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"L'A faire Kalonji" et les problèmes du Kasaï

Dans Courrier hebdomadaire du CRISP 1959/32 (n° 32), pages 17 à 21

Article

N ous publions ici les trois annexes relatives à notre COURRIER N° 31, du
11 septembre 1959. Rappelons qu’il s’agissait d’extraits :
1

. du rapport confidentiel du commissaire de district assistant M. A. Dequenne,


rédigé à Luluabourg à la demande du Gouverneur M. De Jaegher (Con lit
Lulua-Baluba).
. de la réponse du Mouvement Solidaire Muluba (M.S.M.).
. du "dialogue" entre MM. Pholien et Kalonji à Bruxelles.

ANNEXE I
Revendications Lulua 2

Con lit Lulua-Baluba 3

Luluabourg, le 8 juillet 59 4

cl. : B. 2. 5

A Monsieur le Gouverneur de la Province du Kasaï. 6

(SERVICE DES A.I.M.O.) à Luluabourg 7

"Monsieur le Gouverneur, 8

… 9

1 - Il y a incontestablement une "ethnie" Lulua. J’emploie ce terme à défaut d’autre. 10


Les populations Lulua, qui ont porté jadis d’autres surnoms, ont pris le nom de Bena
Lulua du nom de la rivière Lulua, de part et d’autre de laquelle elles se sont établies.
Ces populations ont émigré en groupes plus ou moins importants, et pour des 11
raisons diverses. Toujours est-il qu’elles ont occupé tout le bassin de la Lulua. L’aire
de dispersion est la suivante :

… 12

La Ville de Luluabourg est évidemment comprise. Elle est en fait devenue le cœur de 13
l’ensemble formé par les Circonscriptions Lulua.

Il serait donc relativement facile de délimiter le "royaume" dont parle le Chef 14


KALAMBA.

Je suis convaincu qu’un referendum de tous les notables quelque peu importants des 15
Territoires repris ci-dessus enregistrerait l’accord unanime ou presque, des
intéressés qu’ils font partie, avec la population dont ils sont les chefs, d’une même
entité politique et géographique.

… 16

A l’arrivée des européens, les populations Lulua n’étaient pas encore stabilisées. Les 17
divers groupes ne niaient pas leur parenté, mais aucun des nombreux chefs n’avait
encore réussi à asseoir son pouvoir politique sur tous les autres. Cependant, à
l’arrivée de VON WISMAN, KALAMBA était un des notables les plus en vue, sinon le
plus en vue, et il ne cachait pas son désir de s’assujettir tous les autres chefs. Ce
KALAMBA MUKENGE, grâce à l’appui de VON WISMAN, réussit à s’imposer. Ceux
qui lui étaient hostiles furent éliminés.

Son prestige et son autorité devinrent assez grands pour que lorsqu’il se révolta 18
contre les européens, il fut suivi par la très grande majorité des chefs Lulua, même
ceux qui n’admettaient pas dépendre politiquement de lui.

Il est hors de doute que sans notre intervention, KALAMBA et sa famille se seraient 19
imposés à tous les Lulua. Actuellement, son prestige reste énorme.

… 20

2 - Con lit Lulua-Baluba. 21

Ce con lit est particulièrement aigu dans les limites de la Ville de Luluabourg. 22
Ailleurs, il existe en puissance. De la solution qui sera adoptée pour Luluabourg
dépend la paix publique dans tous les endroits où cohabitent Baluba et Lulua.

… 23

Une fois regroupés, Baluba et Lulua furent érigés en "che feries". Pour les Lulua, il n’y 24
eut pas de grands drames, puisqu’ils possédaient terres et chefs. Pour les Baluba,
cette organisation aurait dû être plus compliquée, car ils ne possédaient ni terre ni
chefs. On ne se fit pas de souci inutile, on donna des terres Lulua aux Baluba, et
comme chefs, on plaça le plus souvent d’anciens auxiliaires de l’Administration.
… 25

Si on admet que les Baluba ont des droits fonciers sur les terres qu’ils occupent 26
actuellement, ces droits ne remontent qu’aux années 1925 - 1930.

Les Lulua ne réagirent pas à l’époque parce que : 27

. c’était l’Administration qui avait décidé ;


. la densité de la population était très faible, il y avait donc des terres en quantité
su fisante pour tout le monde ;
. Baluba et Lulua entretenaient de très bonnes relations.

