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DU

MÊME AUTEUR

Annie Girardot, le tourbillon de la vie, Hors Collection, 2010


L’Enfance des criminels, Hors Collection, 2012
Agnès Grossmann

LES SALOPES
DE L’HISTOIRE
« Il ne faut pas avoir peur du bonheur, c’est seulement un bon moment à passer. »
Romain Gary

« L’amour, comme la guerre, est affaire de courage. »


Catherine II de Russie
Préface

Salopes, vous avez dit salopes…


Au départ, c’est une plaisanterie. Voulant écrire les portraits de femmes célèbres qui avaient mené
une vie sexuelle débridée, je parlais d’elles à mes amis en les surnommant les « salopes ». Pourquoi ?
Parce que c’est souvent comme cela qu’on appelle celles qui aiment ça.
Ça ? Le sexe.

Toutes les femmes qui font semblant d’être des femmes comme il faut, et il y en a beaucoup, savent
que dès que l’on fait tomber le masque pour se montrer sexy et jouisseuse, on prend le risque de se faire
traiter de salope.
Même encore aujourd’hui. Certes, c’est dit avec l’œil égrillard et rigolard, mais c’est dit. La liberté
sexuelle féminine reste une effronterie. Les femmes qui osent afficher leur désir et leur plaisir font figure
d’insolentes.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa, Mata Hari ne sont pas des
femmes comme il faut. Toutes, à leur époque, ont été traitées de salopes, voire de putains. Elles s’en
fichaient complètement. Aucune ne se souciait du qu’en-dira-t-on.
Leur liberté d’esprit précédait celle de leur corps. À une époque où l’Église, les convenances leur
dictaient une sexualité corsetée, dédiée à la reproduction, elles ont fait voler en éclats tous ces diktats.
Elles ont joui sans entraves, multipliant les amants. Sans culpabilité.
Cette liberté sexuelle leur a donné beaucoup de plaisir mais aussi de l’énergie à revendre et une
grande force qui les a aidées à s’accomplir dans des destins souvent complexes.
Contrairement à toutes celles, encore nombreuses, qui vivent une sexualité atrophiée, elles étaient en
pleine possession de leurs moyens. Elles déployaient leurs ailes. C’étaient de vraies femmes.

Elles ne se morfondaient pas en attendant le grand amour. Elles ne croyaient pas au Prince charmant
ni au crapaud qui devient roi sous les baisers.
Elles n’attendaient pas. Elles étaient parées comme des reines, sachant se mettre en scène et en
valeur. Elles savaient susciter le désir.
Leurs partenaires devaient leur donner du plaisir sinon elles en changeaient. Pas question pour elles
de subir les assauts des hommes en fermant les yeux et en attendant que cela passe.
Elles ne s’ennuyaient pas au lit, et leurs amants non plus. Le sexe était un moyen de jouissance et de
réjouissance qui les régénérait.

Même quand leur corps a été abîmé par l’âge, elles ont continué à séduire et à avoir une vie
sexuelle. Jusqu’au bout, elles ont eu des amants dans leur lit.
Jamais elles n’ont renoncé à l’amour physique et au plaisir. Jamais elles n’ont abdiqué leur
sexualité sous les regards réprobateurs des hommes ou, parfois même, des autres femmes. Elles n’ont
jamais fait profil bas.
On les a traitées de salopes, c’était le prix à payer pour leur liberté. Elles l’ont payé de bon cœur.
Cléopâtre, Messaline, Marguerite, Catherine, Jeanne, Joséphine, Thérésa, Mata Hari n’étaient pas
des femmes convenables.
Des salopes ? Non !
De vraies femmes ! Audacieuses et puissantes.
Cléopâtre
La putain couronnée

Jules César est en colère. Il est furieux depuis son arrivée à Alexandrie, depuis qu’on lui a offert
dans un panier, comme un présent somptueux, la tête de Pompée, son grand ennemi, qui a régné sur Rome
et qui voulait l’anéantir. Pompée qu’il a poursuivi jusqu’à Alexandrie après l’avoir vaincu en Grèce, lors
de la bataille de Pharsale.
Jules César s’est installé au palais des pharaons. Il n’en a jamais vu d’aussi beau. C’est d’un luxe
inouï. L’Égypte, bien que vassale de Rome, est immensément riche. Les murs sont recouverts d’or et
sculptés ou peints de fresques colorées qui rendent honneur aux dieux et aux rites égyptiens. Les meubles
sont d’ébène et d’or, incrustés de pierres précieuses. Partout sont disposés des vasques pleines de fleurs
fraîches et des brûle-parfums qui embaument délicatement l’atmosphère.
César tourne en rond dans la chambre qu’il s’est choisie au palais. Il est tard, il est las. Tout semble
calme quand, soudain, des éclats de voix à sa porte le sortent de sa torpeur. C’est un Égyptien qui insiste
auprès des gardes pour entrer et remettre personnellement à l’Imperator un tapis qui lui est offert. César,
curieux, accepte de le laisser entrer.
Une fois dans la pièce, seul face au grand conquérant, le porteur pose délicatement le tapis à terre. Il
le déroule avec précaution, faisant apparaître, à la grande surprise de César, une jeune femme quasiment
nue. Elle se relève, espiègle, et dit dans un latin parfait : « Bonsoir César, je suis Cléopâtre, il paraît que
tu veux me voir ? » Ça, c’est une entrée !
Cléopâtre a eu cette brillante idée pour s’introduire au palais et déjouer la vigilance de son frère
Ptolémée qui veut la faire éliminer pour régner seul. Cela fait des mois qu’elle est exilée dans le désert et
la voilà devant César, à peine couverte, prête à se donner. L’Imperator est conquis. Quelle audace !
Quelle jeunesse ! Quel courage ! Comme c’est amusant !
Cléopâtre est ravissante. Est-elle vraiment belle ? On a beaucoup parlé de son nez, qui, selon
Pascal, aurait changé la face du monde s’il avait été plus court. En fait, Cléopâtre a le nez aquilin des
Grecs, celui de son ancêtre Alexandre le Grand. Proéminent et busqué, il détonne en Égypte où le nez est
plutôt large et plat. En revanche, il correspond aux critères de beauté des Romains, et la jeune femme va
vite s’en rendre compte.
Sa bouche est pulpeuse et ourlée. Elle a de grands yeux et son large front porte aisément le pschent,
la double couronne d’Égypte, ou le diadème à l’uræus qui figure un cobra femelle dressé, censé protéger
le pharaon de ses ennemis. Ses cheveux sont foncés mais teintés d’un roux doré quand ils ne sont pas
recouverts de perruques ornées de perles et de bijoux comme le veut la mode égyptienne. Suivant cette
mode, les corps sont épilés, les cheveux parfois complètement rasés pour mieux supporter la chaleur.
