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LA DYNAMIQUE DES CONFLITS EN AFRIQUE CENTRALE

ACTEURS ET PROCESSUS

Communication de
Georges Nzongola-Ntalaja
Directeur du Centre de Gouvernance du PNUD à Oslo

14ième Congrès Biennal de l’Association Africaine de Science Politique


Durban, Afrique du Sud, 26-28 juin 2003
19ième Congrès Mondial de l’Association Internationale de Science Politique
Durban, 29 juin – 4 juillet 2003

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INTRODUCTION

Sur le continent africain, la région de l’Afrique centrale est une véritable zone des
turbulences dans ce sens que sept de ses onze pays sont marqués par l’existence ou la
sortie des crises violentes1. Quelles que soient leurs causes majeures, les conflits actuels
en Afrique centrale connaissent de profondes transformations qui affectent aussi bien leur
nature, leurs rationalités et leurs modes d’expression. Sous l’emprise de la mondialisation
capitaliste et de l’échec des tentatives de démocratisation depuis 1990, ces conflits
connaissent aussi l’apparition d’acteurs inédits qui les rendent inextricables et parfois
difficilement repérables. Pour mieux les saisir théoriquement et empiriquement et
élaborer les stratégies les plus appropriées pour leur règlement, il s’avère nécessaire d’en
faire une analyse sociopolitique qui puisse permettre une compréhension plus large de la
dynamique des conflits en Afrique tout entière.

Selon la méthode de l’économie politique, l’analyse des conflits violents répond


forcément à trois exigences, à savoir : (a) un examen approfondi de la structure du
conflit, c’est-à-dire de l’interpénétration des facteurs politiques, économiques et sociaux
sous-jacents ; (b) une connaissance suffisante des acteurs, et en particulier les intérêts qui
les motivent, les relations qu’ils entretiennent avec le monde extérieur ainsi que leurs
projets politiques et leurs atouts majeurs ; et enfin, (c) une description cohérente de la
dynamique du conflit, y compris les événements qui déclenchent la violence, l’intensité
de celle-ci, les scénarios possibles et les conséquences politiques, économiques et
sociales du conflit. C’est sur base d’une telle analyse scientifique des conflits qu’il est
possible de proposer les mécanismes de règlement du conflit ou des actions à court terme
visant la cessation des hostilités ainsi que la transformation du conflit ou la construction à
long terme de la paix.

Dans les pages qui suivent, nous essayerons d’appliquer cette méthodologie à la
dynamique des conflits en Afrique centrale, mettant l’accent sur les acteurs et les
processus des conflits violents qui ont déstabilisé ou endeuillent encore cette région de
notre continent. Pour mieux illustrer la dynamique des conflits comme conséquence
inéluctable de la résistance des dirigeants autoritaires au processus de démocratisation
dans une conjoncture de crises économique et politique, deux foyers de conflit sont
examinés. Il s’agit de la crise en République Centrafricaine (RCA), ainsi que de ses
manifestations violentes depuis 1996 jusqu’à ce jour, et de la guerre interafricaine en
République démocratique du Congo, dont les antécédents comprennent l’échec de la
Conférence nationale souveraine (CNS) congolaise et le génocide de 1994 au Rwanda.

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PREMIERE PARTIE : LA CRISE CENTRAFRICAINE2

Les mutineries de l’armée centrafricaine, 1996-1997

Les causes profondes de trois mutineries de l’armée centrafricaine, du 18 au 22


avril 1996, du 18 mai au 5 juin 1996 et du 15 novembre 1996 au 25 janvier 1997, sont
liées à la crise économique et à l’exercice du pouvoir d’Etat. Le processus de
démocratisation amorcé entre 1988 et 1990 sur le continent africain avait suscité
beaucoup d’espoirs parmi des populations ayant subi les conséquences désastreuses de
l’autocratie des régimes à parti unique, tant sur le plan de la violation de leurs droits
humains que sur celui de leurs conditions matérielles de vie. Dans ce contexte,
l’avènement des régimes élus démocratiquement promettait de changer cette situation
dans un sens beaucoup plus favorable à l’épanouissement des droits politiques,
économiques, sociaux et culturels des peuples.

Malheureusement, à part l’élargissement des espaces politiques avec l’essor de la


société civile et la liberté croissante d’expression, de la presse et d’organisation, les
transitions en cours n’ont pas produit des grands changements par rapport aux conditions
économiques et à la conception de l’Etat en Afrique. Les structures économiques et
politiques qui reproduisent la pauvreté sont restées intactes, et d’aucuns continuent de
percevoir l’Etat sous l’angle de la « politique du ventre » comme la propriété des
détenteurs du pouvoir politique et de leurs entourages, et non comme un système
d’institutions impartial au service de l’intérêt général.

En Centrafrique, l’élection d’Ange-Félix Patassé à la présidence de la République


en 1993 ne fera que reproduire la trajectoire politique habituelle en Afrique, par laquelle
des groupes sociaux définis principalement sur base ethnique ou régionale se succèdent
au pouvoir. Cependant, l’ethnicisation du fait politique en RCA est un phénomène
relativement récent. Barthélemy Boganda, le héros national, et les deux premiers chefs
d’Etat centrafricains, David Dacko et Jean-Bedel Bokassa, sont reconnus d’avoir placé la
nation au-dessus des considérations d’ordre ethnique. Malgré ses excès de brutalité et sa
mégalomanie dévastatrice, on reconnaît au maréchal Bokassa sa contribution au
développement des infrastructures économiques et sociales en RCA. Dacko, pour sa part,
a perdu le pouvoir à deux reprises, le 1er janvier 1966 et le 1er septembre 1981, avant qu’il
n’ait eu l’occasion de consolider son emprise sur l’appareil d’Etat, et ce particulièrement
après avoir été remis à la présidence en 1979 grâce à la France par le truchement de
l’Opération Barracuda.

C’est avec le général d’armée André Kolingba, président de la République entre


1981 et 1993, que la politique d’exclusion basée sur le népotisme et le tribalisme se
manifesta au grand jour en RCA. Les proches du général étaient pour la plupart des gens
de son groupe ethnique, les Yakoma du Sud-est. La Garde présidentielle, l’unité d’élite
de l’armée qui lui servait de garde prétorienne, était largement composée des Yakoma.
Une fois arrivé au pouvoir en tant que président démocratiquement élu, Patassé, sous
prétexte de rééquilibrer, commettra les mêmes erreurs que son prédécesseur, en
s’appuyant sur des gens de la même origine ethnique ou régionale que lui. Les Yakoma

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de la Garde présidentielle furent ainsi renvoyés à l’armée régulière et remplacés par des
unités originaires du Nord, frontalier du Tchad, et plus particulièrement issues de son
propre groupe ethnique, les Sara.

En plus des revendications corporatistes liées aux arriérés de salaires et aux


conditions de travail, le sentiment d'avoir été écartés du centre de rayonnement du
pouvoir et ses avantages matériels avait certainement joué un rôle dans la mobilisation
des anciens éléments de la Garde présidentielle lors du déclanchement de la première
mutinerie le 18 avril 1996 au Camp Kassaï à Bangui. Cette mutinerie a été la plus courte
et la moins violente de toutes les trois mutineries. Elle a pris fin le 22 avril suite à un
accord entre les mutins et les autorités du pays relatif au règlement du problème des
soldes impayés.

Un mois plus tard, le 18 mai 1996, une deuxième mutinerie éclatera à Bangui.
Celle-ci est, en toute vraisemblance, liée à l’irrésolution du problème des soldes et à celui
de la discrimination dont les soldats yakoma se sentaient victimes. En effet, une des
causes immédiates de cette mutinerie est le fait que ces derniers aient vu dans la volonté
du Directeur de la Sécurité présidentielle de transférer l'armurerie du Camp Kassaï au
Camp Deroux, à la Présidence, comme une tentative de les éliminer physiquement.
Ainsi, les mutineries étaient-elles perçues d'une manière générale par les uns et les autres
comme une guerre entre les mutins et la Garde présidentielle.

