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Frontières

Le deuil dans la littérature


Hélène Reboul

Deuil, blessure vive Article abstract


Volume 16, Number 2, Spring 2004 A number of authors have used their pen to help their grieving after the loss of
someone close. Among these are some well-known authors like Simone de
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1074112ar Beauvoir and Jean-Paul Sartre; there are still others who, while less
DOI: https://doi.org/10.7202/1074112ar well-known, their writings are not without interest: Anne Philipe or Michel
Ragon. Insofar as their efforts to trace, with their unique sensibilities and
literary licence, life bereft of a close one, these writings constitute
See table of contents
autobiographies. These writings, often known as Memoirs, can help with our
mourning of previous decades. The author engages in this process not only
through her selection of texts but also through her selection of events told
Publisher(s) through these texts.
Université du Québec à Montréal

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1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Reboul, H. (2004). Le deuil dans la littérature. Frontières, 16(2), 28–32.
https://doi.org/10.7202/1074112ar

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A R T I C L E

LE DEUIL
DANS LA
LITTÉRATURE
Résumé
Plusieurs écrivains se sont servis de leur
plume pour engager un travail de deuil
à la suite du décès d’un proche. Parmi
ceux-ci des auteurs très connus, tels que
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre et
d’autres qui le sont moins mais dont l’écrit
présente un intérêt non négligeable :
Anne Philipe ou Michel Ragon. Dans la
mesure où la démarche de ces écrivains,
réalisée avec leur sensibilité propre et une
certaine liberté d’expression, retrace le
vécu avec la personne disparue, ces écrits du deuil qui aide à s’éloigner d’elle tout en
constituent des autobiographies. Celles-ci Hélène Reboul, mesurant ce qui a été vécu avec elle. Les
sous le terme de Mémoires contribuent professeure émérite et fondatrice de l’enseignement
en gérontologie à l’Université de Lyon II. écrivains ont eu recours à ce procédé ; ainsi
également à faire le deuil des décennies
la littérature nous fournit-elle un certain
passées. Parallèlement, l’auteur de l’ar-
ticle s’engage dans une démarche simi- On dit de tout roman qu’il est plus ou nombre d’exemples qui ne sont pas dénués
laire grâce au choix des ouvrages et à moins autobiographique ; on pourrait élar- d’intérêt. Cependant, il paraît nécessaire de
l’intérieur de ceux-ci des circonstances gir cette idée reçue à un certain nombre distinguer des ouvrages écrits par des
relatées. d’écrits autres. C’est ce que je ferai ici. Peut- femmes et d’autres écrits par des hommes,
être qu’en avançant dans la vie on serait chaque sexe manifestant sa sensibilité
Mots clés : deuil – littérature – mémoires –
plus tenté par cette démarche. N’est-ce pas différemment sans parler de la personna-
autobiographie.
déjà engager une forme de deuil ? lité propre. L’écriture donne aussi une
certaine liberté.
Abstract
A number of authors have used their pen
LE DEUIL
to help their grieving after the loss of Je suis de la génération qui a vu le deuil LA LITTÉRATURE
someone close. Among these are some dans sa dimension sociale : le port d’habits Cette dimension m’intéresse tout parti-
well-known authors like Simone de noirs indiquant la perte d’un proche et pour culièrement parce que j’en ai fait un usage
Beauvoir and Jean-Paul Sartre; there are ce faire la pancarte située à la vitrine du abondant dans le cadre de mon enseigne-
still others who, while less well-known, teinturier « Deuil en 24 heures ». ment universitaire. Cela est survenu à partir
their writings are not without interest: Habitant à proximité d’une entreprise de du moment où l’université française a
Anne Philipe or Michel Ragon. Insofar as pompes funèbres, enfant j’admirais la livrée accueilli en son sein des professionnels pour
their efforts to trace, with their unique noire dont étaient revêtus les chevaux tirant se former alors qu’ils ne détenaient pas de
sensibilities and literary licence, life bereft
un corbillard noir décoré de plumeaux situés diplômes supérieurs, ni parfois le bacca-
of a close one, these writings constitute
autobiographies. These writings, often aux quatre coins. Quotidiennement, je les lauréat ; cela survenait après mai 1968
known as Memoirs, can help with our voyais défiler au sortir de la morgue de l’éta- et de manière plus concrète avec la Loi
mourning of previous decades. The blissement hospitalier Cochin à Paris. de 1971 sur la formation continue et
author engages in this process not only Dire que pour autant la mort n’était pas l’éducation permanente. Face à leur désir
through her selection of texts but also redoutée ; ces signes visibles remplaçaient- d’apprendre, il ne convenait pas, à mon
through her selection of events told ils la parole ? Ce qui est certain, c’est qu’il sens, de les décourager notamment avec des
through these texts. ne serait jamais venu à l’esprit de qui que ouvrages théoriques auxquels ils n’avaient
Keywords: grieving – literature – ce soit à cette époque d’engager, du fait de pas recours habituellement et aussi fallait-
memoirs – autobiographies. cette circonstance, une thérapie. Les deuils il faire le pari que par ce biais ils s’adon-
pathologiques pouvaient faire florès ! neraient plus facilement à la lecture.
La chambre du mort restait le plus Dans le cadre de mon enseignement de
souvent en l’état ; c’était une manière de gérontologie psychologique et sociale, du
maintenir sa présence sans y toucher ; cela D.U.G.S. (Diplôme d’université de géron-
se pratique encore de nos jours… On n’en tologie sociale créé en 1975), j’ai proposé
parlait pas et c’était ainsi malgré tout ne que chaque étudiant au cours de la première
pas oublier le défunt. On remarquera que année lise cinq romans traitant du vieillis-
quel que soit le sexe de la personne morte sement, de la vieillesse et de la mort. En
la dimension neutre devient normale ! outre, je demandais de faire des investiga-
Écrire à propos de la mort d’une per- tions sur l’auteur et sur les circonstances
sonne proche favorise le travail psychique qui l’avaient conduit à écrire cet ouvrage.