Elle n’est pas très grande, mince, la taille fine et les hanches larges comme on les aime en Orient.
Ses seins sont superbes et admirés de tous car la mode égyptienne permet de les laisser nus, encadrés par
les fines bretelles d’une robe longue qui commence juste en dessous de la poitrine et descend jusqu’aux
chevilles. Cléopâtre peut aussi se vêtir de simples robes de lin blanc ou pourpre ou de tuniques colorées
en soie transparente qui laisse deviner son beau corps entretenu par les activités physiques qu’elle
pratique intensivement. Elle sait parfaitement nager, monter à cheval et danser.
Elle a reçu une éducation très complète. Son père, Ptolémée XII, la jugeait la plus belle et la plus
intelligente de ses enfants. Très jeune, elle a fait preuve d’un esprit très vif, curieux, ouvert. On lui a
donné les meilleurs précepteurs pour lui enseigner les sciences, les mathématiques, la philosophie, la
médecine, l’occultisme. Elle est férue d’astrologie, d’alchimie, de géographie et passe beaucoup de
temps à la grande bibliothèque d’Alexandrie où sont entreposés les manuscrits les plus précieux de
l’époque, tous traduits en grec, la langue du savoir. C’est là qu’elle a lu l’Iliade d’Homère peint sur sept
cents papyrus, Démosthène et Sophocle, Euripide et Hésiode, Aristote. Elle sait parler l’arabe,
l’araméen, le syrien, le crétois, le nabatéen, le mède et l’arménien, le grec et le latin. On lui a enseigné la
musique, la lyre, la harpe, le chant. « Le charme de sa voix était tel qu’elle gagnait tous ceux qui
l’écoutaient… Elle était splendide à entendre », raconte l’historien romain Dion Cassius.
Cette alliance de culture et de beauté en fait un être unique et exceptionnellement séduisant.
Plutarque disait : « Sa beauté n’était pas remarquable ni propre à émerveiller ceux qui la voyaient, mais
son commerce familier avait un aspect irrésistible et l’aspect de sa personne joint à sa conversation
séduisante et à la grâce naturelle répandue dans ses paroles portait en soi une sorte d’aiguillon. Quand
elle parlait, le son même de sa voix donnait du plaisir. Sa langue était comme un instrument à cordes dont
elle jouait aisément. » D’après Dion Cassius, c’était « la plus belle des femmes ».
Et c’est ce petit bijou de vingt ans qui se retrouve devant Jules César, le plus grand homme de son
époque, l’Imperator. Il a alors cinquante-deux ans. Lui aussi, dans son genre, est parfaitement irrésistible.
Il a tout conquis, mené toutes les batailles, gagné tous les pays, séduit tous les hommes et toutes les
femmes. Il est grand, svelte, élégant. Un homme sec, tout en muscles, un corps d’athlète entraîné au
combat. Un beau visage bien structuré aux pommettes saillantes, un vaste front, une bouche aux lèvres
minces, des yeux noirs, vifs et perçants. Il ressemble à un aigle.
C’est un homme couvert de gloire et de femmes. Sa mère d’abord, Aurelia, la matrone romaine dans
toute sa splendeur, qui a éduqué son fils de sorte que cet enfant frêle devienne maître de lui-même et des
autres. Cornelia ensuite, la fille de Cinna, qu’il aime et qu’il épouse alors qu’il n’a que seize ans.
Cornelia, son seul mariage d’amour, avec qui il est heureux près de quinze ans avant qu’elle ne meure de
maladie, en 69 avant Jésus-Christ, l’année de naissance de Cléopâtre. On dit que César l’aimait tant qu’il
fit l’amour à son cadavre. Elle lui laisse leur fille chérie, Julia, qui épousera plus tard Pompée, le grand
rival avec qui César veut s’allier. Mais Julia mourra en couches à vingt ans, laissant son mari et son père
réunis pour la dernière fois, dans la douleur. César conclut ensuite des unions stratégiques : Pompéia,
proche du consul Crassius, qu’il n’aime pas et finit par répudier, Calpurnia, pour son argent – c’est la
femme la plus élégante de Rome, mais elle le laisse froid. Sans compter ses maîtresses, Servilia, fille de
Caton l’ancien, sa préférée, mère de Brutus qu’il aime comme un fils, Mucia et toutes les autres, esclaves,
patriciennes, nobles, filles de joie ou de roi, femmes libres ou mariées, qui se donnent ou sont prises de
force.
« César baisait beaucoup de femmes et aussi d’autres que le hasard lui faisait rencontrer », selon
Dion Cassius. Les méchantes langues romaines disent qu’il est le mari de toutes les femmes et la femme
de tous les maris. Pourtant, rien ne prouve que César aimait les hommes, même si les mœurs sexuelles
d’alors, beaucoup plus libres qu’aujourd’hui, toléraient tous les plaisirs. Mais il était connu que César, à
l’âge de seize ans, avait séduit le roi Nicomède de Bithynie lors d’un voyage à Gades, l’actuelle ville de
Cadix. Ses ennemis au sénat s’en servaient parfois et le traitaient de femme ou de « reine de Bithynie ».
Ce qui est certain, c’est que Jules César est aguerri aux jeux de l’amour et du hasard. Sa réputation
l’a suivi jusqu’à Alexandrie. Cléopâtre le sait et elle a bien l’intention d’en profiter.
Malgré ses trente ans de moins, la jeune reine est également très douée. Certes, elle n’a pas eu
beaucoup d’histoires d’amour. Avant César, on ne lui connaît que Gnaius, le fils de Pompée, qui
gouvernait l’Égypte. Elle l’a rencontré quand il est venu collecter l’or et le blé égyptiens et elle l’a trouvé
beau. Lui aussi est tombé amoureux, mais cela n’a pas duré, chacun étant repris par son destin singulier.
Mais si le cœur de Cléopâtre n’a pas encore beaucoup palpité, elle a déjà une grande expérience
sexuelle. La sexualité fait partie de l’éducation d’une reine, surtout avant Jésus-Christ. À cette époque, la
culpabilité judéo-chrétienne n’est pas encore tombée sur le monde. Le sexe n’est pas immoral, c’est une
source de jouissance nécessaire à l’équilibre de l’être humain et à sa bonne humeur. Le sexe ne connaît ni
Dieu, ni Freud, il reste à sa place, entre les jambes, et on peut s’en servir de toutes les façons possibles
sans que cela choque grand monde.
