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Le conflit tchétchène :

analyse d’une violence plurielle

Maria RECHOVA

1
Conflit tchétchène : Analyse d’une violence plurielle
Introduction

Partie I : La géopolitique du conflit tchétchène

CHAPITRE 1) Présentation de quelques éléments sociologiques, économiques et


religieux

§ 1. Société tchétchène
A) une société patriarcale fondée sur une organisation clanique
B) fondements historiques de la culture de la résistance en Tchétchénie

§ 2. Rôle économique dans la Fédération


A) La Tchétchénie dans l’espace stratégique russe
B) Le désenclavement du pétrole de la Caspienne : une question complexe
C) Secteur énergétique russe
D) Etat actuel de l’industrie pétrolière en Tchétchénie

§ 3. Les fondements religieux


A) Implantation de l’Islam en Tchétchénie
B) Définition de l’Islam traditionnel soufie

CHAPITRE 2) Présentation des rapports de force politiques

§ 1. Interactions entre les séparatistes tchétchènes et les extrémistes


A) L’influence variable d’Aslan Maskhadov
B) Les conséquences de la mort de Maskhadov

§ 2. Interactions entre factions loyalistes tchétchènes


A) Les Brigades
B) Les milices tchétchènes pro russes

CHAPITRE 3) Politique russe

§1. La politique de tchétchénisation


A) Mécanismes de tchétchénisation
B) La conséquence de la mort d’Akhmad Kadyrov

§2. La politique de normalisation


A) L’opposition de la hiérarchie militaire à une normalisation politique
B) Mécanismes de la normalisation
a. 1er rouage : la Constitution
b. 2ème rouage : le référendum
c. 3ème rouage : l’amnistie, un moyen de résolution de crise incertain

2
Partie II : Enjeux religieux

CHAPITRE 1) Le facteur islamique dans le conflit tchétchène


§1. Contexte général
§2. Le renouveau de l’Islam dans le cadre du conflit tchétchène
§3. La radicalisation de l’Islam tchétchène : influence wahhabite et Al-Qaida

CHAPITRE 2) Effet de contagion de la crise tchétchène

§ 1. Différents éléments de djihadisme


§ 2. Djihadistes européens : le cas français

CHAPITRE 3) Le facteur religieux, un facteur relatif

§ 1. La violence comme moteur de conflit


§ 2. La question pétrolière en Tchétchénie
§ 3. Intérêt de puissances et mises en perspectives de la notion de « terre de djihad »

Partie III : Méthodes de terrorisme et de guérilla


CHAPITRE 1) Opérations de guérilla et conflit asymétrique
§ 1. Techniques de guérilla
A) Approche strictement militaire
B) Modification des techniques
§ 2. Maintien d’une logique de guérilla

CHAPITRE 2) Opérations de terreur


§1. Description des opérations terroristes : du terrorisme de guerre au terrorisme de masse
A) Du terrorisme de guerre…
B) … au terrorisme de masse
§2. Eléments descriptifs de la méthodologie terroristes tchétchènes : les attentats dans les
villes russes
§3. Les « veuves noires » de Tchétchénie.

CHAPITRE 3) Financement des activités de violence


§ 1. Le financement étranger
§ 2. Trafics comme source de financement
A) les branches tchétchènes de la mafia
B) la drogue
C) le pillage des ressources pétrolières
D) la fabrication de fausse monnaie
E) le détournement de fonds
F) le trafic de matériaux fissiles
G) le rançonnage et trafic d’être humains
H) marché noir et contrebande

Conclusion générale

Annexes I, II, III, IV, V

3
« La liberté est leur dieu, la guerre leur loi »
Lermontov1

« Il est aussi difficile de soumettre les Tchétchènes […]


que d’aplanir la chaîne du Caucase »2

Introduction
La Tchétchénie incarne depuis une dizaine d’années les multiples personnifications d’une
nation tourmentée, siège des appétits insatiables de grandes puissances, du radicalisme
islamiste et des réseaux mafieux. La violence, sous ses formes les plus terrifiantes, s’y déploie
sans relâche, détruisant jour après jour la société et ses populations. Pourtant, au-delà de cette
image juste mais simplifiée, il apparaît que le processus de désagrégation auquel cet Etat est
soumis s’explique, et parfois, se justifie. Positionnée à la croisée d’axes de communications
stratégiques, dépourvue d’identité nationale mais résolument tournée vers ses traditions
claniques, elle est certes la proie de multiples intérêts externes, mais elle se trouve avant tout
confrontée à ses propres insuffisances et aux choix désastreux réalisés par ses dirigeants
successifs. L’aveuglement des Tchétchènes aux réalités de la puissance politique, économique
et idéologique n’a permis au pays de remporter qu’une brève victoire avant de sombrer dans
une spirale sans fin de violences successives.

Agrégation de clans unis par une même origine ethnique et des tradition culturelle et
religieuse communes, la Tchétchénie se trouve malheureusement sur le chemin de la Russie.
Ambitions pétrolières l’exigeant, l’entrée dans la zone caspienne est pour la Russie un
impératif stratégique permanent. Dans ce sens, le conflit tchétchène n’a longtemps était perçu
que comme la résultante de l’opposition inégale entre deux puissances sur laquelle seraient
venus se greffer des problèmes plus actuels tels que le djihadisme ou la criminalité.

A l’examen cependant, les sources du conflit apparaissent plus anciennes et plus


structurelles. Les phénomènes les plus récents, et plus particulièrement ceux relatifs à la
violence religieuse et à ses expressions terroristes sont eux-mêmes ancrés dans l’histoire et
sont parfois liés à l’essence même de la Tchétchénie.

Oppositions historiques et structurelles.

Placée sur l’axe de progression naturelle de la Russie, la Tchétchénie a expérimenté très


tôt le caractère violent de l’expansionnisme russe, qui considère la région entière comme
l’une de ses marches défensives. Moscou tente de réduire le pays dès le 18ème siècle,
appliquant pour ce faire des méthodes qui ne varieront plus : politique de terre brûlée,
déportations et assimilation forcée sont appliqués avec la plus grande rigueur entre 1785 et
nos jours. A chaque tentative, la Russie se heurte pourtant aux mêmes problèmes : incapacité
1
M. Lermontov, Ismaïl Bey , Oeuvres complètes, Moscou, Khoodojestvennaya Literatoura, 1958
2
Propos d’un officier russe de l’époque de Lermontov, cité par Susan Layton, « A Russian Reverie : Chechnya’s
Literary Legacy », History Today, février 1997

4
à terminer le conflit par l’obtention de la victoire militaire, mobilisation des population autour
des valeurs de l’Islam, allongement du conflit dans le temps, recours aux pires méthodes
contre insurrectionnels pour mater les résistances. Les structures claniques de la société
tchétchène, qui organisent la solidarité entre les individus et les familles, restent
impénétrables aux Russes alors que l’Islam soufie permet de donner un cadre nationaliste et
culturel à un ensemble de clans pour lesquels la notion d’Etat et de nation demeurent étranger.
Ainsi la constitution de l’identité tchétchène se réalise-t-elle en opposition à celle des Russes,
mais aussi grâce à l’Islam qui est une valeur commune partagée et reconnue.

Les guerres du Caucase et la déportation stalinienne, loin de modifier ces facteurs, les ont
en fait pérennisés. Lorsqu’en 1991 l’URSS se désagrège, la proclamation de la nouvelle
identité Tchétchène se fait naturellement dans cette perspective, en combinant un puissant
nationalisme antirusse à des aspirations religieuses identifiantes. L’intervention russe de 1994
répond d’ailleurs à des préoccupations identiques -dans une perspective inverse.

Permanence du contrôle stratégique

L’intervention de 1994 répond à divers objectifs. Mise au pas d’une république


sécessionniste, prévention de l’effet de contagion, défense des minorités, lutte contre la
criminalisation, préservation d’intérêts pétroliers et de voies d’accès aux zones périphériques
du sud. Il apparaît cependant très rapidement que la Russie ne se préoccupe guère de
maintenir un réel contrôle administratif sur sa République, qu’elle n’a de toute façon plus les
moyens d’entretenir. Seul importe l’appartenance normative de la république à la Fédération.
La sécession, revendiquée à Grozny plus ou moins ouvertement depuis 1992/1993, pose en
effet une menace intolérable sur la substance même de la Fédération mais remet également en
cause sa capacité à contrôler les zones énergétiques de la Caspienne, vitale pour son
développement. Ainsi, si les deux conflits ne peuvent être qualifiés de guerres du pétrole, ils
correspondent à ce qu’avait déjà avancé Rosa Luxembourg en 1916 dans sa Brochure de
Junius3 sur les guerres impérialistes d’accès aux ressources. La Tchétchénie est avant tout
perçue que comme un axe d’influence et de positionnement, qui ne peut être cédé, sous peine
de voire l’ensemble du dispositif se désagréger. La pénétration d’influences étrangères,
islamistes ou plus récemment américaine ne peut qu’accentuer cette approche.

Le conflit comme facteur de résolution de crise

Dans de telles conditions, la modification du rapport entre la Tchétchénie et la Russie


devient un enjeu majeur. Or, l’habitus historique fonde les relations entre les deux puissances
sur une base conflictuelle. Le rejet absolu du russe, favorisée par les conditions
d’effondrement de l’URSS s’est donc accompagné dans la région d’une véritable spirale de
violence et de criminalisation. La négociation d’un accord préservant les intérêts des deux
parties s’est rapidement heurtée aux rigidités de chacun. L’incapacité de la Russie à imposer
une solution de force a, à son tour, justifié l’adoption de mesures de protection du côté

3
Brochure écrite par Rosa Luxemburg en 1915 en prison, où elle tente d’expliquer les causes ayant conduit à
l’effondrement le parti social-démocrate, et qui l’ont conduit à s'associer –contre ses propres principes- aux
partis réactionnaires. Cet ouvrage sera intitulé "Brochure de Junius", pseudonyme utilisé par l'auteur, en
référence à un pamphlétaire anti-absolutiste anglais.

5
tchétchène, et plus particulièrement l’appel aux forces de mobilisation nationalistes et
religieuses.

Parallèlement, la nature clanique et décentralisée de la société tchétchène a favorisé la


dislocation des éléments de régulation étatiques hérités de l’URSS et jusqu’alors dominé par
les Russes. L’échec de Moscou à Grozny, en 1994 a donc contribué à déstabiliser la
République autonome, en l’incitant à introduire de nouveaux acteurs dans le jeu de puissance
et en détruisant les cadres administratifs qui auraient éventuellement pu lui permettre d’exister
en tant qu’Etat. De ce point de vue, le premier conflit établit le second comme une fatalité,
l’effondrement de la Tchétchénie appelant fatalement à une intervention.

Juxtaposition des facteurs de violence

L’irruption de nouveaux acteurs dans la zone représente l’un des facteurs de conflictualité
conjoncturelle les plus notable. Face à la Russie, la Tchétchénie n’a eu d’autre choix – à
moins d’accepter l’idée de capitulation – que de recourir à la méthode terroriste, seule capable
de combattre les Russes. Mais la Tchétchénie étant également l’une des principales voies de
transit des trafics caucasiens et asiatiques, l’appel à l’aide aux forces islamistes a rencontré
une réponse immédiate et massive.

L’implantation dans le pays, dès 1995, de milices islamistes radicales accentue les
processus de violence. D’une part, ce sont ces milices qui permettent à la Tchétchénie de
contraindre le Kremlin à la paix, ce qui leur assure un poids croissant dans les instances mises
en place après la victoire. D’autre part, les plus influentes d’entre elles sont infectées de
l’idiologie révolutionnaire wahhabite et souvent connectées aux groupes islamistes d’Asie
centrale et d’Afghanistan et plus particulièrement à Al Qaida. Les objectifs ultimes de ces
milices ne sont donc pas de favoriser l’accès à l’indépendance de la Tchétchénie mais de
l’organiser comme sanctuaire terroriste afin d’exporter les crises, principales vecteurs de la
diffusion de l’idéologie islamiste.

Par ailleurs, la rencontre entre la criminalité tchétchène et la guerre se révèle très


bénéfique pour la première. La gangrène de la société locale, entamée dès 1991 se systématise
après la victoire, démultipliant l’influence des groupes armés et consacrant la Tchétchénie
comme zone d’installation prioritaire pour les nouveaux sanctuaires terroristes. La
conjonction entre criminalité et islamisme se révèle particulièrement nocive et transforme la
République en no man’s land où toutes les exactions sont permises. Foyer de crise privilégié,
elle attire désormais toutes les attentions des groupes djihadistes d’Asie centrale et
d’Afghanistan, imposant à la Fédération russe – de laquelle elle dépend – une intervention.

Guerre, guérilla et terrorisme : la violence consacrée

L’exportation de la violence vers la Russie ne date pourtant pas de la seconde


intervention. L’installation des milices wahhabites sur le territoire provoque en effet une
flambée de terrorisme et d’actions de déstabilisation dans l’ensemble de la zone. Tchétchénie,
Daghestan, Ingoushie, Géorgie, Ossétie sont toutes frappées, à des degrés divers par les
frappes des radicaux islamistes. La violence organisée et la culture du conflit asymétrique
sont en effet la marque de fabrique du djihad international et, dans la région, le 11 septembre
commence dès la fin des années 1980. L’intervention russe, décidée par Vladimir Poutine

6
dans la foulée d’une tentative d’invasion islamiste au Daghestan et d’une vague d’attentats
terroristes (de l’été à l’automne 1999), vise avant tout à répondre à ce problème, même si les
préoccupations stratégiques (pétrole, influence) demeurent sous jacentes.

Par sa brutalité cependant, la seconde intervention russe semble devoir accentuer le cercle
vicieux de la violence. Aux opérations militaires elles-mêmes, d’une extrême sauvagerie,
succèdent des opérations contre insurrectionnelles particulièrement meurtrières, qui prélèvent
un lourd tribut sur les populations civiles. Le recours aux opérations de terrorisme de masse et
aux opérations suicides semble alors être la seule riposte possible face à des autorités russes
décidées à niveler la Tchétchénie. Les résultats réels d’opérations comme la Doubrovka ou
Beslan demeurent cependant mitigés, alors qu’au jour le jour les opérations plus anonymes de
guérilla ont peu à peu contraint les Russes à modifier leur approche. Incapable de réduire les
bandes armées qui, chaque mois, abattent quelques centaines de ses soldats, le Kremlin a
renoncé à rechercher la victoire militaire et s’attache désormais à transférer le fardeau de la
guerre aux Tchétchènes eux-mêmes. L’impact des opérations de terrorisme pur sur le
déroulement du conflit peut ainsi faire l’objet d’évaluations nuancées, en particulier s’il est
comparé à la violence plus traditionnelle.

La Tchétchénie, catalyseur du djihad ?

Il n’en demeure pas moins que les activités terroristes islamistes, l’existence de camps
d’entraînements, les connections établies entre différents groupuscules internationaux et les
effets de propagandes retirés des attentats les plus médiatiques et de la répression sont
susceptibles de faire de la Tchétchénie un catalyseur de l’activité islamique, une terre de
djihad. Cette hypothèse est cependant loin d’être confirmée. Les singularités de la société
tchétchène, la localisation périphérique du conflit ou le désintérêt des musulmans arabes pour
le conflit relativisent en effet l’impact potentiel du conflit comme élément de mobilisation4.

De fait, la multiplicité des facteurs de violence démontre que le conflit ne peut être
comparé aux guerres afghanes ou à l’insurrection irakienne. Si le rôle des milices islamistes
ne doit pas être sous-estimé, faire de l’islam radical la principale source de violence serait
abusif. Le grand nombre d’acteurs impliqués et l’étonnante variété d’interactions qu’ils
entretiennent donne au conflit tchétchène une tonalité typiquement caucasienne, par nature
difficilement comparable et, a fortiori, difficilement exportable.

4
Exemple de la singularité de la culture tchétchène, l’effort arabe (djihad) ne recouvre pas le même sens que
l’effort tchétchène (ghazavat). Selon Alexandre Toumarkine, « dans l’esprit des Tchétchènes, la notion de
ghazavat renvoie à l’idée d’une guerre de défense en réponse à l’attaque d’un ennemi qui menace la foi
musulmane et ses pratiques, mais aussi à travers elles l’existence même de la communauté de l’identité de
laquelle elle est un des éléments constitutifs ». Dans ce sens, les Tchétchènes associent la menace contre la foi à
la menace contre le clan (communauté), ce qui en réduit la porté. Alexandre Toumarkine, « Les identités de la
société tchétchène, l’extérieur et la guerre », Hérodote, avril-juin 1996.

7
Partie I : la géopolitique du conflit tchétchène

Chapitre 1 : Présentation de quelques éléments


sociologiques, économiques et religieux.

§ 1 La société tchétchène

A) Une société patriarcale, fondée sur une organisation clanique

La Tchétchénie est une société clanique, décentralisée, autogérée. Fondée sur le patriarcat
elle est structurée autour de valeurs traditionnelles communes, où les clans jouent un rôle
essentiel.

La plupart des clans se différencient par leur localisation: plaine, piémont ou montagne.
Montagnards à l’origine les Tchétchènes ont, dès le milieu du 19ème siècle, été repoussés vers
les plaines et les piémonts par les Russes et les Cosaques afin de faciliter le contrôle de
populations promptes à s’insurger. Naît dès lors une rivalité entre les clans demeurés dans les
montagnes et les autres; ces derniers sont considérés comme les " collaborateurs des Russes "
par les montagnards.

L’architecture sociale s’articule autour d’un modèle ancien. La société fonctionne comme
une structure d’appartenance à un clan ou ‘teïep’, dont le nombre n’est pas fixé avec
exactitude. La plupart des experts s’accordent à dire que la Tchétchénie dénombre environ
131 clans. Le teïep (union de clans patronymiques) est une grande famille, chacune est
associée à une montagne d’origine. Chaque teïep est donc rattaché à une base d’implantation
géographique. Selon une définition donnée par Y.A. Aïdaev5, le teïep est un « groupe de gens
ou de familles reliées les unes autres par une parenté de sang transmise sur un mode
patrilinéaire ». Mais bien d’autres définitions existent, fondées davantage sur les liens de
parenté étendus ou le mode de production et la propriété de la terre.6

Ces clans peuvent être de taille variée et d’origine différente. Ils sont répartis en neuf
grands groupes communautaires ‘tuhums’ ou ‘toukhoum’, entités rattachées à un ancêtre
commun et représentant les neufs tribus de la Tchétchénie d’origine (symbolisées par les neuf
étoiles sur le drapeau tchétchène). Ces neuf tuhums fédèrent les teïeps, décident des objectifs
communs de défense et de commerce, mais laissent aux individus leur autonomie de jugement
et d’action. Les teïep sont eux même divisés en branches, ‘gars’, à leur tour subdivisées en
nek ou nek’e7.

5
Y.A. Aïdaev, Tchetchentsy, istoria i sovremennost, Academy of Natural Sciences RF & Academy of Social
Sciences, Moscou, 1996.
6
A. Bennigsen & S.E. Winbush, Muslims of the Soviet Empire- A Guide , Hurst & CO, London, 1986. Le
« teipy » est la cellule de base de la société tchétchène, et plus exactement une formation patronymique,
exogamique et clanique, dont les membres descendent d’un ancêtre [mâle] commun». Selon le Professeur
Aïdaev (précité) le teïep était un groupe de familles qui s’est développé sur la base de relations simples et
primitives, dans lequel chaque membre sont liés ensemble par des liens du sang par la branche paternelle.
7
Voir document page 9 : Structure de la société tchétchène.

8
Structure de la société tchétchène.

9
La violence intra-tchétchène est codifiée par la coutume de la dette de sang, devenue avec le
temps l’un des fondements des rapports sociétaux. Le meurtre d’un Tchétchène par un autre
entraîne la vengeance systématique sur la famille du meurtrier et combine une justice
rudimentaire à un principe dissuasif minimal. Les usages assouplissent néanmoins la rigueur de
cette logique : le dommage causé par le meurtre peut être réparé par le jeu d’un système de
réhabilitation qui impose au coupable le rachat de ses fautes mais qui entraîne en retour son
intégration dans la famille de la victime, compensant ainsi la perte subie. L’ adat, le droit
coutumier populaire8 continue lui aussi à s’appliquer. Construit autour de la notion d’honneur
des clans, il dicte un ensemble de règles de comportement respectées par une grande partie des
habitants du Nord-Caucase. Dans ce contexte, le teïep tient un rôle principal de régulation
sociale et d’administrateur de la justice.

Dans le domaine du juridique, en dépit des politiques d’assimilation au régime tsariste


puis soviétique, la société tchétchène est parvenue à sauvegarder ses éléments identitaires.
Certes, les textes établissent sans équivoque la primauté du droit russe sur les usages
traditionnels. La nouvelle Constitution tchétchène, adoptée en 2003, énonce dans son article 6
que : « dans un souci d’unité du système juridique de la Fédération de Russie et de la
république tchétchène, les lois constitutionnelles et fédérales s’appliquent sur l’ensemble du
territoire tchétchène. En cas de contradiction entre la loi tchétchène et une loi fédérale, cette
dernière sera la seule applicable ». Dans les faits toutefois, l’adat continue à s’appliquer et les
tribunaux y recourent parfois. Dans les usages, la règle de la dette de sang s’applique
fréquemment au détriment d’une décision juridictionnelle déjà rendue. Ainsi, Ramzan
Kadyrov, fils du président Akhmad Kadyrov assassiné en mai 2004, a déclaré qu e les auteurs
du crime retrouvés, il ne les soumettrait pas à une juridiction de droit commun, mais comptait
au contraire leur appliquer la tradition de la dette de sang9.

Il faut noter, l’adat coexiste avec la Charia mais ne s’y substitue pas. Le droit coutumier
(considéré comme le droit commun) s’applique parallèlement aux normes du droit musulman,
adaptées de la Charia. Ces deux types de normes forment ensemble la colonne vertébrale de la
société tchétchène10.

La société tchétchène est structurée autour de référentiels permanents, comme les


valeurs familiales, le culte de la femme et des aînés, l’égalité, la foi, l’honneur, un sens moral
très poussé. Les épreuves de l’histoire ont également fait de la notion de résistance à
l’oppression étrangère une référence spécifique au peuple tchétchène. Le romancier
Soljenitsyne, dans son livre « l’Archipel du goulag »11décrivait le peuple tchétchène comme
« ne s’accommodant jamais avec l’obéissance, toujours fier, et ne respectant que les insurgés
[..] Le caractère passionné des Tchétchènes exclut l’ochlocratie12».

8
Adat : Il structure les relations interclaniques. En Tchétchénie, l’adat coexisterait avec l’observation de l’Islam.
Il comprend règles juridiques et sociales, préconise le respect des anciens et des femmes, l’entraide réciproque,
l’hospitalité, le respect de la nature, …L’adat engage chacun à défendre sa famille, sa tribu et son pays. Elle
« systémise » la vendetta. Quand un meurtre est commis, l’assemblée du Conseil des Anciens des clans
concernés recherche le mobile du crime et tranche sur la punition. En cas de fuite du criminel, c’est un parent
collatéral qui risque la mort. Voir aussi pour plus d’information l’article d’Armen Geyvandov, « Mezhdu
obshchinoy I gosudarstvom », NG Nauka, N°4, 12 mars 2003.
9
http://www.kommersant.ru/doc.html?docId=547167 , article daté du 29 avril 2005.
10
Aleksandr Khalmukhamedov (travaillant au Ministère russe des Affaires de la fédération, des Nationalités),
« How to Return to Normality in Chechnya », http://www.ca-c.org/dataeng/bk02.03.khalm.shtml
11
Alexandre Soljenitsyne, « L’Archipel du Goulag », Seuil, septembre 1973.
12
Ochlocratie : pouvoir démagogique des masses. Le terme est probablement un euphémisme désignant le
totalitarisme soviétique.

10
Corollaire de la résistance, l’amour de la liberté, constitue une autre face de l’auto
identification tchétchène. La notion de liberté, telle qu’elle ressort en Tchétchénie, doit être
remise en perspective par rapport à son utilisation rhétorique en matière de lutte
indépendantiste. « Il est une nation sur laquelle la psychologie de soumission resta sans effet ;
pas des individus isolés, des rebelles, non ; la nation entière. Ce sont les Tchétchènes »13. La
résistance est perçue à la fois comme une valeur mais aussi une nécessité face aux ingérences
du monde extérieur, un devoir de protection de l’identité clanique contre toute tentative
d’acculturation14.

B) Fondements historiques de la culture de la résistance

Les relations entre Russes et Tchétchènes ont toujours été difficiles. La Guerre du
Caucase du 19ème siècle et la déportation du peuple tchétchène en 1944 représentent deux
événements traumatiques qui ont profondément modelé l’identité culturelle de la société
tchétchène. Ils contribuent à expliquer son acharnement à se séparer de la Russie, l’agression
actuelle apparaissant comme un « éternel retour » d’une histoire où l’oppression, la guerre et
l’éradication de peuple tchétchène semblent devoir être une permanence.

Les premiers affrontements entre Russes et Tchétchènes remontent à 1783, après la


signature du Traité de Guéorguievsk qui place la Géorgie sous protectorat russe. Les prémices
de la résistance tchétchène se manifestent dès cette époque, avec l’apparition notamment des
premières grandes figures nationales, le cheikh Mansour puis, quelques années plus tard,
l’Imam Chamil. Le premier est le chef de la résistance à l’occupation russe, qui se poursuit
entre 1785 à 1791. Le second, membre de la confrérie soufie Naqchbandia, est l’un des
principaux artisans de la Guerre du Caucase, révolte qui embrase le pays dès 1822, et dont il
devient l’incarnation à partir de 1834, lorsqu’il succède aux deux précédant imams de la
confrérie. Il se distingue de ses prédécesseurs par sa connaissance de l’arabe littéraire et de
l’histoire de l’Islam15. Pendant vingt cinq ans, il mène la guerre contre l’armée russe,
parvenant même à créer dans les zones montagneuses du pays un Etat semi-militaire,
l’Imamat de Chamil, dotée de structures exécutives, d’une législation et de forces armées: En
1841, il est considéré comme « l’adversaire le plus dangereux de la Russie16 ». A l’instar des
idéaux prônés par Mansour, qui, à travers une interprétation nationale du concept de guerre
sainte17, avait exhorté les populations à pratiquer un Islam radical, la politique de Chamil se
façonne autour de l’Islam, du soufisme Naqchbandi18 et des obligations imposées par la
Charia19.

13
Soljenistsyne, op. cit.
14
Symboliquement, la thématique du loup incarne l’identité tchétchène. On la retrouve sur le drapeau de la
république tchétchène d’Ichkérie, mais aussi dans l’iconographie indépendantiste. Nombreux chants nationaux et
légendes populaires y font référence. Par ailleurs la meute de loups est elle symbole de solidarité, et le signe
d’une organisation sociale où la légitimité des chefs ne peut reposer que sur le courage. Le Huérou-Merlin-
Regamey-Serrano, « Tchétchénie : une affaire intérieure? », Collection CERI/Autrement, France, 2005
15
Arnaud Kalika, La Russie en guerre, Ellipses, France, 2005.
16
John Dunlop, Russia confronts Chechnya, Roots of a separatist conflict, Cambridge & New York, Cambridge
University Press, 1998.
17
Le concept tchétchène de guerre sainte, le ghazawat, se distingue du concept arabe de djihad.
18
Pour plus d’explication, se référer au paragraphe 3 de ce chapitre, intitulé : « Les fondements religieux en
Tchétchénie »
19
Arnaud Kalika, op cit.

11
Tenus en échec dans leurs tentatives de réduction directe des foyers de résistance, les
autorités militaires tsaristes décident d’opter pour la destruction des villages rebelles des
infrastructures économiques attenantes. Le 25 août 1859, encerclé à Gounib par les troupes
Russes, Chamil rend les armes. Ayant obtenu la permission de se s’exiler, il se réfugie à La
Mecque, où il meurt en 1871. Après la défaite de Chamil, il est estimé qu’environ 39 000
tchétchènes privés de terres se réfugient dans les montagnes ou s’exilent vers l’Empire
Ottoman, y implantant une diaspora qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

La révolution de 1917 voit s’initier une intense campagne de russification, axée sur la
désislamisation (destruction de mosquées, laïcisation des institutions, liquidations des
autorités administratives et religieuses), et sur l'imposition de l'alphabet cyrillique. Rétifs aux
lendemains radieux bolcheviques, les Tchétchène développent une haine intense des Russes.
En 1942 les Tchétchènes profitent de l'affaiblissement de l'URSS pour se révolter et
massacrent les fonctionnaires soviétiques. Leurs représentants décident de faire jonction avec
le corps d'armée Von Rundstedt, qui descend alors sur Bakou, en échange d’une
reconnaissance de l’indépendance de la nation tchétchène par Berlin. Interprétée comme une
trahison par Staline20, celui-ci ordonne la déportation de l'intégralité du peuple Tchétchène.
Entre le 23 février 1944 et le milieu des années cinquante, 600 000 personnes seront
déplacées vers le Kazakhstan, l’Asie centrale et la Sibérie, dans des conditions souvent
dramatiques21. En parallèle, la politique d’acculturation et de soviétisation est lourdement
renforcée, afin de supprimer toute trace d’opposition.

Le traumatisme causé par les déportations de 1944 joue un rôle fondamental dans la
mémoire tchétchène et dans l’exaltation de la résistance. Le souvenir en reste très vivace, y
compris pour les générations nées pendant la déportation, qui représentent actuellement une
classe d’age (48-60 ans) très influente dans une société clanique traditionnelle.

Si la déportation prend fin en 1957, la crainte qu’une telle opération ne se reproduise


demeure. Le pressentiment de nouvelles exactions russes, associé au souvenir de la
déportation, s’est agrégé à l’identité tchétchène. Selon Akhmed Zakaev, représentant de
l’ancien président Maskhadov : « Les Tchétchènes ont survécu aux tsars, survécu à Staline,
survécu à Eltsine et survivront à Poutine. Ce n’est pas parce que nous voulons nous battre,
mais parce que nous n’avons pas le choix »22.

L’idéal de la résistance n’a cependant par permis à la société tchétchènes de se préserver


de la politique de russification. La fragmentation inhérente à la structure sociétale clanique a
été un frein permanent à la constitution d’une conscience nationale et unitaire, prévenant toute
tentative de construction étatique propre à la Tchétchénie. Les initiatives de visant à instaurer
un système sociétal et administratif cohérent et global –qu’elles soient nationalistes ou

20
Les thèses sur l’éventuelle collaboration des Tchétchène sont nombreuses. L’ouverture des archives du KGB
pendant la Perestroïka avait cependant permis la révélation de certains documents sur les activités
antisoviétiques en Tchétchénie entrer 1941 et 1944. Les informations ainsi récoltées ont mis en évidence des
activités de banditisme ainsi que l’existence d’une organisation clandestine –l’OPKB, Parti Spécial des Frères
Caucasiens- dirigée par des Tchétchènes. Voir à ce sujet, Viacheslav Avioutskii, « La Tchétchénie », Presse
Universitaire de France, 1998.
21
Sur la déportation, lire aussi Pavel Pollian, Ne po svoieï vole. Istoriia i geografiia prinouditelnykh migratsii v
SSSR , OGI-Memorial, Moscou, 2001 ; M.Cazaçu, Au Caucase, Russes et Tchétchènes, récit d’une guerre sans
fin, Georg, Genève, 1998.
22
Cité par Reuters, 9 mars 2004. Sur le mémorial de déportation érigé dans la capitale en 1991 ont été inscrits les
mots suivants : « Nous ne pleurons pas, nous ne plierons pas, nous n’oublierons pas ».

12
Islamistes- ont toutes échouées devant ce modèle traditionnel23. En période de crise, ou
l’acquisition de ressources devient une priorité, cette incapacité à transcender les
fragmentations représente sans doute un facteur d’explication fondamental de la
criminalisation endémique de la société tchétchène, pour laquelle l’appartenance clanique
dépasse l’unité. Dans cette perspective, la construction d’une société structurée importe moins
que la survie et l’enrichissement du clan, ce qui contribue à expliquer la désagrégation rapide
de situation politique dans la République, une fois que l’autorité soviétique eut cessé
d’imposer l’exercice de son autorité. .

§ 2. Le rôle économique de la Tchétchénie dans lé Fédération

L’éclatement du bloc soviétique en 1991 a brusquement ouvert la mer Caspienne et le


Caucase sur le monde. Riche en matières premières stratégiques, la zone est devenue en
quelques mois l’enjeu d’une compétition sauvage entre les puissances régionales et
mondiales, sans que les Etats successeurs de l’Union soviétique soient en mesure de s’y
opposer. Les transferts de compétences et de capacités entre l’Union et la Communauté
(URSS/CEI) ont en effet été essentiellement formels, laissant les nouveaux Etats à la merci de
toutes les convoitises. Pris dans ces turbulences, les marches de la Russie, et plus
particulièrement le Caucase Nord, se sont embrassées à leur tour, laissant peu de choix
d’action au Kremlin. La Caspienne représente en effet un enjeu économique majeur qui exige
de contrôler ses routes d’accès. Pétrole, gaz, matières premières et infrastructures de transport
représentent donc des causes déterminantes de la crise.

A) La Tchétchénie dans l’espace stratégique russe

Les motifs de la première intervention russe en Tchétchénie sont multiples. Les


impératifs politiques (briser la spirale séparatiste qui menace la Fédération) sont évidents : il
s’agit de stopper l’effritement de l’espace périphérique russe. La Fédération russe, qui, en
1991, a cédé les Républiques fédérées pour se libérer de l’emprise du Parti Communiste de
l’Union se trouve confrontée en Tchétchénie à une réédition du processus au sein même de
ses propres frontières. Mais la préservation des intérêts économiques a également joué un rôle
décisif, le Caucase Nord étant une pièce essentielle du dispositif de contrôle des accès aux
ressources pétrolières et gazières de la mer Caspienne. Certes, l’objectif avoué ne porte que
sur la Tchétchénie, partie intégrante de la Fédération, les responsables russes affirmant que le
seul pipeline opérationnel reliant la Caspienne à la Russie est sous la menace des forces
séparatistes Islamiques24. Mais au-delà de ce simple territoire c’est bien l’ensemble de la
Caspienne que Moscou entend garder sous sa coupe, la démonstration de force en
Tchétchénie étant censé démontrer toute l’influence que la Russie peut exercer sur la zone25.

En soi en effet, le territoire tchétchène (à peine 20.000 km²) a peu d’intérêt pour la
Russie, si ce n’est quelques puits de pétrole. Cependant, sa situation géographique lui confère
une importance stratégique de premier ordre (cf. carte Annexe 1 donner le page 104).
Traversé dans sa partie sud par la haute chaîne du Caucase, il constitue une barrière naturelle
avec le monde turcophone et perse. Au nord, la vaste plaine de Grozny est un couloir majeur

23
Gaïdz Minassian, Djihadisme en Tchétchénie : un nouvel Afghanistan ? , PUF, France, mars 2005.
24
Chris Marsden, « Background to the Russian assault on Chechnya : a power struggle over Caspian oil » 18
novembre 1999.
25
« Russia bombs Chechnya and Dagestan for access to Caspian Oil », 25 septembre 1999.
http://www.moles.org/ProjectUnderground/drillbits/4_15/2.htm

13
de transit entre la Mer Caspienne et la Mer Noire, qui relie Moscou à la Méditerranée. Or la
dégradation des rapports entre Moscou et Grozny et l’indépendance croissante de la
République autonome à l’égard du pouvoir central a atteint un point de rupture. La sécession
potentielle de la Tchétchénie menace l’ensemble des possessions russe dans le Nord Caucase
et risque de créer une disjonction avec la zone caspienne, vitale pour la survie économique de
la Fédération. La Tchétchénie qui est avant tout une marche défensive, protégeant un
ensemble de voies de communication vitale n’a donc pas pour vocation de devenir
indépendante.

Dans une perspective plus vaste, les grandes aires pétrolifères du Caucase se divisent
principalement en trois zones qui s’étendent du Danube à la Caspienne. La distance séparant
les zones de production des Etats consommateurs est un facteur discriminant dans
l’attractivité desdits gisements. Il s’agit d’un élément clé, car il joue sur l’orientation des
tracés d’exportation des hydrocarbures. Ce facteur d’éloignement a ainsi contribué à créer un
« espace intermédiaire à fonction de transit », le Caucase.

Le bassin de la Caspienne possède selon toute vraisemblance le troisième gisement


mondial de pétrole26. L’ensemble des ressources n’ayant pas été totalement exploré, les
estimations des réserves de la Caspienne sont imprécises27. Les estimations présentées, sont
contradictoires, voire fantaisistes. Selon la plupart des analyses européennes les réserves de
pétrole seraient comprises entre 50 et 100 milliards de barils alors que les analyses les situent
entre 90 et 220 milliards de baril. Une compagnie italienne cite en revanche un chiffre minime
de 7,8 milliards, alors que la revue spécialisée Pétrostratégie avance un chiffre moyen de 39,4
milliards. Le rapport Cheney28, qui fixe les grandes orientations de la politique énergétique
des Etats-Unis, estime que ces réserves se montent à 20 milliards de barils, mais rajoutent
qu’il y a encore de nombreuses zones qui n’ont pas été découvertes et dont le potentiel
énergétique est estimé entre 14,4 à 80,2 milliards de barils.
Dans ce contexte, l’un des problèmes les plus épineux n’est pas tant l’extraction des
ressources que dans la possibilité d’établir un réseau de transit des matières premières
extraites le long d’axes sûrs. La question de l’acheminement des ressources est cruciale et

26
Frédéric Encel , « De la Caspienne au Golfe Arabo-Persique : une nouvelle pétrostratégie russo-américiane »,
Questions internationales n° 2 , La Documentation française.
27
Malheureusement pour la Russie, sa zone caspienne est pauvre en réserves ( 2,7 milliards de barils de réserves
prouvées). Ce qui explique pourquoi les tensions entre les Etats riverains les tensions sont si fortes au sujet du
statut juridique de la Caspienne, et de sa délimitation maritime. Actuellement les pays riverains de cette mer sont
au nombre de cinq (depuis la dislocation de l’Union soviétique en 1991). Il s’agit de la Russie, l’Azerbaïdjan, la
Kazakhstan, le Turkménistan et l’Iran. Cette mer n’est pas suffisamment large pour qu’on puisse y appliquer le
droit maritime international des 20 miles. C’est pourquoi depuis près de dix ans ces pays se disputent le partage
de leurs eaux territoriales respectives. L’une des solutions serait un partage inégal proportionnel à la longueur
des côtes de chaque pays. Dès son arrivée au Kremlin, le président Poutine a désigné un représentant spécial
chargé de trouver une solution à cette question. Ce revirement –par rapport à la politique établie précédemment
par le ministre des affaires étrangères Evgueni Primakov- s’explique par le besoin de la Russie d’avoir des droits
de propriété sur les réserves énergétiques qui venaient d’être découvertes dans le secteur russe du nord de la
Caspienne, ainsi qu’à sa volonté de participer au développement du champ pétrolier géant de Kashagan au
Kazakhstan (Pavel Baev, « La politique russe dans le Nord et le Sud Caucase», Cahiers de Chaillot N°65,
décembre 2003). La Fédération atteindra ces objectifs par la signature en 2002, d’accords bilatéraux consacrant
un partage de fait ont été signé avec les deux autres pays qui y étaient favorables (Azerbaïdjan et Kazakhstan),
au préjudice de l’Iran, qui souhaitait un partage en part égales. Ces cinq Etats riverains avaient pourtant tenté lors
du sommet d’Ashgabad en mai 2002 de se mettre d’accord pour l’établissement d’un statut légal en vue du
partage des ressources de la Caspienne, mais la signature n’a pas eu lieu.
28
Report of the National Energy Policy Development Group, mai 200.

14
délicate. Elle fait intervenir des intérêts souvent divergents, et raison notamment de la
diversité des acteurs en présence.

B) Désenclavement du pétrole de la Caspienne : une question complexe.

Le débat sur la Caspienne reste largement dominé par la question des voies de transit des
ressources pétrolières de la Caspienne. Ces dernières sont au coeur des rivalités entre les
puissances régionales et mondiales. La configuration des échanges pétroliers de cette région
demeure par ailleurs conditionnée par l’héritage soviétique.
L’enjeu est donc de désenclaver les pays concernés et leur production pétrolière selon des
itinéraires offrant aux compagnies pétrolières des garanties de sécurité suffisantes quant à
l’acheminement des ressources, et ce sur un long terme. A l’heure actuelle, aucun des Etat
concerné, qu’il soit producteur ou simple territoire de transit, n’est exempt de tensions
sociales, politiques, ethniques, religieuses ou militaires. Par ailleurs la Russie, qui domine
encore l’architecture régionale de répartition et de transit des matières premières, manque
cruellement de capitaux pour entretenir les réseaux et les infrastructures d’extraction.
L’exportation des hydrocarbures se heurte donc à un problème d’insuffisance et de vétusté des
oléoducs. Un tiers du réseau de pipelines serait en fin de vie et leur obsolescence est la cause
de déperditions considérables.
La Russie est condamnée, s’il elle veut maintenir son potentiel de développement, à
conserver un accès prioritaire dans la région. Son intervention dans l’exploitation des
ressources pétrolières de la mer Caspienne, et à plus long terme, sur le choix des tracés
d’exportation, est motivée par la volonté de préserver sa rente pétrolière. La Banque Mondiale
estime ainsi qu’en 2003, 25% du produit intérieur brut de la Fédération avait pour source
l’exploitation des ressources énergétique (pétrole et gaz principalement)29. La captation de
matières premières de pays limitrophes est de fait devenu une priorité pour le Kremlin. Alors
qu’entre mars et mai 2004 la Russie était le premier producteur mondial de pétrole brut
(devant l’Arabie saoudite), le Ministère des Ressources naturelles affirmait que les gisements
pétrolifères russes ne représentaient plus que 4,8% des réserves mondiales et étaient en voie
d’épuisement30. A l’inverse, les compagnies pétrolières russes détiennent encore une part
considérable des réserves mondiales du fait de leur implantation traditionnelle en mer
Caspienne. L’irruption sur ces marchés des compagnies américaines, et la dislocation des
relations privilégiés entre Moscou et ses anciens satellites représente donc une menace
touchant la sécurité même du pays31.
Le contrôle des gisements des pays limitrophes de la Russie demeure en effet essentiel,
autant pour assurer le dynamisme de la reprise économique que pour garantir l’accès au
marché du pétrole d’origine russe. Moins cher à la production que le pétrole sibérien, le
pétrole du Caucase et de l’Asie centrale menace, s’il n’était pas contrôlé, de fermer des
marchés potentiels à la Russie. D’intenses coopérations économiques se tissent déjà avec le
Turkménistan l’Ouzbékistan et le Kazakhstan dans le domaine gazier (Alliance Gazière) et
exigent une protection appropriée, d’autant que le rapport de force demeure très favorable à la

29
Russian Economic Report, rapport n°7, Banque Mondiale.
30
Statistical Review of World Energy, British Petroleum, Londres, juin 2002; P. Orenkhin, « Oil Reserves May
Not Suffice For All », Nezavisimaya Gazeta, Moscou, 8 avril 2004. Ces chiffres minorent généralement les
réserves potentielles, ne se fondant que sur les réserves reconnues.
31
Country Analysis Briefs, Russia, EIA (eia.doe.gov), février 2005

15
Russie. A titre d’exemple, au Turkménistan, Moscou achète son gaz à environ 50% du prix du
marché32.

Récemment, le Ministre de la Défense russe, Sergeï Ivanov, n’a pas fait mystère des
intentions russes en matière énergétique lorsqu’il a déclaré, en suivant une dialectique
proprement soviétique : « la CEI est une sphère primordiale de notre sécurité. Dix millions de
nos compatriotes y vivent et nous leur fournissons de l’énergie à des prix inférieurs aux
niveaux internationaux. Nous n’avons pas l’intention de renoncer au droit d’y utiliser la force
militaire dans des situations dans lesquelles tous les autres moyens ont été épuisés »33. Mais
cette déclaration est également un avertissement direct aux puissances étrangères tentées
d’interférer avec les intérêts régionaux de la Russie, et plus spécifiquement les Etats-Unis, qui
exercent en effet une pression croissante en Caspienne, qu’ils perçoivent comme le « nouveau
grand jeu pétrolier mondial »34.
La stratégie américaine, basée sur la promotion des intérêts de leurs compagnies
pétrolières nationales, vise directement à contrer le renouveau de l’influence russe dans la
région caspienne en accentuant leur propre influence politico-stratégique dans la zone
caspienne. En désenclavant les pays bordant la Caspienne, ils escomptent réduire la trop forte
dépendance de ceux-ci à l’égard de la Russie. La construction d’un pipeline entre Bakou-
Supsa (dit aussi la « voie géorgienne ») répond à cet objectif, tout comme le tracé Bakou
Ceyhan (port turc sur la Méditerranée), qui évite au pétrole azéri de transiter par la Russie ou
l’Iran. Washington a signé un accord pour la construction d’un nouveau pipeline, qui
transportera directement le pétrole, à travers la Turquie, jusqu’aux pétroliers américains
situés dans la mer Méditerranée. Les Etats-Unis ont en délibérément imposé que le tracé de ce
nouvel axe évite de la Russie et les autres pipelines existants35.