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004 28


Puis, il convenait d’établir des parallèles elle a l’âge de mourir, c’étaient des De tels propos tenus il y a près de
entre les situations décrites dans le livre mots vides, comme tant de mots. quarante ans demeurent aujourd’hui d’une
et des exemples personnels et / ou profes- Pour la première fois, j’apercevais actualité cuisante après, entre autres, les
sionnels. Enfin, la validation se réalisait en en elle un cadavre en sursis (p. 26). effets de la canicule en France au cours
groupe avec ceux qui avaient lu le même de l’été 2003 !
Impensable jusqu’alors pour elle d’envisa-
écrit. Cela permettait alors à chacun de Par ailleurs, la prise de conscience faite
ger que celle qui donne la vie soit destinée
découvrir qu’à partir d’un même livre on par Simone de Beauvoir à l’occasion du
à la mort !
pouvait faire une lecture différente et ceci décès de sa mère la touche d’autant plus
Et puis, les détails ne manqueront pas
en fonction de sa propre personnalité et que le « paratonnerre par rapport à la
sur le corps décharné de sa mère ; d’une
de son histoire familiale. Cette manière de mort » que constituait cette dernière dispa-
fracture osseuse pour laquelle elle était hos-
pratiquer pouvait aussi donner aux autres raissait et la mettait à découvert. Mais, à
pitalisée, on découvre après coup un cancer
étudiants le désir de lire les livres ainsi l’époque, Jean-Paul Sartre était vivant et,
qui n’avait pas été diagnostiqué en temps
présentés. durant l’accompagnement de sa mère, elle
voulu ! Cette atteinte gravissime contribue
Ce constat devait ultérieurement faire trouvait un soutien auprès de lui.
à transformer l’image qu’elle avait de sa
comprendre, par rapport à des paroles dites, À son tour, la mort a emporté le grand
mère auparavant.
qu’on n’en retienne pas les mêmes données homme. Elle écrit alors La cérémonie des
Autre passage intéressant mentionnant
que l’on pourrait interpréter différemment. adieux qui date de 1981. À l’époque,
la difficulté de parler de sa mort avec une
Deux auteurs ont principalement éveillé Simone de Beauvoir a 73 ans. L’ouvrage est
personne en période terminale et qui ne s’en
mon intérêt, Simone de Beauvoir et Jean- dédicacé : « À ceux qui ont aimé Sartre,
rend pas compte ; le malaise cache souvent
Paul Sartre, mais d’autres prendront rang l’aiment, l’aimeront » (p. 9).
le mensonge. En effet, un jeune jésuite vient
également. Avec ce titre, apparemment bien appro-
lui rendre visite :
On verra selon les ouvrages que le deuil prié pour la mort de Sartre, elle citait
réalisé par l’écrit ne concerne pas obliga- Charles Cordonnier n’est resté que de fait une phrase qu’il avait prononcée
toirement des pertes semblables. cinq minutes. Il a parlé des déjeuners lorsque Sylvie, la fille adoptée de Simone,
auxquels chaque semaine son père était venue la chercher pour partir toutes
invitait maman : « Je compte bien vous les deux en vacances ! Utilisant cette
QUELQUES EXEMPLES
revoir boulevard Raspail un de ces phrase, elle le rend encore présent ! Il
Simone de Beauvoir que certains ont
jeudis. » Elle l’a regardé, incrédule et faut savoir aussi que son compagnon est
appelé « la grande sartreuse… » parce que
navrée : « Tu penses que j’y retour- mort en milieu hospitalier et qu’à ce
compagne de Jean-Paul Sartre, écrivain
nerai ? » Jamais encore je n’avais vu moment-là elle s’est glissée dans le lit ;
féministe, existentialiste et humaniste selon
sur son visage un tel air de malheur : étant donné la contamination possible par
les qualificatifs couramment indiqués la
ce jour-là, elle a deviné qu’elle était le staphylocoque doré, le personnel lui a
concernant, a écrit un ouvrage dont le titre