La deuxième mutinerie a été beaucoup plus violente et dévastatrice que la


première. Elle a causé une centaine des morts et plusieurs centaines des blessés,
principalement au sein de la population civile, et entraîné la destruction du tissu
économique et social de la capitale. La plupart des entreprises industrielles et
commerciales ont été détruites soit par les obus soit par les pillages auxquels les
militaires et les civils se sont livrés. Par conséquent, la mise à sac des entreprises et
l'évacuation d'environ 3.500 résidents étrangers ont considérablement diminué le nombre
d'emplois au sein du secteur formel, entraînant ainsi la mise au chômage de plusieurs
milliers de personnes, avec des conséquences incalculables pour la santé et le bien-être de
plusieurs milliers de familles centrafricaines.

Aux revendications d'ordre corporatiste est venue s'ajouter une dimension


politique, les mutins et une grande partie de l'opposition réclamant la démission du
président Patassé. L'intervention des troupes françaises stationnées en RCA ne pouvait
que sauver le régime et contraindre les parties en conflit de négocier le retour à la
légalité. La mutinerie prit fin le 5 juin, suite à l'adoption d'un protocole d'accord politique
(PAP) prévoyant, entre autres, une loi d'amnistie générale pour les mutins, la formation
d'un gouvernement d'union nationale et un programme minimum commun (PMC) de
gouvernement.

Jean-Paul Ngoupandé, jusqu'alors ambassadeur de la RCA en France, a été


nommé premier ministre du Gouvernement d'action pour la défense de la démocratie
(GADD) le 6 juin. Un allié politique du président Patassé dans le passé, Ngoupandé était
cette fois-ci devenu gênant pour certains milieux. Son souci de remettre de l'ordre dans

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les finances publiques et d’améliorer le fonctionnement des rouages de l'Etat le mettra
vite en conflit avec les barons du régime Patassé, déterminés à sauvegarder leurs
privilèges. Etant donné l'absence de volonté politique pour s'attaquer aux causes
profondes de la crise et résoudre le noeud du problème, c'est-à-dire, la mauvaise
gouvernance, le pays ne pouvait pas sortir du marasme dans lequel il s'était plongé.

Dans ce contexte, il y avait lieu d'être sceptique quant à l'application des accords
conclus, ainsi qu'au respect éventuel des engagements pris lors des concertations
ultérieures telles que les Etats généraux de la défense nationale (EGDN), dont les travaux
eurent lieu du 19 août au 9 septembre 1996. La tenue de ses assises constituait l'un des
principaux projets du PMC, aux fins de trouver des mesures rectificatives aux faiblesses
des Forces armées centrafricaines (FACA). Cependant, la plupart des recommandations
de cette conférence, celles notamment relatives aux salaires, primes de fonction, services
de santé et éducatifs, ne pouvaient pas être appliquées, même au cas où la volonté
politique ne faisait pas défaut, faute des moyens financiers.

C’était justement le fait que les attentes d'une partie des FACA n'ont pas pu être
satisfaites que celles-ci se soulèvent encore une fois le 15 novembre 1996. Cette
troisième mutinerie a été la plus longue et la plus dramatique. Elle a eu pour
caractéristique principale l'ethnicisation du conflit. Jusqu'alors largement inconnues en
RCA, les tensions ethniques se sont manifestées tant au sein de l'armée que parmi la
population civile: tentative de regroupement des résidents de Bangui suivant les régions
d'origine, recours aux langues ethniques en lieu et place de la langue nationale, le Sango,
et d'autres signes avant-coureurs des troubles ethniques. Une scission est intervenue au
sein de l'armée entre d'un côté les «mutins», sous la direction du capitaine Anicet Saulet,
et les «loyalistes» de l'autre, restés fidèles au pouvoir établi. La ville de Bangui se divisa
en deux zones antagonistes, et le pays s'est trouvé au bord de la guerre civile. Cette
situation a duré jusqu'à la fin de la mutinerie avec la signature, le 25 janvier 1997, d'un
accord préalable à un pacte de réconciliation nationale, dont l'ensemble des dispositions
sont mieux connues aujourd'hui comme les «Accords de Bangui».

L’échec des tentatives de résolution et de transformation du conflit

Une fois politisée, la grogne des militaires deviendra par la suite un conflit ouvert
sur le partage du pouvoir entre le régime Patassé et l’ensemble de l’opposition politique.
Car les mutineries ne furent qu’une manifestation, quoique brutale, de la crise de l’Etat en
général et de la résistance des détenteurs du pouvoir à la démocratisation en particulier.

Dès la première mutinerie, les partenaires extérieurs de la RCA se sont impliqués


pour assister les uns et les autres à trouver une issue pacifique à la crise centrafricaine.
Les acteurs les plus importants à ce égard furent, pour le système des Nations unies, le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et pour le continent
africain, les chefs d’Etat mandatés par le 19ième sommet France-Afrique de décembre
1996 à Ouagadougou. C’est aux derniers qu’on doit la mise en place d’une force
d’interposition, la Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui (MISAB),

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et la création du Comité international de suivi des accords de Bangui (CIS), avec le
général d’armée Amadou Toumani Touré, l’actuel chef d’Etat malien, comme président.

Quant au PNUD, sa réponse urgente à la crise centrafricaine et ses mesures


d’accompagnement diverses au processus de réconciliation nationale en RCA constituent
un bilan largement positif. Elles contribuèrent non seulement à prévenir une guerre civile
en RCA en 1996-1997, mais aussi à soutenir une tentative de résolution de conflits qui
permette aux Africains de résoudre leurs propres problèmes, mais avec une assistance
ponctuelle limitée de la communauté internationale. Cependant, cette tentative ne fut
qu’un succès partiel, comme nous le verrons plus tard, compte tenu de l’absence de
volonté politique chez les acteurs nationaux de respecter les engagements pris pour
résoudre la crise pacifiquement dans l’intérêt supérieur de la nation.

On peut identifier quatre grands volets dans le programme proposé par le Bureau
du PNUD à Bangui en réponse urgente à la crise. Il s'agit, en premier lieu, de l'assistance
aux victimes de la crise, particulièrement les populations déplacées; en deuxième lieu, de
l'appui à l'oeuvre du CIS; en troisième lieu, de la coopération avec le Ministère des Droits
de l'homme, de la promotion de la culture démocratique et de la réconciliation nationale
dans la préparation et la tenue de la Conférence de réconciliation nationale (CRN); et en
quatrième lieu, de l'appui à la formulation d'un programme-cadre de bonne gouvernance.

Bien avant la création du CIS, le PNUD avait eu à recourir aux services du


général Touré comme personne ressource pour les EDGN, dont les travaux étaient
également financés par le PNUD. C'était donc normal que l'homme d'Etat malien puisse
revenir en décembre 1996 pour apporter sa contribution et son expertise à la recherche
d'une solution négociée à la crise. Nommé président du CIS par le comité des chefs
d'Etat dirigé par le président gabonais Omar Bongo, le général Touré s'est distingué par
son savoir-faire chaque fois que le processus de paix risquait de connaître des dérapages
sérieux. C'est ainsi qu'il était très bien respecté dans tous les milieux, même parmi ceux
qui ne se sentaient pas particulièrement tendres envers le CIS et la MISAB.