32
Ariel Cohen, « The Putin-Turkmenbashi Deal of the Century: Towards a Eurasian Gas OPEC? », Eurasia
Insight, mai 2002 (www.eurasianet.org)
33
RFE/RL, Newsline, vol. 7, 10 octobre 2003.
34
Frédéric Encel, « De la Caspienne au golfe Arabo-Persique : une nouvelle pétrostratégie russo-américiane »,
Questions internationales n° 2, La Documentation française.
35
Brian Becker, « The link between Chechnya war and Caspian Oil »,
http://home.clear.net.nz/pages/cpa/news/Chechnya.htm

16
Le réseau pétrolier de la Caspienne.

Projets d’infrastructures et modernisation (octobre 2000)

Sources : The Economist intelligence Unit, Country profile, Country report 1992-2000, Londres ; Base de données
Chelem, Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), Paris.

17
Dès 1992, la Tchétchénie s’est indirectement retrouvée impliquée dans un bras de fer
entre la Russie et les Etats-Unis pour le contrôle des énormes gisements de pétrole de la
Caspienne. Le projet de pipeline Bakou Ceyhan devait en effet passer en Tchétchénie, lui
donnant ainsi un levier important sur la Russie, plus particulièrement dans un contexte
sécessionniste. La restauration de l’autorité administrative du Kremlin sur la république et la
sécurisation des axes de transit devenaient alors impératives, justifiant la décision du Kremlin
d’effectuer une démonstration militaire à Grozny. L’échec de la première intervention, et les
errements de la seconde, ne signifient cependant pas que le Kremlin ait renoncé à toute option
de force. Certes l’amélioration des relations entre la Russie et les Etats-Unis36, la présence des
troupes américaines de part et d’autre de la mer Caspienne et la mise en chantier de plusieurs
oléoducs qui satisfont les appétits des acteurs régionaux et les grandes puissances témoignent
de la stabilisation de la région, ou du moins des efforts qui sont faits dans ce sens. Washington
et Moscou ont d’ailleurs concrétisé leur partenariat depuis le 9 octobre 2002, date à laquelle le
pétrole russe alimente les réserves pétrolières américaines. Cependant, la multiplication des
révolutions « démocratiques » dans la sphère d’influence russe est susceptible de modifier
considérablement ce nouvel équilibre et de relancer une spirale de crise dont les répercutions
se feront également ressentir dans le Caucase Nord.

C) Secteur énergétique russe

Aujourd’hui la production pétrolière en Russie fait d’elle le deuxième exportateur de


pétrole, après l’Arabie Saoudite, avec 7, 59 millions de barils par jour (MBJ) en 2002, soit
10,7 % de la production mondiale37. La Russie est donc à l’heure actuelle l’un des acteurs de
premier plan du marché pétrolier international.

Depuis 1998 (6,16 MBJ), on assiste à une croissance de la production. En 2010, d’après
l’EIA (Energy Information Agency), la Russie devrait produire 8,6 MBJ ; 9 MBJ en 2020 et
9,5 MBJ en 2030. Le ministère russe prévoit de son côté entre 8,9 et 9,8 MBJ en 2010 et 9-
10,4 MBJ en 2020. Les réserves russes sont importantes, bien que sujettes à controverses. Les
réserves pétrolières gérées par la Russie seraient de l’ordre de 60 milliards de barils par an
pour British Petroleum, de 207 milliards pour l’USGS 38 et de 98 milliards de barils par an
pour l’Association des géologues américains.

La plupart de ces réserves d’hydrocarbures sont localisées localisés autour de la mer


Caspienne. Mais la production pétrolière russe est aussi assurée dans les régions de Sibérie
occidentale et de Volga-Oural, au potentiel sont cependant très inférieurs. La Sibérie orientale
recèle encore quelques gisements non exploités, mais les conditions de production y sont plus
difficiles et plus onéreuses, nécessitant de lourds investissements et affichant une rentabilité
très inférieure aux productions du Moyen-Orient et de la mer Caspienne.

36
« Le pétrole russe alimentera la réserve stratégique américaine » , La Tribune, 3 octobre 2002.
37
Catherine Locatelli, « L’industrie pétrolière russe entre gouvernances publiques et privées »,LEPII,
Département Energie et Politiques de l’Environnement (EPE),mai 2004.
38
“Saoudi Pact shows Russia’s New Stengh”, Petrolium Intellignece Weekly, 8 septembre 2003.

18
Réserves pétrolières et consommation russes

Réserves Consommation en % Production


prouvées de la consommation annuelle (millions
(milliard de mondiale de barils par jour)
barils)
Russie 48,6 3,5% 7,1 mb/j
Source: Statistical Review of World Energy 2000.

Réserves estimées et de production quotidienne de pétrole.39

D) Etat actuel de l’industrie pétrolière en Tchétchénie

Le secteur pétrolier tchétchène, pillé et négligé pendant des années de lutte pour
l‘indépendance, est aujourd’hui de nouveau d’aplomb, fonctionne et génère de l’argent
nécessaire – entre autre- au rétablissement de la stabilité dans le pays . Selon une analyse
émise par Klim Dervabin40, le fondement de l’économie tchétchène demeure le pétrole. La
stabilisation et l’enrichissement de la région exigeraient donc d’importants investissements
dans la restauration et le développement des infrastructures d’extraction mais également une
sécurisation des sites de forage et des oléoducs. Les actes de sabotages sur les biens pétroliers,
le vol permanent de carburant et d’équipements de la Grozneftegaz Company (Compagnie de
pétrole/gaz de Grosny) demeurent en effet un problème constant. Durant son dernier voyage
en Tchétchénie, le président de la compagnie Rosneft (actionnaire majoritaire de la
Grozneftegaz), Sergei Borgandchikov, artisan de la restauration de l’industrie pétrolière
locale, estimait encore les dommages infligés au complexe énergétique par les activités
criminelles à environ 100 millions de dollars.

La Grozneftegaz, qui assure la gestion de production pétrolière en Tchétchénie, est la


principale cible de ces détournements de pétrole, opérés par des « rois du pétrole » réunissant
chefs rebelles et chefs de clans gouvernementaux. Mais au-delà de la Grozneftegaz, c’est bien
la Rosneft, société d’état russe actionnaire à 51%, qui est touchée. Rosneft possède les licences
des gisements tchétchènes depuis 2002. La compagnie y a restauré quelques 256 installations,
réservoirs, pipelines, infrastructures électriques, etc. 28 puits ont été remis en état de marche,
reconstruits si nécessaire, tout comme leurs systèmes de distribution. La production pétrolière
de Grozneftegaz ne cesse de s’accroître et devait s’élever à environ 2 millions de tonnes en
2004, c’est-à-dire 200 000 de tonnes supplémentaires par rapport à l’année 2003. En 2004,
trois mois de production auraient rapporté 132 millions de dollars.

39
« Brouillard sur le Caucase-Nord », http://www.indesens.org/article.php?id_article=85
40
Klim Deryabin , “Theft of black gold in Chechnya remains a big problem” , Nezavisimaya Gazeta 9.06.2004.

19
Les profits réalisés sur l’exportation de pétrole sont théoriquement utilisés pour financer
la reconstruction de l’infrastructure gazeuse et pétrolière, et les virements sont faits sur les
comptes bancaires spéciaux sur le compte du Ministère de l’énergie russe pour le
développement de la sphère sociale. En 2003 Grozneftegaz a ainsi transféré 2,3 milliards de
dollars dans le budget local et fédéral. L’industrie pétrolière est donc aujourd’hui l’une des
sources financière de reconstruction de la Tchétchénie.

§ 3 Les fondements religieux en Tchétchénie

L’éclatement du bloc soviétique a permis à la société tchétchène de renouer avec son


identité traditionnelle, laquelle reste étroitement lié à la religion musulmane et à ses pratiques.
Tout comme les clans, l’Islam s’inscrit dans l’identité nationale tchétchène, et tend à en
redevenir l’un des fondements.

A) Implantation de l’Islam

La diffusion de l’Islam dans la communauté tchétchène s’est faite progressivement à partir


du 13ème siècle, sous l’influence mongole. Sa pénétration s’opère par le Sud-Est de la
Tchétchénie, dans le royaume de Simsim, à l’époque allié de la Horde d’Or, alors que les
habitants des communautés du sud-ouest du pays restent principalement chrétiens, et soumis à
l’adat (cf. société tchétchène). L’Islam s’étend par la suite vers les plaines du nord et
s’implante solidement dans les contreforts du massif montagneux du Caucase, grâce à ces
codes moraux, sociaux, et civils qui se révèlent plus attractifs que l’adat. Pourtant, en bien des
points, l’adat et la Charia s’avérèrent être complémentaires. On observe ainsi que l’adat est
encore appliqué durant toute la période soviétique dans le domaine pénal, tandis que les litiges
relevant du droit civil (tels que le droit des successions, matrimonial, ..) sont régis de
préférence par le droit musulman.

Si l’on se fonde sur les études archéologiques des rites funéraires, la plupart des
Tchétchènes étaient déjà musulmans dès le 15ème siècle. La diffusion de l’Islam est alors
facilitée par les facteurs économique, culturel et politique qui lient le peuple Tchétchène et
Ingouche, mais aussi les Turcs ottomans et les Perses. Entre les 16ème et 17ème siècles, l’Islam
est considéré comme la religion dominante, voire unique. Il devient progressivement un
vecteur d’opposition et de fédération face aux ennemis des populations tchétchènes. La
première incarnation du libérateur national, un berger Ushurma du village d’Aldy, obtient,
dans son combat, l’approbation du clergé tchétchène, daghestanais et azéri, devenant le cheikh
Mansour.

B) Définition de l’Islam traditionnel soufie en Tchétchénie

Le soufisme est une doctrine et une pratique mystique de l’Islam, apparue au 8ème siècle,
fondée essentiellement sur le Coran et la Sunna (tradition prophétique). Le soufisme est
reconnu à la fois par les écoles juridiques sunnites et chiites comme étant une expression de la
foi Islamique. Mais certaines confréries rejettent le soufisme dans son ensemble, en le

20
considérant comme une déviation hérétique. C’est la position tenue pas les Wahhabites41 et
les courants salafistes.

Le soufisme tchétchène s’est développé comme une réaction contre la colonisation, et a


conservé des éléments propres à l’adat42. Les soufis se sont organisés en confréries fondées
par des maîtres spirituels, généralement descendants du prophète Mahomet. Les Tchétchènes
vivant à l’extrême Nord du monde musulman, leur Islam est entaché de particularismes,
vivement condamnés par les observateurs les plus rigoureux de la foi43. C’est un Islam
« frontalier » -façonné par le soufisme, différent de sa contrepartie de l’hinterland arabe et
plus tolérant à l’égard des autres sociétés44.

Les Tchétchènes pratiquent le soufisme de façon particulière, très hiérarchisé où chaque


confrérie porte le nom de son fondateur. Quand l’Islam s’enracine en Tchétchénie, c’est sous
la forme de deux grandes confréries soufies opposées, qui alimentent les tensions inter-
claniques. La Naqchbandia45 d’une part, qui existe depuis le 17ème siècle et la Qadiriya
d’autre part est apparue au 19ème. Toutes deux exercent un rôle de régulation dans la gestion
des crises internes, leur rivalité étant plus idéologique que pratique. Elles se réunissent
d’ailleurs dans l’adversité et forment une sorte de « couverture idéologique46 » contre
l’intrusion d’éléments extérieurs.

La Naqchbandia est davantage composée d’intellectuels, appelés « arabistes » de part leur


pratique de l’arabe, généralement issus des classes sociales dominantes. La pratique des
prières y est assez discrète. Les clans qui s'y rattachent comptent une grande proportion
d'enseignants, intellectuels, fonctionnaires et se montrent plus favorables à un rapprochement
avec Moscou. A l’inverse la Qadiriya –plus campagnarde dans sa composition sociale- a
plutôt servi de base à la révolution et prône les formes de résistance pacifique et spirituelle. Sa
pratique religieuse s'exprime sous forme de danses. Naqchbandia et Qadiriya jouent un rôle
central sur le plan spirituel mais également social. En effet, à l’organisation clanique de la
société tchétchène s’ajoute une « subdivision confessionnelle soufie »47. Chaque Tchétchène
est rattaché à une des branches (‘vird’) des deux confréries. Ainsi des individus appartenant
au même teïep (clans), peuvent cependant relever de vird différents, renforçant les capacités
de médiations des confréries en cas de conflit.

Les confréries – et plus particulièrement les confréries mineures- peuvent également


servir l’extrémisme religieux ou diverses instrumentalisations politiques, auxquels elles
peuvent servir de relais. Djorkhar Doudaev s’appuie ainsi sur la confrérie, la Kounta Hadji
(une branche de la Qadiriya, implantée dans les montagnes du sud), qui soutient le comité
exécutif du Congrès tchétchène favorable au président.
41
Le wahhabisme est une forme rigoriste de l’Islam sunnite fondée par Mohamed ibn Abd al-Wahhab au 18ème
siècle. C’est la principale forme de fondamentalisme musulman aujourd’hui. Dans sa version salafiste, le
wahhabisme affirme vouloir purifier l’Islam de ses déviances. Pour les wahhabites, un musulman doit retourner à
la forme originale de la foi Islamique qu’Allah avait révélée. A titre d’exemple, fumer est interdit car il s’agit
d’une offense religieuse. La wahhabisme est une forme officielle de l’Islam en Arabie Saoudite
42
Définition donnée par Gaïdz Minassian, « La Tchétchénie : entre guerre traditionnelle et guerre asymétrique »,
Questions internationales n°9, septembre-octobre 2004.
43
Dan Alexe, « La guerre des soufies », Herodote, N°81, avril-juin 1996.
44
Selon Viatcheslav Avioutskii l’un des objectifs d’Oussama ben Laden en Tchétchénie aurait également été de
combattre le déviationnisme soufie. Viatcheslav Avioutskii, « La géopolitique du conflit tchétchène », Défense
nationale, janvier 2004.
45
L’écriture du mot varie, on peut aussi le trouver sous l’épellation « Naqshbandiya ».
46
Gaïdz Minassian, ibid..
47
Gaïdz Minassian, ibid.

21
Chapitre 2 : les rapports de force

Dix ans après avoir commencé, le conflit tchétchène se poursuit toujours. Depuis la fin de
la première guerre, et surtout depuis la seconde intervention russe, l’escalade de la violence
tend à toucher de plus en plus de cibles tchétchènes, traduisant une modification sensible des
rapports de force établis entre Russes et Tchétchènes et les Tchétchènes. La décision de
Vladimir Poutine de tchétchéniser48 le conflit a en effet brouillé les clivages d’opposition. A
la relation manichéenne oppresseurs russes/ libérateurs tchétchènes s’est substituée une
relation trouble entre envahisseurs, collaborateurs et résistants. L’implantation du courant
wahhabite, étranger à la culture locale a encore compliqué l’ensemble, en important des
objectifs de guerre nouveaux, auprès desquels tous les courants de résistance ne se
reconnaissent pas. L’élimination et les tentatives d’élimination49 des dirigeants imposés par le
Kremlin ne représentent que le symptôme le plus apparent d’une société confrontée à une
logique de guerre civile, où les rapports de forces définissent la place de chacun et que seule
la violence est susceptible de modifier.

§ 1 Interaction entre séparatistes tchétchènes et extrémistes

A) L’influence variable de Aslan Maskhadov

La première victime de l’imposition de relations de force centrifuges au sein la société


tchétchène à été la résistance elle-même. La victoire de 1996 consacre en fait la division en
une majorité séparatiste qui a lutté pour la victoire et une minorité wahhabite qui, par son
radicalisme intrinsèque, a permis de la réaliser. Très tôt, l’alliance entre Aslan Maskhadov et
Chamil Bassaev se rompt. Elu à la présidence de la république en 1997 avec le soutien de
Moscou, le premier intègre le second dans son gouvernement avant de l’en expulser moins
d’un an plus tard. La criminalisation de la société, la recherche systématique de la
confrontation avec la Russie et l’influence grandissante qu’exercent les milices radicales ne
laissent en effet d’autres choix à Maskhadov que de tenter de marginaliser les wahhabites, à
moins d’accepter l’inévitable confrontation avec la Russie.
Dans les faits toutefois, la capacité du président tchétchène de contrôler les milices
radicales et les chefs de guerre mafieux s’est révélée très limitée. Entre 1996 et 2000, il se
montre incapable de canaliser les nombreuses exactions exercées contres les intérêts russes
(voir supra §2 § 2 Interactions entre factions loyalistes Tchétchènes) et assiste impuissant au
renforcement militaire des radicaux et à l’implantation d’infrastructures terroristes sur le
territoire. La présence de relais présumés d’Al Qaida tels que Movladi Oudougov, premier
adjoint du Premier ministre de Tchétchénie, dans son propre gouvernement en dit long sur le
pouvoir réel du président de la république Tchétchène. Les heurts sanglants qui éclatent à
Gourdermes en juillet entre les membres de la Garde Nationale Tchétchène (loyale à
Maskhadov) et du Régiment Islamique Tchétchène et la Garde de la Charia (affiliée à
Bassaev) témoignent de sa marginalisation, tout comme la tentative d’assassinat dont il est
l’objet immédiatement après. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant qu’il se soit montré
incapable de s’opposer à l’expédition montée à partir du territoire tchétchène par Chamil
Bassaev et Khattab contre la république voisine du Daghestan durant l’été 1999. Typique de

48
Voir supra Chapitre 3 « Politique de tchétchénisation », page 25
49
On peut évidemment citer l’assassinat de Akhmad Kadyrov, mais également, le 22 mars 2005, la tentative
réalisée contre le premier ministre tchétchène Sergei Abramov, par la pose d’une mine sur la route empruntée
par son véhicule.

22
la logique de déstabilisation régionale défendue par la doctrine islamiste radicale, cette
opération menace dans sa conception même l’avenir de la Tchétchénie en l’identifiant comme
la source principale de l’exportation de l’insurrection armée vers la Russie. Le séparatisme
modéré que représente Maskhadov est désormais dans une impasse que l’intervention russe de
décembre ne fait que confirmer.

B) Les conséquences de la mort de Maskhadov

L’annonce du décès de Maskhadov le 8 mars 2005 - tué par les forces spéciales du FSB
(service de sécurité fédérale) en Tchétchénie- relance un certain nombre d’interrogations,
notamment sur l’avenir de la résistance tchétchène. Certains redoutent que la disparition de
l’ancien président ne favorise le renforcement de l’influence des islamistes radicaux. Maïrbek
Vatchagaev, ancien porte-parole du président tchétchène de 1995 à 1998, estime qu’avec lui,
disparaît « le seul combattant de poids qui tentait activement de relancer les négociations avec
Moscou. (…). Il condamnait résolument toutes les attaques contre les civils, et exerçait un
pouvoir modérateur sur les chefs de guerre tchétchènes, qu'il avait réussi à unifier sous son
commandement, à l'exception de Chamil Bassaev, en principe sous ses ordres, mais qu'il ne
parvenait pas à contrôler. Ce dernier l'avait d'ailleurs accusé récemment de vouloir faire la
guerre ‘en gants blancs’.50 »

Concernant la succession à la tête de la rébellion tchétchène, Vatchagaev est sceptique


quant à l’aptitude des futurs responsables à établir un contact avec les Russes. Trop jeunes
pour partager, à l’instar de l’ancien président, un « passé commun avec les Russes », la haine
est leur seul point de convergence avec leurs ennemis. Vatchagaev redoute par ailleurs que
l’exécution de Maskhadov, bien loin d’apporter la victoire souhaitée par Moscou ne
démultiplie l’influence des islamistes extrémistes sur la résistance. « Il y avait un Bassaev. Il y
en aura désormais plusieurs »51.

Chamil Bassaev lui même, tout en rendant hommage à l'ancien président, n’a pas tardé à
rappeler par le biais d’un communiqué diffusé sur un site internet52, que selon les règles de la
République, c'est au président du tribunal Islamique tchétchène, « Cheikh » Abdoul Khalim
(islamiste radical), de prendre la tête du pays dans l’attente de nouvelles élections.

Une radicalisation supplémentaire du conflit tchétchène servirait-elle la Russie ?


L’absence de négociateur légitime peut justifier l’accentuation de la politique répressive du
Kremlin et exclure toute tentative de médiation extérieure. Comme le souligne Alexandre
Tcherkassov53, de la Fondation Mémorial, qui osera dorénavant proposer à la Russie de
prendre place à la même table que Chamil Bassaev, responsable des prises d'otages de la
Doubrovka et de Beslan ? L'analyste politique Iulia Latynina pronostique l’échec d’une telle
option : «Avec la mort de Maskhadov, dit-elle, l'ultime chance de garder la région à l'intérieur
de la fédération de Russie est perdue. On pouvait parler avec Maskhadov. Les extrémistes
n'aspirent qu'à une guerre totale.54»

50
Propos recueillis par Laure Mandeville, « Vatchagaev : La résistance va se radicaliser », Le Figaro, 10 mars
2005. Maïrbek Vatchagaev a été l’ancien porte-parole du président Maskhadov de 1995 à 1998, puis
représentant officiel de la Tchétchénie à Moscou, jusqu'en septembre 1999. Après avoir été emprisonné en 2000,
il est aujourd'hui réfugié politique à Paris.
51
Le Figaro, 10 mars 2005, op cit.
52
Déclaration publiée sur le site Kavkazcenter.com, le 9 mars 2005.
53
Irina de Chikoff , « Moscou redoute l'intensification du conflit en Tchétchénie », Le Figaro, 10 mars 2005.
54
Irina de Chikoff , « Moscou redoute… » op cit

23
Quoi qu’il en soit, cet événement relance surtout le problème lié aux relations entre
séparatistes tchétchènes et extrémistes wahhabites. La question est d’autant plus délicate que
le camp séparatiste est déjà fractionné. L’un des problèmes les plus épineux réside dans le
partage des filières étrangères de financement que se disputent séparatistes modérés et
islamistes radicaux. Selon Ilia Chabalkine, porte-parole de l’Etat-major régional (EMR) de
l’opération antiterroriste lancée dans le Caucase du Nord, Bassaev essaie depuis un certain
temps déjà de subordonner à son autorité les « représentants étrangers » de Maskhadov, qui
contrôlerait lesdites filières. « Ce que Bassaev veut, c’est contrôler personnellement le
financement de la totalité des bandes armées. Cependant il se heurte à une forte opposition de
la part des ‘’Maskhadoviens’’ »55, qui refusent de les lui céder. Selon l’EMR, certains d’entre
eux seraient même près à se rendre et à quitter la Tchétchénie, faute de successeurs
acceptables à Maskhradov..

Avec le décès de Maskhadov le rapport de force entre séparatistes et extrémistes semble


devoir pencher vers les Islamistes radicaux. Mais si Bassaev demeure la dernière figure
emblématique de la résistance, sa popularité personnelle ne saurait faire oublier ses méthodes
ni celles de ses bandes. A moins de prendre un ascendant militaire considérable sur les
Russes, il ne peut prétendre représenter une alternative crédible au régime de façade que le
Kremlin entretient à Grozny, et ne peut bénéficier d’aucun soutien international si une
solution négociée devait être envisagée. En l’absence de représentant plus présentable,
Bassaev, à lui seul « paralyse le jeu tchétchène »56. La situation pourrait cependant s’arranger
dans l’éventualité où une pression militaire russe –plus accentuée – serait susceptible de faire
réfléchir quelques chefs de guerre, apportant ainsi une solution au « problème Bassaev ». A la
fin des années quatre-vingt dix déjà, Salman Radaev a été soupçonné d’avoir été retourné par
les services spéciaux russes. Grande figure de la résistance, auteur de plusieurs prises d’otages
meurtrières, Radaev n’en aurait pas moins proposé de liquider ou d’arrêter Chamil Bassaev –
auquel il reprochait d’avoir introduit les wahhabites dans le Caucase- en échange d’une
amnistie pour lui et ses hommes, ainsi que le versement d’une somme d’un million de
dollars57. Les raisons de cette proposition sont inconnues mais sont peut être à mettre en
relation avec son arrestation ultérieure, en 2000.

§ 2 Interactions entre factions loyalistes Tchétchènes

Conséquence de la politique de tchétchénisation (voir supra chapitre 3) la Tchétchénie est


désormais scindée entre des forces loyales au gouvernement élu –qui collaborent avec les
forces russes- et les forces hostiles –résistantes ou terroristes selon les points de vues.
Toutefois, la constitution d’un gouvernement, d’une administration et des forces tchétchènes
légitimement dévolus à la reconstruction du pays reste encore une fiction et ce d’autant plus
que l’exercice du pouvoir par les forces loyalistes reflète plus leurs ambitions particulières
que la volonté commune de sortir le pays de l’ornière. La description des diverses unités,
factions et partis existant permet d’apprécier plus justement la perception gouvernementale du
bien public.

A) les « brigades »

55
Maïrbek Vatchagaev, « Chechen terrorists bicker over money », RIA Novosti ,21 avril 2005.
56
RIA Novosti, ibid.
57
« Chechen warlord on murder charge». BBC News, 14 mars 2000.

24
Les brigades sont des unités exclusivement composées de professionnels de la guerre, ex-
militaires russes, déserteurs, mercenaires et anciens combattants tchétchènes. Ils ont pour
mission d’assurer la sécurité des distributeurs illégaux de pétrole, protéger et ponctionner les
oléoducs, exercer des pressions de tout ordre sur les concurrents et sur les populations, un
vaste choix de sévices étant autorisé (meurtre, pillage racket, viol). La guerre et l’insécurité
sont leur fond de commerce, qu’ils entretiennent scrupuleusement. La journaliste russe Anna
Politkovskaya en dit ainsi : « Ces brigades ne mettront pas un terme à leur guerre
‘commerciale’ et trouveront le moyen de prouver la nécessité de continuer les ‘actions
militaires’. En effet, pourquoi chercher d’autres manières de gagner de l’argent lorsque les
affaires [pillages, vols, meurtres, ...] sont d’un si bon rapport ? »58.

B) les milices tchétchènes pro-russes

Les plus connues sont les milices organisées sous l’administration d’Akhmed Kadyrov
(président assassiné en mai 2004), et dirigées aujourd’hui par son fils Ramzan. Familièrement
appelée les « Kadyrovsty », elles apparaissent au printemps 2002, dans les semaines qui
suivent l’élection de Kadyrov. Issus de l’armée privée de Kadyrov59, recruté au sein de son
clan ce mouvement est désormais l’instrument d’imposition privilégié de la politique du
gouvernement légal. Ses unités armées multiplient les arrestations et les enlèvements ciblés
contre des familles suspectées de sympathie avec les combattants. L’ONG Human Rights
Watch enregistre deux enlèvements par jour60, dont 76% sont attribués aux forces de Ramzan
Kadyrov. En mai 2004, il est estimé que 3 000 personnes ont été enlevées. Les rares cadavres
sont le plus souvent retrouvés dans des charniers aménagés près des zones de stationnement
des forces russes, tels que celui de Khankala ou plus de cinquante corps avaient été jetés,
portant des traces de tortures et d’exécutions par balle61. Des dizaines de charniers similaires
ont été découverts.

Chapitre 3 : Politique russe

§ 1 1a politique de tchétchénisation

L’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat russe modifie radicalement l’approche de


l’administration russe à l’égard de la question tchétchène. Aux politiques d’influences, de
corruption et de compromis du pouvoir précédent succède une politique de force destinée à
éradiquer toute trace de terrorisme, à réduire les mafias à un degré de prolifération
supportable et à briser toute velléité d’indépendance. L’échec de l’intervention directe pousse
toutefois le Kremlin à modifier son approche et à tenter de déléguer certaines responsabilités
aux tchétchènes acquis à sa cause. La politique de « tchétchénisation » doit permettre de
mettre en place les différents volets de ce programme

58
Anna Politkovskaya, Tchétchénie, le déshonneur russe , Buchet-Chastel, Paris, 2003. Voir aussi Arnaud
Breillacq, La Tchétchénie, zone de non droit, L’Harmattan, France, 2004.
59
Anna Politkovskaya, « Tikhiye, ili grazhdanskaya voyna silami spetssluzhb », Novaya Gazeta n°68, 16
septembre 2002.
60
«Abductions and torture taking place in Chechnya », ABC, 17 février 2005.
61
Anne Nivat, La guerre qui n’aura pas lieu, Fayard, France, mars 2004.

25
A) Les mécanismes de la tchétchénisation.
Au niveau politique, la tchétchénisation se traduit par la nomination à la tête de
l’administration de la république tchétchène d’un ancien dirigeant religieux, Akhmad
Kadyrov. Pierre angulaire de la politique russe en Tchétchénie, Akhmad Kadyrov est l’un des
acteurs clé du conflit tchétchène. Ancien indépendantiste, il combat les russes lors du premier
conflit. Hostile au radicalisme wahhabite, il obtient la confiance des Russes lorsqu’une
opération menée par ses milices, dirigées par ses fils et les frères Iamadaev, qui lui permet de
reprendre le contrôle de la ville de Goudermes en 1999, tenue jusque là par les wahhabites.
L’opération fait d’eux les hommes forts de la contre-guérilla en Tchétchénie, les troupes de
Kadyrov ne faisant montre d’aucune pitié dans ces opérations de ratissages.
Le soutien personnel du président Poutine propulse Akhmad Kadyrov à la présidence de la
république en octobre 2003. Suivant une technique bien rodée, ses adversaires directs se
désistent, lui assurant une élection aussi démocratique qu’aisée. Parallèlement, il renforce sa
mainmise sur les institutions tchétchènes (financières, politiques ou médiatiques) et établit
rapidement une milice personnelle de plusieurs milliers d’hommes (dirigée par son propre fils,
Ramzan et les frères Iamadaev), qui devient une structure puissante et influente, vecteur
d’oppression et de corruption à l’égard des multiples oppositions. (Voir infra Chapitre 2 : les
rapports de force). L’une des tâches qui lui est assignée est de ramener du côté
gouvernemental les indépendantistes « repentants ». Elle y parvint avec le chef de guerre
Khanbiev, ancien ministre de la Défense d’Aslan Maskhadov (qui a participé indirectement à
la prise d’otages de l’hôpital de Boudennovsk en 1999) par la ’normalisation’ de ce dernier’.
Toutefois, dans la plupart des cas, les techniques de conversion sont plus primitives:
élimination des plus faibles, association au pouvoir des plus forts. Le tableau ci-dessous
démontre que les groupes de convertis les plus importants l’ont été les armes à la main, par
élimination de leurs chefs. La participation du Kremlin dans ces opérations, systématiquement
implicite, est dans certains cas directe. L’élimination de Zelimkhan Iandarbiev est ainsi
imputée aux services spéciaux russes. En Tchétchénie même, les exactions de l’armée russe
participent aux pressions exercées en coopération aux milices gouvernementales, le plus
souvent contre les populations.

Un des aspects de la politique de tchétchénisation62

Date Chefs de factions concernées Mode de conversion


-13 février 2003 Zelimkhan Iandarbiev, Tué dans l’explosion de a voiture au Qatar ;
Président de Tchétchénie par intérim opérations menées par les services spéciaux
à la mort du général Doudaev russes.
- avril 2004 Emir Abou Walid, commandant des Tué en novembre 2003 dans un accrochage
volontaires Islamistes en Tchétchénie avec les forces spéciales russes, mais annoncé
publiquement qu’en avril 2004.
- 1er mars 2004 Rouslan Khamsat Guelaev, chef de Tué par des Tchétchènes dans le cadre d’une
guerre disposant de nombreux opération de vendetta.
réseaux en Géorgie et en Ingouchie.
- 8 mars 2004 Magomet Khanbiev Se rend à Ramzan Kadyrov.

La stratégie russe permet finalement la constitution d’une « composante militaire


tchétchène loyaliste »63. Par la multiplication des opérations de ratissage, et la coopération

62
Arnaud Kalika, La Russie en guerre, Ellipses, France, 2004.
63
Arnaud Kalika, La Russie en guerre , op. cit.

26
accrue avec certains Tchétchènes pro-russes, la Russie entend bien montrer aux
indépendantistes qu’elle ne cèdera pas du terrain en Tchétchénie et qu’il n’existe d’autre porte
de sortie que le ralliement ou l’élimination. Toutefois, le procédé a ses limites et aucun climat
de confiance ne peut être instauré entre Russes et Tchétchènes. Dans Grozny, l’armé russe à
cessé de transmettre tout renseignement à la police tchétchène, l’information étant
systématiquement transmise aux rebelles. Plusieurs raids montés contre la capitale par la
résistance auraient été rendus possible grâce à l’appui direct de ces mêmes forces de police,
lourdement corrompues. L’assassinat de Akhmad Kadyrov le 9 mai 2004 à Grozny a
d’ailleurs démontré toutes les limites de la tchétchénisation, le pouvoir légal ne pouvant
assurer sa propre sécurité puisque étant incapable de contrôler l’intégrité de ses propres
milices. La mort de Kadyrov a considérablement ébranlé le projet politique russe de
tchétchénisation, et a fortiori de normalisation.

B) Conséquences de la mort de Akhmad Kadyrov

La mort de Kadyrov fait perdre à Vladimir Poutine le pivot de toute sa politique de


normalisation de la Tchétchénie64. L’humiliante liquidation du Président tchétchène témoigne
de l’échec de sa tentative de résolution « politique » la question tchétchène, organisée autour
d’une politique tendant à démocratiser un peu le pays (adoption de la Constitution,
référendum constitutionnel, élection législatives). Car, selon une responsable politique
tchétchène « en donnant le pouvoir à un seul clan, le Kremlin ne fait que provoquer l'escalade
et susciter toujours plus de conflits »65. Selon le politologue indépendant Alexeï Makarkine,
les autorités russes auraient souhaité consolider le pouvoir de Kadyrov, avant de laisser place
à «un peu de pluralisme» en Tchétchénie lors de prochaines élections législatives. Après cet
assassinat, les seuls choix de Vladimir Poutine se sont réduits à la nomination d’un
représentant direct en Tchétchénie –aveux d’échec explicite de sa politique de
"tchétchénisation" puisque équivalant au retour au statu quo ante - ou à l’organisation d’une
nouvelle élection présidentielle. La seconde option a évidemment été choisie.

La mort de Kadyrov pose le risque de relancer les activités de la résistance et des groupes
terroristes mais surtout d’alimenter un processus de déstabilisation interne. Ramzan Kadyrov
dispose, par l’intermédiaire de ses kadyrovtsy des moyens de se venger mais pas forcement de
reprendre la politique de son père. Certains de ces hommes n’ont rejoint les rangs que pour le
statut que leur poste leur octroie et nombreux sont ceux qui pourraient changer d'allégeance,
en l’absence de chef charismatique. Pavel Felgenhauer, analyste militaire indépendant,
souligne à cet égard le « risque [d']une nouvelle grande période de déstabilisation, d’autant
que le système Kadyrov ne repose que sur une normalisation apparente »66. Un semblant de
paix n’avait été obtenu que par la corruption des chefs de clans locaux et par la liquidation des
oppositions. La « tchétchénisation » telle que l’entendait Moscou se fonde avant tout sur
l’exploitation méthodique de mercenaires tchétchènes prorusses auxquels des pouvoirs
discrétionnaires étaient délégués et non sur un dialogue entre les différentes parties désireuses
de négocier. La mort de Kadyrov exige une reconstruction complète de ce système, ou sa
substitution par un modèle plus stable.

64
Lorraine Millot, « Un échec cinglant pour la politique de «tchétchénisation », Libération, 10 mai 2004.
65
Propos tenus par Irina Khakamada, candidate libérale à la dernière élection présidentielle russe, le 9 mai 2004.
66
Lorraine Millot, « Un échec cinglant…», op. cit.

27
Depuis le 9 mai 2004, la Tchétchénie connaît un regain d'attaques de la part de la
guérilla67. Le ministre de l'Intérieur, Rachid Nurgaliev, a déclaré que le président avait signé
un décret organisant l’envoi de troupes supplémentaires en Tchétchénie68. Elles seront
ajoutées aux 70.000 soldats russes encore présents sur le terrain.

Le président Poutine a fait le choix d’organiser de nouvelles élections, qui se sont tenues le 29
août 2004. La sélection d’un successeur à Akhmad Kadyrov s’est révélée complexe, le
nombre de postulants n’étant pas élevé et le camp des Tchétchènes prorusses s’étant lui même
scindé après l’attentat. Les deux hommes les plus susceptibles d’assurer la continuité, Ramzan
Kadyrov et Aslambek Aslakhanov ne se sont pas présentés pour des motifs constitutionnels
ou personnels69. C’est finalement Alou Alkhanov qui a été élu. Selon Alexeï Makarkine, ce
n’est que vers la fin mai 2004 que les premiers signes de soutien de Moscou au candidat
Alkhanov se sont fait sentir. Dans ce contexte incertain, les élections du 29 août 2004 ont
propulsé sur le devant de la scène politique tchétchène un candidat -certes fortement soutenu
par Moscou- mais très peu connu du public. Ancien premier ministre de l’Intérieur, Alou
Alkhanov a été élu avec 74% des suffrages70. Pro-russe avant même le début de la deuxième
guerre de Tchétchénie, il entend poursuivre la politique de son prédécesseur, notamment celle
engagée aux côtés de Moscou. Mais contrairement à ce dernier, Alkhanov semble refléter une
image plus lisse, moins dangereuse pour Moscou qui n’a aucun intérêt à promouvoir un leader
trop puissant ou trop indépendant.

La présence de Ramzan Kadyrov comme vice premier ministre à ses côtés laisse toutefois
entrevoir de nombreuses incertitudes sur son réel pouvoir et sur les relations que le nouveau
gouvernement établira avec les Russes. Ceux-ci ont déjà exprimés plusieurs gestes de
défiance à l’égard du fils de président Kadyrov, dont la montée en puissance inquiète71. Le
Ministère de la justice tchétchène a ainsi récemment une curieuse déclaration sur l’absence de
légitimité des Kadyrovtsy, qui pourraient être qualifiée de simple bande armée, comparable
aux groupes de toute obédience qui écument la République. Cette assimilation est en elle-
même révélatrice d’une lutte de pouvoir qui sévit au sein du gouvernement tchétchène lui-
même mais pourrait témoigner d’une tentative russe visant à jeter le discrédit sur Ramzan
Kadyrov, de plus en plus difficile à contrôler.

§2 La politique de normalisation

La normalisation de la Tchétchénie couvre divers aspects, souvent mal compris en


Occident. Le terme, qui rappelle les belles heures de la doctrine Brejnev, recoupe une
approche classiquement répressive à une tentative de restauration d’un environnement
politique et administratif fonctionnel, ou du moins cohérent avec la situation tchétchène. Par
ailleurs la perception occidentale du conflit, perçu comme une persécution gratuite à l’égard
d’un peuple innocent, est insuffisante pour comprendre les paradoxes d’un processus qui, par
la nature des acteurs impliqués, doit combiner violence, répression et refonte du système
politico-administratif.
67
«Chechen guerrillas more active after Kadyrov's death », Prague Watchdog, 19 mai 2004.
68
« Russia To Step Up North Caucasus Military Presence », RFE/RL newsline , 24 juin 2004
69
Ramzan Kadyrov, à 27 ans, ne pouvait accéder à la présidence, l'article 66 de la Constitution tchétchène
adoptée en 2003 fixant les candidatures à minimum 30 ans. Aslambek Aslakhanov, ancien député tchétchène à la
Douma russe et apprécié par la population tchétchène, est aujourd’hui conseiller du président Poutine.
70
Georges Abou, « L’Homme du kremlin élu sans surprise », RFI, 30 août 2004.
71
Vladimir Mouchine, « Le redéploiement des unités militaires russes s’intensifie », Niesavisimaya Gazeta, 18
mars 2005 (traduit du russe)

28
Le Kremlin a la conviction que le conflit tchétchène s’intègre dans un combat à plus
grande échelle, où la Russie serait le « dernier bastion d’une zone frontalière entre le monde
civilisé et les forces diaboliques opérant sous la bannière d’un Islamisme fondamentaliste »72.
La politique russe en Tchétchénie a ainsi été fondée sur la nécessité de lutter contre le brasier
terroriste installé dans les périphéries du sud du pays. Les attentats spectaculaire perpétrés en
Russie par la suite (théâtre de la Doubrovka, Beslan, …) constituent les preuves de la réalité
de la menace et justifient l’adoption de mesures particulièrement strictes pour l’éradiquer. De
fait, si la cruauté de l’armée russe dans le Caucase est certainement un élément de fabrication
du terrorisme, l’émergence massive dans toute la périphérie de la Fédération, de phénomènes
de criminalité organisée et de guérillas fondamentalistes contribue à expliquer que Moscou ne
puisse se contenter d’une seule approche politique des problèmes d’indépendance, de dérives
mafieuses et de terrorisme. La Tchétchénie constitue malheureusement un condensé de ces
contradictions.

Pour la Russie, il importe avant tout de d’empêcher que la Tchétchénie ne devienne le


foyer du radicalisme islamique, du terrorisme ou du gangstérisme. Pour pouvoir intégrer la
Tchétchénie dans l’ensemble de l’espace politique et stratégique russe, il importe que les
forces les plus déstabilisatrices soient éliminées, et donc que le pouvoir administratif se
concentre entre les mains d’alliés fiables, excluant de facto, les extrémistes islamistes. Le
maintien à long terme d’une apparence de normalité exige enfin de garantir une stabilité
économique, sociale et légale en Tchétchénie.

Ce constat établi, dans l’articulation de sa politique de normalisation, le gouvernement


fédéral choisit de ne pas négocier avec les séparatistes rebelles ou leur représentants.
Initialement cependant, le président russe avait proposé l’ouverture de discussions portant,
non sur le statut de la Tchétchénie ni sur son avenir politique, mais sur le désarmement des
formations illégales, afin de tenter de rétablir un fonctionnement pacifique des institutions et
des relations régulées entre les différentes factions en présence73. Dans un tel cas de figure, la
Russie aurait probablement accepté de négocier avec la résistance tchétchène.