perdue (p. 95). demandé de se mettre sur les couvertures.
est en prise directe avec la mort : Une mort
La séparation était difficile. Mais restant
très douce, celle de sa mère qui fut « douce »
C’est à partir de ce moment qu’elle fera des de manière si proche de lui, elle devait
grâce à l’accompagnement constant par ses
cauchemars avec la notion de chute dans prendre conscience du froid qui s’installait
deux filles tout au long de son hospitalisa-
un trou et de draps bleus… Elle aurait dans ce corps.
tion. Ouvrage publié en 1964. L’auteure
convenu à ce moment-là d’aider sa mère à La Préface explicite ce que représente
avait 56 ans à la mort de sa mère. Elle relate
engager le deuil de son existence pour ce livre par rapport à Sartre : « Voici le
la maladie, l’agonie et la mort de celle-ci. Il
s’acheminer vers la fin de sa vie. À cette premier de mes livres – le seul sans doute –
faut savoir que tous les écrits de cette
époque, on préférait cacher la réalité et on que vous n’aurez pas lu avant qu’il ne soit
auteure l’ont été à partir du journal qu’elle
s’engageait dans une démarche basée imprimé. Il vous est tout entier consacré et
tenait quotidiennement. Ce qui explique les
sur le mensonge, qui était le plus souvent ne vous concerne pas » (p. 13). Et d’expli-
si nombreux détails dont elle a illustré cet
pernicieuse pour les divers interlocuteurs. quer qu’elle destine cet ouvrage aux amis
ouvrage ; il faut convenir que le fait de rester
Cette maladie qui a duré un certain de Sartre pour qu’ils puissent mieux
assise auprès d’une malade rend attentif aux
temps a permis aux deux filles de madame connaître ses dernières années. Ce faisant,
moindres faits et réactions. En même temps,
de Beauvoir de se préparer, elles, à la elle engage le deuil d’une cinquantaine
il y a un retour sur le passé vécu par ces
mort de leur mère, et cependant à la fin d’années partagées avec lui.
deux femmes dont les relations n’étaient pas
de l’ouvrage Simone écrit : Malheureusement, ceux qui ont admiré
des meilleures ! La mère reprochant à sa fille
Si je rencontrais une femme de l’homme, le philosophe, lui ont reproché
d’être athée, de ne pas avoir engagé sa vie
cinquante ans accablée parce qu’elle d’avoir dévoilé les misères physiques qu’il
dans les liens du mariage et, par voie de
venait de perdre sa mère, je la tenais avait endurées avant de mourir : elles
conséquence, de ne pas lui avoir donné
pour une névrosée : nous sommes entachaient l’image qu’ils auraient voulu
de petits-enfants qui l’auraient prolongée…
tous mortels1 ; à quatre-vingts ans garder de lui ! Et alors, pour ces derniers
Après avoir repris le déroulement de
on est bien assez vieux pour faire quel deuil possible ?
l’existence de sa mère de manière à la situer
un mort… Pour nous qui lisons cet ouvrage appa-
pour le lecteur et entrepris le récit de la
raît la qualité de présence et d’attention que
maladie qui la conduirait à la mort, Simone
Simone de Beauvoir lui a manifestée et rend
de Beauvoir découvre : Mais non. On ne meurt pas d’être né,
compte de l’importance du lien qui les
ni d’avoir vécu, ni de vieillesse. On
Pour moi, ma mère avait toujours unissait depuis si longtemps.
meurt de quelque chose (p. 156-157).
existé et je n’avais jamais sérieusement L’attachement à sa mère diffère bien de
pensé que je la verrais disparaître Et de conclure : « Il n’y a pas de mort natu- celui qu’elle manifesta pour Sartre ; mais,
un jour, bientôt. Sa fin se situait, relle : rien de ce qui arrive à l’homme n’est dans les deux cas, l’ouvrage rédigé a facilité
comme sa naissance, dans un temps jamais naturel puisque sa présence met le le processus d’acceptation de la dispa-
mythique. Quand je me disais : monde en question. » rition de chacun d’eux en reprenant les