Cet animateur chevronné de la palabre, que ses proches aussi bien que ses
admirateurs appellent «ATT», a su puiser de la sagesse africaine millénaire des proverbes
riches d'enseignements et d'autres outils de la diplomatie préventive pour calmer les
esprits et orienter les négociations vers un règlement pacifique du conflit. Si le CIS avait
réussi à maintenir la paix à Bangui et à rapprocher les acteurs politiques pour un dialogue
constructif, cela est dû en grande partie aux qualités personnelles exceptionnelles d'ATT.
Voici comment un observateur attentif de la situation politique en RCA a décrit la façon
dont ATT avait réussi à convaincre le groupe des partis politiques de l'opposition radicale
de prendre part aux travaux de la CRN, du 26 février au 5 mars 1998 : « Toumani a été
unanimement reconnu par tous les autres confrères comme un fin psychologue. Le coup
le plus éclatant de sa mission en Centrafrique est d'avoir réussi à organiser au début du
mois de mars dernier la Conférence de Réconciliation nationale. L'atmosphère
paraissait difficile et les points de vue des différents protagonistes impliqués dans la crise
étaient très divergents. Toumani réussit par ce coup de baguette dont lui seul détient le
secret à organiser un forum de la dernière chance pour évaluer l'application des Accords

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de Bangui. Le soupir de soulagement était à peine retenu. Le G11 convaincu de la
bonne volonté du CIS décidera à la dernière minute de sa participation à la Conférence
de Réconciliation nationale»3.

Les thèmes principaux de la CRN sont sortis des fora préparatoires financés par le
PNUD et réunissant les différentes catégories de la société civile, notamment les femmes,
les jeunes, les ONG et les victimes des mutineries. Les travaux ont été organisés autour
du problème de la pauvreté, du diagnostic de la situation politique, de la bonne
gouvernance et des perspectives de développement à long terme. Ces thèmes devraient
définir le cadre général dans lequel les Centrafricains pouvaient se retrouver pour
interroger le passé, faire un diagnostic du présent et préparer l’avenir. Compte tenu d’une
profonde crise de confiance existant entre les acteurs politiques, l’implication des
autorités religieuses du pays dans la dynamique de réconciliation s’est avérée
indispensable. Le pasteur Isaac Zokoué, doyen de la Faculté de théologie évangélique de
Bangui, a présidé les travaux de la CRN. C’est lui qui fut, un an plus tôt, le rapporteur
général du Comité de concertation et de dialogue.

Les travaux de la CRN ont été couronnés par l’adoption, le 5 mars 1998, d’un
Pacte de réconciliation nationale par lequel les signataires s’engageaient à promouvoir la
bonne gouvernance et les droits humains, à utiliser la voie des urnes comme l’unique voie
légale d’accès au pouvoir, à renoncer à la violence, à lutter contre la pauvreté et à s’unir
pour reconstruire le pays. Les signataires lancèrent également un appel pathétique à la
communauté internationale pour une assistance adéquate au ramassage d’armes de guerre
disséminées à travers le territoire national. Contrairement aux accords antérieurs, pour
lesquels un mécanisme de suivi au niveau national n’était pas prévu, le Pacte, de par son
caractère exécutoire, prévoit la mise en place d’un Comité de suivi et d’arbitrage (CSA)
« chargé du contrôle de l’exécution des engagements pris dans le présent Acte et de
l’arbitrage des différends éventuels ». Pour l’opposition, la création du CSA répondait
ainsi à la volonté de « tirer les leçons de l’échec des Etats généraux de la Défense
nationale, du non respect par le Chef de l’Etat du Protocole d’Accord Politique (PAP) du
5 juin 1996, du Programme Minimum Commun (PMC) et des Accords de Bangui du 25
janvier 1997»4.

Malgré le fait que la CRN ait doté d’une force exécutoire toutes les mesures,
recommandations, et résolutions consensuellement adoptées au cours de ses assises ainsi
que toutes les recommandations et résolutions faisant partie des Accords de Bangui, elle
n’est pas à confondre avec les conférences nationales souveraines ayant marqué les
transitions politiques d’autres pays africains, notamment le Bénin et le Mali. La CRN, à
l’instar des manifestations politiques et religieuses qui l’ont marqué ou accompagné, a
servi principalement de fonction symbolique. En tant que point de référence obligé du
processus de réconciliation nationale, elle reste avant tout une réaffirmation de la
solidarité nationale et du devenir commun des Centrafricains. Sur le plan pratique, par
ailleurs, il s’agit plus d’une déclaration d’intentions que d’un programme d’action concret
pour tirer le pays du marasme politique et économique.

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Mais intervenant dans un contexte de manque de confiance entre les acteurs
politiques, le travail du CSA, l’organe de suivi de la CRN, ne pouvait que souffrir. Mis
en place le 11 avril 1998, le bureau du CSA a été contesté par le G11, sur base de
l’argument que la manière dont il a été constitué n’est pas conforme aux textes
réglementaires. Même si tout le monde se mettait d’accord sur la composition du bureau
du CSA, d’aucuns s’interrogeaient comment cet organe pouvait accomplir sa mission
sans moyens d’action adéquats et sans le moindre pouvoir de pénaliser ceux qui violent
les accords conclus ou refusent de respecter les engagements pris.

La résistance du pouvoir au processus de démocratisation

Si le manque de respect pour les engagements pris est un défaut commun aux
acteurs politiques africains, il est évident que les détenteurs du pouvoir retiennent la
responsabilité majeure dans l’échec des tentatives de résolution et de transformation des
conflits. En RCA, à l’instar d’autres régimes de la région et au vu et su de tout le monde,
le président Patassé et son entourage s’étaient rendus coupables du blocage du processus
de réconciliation nationale depuis les mutineries de 1996-1997. Qu’il s’agisse du partage
du pouvoir, du processus électoral, ou de la restructuration des forces armées, le pouvoir
usait de toutes sortes d’astuces pour rendre vains les gains réalisés par l’opposition dans
les négociations sous la médiation internationale.

Sur le partage du pouvoir, par exemple, il semble que les ministres de l’opposition
et ceux proposés par les ex-mutins ne disposaient pas de moyens adéquats pour exécuter
leurs mandats. Pour commencer, ils se retrouvaient pour la plupart des cas dans les
ministères les moins importants. En outre, ils ne pouvaient nommer qu’un seul
collaborateur, le chef de cabinet, le reste du personnel de cabinet étant composé des gens
réputés fidèles à la majorité présidentielle. Cependant, malgré les menaces de
l’opposition de retirer ses ministres du GADD, ceux-ci restaient souvent au
gouvernement, pour plusieurs raisons, entre autres, le goût du pouvoir, le prestige d’être
ministre, la politique du ventre.

En ce qui concerne les échéances électorales, les décisions prises par les forums
comme la CRN à ce sujet devraient, pour devenir exécutoires, être revêtues d’une
couverture légale en forme des lois adoptées par l’Assemblée nationale ou des décrets
présidentiels. Cette procédure a permis à la majorité présidentielle de constamment
contourner des résolutions prises par consensus dans le but de renforcer sa mainmise sur
le pouvoir d’Etat. Le débat sur le code électoral et la Commission électorale mixte et
indépendante (CEMI) avait tourné justement autour de la mésentente entre le pouvoir et
l’opposition sur les droits des uns et des autres.

Quant à la restructuration des forces armées, le président Patassé était à juste titre
accusé par l’opposition de faire montre de la mauvaise volonté. Suivant les
recommandations des EGDN, il avait signé des décrets pour supprimer deux services
prétoriens, le Centre national de recherches et d'investigations (CNRI) et la Section
d'enquêtes, recherches et documentation (SERD) à la Sécurité présidentielle. Cependant,
au lieu de réduire les effectifs de la Garde présidentielle, le président créa une nouvelle

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garde prétorienne, la Force spéciale pour la défense des institutions républicaines
(FORSDIR), forte de deux bataillons, soit 1500 unités. Pour l'opposition et quelques
milieux de la société civile, l'action du président constituait une violation des Accords de
Bangui.