Au palais d’Alexandrie, il y a toujours un esclave disponible pour les jeux érotiques. Et dès
l’adolescence, Cléopâtre a été éduquée par les plus beaux et les plus doués. Sensuelle et voluptueuse,
elle a des dispositions certaines et le sexe fait partie de sa vie.
C’est donc cette jeune femme brillante, belle et sensuelle, qui se retrouve un soir de 48 avant Jésus-
Christ devant Jules César, l’impérieux Imperator. Il est fils de Vénus, elle fille d’Aphrodite. Cléopâtre
sait que sa beauté et sa jeunesse sont ses atouts majeurs pour séduire César. Elle veut lui plaire comme
elle veut vivre et régner. Il est celui qui rend tout cela possible. Elle le veut. Elle l’aura. Il ne demande
qu’à la prendre, lui qui a tant pris, tant vu, tant joui, lui qui arrive à la fin de l’été, il ne peut qu’être séduit
par ce printemps de Cléopâtre. « Elle était splendide à voir et à entendre, capable de conquérir les cœurs
les plus réfractaires à l’amour et jusqu’à ceux que l’âge avait réfrigérés », écrit Dion Cassius.
Cléopâtre est une fille qui couche le premier soir. Et ce n’est certainement pas César, l’homme qui a
franchi le Rubicon, qui va lui reprocher son audace. Elle est toute menue dans ses bras puissants, elle est
peut-être reine mais c’est aussi son esclave. La situation est terriblement excitante. César prend la jeune
Égyptienne, Cléopâtre met Rome à ses pieds.
Le plaisir est au rendez-vous, et même, plus rare, l’amour, qui naît vite entre les deux amants. Dans
les bras de César, Cléopâtre rentre d’exil et retrouve son royaume. Alea jacta est : le sort en est jeté.
Au matin, quand Ptolémée XIII comprend que sa sœur a couché avec César, il est fou de rage. Il sait
qu’il a perdu la bataille, que Cléopâtre a triché, qu’elle avait une carte maîtresse. Dans la lutte qui les
oppose pour le pouvoir, elle a gagné. L’Imperator, lui, ne veut pas d’histoires. Il rétablit le frère et la
sœur ensemble sur le trône, suivant le testament de leur père, souhaitant qu’ils règnent en harmonie. Et il
les marie selon la tradition égyptienne qui légitime l’inceste entre époux royaux. Considérés d’essence
divine, ils doivent procréer pour assurer la pureté de leur descendance. Leur couple représente sur terre
celui d’Isis et Osiris, les dieux bienfaiteurs. Obligés de se plier à la volonté de César, Ptolémée et ses
conseillers obtempèrent mais ils ne pensent qu’à se débarrasser du Romain et de la nouvelle reine.
Ils envisagent d’abord d’empoisonner César. Un esclave est chargé de lui verser un verre de vin
assaisonné de venins particulièrement puissants. S’il boit la coupe, il tombera raide mort. Mais
l’Imperator a ses espions et l’un d’eux déjoue le complot. La fine équipe fomente ensuite une révolte du
peuple contre Cléopâtre la traîtresse, celle qui fornique avec un Romain.
Les Égyptiens supportent mal la domination romaine, il est donc facile d’attiser la haine du peuple
d’Alexandrie contre César et sa « catin ». La guerre civile gronde. Le chef de l’armée aux ordres de
Ptolémée XIII rassemble la flotte égyptienne dans le port d’Alexandrie. César ordonne qu’on y mette le
feu. Les flammes ravagent les bateaux et gagnent la ville, atteignant malheureusement la grande
bibliothèque. Le bâtiment s’embrase et les manuscrits originaux d’Aristote, d’Eschyle, de Sophocle et
d’Euripide sont perdus à jamais. Une tragédie pour le monde et pour Cléopâtre, qui en pleure de rage et
de tristesse.
Finalement, l’armée égyptienne affronte les légions de César. La dernière bataille a lieu au sud
d’Alexandrie, sur le Nil. L’armée romaine anéantit les soldats égyptiens qui s’enfuient en barque quand
ils le peuvent. Ptolémée XIII se jette à l’eau pour échapper aux glaives romains mais le jeune pharaon,
entravé et alourdi par son armure, coule au fond du Nil. Il a quatorze ans. Il sera embaumé selon la
coutume, et son sarcophage déposé au tombeau des Ptolémées.
Cléopâtre ne porte pas le deuil de ce frère haï. Elle est tout entière tournée vers la vie, car elle est
enceinte de César. Est-il véritablement le père de l’enfant ? Certains en doutent car, à cinquante-deux ans,
César n’a eu jusqu’à présent qu’une seule et unique fille, Julia, malgré une vie sexuelle trépidante et un
grand désir de se reproduire. La jeune reine avait-elle la duplicité nécessaire pour se faire engrosser par
un autre et attribuer la paternité à l’Imperator ? De l’avis de tous les historiens, c’est un grand stratège et
une manipulatrice capable de tout. À moins que les dieux, séduits par un tel couple, n’aient décidé de
stimuler la fertilité défaillante de César…
Cléopâtre a de grands projets pour l’enfant à venir. Elle le voit régner en maître sur l’Orient et
l’Occident, comme en rêvait Alexandre le Grand. C’est cela que son couple avec César symbolise et doit
réaliser, réunir ces deux mondes et, pourquoi pas, choisir comme capitale Alexandrie ?
Cléopâtre est ambitieuse et elle exhorte César, qui voit déjà grand, à aller encore plus loin. Ne sont-
ils pas des dieux descendus sur terre ? Cléopâtre pense et agit comme tel, pas comme le commun des
mortels. Dans le monde égyptien, très ritualisé, la divinité et l’invisible sont fortement présents et cette
ouverture vers l’au-delà pousse vers l’infini.
César doit retourner à Rome où on le réclame, mais avant de rentrer, l’heure est à la douceur de
vivre. Cléopâtre a déjà montré à son amant les beautés et les richesses d’Alexandrie, la plus grande et la
plus belle ville du monde antique, bien avant Rome et Athènes. La cité et ses alentours abritent une
population cosmopolite de près de huit cent mille âmes. On y croise des Grecs, des Juifs, des Syriens,
des Africains, mais aussi des Germains et les fameuses légions romaines. On y entend toutes les langues
et on y prie aussi bien les dieux grecs qu’égyptiens.
Le palais situé sur la presqu’île de la Lochias, tout près du port, s’ouvre sur une vaste esplanade qui
borde la mer jusqu’à l’île de Pharos, de l’autre côté de la baie, où est construite la septième merveille du
monde, le phare d’Alexandrie. Haut de cent trente mètres, bâti en pierre blanche, surmonté d’une statue de
Zeus, il est visible par les bateaux dans un rayon de plus de cinquante kilomètres. Ses feux sont allumés et
entretenus toute la nuit.