29 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004


événements vécus ensemble, tout au long mais c’est autour de certains thèmes domaines qui l’ont fait connaître à savoir
de la vie avec Sartre et au cours de la que j’organiserai mes souvenirs (p. 10). les arts, l’histoire notamment, cette dernière
maladie avec sa mère. sous forme de romans ; mais il a également
Glissant vers la fin de sa vie signifie que
Une autre forme d’écrit que Simone de écrit un ouvrage sur sa mère après la mort
ses écrits précédents l’ont aidée à réaliser un
Beauvoir a utilisé concerne son passé et sa de celle-ci. Il s’agit de Michel Ragon, origi-
certain deuil de son existence passée. Dans
vie relationnelle très riche, à savoir les naire de l’Ouest de la France, de la Vendée
l’ouvrage écrit par Chantal Moubachir
Mémoires, qui constituent la reprise du plus précisément, mais résidant à Paris. Cet
sur Simone de Beauvoir, publié en 1972
déroulement de son existence. Pour nous, ouvrage s’intitule L’accent de ma mère. Il
également, elle rend compte d’une parole
ils constituent une source incommensu- fut publié en 1980, l’année qui a suivi le
de celle-ci :
rable d’informations sur elle, sur Sartre, éga- décès de celle qui lui a donné le jour ; il a
lement sur leurs amis et sur l’histoire Moi, l’évidence de mon vieillissement 56 ans. Il s’agit donc de l’accent vendéen
collective ainsi traversée tout au long de ces m’a frappée entre 1958 et 1962. [C’est puisque lui et sa mère sont nés à Fontenay-
années. le temps où elle inaugure la série des le-Comte. Veuve d’un militaire alors que
Il est à noter que le mot « Mémoires », Mémoires.] Écœurée par les crimes qui lui a 8 ans, elle partira avec son fils à
terme utilisé qui concerne cette forme litté- se commettaient au nom de la France, Nantes, cette ville qui pour elle sera son
raire, prend une majuscule. Est-ce une je me suis retournée avec nostalgie nouveau point d’ancrage.
manière de magnifier la personne qui a vers mon passé et j’ai réalisé que, sur Il « montera » à Paris à 21 ans. Lui et sa
recours à cette écriture, ainsi que la vie beaucoup de plans, il me fallait lui dire mère ont en commun l’amour de la lecture ;
qu’elle a menée et dont elle rend compte un définitif adieu (p. 186). pour elle, c’est un moyen de s’échapper de
parfois avec beaucoup de courage ? Est-ce Ainsi confirme-t-elle que le processus de la réalité difficile au gré des emplois et, par
la reconnaissance de ce parcours ? Jusqu’à deuil est réellement en cours de réalisation. la suite, des maisons de retraite où elle
présent, je n’ai pas trouvé d’explication plau- Il est intéressant de noter que Francis demande asile en hiver, la lecture alimen-
sible ni de personne pouvant m’instruire à Jeanson, un des biographes de Sartre, ait tant ses rêves. Pour lui, la lecture constitue
ce sujet ! dans son ouvrage Simone de Beauvoir ou une ouverture, un moyen de se cultiver : il
Ces ouvrages sont au nombre de quatre : l’entreprise de vivre (1966) utilisé l’expres- est connu comme étant autodidacte.
trois sont bien connus et le dernier beau- sion « tous comptes faits » quand il évoque Tant que Michel Ragon a vécu à Nantes
coup moins. Mémoires d’une jeune-fille le premier livre des Mémoires « cette il ne percevait pas l’accent vendéen. C’est
rangée (1958), La Force de l’âge (1960), La œuvre est d’abord pour moi une aventure après un grand nombre d’années passées à
Force des choses (1963), Tout compte fait personnelle » (p. 11). Paris au cours desquelles il a vraisembla-
(1972). Du premier écrit, on peut noter qu’il Ces thèmes mentionnés concernent, entre blement perdu cet accent qu’un jour étant
paraît quand Simone de Beauvoir a 50 ans autres, les événements politiques, puisque au téléphone avec sa mère, il perçoit sa
(elle est née en 1908). Ce chiffre synthétise l’on sait que Sartre et elle étaient très enga- manière de parler liée à son terroir. Il