A) L’opposition des hiérarchies militaires à une normalisation politique

L’application de la normalisation et l’instauration d’un processus politique de coopération


passe également par une reprise en main par le Kremlin de sa propre hiérarchie militaire.
Paradoxalement, la suppression des influences étrangères (lutte contre le terrorisme, le
djihadisme et les mafias) a servi de tremplin à l’affirmation de l’armée, marginalisées par dix
ans de politique de compressions budgétaires. Le conflit tchétchène, et la lutte contre le
terrorisme attenante, ont en effet été l’occasion de rendre à la hiérarchie militaire un rôle
prépondérant dans la gestion des affaires de l’Etat. Très tôt, la guerre a permis au différents
clans qui existent à l’intérieur même de l’institution de se combattre, conduisant à de
spectaculaires éliminations politiques. Toutefois, la nomination de Sergueï Ivanov, homme
lige de Poutine et lui-même issu des service, et l’élimination subséquente du chef de l’Etat-
major général, Anatoli Kvashnin74, démontre que les rapports entre l’exécutif et son

72
N. Novichkov, V. Snegovskiy, A. Sokolov, V.Shvarev, Rossiyskiye Vooruzhennyye Sily V Chechenskom
konflikte, Kholveg-Infoglob-Trivola, Paris & Moscou, 1995.
73
C.W.Blandy, Chechnya : The Need to Negociate , Conflict Studies Research Centre, OB 88, Novembre 2001.
74
Il est à noter que Anatoli Kvashnin a réalisé son ascension au sein de la hiérarchie grâce au conflit tchétchène.
Sa chute ne semble pas y être directement liée, mais les causes de sa mutation demeurent encore mal expliquées
dans le détail.

29
administration militaire sont complexes, si ce n’est conflictuels. La situation est pire en
Tchétchénie, où le ministère de la défense et le MVD (Ministère de l’intérieur) ont constitué
leurs propres féodalités, qui dans une certaine mesure, échappent aux régulations de Moscou.
A ce sujet, l’interview donnée par le général Troshev - commandant des troupes russes
stationnées dans le Caucase nord en décembre 2002, dans laquelle il déclarer refuser le poste
que lui offrait le Ministre de la défense Ivanov (situé il est vrai en Sibérie), démontre d’une
inquiétante faiblesse du pouvoir politique sur la hiérarchie militaire. Le refus du général
Troshev, motivé par la volonté de mener à terme l’opération de contre-terrorisme en
Tchétchénie75, n’est d’ailleurs que le signe le plus visible de la défiance des militaires à
l’égard des hommes de Poutine, issu des services.

La normalisation exige que le pouvoir central puisse se faire obéir des hauts gradés de
l’armée, qui s’expriment ouvertement sur leur intention d’en finir avec cette guerre et de
parvenir à une victoire complète et incontestable. Car si la victoire totale est souhaitable, elle
apparaît politiquement hors de portée, en termes de ressources comme en en termes humains.
Au niveau financier, le conflit est une impasse. Les deux guerres ont vidé les caisses de l’Etat,
les dépenses s’élevant à 100 milliards de dollars selon le rapport remis par Ivan Rybkin
(ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe) et Rouslan Khasbulatov (ancien porte-parole
parlementaire russe)76. Or, si la Russie peut se permettre de dépenser ces sommes dans le
cadre de la lutte contre le terrorisme, celles-ci manquent cruellement aux différents projets de
restructuration des forces aériennes et stratégiques, censées permettre de rendre au pays sa
place réelle dans le concert international. La menace que fait peser la progression de
l’influence américaine en Asie centrale oblige en effet la Russie à repenser son approche
stratégique à l’égard de l’occident comme à l’égard du Caucase et de l’Asie centrale. La
nécessité de disposer d’un outil militaire plus performant pour combattre les influences
étrangère exige de pouvoir transférer les budgets attribués aux opérations extérieures aux
budget de R&D et d’équipement et, par ricochet, impose un règlement du conflit tchétchène et
le transfert des responsabilités de la lutte anti-terroriste locale aux tchétchènes eux-mêmes. Le
maintien d’une stratégie de victoire totale, qui camoufle en fait une volonté explicite de
maintenir les féodalités établies par l’armée et le MVD au détriment du pouvoir central
n’apparaît donc plus que comme un gaspillage financier et la source de divisions très
préjudiciables au pouvoir central.

Les dépenses militaires pour la 2ème guerre de Tchétchénie (en milliards de roubles)77

Années Dépenses Fonds d’urgence Total


prélevées sur le prélevés sur le
budget courant budget fédéral
1999 3 10 – 12 13 - 15
2000 10- 15 25 – 30 35 – 45
2001 10 10 20
2002 10 7 17
2003 15 12 27
Total 53 71 123

75
« Gennadiy Troshev otkazalsya vozglavit’ Sibirskom voyennyy okrug », 18 décembre 2002,
http://www.strana.ru/news/167065.html,
76
R. Khasbulatov & I. Rybkin, Ekonomicheskiye aspekty voyny v Chechne, Kavkazskiy Vestnik, internet version
9 avril 2003.
77
Source: C.W.Blandy, Chechnya: Normalisation , Conflict Studies Research Centre, Juin 2003.

30
B) Les mécanismes de la normalisation

Arnaud Kalika qualifie le mécanisme de normalisation comme un ‘consentement forcé’78.


Pour Moscou, le retour à une situation normalisée en Tchétchénie devra se faire d’un point de
vue institutionnel, par la création d’une Constitution locale, l’organisation d’un référendum
constitutionnel et l’introduction de l’amnistie pour les repentis. Cette politique vise
notamment à ‘motiver’ les Tchétchènes, à les pousser à se rendre aux urnes.

a) Premier rouage : la Constitution


Le Congrès des Peuples Tchétchènes s’est tenu à Goudermes le 11 février 2002 pour y
débattre du projet de Constitution. Le lendemain, le président Poutine a adopté un décret
n°1401 concernant l’organisation d’un référendum constitutionnel sur le projet de
Constitution, ainsi que les bases du statut de la République et les dates des élections à venir
(présidentielles et parlementaires). Ce décret, qui est l’outil principal de l’administration
présidentielle, a pour effet d’ordonner la mise en œuvre du référendum, des élections et la
création d’une commission électorale spéciale.

La volonté du Kremlin est de rétablir de l’ordre dans l’anarchie générale qui règne en
Tchétchénie. L’article 1er de la Constitution a le mérite de clarifier les choses : « Le territoire
de la Tchétchénie est un est indivisible. Il est une partie inaliénable du territoire de la
Fédération de Russie ». Par cet article, Moscou entend établir définitivement que la
Tchétchénie n’est pas –et ne sera jamais- une république indépendante et souveraine, mais un
Etat membre de la fédération, bénéficiant de ses droits et soumis à ses devoirs.

b) Deuxième rouage : le référendum

La première étape du processus de normalisation culmine le 23 mars 2003, avec


l’organisation du référendum populaire sur la nouvelle constitution tchétchène, qui annonce le
maintien de la République tchétchène dans la Fédération de Russie. Le 5 octobre 2003, des
élections se tiennent pour élire un nouveau président et remplacer Aslan Maskhadov. Cette
élection consacre Akhmad Kadyrov, tué le 9 mai 2004 lors d’un attentat à la bombe.
c) Troisième rouage : l’amnistie, un moyen de résolution de crise incertain
Le but de l’amnistie est de faire revenir dans le jeu politique tchétchène des « combattants
rebelles récupérables »79.

Depuis 1996, quatre amnisties ont été introduites en Tchétchénie (1996, 1997, 1999 et
2000). La dernière amnistie en date (2003) concerne les actes criminels commis entre le 12
décembre 1993 et 1er septembre 2003. Son champ d’application couvre un domaine plus large
que les précédentes. Le texte de 2003 inclus ainsi – en plus du champ couvert par l’amnistie
de 1999- le personnel civil, les travailleurs et employés des forces armées de la Fédération de
Russie, autres troupes, formations et organes militaires80.
Moscou a présenté ce projet d’amnistie comme une part essentielle de sa politique de
normalisation. Selon les autorités russes, l’amnistie est sensée s’appliquer aux
indépendantistes, aux forces fédérales et aux Tchétchènes. En place depuis juin 2003, elle n’a

78
Arnaud Kalika, La Russie en guerre , Ellipses, France , 2004.
79
Arnaud Kalika, op cit.
80
C W Blandy, Chechnya, the need…, op. cit.

31
cependant pas eu l’effet escompté. D’une part, son champ d’application demeure très restreint
et ne couvre pas les actes de guerre. D’autre part, la renonciation au combat n’est par
forcement un avantage pour des combattants qui disposent parfois de plus de ressources dans
le cadre des guérillas que dans le cadre d’un retour à la vie civile. L’incapacité de l’armée
russe à asphyxier la résistance réduit ainsi arithmétiquement la portée de l’amnistie, et
démontre que le succès politique du procédé reste strictement conditionné à un renforcement
militaire du pouvoir tchétchène légal.
Enfin, dans son état actuel, l’amnistie place les combattants qui l’accepteraient entre les
mains des administrations russes et tchétchènes, tout en les identifiant comme traîtres au yeux
des résistants. Situation peu enviable, compte tenu que ni les Russes, ni les gouvernementaux
ne sont à même d’assurer la sécurité des collaborateurs, que les camps de filtration restent
ouverts et qu’un changement de politique, à Kremlin ou à Grozny, les expose encore un peu
plus aux représailles.

Conclusion

Avec la mort de Kadyrov, premier acteur de la politique de tchétchénisation, certains


spécialistes se demandent si Alou Alkhanov saura reprendre le contrôle de ses troupes et
mener à bien les opérations de contre insurrectionnelles. La question est vitale pour la Russie
qui a tiré quelques bénéfices de la tchétchénisation du conflit. Une certaine amélioration des
capacités opérationnelles des forces russes a été constatée, probablement dû à un meilleur
accès au renseignement, obtenu par l’intermédiaire des milices collaboratrices. La
multiplication des opérations spéciales, que se soit en Tchétchénie mais aussi dans les
républiques voisines qui, dans le passé faisaient bénéficier les indépendantistes de diverses
facilités, a permis de porter des coups sensibles à la guérilla. Mais au-delà des aspects
militaires, les effets attendus de la tchétchénisation se sont déjà fait sentir dans la société
civile. La politique russe a réussi à affaiblir un peu plus la volonté de résistance des
populations. Aux conditions de vie déjà très précaires, s’ajoutent désormais une pression
constante de la part des factions tchétchènes en conflit, qui accentue encore le processus de
guerre civile larvé entamé avec l’élection d’un tchétchène à la tête de la république. Ce qui
faisait la puissance de la société tchétchène –unité, solidarité et fierté- au début de la première
guerre de Tchétchénie, disparaît peu à peu, donnant à la Russie des vecteurs de division
efficaces et utiles.

32
Partie II Enjeux religieux

Chapitre 1 : Le facteur islamique dans le conflit tchétchène

§1 Contexte général

Emergeant dans la foulée du conflit afghan, les guerres tchétchènes ont été caractérisées
ces dernières années comme un nouveau phénomène de djihad. L’islamisation rapide des
structures sociétales tchétchènes après la fin du premier conflit, les tentatives répétées des
milices fondamentalistes d’imposer un ordre nouveau dans la zone, la multiplication des
zones de frictions entre Islamistes et pouvoirs en places dans les régions limitrophes de la
Tchétchénie, le recours systématique aux procédés de déstabilisation politique, soutenus par
une activité terroriste intense portant la marque de l’Islamisme radical sont autant de signe
que la facteur religieux a pris une importance déterminante dans le conflit. La Tchétchénie
peut elle pour autant être qualifiée de terre de djihad ?

Sans aller totalement dans ce sens, dans leur définition politique du conflit, les autorités
russes accréditent implicitement cette thèse. Depuis les attentats du 11 septembre,
l’intervention ne semble devoir se justifier que sous l’angle dune guerre contre le « terrorisme
international ». Selon Vladimir Poutine « nous assistons aujourd’hui à la création d’une
internationale du terrorisme qui court le long d’une ligne d’instabilité depuis les Philippines
jusqu’au Kosovo (…) avec la Russie en première ligne dans la lutte contre le terrorisme
international »81. L’approche américaine, pour une fois parfaitement symétrique à celle des
Russes, va dans le même sens. Ari Fleischer, porte-parole de la Maison-Blanche affirmait dès
le 26 septembre 2001. « La présence de terroriste de Ben Laden en Tchétchénie ne fait aucun
doute »82. L’enquête ultérieurement menée par le FBI a d’ailleurs conclu que 6 des 19
kamikazes du 11 septembre se seraient battus en Tchétchénie83.

Les opérations d’éradication des milices extrémistes menées dans la foulée de l’opération
Enduring Freedom84 ont de leur côté démontré que de multiples structures de soutien,
d’entraînement, de financement du terrorisme étaient établies en Asie centrale et dans le
Caucase. La prolifération des guérillas et milices fondamentalistes, aux objectifs
politiques/idéologiques très variables a évidemment favorisé ces implantations. La
convergence des intérêts financiers, logistiques et criminels des groupes armés de l’ensemble
de la zone et des diverses factions tchétchènes a de surcroît favorisé les échanges et accentué
la puissance des groupes islamistes radicaux en Tchétchénie. L’IMU, mouvement islamiste
ouzbek lié à Al Qaida, a par exemple favorisé, de 1996 à 2001, les transferts d’hommes,
d’équipements les bases Tchétchènes et l’Afghanistan. Ces transferts se sont articulés dans un
contexte de contrôle des routes de transit des trafics de stupéfiants, une part substantielle du
marché de l’opium afghan étant destiné au marché russe (transformation, redistribution vers
l’Europe ou consommation) que les mafias tchétchènes dominent partiellement. Sur la

81
ITAR-TASS , 2 octobre 2003
82
« Poutine et le piège tchétchène », Le Monde, 8 novembre 2001
83
« Poutine et le … » op .cit
84
Enduring Freedom est le nom donné par les Etats-Unis à une opération menée contre le terrorisme
fondamentalisme international, lancée après les attentats du 11 septembre.

33
Caspienne, au Daghestan, le mouvement Islamiste d’opposition Djamaat de Muhammed
Kebedov offre de son côté une base arrière aux milices radicales jusqu’en 1999 et, dans une
moindre mesure, une ouverture sur une des façades maritimes de la Russie. L’Azerbaïdjan a
servi de relais aux transferts de combattant, et, dans sa recherche d’un règlement militaire que
la question du Haut Karabah, Bakou a grandement facilité les connexions entres les
combattants d’Asie centrale et du Nord Caucase.

Le trafic de stupéfiant a joué un rôle fondamental dans la création d’un arc djihadiste en
Asie centrale et dans le Caucase. Acheté 50 dollars en Afghanistan un kilogramme d’opium
base est revendu 10 000 à Moscou et, transformé en héroïne, 200 000 en Occident. Le
phénomène prend une telle ampleur au cours des années 1990 que les exportations provenant
du seul Kirghizstan étaient estimées en 1999 supérieures à celle de la Birmanie (Myanmar).
Le trafic de drogue transitant par la Géorgie et les gorges du Pankissi -base de repli
tchétchène gracieusement mise à disposition par la Géorgie sur la même période- générerait
un volume financier d’un milliard de dollars par an85. Par ailleurs, le trafic de drogue offre
l’intérêt supplémentaire d’avoir un effet structurant et intégrateur, garantie de survie pour les
groupes criminels comme pour les groupes terroristes.

En effet, selon le Procureur général de Russie Vladimir Ustinov, 80% des groupes
criminels d’Asie centrale obtiennent la protection des organisations gouvernementales
chargées de les combattre86. La nécessité de créer des routes de transit, de corrompre des
fonctionnaires, de coopérer avec d’autres groupes criminels ou terroristes, de franchir des
zones de contrôles tenues par diverses forces armées, intègre les groupes terroristes dans un
vaste circuit qui entretient de nombreux bénéficiaires et favorise leur propre survie, voire leur
institutionnalisation. L’interpénétration entre la mafia tchétchène, qui domine le marché des
stupéfiant en Russie et les groupes djihadistes, qui garantissent l’approvisionnement est donc
implicite. L’existence de routes de transit entre la Tchétchénie et le reste du monde musulman
a évidemment contribué à accélérer les phénomènes de transferts de combattants djihadistes,
mais également à renforcer l’influence des groupes radicaux en Tchétchénie même, puisque
ces derniers représentent le maillon final du transit des stupéfiant avant leur entrée en Russie.

§2 Renouveau de l’Islam dans le cadre du conflit tchétchène

L’Islam n’est nullement inhérent au conflit tchétchène, du moins au premier d’entre eux.
Comme dans les autres républiques du Caucase, l’inaptitude de la politique des nationalités,
développée par le Kremlin au temps de la Perestroïka, représente probablement le catalyseur
le plus évident. Au ressentiment permanent des Tchétchènes à l’égard des exactions séculaires
des Russes, et à la modification lente mais inéluctable des rapports de force démographiques
dans le Caucase, sont en effet venus s’ajouter la totale démission des autorités de tutelle
administratives représentant Moscou dans le Caucase ainsi que l’instrumentalisations des
diverses forces d’opposition locales par les différentes factions du Kremlin, afin d’accélérer
ou de freiner le processus de réforme. A l’instar de l’Azerbaïdjan voisin, où la violence
nationaliste, religieuse et ethnique se déchaîne dès le milieu des années quatre-vingt, sans

85
Glenn E. Curtis, “Involvement of Russian Organized Crime Syndicate, Criminal Elements in the Russian
Military, and Regional Terrorist Groups in Narcotics Trafficking in Central Asia, the Caucasus, and Chechnya”,
Library of Congress, Federal Research Division, octobre 2002.
86
Vladimir Ustinov, Report to joint session of coordinating of general prosecutors, internal affairs ministers,
heads of security bodies and special services, commanders of border troops, and heads of custom services of
CIS members states, Minsk, 29 janvier 2002, cité par Glenn E. Curtis, Involvement…, op. cit.

34
jamais entraîner d’autres réactions de Moscou que de vaines tentatives d’apaisement, la
Tchétchénie comprend que la Russie ne semble plus en état de maintenir sa mainmise sur ses
territoires périphériques. La dissolution de l’Union soviétique, essentiellement organisée
autour d’une instrumentalisation grand russe de la notion de Fédération, a très probablement
contribué à apporter des arguments à un nationalisme insensible aux subtilités administratives
différenciant une République fédérée d’une République autonome. L’exploitation par
Moscou, au début des années quatre-vingt-dix, du phénomène de renouveau religieux (en
particulier en Azerbaïdjan), l’abandon irresponsable de vastes stocks d’armes, l’organisation
concomitante de trafics vers les zones de conflit d’Asie centrale, dans lesquelles les
intermédiaires tchétchènes ont joué un rôle important, l’implantation de circuits de transferts
d’opium destinés à financer un conflit afghan et la criminalisation inévitable qui
accompagnent ces trafics sont probablement des éléments explicatifs supplémentaires.

Dans cette logique, la mobilisation des populations tchétchènes autour d’un héritage
religieux commun, délibérément entreprise par Djorkhar Doudaev dès 1990, apparaît comme
une justification supplémentaire dans la résolution tchétchène à s’opposer à Moscou, mais
également, à terme, comme un instrument qui échappe totalement au contrôle de son
instigateur.

Djorkhar Doudaev, intimement lié à la lutte pour l’indépendance de la Tchétchénie, n’est


initialement qu’un adepte très relatif des préceptes de l’Islam. Il est un pur produit du système
soviétique, pilote de chasse pendant la seconde guerre d’Afghanistan devenu politicien en
quête d’assises locales pour soutenir son ascension. Sergei Stepashine, ancien directeur du
FSB, rappelle obligeamment que l’Islam est loin de lui être consubstantiel, lui qui « en
Afghanistan a enseveli ses camarades musulmans sous les tapis de bombes »87. Son accession
au pouvoir, dans la mouvance des émeutes qui ébranlent la Tchétchénie en août 1991 répond
avant tout à une logique nationaliste88. Sa vision politique de la religion est d’ailleurs
perceptible autant dans les mesures qu’il adopte que dans ses déclarations. S’il restaure le
Ramadan et recommande l’observation des principes de la foi, il œuvre également pour
l’unification des différentes composantes religieuses de la société tchétchène. Les premiers
discours de Doudaev, ne font que peu d’allusions à l’Islam et durant sa première année au
pouvoir, il écarte toute tentative d’instaurer un Etat Islamique89. La Constitution de 1992 de la
République auto-proclamée de Tchétchénie stipule que toutes les organisations religieuses
sont séparées de l’Etat, et leur impose une administration et un fonctionnement indépendant
de tous les organes étatiques90.

La transformation de la Tchétchénie en zone de non droit, au cours des années 90/92, et


l’accentuation subséquente de la pression de Moscou sur la République autonome l’incitent
cependant à maintenir l’orientation islamique de sa politique afin de bénéficier de l’appui des
réseaux religieux combattants déjà implantés en Asie centrale ou dans le Caucase et d'appuyer
la fédération des composantes musulmanes de la société tchétchène91. En août 1994, le
Congrès National du Peuple Tchétchène adopte une résolution lui donnant les pouvoirs de
déclarer une « insurrection islamique » dans la tradition de la Ghazavat menée par l’Imam

87
Alexander Prasolov, “Kontrazvedka v Chechne”, Argumenty i Fakty, No 5, 1995.
88
Robert Seely op. cit.
89
Anatol Lieven, Chechnya : Tombstone of Russian Power, Yale University Press, New Haven, 1998
90
L’extrait de cet article 4 de la Constitution de 1992 peut être trouvé dans l’ouvrage de Paul Henze, Islam in
the North Caucasus : The example of Chechny, RAND, Santa Monica, 1995.
91
John Dunlop, Russia confronts Chechnya,…, op cit.

35
Chamil92. En novembre 1994, Doudaev finit par transformer la Tchétchénie en un Etat
Islamique, et forme un bataillon Islamique pour contrer les forces de l’opposition, soutenues
par Moscou. Il suggère également, à l’occasion d’un congrès réunissant des chefs de clans et
religieux, d’appliquer de la Charia dans le pays.

Cet alignement lui vaut l’appui de groupuscules islamiques, tel le « Chemin Islamique »
soutenu par Al Qaida, puis l’aide des milices islamistes une fois le conflit entamé. L’invasion
contribue d’ailleurs à faire de l’Islam un élément d’unité et de ralliement. Les combattants
Tchétchènes prennent l’habitude d’arborer des turbans verts portant les mots Allahu Akbar et
à observer les règles traditionnelles de l’Islam. Ils participent aux prières publiques et
s’abstiennent de boire de l’alcool93. A la mort de Doudaev, le président par intérim,
Zelimkhan Iandarbiev, accentue le processus et déclare se mettre « en tête de la guerre, dans
un ‘djihad’ du peuple tchétchène au nom d’Allah et au nom de la liberté du peuple
Tchétchène »94.

La fin de la première guerre de Tchétchénie voit l’Islam devenir un enjeu de pouvoir entre
les différentes factions dominant le territoire. Quelques mois à peine après la signature des
accords de Khassaviourt95, Zelimkhan Ianderbiev abolit les tribunaux laïques et y substitue
des Cours suprêmes fondées sur la Charia96. Le nouveau Code Criminel de septembre 1996,
également fondé sur la Charia, rétablit le crime d’apostasie et l’assortit de la peine de mort97.
L’élection d’Aslan Maskhadov en janvier 1997 semble devoir confirmer la tendance à
l’islamisation. Le nouveau président annonce rapidement son intention de créer un Etat
Islamique, dénommé « République Islamique d’Ichkérie ». Il signe même un décret qui étend
la Charia à tous les domaines de l’Etat, et forme une commission de chefs religieux afin
d’établir un projet de Constitution fondé sur le Coran et la Charia98.

L’islamisation de la Tchétchénie a pour effet immédiat d’élargir encore un peu plus le


fossé entre Grozny et Moscou, réduisant ainsi les chances de trouver un compromis
acceptable sur le statut définitif du pays. Ainsi quand en septembre 1997, les autorités
tchétchènes décident de retransmettre sur les chaînes de télévision les exécutions de certains
protestataires, l’indignation est à son comble à Moscou. Et si la Tchétchénie demeure en
théorie une république au sein de la Fédération, le Procureur général adjoint de Tchétchénie
constate platement : « Peu importe comment la Russie montre son indignation. Nous vivons
dans un Etat indépendant, nous avons nos propres tribunaux appliquant la Charia et nous
devons punir tous les criminels en application de la Charia »99.

92
“Details of Mobilization Edict”, Interfax New’s Agency’s Daily News Bulletin, Moscou, 11 août 1994
93
Parmi tous les musulmans en Russie, les Tchétchènes sont de loin les plus respectueux de la religion
musulmane. Susan Goodrich Lehman, “Islam commands intense devotion among the Chechens”, Opinion
Analysis, US Information Agency, 27 juillet 1995.
94
David Hearst, “Chechen Leader Pledges Holy War”, Guardian, 16 avril 1996.
95
Les accords de Khassaviourt signés le 31 août 1996, entre Alexandre Lebed, alors chef du Conseil
de sécurité russe, et M. Aslan Maskhadov, chef des indépendantistes tchétchènes, met fin à la
guerre et prévoient un règlement définitif du statut de la Tchétchénie pour le 31 décembre 2001. En janvier
1997, les troupes russes quittent le territoire.
96
Vakhid Akaev, “Religious-Political Conflict in the Chechen Republic of Ichkeria”, dans la revue Political
Islam and Conflicts in Russia and Central Asia, Center for Social and Political Studies, 1999.
97
http://www.hrm.org/reports/1997/russia2/rusia-07.htm; The Chechnya Criminal Code. L’apostasie est définie
à l’article 126.
98
“Chechnya Puts Final Touches on Islamic Constitution”, Jamestown Foundation, No 91, 11 mai 1999.
99
Yossef Bodensky, “Chechnya : The Mudjahedin Factor”, Armenia Network, Janvier 1998.

36
De fait, l’appel de Doudaev au djihadisme international a introduit une nouvelle donne en
Tchétchénie. L’irruption de milices extrémistes bien entraînées, ayant assimilées les
avantages du conflit asymétrique donne à ces forces une influence grandissante sur la scène
politico-militaire Tchétchène. Chamil Bassaev, qui a grandement favorisé le règlement
terminal du premier conflit par la prise de Boudionnovsk et de Grozny, devient un acteur
incontournable et représente rapidement une alternative dure au nouvel islamisme instauré par
l’équipe Ianderbiev/Mashradov. Moteur de l’union tchétchène contre la Russie, l’Islam, ou
pour être plus exact, l’interprétation de l’Islam, devient dès la fin de la première guerre un
enjeu de pouvoir, qui identifie les différents acteurs de la scène, détermine leurs soutiens
internes et transnationaux ainsi que leur positionnement à l’égard de la Russie. La
Tchétchénie devient peu à peu une terre de djihad.

S3 La radicalisation de l’Islam tchétchène : l’influence wahhabite et Al Qaida


L’exploitation de l’Islam comme source de mobilisation, d’unification et comme un
instrument de la construction nationaliste et identitaire se révèle rapidement être une source de
division pour la république autonome. Car si la Tchétchénie s’est battue pour son
indépendance, certains des partenaires auxquels elle a fait appel ont d’autres desseins pour
elle. Le conflit qui oppose rapidement Mashradov et Bassaev ne procède pas uniquement
d’une simple lutte de pouvoir ou d’oppositions éventuelles sur le contrôle de richesse.
L’arrivée de Khattab aux côtés de Bassaev en 1996, officiellement pour assister la résistance
tchétchène, procède en effet d’objectifs qui dépassent la simple libération de la Tchétchénie
de la Russie. Un document du Défense Intelligence Agency100, déclassifié à la fin de l’année
2004 décrit la situation telle que l’agence américaine pouvait le percevoir en octobre 1998 à
travers les contacts qu’elle semble avoir directement établi dans la région. La partie du
document traduite ici concerne la Russie et la Tchétchénie

Objectifs d’Al Qaida concernant la Tchétchénie, octobre 1998

Jusqu’en mai 1996, Ben Laden est resté à Khartoum (Soudan), en compagnie
de 700 arabes « afghans » [..]. Parmi ses amis personnels, Amir (Khattab), un
jordanien tchétchène, particulièrement remarqué par sa brutalité gratuite, y compris
dans les cercles Al Qaida. En 1995, Khattab apparaît en Tchétchénie afin
d’effectuer une mission spéciale confiées par Oussama Ben Laden : l’organisation
de camps pour former les cadres du terrorisme international [..]. Khattab a ainsi
créé trois camps dans les zones forestières montagneuses de Vedeno et Nojai-urt.
Une nouvelle classe est formée tous les deux mois, grâce à une infrastructure bien
établie, dotée de champs de tirs, de centres de formation pour les tireurs d’élite et
le génie et des capacités de reconstituer des « opération de diversion ». [..].
[le mot anglais « diversion », tiré d’une expression russe, désigne les
opérations spéciales –attentat lourd, ou utilisant des moyens biologiques ou
chimiques].

Les moyens retenus par le groupe d’Oussama ben Laden pour atteindre [ses
buts de guerre] passent par la terreur et incluent le nettoyage ethnique, la
pénétration latente, le contrôle d’armes nucléaires et biologiques. Des mouvements
islamiques radicaux (de préférence sunnites) doivent être institués partout où cela

100
http://.judicialwatch.org/cases/102/dia.pdf

37
est possible, incluant [..] la Tchétchénie, le Daghestan, l’ensemble du nord
Caucase, « de la mer [Noire] à la mer [Caspienne], les républiques d’Asie centrale,
le Tartarstan, le Bashkortostan et toute la Russie. [..]

Un soutien financier doit être offert aux mouvement suivant : [..]


« Chemins Islamiques » et les wahhabites en Tchétchénie, Daghestan,
Kabarda, Karachai, Balkarie et Crimée.

Des cellules doivent être crées en Azerbaïdjan, Tartarstan, Bashkortostan, les


républiques d’Asie centrales et parmi les communautés musulmanes tchétchènes
de Moscou et Saint-Pétersbourg.

Des camps d’entraînement doivent être établis en Tchétchénie, Ingouchie,


Balkarie, Karachai, Adygeya, et Tadjikistan.

L’objectif de l’ensemble des camps est de former des spécialistes du génie, des
espions, des experts en communication, des idéologues et des propagandistes, tous
spécialistes dans la diffusion de fausses rumeurs et de propos diffamatoires [..].

[..] Une attention particulière doit être accordée au nord Caucase et à la


Tchétchénie qui sont inaccessibles aux frappes aériennes des puissances
occidentales Le but est de développer une nouvelle base pour l’entraînement
terroriste. Ammir Khattab et neuf autres militants [..] ont été envoyés pour servir
d’instructeurs dans les trois camps crées [..] ainsi que dans l’armée tchétchène.
Deux autres écoles doivent être crées en Ingouchie et au Daghestan.

En 1997 Ben Laden a rencontré plusieurs fois en Afghanistan des représentant


du parti Movlady Udagov ‘Chemin islamique’ et des représentant tchétchènes et
daghestanais de Gudernics [Goudermes ?] Grozny et Karamakhy. Il sont réglés la
question relatives aux coopérations, s’accordant pour échanger un « ravitaillement
financier » avec les militants tchétchènes. Ils ont mis l’accent sur la nécessité
d’entraîner dans les camps de Khattab des terroristes issus des milieux convertis
européens, russes, ukrainiens, ossètes et cosaques afin d’effectuer des kidnappings
et des actions terroristes contre les citoyens français, israéliens, anglais et
américains [..]. L’enlèvement de Vincent Cochetel, un représentant de l’UNHCR à
Vladikarkaz plus tôt dans l’année [1998] a été réalisé par les diplômés du camp de
Veteno.

Ces militants seront utilisés dans l’intérêt des « Groupes armés islamiques » et
des « Frères musulmans » ainsi que pour répandre la terreur dans les républiques
d’Asie centrale, la Crimée et la Russie. Des volontaires de sociétés caritatives
affiliées à Ben Laden au Pakistan et en Afghanistan sont partis en Tchétchénie et
dans le nord du Caucase pour une nouvelle étape du djihad entrepris contre les
russes et les cosaques. La crise financière doit être exploitée afin d’instaurer le
désordre et des nouvelles frappes et kidnapping organisés afin de provoquer une
révolte coordonnée contre les Russes. Et pour créer un Etat islamique unifié dans
le nord Caucase.

Une route directe a été établie de l’Afghanistan et du Pakistan vers la


Tchétchénie via l’Azerbaïdjan et la Turquie. Abu Sayaf (dit Safay) coordonne ce
trafic de volontaires, ainsi que le trafic de drogue, travaillant en tant que
représentant de Ben Laden au sein du Ministère tchétchène des Affaires étrangères
sous la protection de Moldavy Odugov [Movladi Udogov]

Certains renseignements de la région de Terek signalent qu’en juin 1998, un

38
premier groupe de 25 arabes afghans est apparu dans les camps de Vedeno et
Nojai-urt. A côté des entraînements traditionnels, ils apprennent le russe, avec
l’intention finale de s’installer en Russie, probablement au Tartarstan. Après un
temps d’adaptation, ils partirons en Asie centrale pour des « opération de diversion
[for diversion] et pour créer des cellules wahhabites et talibanes afin de répandre la
terreur contre les intérêts américains, russes et contre les représentants et hommes
d’affaire occidentaux.

Parmi les instructeurs se trouvent des militants pakistanais, afghans saoudiens,


turcs, iranien et azéris. Le nouveau programme d’enseignement inclut de sujet sur :

- les «opération de diversion » avec l’aide de systèmes de destruction


massifs incluant des substances toxiques, bactériologiques ou incendiaires.
- La préparation de faux documents.
- Les techniques de résistance aux interrogatoires
- Le placement de véhicules piégés sous les ponts et les bâtiments.

L’ambition des responsables d’Al Qaida de transformer la Tchétchénie en nouvelle base


arrière du terrorisme djihadiste international se fait par ailleurs dans un contexte régional
relativement profitable. La Russie, seule puissance susceptible d’interférer avec ces objectifs
demeure totalement paralysée, autant en termes militaires que politiques et économiques.
Surtout, l’ensemble de la région sombre, depuis 1992, dans un processus de conflictualité
religieuse très favorable à la propagation des thèses radicales. L’arrivée d’acteurs riches,
militairement entraînés et prêts à soutenir activement la lutte contre le pouvoir russe et ses
affidés régionaux rencontre donc un soutien rapide dans les régions limitrophe à la
Tchétchénie.

Chapitre 2 : Effet de contagion de la crise tchétchène


A ce titre, le destin du Daghestan est indissociable de celui de la République voisine.
Depuis 1991, le Djamaat de Muhammed Kebedov est en lutte contre le pouvoir central et
tente d’imposer son propre califat. Le conflit tchétchène donne une tonalité résolument
radicale au mouvement islamiste daghestanais, le transit de combattants islamistes du
Daghestan vers la Tchétchénie favorisant la diffusion d’une vision dure de l’Islam alors que la
scission créée entre ces fondamentalistes et les disciples locaux de la tradition soufie produit
dès 1997 de violents affrontements entre les populations et les extrémistes101. A la fin du
premier conflit tchétchène, toutes les conditions sont réunies pour faire du Daghestan une
base arrière de l’Islamisme dans le Nord Caucase, en conjonction directe avec la
radicalisation croissante qui touche la république voisine.

Si la représentation minoritaire du wahhabisme au Daghestan (estimée à 20% de la


population) ne permet pas au Djamaat de s’imposer par le simple rapport de force, les

101
L’effet de contagion du conflit tchétchène au-delà des frontières du Caucase Nord a été moins important que
ce que certains avaient prédit. Cependant, certaines institutions Islamiques et des groupes politiques au Tartastan
ont avoué recruter et entraîner des volontaires pour aller combattre en Tchétchénie. A ce sujet, voir “Tatar
volonteers arrive in Chechnya to aid Doudaev”, Kommsomolskaya Pravda, 21 décembre 1994, et “ Tartastan
muslims said recruided dy Chechens Rebels”, Russian Public Television, 20 septembre 1999.

39
inévitables séquelles du conflit tchétchène, la médiocrité de la situation économique locale et
une connaissance fraîchement acquise des méthodes de déstabilisation islamistes permettent
au Djamaat d’arracher des concessions majeures aux autorités locales, telle que l’application
de la Charia et un certain contrôle sur les zones montagneuses du pays (août 1998). Par
ailleurs, Al Qaida fait du Daghestan, au même titre que la Tchétchénie, une de ses zones
prioritaires dans l’organisation de nouvelles bases terroriste. La visite d’Ayman al Zawahri,
premier lieutenant de Ben Laden dans la république en décembre 1996 n’a que ce seul
objectif102. Fin 1997, le Djamaat accorde à Chamil Bassaev son soutien politique et militaire.
Un effort particulier est porté à la coordination des différents groupes armés Islamistes tant en
Tchétchénie qu’au Daghestan. En décembre 1997, Salman Radaev – leader du détachement
de vétérans de guerre tchétchènes connu sous le nom de « l’Armée de Djorkhar » et
organisateur des raids de 1996 au Daghestan- signe un accord avec le Commandement Unifié
des Moudjahiddine Daghestanais, branche armée du Djamaat. Cet accord du Djamaat, qui
prévoit expressément la formation d’une coalition contre les forces armées russes, et énonce
notamment : « Notre ennemi commun, l’Empire russe, fait de son mieux pour maintenir sa
présence et son influence dans le Caucase, et empêche ainsi la Charia de prendre racine
fermement dans notre région, de façon à ce que jamais un Etat purement Islamique ne soit
formé »103.

En août 1997 enfin, en conjonction avec les milices tchétchènes, le Djamaat crée un Etat
Islamique miniature, connu aussi comme étant un « territoire autonome de la Charia » sur les
terres de trois villages Karamakhi, Chabanmakhi et Kadar. Ce nouveau territoire servira de
base à l’organisation du raid de Chamil Bassaev et de Khattab contre la capitale du
Daghestan, Makhachkala, prélude à la création d’un territoire Islamique unifié entre la
Tchétchénie et le Daghestan.

Les menées du Djamaat ne reposent pas uniquement sur la seule logique islamiste, mais
procèdent également, comme le souligne Shireen Hunter104, d’ « aspiration irrédentiste »105. La
partie Est du Daghestan, où se situe notamment le village de Khassaviourt, est aujourd’hui
habitée par les Tchétchènes ‘Akkin’. Ainsi, l’unification de la Tchétchénie et du Daghestan
sous la même bannière de l’Islam devait également satisfaire les aspirations nationalistes
tchétchènes. De surcroît les Tchétchènes ont toujours souhaité avoir accès à la mer Caspienne,
ce qui implique l’incorporation du Daghestan, et notamment à sa principale ville portuaire (et
capitale) Makhachkala, dans un ensemble plus vaste, héritage des territoires contrôlés en leur
temps par l’Imam Chamil.

Dans l’idée de réaliser cette union, le premier adjoint du Premier ministre de Tchétchénie,
Movladi Oudougov, organise en août 1997 une rencontre entre une trentaine de groupes
représentatifs des identités musulmanes venant du Caucase Nord, pour fonder la « Nation de
l’Islam ». En avril 1998, sur l’insistance d’Oudougov, les représentants de deux Républiques
de Tchétchénie et du Daghestan se réunissent à Grozny pour établir un Congrès des Peuples
de Tchétchénie et du Daghestan. Premier ministre de la Tchétchénie et déjà reconnu par le

102
Wall Street Journal, 2 juillet 2002.
103
Anna Matveeva, The North Caucasus: Russia’s fragile borderland, London, Royal Institute of International
Affairs, 1999.
104
Shireen Hunter , Islam in Russia, Center for Strategic and International Studies, M.E. Sharpe, New York,
2004
105
L’irrédentisme est une doctrine et un mouvement politiques des nationalistes italiens qui, après la formation
de l’unité, ont réclamé l’annexion des territoires de langue ou de populations italiennes non encore libérées de la
domination étrangère. Shireen Hunter définit le mouvement indépendantiste tchétchène comme étant un
mouvement national s’inspirant des mêmes principes que l’irrédentisme italien.

40
Djamaat daghestanais comme « Emir de l’armée de libération du nord du Caucase »106,
Chamil Bassaev en est nommé Président. Avant même d’être élu, il déclare que le but ultime
de ce Congrès était de parvenir à l’unification de la Tchétchénie et du Daghestan. Il faut
toutefois remarquer que si les renseignements donnés par la DIA sont exact, Oudougov est, au
même titre que Bassaev, un cheval de Troie d’Al Qaida au sein du gouvernement tchétchène.
La réunion du Congrès et l’adoption d’une plate-forme portant sur l’unification des territoires
peut alors autant être interprétée comme une réponse à une aspiration irrédentiste que comme
la poursuite d’un programme djihadiste, destiné à étendre les bases d’Al Qaida.

§ 1 Différents éléments de djihadisme

Depuis quelques années déjà, Moscou ne cesse de répéter que le conflit tchétchène est
fortement lié au terrorisme international, et que l’implication de la mouvance du djihad en
Tchétchénie –tout en n’étant pas récente- est réelle. La seule présence de réseaux issus de la
nébuleuse Al Qaida ne suffit cependant pas à justifier ces affirmations. Si la présence de
combattant étranger est attestée, leur volume exact est mal connu et fait l’objet d’estimations
très divergentes. D’autre part, si la Tchétchénie joue un rôle de catalyseur évident, attirant les
combattants de la foi désireux de se confronter aux Russes, quel est le rayonnement réel du
conflit tchétchène ?

Selon Marie Jego, comme pour de nombreux de ses collèges journalistes, la Tchétchénie
serait en effet devenue une sorte de nouvel Afghanistan russe, un parallèle pouvant tout à fait
être dressé. Nuançant ses propos, elle rappelle qu’à la différence de l’Afghanistan , qui était
un terrain d’affrontement entre superpuissances, la crise tchétchène est considérée comme une
question purement interne, excluant toute interférence étrangère étatique. Contrairement au
cas afghan, où la djihad avait été implicitement pris en mains par l’Arabie Saoudite et les
Etats-Unis, les structures permettant le ravitaillement des combattants tchétchènes, leur
formation, l’infiltration d’experts étrangers sont le plus souvent d’origine privée,
essentiellement organisées autour d’organismes caritatifs et de petites cellules liées au
terrorisme islamiste. L’assistance fournie par les puissances régionales (Azerbaïdjan, Géorgie)
reste circonstancielle et l’aide que les services pakistanais (ISI) sont soupçonnés d’apporter
n’a pas été décrite avec précision.

Dans ce lot, Al Qaida semble avoir été la seule organisation capable de maintenir un flux
relativement continu de transferts vers cette zone. L’exemple du 11 septembre est de ce point
de vue très parlant puisque selon une enquête du FBI, 6 des 19 kamikazes du 11 septembre se
107
seraient battus en Tchétchénie . Les origines des volontaires étrangers retrouvés dans la
zone à la fin des années quatre-vingt-dix reflètent d’ailleurs de la dominance d’Al Qaida
puisqu’il s’agit avant tout de moudjahiddine -venus du Yémen, de l’Arabie saoudite, de
Jordanie. Une part essentielle des contingents étrangers proviennent en fait d’Asie centrale et
du Caucase, ce qui reflète avant tout l’imbrication des différents réseaux de guérilla et de
108
criminalité sur la zone plutôt que l’organisation spécifique d’un djihad . Enfin, de nombreux
identifiés « arabes » sont issus de la diaspora tchétchène jordanienne, qui combat en
Tchétchénie par affinité ethnique et culturelle. La nationalité jordanienne de Khattab,
incarnation du combattant djihadiste en Tchétchénie n’est, de ce point de vue, pas un hasard,
alors que l’absence d’Egyptiens au sein des groupes radicaux révèle le caractère régional du
106
Frédérique Longuet-Marx, Tchétchénie, la guerre jusqu’au dernier, Mille et Une Nuits, Paris, 1999.
107
Le Monde, 8 novembre 2001 op cit.
108
Les noms de quelques uns de ces combattants sont mentionnés sur le site : www.qoqaz.net.my

41
conflit tchétchène et le rôle très singulier qu’Al Qaida y joue. Les rapports entretenus entre Al
Qaida et les extrémistes égyptiens sont en effet relativement étroits et auraient logiquement du
conduire aux transferts de combattants de cette nationalité sur le « nouvel Afghanistan » du
djihad. Il n’en a rien été

La présence d’arabes ethniques, qui devraient en théorie être attirés par cette « terre de
djihad », est apparemment rare. Il n’est quasiment pas fait mention de Syriens, de djihadistes
palestiniens (Hamas) ou de musulmans asiatiques. Les éléments maghrébins connus
proviennent généralement d’Europe et représentent avant tout des volontaires occidentalisés
soucieux de se former et de renouer avec une symbolique combattante. Les volumes sont
d’ailleurs marginaux, en particulier si on les compare avec les transferts de combattants
maghrébins effectués lors du conflit afghan. Les Algériens, par exemple sont quasiment
absents de Tchétchénie, alors que les contingents envoyés en leur temps en Afghanistan sont à
la source du processus insurrectionnel entamé en Algérie au tournant des années 1990.

