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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 10–14

Confusion de langue entre les adultes et l’enfant.


Le langage de la tendresse et de la passion夽
S. Ferenczi

C’était une erreur de vouloir faire entrer de force, dans un patients commençaient à se plaindre d’états d’angoisse noc-
rapport au Congrès, le thème trop vaste de l’origine extérieure turne, et souffraient même de cauchemars pénibles ; la séance
de la formation du caractère et de la névrose. Je me contente- d’analyse dégénérait, chaque fois, en une crise d’angoisse hysté-
rai donc de présenter un court extrait de ce que j’aurais voulu rique. Ceci, bien que la symptomatologie qui semblait alarmante
en dire. Il serait peut-être utile d’indiquer d’abord comment je fût analysée d’une manière consciencieuse, ce qui apparemment
suis arrivé à poser le problème tel qu’il est formulé par le titre. convainquait et tranquillisait le patient : le résultat, qu’on espé-
Au cours de ma conférence faite à la Société viennoise de psy- rait durable, ne l’était pourtant pas et, le matin suivant, le malade
chanalyse, lors du 75e anniversaire du professeur Freud, j’ai se plaignait à nouveau d’une nuit effroyable, la séance d’analyse
parlé d’une régression dans la technique (et, en partie aussi, devenant une nouvelle répétition du trauma. Pendant un certain
dans la théorie des névroses), qui m’a été imposée par certains temps, je me consolai de cet embarras en me disant, comme de
échecs ou résultats thérapeutiques incomplets. J’entends, par- coutume, que le patient avait de trop fortes résistances ou qu’il
là, l’importance accordée récemment au facteur traumatique, si souffrait d’un refoulement dont il ne pouvait prendre conscience
injustement négligé ces derniers temps dans la pathogenèse des et se décharger que par étapes.
névroses. Le fait de ne pas approfondir suffisamment l’origine Aucune modification essentielle n’étant survenue après un
extérieure comporte un danger, celui d’avoir recours à des délai assez long, j’ai dû procéder une fois de plus à mon autocri-
explications hâtives en invoquant la prédisposition et la consti- tique. Je dressais l’oreille quand les patients m’accusaient d’être
tution. Les manifestations que je qualifierai d’impressionnantes, insensible, froid et même dur et cruel, quand ils me reprochaient
les répétitions quasi-hallucinatoires d’événements traumatiques, d’être égoïste, sans cœur et présomptueux, quand ils me criaient :
qui commençaient à s’accumuler dans ma pratique, autorisaient « Vite, aidez-moi, ne me laissez pas mourir dans la détresse. . . ».
l’espoir que, grâce à une telle abréaction, des quantités impor- Je fis mon examen de conscience pour voir si, malgré ma bonne
tantes d’affects refoulés s’imposent à la vie affective consciente volonté consciente, il n’y avait pas quelque vérité dans ces accu-
et puissent bientôt mettre fin à l’apparition des symptômes ; sations. Il faut dire que ces explosions de colère et de fureur ne
surtout quand la superstructure des affects a été suffisamment survenaient qu’exceptionnellement ; très souvent, à la fin de la
assouplie par le travail analytique. séance mes interprétations étaient acceptées par le patient avec
Malheureusement, cet espoir n’a été comblé que de façon une docilité et un empressement frappant, et même avec désarroi.
très imparfaite et même, dans plusieurs cas, je me suis trouvé Pour fugace que fût cette impression, elle me fit soupçonner que
dans un grand embarras. La répétition encouragée par l’analyse même ces patients dociles éprouvaient secrètement des pulsions
avait trop bien réussi. Sans doute pouvait-on constater une amé- de haine et de colère, et je les incitai à abandonner tout ménage-
lioration sensible de certains symptômes, mais par contre les ment à mon égard. Mais cet encouragement eut peu de succès,
la plupart refusèrent énergiquement d’accepter cette demande
excessive, bien qu’elle fût suffisamment étayée par le matériel
夽 Reprise du texte publié dans Psychanalyse 4. Œuvres complètes. Tome IV. analytique.