… 28

Cette situation ne changea que lorsque, rompant avec leur ancienne mentalité, les 29
Lulua commencèrent à envoyer leurs enfants à l’école, leurs jeunes gens au service
des européens. Ils s’aperçurent alors que toutes les situations qu’ils briguaient
étaient occupées par des Baluba, que ceux-ci les traitaient en inférieurs, et que la
plupart des européens faisaient fi de leurs o fres de service, ou ne leur donnaient que
les emplois les plus subalternes. Peu à peu, sous l’in luence des quelques rares
évolués issus de leurs rangs, de quelques notables sentant leurs privilèges
coutumiers en péril, la jeunesse Lulua bientôt suivie par la masse des anciens
commença à réagir. En 1953 l’Association "Lulua- Frères" fut créée. Elle eut
rapidement une très large audience.

… 30

La création de partis politique mit le feu aux poudres. Le Mouvement National 31


Congolais s’adressa plus particulièrement aux Baluba. Les leaders ne se cachèrent
pas de leurs intentions de prendre le pouvoir, certains firent état de soi-disant
promesses qui leur auraient été faites, créant l’inquiétude et la haine chez les Lulua
qui se voyaient, dans un avenir plus ou moins proche, livrés aux Baluba. Une
première réaction fut l’adhésion des Lulua au parti politique rival, l’Union
Congolaise. Et puis vinrent les incidents de Tambwe Saint Bernard qui firent
déborder la coupe.

… 32

Conclusion : 33

1 - J’estime opportun la reconnaissance de l’ethnie Lulua, et la fixation des limites de 34


cette ethnie.

… 35

Il serait utile d’étudier la possibilité de créer un District de la Lulua comprenant 36


toute l’ethnie Lulua, et rien qu’elle.
Les Chefs de groupements coutumiers des Territoires intéressés pourraient être 37
interrogés sur leur appartenance à l’ethnie Lulua et leur accord de voir cette ethnie
unifiée.

2 - J’estime également opportun de voir interroger les chefs de groupements 38


coutumiers afin d’obtenir éventuellement leur approbation sur les points suivants :

a. Voulez-vous voir reconnaître par l’Administration une che ferie unique ayant à
sa tête KALAMBA ?
b. Voulez-vous que l’organisation actuelle, en C.I. distinctes, soit maintenue,
mais que KALAMBA soit reconnu comme Chef de tous les Lulua ?
c. idem que b) mais avec la variante : "… que Kalamba soit reconnu comme le
représentant attitré de tous les Lulua" ?

… 39

Il est également incontestable que les Lulua ne firent aucune opposition à 40


l’installation des premiers noyaux de Baluba, à qui ils étaient d’ailleurs unis par des
liens de parenté.

Il est non moins incontestable que c’est l’Administration : 41

a. qui invita certains groupements Lulua à céder la place à des immigrants


Baluba ;
b. qui organisa les actuels "groupements" Baluba ;
c. qui favorisa l’immigration d’étrangers Baluba pour pourvoir aux besoins en
main-d’œuvre de Luluabourg et du rail.

Il est hors question d’exiger le refoulement de la majorité des habitants de ce secteur, 42


sous prétexte qu’ils sont Baluba. Il est indubitable que ces Baluba ont acquis des
droits qui doivent être respectés et protégés.

Il est non moins certain que les Lulua, et plus particulièrement les groupements qui 43
se trouvaient sur place à l’arrivée des premiers immigrants, ont des droits
coutumièrement imprescriptibles sur le domaine foncier occupé, petit à petit, par les
Baluba.

La responsabilité de l’Administration qui a favorisé la création de la situation 44


actuelle est très grande. Il lui appartient donc de trouver une solution satisfaisante
pour les deux parties en cause.

… 45

Au titre de participation à la recherche de la solution à trouver, je citerai ci-dessous 46


quelques idées :

. reconnaissance o ficielle de la propriété du domaine foncier aux Lulua et


conjointement, reconnaissance des droits d’usufruitiers aux Baluba, occupant
actuels.

… 47

D’autre part, les Lulua voudraient enlever aux Baluba, qu’ils considèrent comme 48
"étrangers", tout droit politique. Leur but est évidemment d’éviter une défaite aux
prochaines élections. On pourrait leur donner partiellement satisfaction en
réglementant le droit de vote des habitants de la Ville et de la zone annexe. On
pourrait, par exemple, prévoir que seuls auraient le droit de vote ceux qui ont une
résidence e fective et régulière de 10 ans au minimum. Le rôle serait établi en
donnant aux Lulua la possibilité de contrôler si la condition ci-dessus est remplie.