Il est évident qu'il n'y avait pas de volonté politique pour restructurer les FACA
de façon à dissocier le président de la République de la gestion de sa propre sécurité.
L'idée d'une armée républicaine ne cadre pas avec le caractère patrimonial dominant de
l'Etat en Afrique. En RCA, le CIS avait soumis au président Patassé un plan de
restructuration de l'armée et un autre pour la gendarmerie. Jusqu'au moment de ma
mission en avril 1998, aucune action n'avait été prise à l'endroit de ces deux plans. Entre-
temps, l'armée en tant que système d'organisation de la défense nationale et du maintien
de l'ordre public n'existait que de manière précaire en RCA, à cause du problème de
discipline dû aux mutineries et au manque des moyens.

Le quatrième volet de cette dynamique du conflit centrafricain porte sur la


question de mauvaise gouvernance, particulièrement l’absence d’une gestion orthodoxe
des finances publiques. A cause de la mauvaise gestion et de la personnalisation du
pouvoir, l’Etat était pratiquement absent de la scène sociale non seulement au niveau des
services économiques et sociaux, mais aussi par rapport à ses tâches routinières comme le
maintien de l’ordre public. Avec une pression fiscale extrêmement faible de moins de 7%
du PIB (contre 17-20% en Afrique de l’Ouest) et des recettes douanières qui n’entraient
pas dans le trésor public, l'Etat centrafricain n’avait pas les moyens de son action, malgré
le fait que le pays regorge d’immenses ressources en diamants, bois et autres richesses.
Pour corriger cette situation, le point de départ tant en RCA que dans d’autres pays
africains est la bonne gouvernance, particulièrement la gestion orthodoxe et transparente
des finances publiques. Une fois les caisses de l'Etat renflouées par des meilleures
recettes fiscales, l'Etat peut négocier un contrat social avec les syndicats, payer les
salaires, pensions, bourses d’études et autres droits sociaux régulièrement et faire une
meilleure utilisation des cadres nationaux compétents.

Ces problèmes, qui sont apparemment techniques, ne peuvent trouver des


solutions durables sans une volonté politique de changer les méthodes de gestion du
pouvoir, voire la nature même de l’Etat. C’est dire que la crise centrafricaine est avant
tout un problème politique avec fondements économiques. Un héritage trop lourd du
passé a été aggravé par les querelles politiques sous le régime Patassé. Avec 18.000
fonctionnaires impayés pendant 12-18 mois et une masse salariale de plus de 2 milliards
de francs CFA (soit 3.300.000$), l'Etat se trouvait déjà au bord du gouffre en 1996. Bien
que les mutineries aient été politiquement récupérées, surtout en novembre et décembre
1996, elles étaient dues principalement aux revendications corporatistes et à la méfiance
entre une fraction des forces armées et leur chef suprême. Un des problèmes ayant créé
cette méfiance est le fait que le chef suprême n'était pas perçu comme étant au dessus de
la mêlée, d'autant plus qu'il avait sous son commandement une unité d'élite des forces
armées, considérée comme la rivale de l'armée régulière. La leçon qui s'impose ici est
que le commandement des armées revient aux officiers généraux et supérieurs, et non au
chef suprême des armées, lequel constitue une autorité morale pour ces dernières.

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Tout au long de la crise politique centrafricaine depuis 1996, le problème épineux
du point de vue de la transformation du conflit est le manque de confiance entre les
acteurs politiques, une des conséquences étant les recours répétés à la médiation
extérieure au lieu de rechercher des solutions durables à l'intérieur du pays. D'autres
problèmes de fond non résolus comprennent la corruption, le népotisme, le manque de
volonté politique pour changer et le non respect des engagements pris. Aussi longtemps
que les détenteurs du pouvoir ne veulent pas le partager, en voyant toute tentative de
corriger des abus comme un affaiblissement de leur contrôle des rouages de l'Etat, il sera
difficile, voire impossible, d'instaurer une gouvernance démocratique et participative et
d’éviter des conflits violents.

La rébellion du général François Bozizé, ancien chef d’état major de Patassé,


trouve sa logique dans ce contexte historique des alliances et de retournements
d’alliances marqués par la persistance du manque de confiance entre acteurs politiques et
la répugnance des dirigeants à quitter ou à partager le pouvoir. Après le coup d’Etat du 15
mars 2003, le nouveau maître de Bangui a réussi à obtenir le ralliement du docteur Abel
Goumba, 76 ans, leader historique de l’opposition, qui est devenu le premier ministre du
président autoproclamé. Est-ce que le couple Bozizé-Goumba, ou le mariage entre
l’armée régulière et l’opposition politique, réussira-t-il à ressusciter le processus de
démocratisation et à résoudre la crise centrafricaine ?

DEUXIEME PARTIE : LA GUERRE INTERAFRICAINE EN REPUBLIQUE


DEMOCRATIQUE DU CONGO

L’échec de la transition démocratique et l’effondrement de l’Etat

La guerre interafricaine dont la RDC est victime depuis 1998 est une des
conséquences majeures de l’échec de la transition démocratique au Congo-Kinshasa.
Dans ce pays, comme dans le reste du continent africain, le processus de démocratisation
amorcé entre 1988 et 1990 visait la transformation de l’Etat postcolonial caractérisé par
un système patrimonial et clientéliste, au sein duquel l’essential des ressources publiques
constituait un domaine privé d’un autocrate et de sa cour, en un Etat de droit en tant
qu’ensemble des institutions fonctionnant d’une façon impartiale dans l’intérêt de toute la
communauté. Au Congo, comme ailleurs, la population revendiquait la fin du parti-Etat,
et son remplacement par un système de démocratie multipartite, celui-ci étant perçu
comme favorable au développement économique et social, dans la mesure où le
gouvernement est censé s’identifier avec les aspirations du peuple, auquel les dirigeants
ont des comptes à rendre.

Placé au sommet du pouvoir avec la complicité des puissances étrangères depuis


le coup d’Etat de novembre 1965, le président Mobutu Sese Seko (ex-Joseph-Désiré)
régna en maître absolu pendant presque un quart de siècle, du 24 novembre 1965 au 24
avril 1990. Durant ces 25 ans de pouvoir sans partage, Mobutu et ses hommes de main, à
la tête desquels se trouvaient Bisengimana Rwema dans les années 70 et Léon Kengo wa
Dondo dans les années 80, réussirent à ruiner le pays, en détruisant son tissu économique

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et social et en faisant du Congo/Zaïre la risée du monde entier. Si le changement de
l’appellation du pays en 1971 du « Congo » au « Zaïre » marquait la volonté d’effacer
l’équation abusive entre le « Congo » et le « chaos », à son tour le mot « Zaïre » ne
tardera pas d’assumer des connotations péjoratives de corruption endémique, de crise
interminable, d’un Etat en faillite.

Suite aux pressions tant internes qu’externes liées au processus de


démocratisation en Afrique, aux bouleversements des équilibres politiques à l’échelle
mondiale suite à la fin de la guerre froide, aux conditionnalités politiques des bailleurs de
fonds et surtout au rôle joué par l’opposition démocratique, le régime Mobutu s’est
progressivement affaibli entre avril 1990 et janvier 1993. Deux événements majeurs ont
profondément marqué l’effondrement de l’autorité morale ainsi que du pouvoir de
coercition du régime. Il s’agit, en premier lieu, du discours présidentiel du 24 avril 1990,
par lequel Mobutu tira les leçons des « consultations populaires » lancées trois mois plus
tôt en mettant fin au système de parti unique. En deuxième lieu, les affrontements entre
les unités militaires d’élite lors de la seconde vague de pillages en janvier 1993 porteront
un coup dur à la morale et à l’efficacité des Forces armées zaïroises (FAZ).

L’effondrement, en si peu de temps, de l’autorité ainsi que des moyens de


coercition d’un régime où la parole du chef avait force de loi, ne fut rien que phénoménal.
Pour le maréchal Mobutu, la suite des événements qui sonnèrent le glas de son pouvoir
comprend le massacre de mai 1990 au campus universitaire de Lubumbashi, lequel
entraîna la suspension des aides extérieures qui, entre autres, servirent à entretenir son
appareil de répression (recyclage du personnel, renouvellement des équipements, etc.) ;
les pillages de 1991 et 1993 par les militaires, qui résultèrent dans la destruction quasi-
totale du secteur commercial moderne, la perte des milliers d’emplois et l’informalisation
croissante de toute l’économie ; et la Conférence nationale souveraine (CNS), le point
culminant du travail de sape que le mouvement démocratique a pu réaliser contre le
mobutisme.