César s’est longuement recueilli devant le tombeau de son idole, Alexandre le Grand, fondateur de
la ville qui porte son nom. Cléopâtre veut maintenant lui faire découvrir la grande Égypte et organise
pour lui une croisière sur le Nil. Elle fait apprêter son bateau, aussi luxueux et confortable que son palais.
C’est une longue embarcation à fond plat qui file sur l’eau grâce aux coups de rames de dizaines
d’esclaves et à ses grandes voiles de lin pourpres. Sur le pont on trouve, édifiés en bois de cèdre, la
chambre royale, tendue de soieries féeriques et richement décorée, avec tout le mobilier nécessaire à la
toilette de Cléopâtre ; la salle des banquets, où sont servis les mets les plus délicieux dans de la vaisselle
d’or ; les sanctuaires d’Aphrodite et de Dionysos, où rendre grâce aux dieux de toute cette beauté.
Nombre de serviteurs sont à bord pour répondre aux moindres désirs des rois. Des dizaines de petits
bateaux les suivent, chargés des victuailles et de tout ce qui est nécessaire à leur bon plaisir.
Pendant presque deux mois, César et Cléopâtre vont ainsi voguer, la plupart du temps tendrement
enlacés sur le pont, allongés sur une couche de coussins sous un dais qui les protège du soleil, en
permanence rafraîchis par des esclaves qui agitent des éventails multicolores en plumes d’autruche,
distraits par des danseuses et des joueurs de flûte, de luth et de harpe, des coupes pleines de fruits et des
amphores remplies de vin à portée de main et de bouche. Ils vont remonter le Nil jusqu’à Assouan.
César est le premier Romain à être bouleversé par la grandeur des Pyramides, à être ému par la
majesté et le mystère du Sphinx, à s’émerveiller devant les sites de Karnak et de Louxor. Il n’a jamais
rien vu de plus beau ni de plus grand. La civilisation égyptienne empreinte de spiritualité surpasse tout ce
qu’il connaît. Fascinante Égypte. « L’Orient captif avait subjugué son farouche vainqueur », écrit le poète
Horace.
À chaque halte, Cléopâtre est accueillie et célébrée comme la grande reine qu’elle est, comme une
déesse faite femme. Elle montre également sa propre grandeur à César définitivement conquis par cet
alter ego.
Mais leur voyage se termine et César, absent depuis presque deux ans, rentre à Rome où des
troubles ont éclaté. Il laisse des soldats à Alexandrie pour veiller à la sécurité de Cléopâtre, seule sur le
trône, remariée par respect de la coutume à son plus jeune frère Ptolémée XIV qui, âgé d’une dizaine
d’années, ne risque pas de lui faire de l’ombre. Il part avec l’intention de la faire venir à Rome avec
l’enfant qui doit naître bientôt. La reine égyptienne terminera seule sa grossesse. César rentre en passant
par la Syrie et l’Asie Mineure ; il en profite pour soumettre les populations qu’il trouve sur sa route.
« Veni, vidi, vici », dira-t-il pour résumer son voyage de retour.
À Rome, il est accueilli comme le grand conquérant qu’il est. Il retrouve son épouse Calpurnia,
qu’il abandonne même quand il est là. Il reprend le pouvoir confié à son plus fidèle lieutenant, Marc
Antoine, qui en a usé et abusé au point de susciter haine et colère. Il reprend les choses en main, content
d’être à nouveau chez lui. Ses partisans sont suffisamment nombreux au sénat pour qu’on lui accorde tous
les pouvoirs dans tous les domaines. La puissance de César inquiète les partisans de la République, en
tête desquels Cicéron qui craint le retour de la tyrannie.
Pendant ce temps, à Alexandrie, Cléopâtre accouche seule, le 22 juin 47. C’est un garçon ! Le rêve
de Jules César. Elle l’appelle Césarion, futur trait d’union, croit-elle, entre l’Orient et l’Occident.
L’Imperator, ravi, en manque de son amour et désireux de connaître son fils, les fait tous deux venir à
Rome. Il les veut à ses côtés pour son triomphe, une cérémonie qui doit célébrer ses victoires en Gaule,
en Égypte et en Afrique. Une longue parade est organisée, où doivent être montrés au peuple tous les
trophées gagnés aux vaincus : prisonniers, animaux, plantes inconnues à Rome ou simplement coffres
remplis d’or. Les fêtes sont prévues entre le 20 septembre et le 1er octobre. Cléopâtre, reine d’Égypte, et
son fils sont les plus belles prises de César ; eux aussi seront présentés à la plèbe romaine.
Cléopâtre n’a que le temps de se remettre de ses couches et de préparer son voyage. Elle prend la
mer avec Césarion et ses proches conseillers sur un vaisseau escorté d’une armada de bateaux où sont
parqués les prisonniers égyptiens qui devront défiler au triomphe de César. Parmi eux, sa sœur, Arsinoé,
qui voulait sa perte et qui va devoir déambuler dans les rues de Rome, les chaînes aux pieds. Cléopâtre
emmène avec elle des gazelles, des chameaux, des lions, des flamants roses et une girafe, propres à
impressionner les Romains qui n’en ont jamais vu.
Quand elle arrive, en juillet 46, la foule est venue en masse sur les bords du Tibre pour la voir.
Cléopâtre est une star, tous ont entendu parler d’elle, pas toujours en bien. À Rome, elle est la putain
d’Alexandrie, la catin d’Égypte, le serpent du Nil. Pour l’historien Plutarque, elle est la « putain
couronnée ». Pour César, elle est la reine d’Égypte et de son cœur. Il est venu accueillir celle qu’il aime
et qu’il est si fier de montrer aux Romains. Il prend aussitôt Césarion dans ses bras et le brandit au-
dessus de la foule, le reconnaissant ainsi comme son fils.
Il installe mère et fils dans une superbe villa au bord du Tibre. Il vit dans une maison à côté avec sa
femme officielle, Calpurnia, bien obligée de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Calpurnia a trop
l’habitude de ne pas être la première dans le lit de César pour en vouloir à Cléopâtre qui devient la reine
du Tout-Rome et voit défiler devant elle tout le gratin romain.