Paris : Payot ; 1982. p. 1925–35. Titre original : Sprachverwirrung zwischen J’arrivai peu à peu à la conviction que les patients perçoivent
den Erwachsenen und dem Kind. Die Sprache der Zärtlichkeit et Leidenschaft. avec beaucoup de finesse les souhaits, les tendances, les
Exposé fait au XIIe Congrès international de psychanalyse à Wiesbaden, sept. humeurs, les sympathies et antipathies de l’analyste, même
1932. Le titre original était : Die Leidenschaft der Envachsenen und deren Ein-
lorsque celui-ci en est totalement inconscient lui-même. Au
fluss auf Charakter-und Sexualentwicklung der Kinder (Les passions des adultes
et leur influence sur le développement du caractère et de la sexualité de l’enfant). lieu de contredire l’analyste, de l’accuser de défaillance ou
Traduction de Judith Dupont. de commettre des erreurs, les patients s’identifient à lui. C’est

0222-9617/$ – see front matter


doi:10.1016/j.neurenf.2009.11.006
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seulement à des moments exceptionnels d’excitation hysté- erreurs, pour en faire ensuite aveu au patient ; mais ce conseil
roïde – c’est-à-dire dans un état presque inconscient – que les est certainement superflu. Nous commettons de toute façon suf-
malades peuvent amasser suffisamment de courage pour pro- fisamment d’erreurs et une patiente très intelligente s’indignait,
tester. D’habitude, ils ne se permettent aucune critique à notre à juste titre, à ce sujet, en nous disant : « II aurait mieux valu que
égard ; une telle critique ne leur vient même pas à l’esprit, à vous évitiez toute erreur... votre vanité, Docteur, voudrait même
moins d’en avoir reçu de nous permission expresse ou encou- profiter de vos défaillances... ».
ragement direct. Nous devons donc non seulement apprendre à D’avoir trouvé et résolu ce problème purement technique,
deviner, à partir des associations des malades, les choses déplai- m’ouvrit accès à un matériel caché ou auquel jusqu’ici on avait
santes du passé, mais aussi nous astreindre davantage à deviner attaché bien peu d’attention. La situation analytique, cette froide
les critiques refoulées ou réprimées qui nous sont adressées. réserve, l’hypocrisie professionnelle et l’antipathie à l’égard du
C’est là que nous nous heurtons à des résistances non négli- patient qui se dissimule derrière elle et que le malade ressent
geables, non pas celles du patient, mais nos propres résistances. de tous ses membres, ne diffère pas essentiellement de l’état de
Nous devons avant tout être analysés tout à fait bien et connaî- choses qui autrefois, c’est-à-dire dans l’enfance, l’avait rendu
tre à fond tous nos traits de caractère déplaisants, extérieurs ou malade. À ce moment de la situation analytique, si nous pous-
intérieurs, afin de nous attendre à presque tout ce que les asso- sions de surcroît le malade à la reproduction du trauma, l’état de
ciations de nos patients peuvent contenir de haine et de mépris fait devenait insupportable ; il ne faut donc pas s’étonner qu’elle
cachés. n’ait pu avoir de résultat, ni meilleur, ni différent, que le trauma
Ceci nous amène au problème de savoir jusqu’où a été primitif lui-même.