Pour sortir le pays du marasme dans lequel le régime Mobutu l’avait plongé, les
forces vives de la nation avaient exigé et obtenu la tenue de la CNS, comme cadre de
concertation politique nationale destiné à établir la vérité sur le passé, promouvoir la
réconciliation nationale et adopter un cadre juridique et institutionnel pour la période de
transition de la dictature à une démocratie pluripartite. Tenue à Kinshasa entre le 7 août
1991 et le 6 décembre 1992, la CNS était le lieu indiqué pour la remise et reprise entre les
forces du statu quo et celles du changement, entre les courtisans d’un régime
patrimonialiste et les forces politiques et sociales favorables à l’instauration d’un Etat de
droit en tant que condition sine qua non du développement humain durable.

Malgré ses faiblesses, ce forum de 2842 délégués représentant toutes les couches
de la population congolaise a légué au pays des acquis appréciables sur le plan politique.
En plus de son caractère éducatif, toutes les séances plénières ayant été transmises en
direct par la radio et la télévision nationales, la CNS représenta une tentative louable de
rétablir la souveraineté de la nation sur l’Etat et de restituer au peuple son droit
démocratique en tant que souverain primaire et, partant, la source du pouvoir d’Etat.

11
Suivant ces principes, la charte de la transition ou la constitution provisoire adoptée par la
CNS reconnaît aux citoyens le droit de résistance contre la dictature ou toute autorité
illégitime et oppressive. Un des soucis majeurs du peuple en conférence était de mettre
fin à l’arbitraire et à l’impunité pour créer un Etat de droit avec des institutions
performantes en vue de réaliser la reconstruction nationale et le développement
économique et social. Malheureusement, compte tenu des erreurs de l’opposition, de la
manipulation savante de celle-ci par Mobutu et de la résistance violente de son régime au
processus de démocratisation, la CNS a échoué par rapport à l’une de ses missions
primaires, à savoir, celle de mettre sur pied une transition ordonnée et non violente vers
la démocratie.

Nettoyage ethnique, moyen de blocage de la transition démocratique

Un des moyens auxquels le régime Mobutu avait fait recours pour torpiller le
processus de démocratisation est l’incitation à la violence par l’intolérance et la haine
basées sur les différences d’identité. Dans nos sociétés contemporaines, marquées par la
diversité sociale et culturelle, les conflits d’identité sont en recrudescence, pour des
raisons multiples, dont l’analyse dépasse le cadre de cette étude. La montée des conflits
identitaires ne semble pas épargner les pays développés du Nord, où les capacités de
gestion effective de la mondialisation existent, mais elle est fort prononcée dans les pays
en développement du Sud, dont les populations sont frappées de plein fouet par la crise
économique et susceptibles à toutes sortes de manipulation politique sur base d’identité.

Le nettoyage ethnique et le génocide sont des manifestations les plus extrêmes des
conflits identitaires et des processus belliqueux pour lesquels tout le poids de l’Etat est
requis lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre de la « solution finale ». Par conséquent, il
s’agit de deux formes extrêmement brutales de guerre ethnique5. Pour le nettoyage
ethnique, celle-ci consiste en un refoulement des personnes appartenant à un groupe
ethnique spécifique d’un territoire où ce groupe est considéré indésirable. Comme
Tadeusz Mazowiecki, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme de
l’ONU l’avait bien noté en 1995 par rapport à la politique serbe dans les Balkans, « les
déplacements de populations ne sont pas la conséquence de la guerre mais son but »6.
Tous les moyens nécessaires, y compris le meurtre, la torture, le viol et la destruction de
leurs biens, sont utilisés pour semer la panique et contraindre les populations visées de
s’en aller. Les rescapés de cette catastrophe humaine deviennent des réfugiés ou des
personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays.

Entre 1992 et 1994, deux coins du Congo-Kinshasa, les provinces du Nord-Kivu


et du Katanga, furent de théâtres de nettoyage ethnique à grande échelle en Afrique
centrale. Les populations visées étaient les gens d’origine rwandaise résidant au Nord-
Kivu, et les Kasaïens vivant et travaillant de longue date au Katanga. Dans les deux cas,
le régime Mobutu était responsable de l’incitation à la violence, faisant usage de la carte
ethnique pour diviser la population et affaiblir ainsi le mouvement pour la démocratie. La
plupart des victimes du nettoyage ethnique au Kivu cherchèrent refuge à travers la
frontière au Rwanda. Parmi eux, nombreux sont des jeunes hommes qui se firent recruter
par l’Armée patriotique rwandaise (APR), la branche armée du Front patriotique

12
rwandais (FPR), mouvement de revendication du droit de retour formé en Ouganda par la
diaspora tutsi et qui comptait également dans ses rangs quelques sympathisants hutu.

Au Katanga, le nettoyage ethnique montre à quel point les conflits ethniques


relèvent, non pas du « primordialisme », comme l’affirmaient naguère les théoriciens de
la modernisation, mais de la construction historique des identités ethniques. La continuité
de groupements ethniques ne diminue en rien leur caractère dynamique, dans ce sens que
ces groupements peuvent naître et disparaître au fil des ans. Par exemple, l’empire luba
du XVIè au XIXè siècle donna naissance aux plusieurs groupes ethniques vivant
aujourd’hui sur le territoire congolais, du lac Tanganyika au fleuve Kasaï et comprenant
les Luba-Katanga, les Luba-Kasaï (Baluba, Lulua, Konji/Luntu), les Songye, les Kanyok,
etc. Malgré leur foyer ancestral commun au Nord-Katanga et une base culturelle
commune, ces groupes ont parfois entretenu des rapports antagoniques, les épisodes les
plus sérieuses dans les 45 dernières années étant le conflit Lulua-Baluba de 1959-1960 au
Kasaï et le refoulement des Kasaïens, pour la plupart des Luba-Kasaï, du Katanga en
1960-1962 et en 1992-1994.

Les deux dernières épisodes sont riches d’enseignements en ce qui concerne tant
la construction historique des identités que le nettoyage ethnique. Le refoulement de
1960-1962 était lié à l’opposition des Luba, aussi bien du Katanga que ceux du Kasaï, à
la sécession katangaise. En expulsant les cadres et travailleurs qualifiés kasaïens sous le
prétexte de réserver les richesses de la province la plus riche du Congo aux seuls
« Katangais authentiques », les exécutants africains de ce sale besogne avaient comme
souci majeur de mobiliser les ethnies du Sud-Katanga derrière le mouvement
sécessionniste en leur promettant l’acquisition d’emplois, de maisons et d’autres biens
appartenant aux Kasaïens. Une des ironies de cette épisode est que Godefroid Munongo,
le ministre provincial de l’intérieur et l’architecte principal du nettoyage ethnique, est le
petit fils du roi Msiri, un Nyamwezi de la Tanzanie qui fonda l’Etat de Garenganze vers
1850 à Bunkeya. Par le miracle du fait colonial, un immigré relativement récent, se
sentait plus en droit de vivre au Katanga que les populations luba, qui en sont originaires.