le milieu de la vie dont la prise de cons- gés. Bien évidemment, elle parle de ceux qui mesure alors la distance existant entre eux
cience incite à établir le bilan de ce qui a ont été proches ; elle rend compte de dépla- deux : il ne se rappelait plus cette sonorité
été vécu jusqu’alors ; il présente un certain cements, etc. Mais l’ensemble est abordé de sa voix, qui lui paraît alors quelque peu
aspect attractif pour les esprits cartésiens. avec plus de distance et de profondeur que étrange : « Cet accent traînant de l’Ouest,
Cette démarche est plus familière aux dans les volumes précédents qui ressem- cet accent paysan qui lui fait la voix grasse,
femmes qu’aux hommes comme les blaient davantage à une chronique. Et de fait, comme imprégnée de terre humide. » C’est
recherches menées avec mes étudiants nous ce dernier ouvrage qu’elle n’était pas loin de Henri Quéffelec qui relève cette phrase si
l’avaient fait découvrir. considérer comme tel (il y eut seulement parlante pour lui dans l’article qu’il dédie à
Cet ouvrage inaugure une série puisque après La Cérémonie des Adieux) pouvait cet ouvrage, article situé dans un magni-
le suivant survient deux ans après et le induire une remise en question du lecteur. fique livre consacré à Michel Ragon. Et de
suivant trois ans encore après. Alors que, Est-ce que cela aurait contribué à moins remarquer que cet écrit agit comme un
pour le quatrième, il y aura quasiment une susciter l’intérêt du lecteur ? révélateur d’un aspect ignoré de son histoire
décennie qui suivra. Mais, entre-temps, est Ainsi donc cette succession d’ouvrages et de sa personnalité.
paru le gros volume sur La Vieillesse (1970) de Simone de Beauvoir cités ici montre que Ce décalage fait prendre alors conscience
pour lequel on lui aurait reproché de ne pas l’écrivain peut, par des écrits dont la forme à l’auteur de la différence de culture sur-
avoir parlé de sa propre vieillesse. Elle recon- diffère quelque peu, les utiliser à une fin venue entre lui et sa mère : la culture
naît que dix ans ont passé avec d’autres évé- semblable, à savoir celle d’engager un tra- paysanne qui fut la sienne à l’origine et qui
nements. Cependant, elle s’approche des vail de deuil. Il est évident que pour toute est restée celle de sa mère et la culture
65 ans qui, à l’époque, marquent déjà une personne la mise par écrit de ses mémoires citadine de Paris adoptée par lui. Alors
avancée certaine dans le vieillissement et confère aux lecteurs une image de soi que apparaît le chemin qu’il a parcouru.
modifie son attitude par rapport aux auto- l’on souhaite laisser aux siens comme à ses Il accompagnera sa mère alors en
biographies précédentes pour lesquelles elle contemporains. Cependant, cette démarche maison de retraite jusqu’à sa mort ; il lui
a respecté l’ordre chronologique. provoque obligatoirement une relecture cachera la gravité de son état : elle est
Après avoir donné ces explications, elle de son existence, démarche dont on atteinte d’un cancer. Il la protège ainsi
termine ainsi le Prologue de Tout compte devient le premier bénéficiaire. Les divers comme si elle était devenue une petite fille
fait : ouvrages cités ici destinés à évoquer une et lui l’adulte. De nouveau, c’est la mort de
Je n’ai plus l’impression de me diriger personne défunte jouent pour l’écrivain un l’être cher qui provoque la mise à l’écrit.
vers un but mais seulement de glisser rôle similaire à celui des Mémoires Ici le titre de l’ouvrage indique une spécifi-
inéluctablement vers ma tombe. Alors cité que la disparition de la mère fait émer-
il ne m’est plus nécessaire de prendre AUTRES EXEMPLES ger, l’aidant, lui, à prendre conscience de
pour fil conducteur le déroulement du Comme je l’indiquais au début de cet la distance qui s’était instaurée entre elle et
temps ; dans une certaine mesure je écrit, la référence suivante émane d’un lui, chacun vivant dans deux univers si
tiendrai compte de la chronologie ; écrivain dont les écrits ont concerné divers différents, voire presque opposés. De fait, elle