l’analyse de l’analyste, problème qui prend de plus en plus Mais la capacité d’admettre nos erreurs et d’y renoncer,
d’importance. Il ne faut pas oublier que l’analyse en profon- l’autorisation des critiques, nous font gagner la confiance du
deur d’une névrose exige presque toujours plusieurs années, patient. Cette confiance est-ce quelque chose qui établit le
tandis que l’analyse didactique habituelle ne dure souvent que contraste entre le présent et un passé insupportable et trauma-
quelques mois ou un an à un an et demi, ce qui peut aboutir à togène. Ce contraste est indispensable pour que le passé soit
la situation impossible que, peu à peu, nos patients sont mieux ravivé, non pas en tant que reproduction hallucinatoire, mais
analysés que nous. Du moins ils présentent des signes d’une telle bien en tant que souvenir objectif. La critique latente exprimée
supériorité, mais sont incapables de l’exprimer verbalement. Ils par mes patients découvrait, avec acuité, les traits agressifs de ma
tombent dans une extrême soumission, manifestement à la suite thérapeutique active, l’hypocrisie professionnelle, pour forcer la
de l’incapacité ou de la peur dans laquelle ils se trouvent, de relaxation chez le patient, m’apprenant à reconnaître et à maî-
nous déplaire en nous critiquant. triser les exagérations dans les deux sens. Je ne suis pas moins
Une grande part de la critique refoulée concerne ce que l’on reconnaissant à ces patients qui m’ont appris que nous avons
pourrait appeler l’hypocrisie professionnelle. Nous accueillons beaucoup trop tendance à persévérer dans certaines construc-
poliment le patient quand il entre, nous lui demandons de nous tions théoriques et à laisser de côté des faits qui ébranleraient
faire part de ses associations, nous lui promettons, ainsi, de notre assurance et notre autorité. En tout cas, j’ai appris pour-
l’écouter attentivement et de consacrer tout notre intérêt à son quoi nous étions incapables d’agir sur les accès hystériques et
bien-être et au travail d’élucidation. En réalité, il se peut que ce qui nous a permis finalement de réussir. Je me trouvais dans
certains traits, externes et internes du patient nous soient diffi- la même situation que cette dame spirituelle qui, en présence
cilement supportables. Ou encore, nous sentons que la séance d’une de ses amies en plein état narcoleptique, ne put l’en faire
d’analyse apporte une perturbation désagréable à une préoccu- sortir, ni en la secouant, ni en criant. Elle eut soudain l’idée de
pation professionnelle plus importante, ou à une préoccupation lui parler de façon enjouée comme à un enfant : « Vas-y, mon
personnelle et intime. Là aussi je ne vois pas d’autre moyen que bébé, roule-toi par terre... » Nous parlons beaucoup en analyse
de prendre conscience de notre propre trouble et d’en parler avec de régression à l’infantile, mais manifestement nous ne croyons
le patient, de l’admettre, non seulement en tant que possibilité pas nous-mêmes à quel point nous avons raison. Nous parlons
mais aussi en tant que fait réel. beaucoup du clivage de la personnalité, mais il semble que nous
Remarquons que renoncer ainsi à « l’hypocrisie profession- n’estimons pas, à sa juste mesure, la profondeur de ce clivage.
nelle », considérée jusqu’à présent comme inévitable, au lieu Si nous gardons une attitude froide et pédagogique, même en
de blesser le patient, lui apportait, au contraire, un soulagement présence d’un patient en opisthotonos, nous brisons le tout der-
notable. La crise traumatique hystérique, si toutefois elle éclatait nier lien qui nous rattache à lui. Le patient sans connaissance est
encore, était bien plus atténuée ; il fut possible de reproduire par effectivement, dans sa transe, comme un enfant qui n’est plus
la pensée les événements tragiques du passé sans que la repro- sensible au raisonnement mais tout au plus à la bienveillance
duction amenât une nouvelle perte de l’équilibre psychique ; (Freundlichkeit) maternelle.
tout le niveau de la personnalité du patient semblait s’élever. Si cette bienveillance vient à manquer, il se trouve seul et
Qu’est-ce qui avait amené cet état de choses ? Dans la relation abandonné dans la plus profonde détresse, c’est-à-dire justement
entre le médecin et le patient, il existait un manque de sincérité, dans la même situation insupportable qui, à un certain moment,
quelque chose qui n’avait pas été formulé et le fait de s’en expli- l’a conduit au clivage psychique, et finalement à la maladie. Il
quer, en quelque sorte, déliait la langue du patient. Admettre une n’est pas étonnant que le patient ne puisse faire autrement que de
erreur valait à l’analyste la confiance du patient. On a presque répéter exactement, comme lors de l’installation de la maladie, la
l’impression qu’il serait utile à l’occasion de commettre des formation des symptômes déclenchés par commotion psychique.