L’histoire se répétera en 1992 avec Gabriel Kyungu wa Kumwanza, un mulâtre de


paternité portugaise et de mère luba-Katanga qui, en tant que gouverneur de province, se
chargea d’exécuter le nettoyage ethnique aux ordres du président Mobutu et du premier
ministre Jean Nguza Karl I Bond. Partant de la même idée fixe qu’en 1960 et en faisant
miroiter devant les yeux des pauvres katangais les emplois et les possessions des
Kasaïens, Kyungu et sa milice politique terrorisèrent les Kasaïens qui, pour la
circonstance, n’étaient plus des êtres humains mais des « bilulu » (insectes en Kiswahili).
Environ un million des refoulés kasaïens devaient franchir, à pied ou à bord de camions
et de trains surchargés, une grande distance variable selon le point de départ entre 200 et
1800 kilomètres, pour regagner leurs zones d’origine dans les deux provinces du Kasaï.
Des milliers moururent au cours de route d’exhaustion, de faim et d’attaques par des
animaux sauvages. Même ceux-là qui optèrent pour l’évacuation par train furent
condamnés à l’insalubrité des gares du chemin de fer, aux trains prédisposés aux
déraillements à cause de l’état défectueux du réseau et des pannes techniques, ainsi
qu’aux attaques meurtrières à bord et en dehors de trains par la milice katangaise.

13
Le génocide rwandais et ses répercussions au Congo

C’est dans ce climat de haine et de violence à l’Est du pays, dans le contexte de


l’effondrement du régime Mobutu ainsi que celui de l’Etat dont il n’était plus capable
d’assurer la gestion, qu’intervint le génocide rwandais de 1994. Face à la résistance du
peuple contre la dictature, l’Etat délégitimé et démuni de moyens d’action ne pouvait ni
arrêter le génocide ni réagir d’une façon efficace à ses répercussions au Congo.

En droit international, le génocide est défini comme les « actes commis avec
l’intention de détruire, en entier ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
religieux »7. S’agissant ainsi d’un plan rationnel, les choix qui le guident sont fonction
des réalités historiques qui ne sont pas entièrement contrôlées par les génocidaires eux-
mêmes. Les causes économiques, politiques et sociales du génocide doivent être
examinées pour une meilleure compréhension de cette stratégie meurtrière.

Dans le cas concret du Rwanda en 1994, l’Etat a été sans aucun doute l’instigateur
principal du génocide, qui fut l’œuvre des ténors du « Hutu power », avec les Forces
armées rwandaises (FAR), l’armée de feu le président Juvénal Habyarimana et les
interahamwe ou milices extrémistes hutu, comme exécutants majeurs. Réfractaire aux
Accords d’Arusha et au partage du pouvoir avec la minorité tutsi et l’opposition
démocratique animée par les Hutu modérés, l’entourage du président avait depuis un
certain temps préparé des listes des personnes à éliminer physiquement. Pour ces
idéologues de « Hutu power », l’acte de génocide était un devoir national, pour tous ceux
qui étaient censés être loyaux envers l’Etat hutu8. Ceux qui ne se reconnaissaient pas dans
cette idéologie étaient soit des traîtres (cas des Hutu), soit des apatrides (cas des Tutsi),
car ne répondant pas au critère de citoyenneté consacré. Pire que ça, les Tutsi n’étaient
même pas considérés comme des êtres humains. Ils étaient des « inyenzi » (cancrelats en
Kinyarwanda), ou des insectes qu’on peut anéantir sans pitié. Une telle diabolisation,
voire animalisation, des victimes des guerres ethniques permet aux bourreaux de se
justifier et de refouler tout sentiment de culpabilité pour leurs crimes odieux.

Déclenché en avril, le génocide prendra fin en juillet suite à la prise du pouvoir à


Kigali par le FPR. Profitant de l’assistance humanitaire à l’endroit des réfugiés qui
fuyaient les combats et avec la complicité des officiers militaires français de l’Opération
Turquoise, les soldats des FAR et les milices hutu réussirent à s’échapper vers le Kivu
avec tout l’arsenal militaire à leur disposition. S’infiltrant aux réfugiés hutu dans les
camps du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans les régions
de Goma, Bukavu et Uvira, cette machine génocidaire y trouva un terrain propice pour
organiser des raids meurtriers en territoire rwandais.

C’est précisément l’initiative du FPR visant la destruction ces camps des réfugiés
et, partant, les bases des génocidaires au Congo, qui portera Laurent-Désiré Kabila au
pouvoir à Kinshasa. Après les déclarations du général Paul Kagamé publiées dans le
Washington Post du 9 juillet 1997 et confirmées dans son entretien avec le professeur
ougandais Mahmood Mamdani, entretien publié à son tour par le Mail & Guardian de
Johannesburg dans son édition du 8 août 1997, le voile a été finalement et définitivement

14
levé sur le rôle moteur du Rwanda dans la guerre de sept mois et le renversement du
régime Mobutu. Même si la contribution de l’Angola sur le plan des opérations militaires
d’envergure fut beaucoup plus importante, l’initiative rwandaise reste la clef de voûte de
la marche victorieuse de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo
(AFDL) vers Kinshasa.

Ceux qui refusent de reconnaître cette réalité auront du mal à expliquer comment
une coalition de quatre groupes de rebelles disparates formée le 18 octobre 1996 à
Lemera, soit environ deux semaines après le déclenchement des hostilités par l’armée
rwandaise, puisse se structurer et s’organiser pour mener une campagne militaire
victorieuse en un temps record, d’une part, et pourquoi, d’autre part, un officier militaire
rwandais, James Kabarebe, devait prendre le commandement de la nouvelle armée
nationale, les Forces armées congolaises (FAC). Le fil des événements ne tardera pas à
démontrer que Paul Kagamé et le président ougandais Yoweri Museveni avaient soutenu
l’AFDL pour masquer leurs propres visées expansionnistes. Ayant constaté qu’ils ne
pouvaient pas transformer le président Laurent-Désiré Kabila en une véritable
marionnette, ils se sont décidés de s’en débarrasser. D’où la guerre d’agression et de
pillage déclenchée le 2 août 1998.

La guerre interafricaine pour les ressources du Congo

L’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) estime qu’au moins


3,3 millions de personnes sont décédées à cause de la guerre d’agression déclenchée à
partir du 2 août 1998 contre la RDC par le Rwanda et l’Ouganda, entre août 1998 et
novembre 2002, date de sa dernière enquête sur la mortalité au Congo9. La plupart de ces
morts sont des victimes indirectes de la guerre, tués par les conséquences néfastes de
celle-ci, entre autres l’effondrement des infrastructures sanitaires, la malnutrition et les
attaques diverses sur les populations qui se sont réfugiées dans la foret (piqûres
d’insectes, morsures de serpents, attaques fatales par les animaux sauvages). Il s’agit du
bilan le plus lourd de toutes les guerres nationales et régionales depuis la deuxième
guerre mondiale et, d’après Michael Despines d’IRC, « la plus grande catastrophe
humanitaire de la planète10 ». Plus de 95 pour cent de ces victimes sont des civils. Car,
à part la guerre entre les armées rwandaise et ougandaise en 1999 et 2000 à Kisangani et
les affrontements entre les milices pour le contrôle de certains endroits stratégiques, des
combats entre les adversaires majeurs de la guerre de la région des Grands Lacs se sont
fait rares depuis l’Accord de cessez-le-feu de Lusaka de juillet 1999.

Il s’agit là d’un nouveau type de guerre, la « guerre des ressources », dont les
objectifs sont à la fois économiques et politiques, et qui rassemble des acteurs internes et
externes, y compris les réseaux criminels internationaux. Dans une analyse perspicace, le
Monde diplomatique décrit les composantes ainsi que le fonctionnement de ces réseaux
de la manière suivante : « Abandons de souveraineté et mondialisation libérale –
permettant aux capitaux de circuler sans contrôle d’un bout à l’autre de la planète – ont
favorisé l’explosion d’un marché de la finance hors la loi, moteur de l’expansion
capitaliste, et lubrifié par les profits de la grande criminalité. Partenaires associés sur
l’archipel planétaire du blanchiment de l ‘argent sale, gouvernements, mafias,

15
compagnies bancaires et sociétés transnationales prospèrent sur les crises et se livrent
au pillage du bien commun en toute impunité11 ».

