il
y a plusieurs classes sociales :   Les nobles (aristocratie terrienne ou guerrière), en wolof les
guer;   Les castés : parmi eux, on peut citer les griots, bijoutiers, les forgerons, les
cordonniers, les bucherons ;…   Les esclaves ou Taara ou jam (on distingue les esclaves de la
couronne des esclaves de case)
Un code régit la vie entre ces diverses communautés et interdit dans la plupart des cas, le
mariage. Dans le cadre d’une union polygamique, quand l’homme veut excéder le nombre
d’épouses autorisé, il peut épouser une esclave.Dans le cadre des relations entre les castés et
les nobles, le mariage est interdit et ne sont acceptables par aucun des deux parties. Aïssatou
et Mawdo vont défier la société, mais leur couple ne résistera pas au poids des traditions.
L’amitié
La structure même du roman, un échange épistolaire entre deux amies de longue date, la
dédicace à Annette Mbaye d'Erneville, présidente de l'amicale des anciennes élèves,
témoignent de l'importance des liens tissés pendant l'adolescence entre ces jeunes femmes.
La longue lettre de Ramatoulaye à Aïssatou parle d'un sentiment qui « a des grandeurs
inconnues de l'amour (...), des élévations inconnues de l'amour » d'un sentiment qui résiste au
temps et à l'éloignement. L’amitié, le ciment de la vie sociale de l’école normale de Rufisque
où toutes sont sœurs pour la vie, sœurs à tout partager, « de véritables sœurs destinées à la
même mission émancipatrice » (p. 27).
Mariama Bâ évoque un « brassage fructueux d'intelligences, de caractères, de moeurs et
coutumes différents ». Le brassage socio-culturel théoriquement souhaité par l'administration
coloniale a été un rendez-vous manqué. Persuadée de la mission civilisatrice de la France,
« maman Le Goff » a souhaité et réussi à convaincre ses élèves de leur capacité à accéder à
une vie « meilleure » en luttant courageusement pour leur émancipation au sein d’une société
encore prisonnière de ses valeurs traditionnelles.
L’éducation
L’éducation est la clé de voûte aussi bien de la société traditionnelle que de la nation
moderne.
Dans la société traditionnelle, l’éducation est le fait de la communauté. Chaque adulte a son
mot à dire. Toute intervention extérieure est jugée salutaire et entretenue avec vigueur. On
distingue l’éducation des filles et des garçons. La fille revient à sa mère et le garçon à son
père. Les garçons de la même classe d’âge suivent un même parcours initiatique qui leur
permet de devenir des êtres capables de se mouvoir avec aisance sur le plan social. Tous les
rites sont rigoureusement respectés. Ceci dans le seul souci de voir émerger des êtres en phase
avec la norme. L’éducation religieuse est très importante, avec le passage chez le maître
coranique.
Avec la colonisation, des valeurs nouvelles sont arrivées et avec elle une éducation moderne
assurée de nouvelles entités (la famille nucléaire et l’école) au fonctionnement
diamétralement opposé à celui de la société traditionnelle. L’éducation devient le fait de
l’individu. Le regard extérieur de la communauté est frappé d’anathème. Toute intervention
extérieure est considérée comme une ingérence et condamnée avec vigeur.
Le passage d’une éducation traditionnelle communautaire à une éducation moderne
individualiste a créé une crise sans précédent avec une remise en question de la cellule
familiale traditionnelle – noyau dur  qui faisait la force d’une société basée sur des principes.
Cela explique l’émergence et les derives d’une génération « flottante », car ouverte vers un
occident dont il interprète mal les règles par méconnaissance ou par égoïsme.
L’émancipation
La lutte pour l’émancipation de la femme est le nerf du roman. Elle apparaît essentielle dans
un contexte de chosification de la femme. L’instruction a fait d’elle une femme émancipée,
consciente de ses droits d’humain, de son libre arbitre et de ses désirs les plus ancrés. Le
travail et la sensation d’être utile à servir lui donne la force.