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Les patients ne sont pas touchés par une expression théâtrale la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs,
de pitié, mais je dois dire seulement par une authentique sym- à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totale-
pathie. Je ne sais pas s’ils la reconnaissent au ton de notre voix, ment à l’agresseur. Par identification, disons par introjection
au choix de nos mots ou de toute autre manière. Quoi qu’il en de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure
soit, ils devinent, de manière quasi-extralucide, les pensées et et devient intrapsychique ; mais ce qui est intrapsychique va être
émotions de l’analyste. Il ne me semble guère possible de trom- soumis, dans un état proche du rêve – comme l’est la transe
per le malade à ce sujet et les conséquences de toute tentative traumatique – au processus primaire, c’est-à-dire que ce qui est
de duperie ne sauraient être que fâcheuses. Qu’il me soit permis intrapsychique peut, suivant le principe de plaisir, être modelé et
de vous entretenir de ce que cette relation plus intime avec le transformé d’une manière hallucinatoire, positive ou négative.
patient m’a mieux fait comprendre. J’ai pu, tout d’abord, confir- Quoi qu’il en soit, l’agression cesse d’exister en tant que réalité
mer l’hypothèse déjà énoncée qu’on ne pourra jamais insister extérieure et figée, et au cours de la transe traumatique, l’enfant
assez sur l’importance du traumatisme et en particulier du trau- réussit à maintenir la situation de tendresse antérieure.
matisme sexuel comme facteur pathogène. Même des enfants Mais le changement significatif, provoqué dans l’esprit de
appartenant à des familles honorables et de tradition puritaine l’enfant par l’identification anxieuse avec le partenaire adulte,
sont, plus souvent qu’on osait le penser, les victimes de violences est l’introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte : le jeu
et de viols. Ce sont, soit les parents eux-mêmes qui cherchent jusqu’à présent anodin apparaît maintenant comme un acte méri-
un substitut à leurs insatisfactions, de cette façon pathologique, tant une punition.
soit des personnes de confiance, membres de la même famille Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une
(oncles, tantes, grands-parents), les précepteurs ou le person- énorme confusion ; à vrai dire, il est déjà clivé, à la fois inno-
nel domestique qui abusent de l’ignorance et de l’innocence des cent et coupable, et sa confiance dans le témoignage de ses
enfants. L’objection, à savoir qu’il s’agissait des fantasmes de propres sens en est brisée. S’y ajoute le comportement grossier
l’enfant lui-même, c’est-à-dire de mensonges hystériques, perd de l’adulte, encore plus irrité et tourmenté par le remords, ce qui
malheureusement de sa force, par suite du nombre considéra- rend l’enfant encore plus profondément conscient de sa faute et
ble de patients, en analyse, qui avouent eux-mêmes des voies encore plus honteux. Presque toujours, l’agresseur se comporte
de faits sur des enfants. Je n’ai donc pas été surpris lorsque, comme si de rien n’était, et se console avec l’idée : « Oh, ce n’est
dernièrement, un pédagogue à l’esprit philanthropique vint me qu’un enfant, il ne sait rien encore, il oubliera tout cela. ». Après
trouver, au plus profond du désespoir et me fit part de sa décou- un tel événement, il n’est pas rare de voir le séducteur adhérer
verte – maintenant pour la cinquième fois – d’une famille de la étroitement à une morale rigide ou à des principes religieux, en
meilleure société où la gouvernante entretenait avec des garçons s’efforçant par cette sévérité de sauver l’âme de l’enfant. Géné-
de neuf à 11 ans une véritable vie conjugale. ralement, les rapports avec une deuxième personne de confiance
Les séductions incestueuses se produisent habituellement – dans l’exemple choisi, la mère – ne sont pas suffisamment