Le rapport final du groupe d’experts de l’ONU sur le pillage des ressources du


Congo est très éloquent sur cette complicité entre les représentants des Etats, les sociétés
transnationales et les groupes criminels dans l’exploitation du coltan, des diamants et
d’autres ressources et richesses de ce pays12. Parmi les huit Etats impliqués dans la guerre
interafricaine, à savoir l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi comme agresseurs et
l’Angola, le Zimbabwe, la Namibie et, très brièvement, le Tchad comme alliés de la
RDC, quatre sont impliqués dans le rôle de prédateurs, et ce à très haut niveau. Il s’agit
de la RDC elle-même, de l’Ouganda, du Rwanda et du Zimbabwe, où les parents et les
proches collaborateurs des chefs d’Etat respectifs sont cités comme pilleurs :

RDC

Le général Denis KALUME NUMBI, Ministre du plan et de la reconstruction


Augustin KATUMBA MWANKE, Ministre à la Présidence de la République
Didier KAZADI NYEMBWE, Directeur de l’Agence nationale de renseignements
MWENZE KONGOLO, Ministre de la sécurité nationale
Mwana Nanga MAWAPANGA, ambassadeur ; ancien ministre des finances
Jean-Charles OKOTO LOLAKOMBE, PDG MIBA (exploitation des diamants)

Ouganda

Le général-major James KAZINI, chef d’état-major de l’armée ougandaise (UPDF)


Le lieutenant-général (ret.) Caleb SALIM SALEH, demi frère de Museveni
Le colonel Kahinda OTAFIRE, responsable des affaires africaines pour Museveni
Le commandant Nobel MAYOMBO, chef du renseignement militaire de l’UPDF

Rwanda

Le général-major James KABAREBE, chef d’état-major de l’armée rwandaise


Le colonel Dan MUNYUZA, l’ancien adjoint de Kabarebe aux FAC en 1996-1998
Le commandant Edward GATETE, Opération Congo Desk, Armée rwandaise
Le commandant Emmanuel KABANDA, Opération Congo Desk

Zimbabwe

Emmerson MNANGAGWA, Président du Parlement zimbabwéen


Le lieutenant-général Vitalis ZVINAVASHE, chef d’état-major de la ZDF
Le général de brigade (ret) Sibusiso MOYO

Les sociétés transnationales qui participent au pillage des ressources congolaises


proviennent pratiquement de tous les coins du globe et comprennent des nouvelles
compagnies montées pour la cause dans les pays impliqués dans la guerre ainsi que
celles, bien établies, des pays suivants : Afrique du Sud, Allemagne, Belgique, Canada,

16
Chine, Emirats Arabes Unis, Etats-Unis, Finlande, France, Hong Kong, Israël,
Kazakhstan, Malaisie, Pays-Bas, Royaume Uni, Suisse. Il y a lieu de mentionner
également plusieurs autres sociétés enregistrées dans les îlots de libre échange des
Caraïbes et des sociétés appartenant aux marchands d’armes notoires tels que Victor
Bout13.

En dépit des protestations des uns et des autres, il est internationalement établi
que dans cette sale guerre interafricaine du Congo, les « alliés » et les « agresseurs » se
retrouvent tous dans le même camp, celui des pilleurs. Si les premiers participent au
partage du gâteau congolais avec l’approbation des autorités congolaises, il n’en reste pas
moins que cette activité soit jugée illégale en droit international car étant effectuée sans
transparence et contraire aux intérêts supérieurs de la nation. Pour les Congolais
impliqués, des présomptions les plus graves pèsent sur eux concernant le bradage du
patrimoine national. Quant aux agresseurs, il est évident que le Rwanda et l’Ouganda
s’adonnent plus au pillage des richesses congolaises qu’à la poursuite de leurs « forces
négatives » respectives au Congo. Directement ou par groupements congolais interposés,
ces deux pays ont purement et simplement annexé de vastes zones du Congo afin d’y
piller systématiquement les ressources naturelles.

La logique de pillage, qui caractérise les relations entre l’économie mondiale et


l’Afrique depuis le XVIe siècle, ne peut que se renforcer au fur et à mesure que
l’effondrement de l’Etat et de son autorité devient monnaie courante dans les zones
d’exploitation économique sous contrôle des mouvements d’opposition armés. Aux
ambitions démesurées, les chefs de ces mouvements ne se gênent guère d’entrer en
partenariat avec les marchands d’armes et de drogues ainsi que les banques off shore et
les transnationales minières pour promouvoir des intérêts autres que ceux de leur propre
pays. Exception faite pour l’autonomie manifeste du Mouvement de libération du Congo
(MLC) de Jean-Pierre Bemba, initialement créé avec l’appui de l’Ouganda, l’instabilité
remarquable de la direction du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD-
Goma)14, la formation rebelle la plus importante, soutenue par le Rwanda, ainsi que la
tragédie du district de l’Ituri suite à sa transformation en une république bananière
ougandaise15, montrent comment l’obsession du pouvoir et la quête des richesses
matérielles sont telles que les seigneurs de la guerre fassent montre d’un manque éhonté
du patriotisme, en préférant de détruire et de diviser leur propre pays que de mener une
lutte responsable pour la démocratisation et le partage du pouvoir.

Face à l’effondrement de l’Etat congolais, le Rwanda et l’Ouganda ont été


confortés par les meilleures dispositions dont ils jouissent de la part des grandes
puissances, Washington et Londres en particulier, pour se sentir à l’aise dans la poursuite
de leurs visées expansionnistes. Malgré l’autoritarisme caractérisant leur pratique du
pouvoir, Paul Kagamé et Yoweri Museveni jouissent d’un soutien considérable auprès de
ceux-là mêmes qui prétendent combattre le terrorisme et promouvoir les valeurs
démocratiques à l’échelle mondiale. En réalité, les grandes puissances se préoccupent
surtout de leurs intérêts économiques et stratégiques.

17
Malheureusement pour le Congo, le coltan et d’autres ressources du sous-sol
congolais sont incontournables pour la technologie de pointe, de la fabrication et
l’entretien des engins aéronautiques et spatiaux aux ordinateurs et à la téléphonie
cellulaire. La classe politique congolaise ayant démontré son incapacité de servir
d’intermédiaire fiable, la conquête du pays, ou tout au moins sa partition par des voisins
capables d’y assurer l’exploitation et l’évacuation vers les marchés du Nord des
ressources stratégiques dont l’industrie a besoin, s’imposait.

Tout en renflouant leurs trésors nationaux et permettant aux officiers militaires de


s’enrichir, les Etats clients de la région se sont bien acquittés de leurs obligations envers
les alliés occidentaux. Destinataires majeurs des métaux rares comme le coltan, ces
puissances extérieures demeurent, en tant que receleurs de biens volés, tout aussi
coupables selon le droit occidental que les pilleurs eux-mêmes. A cet égard, le silence des
Etats-Unis et de l’Europe vis-à-vis des crimes commis au Congo et leur refus d’imposer
des sanctions contre le Rwanda et l’Ouganda à l’instar des mesures prises contre Charles
Taylor pour son rôle dans le conflit en Sierra Leone, prouvent à suffisance l’hypocrisie
du discours occidental sur les droits humains.

CONCLUSIONS

L’Afrique, et l’Afrique centrale en particulier, se classent aujourd’hui parmi les


foyers principaux des conflits armés au monde. En dehors des guerres des ressources, qui
sont liées aux enjeux de la mondialisation qui dépassent largement le contexte national, la
plupart des conflits armés sont d’ordre interne et en grande partie fonction de l’échec du
processus de démocratisation amorcé aux débuts des années 90. Comme j’ai essayé de le
démontrer ailleurs, il y a un rapport évident entre ces conflits et les dimensions politiques
de la situation actuelle de l’Afrique dans le système mondial16.