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004 30


René Derouin, Installation Migrations. Photo : René Derouin.
lui écrivait toutes les semaines ; ce qui lui futur dont tu es absent ? » tout en avouant J’ai toujours gardé en mémoire ce pas-
permettait une forme de mutisme sonore… « Jusque là je n’avais jamais été intéressée par sage. Je le citais dans mes interventions,
On peut rappeler que Françoise Xénakis, la mort. Je ne comptais pas avec elle. Seule partant du fait que, par la manière dont on
écrivain et critique littéraire, considère cet la vie importait. La mort ? Un rendez-vous parle de la mort avec les enfants en répon-
ouvrage comme un bouleversant livre inéluctable et éternellement manqué puisque dant à leur demande, on arrive à atténuer
d’amour. L’avis de cette femme constitue un sa présence signifie notre absence » (p. 12). l’angoisse que peut générer cet événement
compliment de grande valeur. C’est donc à partir de là qu’elle entre- et les aider à engager le deuil de cette
Un autre ouvrage, cette fois-ci écrit par prend ce chemin réalisé et poursuivi. Les personne qui est partie.
une femme, concerne le deuil du mari. Le pages suivantes sont émaillées de souvenirs Après une multitude de détails, plus
temps d’un soupir (1963) d’Anne Philipe, de la vie partagée avec lui. « Le bonheur touchants les uns que les autres qui font de
la veuve du célèbre acteur Gérard Philipe. nous pénétrait comme une odeur, nous ce livre, petit par son volume mais grand
Cet ouvrage très émouvant constitue « une l’oubliions parfois tant nous étions privi- par sa qualité d’humanité, elle le termine
méditation sur l’amour et sur la mort » tel légiés » (p. 94). Mais ce couple avait deux en se laissant aller à rêver : elle souhaite sa
qu’il est présenté sur la jaquette du livre. enfants auxquels il faut annoncer l’irrémé- présence ; mais la réalité est là. Elle clôt
Anne Philipe était ethnologue, aussi son diable. l’ouvrage ainsi « Je veux me sauver, non me
métier l’a-t-il rendue sensible à des détails Quand je lisais ce livre, à l’époque j’avais délivrer de toi » (p. 143). Telle est la dernière
de la vie courante aussi bien qu’aux pay- déjà mes cinq enfants, et le passage où elle phrase.
sages. Cet écrit est provoqué par la mort de relate l’échange avec ses propres enfants me Cette pensée magistrale montre qu’à
son mari à la suite d’un cancer qui a donné marqua profondément. L’identification à travers l’écrit elle a entamé le travail du
lieu à une intervention chirurgicale sans Anne Philipe se faisait naturellement. deuil et qu’elle a saisi l’importance de la
espoir. Il est mort à leur domicile. « […] J’admirais la manière dont elle s’y était prise. démarche.
de souvenir en souvenir, je glisse, en tour- « J’essayais de te lier à la vie. Il s’est trans- À la mort de sa mère, Anne Philipe écri-
nant la tête vers l’oreiller que je continue formé, disais-je, il est devenu deux arbres vit un autre ouvrage : Je l’entends respirer
à poser chaque soir à ma droite, à la et des fleurs ; les abeilles le butinent ; elles (1984). Elle montre une fin de vie sereine
vision de ton visage mort… au moment où font du miel et nous mangeons du miel et telle qu’elle se déroule pour bien des per-
la vie te quitta » (p. 9). Dès la première comme cela tout recommence. » Ainsi, elle sonnes vieillies vivant à leur domicile et
page, l’auteure évoque la fin de vie de son dépassait l’immobilisme de la mort fournis- dont la vieillesse se passe remplie par la
époux. sant à ses enfants un support dynamique. lecture, par la musique… et la pensée pour
Elle décrit les heures qui ont suivi au Elle relate alors la réaction de chacun d’eux les autres, « une solitude peuplée » comme
cours desquelles elle demeura auprès de lui, « Beau comme il était, m’a dit l’un d’un air la décrivait Jean Guiton.
comme l’avait fait Simone de Beauvoir épanoui, il a du faire de belles fleurs ! L’autre De plus, le quotidien est vécu avec un
auprès de Sartre jusqu’au moment où elle a réfléchi, silencieux. Le lendemain, il est animal, en l’occurrence un chat. Évidem-
constata : « La mort nous séparait pour venu vers moi. En somme, quand nous ment, cette vieille femme bénéficiait d’un
l’éternité » (p. 10). Et de se poser un peu mangeons du miel, nous mangeons un peu accompagnement professionnel parant
plus loin la question « Faut-il accepter un de l’homme, m’a-t-il dit » (p. 98). aux gestes difficiles et lui permettant de