ainsi : un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes intimes pour que l’enfant puisse trouver une aide auprès d’elle ;
ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. quelques faibles tentatives dans ce sens sont repoussées par la
Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste pourtant mère comme étant des sottises. L’enfant dont on a abusé devient
toujours au niveau de la tendresse. Il n’en est pas de même chez un être qui obéit mécaniquement ou qui se bute ; mais il ne
les adultes, ayant des prédispositions psychopathologiques, sur- peut plus se rendre compte des raisons de cette attitude. Sa vie
tout si leur équilibre ou leur contrôle de soi ont été perturbés sexuelle ne se développe pas ou prend des formes perverses ;
par quelque malheur, par l’usage de stupéfiants ou de substances je ne parlerai pas ici des névroses et des psychoses qui peuvent
toxiques. Ils confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une en résulter. Ce qui importe, d’un point de vue scientifique, dans
personne ayant atteint la maturité sexuelle et se laissent entraîner cette observation, c’est l’hypothèse que la personnalité encore
à des actes sexuels sans penser aux conséquences. De véritables faiblement développée réagit au brusque déplaisir, non pas par
viols de fillettes, à peine sorties de la première enfance, des rap- la défense, mais par l’identification anxieuse et l’introjection de
ports sexuels entre des femmes mûres et des jeunes garçons, celui qui la menace ou l’agresse. C’est seulement maintenant
ainsi que des actes sexuels imposés, à caractère homosexuel, que je comprends pourquoi mes patients se refusent, si obstiné-
sont fréquents. ment, à me suivre lorsque je leur conseille de réagir au tort subi
Il est difficile de deviner quels sont le comportement et les par du déplaisir, comme je m’y serais attendu, par de la haine ou
sentiments des enfants à la suite de ces voies de faits. Leur de la défense. Une partie de leur personnalité, le noyau même
premier mouvement serait le refus, la haine, le dégoût, une résis- de celle-ci, est resté fixé à un certain moment et à un niveau
tance violente : « Non, non, je ne veux pas, c’est trop fort, ça me où les réactions alloplastiques étaient encore impossibles et où,
fait mal, laisse-moi ! ». Ceci ou quelque chose d’approchant, par une sorte de mimétisme, on réagit de façon autoplastique.
serait la réaction immédiate si celle-ci n’était pas inhibée par On aboutit ainsi à une forme de personnalité faite uniquement
une peur intense. Les enfants se sentent physiquement et mora- de Ça et de Sur-Moi et qui, par conséquent, est incapable de
lement sans défense, leur personnalité encore trop faible pour s’affirmer en cas de déplaisir ; de même qu’un enfant, qui n’est
pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écra- pas encore arrivé à son plein développement, est incapable de
sante des adultes les rendent muets, et peuvent même leur supporter la solitude, s’il lui manque la protection maternelle
faire perdre conscience. Mais cette peur, quand elle atteint son et une tendresse considérable. Nous devons nous référer ici à
point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à des idées que Freud a développées, depuis longtemps, quand il
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soulignait le fait que la capacité d’éprouver un amour objectal alors parler simplement, pour l’opposer à la régression dont nous
était précédée d’un stade d’identification. Je qualifierai ce stade parlons d’habitude, de progression traumatique (pathologique)
comme étant celui de l’amour objectal passif ou stade de la ten- ou de prématuration (pathologique). On pense aux fruits qui
dresse. Des traces de l’amour d’objet peuvent apparaître déjà, deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un oiseau
mais seulement en tant que fantasme, de façon ludique. C’est les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux.