L’Arabie saoudite elle-même, souvent décrite comme l’un des vecteurs de propagation du
wahhabisme dans la zone joue un rôle ambigu. Certains y voient un Etat assimilable au
« poumon extérieur »109 de la Tchétchénie, en ce qu’il lui apporte une aide financière et
logistique, « poumon » indispensable au maintien de la guérilla tchétchène. D’autres estiment
que sa participation se réduit avant tout à un accord tacite consistant à ne pas gêner les
transferts privés, sans pour autant soutenir explicitement les activités de résistance de
l’ensemble de la guérilla. Il apparaît de plus en plus que les Saoudiens, hors des cellules Al
Qaida, n’ont éprouvé qu’un intérêt très relatif pour la Tchétchénie, ne favorisant que les
intérêts wahhabites et récusant l’idée d’une mobilisation musulmane face à l’agression russe.
Si des éléments pro saoudiens ont été introduits dans le gouvernement tchétchène à l’époque
de Doudaev, l’aide financière saoudienne au maintien de la guérilla semble beaucoup plus
mesurée que ce qui avait été envisagé au début des années 2000. Les tchétchènes avancent
eux-mêmes la somme de 20 000 dollars, probablement très minorée, mais également très
éloignée des montants évoqués il y a encore quelques années110. La Russie n’a eu besoin que
de quelques pressions, après 2001, pour rappeler à Ryad qu’il n’était pas dans son intérêt de
chercher la confrontation pour une cause qui n’était pas la sienne. L’opposition entre
sunnisme et soufisme et l’incapacité des combattant sunnites à reconnaître les spécificités
soufies participent à cette « démobilisation ». Si la cause est musulmane, elle n’a rien de
symbolique, l’Islam agressé étant perçu par de nombreux sunnites comme une déviation grave
voire une hérésie. Les djihadistes étrangers venus combattre en Tchétchénie qualifient
souvent les Tchétchènes de musulmans « tièdes »111.

§2 Djihadistes européens : le cas français

De plus en plus d‘occidentaux se joignent aux rangs des combattants islamistes du


djihad, dont les français font partie.

L’opération américaine en Afghanistan et la surveillance accrue aux frontières


pakistanaises, aurait fait de la Tchétchénie une nouvelle destination de djihad pour les
candidats français. Ils seraient près de 200 à vouloir se joindre aux s islamistes, qui les

109
Viatcheslav Avioutskii, « La géopolitique du conflit tchétchène », Défense nationale, janvier 2004.
110
“A light at the end of the mountain pass”, Jane’s Defense Review, 21 mars 2003.
111
Patrick Armstrong, « Les jihadistes et la guerre en Tchétchénie», Revue canadienne militaire, Automne 2000.

42
encadrent dans cette démarche, pour combattre la Russie. J-A. Richard112 dresse un portrait
de ces volontaires français.

« "C'est entre moi et Dieu" »

La plupart sont issus des banlieues urbaines. Ils ont entre 20 et 25 ans, sont français mais
d’origine maghrébine pour la plupart, fils d’immigrés du Maghreb. Ils ne se connaissaient
pas forcement, mais se sont rapprochés après la « prise en main » par des guides spirituels.
Ces mentors, souvent charismatiques, exercent sur eux leur influence. Via la lecture du
Coran et l’apprentissage des prières, ils leur inculquent la doctrine radicale des salafistes.
Quelques mois d’une telle formation, et ensuite leurs élèves ne souhaitent qu’aller se
rendre sur le terrain pour y appliquer concrètement l’enseignement reçu.

Avec l’internationalisation de la mouvance djihadiste, ce n’est plus en Afghanistan, ni au


Moyen-orient que les besoins de bras armés se fait sentir, mais plus vers l’occident, et
notamment sur le front tchétchène. Certes, il ne s’agit pas vraiment d’une zone occidentale
telle qu’elle est admise au sens géographique, mais elle est frontalière d’un pays qui lui, est
considéré comme occidental. C’est donc en Tchétchénie que ces jeunes hommes -à peine
formés- veulent aller combattre.

[Extrait des interviews avec les postulants] :


"Si je veux aller là-bas, c'est surtout pour défendre les faibles, parce que c'est eux qui sont
plus faibles pour l'instant, face à l'armée russe. Aussi, ça a un côté religieux, puisque dans
la religion Islamique, c'est un bien de défendre les opprimés, de défendre nos proches."

"Le Djihad, je ne vais pas le scander à tout le monde, c'est entre moi et Dieu, étant donné
que nous on croit à une vie après la mort, donc il y a des choses qui nous rapprochent, de
nos envies de faire cette chose. Si je le réalise, ce serait une bonne chose."

"Si je vais en Tchétchénie, c'est pour montrer à mes frères, à ma famille, pour montrer
qu'au moins il y a la lumière, ce qui est recherché chez nous, au moins qu'on serve à
quelque chose."

"La plupart des jeunes qui veulent partir au Djihad ont très peu lu le Coran, même ne l'ont
pas lu du tout, ce sont des gens qui vouent leur vie pour Allah, ils n'attendent rien de ce
monde, tout ce qu'ils veulent eux, c'est être agréé par Allah."

"Nous avons des Français de souche, qui sont partis et qui sont shahid, qui ont gagné le
martyr.

Les experts estiment à 200 le nombre de Français partis pour le Djihad, que ce soit en
Bosnie ou en Afghanistan, depuis trois ans. Pour l'instant, ils ne sont que quelques-uns à
avoir pris la route de la Tchétchénie. C’est une minorité encore. D’après Ali Laidi 113, ces
combattants français avaient coutume de dire quand on les rencontrait qu'ils allaient « se
marier ». Mais, il ne s’agit pas là du mariage tel qu’on l’entend classiquement, mais plutôt
de leur mariage à « la cause ». En l’espèce, cette cause, c’est celle de la Tchétchénie, après
avoir été celle de la Bosnie, et de l'Afghanistan.

Aujourd’hui le mot d’ordre est passé. Cette participation des « soldats français du djihad »

112
Reportage de J-A. Richard de RTL, « Rencontre avec les candidats à la ‘guerre sainte’ en Tchétchénie », 12
novembre 2002.
113
Ali Laidi, Le Djihad en Europe, les filières du terrorisme islamiste , Editions du Seuil, Paris 2002.

43
est glorifiée et ovationnée dans les milieux religieux salafistes. Ils sont cités comme
modèle pour les nouvelles « recrues », à qui on les présente comme des martyrs de la cause
Il s’agit de exemple à suivre pour ceux qui veulent participer à cette « guerre sainte ».

La pertinence de cette analyse peut cependant être discutée. L’un des principaux dangers
représenté par le djihadisme n’est pas tant l’envoi de combattants que leur retour. L’impact
sur les combats locaux de quelques fanatiques de l’Islam venant des banlieues parisiennes est,
quoiqu’il arrive, négligeable. Leur capacité à s’adapter à leur nouvel environnement,
l’affectation de ressources précieuses à leur formation sont autant d’hypothèses gratuites,
rarement vérifiées dans les faits. Les expériences djihadistes en Bosnie et plus récemment en
Irak démontrent à l’envie que la capacité des européens (d’origine arabe/maghrébine ou non)
à s’adapter au contexte de guerre est loin d’être une évidence. Mais l’expérience démontre
que ceux qui en reviennent présentent un réel danger, par l’expertise qu’ils ont pu, bon gré
mal gré, obtenir, et par les réseaux qu’ils ont pu établir.

A cet égard, la Bosnie a représenté un avertissement pour l’Europe, sachant que le


contexte était particulier. La coexistence entre un certain djihadisme international et une
importante présence militaire et civile occidentale, ainsi qu’une certaine proximité
géographique ont favorisé la formation de réseaux logistiques et humains qui ont alimenté une
nouvelle forme de djihadisme européen. Les effets apparaissent toutefois bien moindres dans
le cas tchétchène. Si l’on excepte le cas de la fameuse filière tchétchène, dont les ressorts ne
sont pas encore totalement expliqués en sources ouvertes, il semble que les combattants
français du djihad n’aient pas véritablement su reproduire dans le pays les schémas
éventuellement acquis en Tchétchénie. Par ailleurs, l’accès aux réseaux tchétchènes,
lourdement criminalisés et particulièrement violents représente probablement un défi tout
autre que le rapatriement de quelques armes automatiques par les frontières autrichiennes et
croates. Le principal danger représenté par l’organisation de filières tchétchènes vers l’Europe
et la France réside donc probablement plus dans la diffusion d’une expertise pure –
indépendante de tout réseau- et dans le noyautage de diasporas qui pourraient représenter un
point de jonction entre les zone de combat et un « nouveau » théâtre djihadiste européen.

44
Chapitre 3 : Le facteur religieux, un facteur relatif
L’implantation de relais d’Al Qaida au sein du gouvernement Maskhadov, l’établissement
de camps terroristes inspirés du modèle afghan dans la république autonome ou l’organisation
de filiales terroriste irrigant et sortant de Tchétchénie ne doit cependant pas cacher que la
perpétuation du conflit ne repose pas uniquement sur des facteurs religieux. De fait, il existe
un certain nombre d’éléments qui justifient la guerre alors que l’exploitation du thème
religieux par les combattants wahhabites apparaît parfois comme un prétexte idéologique,
destiné à camoufler d’autres intérêts.

Réduire l’analyse du conflit à une opposition de civilisation fondée sur une thématique
religieuse serait très réducteur. Comme cela a été montré dans les chapitres précédents, les
interactions entre les différents protagonistes du conflit sont nombreuses, et les lignes de
fractures entre les clans en place ne suivent pas - et de loin - les seuls clivages religieux. La
peur de la Russie, et la réaction nationale aux exactions des militants de Moscou sont aussi
des facteurs explicatifs fondamentaux, tout comme l’incitation à la criminalité, née de
l’exploitation d’une manne financière dérivée du pétrole.

§ 1 la violence comme moteur du conflit

La seconde intervention russe s’est faite dans une perspective proprement exterminatrice.
L’assaut militaire a été délibérément conceptualisé autour d’un principe de destruction
systématique des hommes et des infrastructures. La prise Alkhan-Yurt (novembre 1999)
illustre cette volonté éradicatrice, le conflit étant à peine entamé que les troupes russes se
livraient à des bombardements sur les populations civiles puis à des exaction de tous ordres.
Le maintien en opération des troupes du MVD, dont la valeur militaire s’est révélée très
contestable tout au long du conflit, répond d’ailleurs à un objectif bien particulier. Les
observateurs russes notent eux-mêmes que les troupes du ministère de la défense sont
incapables d’atteindre le degré d’abjection de leurs homologues du MVD dans la
« normalisation » des populations. Il ne se passe de jours sans que des opérations de
« nettoyage »114 ne soient organisées, des civils kidnappés et des corps sans vie retrouvés dans
les charniers qui parsèment la Tchétchénie, par dizaine parfois. Les arrestations aux points de
contrôle constituent l’un des principaux systèmes de filtrage. Les motifs d’arrestations les plus
arbitraires suffisent : présence loin de son lieu de domiciliation, documents incomplets, noms
ou prénoms ‘sonnant’ comme ceux des combattants tchétchènes (Rouslan, Ahkmed,...),
simple délit de faciès115. Mitraillages, expulsions, viols, exécutions et envoi des milices
loyalistes représentent un aspect ordinaire des opérations. Le travail quotidien du MVD est
allégé par le Ministère de la justice qui, par l’intermédiaire des camps de filtration, apporte sa
pierre à l’édifice répressif russe.

Le plus célèbre des camps de filtration est le complexe concentrationnaire de


Chernokosovo, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Grozny. Ce centre fait partie du
GUIN (Direction Générale des Etablissement Pénitentiaires), et figure sur l’organigramme du
Ministère de la Justice en tant que SIZO– centre d’enquête et d’isolation. Selon les autorités
russes, seules les personnes pour lesquelles des enquêtes ont été ouvertes sont détenues à

114
Le terme « nettoyage », ou zachistka, recouvre les pratiques de contrôle systématique des maisons et
d’arrestation des hommes suspectés par les soldats russes.
115
http://www.hrw.org/reports/2000/russia_chechnya4/detention-summary.htm

45
Chernokosovo, qui serait le seul établissement de ce type116. Obshchaya Gazeta estime
toutefois qu’il en existerait au moins trois autres. Il pourrait s’agir en fait des centres
temporaires d’isolation (IVS) qui, à la différence des SIZO, ne dépendent pas du Ministère de
la Justice, mais du MVD (GUOP : Direction Générale du Maintien de l’Ordre Public). C’est
dans ces IVS que se déroule la première phase de « filtration ». Tout individu suspect y est
envoyé, « filtrée », et enfin réorienté dans les différents centres pénitentiaires de la région. Si
à l’issue de ce filtrage, il se révèle que le suspect a effectivement des liens quelconques avec
les combattants, elle est automatiquement transférée dans les SIZO.

Il est très difficile d’évaluer le nombre exact de personnes qui ont été ainsi ‘filtrées’ et
détenues dans ces camps. Selon des fonctionnaires du MVD, près des neuf dixième des
détenus sont libérés dans 8 à 10 jours. Selon ces mêmes sources, environ 1 500 personnes sont
détenues en Tchétchénie dans ces camps de filtration117. Si le nombre exact de détenus est
inconnus, le traitement qui leur est réservé a été abondamment décrit. Tortures et exécutions
en sont le lot quotidien. Les prisonniers en état d’être relâchés sont presque systématiquement
revendus à leurs familles, les plus dangereux disparaissant purement et simplement.

Dans de telles circonstances, il n’est guère étonnant de constater que le principal facteur
de mobilisation de la population ne se situe pas dans un engouement subit pour le
wahhabisme mais dans un rejet absolu de la Russie. Un sondage effectué par le Carnegie
Moscow Center118 permet de replacer les impacts respectifs des phénomènes religieux et des
réactions à l’oppression. Les chiffres parlent d’eux même :

Opinions russes et tchétchènes par rapport à la guerre


Pourquoi les Tchétchènes tuent-ils les Russes
Réponses tchétchènes à un sondage date d’août 2003

Pourquoi les Tchétchènes Pourquoi les Tchétchènes


deviennent-ils des poursuivent-ils la résistance
Raisons “combattants suicide” aux forces russes

Par vengeance face aux 69% 56%


brutalités fédérales

Pour l’indépendance 8% 24%


Pour le djihad 8% 6%
Source: ValiData, http://www.validata.ru/e_e/chechnya/.

Les Tchétchènes souhaitent-il la sécession ?


La Tchétchénie devrait rester partie à la Russiea 78%

La Tchétchénie devrait être indépendante 19%


Source: ValiData, http://www.validata.ru/e_e/chechnya/.
a
dont 61% estiment devoir bénéficier d’un statut d’autonomie particulier.

116
B. Akdmedkhanov & Y. Skvortsova, «Ouvidet’ lager’ i oumeret’», Obshchaya Gazeta, 2 mars 2000.
117
Akdmedkhanov & Skvortsova, “Ouvidet’ lager… “ Ibid.
118
Dimitri V.Trenin, « The Forgotten War: Chechnya and Russia’s Future, Policy Brief 28 », The Carnegie,
Moscow Center , Novembre 2003.

46
Le faible indice d’engagement en faveur du séparatisme et du djihadisme traduisent certes
la méfiance des populations sondées à l’égard de questions susceptibles de les conduire à la
mort, mais reflètent aussi une orientation profonde constatée dans la société tchétchène. Dix
ans de conflits et d’oppression, la mise en coupe réglée du pays par les différentes factions
armées et la systématisation d’une politique répressive d’une férocité rare ont conduit les
populations à percevoir la fin de la violence comme leur unique préoccupation. Dans ce sens,
le séparatisme comme le djihadisme apparaissent non comme des éléments de solution mais
comme des éléments de continuation de la crise. Si l’apparition de combattants suicide est
étroitement liée à la violence russe119, il n’en demeure pas moins que la notion même de
résistance à l’envahisseur est désormais contrastée. D’un côté les brutalités russes demeurent
premier motif de la violence antifédérale, mais d’un autre côté la réinsertion dans l’espace
politique russe est manifestement considérée comme un facteur d’apaisement et de cessation
du conflit. Le désenchantement des populations à l’égard d’idéaux si ardemment défendus en
1994 indique de surcroît que les motivations des élites de la résistance sont désormais
dissociées de celles de leur base. Or, si cette dissociation peut s’expliquer pour des motifs
idéologiques, elle prend aussi son origine dans les divergences d’intérêts qui existent entre
une population très appauvrie et des élites guerrières, désormais parties prenantes à
l’exploitation des richesses du pays. La question de la gestion des ressources pétrolières
disponibles en Tchétchénie illustre le problème avec une certaine acuité.

§ 2. La question pétrolière dans la république autonome de Tchétchénie

En 1991, la Tchétchénie – tout juste indépendante- se voit promettre par son président,
Djokar Doudaev, des richesses colossales tirées de l’exportation du pétrole. Trois ans plus
tard le projet de Doudaev de bâtir un « Koweït local et d'installer des robinets en or dans
toutes les maisons » reste un vœux pieux. Dès 1993, le pétrole devient un enjeu de pouvoir et
de lutte. La Tchétchénie est ensanglantée par une série d’assassinat directement liés à la
répartition de la seule richesse du pays : assassinat des frères Rouslan et Nazarbek Outsev à
Londres en 1993 et de l'adjoint du vice-Premier ministre, Guennadi Sanko, en mars 1993, tué
par balle en plein centre de Grozny.
Le pétrole n’enrichit alors que les factions proches du pouvoir, Djokar Doudaev gardant
un monopole étroit sur l’attribution des licences d'exportation. Les marges bénéficiaires
dégagées proviennent avant tout des différences de prix pratiquées sur les produits raffinés
entre les marchés intérieur et extérieur. Ainsi, une tonne d'essence vaut un dollar en
Tchétchénie, mais cent cinquante en Lituanie. Jusqu'à la mi-1992, l’absence de droit de
douanes entre les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI) favorise l’émergence
de fortunes confortables.
On peut citer, parmi les plus fameux « rois du pétrole », Adam Albakov -directeur de
l'usine d'Arend- et Iaragui Mamodaev –alors premier vice-Premier ministre, contraint de
démissionner suite au détournement de 300 millions de dollars de fonds structurels au début
1993. Ce dernier devient alors à Moscou l'un des plus farouches opposants de Doudaev, aux
côtés d’un autre opposant de fraîche date, Bislan Gantamirov, ancien maire de Grozny qui,
avant de perdre sa licence en 1993, touchait 5 % de droits sur la vente des produits pétroliers
(pour les besoins de la ville), sur un volume approximatif de 200 000 tonnes de carburant.

119
Reuter John, « Chechnya’s suicide bombers : desperate, devout or deceived?», American Committee for
Peace in Chechnya, http://www.peaceinchechnya.org, 16 septembre 2004.

47
A l’inverse, loin des robinets d’or du Koweït, la population locale souffre d’un
appauvrissement sensible et d’une baisse conséquente de son niveau de vie. Moscou,
incapable de régler les seuls problèmes de la Fédération russe, ne verse ni salaires, ni
pensions, ni retraites. Les Tchétchènes sont abandonnés à leur sort et offrent un terreau idéal à
la propagande islamiste.
La question de la capacité pétrolière tchétchène n’a probablement joué qu’un rôle
secondaire dans la première intervention russe en 1994. Avec la modification des rapports de
forces dans la zone, née de la défaite et de la démonstration de l’impuissance de la Russie, elle
a été largement éclipsée par les problématiques liées au transit des matières premières et au
contrôle stratégique d’une zone qui aiguise tous les appétit. La destruction des infrastructures
de production tchétchène dès les premières semaine du second conflit a d’ailleurs démontré
que la question de la capacité de production tchétchène était des plus relatives pour Moscou,
même si ses incidences sur le financement de la criminalité ne doivent être sous estimées.
L’épineux problème des oléoducs a pourtant été d’actualité dès la fin de l’URSS. Dès
1992, les représentants des plus grandes compagnies pétrolières occidentales avancent l'idée
d'un oléoduc partant de Bakou et traversant la Turquie pour aboutir au terminal de Ceyhan,
sur la Méditerranée. La Russie propose immédiatement une option alternative qui reprend le
tracé d’un oléoduc existant pour amener le pétrole des gisements azéris jusqu'à Novorossisk,
en passant par la Tchétchénie. En 1994, le règlement de la question tchétchène, qui a pour
objectif principal de mettre au pas l’irrédentisme de la république, permet également dans ce
sens d’assainir une zone de transit essentielle au développement du projet alternatif du
Kremlin
Fondamentalement, la défaite ne remet pas en question le choix de tracé de l’oléoduc. Fin
1996, l'Azerbaïdjan et la Russie ont bel et bien signé un accord sur le transport du pétrole de
la Caspienne par le territoire russe. Etrangement, fin août 1996, suite à la déclaration de Natig
Aliev (président de la Compagnie nationale d'Azerbaïdjan) selon laquelle l'aggravation de la
situation en Tchétchénie contraindrait son pays à accélérer la construction d'un oléoduc vers
Supsa, qui traverserait la Géorgie, les troupes fédérales étaient rappelées de Tchétchénie. Le
23 novembre 1996, le texte du décret sur le retrait des dernières unités russes était faxé à
Grozny, la question de l'oléoduc est résolue.
La signature du traité de paix de Khassavyourt ne permet pas d’assainir les relations entre
Moscou et Grozny. Certes, le 9 septembre 1997, la Russie, l'Azerbaïdjan et la Tchétchénie
signent un accord sur le transit du pétrole de la Caspienne par Novorossisk via Grozny. La
Fédération est donc contrainte de négocier un droit de passage à la République tchétchène. En
vertu de l’accord obtenu, la Russie perçoit 15,67 dollars par tonne de brut en transit, et 4,5
dollars se voient reversés en Tchétchénie par tonne de pétrole pour l’« assistance au
transport »120. Toutes les parties respectent leurs obligations durant l’année 1997, mais en août
1998, la redevance due par Moscou cesse d’être versée. Pourtant pendant trois mois encore,
les autorités tchétchènes laissent transiter le pétrole, sans contrepartie financière.
Parallèlement la situation se détériore autour de l'oléoduc. Le bataillon de près de 400
hommes, chargé de protéger les installations, sous les ordres de Moussa Tchalaev (proche
d’Aslan Maskhadov), n’étant plus payé, les gardiens compensent leurs pertes en le
ponctionnant. Les exploitants du pipeline, se dédommagent à leur tour en détournant du
pétrole en transit avant de le revendre en contrebande.

120
Sanobar Chermatova, « Le pétrole plus que jamais au cœur du conflit », Moskaovskié Novosti, 27 juillet 2001
(traduit du russe).

48
Le pillage se généralise alors rapidement dans un pays déjà morcelé. Le trafic a toutefois
des contours géographiques très précis. Les chefs de guerre, contrôlant chacun une parcelle de
territoire, commencent par s'emparer des forages qu'ils abritent. Souvent, ils disposent d’un
intermédiaire au sein des organes gouvernementaux afin de les protéger, et des milices
spéciales gardent les puits de forage.
La chaîne des acteurs de la guérilla du pétrole s’étend des propriétaires des puits (parfois
se sont même des groupes de combattants) à l’acheteur-intermédiaire étranger, en passant pas
les transporteurs et leur encadrement de sécurité. Une fois le pétrole acheminé aux frontières,
des partenaires extérieurs, basés hors de la Tchétchénie, l’achètent et l'écoulent comme s'il
avait été extrait légalement. Ce sont ces « oligarques-gauleiters »121 qui touchent le plus
puisqu'ils paient le pétrole presque deux fois moins cher que son cours légal et le revendent
aux cours du marché. Ils sont souvent issus d’institutions officielles (Dagneft ou Rosneft, de
l'usine de produits pétroliers et chimiques d'Ingouchie, etc).
En terme d’enrichissement, les ouvriers qui extraient le pétrole percevraient de 10 à 20%
de sa valeur réelle et les transporteurs entre 30 et 40 %. L'acheteur étranger acquiert ainsi un
camion-citerne de 20 tonnes, au pied du puit forage, pour 400/500 dollars, le trajet sous
escorte lui en coûte 600, et la revente de la cargaison lui en rapporte entre 1 800 et 2000
dollars.
A la fin de l’été 1999, ce trafic se répartit de la façon suivante : les anciens puits –
produisant de 500 à 600 tonnes de brut par jour- sont contrôlés par le vice-président Vakha
Arsanov et le maire de Grozny, Letcha Doudaev (abattu en janvier 2000 à Grozny) qui
administrent conjointement les forages proches dans la banlieue de Grozny. Chamil Bassaev
régente la zone de Tsatsan-Iourt (qui produisait jusqu’à 300 tonnes par jour), et les puits de
Vinogradnoïé appartiennent, jusqu’à son arrestation, à Salman Radaev.
En dépit de l’adoption par Evgueni Primakov, le 3 avril 1999, de la disposition n° 519 qui
permet d'honorer une partie de la dette russe, le pillage est déjà bien ancré en Tchétchénie et
touche autant le pétrole en transit que les forages locaux. Les déprédations sont telles que
l’option de Soupas, pipeline passant par la Géorgie, est retenue comme solution alternative et
entre en opération en avril 1999. L’intervention de 1999 est loin de régler le problème, qui
prend des dimensions inattendues. Le Kremlin, qui imputait cette « guérilla du pétrole » au
Président tchétchène, se trouve immédiatement confronté à la corruption de ses propres
troupes, qui reproduisent à l’envie les comportements de leurs adversaires
La corruption des généraux russes de Tchétchénie est révélée au printemps 2001.
L'enquête débute suite à des propos tenus par Akhmad Kadyrov lors d'une séance du Conseil
de Sécurité russe122, sur le commerce de pétrole. Un article des Nouvelles de Moscou
démontre la complicité des officiers russes ainsi que de certains chefs de guerre dans le trafic
de pétrole et contraint Vladimir Poutine a prendre lui-même l’affaire en main123. Lors d’un
déplacement inopiné en Tchétchénie il lance l’opération « pétrole Tchétchène » destinée à
combattre les bénéficiaires des trafics et détruire les raffineries artisanales de pétrole. Les
mêmes militaires impliqués dans le trafic arrêtent en Tchétchénie, en Ingouchie et en Ossétie
du Nord, des convois de camions remplis de pétrole de contrebande, et démantèlent les
laboratoires clandestins. Il semble toutefois qu’aujourd’hui les effets de l’opération demeurent
modérés. Des raffineries ont été détruites et de nouvelles ont été construites. Le volume du
pillage serait de 1500 à 2000 tonnes par jour et générerait un bénéfice quotidien de 12
millions de roubles (500.000 euros).
121
Arnaud Kalika, La Russie en guerre , Ellipses, France, 2004.
122
Sanobar Chermatova, « Le pétrole plus.. », op. cit.
123
Sanobar Chermatova, « Le pétrole plus.. », op. cit.

49
Selon Rouslan Khasboulatov, « avant la guerre, la République comptait un millier de
‘’mini-raffineries’’, aujourd'hui, elle en compte de 4 000 à 5 000 ». Pour le ministère de
l'Energie tchétchène, le volume du pillage se monterait jusqu’à 2 000 tonnes par jour, mais les
chiffres officieux sont nettement plus élevés. Même si l'on se fonde sur les données
officielles, le bénéfice des trafiquants, avec un prix moyen de 4 à 6 roubles (environ 1 dollar à
l’époque) par litre d'essence, atteint de 10 à 12 millions de roubles (environ 450 000 €)
chaque jour. L'ampleur du trafic dépasse largement le simple cadre économique et recèles de
lourdes implications politiques. Le trafic, qui unit hauts gradés et combattants rebelles, justifie
la pérennisation de la crise –si ce n’est du conflit, afin de maintenir en place les structures de
détournement établies. Dans cette optique, si le radicalisme islamiste représente une source
d’instabilité majeure en Tchétchénie, il sert également des intérêts puissants dont ceux venant
dans le sens d’une déstabilisation mesurée mais durable de la zone.
La participation de l’armée dans les trafics pétroliers – mais peut être également dans
d’autres trafics plus rentables- ne concoure certainement pas à la stabilisation de la
Tchétchénie. Par ailleurs, à l’instar d’autres establishments militaires dans le monde, une
faction politico-industrielle de l’armée tire un bénéfice direct du conflit. Entre 1999 et 2004,
le chef d’Etat major, Anatoli Kvashnin, s’est fait défenseur acharné de la lutte contre le
terrorisme et le renforcement des outils conventionnels de l’armée russe. En lutte avec son
propre ministre de la défense, Igor Sergeïev, la guerre de Tchétchénie lui a permit d’annexer
différents services des armées, à l’Etat major général, qu’il commande. En l’absence de tout
résultat opérationnel tangible, ces manœuvres lui ont permis de se débarrasser de son propre
ministre de la défense, avant d’être lui-même victime du tandem Poutine/Ivanov124 (nouveau
ministre de la Défense russe). Ivanov lui-même, qui n’est pas réputé pour son autorité, a du
rappeler aux forces de sécurité impliquées dans le conflit Tchétchène sous la tutelles de
différents ministères et agences (MVD, Ministère de la Défense, FSB, GRU) que la
coopération demeurait le seul moyen de contrer la menace terroriste. Concession par défaut
d’une rivalité sévère et d’un cloisonnement systématique entre les différents intéressés, dont
les effets se sont de nombreuses fois fait sentir sur le terrain125. De fait, le conflit tchétchène
demeure un enjeu majeur, impliquant probablement bien plus que le détournement de
quelques centaines de milliers de barils de pétrole ou des antipathies à l’égard d’un islamisme
radical parfois très opportun.

§ 3 Les intérêts de puissances et mise en perspective de la notion de terre de


djihad.

Au prime abord, l’une des causes essentielles de l’installation de bases djihadistes en


Tchétchénie ne réside pas expressément dans la volonté du wahhabisme d’affronter la Russie
ou de modifier l’équilibre religieux dans le Caucase. La proclamation de l’identité tchétchène
autour d’une thématique religieuse aux début des années quatre-vingt dix, la démission
globale de la Russie dans l’administration des territoires autonomes et l’incapacité des
nouveaux état de la CEI à canaliser une violence endémique, l’existence de routes de trafic à
destination de l’Afghanistan, le rôle central des différentes mafias caucasiennes dans
l’écoulement des produits du trafic vers la Russie concurrent à faire de l’ensemble de la zone
un pole d’attraction pour n’importe quelle organisation terroriste locale. L’entrée en guerre de

124
Boris Kuzik, ”The Defense-Industrial Complex of Russia, breakthrough to the 21 century”, Russkiy
Boigraficheckiy Institu, Moscou, 1999; Pavel Felgenhauer, “Degradation of the Russian Military: General
Anatoly Kvashnin», Perspective, 15-1, novembre 2004.
125
Interview de Sergeï Ivanov sur la chaîne russe NTV, Moscou, 12 septembre 2004.

50
la Russie est un élément supplémentaire, qui, par la tension qu’il génère, favorise les menées
d’une organisation fondant son expansion sur la « gestion de crise ».

Parallèlement, le jeu dangereux joué par la quasi-totalité des nouveaux Etats de la zone,
a crée un véritable appel d’air. La majorité des guérillas afghanes, privées des ressources
américaines après 1988 ont intensifié leurs diversifications financières mafieuses pour assurer
leur existence et participer à la lutte pour l’accession au pouvoir central. La dépendance de
ces milice à l’égard des trafics de stupéfiant, déjà relativement importante avant 1988 s’en est
trouvé renforcé. Au même moment, divers Etats de la CEI et de la Fédération, à la recherche
de combattants dans la défense de leurs causes, n’ont pas hésité à faire appel à ces Afghans
ainsi qu’à des Tchétchènes formées en Afghanistan. La visite entre des responsables
politiques azéris et afghans en juillet et décembre 1992, et plus particulièrement les contacts
entretenus entre les Azéris et Gulbuttin Hekmatyaar (chef emblématique du Hezb-I-Islami)
dénotent que l’infiltration wahhabite et mafieuse est quasiment consubstantielle à la création
des nouveaux Etats indépendants.
- L’Azerbaïdjan, qui est à la recherche de combattants dans son conflit contre l’Arménie,
poursuit avant tous des objectifs ethniques et territoriaux mais introduit ainsi sur son territoire
des éléments armés à la recherche de débouchés territoriaux pour leurs propres trafics.
Suivant un processus similaire, les premières milices commandées par Bassaev et formées en
Afghanistan par le Hezb-I-Islami sont utilisées par les Azéris, mais également par les Russes
dans le même conflit. Là encore, le facteur religieux n’entre pas spécifiquement en compte
dans les calculs de Moscou, l’essentiel étant de poursuivre une politique discriminatoire à
l’égard d’un Etat (l’Arménie) jugé hostile.
- En suivant une logique identique, la Géorgie s’est également servie du conflit tchétchène
pour contrebalancer les agissements séparatistes ossètes et abkhazes, soutenus par Moscou.
L’acceptation tacite de faire des gorges du Pankissi un sanctuaire pour la résistance wahhabite
tchétchène, puis l’association en 2001 entre forces tchétchènes et géorgiennes pour attaquer
des éléments ossètes, ont amplement favorisé l’implantation des extrémistes dans le Pankissi,
pour des motifs strictement tactiques126.
- La Turquie de son côté, soucieuse de maintenir le reflux de l’influence russe, a encouragé
une certaine détérioration de la situation, soutenant la cause tchétchène par l’intermédiaire des
mouvements nationalistes extrémistes tels que les Loups Gris. Durant la période 1992/1997,
cette alliance permet à différentes factions islamistes d’organiser une base arrière logistique
stable, ouverte sur la Méditerranée et parfaitement à l’abris de la Russie. La Turquie, qui sert
également de relais au transferts de djihadistes vers la Bosnie, cherche avant tout à modifier à
son avantage un rapport de force stratégique, sans considération pour les contrecoups qu’un
tel soutien serait susceptible de provoquer dans une société musulmane soumise à un régime
laïc.
- Le Pakistan enfin, par l’intermédiaire de l’ISI (Inter Service Intelligence) a formé de
nombreux combattants tchétchènes, initialement dans une perspective afghane. La
stabilisation de la situation au profit des intérêts pakistanais lui a ensuite permis d’entamer
une pénétration idéologique en Asie centrale, par le biais de milices ultra religieuses, toutes
confessions confondues. Là encore, le prosélytisme pakistanais est avant tout un relais
stratégique destiné à étendre une sphère d’influence en compétition directe avec celle de la
Russie. L’intervention américaine en Afghanistan, en disloquant les guérillas d’Asie centrale

126
Lionel Ponsard, « Géorgie, à la croisée des intérêts russes et américains »,Research Paper, Academic
Research Branch, NATO Defense College, Rome, N°3, Avril 2004.

51
affaiblit considérablement le rôle du Pakistan sans l’annuler pour autant. L’ISI continue à
entretenir un jeu trouble avec l’ensemble des radicaux religieux d’Asie centrale, autant pour
des questions stratégiques que criminelles, les trafic de stupéfiant demeurant une source de
financement exploitable pour les factions radicales des services pakistanais.

Les mêmes projections se retrouvent bien entendu au niveau subrégional. La notion


d’irrédentisme tchétchène, évoquée plus haut, est en fait présente dans la quasi totalité de la
zone. L’exemple de la réaction des populations ossètes à l’attentat de Beslan démontre le
caractère avant tout clanique et ethnique des conflits. Loin de voir dans la prise d’otage une
manifestation tchétchène de sa lutte pour l’indépendance, ou même une expression hostile du
radicalisme wahhabite, les habitants de Beslan ont avant tout perçu la présence de
combattants ingouches (avec lesquels les Ossètes se sont opposés en 1992) venus, selon eux,
pour se venger127. Il est d’ailleurs possible que dans la formation du commando, Bassaev ait
tenu compte de cette hostilité et favorisé la sélection de combattants ingouches plutôt que
tchétchènes, la volonté de nuire aux Ossètes renforçant leur détermination.

Il faut également considérer que le surarmement de l’ensemble de la région a


probablement constitué, en lui-même un catalyseur de crise128. Une étude synthétique menée
par l’UNIDIR sur le trafic d’armes légères en Asie centrale brosse un tableau édifiant de la
disponibilité de ces équipements en Asie centrale129. Depuis les années 1980, Pakistan et
Afghanistan ont, à eux seuls, concentré l’une des plus grandes accumulations d’armes
illégales. Outre les centaines de milliers de fusils d’assaut écoulés dans le cadre du conflit
contre les Soviétiques (400 000 AK47/Type 56 pour les seuls transferts CIA/ISI), la région a
également connu une importation massive de moyens anti-aériens (SA-7, Blowpipe, Stinger)
et surtout le transfert d’un fabuleux stock de munitions estimé à plus de cent millions de
cartouches. Les Soviétiques laissèrent eux-mêmes un important stock au gouvernement
Najibullah après leur retrait, ainsi qu’armes et équipements à l’intérieur même de la
Fédération. En Asie, centrale, où la dislocation de l’URSS s’est accompagnée d’une
criminalisation rapide de la société, des stocks stationnés en Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie,
ont été abondamment pillés par diverses factions nationalistes130, parfois avec l’aval de
Moscou. Le volume estimé s’élèverait à 260 000 armes à feu et 17 000 wagons de
munitions131. De leur côté, dans le cadre de la guerre civile afghane, les Pakistanais ont
continué à armer les factions pachtounes tout au long de la dernière décennie, tout comme
l’Iran et la Russie dans leur sphère d’influence respective132. Le transfert de ce flot d’armes
s’est fait par le biais des régions limitrophes d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Kirghizstan et

127
David R. Sand, « Neighbors, world apart », Washington Times, 5 décembre 2004
128
Les paragraphes ci-dessous concernant les données techniques sur les questions d’armements, ont été réalisés
à partir d’interviews réalisées à la FRS.
129
Bobi Pirseyedi, “The Small Arms Problem in Central Asia: features and implications”, UNIDIR, 2000,
Genève. Voir également, dans le cas afghan, le rapport de Human Rights Watch, “Afghanistan, Crisis of
Impunity, the role of Pakistan, Russia and Iran in fueling the civil war”, HRW, vol. 13, n° 3, juillet 2001.
130
Maxim Pyadushkin, « Arming the Caucasus, Moscow’s Accidental Legacy », The Caucasus, Armed and
Divided, Anna Matveeva et Duncan Hiscock (dir.), Safeworld, avril 2003.
131
Tackling the Proliferation of Small Arms and Light Weapons in Caucasus : International norms and
Caucasian Realities, séminaire tenu par le Ministère des Affaires étrangères arménien, Safeworld et Cooperation
& Democratie, Erevan, 4-5 novembre 2002.
132
Le rapport de l’UNIDIR cite ainsi un transfert ferroviaire iranien de 700 tonnes destiné à l’Alliance du Nord
via le Tadjikistan, intercepté au Kirghizstan. La nature ferroviaire et le volume même du transport indiquent de
lourdes complicités dans les zones de transit, complicités qui impliquent des paiements en nature, c’est-à-dire
des transferts d’armements.

52
Tadjikistan pour l’Iran, Ouzbékistan pour la Russie), contribuant à leur déstabilisation et à
leur surarmement. De surcroît, au moment où un processus insurrectionnel semble avoir
embrasé le Caucase du nord, la Russie persiste à faire preuve d’un manque total de
discernement. Ainsi l’essentiel du contingent de Bassaev, coopérant avec Bakou et Moscou
dans le règlement de la question du Haut Karabah, est rapatrié avec armes et matériels vers
Grozny une fois le différent réglé. Parallèlement, il semble que dès le début des années 1990,
une partie des équipements des troupes russes redéployées hors de Mongolie aient été acquise
par des intermédiaires tchétchènes et revendues dans le Caucase133.

Moins significatif en terme de volume, les attaques directement opérées par les
Tchétchènes sur les dépôts russes sont particulières en terme de rapport de force. Dès la fin de
l’année 1991 –alors que l’Union soviétique n’est pas encore dissoute- les factions locales
s’emparent de stocks d’armes par la force. En février 1992, les autorités russes estiment que
plus de 46 tonnes de munitions et un millier d’arme à feu ont été volées en quelque mois134
Après le premier coup d’Etat de Doudaev en mars 1991, celui-ci se déclare capable d’équiper
en un jour plus de 15 000 hommes et 600 000 [sic] en une dizaine de jours135. Il évoque aussi
clairement l’idée de repousser un assaut russe par les armes. Le départ de la 12ème division
d’infanterie mécanisée de Tchétchénie dès avril 1992, donne plus de crédit aux propos de
Doudaev, les Russes abandonnant sur place une centaine de véhicules blindés, plus de 200
avions/hélicoptères, une trentaine de lance-roquettes lourds et un volume non évalué de
munitions. Les conditions préalables à l’action armée (équipements) étaient donc présentes en
Tchétchénie dès 1994 et cette situation persiste depuis. « Les sources originelles de la
résistance sont situées en Tchétchénie, les armes et munitions nécessaires à la guerre de
partisans sont essentiellement acquises en Russie, sur le marché noir… [Un des] autres
supports financiers des séparatistes provient du trafic illégal de pétrole en Tchétchénie » 136.

D’un point de vue plus général, le conflit tchétchène offre suffisamment de


particularismes pour qu’il soit nécessaire de le distinguer du conflit afghan ou de l’actuel
conflit irakien. L’idée, entretenue par les islamistes radicaux, qu’il s’agit d’une terre de djihad
comparable aux deux autres théâtres relève plus de l’idéalisation que d’un constat strict.
Certes, les troupes russes se sont engluées dans un conflit apparemment sans fin qui conduira,
quoi qu’il arrive à la séparation de facto de la république autonome de la tutelle de Moscou et
à sa renationalisation partielle ou totale. Toutefois, il apparaît désormais que plusieurs guerres
se mènent en Tchétchénie et que tous les combattants ne connaîtront pas le même destin. La
guerre clanique et ethnique, qui embrase toute la zone depuis la fin des années quatre-vingt
est amenée à produire de lourdes modifications dans la structure fédérale de la Russie et à
altérer considérablement ses relations avec ses anciens satellites de la CEI. Le Kremlin en a
d’ailleurs plus ou moins accepté l’idée, en nationalisant les différents conflits et en favorisant
la montée en puissance de certains groupes ethniques contre d’autres. La finalité ici n’est plus
le maintien d’une autorité administrative comparable à celle qu’ont pu exercer les Russies
tsaristes et socialistes, mais le maintien, à moindre coût pour le centre, d’une influence
stratégique et d’un contrôle des richesses sur les périphéries.
A cette guerre ethnique se superpose un conflit d’intérêts et d’influence entre acteurs
régionaux (les républiques), centraux (Moscou et ses relais sur les territoires) et périphériques
(les grandes puissances régionales et les Etats-Unis). La grande variété des acteurs impliqués

133
Robert Seely, Russo-Chechen Conflict, a mortsly embrace , Franck Cass, Londres, 2001.
134
Seely, op. cit.
135
ITAR TASS, 8 février 1992, BBC Monitoring, SU/1308 B/5, 19 février 1992
136
Pavel Felgenhauer, Moscow News, n° 40, 3 octobre 2001.

