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Edgar Morin et le paradigme de la

complexité

Edgar Morin, né en 1921, est un philosophe français qui analyse la


pensée scientifique pour en donner une interprétation capable à la
fois de respecter la spécificité de chaque champ du savoir, tout en
cherchant à préserver le lien entre toutes les disciplines allant de la
philosophie à la physique, en passant par la sociologie, la biologie ou
la psychologie. Son idée de complexité correspond à ce projet
d'interprétation des différents savoirs en vue de préserver
l'autonomie de chaque discipline tout en mettant en lumière leur
interdépendance essentielle.
Pour définir la notion de complexité, il faut prendre en compte la
dimension contradictoire des phénomènes qui sont étudiés par les
sciences. Pour le dire vite, la pensée complexe est la pensée qui va
accepter la complexité, c'est-à-dire la contradiction. La complexité
n'est pas un refus de la simplicité, mais une ouverture sur
l'inconcevable. En ce sens, la complexité de Morin est le « principe
de la pensée qui considère le monde et non pas (…) le principe
révélateur de l'essence du monde », (Introduction à la pensée
complexe, p. 138).
La complexité est tout à la fois un défi, une simplification relative et
une relation. Elle est tout d'abord un défi, parce qu'elle n'a pas pour
objectif de donner une définition du réel, mais de trouver le bon
angle pour l'étudier, c'est-à-dire en intégrant la complication,
l'incertitude et la contradiction. Elle est ensuite une simplification
relative, car elle ne consiste pas à simplifier le réel pour en livrer les
composants ultimes, mais à prendre conscience que la réduction
n'amène pas à la vérité. La réduction est un outil pour accéder au
réel et non le réel lui-même. La complexité est « l'union de la
simplicité et la complexité » (p. 135). Enfin, la complexité est la
liaison entre le simple et le complexe : entre le monde réel et le
monde des apparences, il y a des liens qui composent la complexité
et qu'il s'agit aussi de prendre en compte.
Pour comprendre ce dernier aspect, on peut rappeler l'étymologie
latine du mot complexe. « Qu'est-ce que la complexité ? Au premier
abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé
ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés :
elle pose le paradoxe de l'un et du multiple » (p. 21). L'image qui
sied le mieux à la complexité est celle du tissu. Edgar Morin prend
l'exemple de « la tapisserie contemporaine » (p. 113) qui comporte
des fils de différentes matières et de différentes couleurs. Connaître
cette tapisserie ne se résume à connaître la somme des lois et des
principes qui concernent chaque type de fil. Non seulement cette
somme est insuffisante pour comprendre la réalité nouvelle de cette
composition en tant que tissu, mais en plus elle ne donne aucune
connaissance de sa forme ou de sa configuration. On touche là au
problème bien connu des philosophes de l'un et du multiple : la
tapisserie est une, elle a une qualité particulière, les fils sont
multiples et ont des qualités qui leur sont propres. Comment donc
connaître la tapisserie dans sa complexité ? Selon Morin, saisir la
complexité d'un phénomène se fait en trois étapes paradoxales : la
tapisserie est plus que la somme des fils qui la constituent (elle a de
nouvelles propriétés), mais la tapisserie est aussi moins que la
somme des fils qui la constituent (du mélange des fils, elle perd
certaines de leur qualité), donc la tapisserie est à la fois plus et
moins que la somme des fils qui la constituent (l'étape ultime de la
complexité consiste à prendre conscience qu'il existe une
contradiction interne à la tapisserie).
Cet exemple de la tapisserie contemporaine montre que la
complexité, sous un second abord apparaît comme le lieu de
l'incertain, de l'indécidable, du fouillis. « Au second abord, la
complexité est effectivement le tissu d'événements, actions,
interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent
notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente
avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre,
de l'ambiguïté, de l'incertitude... » (p. 21). Comprise sous cette
forme, la complexité peut entraîner un aveuglement de l'intelligence
: la découpe strite du réel en domaines étanches, en disciplines
imperméables, aboutit à un « obcurantisme accru » (p. 20) qui
produit des spécialistes ignares et des doctrines obtuses prétendant
monopoliser la scientificité (Morin donne comme exemple le
marxisme althusserien ou l'éconocratisme libéral).
Il existe deux manières logiques de réagir face à la complexité, deux
paradigmes : le paradigme de complexité et le paradigme de
simplicité. Pour Morin, « un paradigme est un type de relation
logique (inclusion, conjonction, disjonction, exclusion) entre un
certain nombre de notions ou catégories maîtresses » (p. 147). Un
paradigme privilégie certaines relations logiques au détriment
d'autres : ainsi il contrôle la logique d'un discours.
Morin montre qu'il existe un paradigme de simplicité qui « met de
l'ordre » et « chasse le désordre » (p. 79). Il consiste à mettre
l'accent tantôt sur l'un, tantôt sur le multiple, il sépare ou unit, mais
ne se donne pas les moyens de penser ensemble le séparé en tant
que séparé. La peur du désordre conduit à la rationalisation, c'est-à-
dire « à vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent » et à
mettre de côté « tout ce qui dans la réalité, contredit ce système »
(p. 94). Clarifier, distinguer, hiérarchiser, c'est sélectionner les
éléments d'ordre et de certitude, c'est « remettre de l'ordre dans les
phénomènes en refoulant le désordre » (p. 21), c'est écarter
l'incertain.
« De telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de
rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus
» (p. 21) ajoute Morin. C'est pourquoi, il propose de prendre comme
paradigme, celui de la complexité. Alors que les principes logiques
du paradigme de la simplicité sont la disjonction et la réduction, il
propose de les substituer aux principes de distinction, de
conjonction et d'implication. Il s'agit non plus seulement de
disjoindre la cause de l'effet, mais de montrer comment l'effet
revient sur la cause et par rétroaction, produit ce qui le produit.
L'enjeu est donc de distinguer et de joindre en même temps, dans
une même opération : ainsi « vous allez joindre l'Un et le Multiple,
vous allez les unir, mais l'Un ne se dissoudra pas dans le Multiple
et le Multiple fera quand même partie de l'Un » (p. 104).
En conclusion, la complexité est un va-et-vient, un mouvement de
navette entre les parties singulières d'un tout et le tout singulier des
parties, « c'est l'union de la simplicité et de la complexité » (p. 135).
Mais encore une fois, il s'agit d'une « tâche culturelle, historique,
profonde et multiple » (p. 104) : c'est un défi épistémologique qui
invite le scientifique à se méfier de son « attention sélective » (p.
95). Il ne s'agit pas d'une méfiance vis-à-vis de la rationalité, c'est-à-
dire vis-à-vis de ce dialogue entre les structures logiques de notre
esprit et le monde réel, mais d'une méfiance de la réduction du réel
aux structures logiques de l'esprit. Le paradigme de la complexité
est une invitation à ne se laisser fasciner ni par le système ou la
totalité, ni par le chaos ou le particulier, mais à concevoir « la
tragédie de la pensée condamnée à affronter des contradictions
sans jamais pouvoir les liquider » (p. 128). Cette tension tragique
est la condition d'un dépassement des contradictions, mais
contrairement à l'aufhebung hégélienne, d'un dépassement sans
suppression des contraires. Morin prône en effet un dépassement
par changement de niveau, par arrivée à un « méta-niveau » (p.
129) qui comporte lui aussi sa propre tension tragique, mais qui ne
supprime pas les antagonismes.
Publié par Nicolas Rouillot à 14:28:00, en ligne : http://philocite.blogspot.com/2009/06/edgar-morin-et-
le-paradigme-de-la.html

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