ainsi que les enfants, presque tous sans exception, jouent avec Sur le plan non seulement émotionnel mais aussi intellec-
l’idée de prendre la place du parent du même sexe, pour devenir tuel, le choc peut permettre à une partie de la personne de mûrir
le conjoint du sexe opposé, ceci, notons-le bien, en imagination subitement. Je vous rappellerai le rêve typique du « nourrisson
seulement. En réalité, ils ne voudraient, ni ne pourraient, se pas- savant » que j’ai isolé, il y a tant d’années, où un nouveau-
ser de la tendresse et surtout de la tendresse maternelle. Si, au né, un enfant encore au berceau, se met subitement à parler
moment de cette phase de tendresse, on impose aux enfants plus et même à enseigner la sagesse à toute sa famille. La peur
d’amour ou un amour différent de ce qu’ils désirent, cela peut devant les adultes déchaînés, fous en quelque sorte, transforme
entraîner les mêmes conséquences pathogènes que la privation pour ainsi dire l’enfant en psychiatre ; pour se protéger du dan-
d’amour jusqu’ici invoquée. Cela nous entraînerait trop loin de ger que représentent les adultes sans contrôle, il doit d’abord
parler, ici, de toutes les névroses et conséquences caractérolo- savoir s’identifier complètement à eux. C’est incroyable, ce que
giques qui peuvent résulter de la greffe prématurée de formes nous pouvons vraiment apprendre de nos « enfants savants », les
d’amour passionnel et truffé de sentiments de culpabilité, chez névrosés.
un être encore immature et innocent. La conséquence ne peut Si les chocs se succèdent au cours du développement, le
être que cette confusion de langues à laquelle je faisais allusion nombre et la variété des fragments clivés s’accroissent, et il
dans le titre de cette conférence. nous devient rapidement difficile, sans tomber dans la confusion,
Les parents et les adultes devraient apprendre à reconnaître, de maintenir le contact avec les fragments, qui se comportent
comme nous analystes, derrière l’amour de transfert, soumission tous comme des personnalités distinctes qui ne se connaissent
ou adoration de nos enfants, patients, élèves, le désir nostal- pas les unes les autres. Cela peut finalement déterminer un état
gique de se libérer de cet amour opprimant. Si on aide l’enfant, que l’on peut, sans crainte, désigner comme atomisation, si l’on
le patient ou l’élève, à abandonner cette identification et à se veut poursuivre l’image de la fragmentation ; et il faut beaucoup
défendre de ce transfert pesant, on peut dire que l’on a réussi à d’optimisme pour ne pas perdre courage face à cet état de fait.
faire accéder la personnalité à un niveau plus élevé. Brièvement, J’espère cependant qu’ici encore, il sera possible de trouver des
je voudrais vous indiquer quelques découvertes supplémen- voies qui permettront de lier entre eux les divers fragments.
taires dont cette série d’observations nous promet l’accès. Nous À côté de l’amour passionné et des punitions passionnelles,
savons, depuis longtemps, que l’amour forcé et aussi les mesures il existe un troisième moyen de s’attacher un enfant, c’est le
punitives insupportables ont un effet de fixation. Il est peut-être terrorisme de la souffrance. Les enfants sont obligés d’aplanir
maintenant plus facile de comprendre cette réaction apparem- toutes sortes de conflits familiaux et portent, sur leurs frêles
ment insolite, en référence à ce qui vient d’être dit. Les délits épaules, le fardeau de tous les autres membres de la famille. Ils ne
que l’enfant commet, comme en se jouant, ne sont promus à le font pas, en fin de compte, par pur désintéressement, mais pour
la réalité que par les punitions passionnelles qu’ils reçoivent pouvoir jouir à nouveau de la paix disparue, et de la tendresse
des adultes furieux, rugissant de colère, ce qui entraîne chez un qui en découle. Une mère qui se plaint continuellement de ses
enfant, non coupable jusque-là, toutes les conséquences de la souffrances peut transformer son enfant en une aide soignante,
dépression. Un examen détaillé des processus de la transe ana- c’est-à-dire en faire un véritable substitut maternel, sans tenir
lytique nous apprend qu’il n’existe pas de choc, ni de frayeur, compte des intérêts propres de l’enfant.