Lors de la cérémonie du triomphe, elle prend sa place dans la parade, allongée avec son fils sur une
litière d’or escortée par des centurions. Même s’il l’aime, César a voulu la faire figurer parmi ses prises
de guerre, lui rappelant ainsi qu’elle est sa captive. Mais Cléopâtre sait se montrer royale, même quand
les circonstances sont contre elle, et elle séduit la plèbe par sa majesté. De plus, elle a suffisamment de
sens politique pour comprendre le choix de César, qui apparaît tel un dieu sur son char d’or d’apparat,
tiré par quatre chevaux blancs. Il porte la couronne de lauriers. Il a revêtu la toge pourpre des rois, un
sacrilège pour ses opposants qui, dans la foule, aiguisent déjà leurs couteaux contre celui qu’ils accusent
d’être un tyran.
Le triomphe de César est aussi la défaite de Vercingétorix. Celui qui a été le chef de toutes les
Gaules est un trophée de choix, exposé à la foule, enchaîné sur un char, profondément humilié. Cet homme
de seulement vingt-cinq ans sera décapité à la fin de la cérémonie et sa tête offerte sur un bouclier à
César devant une foule en délire. Les Romains ne sont pas des tendres.
Quand il ne triomphe pas et ne guerroie pas, César construit. L’Imperator a bien l’intention
d’importer à Rome le génie égyptien. Il a voulu que l’astronome Sosigène fasse partie du voyage de
Cléopâtre. Avec lui, il élabore le calendrier julien, celui que nous connaissons aujourd’hui, qui suit la
course du soleil et décompte l’année en trois cent soixante-cinq jours. Il prend effet le 1er janvier 45.
César veut aussi faire construire une grande bibliothèque semblable à celle d’Alexandrie, qui sera un
centre d’études où l’on viendra consulter les manuscrits des plus grands penseurs. Il fait édifier la grande
basilique Julia, en mémoire de sa fille, et demande à sa belle Égyptienne de poser nue pour un grand
sculpteur de l’époque. La statue d’or est placée dans le temple de Vénus Génitrix, ascendante supposée
de Jules César.
Très impressionné par l’Égypte, il initie le peuple romain à ses rites, ne cesse de vanter la beauté
d’Alexandrie et le raffinement supérieur de l’Égypte. Il agace.
L’Imperator passe la plupart de ses nuits auprès de Cléopâtre, rejoignant Calpurnia au matin.
Mais il doit bientôt repartir guerroyer en Espagne où le fils de Pompée a lancé une offensive pour
venger son père. Il confie Cléopâtre et Césarion à son fidèle Marc Antoine jusqu’à son retour victorieux,
quelques mois plus tard. Nouveau triomphe. Cette fois, le sénat le nomme dictateur à vie le 14 février 44.
Jusqu’où va-t-il aller ? s’inquiètent les partisans de la République. Cléopâtre le pousse à conquérir
les sommets et lui promet l’or égyptien pour y parvenir. Elle veut qu’il se fasse roi pour régner sur les
peuples conquis. César commence à y penser sérieusement et cela se sait. Certains, dont Marc Antoine,
s’amusent à lui mettre une couronne sur la tête lors de diverses manifestations. Ses partisans
applaudissent, mais le peuple et les sénateurs n’apprécient pas. Ils sont maintenant une soixantaine à
envisager de se débarrasser de lui. Un complot se trame dans l’ombre et l’ambiance s’alourdit autour de
César qui ne voit rien venir. Sa femme Calpurnia a un mauvais pressentiment. Elle a des visions. Elle a
vu du sang versé, beaucoup de sang, celui de César. Elle le met en garde, mais il n’en a cure. Poussé par
Cléopâtre, il est maintenant décidé à demander au sénat de le nommer roi. Il veut faire cette demande le
15 mars 44, même si les auspices l’ont prévenu que les ides de mars ne lui étaient pas favorables.
Cléopâtre est ravie. Enfin, grâce à son influence, il se décide à réclamer son dû.
Le jour dit, César sort de chez lui vers dix heures du matin. Calpurnia, qui, une fois encore, a fait un
cauchemar où elle l’a vu mort, a tout tenté pour le retenir. César a failli se laisser convaincre mais
Brutus, qu’il aime comme son fils et dont il ne soupçonne pas la participation au complot, vient le
chercher et lève son inquiétude. Il est onze heures quand il pénètre au sénat. Marc Antoine, normalement à
ses côtés, est retenu à l’extérieur sur un prétexte futile. César est seul face à ses assassins. Il reçoit un
premier coup de couteau, puis un deuxième ; en tout, vingt-trois lames transpercent son corps.
L’Imperator, qui a eu le temps de reconnaître Brutus parmi les conjurés, se voile le visage avec le pan de
sa toge et se laisse tomber sur le sol. Sa mort est conforme à celle qu’il avait souhaitée un jour devant des
amis, « subite et inattendue ». Jules César meurt à cinquante-six ans en ayant tout connu du monde et tout
vécu.
La nouvelle de la mort de César traverse Rome comme une onde de choc qui atteint vite Cléopâtre.
La reine d’Égypte est désespérée. Son rêve s’écroule. Celui qui l’aimait et la soutenait n’est plus. Le père
de Césarion est mort. Que va-t-elle devenir ?
Mais elle ne se laisse pas aller à ses états d’âme. Très vite, son instinct de conservation reprend le
dessus. Pas question de rester à Rome où la colère des Romains pourrait se retourner contre son fils et
elle. Le temps de rassembler ses affaires et de réunir sa cour, elle fait voile vers Alexandrie. Au passage,
elle se déleste de son frère-époux fantôme, Ptolémée XIV, en le faisant empoisonner. Il avait près de
quinze ans et aurait pu devenir rapidement gênant. Arsinoé croupit dans une prison à Éphèse. La route est
dégagée devant elle. Cléopâtre n’a plus qu’à aller de l’avant. Elle est restée deux ans à Rome mais elle
ne manquera à personne. « Je ne suis pas fâché du brusque départ de la reine », écrit Cicéron.
Après l’assassinat du dictateur, Rome est à nouveau la proie du conflit qui oppose les césariens et
les anti-césariens, partisans de la République. Marc Antoine prend la tête des premiers. Son objectif est
d’éliminer les assassins de César qu’il poursuit à travers tout l’Empire romain.
Pendant ce temps, Cléopâtre retrouve son trône égyptien. Elle se réveille seule dans sa chambre du
palais de la Lochias. Son retour a été bien accueilli à Alexandrie. Le peuple et les grands prêtres qui
craignaient que César ne devienne roi d’Égypte ne sont pas mécontents de sa disparition.
Mais la jeune reine s’interroge sur son avenir. Elle rêvasse en regardant le dôme qui surmonte son
lit, où sont peintes les douze constellations zodiacales. Cléopâtre, qui est née durant l’hiver 69 avant
Jésus-Christ, est placée sous le signe du Capricorne, ascendant Sagittaire. Quelle sera sa trajectoire ?