Pourtant, quand elle aura besoin de choisir entre son mari et elle-même, bref de décider de
recommencer sa vie sans mari ou un co-épouse, Ramatoulaye n’a pas la force de partir. Elle
choisit de rester et de subir en silence ses tourments. Le poids de ses responsabilités de femme
et de mère, le poids des années perdues l’y incitent : « Partir ? Recommencer à zéro, après
avoir vécu vingt-cinq ans avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ?  Avais-
je assez de force pour supporter seule le poids de cette responsabilité à la fois morale et
matérielle  ?(Chapitre 14) Ceci, contrairement à son amie Aïssatou qui assume son
émancipation.
Il faudra attendre la mort de l’autre pour que les réminescences enfouies renaissent pour
fleurir. Détachée du lien sacré du mariage par le fait du deuil, elle décide de vivre. Enfin.
f.    Signification et structure
L’accès à l’instruction et l’acquisition du savoir sont conçus comme des enjeux de libération
de la femme longtemps confinée dans un sous-rôle où elle n’a pas droit au chapitre. L’auteur
use de trois procédés stylistiques pour atteindre son but : la sublimation, le métadiscours et le
dialoguisme.
-    Par le procédé de la sublimation, l’écrivant transforme des pulsions internes en des
sentiments élevés, en de hautes valeurs morales ou esthétiques. Dans Une si longue lettre, le
Savoir prend sa source dans l’Autre, à la fois les Références sur le « rude versant du savoir »
(p. 31) (Modou Fall et Germaine le Goff ou la femme blanche) nanties de superlatifs
glorificateurs et le contexte politique (à savoir le Sénégal colonial). « immense culture » (p.
25), « arc-bouté aux études » (ibid.), « tu revins triomphant. Licencié en droit ! » (ibid.), «
résolument progressiste » (p. 32), « je n’oublier jamais la femme blanche qui, la première, a
voulu pour nous un destin hors du commun » (p.26). L’auteur les sublime à un point tel que la
chute d’un quelconque d’entre eux (dans le texte, celui de Modou Fall qui épouse une seconde
épouse) prendra par la suite des proportions alarmantes.
Le dialoguisme suppose un énoncé adressé à un auditeur capable de le comprendre et la
réponse réelle ou virtuelle dudit auditeur. Une si longue lettre de Mariama Bâ , bâti sur le
principe de l’échange épistolaire, privilégie l’utilisation du « je » et du « tu » qui nous plonge
dans une fausse perception de roman autobiographique. De simple aparté intimiste (avec
l’adresse première : Aïssatou, l’amie intime, destinataire de la si longue lettre), le récit – en
usant de la familiarité  du « tu » s’ouvre à une seconde adresse : celle du bourreau intime, le
mari décevant mais brillant juriste qui a préféré « se sacrifier » à la cause du pays; puis à une
troisième adresse plus subtil mais si présent dans le texte, à savoir l’Africain nouveau, lecteur
du produit fini, destinataire primordial doté d’une solide formation dispensée par des
enseignantes à la hauteur de leurs tâches (« Debout, dans nos classes surchargées, nous
étions une poussée du gigantesque effort à accomplir, pour la régression de l’ignorance. »
p.38) et ouvert au progrès.
Le métadiscours se retrouve en toile de fond du roman. Il est nécessaire à la bonne
compréhension du texte. L’importance du savoir et de son acquisition par l’être humain, qu’il
soit homme ou femme, articule l’ensemble du texte, lui donne corps, lui donne un sens
universel. Le Savoir chèrement acquis permet à Aïssatou de s’extirper des méandres
incertaines d’une polygamie imposée. Il aidera Ramatoulaye, le moment venu, à faire le choix
qui a été sien et que la vie – au travers des désirs de Modou Fall- a su si bien malmené : « Le
mot bonheur recouvre bien quelque chose, n’est-ce pas ? J’irai à sa recherche. Tant pis pour
moi, si j’ai encore à t’écrire une si longue lettre » (p 135).

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