53
donne au conflit des visages multiples. L’accès aux richesses à but mafieux cohabite avec
l’établissement de zones de contrôle territorial par les puissances étatiques dominantes ainsi
qu’avec la projection d’intérêts « administratifs » issu des Siloviki137 moscovites. Dans ce
sens, la guerre, ou du moins le maintien d’une situation de crise devient un fond de commerce
qui permet de faire évoluer les statu quo dans le sens souhaité par les uns et les autres. Ces
confluences entre basse criminalité, trafic d’influence et politique d’état contribuent à
expliquer la collusion étonnante qui a été notée entre les différents protagonistes.
Le conflit religieux enfin, qui existe bel et bien, est de nature duale. La nature
consubstantielle de l’identification religieuse et du nationalisme caucasiens donne à
l’opposition entre les Russes orthodoxes et les peuples musulmans un caractère confessionnel
très caractéristique. D’autre part, l’installation entre 1994 et 2001 d’une base arrière terroriste
en Tchétchénie et au Daghestan par Al Qaida a favorisé l’émergence d’un sentiment religieux
radicalisé, associé à des techniques de combats, à des soutien logistiques et financiers que la
quasi totalités des acteurs en opposition au pouvoir central ont tenté d’utiliser. Dans ce sens,
la Tchétchénie a donné l’impression de devenir le terreau d’un conflit de civilisation, entre un
monde musulman extrémiste et radical et une puissance occidentalisée en déclin.
Toutefois, la mobilisation du monde musulman en faveur de la Tchétchénie reste
dérisoire. Si l’investissement réalisé par Al Qaida sur ces territoires est considérable, et si les
succès obtenus sont considérables, l’organisation n’a pas réussi à intéresser le reste du monde
islamique à ce conflit. L’immense majorité des djihadistes internationaux qui viennent y
combattre sont soit ethniquement ou culturellement proche des Tchétchènes, soit intéressés au
contrôle des ressources et des routes de transits. Dans son ensemble, le monde arabe s’est
désintéressé de la zone à partir du second conflit, et se montre plus préoccupé par l’Irak, où
les conditions d’oppression des musulmans sont pourtant bien moindres.
L’essentiel des armes qui servent sur le territoire en sont issu, l’essentiel des sanctuaires
des guérillas sont géographiquement limitrophe, l’essentiel des financements sont tirés des
trafics organisés par les tchétchènes eux même, l’essentiel de l’expertise provient de
l’expérience locale. Inversement, la Tchétchénie s’est révélée être un investissement peu
rentable en terme d’exportation de crise ailleurs qu’en Asie centrale, d’expertise ou de
matériel. En dépit de l’existence de routes de transit vers la Méditerranée qui pourraient
favoriser les trafics d’armes ou d’experts, rien ne semble devoir sortir de l’enclave. Les
systèmes d’armes relativement performants dont disposent les Tchétchènes (PG-7 VR, SA-
14/18 etc…) n’ont été retrouvés qu’en infimes quantités, sans que leur origine puisse être
formellement attestée. De même, l’expertise tchétchène (dans le domaine de la guérilla
notamment) ne se diffuse que lentement. De fait, la déstructuration d’Al Qaida en 2002 a
probablement contribué à isoler un peu plus la Tchétchénie du reste du monde musulman, sa
disparition étant survenue trop tôt pour qu’une base terroriste djihadiste durable soit crée sur
ces territoires.

Au final, le facteur religieux ne semble être qu’un élément parmi tant d’autres, dont le
seul avantage est de permettre la mobilisation des tous les acteurs. Dans ce sens, la
Tchétchénie n’est certainement pas une terre de djihad et représente avant tout un élément de
déstabilisation de la sphère d’influence russe. Il est toutefois dans l’intérêt de tous de régler ce
conflit, puisqu’il reste une source exploitable d’expertise djihadiste, toujours susceptible de
s’exporter. L’incapacité de la Russie à terminer le travail pose de surcroît le risque de voir

137
Terme générique russe recouvrant les anciens membres de l’armée, des services de renseignement, de la
police et des forces de sécurité, recruté pour tenir les postes importants de la haute administration centrale et
régionale. Voir aussi définition prise sur le site : http://en.wikipedia.org/wiki/Siloviki (en anglais).

54
l’ensemble de la région sombrer dans un processus anarchique, ne pouvant que favoriser
l’extrémisme religieux. Il est à craindre que les manipulations auxquelles les Etats-Unis se
livrent ne fassent que compliquer la situation et accentuent la politique de force entamée par
Vladimir Poutine. Dans ce contexte, la tentation d’instrumentaliser une fois de plus le
djihadisme pourrait ressurgir et relancer ainsi un phénomène encore très localisé mais
toujours avide de se répandre.

55
PARTIE III : méthodes de terrorisme et de
guérilla138

Chapitre 1 : Opérations de guérilla et conflit asymétrique.


Ordinairement décrit comme un conflit asymétrique139, le conflit tchétchène recoupe de
nombreuses réalités, autant par sa nature que par les méthodes de combat employées.
Initialement, en 1994, il répond à une définition classique, opposant un Etat à une république
autonome sécessionniste par l’intermédiaire de moyens disponibles dans chaque camp140. Le
déséquilibre de puissance entre les forces russes et tchétchènes, qui contraint ces dernières à
adopter des tactiques de guérilla, ne confère pas encore au conflit ce caractère asymétrique.
Les premiers combats répondent toujours à des techniques et à des objectifs conventionnels.

La prise de l’hôpital de Boudennovsk par Chamil Bassaev en 1995 marque une


évolution significative dans le sens où elle introduit un certain nombre de facteurs non
militaires dans la logique de combat tchétchène. D’un strict point de vue opérationnel, la prise
d’otage réalisée par Bassaev est tout à fait suicidaire. D’un point de vue politique et
médiatique, elle se révèle être d’un opportunisme certain, déstabilisant les autorités russes,
renforçant ainsi la position de Bassaev dans le camp tchétchène et lui assurant une ascendance
croissante sur la poursuite des opération. Même si la reprise de Grozny en août 1996 est une
opération de guérilla classique (permettant de clore le conflit), il est établi que se sont les
exploits militaires tels que celui de Boudennovsk -typiques de l’approche asymétrique du
conflit théorisée par les djihadistes afghans- qui ont favorisé la mobilisation des combattants,
la déstabilisation des responsables militaires et politiques russes et décuplé l’introduction de
l’islamisme radical en Tchétchénie. La recrudescence d’action de ce type pendant et après le
premier conflit a permis aux factions wahhabites de renforcer le recrutement et de représenter
une alternative au régime de Maskhadov, présenté comme trop enclin à négocier avec les
Russes. Bassaev lui-même - ancien membre des forces armées soviétiques, proche allié des
russes en Azerbaïdjan, chef de guérilla et terroriste- incarne à lui seul la complexité de la
situation tchétchène, où opérations militaires, terrorisme, criminalité et ferveurs islamistes se
mêlent inextricablement.

§ 1. Techniques de guérilla

A) Une approche strictement militaire

138
Les paragraphes de ce chapitre concernant la guérilla et les conflits asymétriques ont été réalisés à partir
d’interviews réalisées à la FRS, en particulier auprès de M. Jean-Luc Marret.
139
Plusieurs définitions sont données au conflit asymétrique. Soit le conflit oppose des combattants d’une nature
différente (par exemple un Etat d’un côté et des groupes plus ou moins organisés de l’autre), soit il repose sur
des méthodes de combats hétérogènes (des armées régulières faisant face à une guérilla ou à des actes
terroristes), ce qui dans ce cas relativise l’inégalité de puissance entre les protagonistes.
140
“Chechnya, Russia’s Experience of Asymmetrical Warfare”, Center for Defense Information (CDI), 19
novembre 2002.

56
Jusqu’en 1996, l’essentiel de la résistance tchétchène est organisée autour de groupe de
combats adoptant des techniques de guérilla. Issus de l’Armé rouge141, les responsables
militaires tchétchènes qui organisent la première résistance à l’assaut russe de 1994 bâtissent
un dispositif directement emprunté au schéma classique de la guérilla urbaine. A l’inverse de
la résistance irakienne qui -quelques années plus tard- se construit autour d’unités initialement
peu organisées se déployant au sein du dispositif ennemi, les troupes tchétchènes sont
organisées pour la défense d’un territoire. Elle sont de ce fait strictement structurées et
hiérarchisées.

L’approche purement militaire de la défense tchétchène se traduit dans la forme retenue


dans l’élaboration des plans de défense initiaux de la république, et notamment de Grosny. Ne
pouvant résister aux forces russes en terrain découvert, les forces tchétchènes n’ont jamais
tenté de protéger ce type de territoire, se contentant de combattre dans les zones où une
défense pouvait être durablement organisée. Les villages localisés dans la région des plaines
de Grozny ne se sont au début défendus que par des manifestants, qui imploraient les troupes
russes de renoncer à la guerre. Plus tard, ces villages seront utilisés comme des points de
concentration où la progression des troupes peut être bloquée ou retardée, dans une
perspective classique de combat d’attrition.

Dans Grozny même, deux points de défense principaux sont organisés (autour du palais
présidentiel et du parc Minutka, qui constitue l’un des point haut de la ville) alors que tous les
points de compression (pont, avenues principales) sont systématiquement renforcés et
défendus. Les zones urbaines de la banlieue sont utilisées comme terrains d’embuscades. A
Dolinskoye, à environ 6 kilomètres de Grozny, le premier accrochage est rapporté le 12
décembre 1994. Quelques jours plus tard, le 22, les combats y perdurent toujours.

Une bonne connaissance des matériels utilisés par l’armée russe et de leurs méthodes
permet aux Tchétchènes d’exploiter les faiblesses inhérentes de leur adversaire. Les plans
d’assaut de la ville sont connus avant même l’attaque, les transmissions radios
systématiquement écoutées, de fausses informations sont diffusées à l’intension des soldats et
des officiers russes. L’utilisation de blindés lourds et d’artillerie, suivant des tactiques
d’embuscades en zone urbaines et semi urbaines semble avoir été d’usage courant au début du
conflit. Particularité du conflit –qui perdure toujours- les opérations d’infiltration et
d’exfiltration -organisées par corruption des troupes adverses- demeurent courantes. A la
criminalisation de la société tchétchène s’ajoute la gangrène généralisée de l’armé russe.
L’accès au champ de bataille se monnaye, permettant la mise en place de spectaculaires
actions de guérilla ou d’opérations asymétriques. La seconde entrée de Bassaev dans Grozny
en 1996, qui conduit les Russes à accepter de négocier la fin du conflit, résulte d’une
opération de corruption. Selon Moscou, la sortie des mêmes troupes de Bassaev de Grozny en
janvier 2000, aurait elle aussi été négociée. Les services de renseignement auraient ainsi tendu
un piège pour mieux massacrer les rebelles142. Le déroulement exact de l’opération demeure
mal établi.

141
Une importante proportion des combattants tchétchènes a été formée en Afghanistan, mais également dans les
camps pakistanais. Ironie de l’histoire, les milices formées par les Russes pour entretenir le conflit abkhaze se
sont affrontés à ceux-ci dans Grozny. Shamil Bassayev en est l’exemple le plus connu. Voir Pavel Felgenhauer,
« General Should not Be Berated, but Rather Retrained », Segodnya, 25 décembre 1996 ; Robert Seely, Russo-
Chechen Conflict, a mortsly embrace, Franck Cass, Londres, 2001.
142
Une opération spéciale, dénommée Wolf Hunt aurait été montée par les forces spéciales russes pour liquider
les rebelles. Ayant proposé aux rebelles une sortie négociée de Grozny, les Russes tendirent une embuscade aux
forces de Bassaev.

57
Sur un plan tactique, les ressources offertes par la configuration urbaine du terrain de
bataille sont systématiquement exploitées. En 1994 dans Grozny, les tactiques russes d’assaut,
fondées sur l’entrée de blindés vers le centre ville143, sont largement anticipées et
régulièrement mises en échec par la destruction des véhicules de tête et de queue des
colonnes. Le manque d’armes lourdes est compensé par une utilisation rationnelle de
l’infanterie. Les troupes sont articulées autour de sections de cinq à huit hommes, équipées
d’antichars et d’engins soutien. Réunis par groupes de 25, l’unité ainsi constituée bénéficie de
l’assistance d’unités médicales. Combinées ensemble, ces unités forment des groupes
tactiques auxquels est attribuée une section de mortier, qui couvre les engagements. Chaque
groupement est responsable de la défense d’un quartier spécifique de la ville.

La nature de la résistance tchétchène contraint rapidement les Russes à changer de


tactique et à adopter des procédures de combat urbain coûteuses mais plus efficaces. L’usage
intensif des lances flammes, des systèmes d’appui feu et le déploiement de troupes spéciales
pour dégager les axes de mobilité des troupes, permettent au commandement russe d’investir
la ville. Les points de résistance sont systématiquement pilonnés et la ville partiellement
détruite. Durant tout janvier 1995, les forces russes repoussent lentement les Tchétchènes
pour prendre enfin possession de la ville fin février. La lenteur du processus est toutefois très
significative de la nature de la résistance tchétchène, qui diffère grandement de la résistance
« asymétrique » irakienne, plus désorganisée de manière générale.

Dans les combats de Grozny, les Tchétchènes ont présenté une menace de nature militaire,
infligeant une réelle sanction à l’armée russe dans les premiers jours de l’assaut. Certains
éléments russes ont été véritablement massacrés dans les premières phases du conflit, les
pertes restant remarquablement élevées du côté russe tout au long du conflit144. Le
commandant de l’Etat major général russe de l’époque, Michaïl Kolesnikiv, estime les pertes
quotidiennes en effectif militaire à environ 100 hommes, dans les premiers jours de l’assaut
(31 décembre)145.

B) modification des techniques

La poursuite de la guerre marque cependant une évolution de l’approche du conflit par les
combattants Tchétchènes. La prise de l’hôpital de Boudennovsk le 14 juin 1995 est avant tout
une opération de terreur et de propagande. Les troupes de Bassaev démontrent par cette action
que le territoire russe est lui-même exposé au conflit (Boudennovsk est situé dans le district
de Stravopol) et permet de faire connaître la cause tchétchène dans l’ensemble du monde.
L’incapacité des Russes à traiter le problème -autant d’un point de vue militaire que politique-
transforme une expédition au départ hasardeuse en véritable victoire. Non seulement les
troupes russes échouent à chasser les rebelles, mais le premier ministre de la Fédération,
Viktor Tchernomyrdine, lui-même doit négocier le retour de Bassaev et de ses hommes en

143
Cette tactique, inepte d’un point de vue opérationnel a été imposée par le pouvoir politique qui souhaite une
règlement rapide du conflit. Le Ministère de la Défense, qui sous estime grandement les capacités de combat des
tchétchène, faute de disposer des moyens suffisant pour organiser une avance classique, soutenue par l’artillerie
et conduite par des troupes homogènes et équipées. L’option d’un ratissage systématique par l’artillerie, sans
considérations pour les dommages collatéraux, est envisagée puis écartée. L’offensive, lancée le 11 décembre,
doit se terminer par la prise de Grozny le 15 du même mois. David Remnick, « In Stalin Wake », New Yorker, 24
juillet 1995.
144
Seely cite ainsi un bataillon de char, envoyer en refort auprès d’une unité encerclée, qui, en 24 heures de
combats aurait perdu une quinzaine de ses blindés. Seely, p. 246
145
« Hunderds of Morts Russian Soldiers Pile Up in Military Morge », Associated Press, 11 février 1995

58
Tchétchénie, en dépit 150 civils russes tués (1 400 personnes ont été prises en otage) dans les
opérations. A posteriori, Boudennovsk peut apparaître comme l’un des actes fondateurs d’un
conflit qui mêle étroitement les tactiques de guérilla classiques aux « coups » médiatiques
typiques des nouveaux conflits asymétriques.

Dans ce sens, le règlement du premier conflit illustre cet enchevêtrement et en démontre


les avantages face à un adversaire peu motivé. Fondamentalement la guérilla tchétchène
n’arrive pas encore à contraindre les Russes au repli. La prise de Goudermes par Salman
Radaev à la fin de l’année 1995 s’avère être une opération logistiquement coûteuse et une
impasse stratégique. Si les Russes négocient une fois de plus le départ des combattants
tchétchènes après seulement deux semaines d’affrontements, ces derniers en revanche ne
disposent pas de la puissance militaire suffisante pour tenir. A l’inverse, les opérations
militaro-politiques s’avèrent nettement plus payantes, en particulier en terme de propagande.
Un premier raid réalisé par Bassaev sur Grozny en mars 1996 lui a permis de s’emparer de la
gare de Grozny et de prendre des otages, puis de négocier son départ de la ville. Les troupes
russes essentiellement composées d’unités du ministère de l’intérieur, laissent plus de 200
morts sur le terrain. Contrairement à Goudermes, le but de l’opération est moins la victoire
militaire que la victoire psychologique, qui s’avère décisive dans la représentation que la
résistance Tchétchène se fait de son ennemi.

La démoralisation, le manque total de préparation des forces russes et l’incapacité du


pouvoir politique à imposer une réorganisation des opérations en Tchétchénie coïncident en
effet avec un remarquable renforcement de la confiance des forces radicales tchétchènes. La
première opération sur Grozny le 14 juin 1995 est en effet suivit d’une seconde, montée dans
le cadre d’une offensive générale contre les principales places fortes tenues par les forces
russes. Le 6 mars 1996, Chamil Bassaev introduit 600 hommes au cœur de Grozny et en
chasse rapidement les troupes du MVD qui y stationnent. Opération de guérilla typique, ce
raid se révèle être un succès total. En quelques jours le sort de la ville est fixé, ce qui contraint
les forces russes à choisir entre la négociation et une reprise sanglante des opérations
urbaines. L’affaiblissement considérable du pouvoir russe ajouté à la perte complète de
crédibilité des forces russes sur le terrain permettent à Alexandre Lebed146 de tenter d’imposer
une solution négociée et d’élaborer les modalités d’un accord de paix (accord qui sera signé à
Khassaviourt en août 1996).

Le déroulement du second conflit démontre cependant les limites du processus de


résistance tchétchène axé sur une guérilla capable d’imposer le contrôle de sanctuaires en
zones urbaines. L’offensive de 1999, mieux préparée que celle de 1994, provoque une défaite
des unités régulières tchétchènes. Les troupes russes payent cependant un prix très élevé lors
de la seconde prise de Grozny (perte moyenne d’environ 50% des effectifs du MVD en
l’espace de quelques mois). Durant plusieurs semaines, le contrôle de certaines places
stratégiques est pour l’infanterie russe un véritable cauchemar. Parfois, plus de 50 hommes
tombent pour prendre et défendre l’un des bâtiments qui dominent le parc. Les forces
tchétchènes, divisées par les luttes de pouvoir pendant l’entre-deux-guerres, ne sont pourtant
pas en mesure d’opposer une résistance durable. Les troupes de Bassaev, qui se sont
particulièrement illustrées lors du premier conflit ne jouent qu’un rôle mineur. Les troupes de
djihadistes internationaux, censées représenter les éléments les mieux entraînés de la
résistance, ne sont engagées que pour couvrir le repli des éléments wahhabites et ne
contribuent que marginalement à la défense de Grozny.

146
Selon certains commentateurs, l’ordre d’aller négocier émanait du président russe, Boris Yeltsine lui-même.

59
Le résultat positif du premier conflit prépare la défaite du second. En 1999, la Tchétchénie
est encore plus divisée qu’en 1994. La mobilisation nationale, la structuration relativement
homogène des unités engagées sur le terrain, la mise en place de techniques rigoureuses et
adaptatives n’est, en 1999, plus qu’un souvenir. L’atomisation et la criminalisation de la
société a favorisé un processus de ‘guerre civile larvée’ qui modifie considérablement la
fonction primitive des forces armées des différentes factions en présence. D’une part, la
multiplication des petits ‘seigneurs de guerres’, dont les forces sont dédiées à la défense de
leurs intérêts particuliers, prive les autorités légitimes d’une capacité de commandement
cohérente et parcellise le territoire. D’autre part, l’installation de forces wahhabites
poursuivant des objectifs très divergents de ceux des autorités légales, et le conflit ouvert qui
en est la conséquence, prive la république de force vitale dans la défense de l’intégrité de son
territoire. Ainsi, alors que Bassaev peut réunir environ 5 000 hommes, la défense de Grozny
ne réunit, en décembre 1999 que 1500 à 3000 hommes, selon les sources russes.

La période de l’entre-deux-guerre voit aussi se modifier l’approche conceptuelle de la


guerre. L’essentiel de la formation des combattants est assurée par le passage en camps
d’entraînement, dont une majorité est gérée par des islamistes radicaux. L’enseignement
dispensé traduit l’orientation spécifiquement « asymétrique » des approches désormais
retenues : au camp d’Alos Abudzhafar, les techniques de guérilla et de combat individuel ; au
camp d’Abubakar les tactiques terroristes et les opérations spéciales ; au camp de Davlat, les
aspects psychologiques et idéologiques. Ainsi, paradoxalement, alors que la Tchétchénie
dispose encore des moyens d’établir un système défensif fondé sur la protection du territoire
(comme le démontreront lors des première semaines du conflit, les capacités de résistances de
certaines unités engagées dans les combats urbains) une part substantielle des forces et
équipements disponibles sont désormais dévolus à des formes de combats destinées -non à
assurer la défense du territoire- mais à renforcer la l’influence de certaines factions et à établir
une relation de crise permanente avec le voisin russe.

§ 2 Maintien d’une logique de guérilla

Ainsi, alors que Maskhadov tente de satisfaire les aspirations islamistes de ses
encombrants partenaires radicaux et d’établir un modus vivendi avec Moscou, les forces
islamistes se préparent activement à un conflit destiné à créer un état de crise permanent en
Tchétchénie et ses régions limitrophes. Au concept défensif de 1994 se substitue un concept
offensif, axé sur l’exploitation du territoire en tant que base de conflit puis sur l’exportation
de la crise vers les périphéries.

Malheureusement, l’approche opérationnelle retenue par les troupes fédérales est


inadaptée à la nouvelle donne. Si elle permet de briser la guérilla, elle alimente la propagande
radicale par sa brutalité quotidienne, fondée sur la recherche systématique de l’affrontement.

De nombreuses sources estiment que l’opération de Basaev au Daghestan aurait pu être


prévenue, en particulier du fait de l’important volume de troupes impliqué et de la
surveillance établie par les Russes sur la frontière. Depuis la fondation du « territoire
autonome de la Charia » (Karamakhi, Chabanmakhi et Kadar), les autorités de Makhachkala
s’attendaient d’ailleurs à une opération de ce type sans que les autorités fédérales n’agissent
pour prévenir l’assaut. Certains soupçons pèsent également sur la vague terroriste qui frappe
Moscou dans la foulée du raid daghestanais et qui servent de prétexte officiel à l’intervention.

60
A la provocation, Moscou riposte par une politique délibérée et indiscriminée de destruction
et d’élimination de toute opposition armée. Les massacres de Alkhan-Yurt (novembre 1999),
qui préludent à l’invasion du territoire tchétchènes témoignent d’une volonté délibérée de
liquidation. La ville, située sur un axe d’accès au sud de Grozny, est bombardée entre le 6
novembre et le 1 décembre. Une fois la ville prise, les autorités militaires russes auraient
donnés à leur troupe licence pour en « disposer ». Le relevé exact des pertes civiles n’a pas été
établi147. A l’exemple d’Alkhan-Yurt, les tactiques de progression fondées sur l’appui feu,
écartées lors de l’attaque de 1994, sont désormais systématiquement employées sur
l’ensemble du front et l’avance russe ne s’exerce que dans le cadre de frappes de soutien
prolongées et très destructrices. Les points de résistance sont systémiquement détruits, les
populations civiles terrorisées, les tactiques de combats appliquées visent avant tout la
destruction du potentiel ennemi plutôt que le gain de terrain.

Mais si la politique de terreur russe brise rapidement la résistance des populations civiles,
elle se révèle aussi extrêmement positive pour les groupes radicaux. En refusant de distinguer
les radicaux des résistants « ordinaires », Moscou rejette la quasi-totalité des hommes en âge
de se battre vers les factions les plus extrémistes de la résistance. En conséquence, dès le
début, le conflit tchétchène prend une tournure asymétrique désormais classique. Si la guérilla
demeure un élément déterminant de structuration des combats, l’approche opérationnelle n’est
désormais plus la même. Il s’agit dorénavant pour les Tchétchènes de frapper les Russes, sans
restrictions de moyens, et sans considérations pour les pertes civiles.

Les engagements militaires en Tchétchénie conservent cependant une dimension


classique, notamment par l’application réussie des techniques d’embuscade, l’utilisation
extensive de mines, la mobilisation des populations, l’exportation de sanctuaires vers des
zones neutres, l’enclenchement de mécanismes encourageant la répression. Aux durs combats
de Grozny de 2001 ont succédé une série d’actions militaires meurtrières, facilitées par le
manque de professionnalisme récurrent des troupes fédérales. En août 2004 plus de 150
soldats russes périssent dans une série d’assauts montés contre Grozny alors que la capitale
est officiellement considérée comme sécurisée. L’élimination individuelle de soldats par des
tirs de snipers est quotidienne alors que les embuscades dressées sur les routes de campagne
entraînent régulièrement la mort de dizaines d’autres

Parallèlement, la diffusion de l’expertise djihadiste internationale, l’emploi de systèmes de


communication, d’application de systèmes civils à fins militaires (systèmes de mise à feu par
exemple) et de mines artisanales permettent aux Tchétchènes d’exploiter les déficiences
flagrantes des Russes dans ces domaines. En 2003, alors que la phase purement militaire du
conflit est terminée et que s’y est substituée une phase contre insurrectionnelle, l’Etat-major
général estime les pertes russes à plus d’une centaine d’hommes par mois. L’essentiel des
attaques se produit en zones montagneuses sur lesquelles les forces russes ont peu d’emprise.
L’utilisation répétitive des mêmes routes de patrouille ou de transit favorise les tactiques
d’embuscade et de minage des zones de passage. La corruption ambiante, touchant autant les
unités russes que les forces tchétchènes pro russe, permet également aux rebelles de monter
des opérations plus lourdes contre des centres urbains –Grozny et Goudermes plus
particulièrement, aux effets psychologiques désastreux. Si le manque de fiabilité des chiffres
russes en terme de pertes humaines interdit une évaluation statistique valable, il n’en demeure
pas moins que l’intensité de ces pertes démontre que l’armée russe reste confrontée à un
phénomène de guérilla relativement massif.
147
C. W. Blandy, Chechnya : Dynamics of War, Brutality and Succes, P35, Conflict Studies Research Center,
juillet 2001.

61
L’impact de la guérilla sur le conflit est probablement supérieur à celle du terrorisme
médiatique, dans le sens où elle exerce une pression constante sur les forces armées russes,
entraînant des répercutions humaines, mais surtout budgétaires et matérielles. La capacité de
la guérilla à s’organiser et se concentrer pour effectuer des frappes militaires significatives
résulte d’une véritable expertise. Khattab et Bassaev, connus avant tout pour leur rôle de chefs
terroristes, sont en fait passé maître dans l’élaboration de structures logistiques qui permettent
l’entraînement de combattant sur des zones sanctuarisées (gorges du Pankissi notamment),
leur mobilisation, leur acheminement vers les zones d’engagement puis leur repli. La
corruption qui règne du côté des forces prorusses et russes elles mêmes permet de surcroît
d’organiser de véritables opérations. Ainsi, durant l’été 2002 une offensive organisée à partir
des gorges du Pankissi, permet l’infiltration de plusieurs centaines de combattants, et
l’organisation d’attaques simultanée sur le territoire. On compte jusqu’à 16 attaques
simultanées en une seule journée contre des cibles russes. Ces attaques coïncident avec
d’autres frappes, effectuées par les forces de Maskhadov. Ce dernier revendique la destruction
d’un hélicoptère le 19 août 2002, à proximité d’une base militaire, dénotant de bonnes
capacités d’infiltration, combinées à une capacité de renseignement interne. L’hélicoptère, qui
transportant 147 personnes, comportait parmi les passagers une majorité de militaires,
membres de la police et du FSB.

Le caractère insurrectionnel –et pas uniquement terroriste- de la résistance tchétchène


contribue à expliquer la politique russe de tchétchénisation, qui représente une nouvelle
orientation de la politique russe à l’égard de la Tchétchénie. La seule persistance du
terrorisme ne justifie pas une telle option, qui serait d’ailleurs inutile si les forces russes
avaient été aptes à contrôler durablement l’ensemble du territoire tchétchène.

Comme dans de nombreux autres conflits de ce type, les autorités fédérales ont au départ
prévu de régler la question sous le seul angle militaire avant d’envisager toute délégation à un
pouvoir administratif local. Les coûts élevés des combats, les pertes humaines et l’impasse
militaire ont radicalement changé cette approche. La dernière opération antiterroriste du MVD
a réuni pas moins de 13 000 hommes pour ratisser les zones d’activités terroristes, pour ne
produire, selon toute vraisemblance, qu’un résultat éphémère148. En optant pour la
tchétchénisation, Moscou choisi l’option de la guerre civile, et de l’épuration d’une partie des
populations tchétchènes par une autre partie, c'est-à-dire, à terme, l’abandon relatif du
contrôle administratif sur la République. En effet, si les forces fédérales devaient triompher
des séparatistes et islamistes, la militarisation des autorités tchétchènes serait probablement
suffisante pour prévenir toute reprise en main par le pouvoir central149. A l’inverse, l’échec du
processus conduira inévitablement à l’engagement de négociations avec les forces les moins
extrémistes des séparatistes et donc, à une délégation de facto du pouvoir vers des autorités
locales. Les interactions entres les réseaux de corruption tchétchènes et russes, qui remontent
jusqu’au plus haut de la hiérarchie militaire, financière (et peut être politique) ne peuvent que
renforcer se phénomène, par l’établissement d’intérêts croisés entres les élites moscovites et
des représentants tchétchènes locaux.

148
Maria Bomdarenko, « Nikolaï Rogochkine : Bassaev se cache », Nezavissimaya Gazeta 22 avril 2005 (traduit
du russe).
149
Vladimir Mouchine, « Le redéploiement des unités militaires russes s’intensifie », Niesavisimaya Gazeta, 18
mars 2005 (traduit du russe). L’article évoque notamment des craintes sur un renforcement inconsidéré des
moyens dont dispose Ramzan Kadyrov, vice-premier ministre de Tchétchénie et « continuateur de l’œuvre de
sont père.

62
Toutefois, l’impact considérable de la guérilla dans l’évolution du conflit, ne doit en rien
marginaliser l’option terroriste, admise implicitement par les radicaux islamistes dés le début
des années 1990, et a fortiori par tous -à différents degrés- dès l’année 2000. La logique
tchétchène est désormais double. Il s’agit d’une part d’élargir le conflit aux zones limitrophes
de la République, et de décrédibiliser le pouvoir adverse, en démontrant son incapacité à lutter
contre la terreur. Il s’agit d’autre part de la nécessité d’établir un maximum de sanctuaires
pour les guérillas de ce point de vue, l’élargissement du conflit s’inscrit dans une approche
typiquement djihadiste. Mais il est également destiné à déstabiliser durablement les zones
« hôtes » afin de multiplier les « axes de crise ». Daghestan et Géorgie sont ainsi
particulièrement touchées par le conflit puisque non seulement les factions tchétchènes s’y
sont installées, mais surtout parce qu’elles participent directement ou indirectement (pression
militaire) à la vie politique du pays. Il est significatif de noter que l’incursion de Bassaev au
Daghestan coïncide à des offensives similaires entamées par d’autres affidés au dhjihadisme
islamique, notamment aux opération de l’IMU en Ouzbékistan.

Décrédibiliser le pouvoir russe passe essentiellement par des actions spectaculaires, de


nature terroriste. Les prise d’otages de la Doubrovka et de Beslan sont deux exemples très
caractéristiques de cette approche, qui privilégie l’impact psychologique et la médiatisation de
l’acte, afin d’influer sur les populations et leurs dirigeants. Les attentats terroristes ont
toutefois un autre visage, plus routinier qui s’exprime par une action au jour le jour contre les
forces armées déployées sur le terrain, les administrations locales, les collaborateurs et même
les populations locales. .

Chapitre 2 : Opérations de terreur


Les actions terroristes tchétchènes recoupent un vaste spectre d’opérations, qui échappe à
la taxonomie habituelle. Contrairement à d’autres théâtres, où l’action terroriste se cantonne à
certaines cibles, liées à leur nature politique, opérationnelle ou médiatique, les Tchétchènes
combinent la quasi-totalité des options. Cette flexibilité s’explique par l’adhésion au même
principe terroriste, sur un même lieu donné, de différentes factions idéologiques (séparatistes,
et radicaux islamistes), par l’influence profonde de l’expertise djihadiste sur l’ensemble des
combattants (l’apprentissage par l’exemple étant à considérer, l’exploitation de méthodes
djihadistes ne relève pas forcement de groupes extrémistes) et par une conception des attentats
étroitement corrélée à leurs avantages opérationnels tangibles et potentiels (effets militaires
directs, effets psychologiques potentiels et effets médiatiques attendus). La situation de guerre
et l'impitoyable répression des troupes russes favorisent d’autant plus l’organisation d’actes
de terreur particulièrement barbares (torture systématique des prisonniers, liquidation de
populations civiles, attentats d’extermination etc.), conçus en réponse aux méthodes
oppressives adverses. On retrouve ainsi en Tchétchénie une méthodologie terroriste d’une
typologie rarement exercée ailleurs.

§ 1 Description des opérations terroristes : du terrorisme de guerre au terrorisme


de masse

Paradoxalement, alors que la résistance tchétchène s’est essentiellement fait connaître par
le biais du terrorisme, l’intensité des actes reste difficile à évaluer.

63
Une statistique russe estime à 250 le nombre d’attentats terroristes (période fin 2003 –
2004) réalisés au sud de la Russie (Daghestan, Ingouchie, Ossétie et Tchétchénie), dont 214
en Tchétchénie150. Cette appréciation décompte probablement les actions de combat (pose de
mine, destruction de matériel militaire, exécutions de collaborateurs ou de responsables
russes). A l’inverse, une évaluation réalisée par Paul Murphy151, ne comptant que les actes
médiatiquement significatifs ramène cette statistique à un volume quasiment marginal. Selon
son décompte des actions de terreur (enlèvement et/ou exécutions de responsables civils et
militaires) et des attentats à l’explosifs (suicide ou non), 14 de ces opérations auraient été
menées en 2002 (5 opérations de terreur et 9 attentats ou tentatives d’attentats à l’explosif -
théâtre de la Doubrovka inclus) et 22 en 2003 (5 opération de terreur et 17 attentats ou
tentative d’attentat à l’explosif). L’essentiel d’entre elles visaient des cibles à haute valeur
ajoutée, impossible à atteindre par les moyens de la guérilla classique. Pour mémoire, on
notera la valeur relative du décompte statistique pour la comptabilisation d’actes dont
l’enregistrement repose sur une analyse strictement interprétative. Ainsi le Monterey Institute
of International Studies, qui fait figure de référence dans les études statistiques terroristes,
donne pour 2002 les chiffres suivants, chiffres incohérents au regard de la situation de guerre
en Tchétchénie.152 :

Type d’attaques en 2002, attaques classiques et attaques suicides

Région Nombre total Attaques Attaques Taux


d’attaques suicides classiques en %
Asie 218 3 215 1,4
Europe 15 0 15 0
Amérique Latine 54 0 54 0
Moyen-Orient/Maghreb 159 42 117 26
Russie et CEI 18 2 16 11
Afrique sub-saharienne 20 1 19 5
Etats-Unis et Canada 7 0 7 0
Total 491 48 443 10
Nombre de victimes en 2002

Région Type d’attaque Tués Blessés Total


Monde Classique 1289 3823 5112
Suicide 672 2397 3069
Asie Classique 609 2569 3178
Suicide 224 396 620
Moyen-Orient et Classique 261 273 534
Maghreb Suicide 387 1802 2189
Russie et CEI Classique 99 242 341
Suicide 43 119 162
Afrique Classique 156 103 259
Suicide 18 80 98

150
Andreï Riskin, « On ne donne pas à Kadyrov le plaisir de guerroyer au Daghestan », Niesavisimaya Gazeta,
29 avril 2005 (traduit du russe), reprenant une déclaration officielle du Représentant du président Poutine dans le
district fédéra de Tchétchénie, Dmitri Kozak.
151
Paul Murphy, op. cit. Murphy prend en compte certains actes qui n’ont pas été retenus ici, tel la pose de mine
ou la destruction d’hélicoptères impliquant un grand nombre de victimes, qui peuvent être interprétés comme des
opérations de guérilla.
152
Wayne Turnbull, « 2002 Conventional Terrorism Chronology : Incidents Involving Sub-National Actors
Resulting in Death or Injury», Monterey Institute of International Studies, 15 septembre 2003.

64
La versatilité des chiffres permet de tirer quelques conclusions sur la nature des actes
terroristes perpétrés en Tchétchénie.

En retenant la classification établie par Murphy, mais en prenant en compte les chiffres
officiellement fournis par les Russes, il apparaît que l’essentiel des actes terroristes effectués
sont en fait des opérations de combat, faisant le plus souvent appel à des IED153 dans un
contexte d’embuscade. De ce point de vue, une étude comparative entre les techniques
appliquées en Tchétchénie et en Irak semble démontrer que la diffusion de l’expertise
tchétchène a probablement joué un rôle important en Irak et plus particulièrement dans
l’utilisation de IED en chapelets154, le recours à des systèmes de mise à feu dérivés de
systèmes civils (téléphones cellulaires, télécommandes), la réutilisation systématique
d’explosif de qualité militaire retraité à partir de charges d’artillerie etc. Ces techniques,
relativement évidentes dans un contexte de conflit insurrectionnel n’apparaissent en Irak que
de façon progressive, vers la fin de l’année 2004, ce qui laisse à penser qu’elles n’ont été que
progressivement importées155 ou découvertes sur place. Si cette évolution devait se confirmer,
elle remettrait en cause l’idée couramment admise d’une interpénétration des théâtres
d’opérations djihadistes et de la diffusion systématique et délibérée de l’expertise terroriste
par les réseaux terroristes internationaux. Au contraire, la transmission de l’expertise
relèverait plus d’une diffusion par influence, relativement lente par principe, entre les
différents théâtres où les combattants djihadistes sont présents. La communication d’experts
entre les différentes zones de crise, et l’enseignement subséquent des techniques seraient
également plus lents que ce qui est habituellement considéré.

A) Du terrorisme de guerre….

Le rôle novateur du terrorisme tchétchène est moins flagrant en ce qui concerne les
attentats suicides contre les cibles à haute valeur ajoutée, l’essentiel de la technique (camion
explosif etc.) ayant été conceptualisé par le Hezbollah dans les années 1980. La résistance
tchétchène a utilisé avec succès de tels systèmes explosifs en diverses occasions, notamment
lors de l’attentat contre le bâtiment de l’administration tchétchène de Grozny (27 décembre
2002), directement revendiqué par Bassaev, qui a fait 83 morts, plus de 150 blessés et
décapité une partie de l’administration collaboratrice et lors de l’attentat du 12 mai 2003, où
un autre bâtiment fédéral est frappé à Nadterechny, occasionnant 60 morts et une centaine de
blessés. Dans les deux cas, un camion chargé d’un important volume d’explosifs (pouvant
dépasser la tonne) s’est introduit dans les installations visées avant d’exploser avec son / ses
conducteur(s). La méthode montre ses limites un mois plus tard lorsqu’une tentative similaire,
tentée contre le bâtiment du MVD de Grozny, échoue du fait des chicanes disposées pour en
filtrer les accès. De fait, la valeur militaire des frappes de ce type est rapidement annulée, une
fois l’effet de surprise passé. Les cibles civiles restent par contre très exposées, comme en
attestent les différentes opérations montées à Moscou ou contre des « cibles militaires
molles » (hôpital de Mozdok, Ossétie, 1er août 2003).

153
On retiendra pour plus de facilité de langage le terme anglo-saxon IED (Improved Explosive Devices) pour
les explosifs artisanaux à vocation militaire. Cela concerne essentiellement les mines et les charges explosives
dérivées d’obus d’artillerie.
154
C'est-à-dire la pose IED à mise a feu échelonnée le long des axes de circulation des convois. Cette technique
n’est observée en Irak que dans le courant de l’année 2004.
155
Hypothèse retenue d’ailleurs par la plupart des estimations américaines fin 2003. voir par exemple James
Glanz, “Irak, new ways to kill, and to counter», Herald Tribune, 17-18 juillet 2004

65
Divers points méritent d’être soulignés. D’une part, le succès de ces techniques d’attaque
suicide est étroitement corrélé à la préparation des forces de sécurité qui les combattent. Le
Hezbollah, qui a intensivement utilisé ces techniques, les a progressivement abandonnées au
profit d’opérations de guérilla, plus fructueuses. Avec l’habitude, l’armée israélienne a en
effet été capable d’adopter des contre-mesures. De ce point de vue, l’absence totale
d’expérience de l’armée russe, les graves défaillances dans la discipline et la corruption
ambiante ont permis aux Tchétchène de renouer avec ces opérations avec un succès
appréciable. On peut notamment citer les cinq attaques simultanées de juin 2000 qui
entraînent la mort d’une trentaine de soldats russes et sèment la panique chez les responsables
militaire. Avec le temps, les combattants tchétchènes ont apporté des améliorations qui se sont
depuis popularisées : plusieurs explosions peuvent être combinées simultanément pour
optimiser les effets de la frappe, des procédures de couverture des opérateurs sont adoptées
pour les aider à atteindre leurs objectifs (élimination des forces de sécurité, diversions) etc…

Il serait toutefois abusif de classer ces opérations dans les opérations terroristes classiques,
y compris lorsqu’il s’agit d’attentat suicide. Si le sacrifice du shahid représente un élément de
propagande interne évident, in fine, l’opérateur humain n’est qu’un vecteur qui permet de
porter la charge sur un point de vulnérabilité particulier de la cible. Il s’agit donc d’opérations
qui, par l’utilisation de martyrs, permettent à la résistance d’exploiter ponctuellement un type
d’arme disposant d’une puissance de feu comparable aux systèmes d’artillerie disponible chez
leurs adversaires, d’une précision égale et d’une souplesse d’utilisation supérieure.
L’utilisation de femmes dans les attentats suicide démontre le cynisme de l’approche. En
effets, alors que les attentats lourds effectués au moyen de camions rempli d’explosif sont
souvent réalisés par des hommes, les attentats suicides d’infiltration (dans Moscou ou contre
des points de contrôle par exemple) sont réalisés par des femmes, pour des raison évidentes.

Le choix d’opérer des attentats contre des cibles militaires (postes de contrôle, convois),
peu spectaculaires en termes médiatiques, se justifie toutefois par les effets nocifs qu’ils
provoquent sur le moral des troupes. De fait, ces opérations représentent une sorte d’interface
idéale entre l’action terroriste et l’action de guérilla. S’ils ont une évidente portée symbolique
(sacrifice du résistant, liquidation de l’envahisseur, élimination du collaborateur), elles
s’inscrivent avant tout dans un véritable processus de guerre d’attrition livrée aux forces
fédérales. Dans de nombreux cas de figure, le recours à un mode d’action jugé imparable et
particulièrement létal, se combine à l’action de propagande et de terreur.

L’impact politique et propagandiste de l’acte suicidaire a été revendiqué très tôt par les
Tchétchènes, initialement engagés dans une logique d’affrontement classique. L’adoption de
l’option des frappes terroristes répétées par les groupes de résistance islamistes a fait l’objet
d’une justification publique. Suite à un attentat contre les forces spéciales du ministère de
l’intérieur russe, le 27 juin 2000, l’un des site Internet « officiel » des rebelles a défini l’acte
comme un cri s’élevant contre les crimes commis contre l’Ummah, et un appel aux peuples de
celle-ci pour rejoindre le combat156. La plupart des observateurs s’accordent à dire que la
notion propagandiste est un élément très important dans la décision de recourir à l’action
suicide, en particulier quant elle est reliée à des préoccupations religieuses. Ainsi, l’action
suicide s’associe de plus en plus avec la notion d’islamisation du conflit, laissant place à des
actions de ce type partout où un groupe islamiste entend faire connaître son combat.

156
« Suicide Operation in Chechnya : An Escalation of the Islamic Struggle », Middle East Intelligence Bulletin,
vol. 2, n° 6, 1 juillet 2000.