Ouseros, le grand prêtre, lui a prédit un destin grandiose. Avec la mort de César, elle perd son principal
soutien à la tête de la très riche Égypte toujours très convoitée. Qui va gagner, des pro- ou des anti-
César ? Cléopâtre se garde bien de prendre parti.
Et que va devenir Césarion ? Certes, il est déjà pharaon, mais sa couronne est fragile. Ce n’est pas
lui, l’enfant égyptien, que Jules César a choisi comme héritier. L’Imperator a désigné un Romain pour lui
succéder : Octave, son petit-neveu. Personne n’avait songé à ce jeune homme souffreteux. Seul César a su
détecter les immenses qualités qui vont faire de lui le premier empereur romain, le grand Auguste.
Mais celui que le peuple de Rome aime, malgré ses débauches, c’est Marc Antoine, piètre politique
mais grand guerrier. Octave et Marc Antoine s’allient contre les anti-césariens. Définitivement victorieux
lors de la bataille de Philippes en novembre 42, ils se partagent le monde : à Octave l’Occident, à Marc
Antoine l’Orient et sa plus belle perle, l’Égypte.
Cléopâtre sait maintenant qui est son nouveau maître. Il lui faut partir en conquête. À vingt-six ans,
elle est au summum de sa beauté. Elle n’ignore pas qu’elle plaît à Marc Antoine. Elle l’a maintes fois
croisé à Rome, où il venait souvent la voir dans sa villa. Certaines mauvaises langues disent même qu’ils
ont déjà été amants. Elle avait quatorze ans quand ils se sont vus pour la première fois : Marc Antoine
était présent lors de l’assassinat de sa sœur aînée Bérénice par son propre père, Ptolémée l’Aulète, qui
l’avait égorgée parce qu’elle voulait prendre sa place sur le trône. Le Romain avait été frappé par la
beauté de la jeune fille et, revenu à Rome, il en avait fait l’éloge.
Né le 14 janvier 83, il a quarante ans, quatorze ans de plus qu’elle, et il est Capricorne comme elle.
Il a longtemps été le second de César. Mais s’il est dévoué et se montre un formidable orateur, Marc
Antoine est dénué de tout sens politique. Sa gestion de la ville s’est avérée lamentable. Même s’il se veut
stoïcien, c’est avant tout un épicurien. Il a un riche tempérament, capable de guerroyer, de festoyer et de
trousser garçons et filles des nuits entières. Il aime le plaisir sous toutes ses formes et parcourt Rome
jusque dans ses bas-fonds, toujours en quête d’excès en tout genre, avec sa cour d’acteurs et de
prostituées. Les femmes sont folles de lui. Il est vrai qu’il est beau comme un dieu, ce fils d’Hercule,
avec son corps puissant et musclé, ses cheveux noirs et bouclés, sa bouche pulpeuse. Il est sensuel et sans
entraves, fougueux et courageux.
Marc Antoine s’est installé en Grèce, à Éphèse, où il s’amuse à apparaître comme une incarnation
du dieu Dionysos. Il n’a peur de rien et surtout pas de choquer, capable de parcourir la ville nu sur un
char tiré par des lions. Il aime le luxe et le stupre. C’est un jouisseur, détesté par les austères, adoré par
tous les autres. Pour Cléopâtre, irrésistible.
Mais elle n’a jamais eu l’intention de résister. L’occasion de déployer ses talents va bientôt lui être
donnée. Marc Antoine fait le tour des provinces romaines dont il est le nouveau propriétaire. À l’été 41,
il s’installe à Tarse, alors en Cilicie, aujourd’hui en Turquie. Il veut voir la reine d’Égypte pour s’assurer
de leur alliance mais, conscient qu’on ne convoque pas une reine, il lui envoie un émissaire, Dellius, pour
la convaincre de venir. Dellius déploie toute sa séduction pour qu’elle accepte de faire le voyage. Le
rusé, admiratif devant la beauté et l’esprit de son hôtesse et sachant la faiblesse de Marc Antoine pour le
beau sexe, ose même lui conseiller « d’aller en Cilicie parée de tout ce qui pouvait relever ses
charmes ».
Cléopâtre a bien compris qu’elle doit compter sur sa beauté pour décrocher ce gros lot de Marc
Antoine. Après tout, si cela a marché avec César, pourquoi pas avec son fidèle lieutenant ? Elle se fait
belle. Le cérémonial a lieu quotidiennement. Pas un seul jour où la reine d’Égypte ne renonce à éblouir.
D’abord le bain dans une petite piscine où coule une eau chaude et parfumée. Des pétales de rose sont
jetés à foison autour d’elle. De l’encens disposé un peu partout parfume délicieusement l’air. Autour
d’elle, des esclaves prêts à répondre à ses moindres désirs. Ses deux préférées, ses suivantes Iras et
Charmion, ne la quittent jamais. Ce sont elles qui l’essuient quand elle sort de l’eau. Ensuite vient le
massage où son corps entièrement épilé est oint d’huile parfumée.
Les sous-vêtements n’existent pas ; Cléopâtre revêt une longue robe de lin retenue par une broche
précieuse, qui épouse son corps et découvre joliment sa belle poitrine et ses bras ravissants où
s’enroulent des serpents d’or. La reine est couverte de bijoux, autour du cou, aux oreilles, aux poignets,
aux chevilles : perles de toutes tailles, pierres d’améthyste, de lapis-lazuli, de turquoise… Ses pieds sont
aussi chaussés de sandales incrustées de pierreries.
Le maquillage des yeux est essentiel. Le khôl noir élaboré à base de plomb recouvre largement les
sourcils et s’étire au maximum sur les tempes. La paupière et le contour de l’œil sont enduits de poudre
de malachite verte. Ainsi fardés, les yeux apparaissent comme des diamants et donnent un regard
fascinant. Les lèvres sont frottées de pétales de rose rouge.
La perruque, signe de noblesse, composée d’une multitude de petites tresses fines où sont
incorporées des pierres précieuses, est ensuite posée sur sa tête. Cléopâtre est parée. Elle porte sa beauté
comme une armure, prête à affronter le monde et à le vaincre.