Une seconde condition pourrait être l’obligation pour tout habitant désireux de 49
participer au vote, ou d’être élu, de reconnaître son appartenance au "peuple" Lulua.

… 50

Si je me suis étendu sur ce problème, c’est parce que j’estime qu’il est urgent de 51
trouver une solution. Je confirme ma lettre n°66/D.269.c. du 25 mai 1959 et tout
spécialement sa conclusion.

Jusqu’à présent le chef KALAMBA et les principaux notables Lulua ont accepté de 52
prêcher le calme à la population. Je leur ai dit que les problèmes qu’ils estiment
vitaux, non sans raison, sont à l’étude, et que nous n’accepterions pas d’avoir la main
forcée. Mais il est évident qu’un atermoiement excessif peut provoquer le pire.
J’insiste donc pour qu’une décision soit prise dans le plus bref délai possible, et, en
tout état de cause, avant les prochaines consultations."

POUR LE COMMISSAIRE DE DISTRICT EN INSPECTION LE COMMISSAIRE DE 53


DISTRICT ASSISTANT - A. DEQUENNE -"

ANNEXE II
"MOUVEMENT SOLIDAIRE" 54

MULUBA - B.P. 3211 LULUABOURG.- 55

Luluabourg, le 9 juillet 1959 56

A Monsieur le Président de lu Chambre des Représentants 57

A Monsieur le Président du Sénat 58

BRUXELLES. 59

… 60

Le Mouvement Solidaire Kuluba, parlant au nom dos millions de baluba éparpillés 61


dans le Kasaï et dans le Congo tout entier, prend la liberté de porter à la
connaissance du peuple belge, par votre intermédiaire, la décision suivante que ce
peuple se voit contraint de prendre à la suite de l’attitude scandaleuse de
l’Administration Coloniale Belge.

… 62

Les journaux congolais et les représentants attitrés du peuple congolais n’ont cessé 63
de signaler l’origine de cette opposition dans le chef de l’Administration Coloniale
qui, sans doute dans le but de pouvoir régner et dominer le plus longtemps possible,
dresse directement ou indirectement, sournoisement ou ouvertement, des tribus
contre les autres.

… 64

L’on pourra peut-être nous rétorquer que le Commissaire de District, agissant 65


conformément aux instructions de ses supérieurs, n’a fait qu’interprêter les
sentiments de nos frères Lulua.- Nous connaissons quant à nous, toutes les intrigues
qui se jouent pour savoir la part prédominante que jouent les autorités dans ce
domaine et pour des mobiles qui n’échappent à personne.

… 66

Si aucune mesure exemplaire n’était prise sans délai contre ces détracteurs du 67
Congo, le Mouvement Solidaire Muluba, afin de sauvegarder la paix sociale, se
verrait dans l’obligation de conclure :

1°/- que les représentants attitrés de la Belgique étant les premiers à saboter
leur propre déclaration gouvernementale du 13 janvier 1959, le peuple muluba
considère cette déclaration comme caduque ;
2°/- que devant les intentions malhonnêtes de l’Administration Coloniale, le
peuple muluba se considérerait en droit d’exiger son indépendance immédiate
et inconditionnelle ;
3°/- qu’il serait tout à fait disposé dans l’intérêt de la paix sociale et dans les
conditions qu’il soumettrait, à se replier momentanément sur les territoires de
son empire dont les limites pourraient être présentées ultérieurement ;
4°/- regrette de devoir annoncer o ficiellement au Parlement Belge que dans
l’éventualité ci-dessus le peuple muluba ne tolérera la présence sur son
territoire d’aucun colonial belge, fut-il un simple technicien ;

6°/- assure ses autres frères congolais de ses sentiments inaltérables de sincère
fraternité et espère qu’ils ne se laisseront pas prendre par des fausses
promesses et même au prix do sacrifices aux manœuvres colonialistes, de
division et de séparation ;
7°/- rejette dès à présent sur la Belgique toutes les responsabilités quant aux
troubles sociaux et politiques que pourrait engendrer l’attitude scandaleuse de
son Administration Coloniale ;