66
L’effet reste cependant cloisonné au cercle des militants et n’a qu’un impact limité sur
l’opinion publique. Seule l’escalade vers des attentats de pure terreur, entraînant le massacre
de masse de civils permet de franchir une étape qualitative et de toucher ainsi les opinions.
Les opérations de la Doubrovka et de Beslan répondent précisément à cette démarche.

B)... au terrorisme de masse

La prise d’otage de Beslan, tout comme celle du théâtre de la Doubrovka répondent en


effet à des objectifs très différents et reflètent une approche typique de la logique terroriste
élaborée par Al Qaida. Les effets recherchés sont avant tout psychologiques : médiatisation de
la cause, humiliation de l’adversaire, démonstration de la force djihadiste et de sa capacité de
sacrifice. L’opération de Beslan, qui, selon les dires de Bassaev, devait toucher initialement
une école de Saint-Pétersbourg ou de Moscou et qui aurait été réorientée sur Beslan faute de
fonds, semble en fait être une réplique relativement fidèle de la Doubrovka157. Les impasses
techniques alors remarquées (en particulier la vulnérabilité du commando face à une attaque
surprise), semblent avoir été compensées par le minage systématique de tous les points
d’accès et l’attribution de la responsabilité de l’opération à de véritables combattants, aptes à
repousser un assaut. Dans les deux cas de figure, il est possible que l’option de la négociation
ait été envisagée par les terroristes, à l’instar des différentes prises d’otage impliquant
Bassaev en 1995 et 1996 (Boudennovsk et Grozny) et que la réaction brutale des autorités
russes n’aient été qu’insuffisamment anticipée. Les déclarations d’Evgueni Primakov,
négociateur à la Doubrovka laissent cependant à penser que les conditions posées par les
preneurs d’otages (retrait des troupes de Tchétchénie) n’étaient pas négociables158.
Cependant, si tel était bien le cas, on s’explique mal leur manque de préparation face à un
assaut qui devenait alors inévitable.

Opération de terreur à portée interne et internationale

Aout – Septembre Prise d’otages de Beslan 340 morts


2004 confirmés;

31 Août 2004 Attentat contre deux avions de ligne 89 morts

31 Août 2004 Attentat au métro ‘Rizhskaya' 10 morts

6 février 2004 attentat au métro ‘Avtozavodskaya’ 39 morts

23-26 Octobre
Prise d’otages du théâtre de la Doubrovka Nord Ost 29 morts
2002

9 mai 2002 attentat au Festival Kaspiysk 40 morts

Juillet 2000 attentat à la station de métro ‘Pushkinskaya’ 10 morts

attentats contre des appartements à Moscou, à


Septembre 1999 300 morts
Buynaksk et Volgodonsk

Beslan et la Doubrovka se distinguent des attentats classiques tels que ceux perpétrés
contre le métro moscovite ou divers avions de ligne, par la portée de leur message. Il se

157
« Checheny : Bassaev Pledge More attacks »
158
Evgueni Primakov, Le monde après le 11 septembre et la guerre en Irak, Presses de la Renaissance, Paris,
octobre 2003.

67
destinent en effet à l’opinion publique internationale, visent à déprécier l’image de la Russie
et de ses dirigeants et à favoriser ainsi une mobilisation globale des forces djihadistes. A
l’inverse, les attentats classiques –y compris la destruction en vol d’avions de ligne-
concernent avant tout l’opinion publique russe, qui en subissant sur son sol les effets de la
terreur, devrait se désolidariser de ses dirigeants. Les processus sont bien connus, mais
paradoxalement, demeurent souvent mal maîtrisés par les maîtres d’œuvres des attentats. Tel
semble être le cas en Tchétchénie puisque quelle que soit la typologie adoptée (attentats à
diffusion internationale ou interne), le bilan de ceux-ci reste globalement négatif.

En effet, la vague d’attentats qui a touché les zones résidentielles de Moscou en 1999 et
les infrastructures de transport de la Fédération n’ont fait qu’accentuer le ressentiment des
populations à l’égard du monde musulman et caucasien. Les exactions des armées russes, qui
pouvaient générer un certain capital de sympathie envers les populations civiles tchétchènes,
sont désormais cautionnées sans état d’âme. De plus, l’hostilité croissante des populations à
l’égard du conflit provient plus de la perte régulière de jeunes appelés au combat que d’une
peur irréfléchie du terrorisme, qui n’apparaît que comme un contrecoup condamnable du
conflit. Pire encore, les attentats de type Beslan/Doubrovka, en portant la guerre au cœur
même de la Fédération, mettent à jour une guerre qui apparaîtrait sinon dénuée de sens. Le
terrorisme justifie ainsi la présence russe, au lieu de la combattre.

L’attentat de Beslan s’est également montré très contreproductif en terme d’image


internationale. Si la Doubrovka reste pour la Russie une démonstration flagrante de
l’incompétence de ses administrations, Beslan n’est que le témoignage sordide du véritable
visage du terrorisme islamique. De fait, le soutien dont la Russie dispose dans sa lutte anti-
terroriste se trouve largement renforcé après Beslan, en particulier du côté européen, où les
embryons de protestations du début 2003 se sont rapidement étouffés. Au même titre que le
11 septembre pour les Etats-Unis, Beslan donne carte blanche à la Russie pour régler le
conflit tchétchène selon les termes qui lui agréent, sans conséquence directe sur le plan
international. Certes, cette opportunité reste limitée dans le temps, mais elle se révèle
néanmoins inespérée pour la Russie. La brutalité des faits est telle que la totalité des Etats
intéressés à la question du Caucase et de la Caspienne s’attendent à une réaction violente,
voire incontrôlée du Kremlin. Ce dernier qui, avant Beslan ne dispose que de peu de cartes
contre l’Arabie Saoudite (qui tolère un certain laxisme financier dans les transferts vers les
wahhabites) et la Géorgie (qui abrite divers sanctuaires dans les gorges du Pankissi et qui
accélère l’implantation américaine) dispose du coup d’arguments solides pour ramener ces
pays à ses vues. D’autre part, Bassaev apparaît désormais exclu de tout processus formel ou
informel de négociation, tout comme les responsables assimilés à l’extrémisme islamique. La
liquidation de Maskhadov peut ainsi être interprétée comme la conséquence directe de
l’appréciation erronée des conséquences de Beslan par Bassaev. Quel que soit son passé et
son charisme, tout responsable identifié comme radical est désormais proscrit des
négociations qui, fatalement, devront s’établir entre Moscou et les éléments les plus résilients
de la résistance. Les islamistes risquent ainsi de se trouver durablement marginalisés, au profit
de séparatistes prêts à renoncer à la vulgate wahhabite pour finaliser une solution acceptable
et profitable.

Dernier aspect enfin, l’ensemble des attentats de terreur amorcés par les radicaux
témoignent d’une grande méconnaissance des capacités réelles de restructuration de l’Etat et
de son aptitude à s’engager lui-même dans une logique de violence absolue. Alors que de
multiples éléments indiquaient que le nouveaux pouvoir en place au Kremlin étaient capable
d’une rare violence (prise de Grozny, camps de filtration, opérations de terreur contre les

68
populations civile), Bassaev a fourni à son adversaire les dernières justifications politiques,
militaires et morales nécessaires à l’accentuation de la répression. Il s’agit là d’une réelle
erreur d’appréciation dans le sens où la guérilla wahhabite est la victime désignée du système
de violence d’Etat que le Kremlin met actuellement en place dans tout le Caucase Nord. Au
même titre que le 11 septembre, qui marque la fin d’Al Qaida en tant que structure de
commandement organisée, Beslan risque ainsi de marquer le reflux d’un certain type de
terrorisme tchétchène et la réorientation des opérations de résistance vers un processus
d’attrition combinant portant essentiellement contre les troupes déployées dans le territoire
tchétchènes et sur les zones sanctuarisées avoisinantes.

§ 2 Eléments descriptifs de la méthodologie terroriste tchétchène : les attentats


dans les villes russes

Peu de temps après l’invasion du Daghestan par les troupes de Bassaev, plusieurs attaques
à la bombe ont été commises sur le sol russe, tant à Moscou qu’en province. Ces attentats ont
intensifié la crainte de la menace islamique et ont contribué à l’apparition d’un sentiment
sans précédent de rejet vis-à-vis des musulmans. Cette déferlante ‘anti-musulmane’ a été
amplifiée par les attaques du 11 septembre aux Etats-Unis, et a modifié l’approche de ces
derniers à l’égard du règlement russe de la question tchétchène. Du jour au lendemain, la lutte
contre le terrorisme entamée depuis 1999 par la Russie, vertement critiquée outre atlantique,
s’est inscrite dans un combat commun de la civilisation chrétienne contre la barbarie
islamiste. La Etats-Unis, qui encourageaient tacitement –voire dans certains cas activement- la
propagation du désordre islamiste dans le Caucase ont brusquement fait volte-face et négocié
le soutien de Vladimir Poutine à leur propre campagne de coercition.

La première attaque terroriste sur le sol russe se produit le 31 août 1999 contre un
commerce de Moscou, tuant une personne et en blessant une douzaine. L’attentat, coïncidant
avec l’incursion au Daghestan, incitait le Ministre russe des affaires internes, Vladimir
Rushailo, à ne pas exclure une corrélation entre l’attente et les extrémistes daghestanais. Un
groupuscule connu sous le nom de « l’Armée Islamique pour la libération du Daghestan »
s’attribuait la responsabilité de cet acte et lançait un avertissement selon lequel ces attaques
allaient continuer sur le territoire russe jusqu’à ce que toutes les troupes russes se retirent du
Daghestan159. Pourtant, contrairement à ce que la thèse du complot dénonçant une vague
d’attentat organisée par les services spéciaux russes pourrait laisser croire, la piste islamiste
n’apparaît pas être la plus crédible à ce moment. Ainsi le porte-parole du Ministre des
Affaires internes au Daghestan, Yevgenii Ryabstev, estime que la revendication provient de
militants avides de reconnaissance, et qu’elle n’est pas forcément fondée. Un tract trouvé sur
le lieu de l’explosion indiquant qu’une soit disant « Union Révolutionnaire des Ecrivains »,
opposée au matérialisme et au consumérisme, pouvait être responsable de l’attentat laisse la
piste d’un crime de droit commun ouverte.160.

Toutefois, une seconde série d’attentats ébranle à nouveau la capitale russe en septembre
1999, visant essentiellement les populations civiles. Plusieurs engins explosifs placés dans
divers appartement moscovites tuent de 300 personnes. Au Daghestan, à Buinaksk, une

159
Anna Dolgova, « Islamic group claims Moscow attentat », Associated Press, 2 septembre 1999.
160
« Shopping Center Blast May Be Linked to Caucasus, Extremists», Daily News Bulletin, Moscow, 1er
septembre 1999.

69
bombe détruit le complexe militaire près d’une zone de combats entre islamistes et forces
fédérales161. Plus au Nord, à Volgodonsk dans le district de Rostov et à Moscou, trois
immeubles d’habitation furent sont détruit par des explosions162.

Bien que le gouvernement Maskhadov et le chef rebelle Bassaev aient nié toute
implication ou même simple connaissance de ces attaques, les autorités russes attribuent
rapidement la responsabilité des attentat aux islamistes tchétchènes, désignant la Tchétchénie
comme la source du terrorisme qui secoue le pays. Quelque mois après ces attentats, le
nouveau président russe Vladimir Poutine annonce que les forces de sécurité ont identifié un
camp d’entraînement pour terroristes en Tchétchénie, à Ourous-Martan, ce qui, au regard des
informations actuellement disponibles, n’est pas improbable163. Finalement, six Daghestanais
ont été reconnus coupable des attentats de Buinaksk, et les autorités russes ont identifié les
attaques portées contre Moscou et Volgodoansk comme étant de la responsabilité des chefs
rebelles tchétchènes Khattab et Cheik Abou-Oumar164.

Cependant, malgré ces affirmations, la question de la responsabilité de ces attentats n’a


jamais été vraiment éclaircie, et reste l’objet de controverses. Certains adversaires de
Vladimir Poutine ont tenté d’en attribuer la paternité aux services de sécurité russes, qui les
auraient orchestrés dans le but de justifier la reprise du combat en Tchétchénie Le 18
novembre 1999, Alexander Galkin, officier russe prisonnier des Tchétchènes, se réclamant du
GRU, a tenu une conférence de presse où il affirmait que le FSB et le GRU étaient
directement responsables des attentats de Moscou. En 2001, un ancien officier du FSB –
Alexander Litvineko- et un historien –Yourii Felshinskii- prétendaient dans leur livre « The
FSB Blows Up Russia » que les forces fédérales de sécurité russes avaient organisé ces
explosions165. De même, l’oligarque russe Boris Berezovsky propagea les mêmes accusations
dans son film documentaire de 2002 « Assault On Russia »166. Ces accusations contre le
pouvoir central n’ont jamais été établies avec certitude mais recoupent parfois certains
éléments troublants. Ainsi, l’attentat manqué de Ryazan, où des sacs d’hexogène auraient été
retrouvés dans les caves d’immeubles d’habitation, a initialement été qualifié de tentative
tchétchène avant d’être requalifié en exercice en conditions réelles, réalisé par le FSB. Les
déclarations des services locaux du FSB, qui, sur les indications des résidants des immeubles,
avaient découvert les sacs établissaient la présence d’hexogène, puissant explosif de qualité
militaire. Ces déclarations étaient démenties quelques jours plus tard par les services centraux
qui évoquaient un exercice en conditions réelles, l’hexogène se transmutant alors en sucre. La
date de la tentative, novembre 1999, peu avant l’attaque contre la Tchétchénie a laissé à
penser que le FSB avait peut être voulu créer un catalyseur, justifiant le début des
opérations167.

161
David Hoffman, « Violence Resumes in Daghestan : Bomb Kills 30 at Russian Army Residence »,
Washington Post, 6 septembre 1999.
162
Michael Gordon, « Another Attentat Kills 18 Persons in Russia », New York Times, 1è septembre 1999.
163
« Putin Says Moscow Apartment Bombers Were Trained in Urus-Martan », Jamestown Foundation, No7, 11
janvier 2000.
164
Simon Saradzhyan, « FSB Says Moscow Bomber Paid 500,000$ by Chechens », Moscow Times, 27 juin
2000. Voir aussi « FSB Close to Detaining Key Organizers of Apartment Building Attentats in Moscow,
Volgodonsk», Interfax Daily News Bulletin, Moscow, 21 juillet 2002. Le FSB a aussi accusé Achemez-
Gochiyaev, un natif de Karachaevo-Cherkessia et loyal wahhabite, d’avoir organisé ces attaques, sur les ordres
de Khattab. Selon certains rapports, A. Gochiyaev avait été entraîné dans un camp terroriste en Tchétchénie et
aurait été payé 500 000 dollars pour ce travail.
165
« FSB behind Moscow Apartment Blasts in 1999 », RFE/RL Newsline, 28 août 2001.
166
N. Gevorkyan & V. Kara-Murza, « Boris Berezovsky Stages, ‘An Assault on Russia’ », Kommersant Daily, 6
mars 2002.
167
Anatoly Medetsky, « Sacks in the Basement Still Trouble Ryazan », The Moscow Times, 24 septembre 2004

70
L’attaque la plus spectaculaire – avant celle de Beslan reste cependant la prise d’otage du
théâtre de la Doubrovka en octobre 2002. Un commando islamiste se faisant appeler « les
Gardiens du Juste » et réunissant des éléments du SPIR et du RSRSBCM s’était introduit
dans ce théâtre moscovite et avait retenu en otage près de 800 spectateurs pendant près de 58
heures. Les exigences, le retrait des troupes russes de Tchétchénie du commando sont
probablement annexe et l’opération vise probablement à rééditer en plein coeur de Moscou les
opérations de Boudennovsk. La prise d’otage s’achève trois jours plus tard, après que la salle
de spectacle eût été gazée, par l’irruption des forces spéciales russes d’intervention et la
liquidation de la totalité des terroristes. L’assaut, mais surtout l’absence totale de préparations
des unités médicales de soutien conduit à la mort par empoisonnement de quelques 120
otages168. Le chef de ce commando, Movsar Baraev, est tué lors de l’attaque et les femmes
kamikazes, qui ont tant fait pour accentuer la côte de sympathie des preneurs d’otage,
exécutées d’une balle dans la nuque. Les autorités fédérales affirment immédiatement pour
leur part que les preneurs d’otages agissaient en connaissance et avec l’approbation d’Aslan
Maskhadov, ainsi qu’« avec la complicité d’autres pays arabes et musulmans »169.Une source
officieuse affirme que ces complicités se pouvaient se trouver aux Emirats Arabes Unis et en
Turquie170.

L’un trait distinctif de ce commando était sa détermination à mourir. Dans une vidéo
diffusée sur la chaîne Al-Jazeera, l’un des militants disait : « Je jure par Dieu, que nous
sommes plus enclin à mourir que vous à vivre. Chacun d’entre nous veut se sacrifier pour
l’amour de Dieu et l’indépendance de la Tchétchénie »171. Cette attitude reflète l’influence de
la notion de martyr, conséquence en quelque sorte du djihadisme, qu’adoptent de plus en plus
la jeunesse tchétchène. D’ailleurs, l’opinion russe a été surprise de constater la présence de
femmes parmi les preneurs d’otages. Cette tendance « shahidiste » avait déjà fait son
apparition en Palestine dans la fin des années 1990. Aujourd’hui, elle est l’un des symboles de
la résistance tchétchène.

§ 3 Les « veuves noires » de Tchétchénie

Dans l’examen de détail des opérations de terreur perpétrées par les rebelles
tchétchènes, il convient d’analyser en particulier le cas du terrorisme tchétchène
« féminin ».En effet, depuis quelques années déjà, les attentats commis en Russie sont
partiellement attribués à des femmes kamikazes tchétchènes172. Cette nouvelle méthodologie
révèle une profonde mutation des conceptions terroristes retenues par les combattants
indépendantistes dans leur lutte contre le pouvoir central mais également une profonde
transformation de la société tchétchène elle même.

Lors de la première guerre de Tchétchénie, la place des femmes dans la société tchétchène
était encore très codifiée. Les femmes combattantes constituaient une petite minorité. La
plupart étaient chargées de la logistique : soins des blessés, contacts, renseignements,
entretiens. Elles sont désormais présentes dans les attaques de grande envergure. Lors de la
168
P.Baker & S. Glazer, « Rebels Hold Hundreds Hostage in Moscow, Chechen Gunmen Take Over Theater »,
Washington Post, 24 octobre 2002.
169
« Chechen Fury , not Al-Qaeda Agitators, May Be to Blame », The Times (London), 28 octobre 2002.
170
P.Baker & S. Glazer, « Rebels Hold Hundreds Hostage…. », op. cit.
171
P.Baker & S. Glazer, « Chechen Rebels Issue Threats , Officials Say Guerillas Set to Release Foreigners”»,
Washington Post, 25 octobre 2002.
172
Libération, 2 septembre 2004

71
prise d'otage du théâtre de la Doubrovka, 19 femmes faisaient partie du commando (pour 22
hommes).

Chronologie des attentats-suicides perpétrés par des femmes kamikazes

Date Auteurs Détails


7 juin 2000 inconnu Attentat contre une caserne russe en Tchétchénie 173
Juillet 2000 Khava Baraeva Camion bourré d’explosifs lancé contre un poste
militaire
29 novembre2001 Aïza Gazouïeva Tchétchénie, Ourous-Martan ; 3 personnes ont été
blessées, 1 officier tué, connu pour ses atrocités
commises sur le territoire.
23-26 octobre 2002 Inconnu Moscou : un commando de 41 individus, y compris des
femmes, prend en otage près de 800 personnes dans
un théâtre moscovite à la Doubrovka.
12 mai 2003 2 femmes Tchétchénie, Znamenskoe : explosion d’un camion
kamikazes bourré d’explosifs près du bâtiment de l’administration
locale. 59 morts.
14 mai 2003 1 femme Tchétchénie, Ilskhan-Iourt : attentat lors d'un
kamikaze rassemblement religieux dans le village d'Iliskhan-Iourt,
16 morts et 145 blessés 174.
5 juin 2003 1 femme Ossétie du Nord, Mozdok : contre autobus transportant
kamikaze des aviateurs russes. 16 morts.
20 juin 2003 Inconnu Autre attentat au camion piégé.
5 juillet 2003 2 femmes Moscou. double attentat suicide. 14 morts et 60 blessés
kamikazes lors d’un concert de rock en plein air à Moscou. 175
9 juillet 2003 Zarema Moscou : Elle avait l’intention de se faire exploser
Moujakhoïeva au centre ville, mais a été arrêtée. En tentant
de désamorcer l’engin explosif un artificier du FSB
a trouvé la mort.
27 juillet 2003 1 femme Tchétchénie, Grozny, entrée d’une base des forces
kamikaze de sécurité. Un passant a été légèrement blessé.
5 décembre 2003 Inconnu Russie, région de Stavropol. Attentat contre un train
de banlieue. 44 morts et 150 blessés.
9 décembre 2003 1 femme Russie, Moscou. non loin de l’hôtel National. 6 morts
kamikaze et 14 blessés.
Août 2004 2 femmes Explosion de deux avions en vol.
kamikazes
31 août 2004 1 femme Attentat dans une station de métro- 10 morts; acte
kamikaze revendiqué par les « Brigades Islambouli ».176
2-6 septembre 2004 Inconnu Des femmes kamikazes participent à la prise d’otages de
Beslan

173
François Bonnet, « Une femme kamikaze fait exploser un camion contre une caserne russe en Tchétchénie » ,
Le Monde, 9 juin 2000, article de.
174
« Nouvel attentat-suicide en Tchétchénie : 15 morts », Le Monde, 16 juin 2003.
175
« La guerre des kamikazes frappe pour la première fois la capitale russe », Le Monde, 8 juillet 2003.
176
« Un attentat-suicide fait au moins 10 morts dans le centre de Moscou », Le Monde, 2 Septembre 2004.

72
177

Les conditions qui conduisent les femmes tchétchènes à choisir la voie du martyr ne sont
pas très différentes de celles constatées sur l’ensemble des zones ou l’exploitation de
combattants suicide est courante. D’une façon générale, la réitération des actions suicidaires
ne permet pas de fonder le recrutement des volontaires sur les seuls facteurs religieux, du fait
du manque de postulants. Les volontaires proviennent donc de toutes les classes de
population, indépendamment de leurs origines sociales. Le désir de passer à l’acte résulte
souvent de circonstances particulières, souvent dramatiques. Les femmes martyres
tchétchènes, les « veuves noires » (chyornie vdovy), se révèlent souvent être des personnes
éduquées, peu religieuses ou tardivement sensibilisées à la religion. De nombreuses
hypothèses ont été avancées pour expliquer leurs gestes: acte politique, foi religieuse, dérive
fondamentaliste, endoctrinement, désir de vengeance, désespoir profond…

Certains observateurs y voient une confirmation de l’aliénation sociale des femmes, qui
seraient manipulées par responsables terroristes désireux d‘utiliser l’attentat suicide comme
stratégie de combat178. Dans son enquête, Julija Jusika (voir infra) a recueilli des informations
très précieuses sur les camps d’entraînement d’où proviendraient les futures candidates
(notamment sur les femmes de la Doubrovka). Elle confirme d’ailleurs les affirmations des
autorités russes quant à l’existence de ces camps de formation où les femmes seraient
droguées et endoctrinées. Dans la première version – en russe- de cette enquête, la journaliste
avait aussi fait ressortir des éléments selon lesquels les forces de l’ordre connaissaient les
recruteurs, ainsi que les villages de provenances de certains kamikazes.

Cette assimilation de la femme à une arme de guerre reflète une conception désormais
généralisée du combattant suicide mais également l’image particulière de la femme en
Tchétchénie, « corsetée dans une société coercitive »179. Sachant que l’identité tchétchène se
définit avant tout comme une « adhésion au récit collectif »180, le refus de suivre une
injonction collective- surtout émanant de combattants- serait une faute lourde, susceptible
d’entraîner l’exclusion du teïep.

D’autres commentateurs voient dans l’exploitation des femmes pour les opérations suicide
l’illustration des bouleversements sociaux provoqués par le conflit lui-même ou une simple
manifestation du désespoir. Selon des enquêtes menées en Russie, ces femmes sont
majoritairement des épouses, des mères, des sœurs de combattants indépendantistes

177
Couverture du livre de Julia Jusik, Les fiancées d’Allah, Les Edtions Presses de la Cité Documents, 2005
178
Ioulia Iouzik, Nevesty Allaha , Moscou, Oultra-Koultoura, 2003
179
Le Huérou-Merlin-Regamey-Serrano, Tchétchénie : une affaire intérieure ?, Collection CERI/Autrement,
France, 2005
180
Tchétchénie : une affaire intérieure ? , op cit.

73
tchétchènes, devenues martyres à la suite du décès de leurs proches lors d’affrontements avec
les forces armées ou suite à leurs disparition. La perte répétée d’êtres chers, le ressentiment
qui en résulte, la brutalité quotidienne, l’absence de perspectives de paix dans une guerre
persistante, pourraient être les facteurs explicatifs du basculement de ces femmes dans une
violence extrême.

Entre 2002 et 2003, une journaliste russe a parcouru la Tchétchénie pour comprendre
d’où venaient ces jeunes femmes kamikazes 181. Voici un extrait révélateur du phénomène,
tel qu’il est décrit par Julija Juzik. Son récit diverge en revanche beaucoup par rapport au
portrait que nous avons dressé de la société tchétchène. D’après elle, les kamikazes ont été
crées « sur mesure ».
Dans l’histoire des guerres du Caucase, il n’y a jamais eu un seul
Tchétchène (…) qui se soit couvert d’explosifs (…). Ils combattaient, ils ne
faisaient pas de martyrs. En Russie, on aime faire la comparaison entre la
Tchétchénie et la Palestine. Là aussi, il y a des femmes kamikazes, mais la
différence, c’est qu’en Tchétchénie, aucun homme ne se fait sauter. Ils donnent
trop de valeur à leur vie. En Tchétchénie, seules les femmes meurent… et bien
souvent sans le vouloir ».

Il apparaît dans les destins de ces jeunes femmes, que ce qui compte, c’est la structure
sociale traditionnelle à laquelle elles sont soumises :
« Parmi elles, peu nombreuses étaient celles qui étaient vraiment
croyantes et pratiquantes. Toutes les autres avaient une raison personnelle ou,
plus simplement, n’avaient pas d’autre choix. »
Sur la notion de martyr, Julija Jusik répond qu’en Russie, les femmes Tchétchènes ne
se suicident pas, « ce sont les hommes qui, à distance, les font sauter, comme des lâches. »

Certaines enfin veulent tout simplement en finir avec la vie et estiment que l’attentat
suicide est le meilleur moyen. Pour des raisons religieuses, le simple suicide est inacceptable
et impensable ; il pourrait jeter le discrédit sur toute la famille. En revanche, mourir dans un
tel attentat est différent, puisqu’il ne s’agit pas d’un geste purement égoïste, mais d’une action
perpétrée pour la cause, un sacrifice de soi pour les autres. L’étude de la notion de résistance
dans la société tchétchène démontre à quel point les blessures de guerre et les actions menées
au nom de cause tchétchène sont importantes.

Le suicide en lui-même peut-être expliqué par diverses raisons. A côté de la volonté de


mourir pour venger l’être perdu, il y a aussi le suicide motivé par la honte. Les femmes
tchétchènes sont victimes de la violence générée par la guerre. Le déshonneur frappe de
nombreuses jeunes femmes qui ont été violées notamment182. En Tchétchénie, quelque soient
les circonstances, le viol est un facteur de disgrâce de la société et du teïep et il est puni selon
les coutumes tchétchènes (adat), pouvant aller jusqu’à la mort.

Itinéraire d’une femme kamikaze

Zarema Moujahoïeva avait été recrutée et formée pour tuer des dizaines de passants moscovites

181
Julia Jusik, Les fiancées d’Allah Presses de la Cité, Paris, 2003.
182
Anna Politkovskaya, Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet, Paris, 2003.

74
dans l’explosion de la bombe qu’elle portait sur elle. Mais elle n’a jamais actionné le
détonateur.
Arrêtée le 9 juillet 2003 à Moscou avec un engin explosif dans son sac, elle a été emprisonnée,
jugée et condamnée à 20 ans de réclusion criminelle.
Interviewée par un journaliste russe183, quelques jours avant l’ouverture de son procès, elle
raconte ce qui l’a poussée à devenir une kamikaze et les raisons qui l’ont finalement empêché
d’achever sa mission.
Quand elle est arrivée à Moscou, des Tchétchènes l’ont hébergée dans une maison de la
banlieue de Moscou, où deux autres femmes kamikazes sont venues la rejoindre. L’une de ces
femmes répondait d’ailleurs au profil type de la « veuve noire ». C’était la femme d’un rebelle
tchétchène, et après la mort duquel elle s’était sentie « prête » pour devenir chahidka. Le
parcours de l’autre jeune femme sort du profil type de la femme kamikaze. Séduite par un
combattant arabe en Tchétchénie, elle a tout simplement été influencée par les convictions de
son compagnon, qui l’a convaincue de servir la « cause d’Allah ». Selon Mohamed « pour les
wahhabites c’est quelques chose de très bien ». Mais au-delà du désir de plaire à son ami, la
jeune femme voulait aussi que « tout le monde entende parler d’elle », surtout sa famille qu’elle
voulait punir. La jeune femme a atteint son objectif, car elle fut l’un des auteurs de l’attentat à
l’aérodrome de Touchino pendant un concert en plein air184.
Zarema se souvient que l’a forcée à porter du noir , et remis un hidjab noir. Pendant qu’ils lui
faisaient lire un texte imprimé disant: « mon heure est venue (…) je marcherai contre les
infidèles au nom d’Allah, en mon nom et en votre nom, au nom du monde », ils l’enregistraient
sur cassette vidéo, celle-ci devant servir ultérieurement de modèle à de futurs kamikazes.
Zarema avait pris conscience qu’elle ne voulait plus mourir déjà plusieurs semaines avant
l’attaque prévue. Mais la maison était surveillée, elle ne pouvait plus s‘enfuir, par peur d’être
tuée.
« Il y a mourir et mourir, dit-elle. C’est une chose de mourir dans une explosion, celle-ci étant
rapide et lui ouvrant les portes du paradis, et s’en est une autre de mourir alors que l’on
s’enfuit, jetant ainsi sur soi et sa famille le déshonneur ».
Conduite sur les lieux du futur attentat, le courage lui manqua. Malgré sa tenue vestimentaire à
la dernière mode, elle fait tout pour adopter une attitude suspecte.
Arrêtée et questionnée, son témoignage est précieux. Il permis notamment l’arrestation de
Roustam Ganiev, 24 ans, frère d’Aïchat et Khadijat Ganiev, tués lors l’assaut du théâtre de la
Doubrovka.
A la question du journaliste sur l’existence du détachement de « veuves noires » qui serait
dirigé par Chamil Bassaev, Zarema répond qu’elle en fait partie. Durant l’automne 2002, elle
aurait même passé quelques semaines dans un camp de rebelles. Quand un homme (dont elle
ignore l’identité) l’y interrogea au sujet des raisons de son geste, elle avait répondu qu’elle
faisait ça pour sa famille, car celle-ci avait une grosse dette. L’homme lui a répondu que ce
n’était pas bien de donner sa vie pour de l’argent, cela devait se faire que pour la foi.

***
Les "veuves noires" de Tchétchénie par Sophie Shihab, Forum Le Monde, 3 octobre 2003.

Question : pourquoi les femmes tchétchènes ont-elles peur? Comment justifient-elles leur
participation aux attentats-suicides? Quelles sortes de vie mènent-elles? Que pensez-vous de la
comparaison entre le conflit entre l'Israël et la Palestine, et celui entre la Russe et la Tchétchénie ?

Les jeunes femmes ont longtemps hésité, mais elles sont tout de même venues au rendez-vous du
Monde, fixé par un intermédiaire de confiance. (…)
(…) Zarima, Louiza et Makka. Des prénoms d'emprunt, car elles craignent d'être identifiées par les
services de sécurité russes. La rencontre ne pouvait avoir lieu dans leur village : une journaliste
étrangère, ne circulant librement en Tchétchénie qu'à l'insu des militaires, ne devait pas être vue
entrant dans leurs maisons, surveillées. Seules Zarima et Makka portent le foulard "islamique", qui se

183
Vadim Retchkalov, « L’itinéraire d’une femme kamikaze », Courrier International, 18 mars 2004.
184
Cf . Tableau

75
fait de plus en plus rare en Tchétchénie. L'arborer, c'est s'exposer au risque d'être arrêtée, torturée,
violée par les soldats russes... Surtout depuis que le Kremlin a lancé l'opération "Fatima", une vaste
traque visant les femmes tchétchènes, toutes soupçonnées d'être des terroristes islamistes en
puissance, susceptibles de commettre des attentats-suicides.

Pour en savoir plus : http://unc.edu/~bkeenan/lac/tchetchenie.doc

Chapitre 3 : Financement des activités de violence en


Tchétchénie

§ 1 le financement étranger

Selon la déclaration faite par Chamil Bassaev à Bakou sur une chaîne de télévision azérie
en juillet 2000, la résistance tchétchène ne bénéficierait d’aucun appui. Sa survie serait
assurée par l’effort collectif (14 juillet 2000) des simples musulmans185. Les sources de
financement des différents mouvements combattant sur le terrain ne sont d’ailleurs pas
connues avec certitude. Si des mouvements de fonds saoudiens ont été identifiés, et si la
volonté d’Oussama ben Laden de soutenir la résistance djihadiste est établie, les volumes
exacts de financements et l’apport véritable de sources étrangères demeurent difficiles à
établir. Des aides extérieures, provenant soit de la diaspora, soit de financements Islamistes
ont été mis en évidence par les services de renseignement russe, qui évaluaient le volume des
transferts à six millions de dollars par mois au cours de l’année 2000 et à un à deux millions
de dollars par mois début 2001186. Plus modestement, certains estiment que les fonds
Islamistes permettent d’entretenir une permanence de 150 à 300 combattants étrangers187.
Surtout, le transfert régulier de fonds en provenance des pays islamistes crée une force
d’attraction qui favorise le recrutement des jeunes au sein des mouvements d’inspiration
religieuse, au détriment des groupes de résistance nationalistes, plus pauvres et privés de réel
soutien extérieur188.

Les ressources propres de la Tchétchénie offrent très peu de perspectives aux mouvements
terroristes. Le territoire est partiellement sous contrôle russe et la région montagneuse abritant

185
Chamil Bassaev, déclaration faite sur ANS TV, Bakou, 14 juillet 2000.
186
« Selon un porte-parole du FSB, le déclin du financement reflète partiellement la diversification des transferts
de fonds vers d’autres causes –tels que l’Afghanistan et Israël- ainsi que la fermeture de certaines organisation
par la Russie avant et après le 11 septembre. [..] Les fonds étrangers –dont la plupart sont issus de dons caritatifs
levés par des organisations non gouvernementales- étaient essentiels pour les achats d’armements la propagande
et les opération de guerre, puisque toute action en Tchétchénie à un prix: 100 dollars pour tuer un officier russe,
jusqu’à 1 000 dollars pour un officier et 5 000 pour la destruction d’un hélicoptère par exemple ». Andrew Jack
« Links Between Chechen and al Qaeda Questioned », Financial Time (FT.com), 21 février 2002.
187
Brian Glyn Williams « Jihad and Ethnicity in Post-Communist Eurasia. On the Trail of Transnational
Islamic Holy Warriors in Kashmir, Afghanistan, Central Asia, Chechnya and Kosovo », The Global Review of
Ethnopolitics, vol. 2, n°. 3-4, mai-juin 2003.
188
« Wahhabis offered young people something the official Maskhadov administration was powerless to
provide. They gave them a steady income. It was blood money, of course, but who cared? If one person joined,
he was issued a weapon and became a rank-and-file mujahideen…If you brought a group of people with you,
you were issued a wireless kit, an off-road vehicle, and weapons for everyone…We were making an average of
100-300 dollars a month ». IWPR, 2002, « Chechens Fear Wahhabi Threat », 21 décembre 2002, cité par B.G
Williams, Ibid.

76
les rebelles n’est pas propice aux cultures de stupéfiants (mais favorable, par son isolement à
leur transformation) ni à la production d’hydrocarbures. L’extraction de ressources sur les
zones potentiellement rentables passe le plus souvent par des compromissions avec les autres
forces en présences ou par l’adoption de méthodes criminelles exercées à l’encontre des
populations.

Par ailleurs les attaques commises par les rebelles tchétchènes ont un coût. Ainsi le raid
mené par Bassaev en 1995 (hôpital de Boudennovsk, juin 1995) aurait coûté 25.000 dollars, et
la tentative d’invasion du Daghestan tout autant d’argent, certaines sources évoquant des
sommes nettement plus élevées189. Le commandant Khattab aurait déboursé 300.000 dollars
pour financer les attentats de Buinask contre les installations militaires russes et 500.000
dollars pour les explosions des immeubles d’habitation à Moscou en 1999190.

Les marges financières dégagées par l’activité maffieuse pourraient être insuffisantes pour
financer les opérations de grande envergure. L’attaque de l’hôpital en 1995, la reprise de
Grozny en août 1996, ou l’invasion du Daghestan sont des opérations qui ont impliqué
plusieurs centaines d’hommes. Les supports logistiques importants, ainsi que les inévitables
passe-droits nécessaires pour transférer de tels volumes de troupes sur des territoires
étroitement surveillés par les forces russes peuvent laisser supposer, dans certains cas, une
collusion entre certains intérêts russes et la résistance tchétchène, y compris ses éléments les
plus radicaux. Cette hypothèse est avancée par John Dunlop191 en ce qui concerne l’invasion
de Daghestan :

« En ce qui concerne l’incursion de forces wahhabites de


Tchétchénie au Daghestan au début août 1999, il subsiste de nombreuses
questions. Des publications libérales russes ont rapporté, en se fondant sur
des informations obtenues auprès des services de renseignement français,
que le Chef d’Etat Major de [Boris] Elstine (désormais Chef d’Etat Major de
[Vladimir] Poutine) Aleksander Voloshine rencontra Chamil Bassaev et
Anton Surikov, un ancien officier du GRU qui a participé à la direction des
activités en Abkhazie au début des années quatre-vingt, dans la propriété du
marchant d’arme bien connu Adnan Khashoggi, dans le Sud de la France.
Selon le journal Novaya Gazeta, ‘’Voloshine était inquiet de la situation en
Russie et le problème de la succession. Luzhkov [Yuri Luzhkov, maire de
Moscou] semblait être une menace et son alliance avec Primakov effective.
Cela ne pouvait continuer… La situation politique et les règles du jeu
devaient être complètement changées‘’192. J’ai récemment consulté un
ouvrage utile, intitulé Spetsnaz GRU, écrit par d’anciens officiers des
services de renseignement russes et soviétiques et publié à Moscou en 2000,
qui apporte à peu près les mêmes informations à propos de cette rencontre
cruciale entre Voloshine et Chamil Bassaev., durant laquelle Voloshine
aurait donné dix millions de dollars à Bassaev, en mains propres, ‘’somme
adaptée aux besoins d’une petite guerre’’. Les auteurs de ce volume, qui,
contrairement aux auteurs de Novaya Gazeta, ne sont pas des ‘’libéraux’’,
remarquent également que lorsque les services de renseignement militaires

189
Paul Murphy, The wolves of Islam, Brasseys Inc., Washington , 2004
190
Paul Murphy, op cit.
191
John B. Dunlop, “The Second Russo-Chechen War, Two Years On”, Hoover Institution presentation at U.S.
and World Affairs Seminar, Hoover Institution October 17, 2001.
192
Novaya Gazeta, 24 janvier 2000.

77
russes observèrent les forces de Bassaev et Khattab193 en train de traverser la
frontière Tchétchène vers le Daghestan, ‘’[il leur fut] ordonné de ne pas
engager le combat avec elles, ni d’entraver les mouvements des rebelles’’
(pp. 554-555). Le président Maskhadov a affirmé dans plusieurs interviews
avec directement averti les Russes de l’incursion imminente, ce qui a été
confirmé par des journalistes russes indépendants 194. Une journaliste russe
bien connue, Sanobar Shermatova, qui écrit régulièrement pour Moscow
News, a écrit que le plan d’origine, élaboré par divers employés de
l’administration présidentielle [russe] ‘’était de permettre aux forces de
Bassayev et Khattab de réaliser une marche triomphale sur Makhachkala, la
capitale, et d’y proclamer la création d’un gouvernement Islamique. La
Russie aurait alors proclamé l’état d’urgence et officiellement reporté les
élections parlementaires prévues pour décembre 1999. La réalisation de ce
plan ambitieux’’ écrit-elle, ‘’a été compromise de façon inattendue par les
policiers d’Avar Dagestani, qui ont accueilli les envahisseurs par un déluge
de feu’’195 ».

Très difficilement vérifiables, ces suppositions ne sont pas forcément dénuées de


fondement. La série d’attentats perpétrée à Moscou en 1999 a soulevé de nombreuses
questions et fait l’objet d’accusations graves à l’égard du FSB, qui pourrait en être la
source196. La prise d’otage du théâtre moscovite où le SPIR et le RAS auraient agi de concert
-selon le Département d’Etat américain- a provoqué d’autres interrogations sur d’éventuelles
collusions avec les intérêts russes. Des experts en criminalité russes rappellent également les
rapports entre Doudaev et les milieux politique, affairistes et criminels russes, qui expliquent -
entre autre, la première guerre tchétchène197.

Parallèlement, les différents mouvements ont mis en place un ensemble de structures


criminelles qui fournissent des appoints financiers, parfois très substantiels, mais favorisent
également l’interpénétration entre les intérêts (criminels) russes et tchétchènes. La
criminalisation est ainsi un facteur essentiel de persistance du conflit, puisque celui-ci sert
différentes factions présentes au sein des forces en opposition, et les réunis parfois.

§ 2 Les trafics comme sources de financement

La Tchétchénie est irriguée par des structures criminelles installées de longue date dans la
région. Elles s’articulent en particulier autour du trafic de drogue, d’armes et même de
combattants volontaires du djihad, mais aussi le kidnapping et le rançonnage, la prostitution,
le pillage des ressources pétrolières, la production de faux billets.

193
Samir Saleh Abdullah Al-Suwailem dit Khattab, commandant wahhabite d’origine jordanienne engagé aux
côtés de Bassayef dès 1995 (Cf. Annexe 1 : fiches bibliographiques)
194
Voir par exemple Versiya, 1-7 février 2000.
195
Sanobar Shermatova, in Chechnya i Rossiya, Dimitri Furman (dir.), Moscou,1999, p. 420.
196
L’attentat manqué de Ryazan, où des sacs d’hexogène auraient été retrouvés, a initialement été qualifié de
tentative tchétchène avant d’être requalifié en exercice en conditions réelles, réalisé par le FSB (l’hexogène se
transmutant alors en sucre). Le 18 novembre 1999, Alexander Galkin, officier russe prisonnier des Tchétchènes
se réclamant du GRU, a tenu une conférence de presse où il affirmait que le FSB et le GRU étaient directement
responsables des attentats de Moscou. Des accusations similaires ont par la suite été portées par le milliardaire
russe Boris Berezovsky.
197
Anatoly Surikov, interview avec Robert Seely, Russo-Chechen…, op. cit., p. 175.

78
A un degré plus vaste, la criminalité tchétchène opère traditionnellement dans toute la
Russie. Divers groupes mafieux contrôlent ainsi certaines sociétés de sécurité, les marchés
locaux, les hôtels, les compagnies de taxi, les banques et divers autres commerces. Une partie
des revenus tirés de ces affaires est envoyé en Tchétchénie et reversé aux chefs rebelles.