Bien que convoquée, elle se rendra devant le Romain comme la grande reine qu’elle est. Cléopâtre
a un sens inné de la mise en scène. Quand son bateau arrive dans le port de Tarse, toute la population
accourt voir le prodige que le grand historien Plutarque raconte ainsi : « Un navire à la proue dorée, les
voiles de pourpre et les avirons d’argent. Le mouvement des rameurs est cadencé au son des chalumeaux
et des cithares. La reine, elle-même parée telle qu’on peint Aphrodite, est couchée sous un pavillon tissé
d’or, et des enfants ressemblant aux amours des tableaux, debout à ses côtés, jouent de l’éventail. Des
servantes de toute beauté, costumées en néréides et en grâces, sont, les unes au gouvernail, les autres aux
cordages. Les rives du fleuve embaument de l’odeur des parfums qu’on brûle sur le vaisseau… Un bruit
se répand que c’est Vénus qui, pour le bonheur de l’Asie, vient se divertir chez Bacchus. » C’est ce qui
s’appelle une entrée ! Seul Hollywood, bien plus tard, sera capable de reproduire cette scène à
l’identique dans le film Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz.
Cléopâtre, c’est la magie hollywoodienne au quotidien, les mille et une nuits tous les jours.
La belle sait impressionner son monde. Une fois arrivée, pas question de se déplacer jusqu’à Marc
Antoine. C’est à lui de venir vers elle et, pour ce faire, elle l’invite le soir même à un grand banquet avec
ses meilleurs hommes.
Marc Antoine est trop curieux et avide de plaisirs pour refuser cette invitation. Il ne le regrettera
pas. Dès l’approche du bateau, il est saisi par la beauté des lumières créées par une « multitude de
flambeaux qui éclairent de toutes parts, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, et
qui forment avec une admirable symétrie des figures carrées ou circulaires », comme le raconte
Plutarque.
Partout des brûle-parfums exhalent des senteurs exquises. Cléopâtre, vêtue de voiles transparents,
accueille Marc Antoine. Tous deux prennent place côte à côte, allongés sur un triclinium, un lit
spécialement conçu pour les banquets, luxueusement décoré. Ils sont imités par tous les invités qui les
entourent. Des esclaves magnifiques et dévêtus posent sur les tables basses disposées autour d’eux des
plats d’or remplis de mets rares et raffinés, le tout accompagné de vin à volonté. Des danseurs et
musiciens distraient l’assemblée. La soirée est délicieuse. Marc Antoine se régale et s’émerveille de la
beauté et de la richesse de son hôtesse. Il n’y a pas de doute, elle sait recevoir. Et elle est vraiment
ravissante. Il repart à l’aube, couvert de cadeaux apportés d’Alexandrie, enchanté par tous ces sortilèges.
Cléopâtre renouvelle son invitation dès le lendemain avec le même faste. Quand Marc Antoine
s’étonne de cette dépense, elle fait venir un serviteur et lui demande de verser du vinaigre dans sa coupe.
L’historien Pline l’Ancien raconte la suite : « Elle portait à ses oreilles des bijoux extraordinaires, un
chef-d’œuvre de la nature vraiment unique. Alors que Marc Antoine se demandait ce qu’elle allait faire,
elle détacha l’une des perles, la plongea dans le liquide et lorsqu’elle fut dissoute, l’avala. » Cléopâtre
vient de boire environ dix millions de sesterces, l’équivalent de trente mille euros.
Démonstration est faite de son immense fortune et de sa prodigalité, qui ne sont pas les moindres de
ses charmes. Marc Antoine comprend bien qu’elle est prête à accomplir tous ses désirs en échange de sa
protection rapprochée. Il ne demande que cela. Mais elle le fait attendre – pas longtemps, quelques jours
seulement, le temps d’émousser ses sens déjà hautement inflammables, qu’il comprenne bien les enjeux
de leur alliance. Avec Marc Antoine, Cléopâtre veut raviver son rêve d’unir l’Orient et l’Occident. Son
ambition ne l’a pas quittée. Elle a juste changé de monture.
Quand elle sent qu’il a compris et qu’il s’engage à porter son rêve avec elle, elle se donne à lui.
Leur rencontre sexuelle est explosive. Et, elle ne l’avait pas prévu, son cœur, tout autant que son corps,
s’embrase pour ce Romain.
Elle exige un premier gage d’amour : éliminer sa sœur Arsinoé dont elle craint le retour vengeur.
Alors, pour lui plaire, Marc Antoine va à Éphèse tuer cette femme malheureuse et oubliée de l’histoire.
C’est un cadeau digne des Ptolémées, dynastie incestueuse et assassine où le macabre côtoie en
permanence la magie orientale. D’emblée, Cléopâtre lui a demandé de commettre le pire pour être sûre
qu’il est digne du meilleur.
Elle rentre à Alexandrie en laissant à Tarse un Marc Antoine amoureux. Il promet de la rejoindre en
Égypte après avoir réglé quelques affaires, notamment en Syrie. Il arrive durant l’hiver 41 et leurs
retrouvailles sont torrides. Cléopâtre a compris que le très libertin Marc Antoine n’est enchaîné qu’à ses
sens et elle fait tout pour les déchaîner. Le sexe mais aussi le jeu, la pêche, la chasse, la danse, tout ce qui
exalte, sans oublier les plaisirs de l’esprit que la très intelligente Cléopâtre sait dispenser au bon
moment. Elle lui fait goûter la « vie inimitable », une philosophie venue de Grèce où l’on prône la
jouissance de l’esprit et du corps de toutes les façons possibles et imaginables. Ceux qui s’adonnent à
cette vie de plaisirs se nomment les Inimitables. Cléopâtre réunit un petit groupe de douze Inimitables,
autant d’hommes que de femmes, tous intelligents, instruits et beaux. Débats, ébats, partouzes : toutes les
combinaisons sont possibles dans un ballet qui finit en apothéose orgasmique.
Décidément, Marc Antoine adore l’Égypte et ses pyramides de divertissements. Féru des
philosophes grecs qu’il a longtemps étudiés à Athènes, il apprécie de disserter pendant des heures avec
Cléopâtre sur les textes de Platon ou d’Aristote. La belle occupe son corps et son esprit. Et la nuit, quand
ils ont fait le tour des plaisirs au palais de la Lochias, ils se déguisent en simples Égyptiens et s’égarent
dans les rues d’Alexandrie où ils s’enivrent et font l’amour contre le mur ou à même le sol avec des
garçons ou des filles qui n’ont que le mérite d’être beaux et de les avoir croisés.
Cette vie de grande volupté dure un an. Le temps pour Cléopâtre de tomber enceinte. Mais il est
écrit qu’elle accouchera seule de ses enfants car, au printemps 40, Marc Antoine l’abandonne pour
rentrer à Rome où son rival, Octave, est en train de prendre la place qu’il a laissée vacante.