sans une annonce de clivage de la personnalité. La personna- Si cela venait à se confirmer, nous serions obligés, je crois,
lité régresse vers une béatitude prétraumatique, cherche à le de réviser certains chapitres de la théorie sexuelle et géni-
rendre non advenu, ce qui ne surprendra aucun analyste. Il est tale. Les perversions, par exemple, ne sont peut-être infantiles
plus étrange de voir à l’œuvre, au cours de l’identification, un que pour autant qu’elles demeurent au niveau de la tendresse ;
deuxième mécanisme dont moi, du moins, je savais peu de lorsqu’elles se chargent de passion et de culpabilité conscientes,
choses. Je veux parler de l’éclosion surprenante et soudaine, elles témoignent peut-être déjà d’une stimulation exogène, d’une
comme après un coup de baguette magique, des facultés nou- exagération névrotique secondaire. De même, dans ma propre
velles qui apparaissent à la suite d’un choc. Cela fait penser aux théorie de la génitalité, je n’ai pas tenu compte de cette différence
tours de prestidigitation des fakirs qui, à partir d’une graine, font entre la phase de tendresse et la phase de passion. Dans la sexua-
pousser, apparemment devant nos yeux, une plante avec sa tige et lité de notre époque, quelle part de sadomasochisme est condi-
ses fleurs. Une détresse extrême et, surtout, l’angoisse de la mort tionnée par la culture (c’est-à-dire ne prend sa source que dans
semblent avoir le pouvoir d’éveiller et d’activer soudainement le sentiment de culpabilité introjecté), et quelle part, demeu-
des dispositions latentes, non encore investies, et qui attendaient rée autochtone, se développe comme une phase d’organisation
leur maturation en toute quiétude. L’enfant ayant subi une agres- propre ? Cela est réservé à des recherches ultérieures.
sion sexuelle peut soudainement, sous la pression de l’urgence Je serais heureux si vous pouviez prendre la peine de vérifier
traumatique, déployer toutes les émotions d’un adulte arrivé à tout cela, sur le plan de votre pratique et de votre réflexion ;
maturité, les facultés potentielles pour le mariage, la paternité, si aussi vous suiviez mon conseil d’attacher, dorénavant, plus
la maternité, facultés virtuellement préformées en lui. On peut d’importance à la manière de penser et de parler de vos enfants,
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de vos patients et de vos élèves, derrière laquelle se cachent Tandis que cette dualité manque encore chez l’enfant au stade
des critiques, et ainsi leur délier la langue, et avoir l’occasion de la tendresse, c’est justement cette haine qui surprend, effraye
d’apprendre pas mal de choses. et traumatise un enfant aimé par un adulte. Cette haine trans-
forme un être qui joue spontanément et en toute innocence,
Post-scriptum en un automate, coupable de l’amour, et qui, imitant anxieu-
sement l’adulte, s’oublie pour ainsi dire lui-même. C’est ce
Cette suite de réflexions ne fait qu’aborder de façon descrip- sentiment de culpabilité et la haine contre le séducteur, qui
tive ce qu’il y a de tendre dans l’érotisme infantile, et ce qu’il y confèrent aux rapports amoureux des adultes l’aspect d’une
a de passionné dans l’érotisme adulte ; elle laisse en suspens le lutte effrayante pour l’enfant, scène primitive qui se termine
problème de l’essence même de leur différence. La psychanalyse au moment de l’orgasme ; cependant que l’érotisme infantile,
peut soutenir le concept cartésien qui fait, des passions, le produit en l’absence de « lutte des sexes », demeure au niveau des jeux
de la souffrance, mais elle pourra peut-être aussi répondre à la sexuels préliminaires, et ne connaît de satisfactions qu’au sens
question de savoir ce qui introduit, dans la satisfaction ludique de de la satiété, et non au sens du sentiment de l’anéantissement de
la tendresse, l’élément de souffrance, donc le sadomasochisme. l’orgasme. La théorie de la génitalité, qui essaye de donner une
Ces contradictions nous font pressentir entre autres que, dans explication d’ordre phylogénétique de la lutte des sexes, devra
l’érotisme de l’adulte, le sentiment de culpabilité transforme tenir compte de cette différence entre les satisfactions érotiques
l’objet d’amour en un objet de haine et d’affection, c’est-à-dire infantiles et l’amour imprégné de haine, de la copulation de
un objet ambivalent. l’adulte.

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