A) les branches tchétchènes de la mafia

Chamil Bassaev est connu pour avoir des liens avec la mafia tchétchène de Moscou. Les
enquêtes menées par les brigades financières, de répression du banditisme et l’antiterrorisme
ont permis –en remontant jusqu’en 1991- de découvrir un système sophistiqué d’octroi de
crédit distribué dans une architecture bancaire complexe, ainsi que des documents attestant du
paiement de dettes via des banques insolvables ou prouvant des liquidations faites de dettes
fédérales. Tous ces papiers ont permis à la mafia tchétchène de collecter et de blanchir des
sommes astronomiques d’argent. Le schéma « Aviso » - basé sur des centaines de faux billets
à ordre- a ainsi été utilisé pour détourner des fonds de la Banque Centrale de Russie, et s’est
révélé être l’une des plus grosses fraude bancaire dans l’histoire du pays. Entre 1992 et 1994,
environ 30 millions de roubles auraient été volés dans les banques russes. Bien qu’il ne faisait
aucun doute que certains de ces billets à ordre provenaient de Tchétchénie, le président
Doudaev a toujours nié être lié à ces agissements.

Plus récemment, d’autres circuits de blanchiment d’argent ont été découverts dans les
banques de la capitale, mais également dans le district de Rostov et à Krasnodar. Ces circuits
génèrent un profit annuel d’environ 600 millions de dollars198. D’autre part, 3 milliards de
dollars qui auraient été transférés sur un compte bancaire off-shore en paiement pour
« services rendus ».

Les services financiers russes ont tenté de contrer ces mécanismes de blanchiment
d’argent en accentuant leur contrôle sur les banques. En 1999, la Sodbusinessbank a été
accusée d’apporter un soutien aux terroristes199. Début 2000, selon un ancien fonctionnaire du
Ministère de l’Intérieur, Anatoly Petukhov, des enquêtes ont été ouvertes à l’encontre de la
Trust Credit, la Khleb Rossii ( Pain de la Russie), ainsi que d’autres organismes financiers,
accusés d’avoir blanchi de l’argent appartenant à des terroristes tchétchènes200. Après avoir
circulé à travers diverses banques et sociétés fictives moscovites, l’argent tchétchène aurait
été déposé sur des comptes bancaires aux Etats-Unis et dans les Balkans. 20 millions de
dollars ont ainsi été confisqués par la police. Détail qui peut être significatif, alors que les
autorités judiciaires procédaient à l’application du mandat de perquisition accordé à l’encontre
de la Trust Credit, ils trouvèrent Ibragim Ashaev – représentant du gouvernement tchétchène
de la Fédération de Russie- dans les bureaux du président de l’établissement, sans que celui-ci
ne puisse fournir d’explications cohérentes justifiant sa présence.

Les autorités russes ont laissé entendre, au cours de leurs enquêtes que la banque française
Crédit Agricole Indosuez avait établi des liens étroits avec les fondamentalistes Islamiques en
Tchétchénie. La banque aurait été utilisée pour transférer des liquidités sur le compte de
l’organisation Al-Haramein –œuvre de bienfaisance basée en Arabie Saoudite, réputée
financer les combattants arabes en Tchétchénie.201

198
Paul Murphy, op cit.
199
« Sodbusinessbank was deprived of its license for money laundering », sur le site www.newtimes.ru; “Central
Bank official on ongoing Sodbusinessbank conflict”, www.pravda.ru
200
« War in Chechnya » archives 2000, www.aeronautics.ru/chechnya/
201
Patrick Saint-Exupéry, « Gazprom-Crédit Agricole : la guerre des banques », Le Figaro, 15 janvier 2002.

79
B) Drogue

Le trafic de stupéfiants est au cœur du crime organisé transnational, et constitue la


principale source de revenus des rebelles tchétchènes, engendrant environ 800 millions de
dollars par an. En 1995, Bassaev a ouvertement déclaré que son mouvement cultivait du
cannabis, mais il contrôlerait également divers laboratoire de production/transformation
d’héroïne202. Depuis 1999, la production de drogue en Tchétchénie a pris un réel essor,
Movladi Oudougov (vice-premier ministre du gouvernement d’Aslan Maskhadov), Bassaev et
Khattab étant réputé contrôler diverses « usines » productrices d’héroïne, une d’elle ayant
même été située dans une école primaire à Grozny.

Initialement, l’approvisionnement en matière première aurait été assuré par des cultures de
plantations situées en Tchétchénie, la main d’œuvre étant fournie notamment par Arbi Baraev,
spécialisé dans le trafic d’être humains. Fait significatif, les routes de transit vers l’étranger (et
notamment l’Europe) seraient, à peu de chose près, les mêmes que celles empruntées pour le
transport de combattants étrangers ou des armes en Tchétchénie. Les livraisons sont assurées
par de petits avions, des hélicoptères ou encore des navires battant pavillon étranger. Shamil
Bassaev se serait procurés un certain nombre d’ULM (ultra léger motorisé) dans cette unique
perspective.

Parallèlement se développent des routes de transfert articulées autour d’un « commerce


des valises », c’est-à-dire des ventes de produits importés par de petits commerçants qui font
la navette entre les pays du Moyen-Orient, la Turquie et le marché local. Ces secteurs
économiques parallèles jouissent d’une certaine tolérance de la part des autorités tant
tchétchènes que fédérales.

Bien évidemment, le trafic ne se limite pas au territoire tchétchène, ni même russe. C’est
le long de l’axe définissant la géopolitique d’une partie de l’Eurasie que s’organisent ces
trafics. Cette véritable « route de la soie » pour les forces Islamistes subversives, s’appelle le
« couloir Islamiste transnational »203. Elle relie les « terres du djihad », c’est-à-dire le
Turkestan chinois, le Cachemire, l’Afghanistan, la vallée de Ferghana, la Tchétchénie, la
Bosnie et le Kosovo, et son centre de gravité se situe dans la zone pachtoune afghano-
pakistanaise. En 2000 et en 2001, s’est matérialisée une route de la drogue en partance du
Daghestan vers la vallée de Pankissi, en passant par la Tchétchénie, puis en direction de
Telavi (dans le district géorgien de Kakheti), pour finir sur la côte ouest de la mer Noire204. A
cet égard, Avtzandil Ioseliani – chef du renseignement géorgien- confirme que les stupéfiants
entrant sur le sol géorgien à partir de la frontière tchétchène, provenaient généralement du
Daghestan et de l’Azerbaïdjan205

Ce « couloir », en plus d’être le lieu de trafics de tous genres, sert aussi de chemin de
transit aux idéologies les plus radicales. En plus d’être tolérés – car non entravés- ces

202
Paul Murphy, op cit.
203
Viatcheslav Avioutski, « La géopolitique du conflit tchétchène », Revue de Défense Nationale, janvier 2004
204
Svante E.Cornell, « La menace croissante de la criminalité transnationale », Les Cahiers de Chaillot, N°65,
« Le Sud-Caucase, un défi pour l’UE » (sous la direction de Dov Linch).
205
BBS Monitoring citant Rustavi-2 Television , Tbilissi, 11 juillet 2002.

80
commerces mafieux impliquent certains hommes politiques au niveau fédéral, qui
percevraient un pourcentage non négligeable sur les profits réalisés.206

La Tchétchénie est aussi une zone de transit pour le trafic de drogue en provenance du
Turkménistan, de l’Iran, du Pakistan, de la Turquie et de l’Afghanistan, en direction des
Balkans et de l’Europe occidentale207. Les marges dégagées par de tels trafics expliquent à
elles seules l’éclosion d’une violence armée, qui justifie à son tour la prise de contrôle de
territoires clefs par des revendications religieuses ou communautaires. (voir aussi : Le facteur
islamique dans le conflit tchétchène).

Sur le territoire russe, c’est la mafia tchétchène qui, traditionnellement contrôlait de la


distribution de la drogue. En décembre 2000, le bureau du procureur à Ryazan a arrêté un
jeune homme de 26 ans Oumar Vakhidov, parent de Shamil Bassaev, qui avait pour mission
d’établir un contrôle de la vente de drogue dans la région et était le responsable de
l’importation de ces drogues en Russie ainsi que du retour de l’argent gagné en Tchétchénie.
Il faisait la navette entre la Russie et la Tchétchénie tous les 3 ou 4 mois.

C) pillage de ressources pétrolières

Le détournement de pétrole a été l’une des plus profitables sources de revenus des factions
armées, jusqu’au retour des troupes russes en 1999. Au cours de la première guerre, les
combattants tchétchènes ont en effet mis en place un véritable marché noir des hydrocarbures,
qu’ils distillaient préalablement eux-mêmes, à partir de pétrole brut volé aux Russes. Le
pétrole ainsi « dévié » et transformé était quasiment la seule source de carburant raffiné dans
les transports.

Le pétrole était essentiellement détourné à partir de « failles » dans le pipeline Bakou-


Novorossisk traversant la Tchétchénie. Ces saisies de pétrole se sont intensifiées après 1996.
Durant son mandat de premier adjoint du Premier Ministre, Bassaev ne prit que des mesures
symboliques pour mettre fin à cette pratique. Il est estimé que jusqu'à 80% du pétrole produit
en Tchétchénie depuis 1996 aurait ainsi été dérobé. En décembre 1997 durant l’un des raid
organisé par le gouvernement tchétchène pour lutter contre le phénomène, deux cents
camions-citernes volés ainsi qu’un millier de tonnes de pétrole brut ont été confisqués. En
1998, les revenus tirés du raffinage de pétrole volé étaient évalués à environ 3 millions de
dollars par mois.

L’extraction illégale de pétrole, son raffinage et sa vente demeurent des problèmes


majeurs en Tchétchénie. Les officiers fédéraux russes corrompus et la police pro-russe
participent à ce trafic en recevant des dessous de tables sur les raffinages illégaux, en échange
d’une protection et de leur silence.

206
V.A. Tichkov, Obchestvo v voorujionnom konflikte (une société au cœur d’un conflit armé), Moscou, Nauka,
2001.
207
Cf. Annexe 3 : Carte N°6 : Les routes de transit des stupéfiants

81
D) Contrefaçon de billets/ fabrication de fausse monnaie

La contrefaçon de dollars américains est, après les trafics de drogue et d’hydrocarbures, la


source de financement la plus rentable. Cette pratique s’est développée dès 1996 en particulier
dans la capitale tchétchène, mais aussi à l’extérieur de la Tchétchénie. En moins de deux ans
de pratique, les faux dollars américains « fabriqués en Tchétchénie » ont rempli les caisses
des banques de différentes régions de la Russie (Sibérie, régions de l’extrême Est). Le
gouvernement russe a fait une saisie d’un million de faux dollars américains en 1996.
Désormais on retrouve également de faux roubles sur les marchés, dans les petits commerces
et supermarchés.

Les opérations de contrefaçon ont brièvement cessé lorsque les troupes russes sont
revenues en Tchétchénie en 1999. Si les bâtiments contenant les machines à fabriquer de la
fausse monnaie ont été détruites, les plaques ayant servi à les imprimer n’ont jamais été
retrouvées. Sans surprise, les dollars contrefaits ont donc réapparu. Une saisie de la police
moscovite réalisée durant l’été 2002 a mis a jour un stock dont le montant s’élevait à 100 000
dollars. L’année 2002 a par ailleurs révélé une augmentation de 50% du taux de contrefaçon
en Russie, dont une grande partie est d’origine tchétchène.

E) Le détournement de fonds

Une grande partie des fonds envoyés par le gouvernement fédéral, destinés à payer les
dépenses administratives, sont régulièrement détournés par des membres officiels du
gouvernement tchétchène, ou disparaissent tout simplement pendant leur transfert en
Tchétchénie. Alexei Arbatov, ancien vice-président de la Commission de défense de la
Douma, estime que le montant approximatif du budget fédéral destiné à la reconstruction
économique et détourné durant la première guerre, s’élève à environ un milliard de dollars.

Sous la présidence de Doudaev, les trains acheminant des équipements en provenance de


Russie ont été systématiquement dévalisés. Rien que dans les six premiers mois de l’année
1993, plus de 450 trains ont été cambriolés et la marchandise qu’ils contenaient volée. Les
montants s’élèvent à 7 millions de roubles. Salman Radaev était notoirement connu ce type
d’activités dans les années 1996-1997.

La multiplication de ces attaques a contraint Aslan Maskhadov à prendre des mesures. Le


Ministère de l’Intérieur tchétchène a ordonné en 1997 l’arrestation et l’extradition de 70
personnes vers la Russie pour détournements de fonds. Certains en revanche accusèrent Aslan
Maskhadov lui-même de prélever de l’argent sur les fonds de pension tchétchène et de le
transférer sur son compte personnel à l’étranger.

Sont particulièrement vulnérables aux détournements et aux vols, les fonds et les
marchandises envoyés par des organisations internationales d’aide humanitaire, destinés aux
réfugiés et aux populations défavorisées. Ainsi en mai 2001, le Premier ministre tchétchène
pro-russe, Hazmat Idrisov, a été arrêté pour détournement de fonds caritatifs. Les experts
financiers russes ont également mis à jour un phénomène de corruption à très grande échelle,
ainsi que le pillage de fonds destinés à la reconstruction de la Tchétchénie. Du côté
tchétchène, il est affirmé que cet argent a servi à la reconstruction de 2 000 maisons à Grozny,
mais un audit réalisé sur place a mis en évidence que la grande partie des réparations a été
payée par les propriétaires des maisons eux-mêmes et que l’argent a bien été détourné.

82
En 2001, l’équivalent de 18 millions de roubles aurait été déviés des fonds fédéraux russes
destinés à la reconstruction des infrastructures tchétchènes. Ce sont 838.000 dollars affectés
aux programmes éducatifs qui ont disparu. Selon certains parlementaires tchétchènes
(Aslanbek Aslakhanov), seulement 10% des fonds envoyés par le pouvoir fédéral pour la
reconstruction de la Tchétchénie parviennent à destination, le reste disparaît.

F) Le trafic de matériaux fissiles

Le trafic de matériaux fissiles remonte au début des années 1990. En 1992, 334
kilogrammes d’uranium civil (LEU) aurait été dérobés en 1992 de l’usine Cheptsk
Mechanical Plant dans la république d’Oumourtiya en Russie. Si les auteurs de ce vol n’ont
pas été clairement identifiés, une partie de l’uranium aurait été vendue à Grosny à des
intermédiaires azéris, qui l’aurait eux-mêmes revendus plus tard à l’Iran, pour 15 millions de
dollars208

Concernant les risques radiologiques, la Tchétchénie représente, une fois de plus, une
source potentielle de diffusion. Ces sources sont importantes puisque l'on compte vingt-six
sites de stockage de déchets radioactifs dans la région dont les conditions d’accès et de
sécurité semblent avoir été quelque peu négligées depuis le premier conflit209. Chamil
Bassaev a d’ailleurs clairement montré la voie d’un possible terrorisme radiologique en
révélant publiquement avoir dissimulé une faible quantité de césium 137 dans un parc public
moscovite. Selon un spécialiste russe, « il existe un nombre considérable de sources
d’isotopes en Tchétchénie non recensées ou perdues et il est plus que probable qu’elles sont
tombées ou tomberont entre les mains de terroristes »210.

Durant l’été 2002, des trafiquants kazakhs auraient approchés les combattants tchétchènes
pour leur vendre de l’osmium-187. Les Tchétchènes auraient été intéressés par cette offre,
mais on ignore s’ils agissaient en tant qu’intermédiaires pour d’autres groupes djihadistes
étrangers ou pour les combattants locaux. Les représentants d’Oussama Ben Laden auraient
également pris contact avec des groupes mafieux en Russie pour discuter de l’achat de
d’armes et de matériels nucléaires.

G) Les rançonnages et trafics d’êtres humains

Le trafic d’êtres humains apparaît dès la fin de la première guerre et devient rapidement
une industrie à part entière. Orchestré par certains chefs de guerre, il profiterait aussi à
certains membres des services secrets russes, dont quelques uns seraient activement
impliqués. Le succès de ce trafic tient en effet en grande partie au fait qu’une demande
importante provient de la Fédération de Russie elle-même, la Tchétchénie devenant un
partenaire commercial dans ce domaine. Ce trafic remplit les poches de certains oligarques

208
Paul Murphy, op cit.
209
Charles Ferguson, Tahseen Kazi Judith Perera, “Commercial Radioactive Sources, Surveying the Security
Risks”, Center for Nonproliferation Studies, Monterey Institute of International Studies, janvier 2003, disponible
sur http://cns.miis.edu/pubs/opapers/op11/op11.pdf .
210
ibid.

83
russes211. Parmi ces hommes, l’homme d’affaire Boris Berezovski, qui était recherché par le
bureau du procureur général de Russie pour les chefs d’inculpation de kidnappings, traite
d’êtres humains et de conspiration.

Arbi Baraev, chef du Special Purpose Islamic Regiment (SPIR) s’est fait une spécialité
dans le rançonnage de travailleurs russes, occidentaux et locaux. Plusieurs coups d’éclat,
comme le kidnapping en 1996 de quatre techniciens d’une société occidentale de
télécommunication donnent une idée des sommes en jeu, la rançon demandée s’élevant à dix
millions de dollars. Bien que l’assassinat ultérieur des quatre hommes ait empêché la
conclusion de l’affaire, lors d’une autre prise d’otage le groupe audiovisuel russe NTV a
reconnu avoir versé environs deux millions de dollars pour la libération de deux de ses
employés. Conjointement à ces actions spectaculaires, le mouvement a régulièrement perpétré
des actes similaires au niveau local, ainsi que divers trafics pétrolifères. Son revenu annuel
aurait approché un demi million de dollars par mois, selon certains212. Mais si le crime paye, il
n’explique pas tout, et justifie difficilement le maintien d’une guérilla puissante, et de groupes
terroristes hypertrophiés, consommateurs de ressources fixes et donc facilement localisables.
Ainsi, il semble qu’Arbi Baraev ait bénéficié d’une certaine complaisance de la part des
forces russes déployées dans l’Alkhan-Kala, secteur où s’exerçaient ses exactions

H) Le marché noir / contrebande

Les combattants tchétchènes pour mener à bien leur lutte ne peuvent se passer de soutien
logistique. Cet approvisionnement qui leur est indispensable, les rebelles tchétchènes -comme
la plupart des groupes terroristes- le trouvent aussi sur le marché noir. Il ne s’agit pas d’une
source de revenu majeure et son importance ne doit pas être exagérée. La situation
géographique de la Tchétchénie ne lui permet pas de faire de la contrebande maritime, comme
pourrait se le permettre les terroristes palestiniens ou les trafiquants de l’Asie du Sud-Est.

Parallèlement se développe aussi un « commerce des valises », c’est-à-dire des ventes de


produits importés par de petits commerçants qui font la navette entre les pays du Moyen-
Orient, la Turquie et le marché local. Ces secteurs économiques parallèles jouissent d’une
certaine tolérance de la part des autorités tant tchétchènes que fédérales.

211
V.A. Tichkov, Obchestvo v voorujionnom konflikte (une société au cœur d’un conflit armé), Moscou, Nauka,
2001.
212
Ruslan Mahmedov et Cali Ruchala http://www.diacritica.com/sobaka/dossier/barayev.html. La réalité de ces
sommes laisse perplexe. Si un tel rendement financier pouvait être obtenu en Tchétchénie, les transferts de fonds
d’Al-Qaida vers les groupes wahhabites n’auraient pas réellement de raison d’être.

84
Conclusion générale

L’étude des facteurs de violence en Tchétchénie est une question complexe, qui met en
exergue les nombreuses interactions entre les différents protagonistes du conflit. La
complexité de ces relations, la grande différentiation qualitative des acteurs impliqués, la
diversité des intérêts en jeu et des objectifs de chacun ne permet pas de dégager de conclusion
cohérente sur les sources réelles de violences, ses causes structurelles et ses variations
conjoncturelles. Ce travail a cependant été l’occasion d’approfondir une question fort riche :
le « complexe de crise » tchétchène. Le concept « complexe de crise », utilisé par exemple par
Jean-Luc Marret pour décrire le réseau des acteurs dans des conflits infra étatiques en Sierra
Léone, au Libéria ou en Somalie, trouve à largement s’appliquer ici213.

Le conflit tchétchène a en effet une dimension ancestrale riche (par exemple


l’inclination traditionnelle des Russes pour la maîtrise de la zone caucasienne) et une
dimension très contemporaine (ainsi, les pratiques actuelles de guérilla ou l’enjeu de la
maîtrise médiatique du conflit). Il s’intègre de surcroît dans le phénomène de lutte mondiale
pour l’accès au ressources, qui ces dernières années connaît d’importantes évolutions

Il est enfin un mélange de régional et d’international, comme tous les conflits infra
étatiques actuels. De ce point de vue, le facteur djihadiste est particulièrement représentatif :
des réseaux djihadistes internationaux beaucoup plus hétérogènes que le label « Al Qaida » ne
le laisse supposer, ont par le passé drainé du monde entier des combattants ou des apprentis
combattants pour la défense d’une terre d’Islam en guerre (Dar al Harb).Or force est de
constater que ni la communauté musulmane mondiale (Oumma), ni les puissances régionales
musulmanes ne se sont montrées solidaires de l’irrédentisme tchétchène. Dans les faits, donc,
ce conflit est resté local pour l’essentiel, ou circonscrit au théâtre régional. L’exportation du
conflit, au-delà de la périphérie caucasienne est restée marginale, les affrontements d’Asie
centrale étant le plus souvent indépendants de la crise tchétchène.

Pour l’essentiel, la Tchétchénie ne saurait être considérée comme l’équivalent


fonctionnel de l’Afghanistan des années 80, quand des milliers de combattants du monde
arabo-musulman étaient envoyés, avec le soutien tacite de leur Etat d’appartenance, ou pour
leur plus grand soulagement, pratiquer la guérilla. De ce point de vue, la nouvelle terre de
djihad serait plutôt l’Irak que la Tchétchénie.

L’engagement très volontariste de la Russie en Tchétchénie a des raisons multiples : la


répulsion culturo-ethnique à l’égard des « Caucasiens », le syndrome d’un nouvel
Afghanistan, la crainte d’un effet domino qui verrait l’irrédentisme musulman se répandre
jusqu’au Tatarstan et couper la Russie en deux, privant la part européenne de la Sibérie qui
deviendrait ainsi, zone d’influence chinoise. Sans doute pourrait-on invoquer aussi, de la part
de certains cadres militaires russes, d’un désir de revanche sur les « musulmans » après la
défaite afghane. Ainsi, la Tchétchénie serait l’Algérie russe quand l’Afghanistan en aurait été
l’Indochine. L’intérêt de la Tchétchénie comme élément de rhétorique de mobilisation pour le
pouvoir russe ne doit pas non plus être ignoré. Symptomatiquement d’ailleurs, l’utilisation du

213
Entretien avec Jean-Luc Marret, Chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, 15 février 2005. Voir
Jean-Luc Marret & AL. Didier, Etats échoués, Paris, PUF, 2001.

85
label « Al-Qaida » par le Président Poutine et sa conception d’une « guerre internationale
contre le terrorisme » sont assez illustratrices des tendances actuelles, et font penser au
discours tenu par les Etats-Unis peu avant leur entrée en guerre en Irak. La Russie, comme
l’Algérie dans les années 90, est encline à invoquer une internationale terroriste islamiste pour
mieux laisser de côté ses responsabilités.

Or, il est un fait : plus les Russes exercent de pression militaire, plus le recours au
terrorisme se justifie dans la promotion de la cause nationaliste et religieuse tchétchène. Le
terrorisme est en effet un ensemble de techniques aux mains d’acteurs qui n’ont par définition
pas les moyens de recourir à des méthodes militairement plus ambitieuses ou politiquement
plus efficaces. Toutefois, la capacité du terrorisme à infléchir la politique du Kremlin reste
très incertaine, voire, dans ses expressions les plus barbares totalement contre productive. Le
maintien d’un régime de guérilla efficace mais cantonné à la seule Tchétchénie, soutenu par
un terrorisme strictement opérationnel est par contre susceptible de produire des résultats
tangibles, en démoralisant l’armée russes et en incitant Moscou à lâcher le gouvernement
loyaliste de Grozny. Une telle stratégie, typique des guérillas marxistes, n’est cependant pas
forcement compatible avec les objectifs des radicaux islamistes, soumis à des contraintes
temporelles souvent plus strictes que les mouvements marxiste. L’absence totale de soutien
des populations au véritable wahhabisme prive en effet les guérillas islamistes du soutien
nécessaire pour durer dans l’affrontement.

Entre le génocide pur et simple et l’abandon définitif de la Tchétchénie, des solutions


intermédiaires existent pourtant :

Une indépendance fictive -ou partielle ou limitée sous la forme d’un partenariat type
CEI par exemple- paraît la possibilité la plus manifeste. La Tchétchénie resterait en de
nombreux aspects un appendice géopolitique russe (permanence de bases militaires, mainmise
sur l’économie, encadrement politico administratif plus ou moins manifeste), etc. Pour peu
que les formes soient mises, cette solution pragmatique pourrait ménager les susceptibilités de
chacun. Compte tenu que les Tchétchènes représentent certainement la partie ayant le plus
intérêt à la négociation, parce que c’est elle qui à le plus à souffrir du conflit, il est probable
que toute avancée dans cette direction devra provenir de la partie russe. Le surgissement d’un
acteur tchétchène à la fois consensuel et pragmatique reste toutefois incertain. L’engagement
fort de Poutine sur ce dossier rend problématique toute avancée avant la fin de son mandat en
2008 (sauf disparition prématurée par exemple). Il n’est pas certain non plus que le terrorisme
représente une solution efficace pour les Tchétchènes : la nature faiblement démocratique de
la Russie, sa fascination traditionnelle pour un tsar charismatique et autoritaire, rendent ce
pays et sa population probablement moins sensible à un 11 septembre 2001 russe. La gestion
autoritaire de la Doubrovka et de Beslan confirme que les médias russes sont peu critiques,
selon des standards occidentaux, et les citoyens russes peu réactifs in fine.

86
ANNEXES

87
ANNEXE 1 : FICHES BIBLIOGRAPHIQUES
DES PRINCIPAUX ACTEURS DU CONFLIT TCHETCHENE.

ALKHANOV (Alou)
Quatrième président de Tchétchénie, élu en août 2004.
Ancien policier, il est avant son accession à la présidence, le
ministre de l’Itérieur tchétchène. Vainqueur de l'élection avec 74%
des votes, il était le favori du président russe Vladimir Poutine.

BARAEV (Arbi)
(1973-2001)
Chef de guerre chef mafieux tchétchène.
Baraev s’enrichit entre l’entre-deux-guerres en mettant en place un
système de commerce d’otages de grande ampleur. Lui sont attribuées
de nombreuses prises d’otages. C’est son neveu, Movsar, qui dirigea le
commando du théâtre de la Doubrovka à Moscou en octobre 2002.
Disposant d’une carte des services russes de renseignement militaire (le
GRU), il pouvait se déplacer très aisément.
Baraev est mort en juin 2001.

BARAEV ( Movsar)
(1979-2002) De son vrai nom Movsar Souleimanov.
Chef du commando du théâtre de la Doubrovka. Il avait pris le
patronyme de son oncle, Arbi Baraïev, chef de bande tué en avril 2001
par l'armée russe. Il illustre à lui seul la dérive d'une partie de la guérilla
tchétchène. Nationaliste dans les discours, ‘absorbé’ en grande partie par
les Islamistes dans les faits.
Le 12 octobre 2002, les forces russes l'avaient donné mort, tombé « à la
suite de bombardements aériens et de tirs d'artillerie » en Tchétchénie.
Un an auparavant, la police tchétchène prorusse avait déjà prétendu
l'avoir tué.
Movsar Baraïev a été éliminé avec la totalité des hommes et femmes de
son commando dans le théâtre de la Doubrovka. .

BASSAEV (Chamil)
(1965- toujours vivant)
Né près de Vedeno, dans une région historiquement rebelle à l’empire
russe.
Son nom de guerre Islamique est Abdoullah Chamil Abou-Idris.
C’est le plus connu, le plus féroce des combattants tchétchènes. Pour
beaucoup de Tchétchène, c’est un héros national.
Son grand-père fut déporté en 1944. Il devient combattant très jeune, et
la guerre devient très vite son activité principale.
Il se présente aux élections présidentielles en octobre 1991 mais est
battu par Doudaev, il rejoint le Haut-Karabagh (côte azéri), avant de
combattre dès 1992 aux côtés des Abkhazes.
Bassaev aurait également suivi un entraînement en Afghanistan en

88
1994.
Réputé pour sa bravoure durant la première guerre de Tchétchénie il
acquiert une grande popularité suite plusieurs exploits militaires contre
les forces russes. Par la suite, sa tactique change, et Bassaev se fait
davantage connaître par ses agissements terroristes très sanglants. C’est
à cette époque que son discours au départ indépendantistes, révèle les
prémices d’une phraséologie Islamiste.
En juin 1995, à la tête d’un commando, il prend en otage un hôpital
dans le sud de la Russie.
En 1996, il participe activement à la reprise de Grosny.
N’ayant de nouveau pas été élu aux élections de janvier 1997, il devient
dès lors le principal adversaire du président sortant Maskhadov.
Après les affrontements entre Islamistes et partisans d’un Etat laïque de
1998, Bassaev crée un Congrès Islamique tchétchéno-daghestanais.
En août 1999, il dirige – avec Khattab * - une incursion de 2000
combattants tchétchènes et daghestanais au Daghestan. Cette expédition
servira de prétexte au président russe à la reprise de la guerre. Depuis, la
popularité acquise durant la première guerre ne fait que diminuer.
A la tête d’une « Brigade Islamique des martyrs », Bassaev cautionne le
recours à la terreur. Il revendiquera d’ailleurs un grand nombre d’actes
terroristes commis en Russie, comme notamment la prise d’otages de la
Doubrovka et plus récemment celle de Beslan.
Renvoyé par Maskhadov de sa fonction de chef militaire de la résistance
unifiée dès 1999. Maskhadov avait d’ailleurs demandé à ce qu’il soit
jugé par un tribunal pénal international dès septembre 2004.

DOUDAEV (Djorkhar)
Premier président indépendantiste tchétchène (1991-1996).
C’est le premier Tchétchène à avoir accédé au rang de général de
l’Armée rouge à l’époque soviétique.
Cependant, appelé en renfort par ses compatriotes tchétchènes, il prendra
le pouvoir par la force en septembre 1991. Elu président le mois suivant,
il proclama l’indépendance de la Tchétchénie.
Pour les Tchétchènes, il incarne le « romantisme de la libération
anticoloniale », mais aussi l’aventurisme.
Il est tué par un missile de l’armée russe le 21 avril 1996. Les forces
russes avaient réussi à capter la fréquence de son téléphone satellitaire
sans doute aidé par une aide extérieure).

KADYROV (Akhmad- Haji)


Né en 1951 au Kazakhstan d’un père mufti.
Troisième président de Tchétchénie, après Aslan Maskhadov. Ancien
mufti de Tchétchénie en 1995.
Kadyrov a combattu lui-même Moscou pendant la guerre de 1994-1996.
Il voue une haine aux djihadistes, qu’il traitait « d’ennemis musulmans,
d’ennemis de l’Islam ».
Tué dans un attentat à la bombe à Grozny le 9 mai 2004, il représentait
une figure clé de la politique de normalisation du président russe
Poutine.

89
KADYROV ( Ramzan)
Fils de Akdmed Kadyrov ; vice premier ministre actuel.
A la tête du département de sécurité de la République. Il est à la tête
d’une milice pro-russe, les Kadyrovtsy, dont la légitimité est loin d’être
incontestable.

KHATTAB ( ?)
Islamiste jordanien, Khattab est l’exemple parfait du chef de guerre en
Tchétchénie.
Vétéran de l'Afghanistan, il combattit les forces soviétiques dans les
années 1980, puis au Tadjikistan aux côtés des Islamistes contre les
communistes soutenus par Moscou.
Arrivé en Tchétchénie en 1995, il se fit connaître après quelques
victoires sur les troupes russes. Combattant de la foi qui cherche à
propager l'Islam, il est considéré comme un fanatique par les
Tchétchènes.
Protégé par Chamil Bassaev, il rapporte des fonds de soutien en
provenance des mouvances Islamistes. Il participe aussi très activement
à l’entraînement des combattants Islamistes et mène en 1995 en
compagnie de Chamil Bassaev une spectaculaire prise d'otages, retenant
1 500 Russes à Boudennovsk (sud de la Russie). Ils conduisent ensemble
l'incursion au Daguestan au cours de l'été 1999, qui débouchera sur la
deuxième guerre de Tchétchénie. Lors de ce conflit encore en cours,
Khattab et ses hommes vont lancer nombre d'actions contre l'armée
russe, portées au crédit de Bassaev.
Khattab est assassiné en avril 2002, par une lettre empoisonnée.
Son successeur en matière de financement et de soutien logistique est un
saoudien, Abou Walid. A sa mort en avril 2004, il est remplacé par Abou
Hafs.

MASKHADOV (Aslan)
Né en 1951 en déportation.
Deuxième président de Tchétchénie, élu en 1997.
Ancien colonel de l’armée soviétique, chef d’état-major de Doudaev, il a
notamment combattu en Afghanistan et a servi dans les pays Baltes. Il
dirigea la résistance tchétchène pendant la première guerre.
Il perdit un peu le contrôle de la situation dans l’entre-deux-guerres,
quand il fut pris en étau entre l’extrémisme politique et religieux et
l’absence totale d’aide de a Russie.
Maskhadov a été assassiné par les forces spéciales russes en mars 2005 ;

90
RADAEV (Salman)
(1969-2002)
Natif de Goudermes, il est l’un des seuls grands leaders tchétchènes à
avoir été capturé vivant par les Russes en 2000.
De la famille du président Djorkhar Doudaev ( marié avec la nièce de
celui-ci)
En 1993, il crée l’unité armée appelée « les Bérets du Président »,
rebaptisée ensuite « Loup solitaire ».
Pendant la première guerre, il a le commandement du front oriental.
Son action la plus spectaculaire sera l’attaque en 1996 de la ville
daghestanaise de Kizliar, où ils ont retenu plusieurs centaines d’otages.
Victime d’un attentat fin 1998 qui lui défigurera le visage.
Pendant l’entre-deux-guerres, il devient l’un des opposants les plus
radicaux d’Aslan Maskhadov.
Entièrement ruiné, il aurait pris contact avec le FSB qui devait lui
remettre des fonds en échange de « services rendus ». c’est à cette
occasion qu’il aurait été arrêté par les fédéraux.
Mort dans une prison russe en 2002.

91
ANNEXE 2 : CHRONOLOGIE

Les Tchétchènes habitent le Nord Caucase depuis plusieurs milliers d'années. Leur territoire a été occupé
pendant de longues périodes par les Iraniens Alans - ancêtres des Ossètes - du IX ème au XII ème siècle, par la
Horde d'or au XIIIème/XIV ème siècle, puis par l'empire Russe qui était en compétition dans la domination du
Nord Caucase dès le XVI ème siècle contre ses rivaux ottomans et perses.

1785-1791 : Le cheikh Mansour mène la guerre de résistance à la colonisation russe.

1818 : Les guerres du Caucase débutent sous les ordres du général Ermolov.

1829-1858 : L'Empire russe et la conquête du Caucase

Sous le règne de Catherine II, début de la conquête russe. On assiste à une forte résistance à la
colonisation de la part du peuple tchétchène, emmené par leur chef, l'imam Chamil.

1859 : Défaite de Chamil, la Tchétchénie passe sous contrôle russe. La conquête coloniale sanglante
s'accompagne de déportations massives des populations caucasiennes vers la Sibérie.

1918 : après la révolution d'octobre, la Tchétchénie proclame son indépendance et combat les soldats
russes blancs du général Denikine (opposé aux bolcheviks). Après la défaite des russes blancs en
1920, l'Armée rouge occupe la Tchétchénie, rencontrant une forte résistance.

1920 : La Tchétchénie repasse sous domination russe.

La fin des années 20 et le début des années 30 sont marquées par une réaction armée à la politique de
collectivisation des terres. Les soviétiques répriment cette guérilla, déportant les populations et
procédant à de nombreuses exécutions.

1936 : Création d'une République socialiste soviétique autonome regroupant la Tchétchénie et


l'Ingouchie.

1940-1942 : Insurrections tchétchènes.

1944 : le 23 février, les tchétchènes sont déportés sur l'ordre de Staline en Sibérie, qui les accuse de
collaboration avec les nazis. 400 000 personnes trouveront la mort (un tiers de la population) durant
cette déportation. Leur république disparaît avec leur culture et se voit colonisée par les russes et les
géorgiens jusqu'en 1957.

1957 : Après la déstalinisation, le peuple déporté est réhabilité et une nouvelle république soviétique
des Ingouches et des Tchétchènes est recréée. Le peuple tchétchène est à cette époque l'un des plus
actifs et des plus indépendants de la zone nord-caucasienne, s'appuyant notamment sur d'importantes
richesses pétrolières.
Ce long passé d'adversité et l'ampleur des violences commises par la Russie impériale puis soviétique
marquée notamment par les nombreuses déportations des populations caucasiennes sera la source des
diverses rancœurs et ressentiments exprimés par le peuple tchétchène à l'encontre des russes. Cette
hostilité débouchera rapidement vers le conflit ouvert que l'on connaît après la chute du système
soviétique.

1989-1994 : Fin de l'URSS - Indépendance de la Tchétchénie en tant que "république autonome" -


séparation avec l'Ingouchie

92
1991 : L'URSS disparaît laissant place à 15 Etats indépendants.

Le général Doudaev prend le parti de Boris Eltsine lors de la tentative de putsch des communistes
conservateurs en Russie, et profite du flottement à la tête du Kremlin pour s'emparer du pouvoir en
Tchétchénie. Il est élu président le 27 octobre et proclame la souveraineté de la République
tchétchène d'Itchkérie le 1er novembre. L'OKTchN (Congrès National du Peuple Tchétchène) se
proclame seul pouvoir de la République.
Toutefois, l'élection du 27 octobre est considérée comme nulle par les autorités fédérales russes et le
Soviet Suprême de la République des Ingouches et des Tchétchènes (la seule officielle) ne reconnaît
pas Doudaev comme le président légal. Il dénonce le comportement illégal du OKYchN et décide de
revoter le 17 novembre.

27 novembre : Déclaration d'indépendance par le Soviet Suprême de la République Socialiste


Soviétique des Tchétchènes et des Ingouches.

1992 : en mars, la République tchétchène refuse de signer le traité fédéral.

En juin, l'Ingouchie se sépare de la Tchétchénie. Un régime parlementaire est mis en place en


Tchétchénie.

1993 : l'opposition à Doudaev

En janvier, une délégation parlementaire et gouvernementale russe conclut avec une délégation du
Soviet suprême de la République tchétchène un protocole sur la délimitation des compétences entre
les organes d'Etat de la fédération de Russie et ceux de la République tchétchène, qui devait être la
base du traité correspondant, mais le document est désavoué par Doudaev. La République tchétchène
n'organise pas le scrutin du 12 décembre 1993 pour l'adoption de la Constitution de la fédération de
Russie et pour l'élection des députés à l'Assemblée fédérale.

mai : Le parlement tchétchène décide de remplacer Doudaev au poste de premier ministre par
l'ancien vice-premier Mamodaev. La Tchétchénie se retrouve avec deux gouvernements : l'un dirigé
par Doudaev, l'autre par Mamodaev.
De violentes confrontations armées éclatent entre manifestants de l'opposition et partisans de
Doudaev. Les clans tchétchènes se déchirent pour la maîtrise du territoire.

juin : Des différents qui opposent Doudaev et le parlement provoque l'instauration d'un régime
autoritaire. La situation économique se dégrade. 3 des 18 districts de la République tchétchène
annoncent leur intention de faire sécession.
Moscou, qui ne reconnaît toujours pas l'indépendance de la Tchétchénie, choisit de temporiser avant
de tenter un coup de force et apporte un soutien militaire à l'opposition du gouvernement de Doudaev
afin d'instaurer un régime pro-russe.

1994-1996 : Première guerre de Tchétchénie

1994

Juin : Plusieurs chefs de l'opposition, dont Khasboulatov, se voit retirer leur droit de résidence par
Doudaev. Le gouvernement d'opposition dirigé par Mamodaïev mènera sa politique depuis Moscou.
Le 4 juin, l'opposition réunit un Congrès du peuple tchétchène qui élit un Conseil provisoire jusqu'à
la tenue d'élections démocratiques. Ce Conseil déclare prendre le pouvoir en Tchétchénie et démettre
de ses fonctions Doudaev. L'opposition demande à Boris Eltsine d'arrêter le conflit sanglant en
Tchétchénie et "de prendre des mesures visant à assurer l'ordre constitutionnel"

93
Juillet :

Le dissident Labazanov tentent de bloquer Grozny (toujours sous contrôle de Doudaev) alors que ses
troupes contrôlent déjà les districts du sud de la Tchétchénie.
Doudaev prévoit des élections présidentielles le 2 octobre 1995 alors que l'opposant Avtourkhanov
déclare que son conseil provisoire assure le pouvoir et prévoit des élections en juin 1995.

Août :

Doudaev, qui accuse les services spéciaux russes de soutenir une partie de l'opposition et de
commettre des actions terroristes, annonce qu'il fera abattre tout avion russe pénétrant dans l'espace
aérien tchétchène.
Doudaev décide de remettre en place un parlement en demandant d'adopter une nouvelle constitution
pour le 30 septembre.

Septembre : 6 districts sur 13 sont aux mains de l'opposition.

Novembre : l'opposition se déclare proche de la victoire et veut éviter une intervention russe. Elle
décide d'attaquer la capitale et après de violents affrontements se voit repousser par les hommes de
Doudaev.

le 29 novembre, Eltsine annonce lors d'une réunion du Conseil de sécurité que l'armée russe entre en
République tchétchène.

11 décembre : L'intervention russe : Les Forces armées de la Fédération de Russie interviennent pour
"rétablir l'ordre constitutionnel" et lutter contre les "bandes armées illégales" tchétchènes. Le
ministère de la défense de l'époque, Pavel Gratchev, prévoit une campagne éclair en effectuant des
bombardements massifs sur la Tchétchénie. Un an après, la guerre aura fait des dizaines de milliers de
morts et les pilonnages intensifs des chars de l'armée russe mettent en ruine la capitale Grozny.

15 décembre : Grozny est encerclé puis 300 chars russes entrent à Grozny. Quelques jours plus tard,
on annonce que 100 chars ont été détruits. Malgré plusieurs demande de cessez-le-feu de la part
d'Eltsine, les bombardements se poursuivent.
Les troupes fédérales se voient confrontées à une forte résistance des petites unités armées très
mobiles et recensent de lourdes pertes. L'opération "éclair" prévue au début de la guerre se transforme
en un véritable bourbier pour les troupes armées de la Fédération de Russie.

1995

janvier : l'OSCE est autorisée à visiter la Tchétchénie pour évaluer la situation des droits humains et
les besoins humanitaires.

Assaut final sur le centre de Grozny. Chute du palais présidentiel.

mars : l'Union Européenne gèle l'accord de commerce avec la Russie.

juin : Prise d'otages spectaculaire organisée par le chef de guerre Chamil Bassaev à Boudionovsk.

1996

Doudaev est tué par un missile russe


Conscient de l'échec militaire, Eltsine est contraint d'envisager rapidement une solution politique au

94
conflit afin de ne pas compromettre sa réélection à la présidence et l'examen d'entrée de la Russie au
Conseil de l'Europe.
Pour cela, il accepte la mission de l'OSCE en Tchétchénie, qui prévoit notamment l'ouverture des
négociations avec le nouveau chef des indépendantistes, A. Maskhadov, et à terme la signature d'un
cessez-le-feu et d'un désengagement militaire.
Un accord de cessez-le-feu est signé. Le 25 juin, Eltsine signe même, entre les deux tours des
élections, un décret qui prévoit un désengagement des troupes militaires russes.
Finalement, pratiquement au lendemain de sa réélection du 3 juillet, il relance les opérations
militaires mais les combattants tchétchènes infligent une cuisante défaite aux troupes russes et
reprennent Grozny.