31 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004


rester dans son cadre de vie. Sa fille ne la de constater « J’ai commencé ma vie un caractère intimiste. Par contre, chez
négligeait pas non plus. comme je la finirai sans doute : au milieu Michel Ragon, le père occupe une place
Poursuivant et pour clore ces références, des livres » (p. 29). réduite et, pour Sartre, il m’apparaît en perma-
ajoutons Les Mots de Jean-Paul Sartre que À la fin de l’ouvrage, il évoque à nouveau nence en filigrane. Cette absence-présence
l’on peut percevoir comme un livre auto- sa mort : « J’ai perdu mes chances de mourir du père n’a-t-elle pas poussé ce philosophe
biographique : la reprise de vie se base à inconnu. » Quand il écrit cet ouvrage, il est à jouer le rôle de « père spirituel » ou
partir de l’absence du père mort alors que quinquagénaire. Il est vrai que, dans les de leader auprès de ses compagnons plus
l’auteur avait quelque dix-huit mois. années 1960, l’espérance de vie était moins jeunes ?
Philippe Lejeune dans Obliques consa- élevée que maintenant. Cependant, Les Quoi qu’il en soit, le travail du deuil
cré à Sartre indique dans son analyse sur Mots, censés évoquer son cheminement engagé aide à envisager l’avenir ou le
Les Mots que le philosophe avait com- qui le conduit à écrire, sont marqués par devenir. Il lui confère des bases solides, des
mencé l’écriture de ce livre dans les années l’absence du père : « Je me suis mis tout étayages psychiques.
1953-1954 ; rappelons que le premier livre entier à l’œuvre pour me sauver tout entier » Enfin, j’éclairerai d’une part l’articula-
de Mémoires de Simone de Beauvoir parut (p. 212-213). Les psychanalystes lui ont tion que Sartre a réalisé dans l’ouvrage pré-
en 1958 ! Sartre attendait aussi que sa mère dit que l’absence du père l’a privé du senté ici entre le Lire et l’Écrire et d’autre
n’ait pas à lire dans cet ouvrage ce qui les sur-moi, c’est-à-dire du cadre plus ou moins part la manière dont j’ai rendu compte des
concernait, elle et son second mari avec qui autoritaire influant sur le comportement ouvrages que j’ai cités par cette intéressante
son fils ne s’entendait pas des mieux… Mais, à partir de valeurs morales. citation de Jean Bellemin-Noel : « Qu’est-
finalement, il parut avant son décès et elle Au terme de ces rencontres marquées ce que je lis quand je lis ? Qu’est-ce que lit
l’accepta. par la mort dans le cadre de l’étude du deuil, un écrivain quand il écrit ? La réponse est
Ceci montre que ces livres autobiogra- un certain nombre de remarques s’imposent : la même : dans l’œuvre littéraire quelle
phiques, dans la mesure où ils ont trait aussi – tous ces auteurs sont des Français, qu’elle soit, qu’on la produise ou qu’on la
à la vie des personnes de l’entourage de parvenus à près de la moitié de leur consomme, on se lit d’abord soi-même »
l’auteur, induisent parfois des restrictions existence ; (p. 36).
ou des autocensures ! – je les ai choisis ayant écrit les œuvres N’est-ce pas ce que j’ai fait ici ? N’ai-je
Le début de cet écrit évoque sa mère retenues aux environs de la seconde pas fait le deuil du milieu de ma vie quand
Anne-Marie, de la lignée du docteur Albert moitié du XXe siècle, parce que ce sont je relisais ces ouvrages les citant ici ? Oui
Schweitzer. À 20 ans, elle épouse en 1904 des auteurs qui m’ont alors marquée et et encore beaucoup plus !
un officier de marine « déjà rongé par les que j’ai bien étudiés.
fièvres de Cochinchine ». Ils ont rapidement Pour ce travail de présentation des
un enfant, Jean-Paul. Elle soigne avec œuvres et leur analyse, je me suis appuyée
dévouement l’un et l’autre. Mais la fatigue sur l’ouvrage de Jean Bellemin-Noel, Psy- Bibliographie
tarit le lait. L’enfant à neuf mois est alors chanalyse et Littérature. Pour lui, il est BEAUVOIR, Simone de (1970). Une mort très