Les crises centrafricaine et congolaise décrites dans cette étude montrent à


suffisance comment les facteurs internes et externes s’interpénètrent, bien que les
premiers restent fondamentaux comme le terrain principal d’affrontement entre les forces
du changement et celles du statu quo. Si le rôle des facteurs extérieurs n’est pas
négligeable dans le déclanchement des guerres des ressources, comme c’est bien le cas de
la guerre en RDC, il n’en reste pas moins que la responsabilité primaire pour leur
prolongation revient aux acteurs nationaux, qui se prêtent à servir de relais ou des
hommes de paille des forces étrangères.

Le dénominateur commun dans les deux cas analysés dans cette étude est la crise
de l’Etat postcolonial, marqué par l’effondrement de son autorité et de ses moyens
d’action, y compris l’appareil administratif et les organes de coercition. La grogne des
fonctionnaires et d’autres catégories sociales dont le bien-être dépend totalement ou en
partie de l’Etat est due à l’échec de ce dernier dans bon nombre de pays africains
d’assurer un paiement régulier des salaires, pensions et bourses d’études. A cet égard, les
mutineries des soldats, une des catégories sociales majeures de la crise centrafricaine,
sont en général des actions syndicales en défense de leurs intérêts corporatistes. Dans les

18
années d’indépendance, les revendications des militaires portaient surtout sur les
promotions, d’autant plus que la plupart des armées avaient gardé en leur sein des
officiers européens. Plus récemment, les mutineries sont souvent provoquées par des
arriérés de solde, qui sont insupportables, surtout dans la mesure où il existe une ou
plusieurs unités d’élite, en l’occurrence la garde présidentielle et d’autres services
prétoriens, qui sont de loin mieux rémunérées et jouissent des meilleures conditions de
travail et de vie matérielle.

Quant à l’impact de ce genre de conflit sur la vie politique, il varie énormément


suivant la maturité politique des autorités, la suite qu’elles réservent aux revendications
des mutins ou, généralement parlant, la manière dont elles agissent pour se tirer d’affaire.
Reconnaître le bien-fondé des doléances des mutins et agir avec sincérité avant que la
crise ne soit politisée d’une façon ou d’une autre, est certainement préférable à
l’arrogance, la duplicité et le recours à la force, qui furent les méthodes de choix pour des
dirigeants africains habitués à dépendre des puissances étrangères pour se maintenir au
pouvoir. La perte de la couverture néocoloniale sonna le glas du pouvoir perpétuel et
infligera aux hommes comme Patassé l’humiliation d’être balayé de la scène politique
sans aucune défense conséquente de la part de ses anciens alliés. Avec le coup d’Etat du
général François Bozizé, il vient de payer cher son manque de volonté politique pour
régler dans la concorde et la réconciliation nationales la crise multidimensionnelle créée
par les mutineries à répétition de 1996-1997.

En RDC, les causes profondes de la crise actuelle sont de deux ordres : d’une part,
le blocage par la corruption et la violence du processus de démocratisation amorcé en
1990, y compris des actes de sabotage économique et de nettoyage ethnique, résultant
dans la destruction du tissu social et la montée de l’intolérance politique ; et d’autre part,
l’effondrement de l’Etat et de ses forces armées, qui permirent aux Etats lilliputiens
comme le Rwanda et l’Ouganda d’envahir, d’occuper et de piller un pays aux dimensions
continentales.

Dans ces conditions, l’instauration d’une paix durable au Congo exige deux
préalables. En premier lieu, la reconstruction de l’Etat et de l’armée congolais sont
indispensables pour une sortie honorable de la crise. En revanche, cette reconstruction
n’est possible que dans la mesure où la reprise du processus de démocratisation réussisse
à restaurer l’unité et l’intégrité territoriale du Congo et à rassembler les différentes
factions politiques autour d’un projet de transition politique commun qui permette une
solution démocratique et équitable à la crise que traverse le pays depuis treize ans.

En deuxième lieu, si la guerre perdure à cause de l’exploitation illicite des


ressources du Congo par ses voisins et les réseaux de criminalité économique
internationaux, la communauté internationale a le devoir, sous la Charte des Nations
unies, de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à ces activités
criminelles. La politique de deux poids, deux mesures, dont les grandes puissances font
montre dans leurs stratégies de réponse aux crimes contre l’humanité et aux crimes de
guerre à travers le monde, nous dispose à croire qu’il appartiendra aux Congolais eux-
mêmes de s’organiser pour éradiquer et punir les crimes commis sur leur territoire,

19
conformément au droit international, ainsi que de fournir des compensations appropriées
aux victimes de la guerre ou à leurs familles respectives.

1
Il s’agit des pays suivants: Angola, Burundi, Centrafrique, Congo-Brazzzaville, Congo-Kinshasa, Rwanda
et Tchad. Par rapport à la situation qui prévaut ailleurs, le Cameroun, le Gabon, la Guinée Equatoriale et
Sâo-Tomé et Principe sont relativement calmes.
2
Les données sur la crise centrafricaine ont été en grande partie recueillies lors d’une enquête menée par
l’auteur à Bangui entre les 9 et 27 avril 1998, dans le cadre d’une mission d’études multisectorielle du
PNUD entre le 1er avril et le 8 mai 1998 pour évaluer l’impact de ses différentes interventions en
accompagnement du processus de paix et de réconciliation nationale en RCA.
3
Le Citoyen (Bangui), No. 243 du 9 au 10 avril 1998. Le G11 est le collectif des partis d’opposition,
regroupés autour du leader historique de l’opposition démocratique en RCA, le docteur Abel Goumba.
4
L’Eveil, (Bangui), mars-avril 1998.
5
Sur la typologie des conflits, lire mon essai, « Les dimensions politiques de la situation de l’Afrique dans
le système mondial » in Alternatives Sud, Vol. VIII, No. 3, 2001, pp. 89-115, ou in Et si l’Afrique refusait
le marché, Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve, et L’Harmattan, Paris, Budapest et Torino, 2001.
6
Cité par Marc Semo, « Nettoyage ethnique, but de guerre serbe » in Libération, 30 mars 1999.
7
Convention sur le génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution 260A
(III) du 9 décembre 1948.
8
Lire Philip Gourevitch, We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families : Stories
from Rwanda, Farrar, Strauss et Giroux, New York, 1998, p. 123.
9
International Rescue Committee, Mortality in the Democratic Republic of Congo: Results from a
Nationwide Survey, IRC, New York, avril 2003.
10
« IRC staff members talk about ‘the biggest humanitarian crisis on the planet’ », IRC News, avril 2003.
11
« Dans l’archipel planétaire de la criminalité financière », Le Monde diplomatique, avril 2000, pp. 4-8.
12
Lire Rapport final du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres
richesses de la République démocratique du Congo, Conseil de Sécurité, Nations Unies, New York, 16
octobre 2002.
13
Voir les annexes I, II et III du Rapport final du Groupe d’experts.
14
Depuis sa création en août 1998, le groupe pro-rwandais a eu cinq dirigeants : Arthur Zahidi Goma,
Ernest Wamba-dia-Wamba, Emile Ilunga, Adolphe Onusumba et Azarias Ruberwa.
15
Lire, à ce sujet, l’excellent article d’Alphonse Maindo Monga Ngonga, « ‘La républiquette de l’Ituri’ en
République démocratique du Congo : un Far West ougandais » in Politique africaine, No. 89, mars 2003,
pp. 181-192.
16
Nzongola-Ntalaja, “Les dimensions politiques de la situation de l’Afrique dans le système mondial,” op.
cit.

Professeur émérite d’études africaines à l’Université Howard de Washington, ancien président de


l’Association africaine de science politique et ancien membre du comité exécutif de l’Association
internationale de science politique, Georges Nzongola-Ntalaja est actuellement directeur du Centre
de Gouvernance du Programme des Nations unies pour le Développement à Oslo. Les vues exprimées
dans cette étude n’engagent que son auteur et ne reflètent nullement celles du PNUD ou du système
des Nations unies dans son ensemble.

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