Août : Eltsine demande au général Lebed d'entamer des négociations avec les indépendantistes. Le
31 août, il signe l’accord de Khassaviourt (Daguestan) avec Maskhadov mettant fin à la guerre.
Retrait des forces russes .

1997 - 1999 : entre les deux guerres

En janvier 1997, les dernières troupes quittent la Tchétchénie et Aslan Maskhadov est élu
démocratiquement à la tête de l'Etat avec 59,3 % des suffrages lors d'élections reconnues par l'OSCE.

Un oléoduc reliant la mer Caspienne à la mer Noire via la Tchétchénie est remis en service en
septembre 1997.

Durant ces deux années, on assiste à un développement des mouvements fondamentalistes


musulmans et notamment le mouvement "wahhabite", partisan d'une interprétation fondamentaliste
de l'islam, caractérisé par une prétention à représenter les vrais valeurs de la religion musulmane et de
fait qui tend à mépriser les traditions tchétchènes. Les populations, qui dans un premier temps
rejettent les idées du mouvement wahhabite, ne pourront véritablement empêcher ce mouvement (aux
ressources financières importantes) de se maintenir et se consolider un peu plus, notamment suite aux
retraits des ONG qui subissent des attaques meurtrières et des prises d'otages à répétition.

Le processus de paix reste fragile. Le gouvernement ne contrôle plus l'important accroissement de la


criminalité et proclame même que la charia aura force de lois en Tchétchénie. Cela se caractérise par
la mise en place de tribunaux islamiques et d’exécutions punitives en public.

1999 : début de la 2nde guerre de Tchétchénie

Durant l'été 1999, un conflit opposant des rebelles islamistes du Daghestan au forces russes s'étend à
la Tchétchénie et des bombardements reprennent le 5 septembre. Poutine, président par intérim,
ordonne ses troupes d'envahir le pays, justifiant cette "opération anti-terroriste ", par les attentats
commis en Russie en septembre.

7 août 1999. L’armée russe intervient pour repousser un groupe d’extrémistes islamistes venus de
Tchétchénie, se réclamant du wahhabisme, conduits par les chefs de guerre Bassaev et Khatab, qui se
sont emparés de quatre villages au sud du Daghestan.

9 août : Le Premier ministre Sergueï Stépachine est limogé et Vladimir Poutine nommé chef du
gouvernement par intérim.

11 août. Le gouvernement tchétchène se désolidarise des actions conduites par des combattants
tchétchènes au Daghestan.

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31 août-13 septembre. Succession d’attentats meurtriers en Russie, attribués par le pouvoir aux
Tchétchènes. Une "chasse aux Caucasiens" est organisée dans les rues de Moscou.

5 septembre. L’aviation russe bombarde pour la première fois Grozny.

Fin septembre. Les bombardements s’intensifient dans toute la république indépendantiste. Moscou
masse des troupes à la frontière de celle-ci. Les réfugiés commencent à affluer dans la république
voisine d’Ingouchie qui appelle à l’aide le HCR.

1er octobre. Le Premier ministre Vladimir Poutine déclare que la Russie ne reconnaît plus le pouvoir
du président Maskhadov et que le seul pouvoir légitime est le Parlement élu en 1996, actuellement en
exil. Les troupes russes pénètrent sur le territoire tchétchène. Le reporter français Brice Fleutiaux est
enlevé en Tchétchénie.

5 octobre. Le président Maskhadov déclare la Loi martiale sur le territoire de la Tchétchénie. Les
troupes russes sont accusées d’avoir bombardé un convoi de réfugiés.

8 octobre. Visite à Moscou du commissaire européen Chris Patten qui fait part de la
" préoccupation " de l’Union européenne. Moscou refuse toute médiation, n’acceptant qu’une aide
humanitaire.

16 octobre. Le commandement militaire russe déclare que la première étape de l’opération en


Tchétchénie est achevée et que le tiers du territoire est "libéré".

20 octobre. Le président tchétchène appelle l’Occident à suspendre l’aide financière à la Russie.

21 octobre. Violent bombardement sur Grozny qui, selon les autorités tchétchènes, fait 137 morts
dans la population civile. Les Occidentaux pressent la Russie de rechercher une issue politique.

9 novembre. Seule personnalité politique russe à dénoncer la guerre en Tchétchénie, Grigory


Yavlinski, président du parti "Yabloko", appelle à la négociation avec Aslan Maskhadov "président
légitime de la Tchétchénie".

12 novembre. Les Russes déclarent avoir repris Goudermes, deuxième ville de Tchétchénie. Moscou
rejette les propositions de bons offices de l’OSCE.

18-19 novembre. Sommet de l’OSCE à Istanbul. La Tchétchénie est au centre des débats. La Géorgie
et l’Azerbaïdjan soutiennent les positions occidentales. La Russie accepte la médiation de l’OCDE.

6 décembre. Les Russes adressent un ultimatum à la population de Grozny qui doit quitter la ville
sous peine d’être anéantie.

18 décembre. Pendant que de violents combats se déroulent à Grozny, les Russes ferment la frontière
entre la Tchétchénie et la Géorgie. Le G8 appelle la Russie à un cessez-le-feu.

31 décembre. Le président Eltsine démissionne. Vladimir Poutine est nommé président par intérim.

2000

7 janvier. Vladimir Poutine annonce une pause des opérations à Grozny.

28 janvier. Le Conseil de l’Europe renonce à exclure la Russie, mais l’Assemblée parlementaire la

96
prive de son droit de vote.

1er février. Les combattants tchétchènes déclarent avoir abandonné Grozny où des combats
sporadiques ont cependant encore lieu.

2 février. Vladimir Poutine annonce la fin des opérations en Tchétchéni , mais envoie dans la
république 3 500 parachutistes en plus des 93 000 hommes déjà présents.

6 février. Chute de Grozny.

19 février. Manifestation d’un millier de personnes au centre de Moscou contre la guerre en


Tchétchénie à l’appel d’organisations des droits de l’homme.

24 février. Manifestation de plusieurs milliers de personnes à Paris contre les exactions russes en
Tchétchénie.

21 avril. V. Poutine déclare ne pas exclure des pourparlers avec A. Maskhadov … mais à condition
que celui-ci dépose les armes.

8 juin. Décret de V. Poutine mettant en place un exécutif provisoire en Tchétchénie.

12 juin. Le photographe français Brice Fleutiaux est libéré par les forces russes dans des
circonstances mal définies.

14 juin. Le muphti Akhmad Kadyrov est nommé par les autorités russes chef de l’exécutif
tchétchène.

2 juillet. Série d’attentats suicides au camion piégé dans plusieurs villes de Tchétchénie. Au moins 50
Russes sont tués.

9 décembre. Attentat à Alkhan-Yourt, 21 civils tués.

25 décembre. Boris Nemtsov, président du groupe de l'Union des forces de droite à la Douma signe
un "protocole" avec des représentants de Maskhadov sur la nécessité d'entamer des négociations
"avec l'aval du président Poutine".

En 2001, les russes s'efforcent de démontrer que la situation en Tchétchénie se "normalise". En fait, les
combats se poursuivent et Poutine a trouvé un argument de plus pour poursuivre les attaques sur la
Tchétchénie puisqu'il met dorénavant systématiquement en parallèle les attentats du 11 septembre avec ceux
de Moscou (jamais élucidés) survenus en septembre 1999, date à laquelle Poutine décidait de relancer la
guerre en Tchétchénie afin de lutter contre ceux qu'il accusait d'être les responsables..

Ce second conflit finit d'achever la Tchétchénie, pays en ruine. L'’'opération anti-terroristes" jugée "affaire
intérieure" par les russes se révèlent être un véritable "nettoyage" qui mène la Tchétchénie à son
anéantissement le plus complet.

2001

22 janvier. Le président Poutine signe un décret retirant la responsabilité de "l'opération anti-


terroriste en Tchétchénie" à l'armée et la confiant aux troupes du ministère de l'Intérieur. Les trois
quarts des 80 000 soldats engagés devraient être retirés dans les mois à venir.

15 février. Annonce du début du retrait des forces militaires russes de Tchétchénie, démenti par les

97
séparatistes.

23 février. Nombreux meetings et manifestations en Russie et dans les pays de l'UE pour
commémorer la déportation des Tchétchènes par Staline le 23 février 1944 et appeler à la négociation.

24 février. Découverte d'un charnier contenant une cinquantaine de corps de personnes exécutées
sommairement à Grozny, non loin d'un camp de "filtration". Des civils tchétchènes arrêtés par l'armée
russe seront identifiés par leurs familles. Le Parquet russe accuse les combattants tchétchènes d'être
les auteurs des assassinats.

23 mars. Reçu à Stockholm par la présidence suédoise de l'Union européenne, le président Poutine,
critiqué pour sa politique en Tchétchénie, la donne en exemple à l'Europe pour régler le problème
albanais en Macédoine…

24 mars. Des attentats terroristes dans la région de Stavropol (Nord-Caucase) font 24 morts et 143
blessés. Ils sont aussitôt attribués par les autorités russes aux séparatistes tchétchènes.

26 mars. Le ministre des Affaires étrangères du gouvernement séparatiste tchétchène, Ilias


Akhmadov, est reçu au Département d'Etat à Washington. Moscou proteste vigoureusement.

18 avril. Le gouvernement tchétchène pro-russe s'installe à Grozny.

20 avril. La Commission des droits de l'homme de l'ONU condamne la Russie pour la 2e année
consécutive, pour les brutalités de ses forces de sécurité.

5 mai. En raison de la situation sur le terrain, les autorités militaires russes décident de suspendre la
réduction des troupes russes présentes en Tchétchénie.

31 mai. Un hélicoptère militaire transportant des députés de la Douma est atteint au-dessus de
l’Ingouchie par des tirs des séparatistes.

2 juin. Le président Maskhadov rejette un rapport de l’ONG Human Rights Watch dénonçant des
atrocités commises par les séparatistes.

24 juin. Arbi Baraev, un des chefs de la fraction radicale des séparatistes tchétchènes, est tué par
l’armée russe.

9 juillet. Pour la première fois, le chef de l’administration tchétchène pro-russe Akhmad Kadyrov
dénonce les " crimes à grande échelle " commis par les militaires russes. Le président Poutine
reconnaît des " abus ".

20 juillet. Aslan Maskhadov lance un " appel désespéré " aux dirigeants du G7 réunis à Gênes.

15-20 août. Rencontre secrète de membres du gouvernement séparatiste tchétchène et de


parlementaires russes dans la région de Montreux, en Suisse.

4 septembre. Deux actions symboliques des séparatistes à Grozny : ils minent le bâtiment de la
radio-télévision et bombardent celui de l’antenne locale du ministère de l’Intérieur.

17 septembre. Les séparatistes reprennent la deuxième ville de Tchétchénie, Goudermes, mais ils en
sont chassés par les troupes russes au bout de vingt-quatre heures.

24 septembre. Aslan Maskhadov annonce qu’il rompt tous contacts avec le Conseil de l’Europe en

98
raison de " la politique négative " de cette organisation.

24 septembre. Déclaration du président Poutine invitant les séparatistes tchétchènes à déposer les
armes dans un délai de soixante-douze heures dans le cadre de " la lutte contre le terrorisme
international "

25 septembre. Aslan Maskhadov perçoit cet appel comme une offre de négociations et missionne son
adjoint Akhmad Zagaev pour rencontrer Viktor Kazantsev, responsable du District fédéral du Sud.

25 septembre. Le chef de l’administration tchétchène pro-russe Akhmad Kadyrov commence une


tournée au Proche-Orient. Il se rend en particulier en Irak.

18 novembre. Pour la première fois depuis le début du deuxième conflit, un représentant du


gouvernement séparatiste tchétchène, Akhmad Zakaev, a rencontré un représentant du pouvoir russe,
Viktor Kazantsev, l'envoyé spécial du Président russe dans le District fédéral Sud. L'entretien a eu
lieu à l'aéroport de Moscou-Chérémétiévo et a duré deux heures. Selon la partie russe, le dialogue
sera maintenu, mais aucune date n'a été pour le moment fixée. La partie tchétchène a exprimé son
optimisme concernant la possibilité d'un accord.

2002

10 janvier. L'état-major russe affirme avoir remporté la victoire en Tchétchénie.

28 janvier. Un hélicoptère militaire russe est touché par un missile tchétchène. Quatorze tués, dont
deux généraux.

18 avril. Un convoi de police est attaqué par les rebelles tchétchènes. 21 officiers tués.

26 avril. La télévision russe diffuse des images montrant le cadavre du chef de guerre islamiste
tchétchène Khattab, la mort remonterait au 19 mars.

20 août. Un hélicoptère militaire russe qui transportait 132 personnes est abattu par les rebelles
tchétchènes. 80 personnes sont tuées.

24 septembre. Troisième anniversaire des premières attaques des forces russes contre la république
indépendantiste marquant le début du deuxième conflit.

23-26 octobre. Une importante prise d'otages est menée à Moscou par un groupe de rebelles
tchétchènes. Plusieurs centaines de spectateurs sont retenus dans un théâtre de la capitale russe. Le
commando réclame la fin des hostilités et le retrait des troupes russes de Tchétchénie. Dans la nuit du
25 au 26 octobre, les forces spéciales russes donnent l'assaut, utilisant un gaz paralysant. Tous les
membres du commando sont tués, ainsi que de très nombreux otages. Une vive polémique s'engage
aussitôt concernant les méthodes employées, le manque d'information des familles et des médecins
chargés de traiter les ex-otages.

30 octobre. Arrestation à Copenhague, à la demande de la Russie, de l'émissaire du président


indépendantiste tchétchène, Akhmad Zagaev, qui participait dans la capitale danoise à un forum sur la
Tchétchénie.

31 octobre. Un mandat d'arrêt international est lancé par la Russie à l'encontre du président
indépendantiste tchétchène Aslan Maskhadov qui, bien qu'ayant condamné la prise d'otages, avait
déclaré quelques jours auparavant sa solidarité avec tous les combattants tchétchènes.

99
3 décembre. Le représentant du président Aslan Maskhadov, Akhmad Zagaev, est relâché par les
autorités danoises faute de preuve, en dépit des efforts du gouvernement russe qui exigeait son
extradition.

27 décembre. Attentat sanglant à Grozny : des kamikazes se font sauter avec une voiture bourrée
d'explosifs au pied du siège du gouvernement pro-russe de Tchétchénie. Le bilan des victimes ne
cesse de s'alourdir et est officiellement chiffré au 2 janvier 2003 à 80 morts et 152 blessés. Le
président indépendantiste Aslan Maskhadov condamne l'attentat tout en déclarant qu'il démontrait
l'échec de la politique du gouvernement russe en Tchétchénie.

2003

Deuxième semaine de février. Le Commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe


Alvaro Gil-Roblès a effectué une visite en Tchétchénie et en Ingouchie, république où sont réfugiés
environ 150 000 Tchétchènes. Il a donné son aval au référendum constitutionnel organisé par les
autorités russes le 23 février. Il a par ailleurs appelé les séparatistes à cesser les combats et les
autorités russes à lutter de façon plus efficace contre les exactions de l'armée. Selon les chiffres
officiels, le nombre des soldats russes tués en Tchétchénie en 2002 s'est élevé à "plus de 4 700".

3 mars. Le chef d'état-major de l'armée russe, le général Kvachnine, annonce qu'à dater du 5 mars,
une partie du contingent russe stationné en Tchétchénie quitterait la république "en raison de la
stabilisation de la situation". Le 23 janvier 2001, un décret présidentiel avait déjà annoncé une mesure
similaire, et les premiers départs avaient effectivement eu lieu le 13 mars ; mais ces mesures avaient
été suspendues après la prise d'otages du 23 octobre 2002 à Moscou.

23 mars. En l'absence d'observateurs internationaux, un référendum portant sur le texte de la nouvelle


constitution, la loi sur l'élection présidentielle et celle sur les élections législatives, s'est tenu ce
dimanche en Tchétchénie. La participation aurait été de plus de 80 %, et le "oui" l'aurait emporté
respectivement par 96 %, 95 % et 96 %, selon les résultats préliminaires annoncés le lundi 24 mars.
Le président séparatiste Aslan Maskhadov les a aussitôt contestés.

17 avril. Le président de la Douma Guennadi Seleznev annonce dans une allocution à la télévision
tchétchène que les autorités russes ont décrété une amnistie en Tchétchénie, concernant les "rebelles
n'ayant pas commis de meurtres, d'enlèvements ou d'autres crimes graves". Ce n'est pas la première
fois que le gouvernement russe prend une telle décision et ces déclarations ont en général été suivies
de peu d'effets.

12 mai. Un commando suicide a fait exploser un camion piégé à proximité de bâtiments


administratifs et du siège de l'antenne locale des services spéciaux FSB (ex-KGB) de Znamenskoié,
dans le nord de la Tchétchénie. Le nombre de victimes serait de 54 morts et 300 blessés. Le président
séparatiste Aslan Maskhadov, accusé par les autorités russes, a condamné cet attentat.

14 mai. Un attentat suicide perpétré par une femme lors d'une fête religieuse à Khachkhan Yourt, à
l'est de Grozny, a fait 16 morts et 145 blessés. Il visait apparemment le président pro-russe A.
Kadyrov.

5 juillet. Un attentat suicide est perpétré à l'aéroport de Touchino, près de Moscou, lors d'un concert
de rock : 14 victimes.

1er août. Un kamikaze fait sauter un camion bourré d'explosifs dans l'enceinte d'un hôpital militaire
de Mozdok (Ossétie du Nord), non loin de la frontière tchétchène : 50 morts.

5 septembre. Le Parlement de la république autoproclamée d'Itchkérie (Tchétchénie) aurait destitué


par décret le président Aslan Maskhadov en raison de ses actions "qui ont conduit à la ruine du pays",

100
en particulier l'instauration de la charia, "contraire à la Constitution d'Itchkérie" ; certains
observateurs mettent en doute la réalité de cette décision. En outre, la déclaration du conseiller du
Président Poutine aux affaires tchétchènes, Sergueï Iastrjemski ajoute à la complexité de la situation :
il se félicite pratiquement de la décision d'un parlement qui n'est pas reconnu comme tel par les
autorités russes.

11 septembre. Tous les candidats à l'élection présidentielle de Tchétchénie, fixée au 5 octobre, se


sont désormais retirés, ce qui laisse la voie libre au candidat du Kremlin A. Kadyrov et décrédibilise
encore un peu plus l'élection.

5 octobre. Election présidentielle en Tchétchénie. Son résultat ne faisait pas le moindre doute, étant
donné que tous les concurrents sérieux d'Akhmad Kadyrov, chef de l'administration pro-russe et
candidat du Kremlin, avaient été d'une façon ou d'une autre empêchés de prendre part au scrutin.
Akhmad Kadyrov a donc été élu au premier tour avec 82,5 % des suffrages, la participation étant de
81,5 %. Le président indépendantiste Aslan Maskhadov avait déclaré que cette élection était une
"farce" qui ne changerait rien à la situation en Tchétchénie. Cette même opinion se retrouve dans la
plupart des journaux russes.

2004

15 janvier. Le Président pro-russe de Tchétchénie Ahmad Kadyrov s'est rendu en Arabie saoudite à
l'invitation du prince héritier Abdallah. Il était accompagné de plusieurs de ses ministres et d'hommes
d'affaires. Jusqu'à présent, l'Arabie saoudite soutenait la frange la plus radicale des séparatistes
tchétchènes.

13 février. Zélimkhan Iandarbiev est mort au Qatar des suites d'un attentat. Il avait été Président par
intérim de la République de Tchétchénie après l'assassinat de son premier Président, Djorkhar
Doudaev, en 1996. Il avait été battu lors de l'élection présidentielle de 1997 par Aslan Maskhadov,
dont il était devenu le représentant dans les pays arabes. Il avait ensuite rompu avec celui-ci, lui
reprochant d'exclure le recours à des attentats dans la lutte pour l'indépendance. Moscou avait
demandé à plusieurs reprises son extradition au Qatar. Il était inscrit sur les listes de terroristes
d'Interpol, de l'ONU et des Etats-Unis.

8 mars. Magomed Khambiev, ministre de la Défense du gouvernement séparatiste tchétchène, s'est


rendu aux autorités pro-russes de Grozny. Selon de nombreuses sources, il y aurait été poussé par la
prise en otage de plusieurs membres de sa famille.

9 mai. Lors des célébrations de la victoire sur l'Allemagne nazie, une bombe a explosé à Grozny sous
la tribune officielle, tuant le Président pro-russe Akhmad Kadyrov, ainsi qu'un nombre indéterminé de
personnes (de 6 à 32 selon les sources) et en blessant une cinquantaine, dont le commandant en chef
des armées fédérales en Tchétchénie, le colonel général V. Baranov. La présidence par intérim est
assurée par le Premier ministre S. Abramov. L'attentat a été condamné par le Président séparatiste A.
Maskhadov.
Le 17 mai, le chef de guerre radical Chamil Bassaev a revendiqué l'attentat.

21 juin. Aux environs de 23 heures, un détachement de combattants tchétchènes d'environ 200


hommes a pris d'assaut le bâtiment du ministère de l'Intérieur de la république russe d'Ingouchie,
voisine de la Tchétchénie, tuant 36 personnes, dont des autorités de la république et en blessant 30
autres. Cette action dément une fois encore les allégations du gouvernement russe sur le retour
progressif à la normale dans le Nord Caucase.

Le 24 juin, les autorités russes ont révisé à la hausse le nombre des victimes de l'assaut lancé par les
rebelles tchétchènes à Nazran. Le nombre des morts se monte à 92. Un commando fort de 1 000
hommes, et non de 200 comme annoncé précédemment, s'est rendu maître de plusieurs bâtiments

101
administratifs, dont le ministère de l'Intérieur et d'un tronçon d'une route stratégique. Les combats ont
fait rage pendant quatre heures.

22 août. Quelques heures avant la visite surprise de Vladimir Poutine à Grozny, environ 300
combattants séparatistes ont fait irruption dans la capitale tchétchène. Le bilan des combats acharnés
qui se sont déroulés entre ceux-ci et les forces fédérales est incertain.

29 août. Alou Alkhanov, proche du défunt président Kadyrov et ancien ministre de l'Intérieur,
soutenu par le Kremlin, a été élu au poste de Président de la République avec 73,78% des voix.
Rappelons que les 25 000 militaires russes stationnés en Tchétchénie ont pris part au vote.

1er septembre. Le jour de la rentrée des classes, une prise d'otages a eu lieu dans une école de Beslan
(Ossétie du Nord). Selon un décompte effectué par des enseignants, elle a concerné 1 326 personnes,
dont un grand nombre d'enfants, bien plus donc que le chiffre officiel de 354 personnes avancé dans
un premier temps. Alors que les autorités avaient annoncé ne pas souhaiter donner l'assaut, ce dernier
a tout de même eu lieu, dans des conditions très confuses, les autorités russes indiquant qu'il avait été
provoqué par une explosion à l'intérieur du bâtiment. Le nombre officiel de victimes est de 338 morts,
dont plus de la moitié d'enfants, mais certaines sources avancent le chiffre de 700 morts. Les 26
preneurs d'otages ont été tués. Cette tuerie a provoqué une vive émotion dans le monde entier. Une
manifestation de soutien à la politique du président Poutine, très "encadrée", a eu lieu à Moscou,
pendant qu'en Ossétie même, des manifestants réclamaient la démission des autorités locales.
Vladimir Poutine lui-même a reconnu le "manque de préparation" des forces spéciales russes pour
faire face à une telle situation. Enfin, le chef des extrémistes islamistes tchétchènes Chamil Bassaev a
revendiqué le 17 septembre la prise d'otages, alors que le dirigeant séparatiste modéré Aslan
Maskhadov la condamnait.

2005

3 février. Le président indépendantiste Aslan Maskhadov et le chef de guerre radical Chamil Bassaev
appellent leurs combattants à observer une trève jusqu'au 22 février.
En dépit des protestations des autorités russes, la BBC Chanel 4 a diffusé une interview de Chamil
Bassaev dans laquelle celui-ci justifie la prise d'otages à l'école de Beslan.

24 février. Pour la première fois, la Cour européenne des droits de l'Homme condamne la Russie
pour des atteintes aux droits de l'Homme commises en Tchétchénie, condamnant à verser 136 000
euros à six Tchétchènes qui l'avaient saisie à la suite de l'assassinat de cinq membres de leurs familles
par les troupes russes en 1999-2000.

8 mars. Les agences de presse russes, reprises par l'AFP, annoncent que les forces russes ont tué le
président indépendantiste Aslan Maskhadov au cours d'un assaut dans le village de Tolstoï-Iourt.

10 mars. Akhmad Zakaev, émissaire à l'étranger d'Aslan Maskhadov, a confirmé que lors d'une
réunion de leur comité de défense, les indépendantistes avaient désigné un successeur au président
défunt. Il s'agit d'Abdoul Saïdoullaïev (également connu sous le nom de Cheikh Abdoul Khalilm),
considéré comme un proche de Maskhadov et un éminent spécialiste du droit musulman. Le chef de
guerre extrémiste Chamil Bassaev a également fait allégeance à celui-ci.

1er avril. Le Procureur général adjoint de Russie Nikolaï Schepel a déclaré, à la suite des examens
effectués sur le corps d'Aslan Maskhadov, que celui-ci avait été tué par un de ses compagnons à sa
demande, pour ne pas être capturé vivant, ce qui diverge complètement de la version officielle donnée
immédiatement après la mort du dirigeant indépendantiste. Il avait en effet été déclaré que celui-ci
était mort à la suite de l'attaque de son bunker par les forces fédérales.

102
ANNEXE 3 : CARTES

CARTE 1° La Tchétchénie, dans son environnement stratégique214.

214
http://www.ladocfrancaise.gouv.fr/dossier_actualite/tchetchenie/caucase.shtml

103
CARTE 2° Les conflits du Caucase

Centre de nombreux conflits armés internes et régionaux, le Caucase représente une région pétrolière stratégique,
traversée par les oléoducs reliant la Mer caspienne à la Mer Noire, où Moscou maintient une présence militaire.
Une multitude de familles ethno-linguistiques composent les républiques du Caucase nord.

Janvier 2000
Sources : Central Intelligence Agency Maps and publications.

So
urces : Central Intelligence Agency Maps and publications.

Le Caucase, zone de conflits

104
CARTES 3° Une mosaïque de peuples (janvier 1997)

Si au 19e siècle, l’Islam cimentait les différents peuples montagnards


du nord du Caucase, désormais le particularisme national prédomine
dans la région. A ce nationalisme s’ajoutent de nouvelles sources
d’instabilité tels que le développement de puissances militaires, la
question des frontières et la bataille pour les richesses énergétiques.

Source : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/caucasemdv1997

105
CARTE 4° Caucase : une mosaïque d’affrontements ( octobre 2000)

Sources : Nicolas Beroutchachvili et Jean Radvanyi, Atlas géopolitique du Caucase, Inalco, Paris, 1996 ;
http://www.iwpr.net/ (Institute for War and Peace, Caucasus Reporting service). http://www.psan.org/ (Post-
soviet armies newletter). http://www.cacianalyst.org (Central asia-caucasus analyst)."

106
CARTE 5° Rivalités pétrolières, incertitudes économiques
octobre 2000

Source : Energy Map of the Middle East and Caspian Sea, Petroleum Economist and Arthur Andersen, Londres,
2000.

Malgré d’importants efforts dans la modernisation de leurs infrastructures, les pays du


Caucase devront d’abord régler leurs conflits régionaux ainsi que la corruption des systèmes
économiques s’ils veulent attirer massivement les investissements étrangers.

107
CARTE 6° Les routes de transit des stupéfiants

108
ANNEXE 3

Conséquences du conflit sur les identités russes et tchétchènes

Les attentats à la bombe qui ont frappé au cœur même de la Russie, tantôt perpétrés par des
extrémistes Islamistes ou tantôt leur étant attribués, ont eu pour effet d’approfondir le gouffre
ethnico- religieux en Russie, et ont contribué de façon général à développer une « conscience
mono ethnique, mono-religieuse et mono-culturelle parmi le peuple russe »215.
Mais ce conflit a aussi amplifié la vision de l’Islam comme étant l’ « ennemi public numéro
un » de la Russie, et la perception du monde musulman comme étant la menace latente à la
sécurité du territoire.

D’un point de vue religieux, l'emploi de plus en plus croissant de l’Islam et des symboles
Islamiques par les Tchétchènes, a conduit les Russes de leur côté à recourir davantage à la
symbolique chrétienne. Il a été ainsi dit que dans certains tanks russes étaient affichées des
images religieuses, des icônes. De plus, suivant un accord conclu entre l’Eglise orthodoxe et
le Ministère de la défense, des prêtres furent envoyés sur les fronts de guerre en Tchétchénie.
Voici à ce titre un extrait d’une interview donnée par le Père Safrony, aumônier auprès des
parachutistes russes servant à la frontière tchétchéno-daghestanaise : « Notre but principal
est d’élever d’esprit de combat de l’armée, et d’expliquer aux soldats qu’ils sont en train
d’accomplir un important devoir »216. Pas dit expressément, il faut peut-être voir dans cette
notion de « devoir », la nécessite de défendre le Christianisme contre l’Islamisme. A cet
égard, aussi destructeur soit-il, le conflit en Tchétchénie a eu le mérite rapprocher l’Eglise
orthodoxe avec la branche militaire russe. Cette nouvelle proximité se traduit notamment pas
l’établissement de plus de 100 églises et chapelles sur les bases militaires russes. Selon
d’autres sources, il semblerait même que dans les académies militaires, des prêtres aient été
engagées pour instruire aux recrues les fondements de la religion orthodoxe217. Mais depuis
que l’armée russe compte parmi ses membres des musulmans, dont certains ont déjà même
combattus en Tchétchénie, la tâche s’avère plus délicate. En effet, la crainte des chefs
religieux musulmans est notamment de voir les hauts dignitaires russes créer une scission
entre les religions, afin de pouvoir placer l’orthodoxie au-dessus des autres218.

Comme après le 11 septembre aux Etats-Unis, le sentiment anti-musulman n’a pas cessé de
prendre de l’ampleur, notamment à l’égard des Tchétchènes, et cela encore plus depuis les
attaques terroristes sur le sol russe. Mais ce sentiment « raciste » à l’égard des populations
musulmanes, se distingue également vis-à-vis aux habitants de la région nord caucasienne
qui, sans être des musulmans, sont de complexion ‘foncée’, et leur sont donc assimilables par
leur physionomie (ils sont d’ailleurs grossièrement appelés « les chyornie », qui signifie
‘Noirs’219. Cette hostilité à l’égard de tous ceux dont la physionomie n'est pas slave,

215
Shireen Hunter , Islam in Russia , Center for Strategic and International Studies, M.E. Sharpe, New York,
2004.
216
Michael Gordon, «New on the Russian Frontlines : Army Chaplains », NY Times , 15 janvier 2000.
217
A. Gentleman, « Moscow Backlash of Faith Shakes Atheists: Non-Believers Fight For Rights as Power of
Church Grows in Russia », Observer, 7 janvier 2001.
218
M. Gordon, op. cit
219
Marie Jégo, « Les meurtres xénophobes se multiplient en Russie », Le Monde 21 Octobre 2004

109
transparaît dans le harcèlement presque quotidien que vivent ces « exclus » de la société. Il
peut s’agir aussi d’expulsions arbitraires par la police220 et de mauvais traitements.
De même, on remarque une montée relative des virées de commandos d’extrême-droite, qui
n’hésitent pas à s’en prendre ouvertement aux habitants du Caucase Nord, et tout
particulièrement à la diaspora tchétchène qui vit en Russie (notamment à Moscou). Selon
Valerii Solovei, si au début des années 1990 les ‘skinheads’ n’étaient composés que d’une
douzaine d’affidés, depuis 1994-1995 leur nombre ne fait que croître. Le pays compte
aujourd'hui 50 000 skinheads, essentiellement à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Le
mouvement est en plein essor, il se serait même politisé221. A titre d’exemple, on peut
illustrer ces propos par l’attaque qui eut lieu le 23 avril 2001 dans un marché de Moscou
contre des habitants d’origine nord caucasienne222. Après une série d'attaques contre des
Caucasiens et des ressortissants d'Asie centrale, les autorités russes ont pour la première fois
en mars 2004 admis officiellement l'existence, dans le pays, de « groupes de jeunes
extrémistes » et de skinheads. Les agressions racistes étaient jusqu'alors qualifiées d'actes
isolés. Selon les statistiques officielles, la Russie compte aujourd'hui 20 % de skinheads en
plus par rapport à 2001223.

Dans l’armée, les attaques racistes ont toujours existé. Mais les recrues nord caucasiennes
subissent un traitement cruel et sont souvent brutalisées par les militaires plus expérimentés.
Face à de tels traitements, ceux qui en sont victimes renvoient la faute sur la guerre en
Tchétchénie, mais aussi sur « cette vague grandissante du sentiment nationaliste russe qui a
déferlé sur l’armée et l’a emportée dans son sillage. La guerre n’a fait que susciter une
expansion du sentiment de haine pour tous les peules originaire du Caucase, une méfiance
amère à l’égard de la croyance Islamique224. » Les attentats terroristes provoqués par le
conflit tchétchène n’ont fait qu’aggraver ce nationalisme russe.

Plus inquiétant en revanche, est le fait que le recours à la violence raciste – tant dans les
propos que dans les actes- ne se limite plus dorénavant aux groupes d’extrême-droite. Il
apparaît que ce sentiment raciste et xénophobe atteint degré de tolérance de la part de la
société, qui n’a jamais été aussi important auparavant. « Les tabous sont rompus », observe
Alexei Levinson, un sociologue russe225. Il rajoute : « Les opinions racistes, qui étaient
auparavant exprimées en privé, peuvent maintenant être prononcées ouvertement sans
provoquer l’impression de dire quelque chose violant la moralité226.Le sentiment anti-
caucasien semble avoir largement remplacé l’antisémitisme. Parallèlement on observe la
montée d’un sentiment anti-arabe et anti-africain, se traduisant non seulement par des
agressions à l’encontre des ressortissants étrangers, mais aussi contre les diplomates et les

220
David Filipov, «Eyeing Chechnya, Moscow Police Wage Racist War», Boston Globe, 6 octobre 1999.
221
Valerii Solovei, « Dragon’s Teeth : A Look at Right-Wing Extremism Among Russian Youth» (en russe),
Vek, No 17, Avril 2001.
222
« Russian Skinheads Attack People From Caucasus in Moscow», RFE/RL Newsline, 23 avril 2001. Voir aussi
sur la montée de la xénophobie en Russie: Yuri Zarakhovich, « From Russia, With Hate», Time-édition
européenne, 22 avril 2002.
223
Natalie Nougayrède, « Les attaques racistes se multiplient en Russie», Le Monde, 24 mars 2004
224
Charles Beck, « Racist Violence Plagues Russian Army», Caucasus Reporting Service, Insitute For War and
Peace Reporting, No 49, 15 septembre 2000.
225
Alexei Levinson travaille pour le Russian Center for Public Opinion and Market Research ( VTSIOM)
226
Repris dans l’article de Sophie Lambroschini, « Russia : Racism Freely Expressed», RFE/RL Weekday
Magazine, 29 septembre 1999.
227
Novaïa Gazeta, 20 octobre 2004.
228
Peter Baker, «Attacks on Foreigners Rising in Russia : Frequency of Violence by Fascist Groups Alarms
Kremlin », Washington Post, 11 août 2002.
229
A. Malashenko, Xenophobia in Post-Soviet Society , Carnegie Center, Moscou, 1999.

110
membres de leur famille. Ainsi au mois d’août 2001, six demandeurs d’asile africains ont été
agressés à coups de battes de base-ball et de tessons de bouteille par une bande de
‘skinheads’. L’une des victimes de cette attaque devait mourir quelques jours plus tard des
suites de ces blessures. Le 13 octobre 2004, Wu An Tuan, 20 ans, étudiant en première année
à l'université polytechnique locale, a été tué par une quinzaine de skinheads armés de
couteaux Il s'agit du sixième meurtre de jeune étranger à Saint-Pétersbourg depuis un an227.
Ces faits d’ailleurs sont la cause d’un réel embarras pour les autorités russes228. Les plus
extrémistes de ces ‘skinheads’ sont aussi hostiles aux caucasiens de confession chrétienne,
par exemple les Arméniens.

Une nuance doit être cependant apportée au sujet de ces attaques xénophobes en Russie. S’il
est indéniable que la guerre de Tchétchénie a contribué pour beaucoup dans l’exacerbation de
ces sentiments de haine vis-à-vis des ‘non-slaves, l’origine de ces préjugés remonte plus loin
dans le passé. En fait, ce qui au départ ne relevait que de la simple méfiance à l’égard des
classes ethniques et religieuses, s’est transformé en haine depuis le début du conflit
tchétchène. D’après Alexei Malashenko229, cette crainte pouvait s’expliquer par la
méconnaissance ou peut-être l’antipathie ressentie à propos de leur religion, l’Islam. Leurs
tradition, culture et croyance se différenciaient des leurs. Le fait que ces peuples se trouvent
en bordure des frontières de l’Etat les isolaient sans doute de la population plus ‘centrale’. La
montée du nationaliste s’est opérée une première fois pendant la perestroïka et la chute du
régime communiste. A cette époque, une grande partie des Caucasiens migrèrent vers les
grandes villes russes. Certains d’entre eux s’impliquèrent dans la petite et grande criminalité,
ce qui donna déjà une bonne raison à la population russe de se méfier d’eux. D’après
Levinson, les frustrations éprouvées par les Russes datent aussi de leur défaite en
Afghanistan en 1979, et celle en Tchétchénie en 1996. La perte de leur statut de « super
puissance », en plus de conditions de vie assez difficiles, ont aussi participé à l’ exacerbation
du nationalisme russe.

111
ANNEXE 4

Principaux groupes de résistance islamistes

Bataillon Riyadus-Salikhin de reconnaissance et de sabotage des martyrs tchétchènes (RAS)

Organisation relativement récente dédiée à l’instauration d’une République Islamique


Indépendante de Tchétchénie. Dirigée par Chamil Bassaev, les experts estiment que ces
membres ne dépassent pas la dizaine. Parfois défini comme une unité spéciale affectée aux
opérations terroristes, parfois assimilé à l’ensemble des troupes commandées par Bassaev.
Dans ce dernier cas de figure, les effectifs estimés peuvent s’élever à plus de 600 individus. Le
RAS résulterait de la fusion de certains éléments du SPIR et l’IIPB. Depuis quelques années,
le RAS a revendiqué les attentats les plus spectaculaires commis sur le territoire de la
Fédération de Russie, dont celui de la Doubrovka.

Brigade islamique internationale de maintien de la paix (International Islamic


Peacekeeping Brigade, IIPB)

Connu sous plusieurs noms, la Brigade est une organisation purement islamiste. Crée en 1998
par Chamil Bassaev, sous le commandement direct du commandement direct Khattab.
Financée par des sympathisants saoudiens et du Golfe, elle entretient des liens étroits avec Al-
Qaida et d’autres organisations de la mouvance du djihad. Elle compterait 500 membres, dont
une quinzaine de djihadistes arabes (estimation variable). Outre ses camps d’entraînement en
Tchétchénie, elle installe des bases logistiques en Géorgie, Turquie et Azerbaïdjan. L’IIPB se
distingue par ses canaux financiers en provenance de terroristes islamistes étrangers, destinés à
financer les opérations de guérilla tchétchène. L’IIPB partagerait hommes et ressources avec le
SPIR et le RAS. Les membres de ces trois organisations ont pris part à la prise d’otages de la
Doubrovka en octobre 2002.

Régiment islamique pour les opérations spéciales ( Special Purpose Islamic Regiment, -
SPIR)

Crée par Arbi Baraev en 1996, le SPIR est le prototype des groupes islamo-mafieux qui
éclosent à la fin du premier conflit. Spécialisé dans le trafic illégal de pétrole, prises d’otages,
kidnappings et rançonnages, ce qui n’empêche pas Baraev d’être un membre actif de la
résistance et du gouvernement provisoire tchétchène. En 1998 cependant, il a été démis de ces
fonctions et placé en maison d’arrêt. Avec le début de la deuxième guerre de Tchétchénie, le
SPIR étend ses objectifs au-delà de la criminalité de droit commun, pour devenir une
organisation terroriste active dans la lutte contre le gouvernement fédéral. A cette époque,
Baraev a déjà tissé des liens avec des séparatistes tchétchènes au-delà du territoire de la
République et offre des connexions avec des intermédiaires logistiques étrangers. Après
l’assassinat d’Arbi Baraev, son neveu Movsar Soulemanov lui succède. ; Abattu à la
Doubrovka, Khamzat Tazabayev lui succède jusqu’à sa mort supposée en février 2004. Le
groupe compterait une centaine de membres spécialisés dans les attaques contre les troupes
russes et les enlèvements d’Occidentaux à fin de rançonnage. Il pourrait comprendre entre
autres, des anciens des forces spéciales soviétiques, d’où la référence « à destination
spéciale », qui désigne aussi les unités spéciales de l’Armée rouge (spetnaz).

112
ANNEXE 5

Evolution du rôle des femmes dans le conflit tchétchène

Le second conflit tchétchène diffère sur de nombreux points du premier. Cette évolution
se traduit aussi dans l’engagement des femmes dans la guerre, et leur place dans la société.

Initialement, les femmes tchétchènes tiennent dans la société une place qui s’apparente à
la celle de la femme musulmane, cantonnée aux tâches domestiques. Bien que la société
tchétchène ait connu quelques bouleversements lors de la période soviétique (accès à
l’éducation pour les femmes notamment), les tentatives d'harmonisation sociale n’ont pas
réussi à repositionner la femme au sein de la cellule familiale230.

La guerre remet en question cet état de fait en modifiant les rapports sociaux et en
redistribuant des activités autrefois du ressort exclusif des hommes. Ces derniers partis en
guerre, les femmes se voient automatiquement octroyées de nouvelles fonctions. Certaines
d’entre elles deviennent les éléments actifs de la famille, travaillent pour subvenir aux
besoins de la famille. Elles font principalement du commerce, devant parfois parcourir de
grandes distances (souvent jusqu’au Daghestan) pour aller vendre leurs marchandises sur les
marchés. Dès 1994, les femmes ont été incorporées dans des unités combattantes Elles sont
sollicitées en tant qu’infirmières, soutiens logistiques, chargées de la transmission
d’informations, mais participent aussi aux manifestations, à la recherche des personnes
disparues ou arrêtées, et aux opérations de renseignement. 231. Le choix des femmes
kamikazes comme outil opérationnel à parti de l’année 2000 s’explique par leur plus grande
capacité d’infiltration. Contrairement aux hommes systématiquement soupçonnés d’êtres des
combattants camouflés, les femmes peuvent passer plus facilement les postes de contrôle, et
sont moins soumises aux arrestations arbitraires.

Peu à peu les hommes ont cessé de participer aux attentats d’infiltration, ce qui accroît la
pression exercée sur les femmes par les autorités militaires russes. Les femmes sont
désormais victimes des mêmes exactions que les hommes232, en particulier depuis la prise
d’otages de Doubrovka. En juillet 2003, une opération « Fatima » (voir encadré ci-dessous) a
ainsi été lancée, visant à neutraliser les femmes kamikazes potentielles. Elle concernait
surtout les femmes portant le voile, susceptibles d’appartenir aux groupes islamistes. Ces
« chahidki en puissance » comme les nomme Alou Alkhanov, président de la république
d’Ichkérie, sont une menace croissante pour les soldats russes, qui doivent absolument les
surveiller233.

230
Anna Politkovskaya, Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet, Paris, 2003.
231
Aurélie Campana, « Les nouvelles Amazones tchétchènes : l’engagement extrême des femmes dans le
deuxième conflit russo-tchétchène», http://www2.unil.ch/liege/actus/pdf/GMCampana.pdf
232
Natalie Nougaryède, « En Tchétchénie, les forces russes et les milices multiplient les exactions envers les
femmes », Le Monde, 27 octobre 2004.
233
Cité par Itar-Tass, 2 février 2004.

113

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