confié à une nourrice, c’est-à-dire éloigné important « de comprendre que les œuvres douce, Paris, Presses universitaires de France,
de ses parents, ce qui nuit à sa santé. « À font partie de la littérature […] et de trouver coll. « Que sais-je ? », no 2747, 159 p.
vingt ans, sans expérience ni conseils, ma les raisons pour lesquelles ces œuvres BEAUVOIR, Simone de (1972). Tout compte
mère se déchirait entre deux moribonds » dépassent leur auteur, leur époque, leur fait, Paris, Gallimard, 516 p.
(p. 9). cercle linguistique » (p. 7). BEAUVOIR, Simone de (1981). La Cérémonie
À la mort du mari, la veuve récupère son Le thème du deuil est en quelque sorte des adieux, Paris, Gallimard, NRF, 159 p.
enfant, qui alors guérit. Sans ressource, elle fédérateur par rapport aux différentes BELLEMIN-NOEL, Jean (1978). Psycha-
se rend chez ses parents, Karl et Louise œuvres traitées ici. Les deux femmes, nalyse et littérature, Paris, Presses universi-
Schweitzer qui vivent à Meudon à proxi- Simone de Beauvoir et Anne Philippe, taires de France., coll. « Que sais-je ? », no 1752,
mité de la capitale et, en 1911, ils démé- abordent la mort de leur compagnon et de 128 p.
nagent à Paris au Quartier Latin, lui, ayant leur mère, dans un ordre différent du fait JEANSON, Francis (1966). Simone de
été enseignant. Les deux, mère et fils, des événements. Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Seuil,
demeureront chez les grands-parents encore L’identification à la mère se fait en 302 p.
quelques années. C’est le grand-père retraité fonction de la qualité des relations et des LEJEUNE, Philipe (s.d.). « L’autobiographie
qui reprenant du service assure le quotidien circonstances de la fin de vie. Pour la pre- parlée », Obliques, no spécial 18-19, p. 97-116.
et devient un substitut paternel pour son mière, Une mort très douce m’apparaît aussi MOUBACHIR, Chantal (1972). Simone de
petit-fils, lui fournissant le soubassement comme une tentative de réconciliation post Beauvoir ou le souci de différence, Paris,
intellectuel qui alimentera son devenir, lui mortem. De fait, cet ouvrage est dédié à Seghers, coll. « Philosophes de tous les temps »,
donnant aussi la possibilité de s’identifier sa sœur. Cela peut d’autant mieux se com- 191 p.
à un homme. prendre que la sœur de Simone, Poupette, PHILIPE, Anne (1963). Le temps d’un soupir,
Sa mère très grande lui apparaissait avait eu une bonne relation avec leur mère. Edit. Julliard, 115e mille, 144 p.
comme un géant, à lui qui est toujours resté Donc cet accompagnement commun a fait QUÉFFELEC, Henri (1980). L’accent de ma
petit. Il insistera beaucoup sur ce qu’a pro- ressortir la différence. Encore que Madame mère, dans Autour de Michel Ragon (1984),
duit sur lui la mort de ce père à 30 ans. Et de Beauvoir appréciait d’avoir auprès d’elle Musée des Beaux-Arts de Nantes, p. 128-134.
de constater : « J’ai laissé derrière moi un ses deux filles ensemble ; ce qu’elle n’avait SARTRE, Jean-Paul (1964). Les Mots, Paris,
jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon jamais eu auparavant. Gallimard, 216 p.
père et qui pourrait être, aujourd’hui En ce qui concerne l’écriture des
mon fils » (p. 11). Mémoires ou des ouvrages autobiogra- Note
Ce qui peut expliquer que le livre Les phiques, le récit de vie intègre d’autres 1. Rappelons qu’en 1946 elle avait publié Tous
Mots comprennent deux parties à l’appel- personnes. Cependant, pour Michel Ragon, les hommes sont mortels.
lation bien symptomatique : « Lire » pour comme pour Jean-Paul Sartre, la référence
la première, « Écrire » pour la seconde et aux géniteurs, notamment à la mère, prend

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004 32

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