POUR LE COMITE DU MOUVEMENT SOLIDAIRE MULUBA, 68


Le Secrétaire Justin Kasanda.- 69

Le Président, Evariste Kalonji.- 70

ANNEXE III
Le 1er juillet 1959, dans la salle de PRESENCE AFRICAINE, 220, rue Belliard à 71
Bruxelles éclata une vive altercation entre M. Pholien et M. Albert Kalonji, à l’issue
d’un débat sur la nécessité d’un gouvernement congolais, thèse présentée à cette
tribune par MM. Pierre DE VOS, correspondant du journal LE MONDE, et Jacques
MARRES, avocat à Stanleyville, tous les deux membres du Comité de Rédaction de la
revue EURAFRICA, organe de la FEDACOL. La presse a fait écho à cette discussion
aussitôt après l’arrestation de Kalonji et la visite de M. Pholien à Luluabourg. Nous
possédons l’enregistrement de cet échange de vue d’où nous extrayons les passages
significatifs suivants.

"Kalonji : … Il y eu au Kasaï une motion signée par tous les partis politiques et les 72
Associations tribales, se justifiant par l’obstruction que font les fonctionnaires de
voir les élections générales au su frage universel être organisées dans le pays
immédiatement avant la fin de l’année et pouvant ainsi nous donner un
gouvernement provisoire avant décembre 1959, de manière à imposer aux uns et aux
autres un maître visible, palpable, qui alors organisera l’initiation politique jusqu’à
ce que, en 1961, il y ait indépendance totale sur la base des travaux du Congrès que
nous avons tenu à Luluabourg….

… Mais avant ces élections de fin d’année, l’installation d’une commission de contrôle 73


on octobre, qui comprendrait dos représentants en nombre égal des cinq partis
politiques de Belgique et de tous les partis politiques congolais… elle aurait la
responsabilité du contrôle et de la surveillance des opérations électorales …

M. Pholien : je suis un Monsieur d’un certain âge, qui va vous paraître comme un 74
revenant, un fossile des âges révolus et cependant je vais vous dire mon opinion…
L’ordre du jour est de savoir s’il est opportun de constituer un gouvernement au
Congo. J’ai généralement des idées absolues sur toutes les questions, et ici j’ai une
idée absolue qui est NON. … car ce gouvernement ne sera pas un gouvernement, ce
sera un mot… ce sera un mythe. …Si vous aviez un gouvernement à Léopoldville, à
Luluabourg ou dans une capitale, il serait incapable par ses propres moyens, sans
l’aide de l’administration belge, d’empêcher le morcellement du Congo…moi je suis
très attaché à l’unité du Congo. Mais il faut bien s’entendre… le Congo n’a pas une
vocation à l’unité… c’est la raison pour laquelle je dis il faut être fédératif.

Kalonji : nous n’avons pas la qualité ni la formation de notre éminent contradicteur, 75


mais nous avons pour nous la seule vérité. M. Pholien a voté la déclaration et
aujourd’hui il est contre la déclaration.

M. Pholien : Il n’y a pas eu de vote. Non, il n’y a pas eu de vote. 76


Kalonji : Ce que vous dites là vous avez eu l’occasion de le dire au Parlement, vous 77
n’en avez rien fait. Aujourd’hui vous venez remettre en question une a faire qui est
déjà une réalité, et peu m’importe si celà vous agrée, restez alors dans votre coin M.
Pholien. …Vous avez eu 80 ans pour prévoir ces di ficultés. Qu’en avez-vous fait, vous
qui étiez Premier Ministre ?"

Rentré de son neuvième séjour au Congo, où il présidait la commission sénatoriale, 78


M. Pholien confiait ses impressions à La Libre Belgique le 24 août 1959. Évoquant le
cas du "nommé Albert Kalonji … agitateur" il écrivait :

"Je ne vois pas comment qualifier autrement ce personnage dont les partisans 79
allèrent de porte en porte, à Luluabourg, prêcher la grève générale, et de qui les
propos semaient le trouble dans les esprits. Sans connaître le dossier ni les griefs qui
sont à la base de sa relégation, connaissant l’administration, je fais, quant à moi,
confiance à son esprit d’équité et à son extrême patience." "Présence Congolaise" du
29 août attaquait vigoureusement "Le bla-bla des sénateurs attardés" dans un
éditorial qui visait MM. Van Remoortel, Hougardy et Pholien. Ce dernier est, avec M.
De Vleeschauwer, vice-président des Amitiés Belgo-Sud Africaines.

Mis en ligne sur Cairn.info le 28/12/2014


https://doi.org/10.3917/cris.032.0017

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