À l’automne, elle met au monde des jumeaux, Cléopâtre Séléné, la Lune, qui deviendra un jour reine
de Numidie, et Alexandre Hélios, le Soleil, qui régnera sur l’Arménie. Ils auront trois ans quand ils
feront la connaissance de leur père, en 37. Pendant ces trois années, Marc Antoine guerroie et finit par se
réconcilier avec Octave, qui scelle leur amitié en lui donnant comme épouse sa sœur Octavie. La
vertueuse et charmante Octavie, la tempérance même, la générosité et la douceur faites femme, est très
loin de l’impétueuse et orgiaque reine du Nil. Marc Antoine a un cœur d’artichaut et en tombe amoureux.
Il lui fait deux enfants, deux filles.
Quand Cléopâtre apprend le mariage de son amant, elle manque s’évanouir. Inconstant Marc
Antoine, capable de se donner entièrement et de l’abandonner pour une autre ! Après avoir installé sa
nouvelle famille romaine à Athènes, ville où il a toujours été heureux, il revient à Rome où la situation se
tend à nouveau avec Octave, au point que les deux hommes sont au bord de la guerre civile. Il doit bientôt
repartir mettre de l’ordre en Syrie. Il part pour Antioche, en Turquie, laissant sa famille derrière lui.
Est-ce le retour en Orient qui ravive sa flamme pour Cléopâtre ? Elle lui manque terriblement. Il a
fini par s’ennuyer avec la tendre Octavie, il recherche à nouveau des émotions fortes. Quand Marc
Antoine lui demande de le rejoindre, Cléopâtre, vexée et déçue par sa trahison, refuse d’abord. Puis elle
se ravise. Elle l’aime toujours et elle se rend bien compte que, sans lui, son rêve de faire d’Alexandrie la
capitale de l’Orient et de l’Occident n’a aucune chance de se réaliser.
Elle le retrouve donc comme il le souhaite, mais reste froide. S’il veut qu’elle se réchauffe, Marc
Antoine doit l’épouser et mettre dans la corbeille des noces plusieurs pays orientaux qui devront plus tard
revenir à Césarion. Cette fois, pas question de coucher avant le mariage. Celui-ci est célébré à Antioche,
selon les rites égyptiens, à l’hiver 37. Marc Antoine et Cléopâtre se retrouvent charnellement et
conçoivent rapidement un troisième enfant, le futur Ptolémée Philadelphe.
Puis Marc Antoine repart guerroyer contre les Parthes et, après une campagne extrêmement dure, il
finit par l’emporter et rentrer victorieux à Alexandrie en 35. Entre-temps, il s’est définitivement fâché
avec Octave quand il a refusé de recevoir Octavie qui venait le rejoindre. Cléopâtre l’emporte sur tous
les terrains. Elle décide d’organiser un triomphe à Alexandrie pour son amoureux, à la grande surprise
des Romains qui ne comprennent pas pourquoi Marc Antoine fête ses victoires en terre étrangère.
Peu de temps après, ils officialisent leur mariage devant le peuple égyptien. Six trônes d’or sont
installés, deux pour le couple royal, un pour Césarion et un pour chacun de leurs trois héritiers. Marc
Antoine en profite pour distribuer aux quatre enfants royaux les pays nouvellement conquis. Là encore, le
procédé scandalise Rome qui considère que ces régions lui appartiennent et commence à s’énerver
sérieusement contre ce débauché de Marc Antoine pris dans les rets lascifs de cette « putain égyptienne ».
Octave instrumentalise habilement la colère des Romains contre Marc Antoine, ne manquant aucune
occasion de le faire passer pour traître à la patrie. Bientôt, la guerre devient inévitable entre les deux
rivaux. Leur sort va se jouer définitivement lors de la bataille d’Actium, en Grèce, le 2 septembre 31.
Cléopâtre a mis tous ses moyens en œuvre pour faire gagner son homme. Deux cents vaisseaux égyptiens
viennent appuyer sa flotte. Elle a pris place sur l’un d’eux, témoin privilégié de cette bataille navale.
Mais Marc Antoine a fait une grande erreur stratégique en choisissant de se battre sur mer alors qu’il ne
sait gagner que sur terre. De plus, la chance est contre lui. La malaria décime son armée et l’un de ses
généraux passe à l’ennemi avec son plan de bataille.
Cléopâtre comprend que la situation tourne à leur désavantage et quitte le combat, emmenant avec
elle une soixantaine de bateaux. Quand Marc Antoine la voit partir, il devient comme fou, saute dans une
petite barque et vogue à sa poursuite, abandonnant ses hommes qui, dépités, vont rapidement se rendre à
Octave.
« À peine a-t-elle cinglé en s’enfuyant qu’Antoine, noble victime de ses enchantements, déploie les
ailes de son vaisseau et, comme un insensé, abandonne le combat au plus fort de la mêlée, et fuit sur ses
traces. Je n’ai jamais vu d’action si honteuse. Jamais l’expérience, la bravoure et l’honneur ne se sont
aussi indignement trahis », dit Scarus dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare.
Les deux amants se retrouvent au palais, vaincus. Leur bel amour est abîmé par la défaite. Marc
Antoine réalise qu’il a abandonné ses troupes et se voit submergé par la honte puis par la déprime qu’il
noie dans l’alcool et les débauches de toutes sortes. Il forme même un groupe, « L’attente de la mort en
commun », réunissant tous ceux qui, aussi désespérés que lui, sont désireux de profiter de la vie jusqu’à
la lie.
Cléopâtre a vu son rêve s’effondrer et comprend que Marc Antoine n’a plus longtemps à vivre. Il y a
peu de chance pour qu’Octave épargne les jours de son rival et ceux de Césarion, son fils adoré, celui du
grand César, qui pourrait un jour réclamer l’héritage paternel. Elle sait aussi qu’Octave voudra fêter son
triomphe à Rome et qu’il les fera défiler, ses enfants et elle, enchaînés devant les Romains qui les
détestent. Plutôt la mort que cette humiliation. À cette époque, le suicide est considéré comme une sortie
digne et il est souvent pratiqué par ceux et celles qui se savent condamnés.
Cléopâtre veut rester maîtresse de sa vie et de sa mort. Mais comment mourir ? Cette esthète ne veut
pas d’une agonie qui l’abîme ou la déforme. Douillette, elle ne veut pas souffrir longtemps. La reine
d’Égypte fait expérimenter tous les passages à trépas possibles sur des condamnés. Finalement, c’est la
morsure du serpent qui lui semble le mieux convenir à ses ambitions funestes.
Bientôt Octave est aux portes d’Alexandrie. Il lui envoie un émissaire qui lui propose un marché : la
tête de Marc Antoine contre la vie sauve et le trône d’Égypte pour ses enfants et elle. Le choix est cruel,
car elle aime profondément son amant, le père de trois de ses héritiers. Elle sait qu’il doit mourir. Mais
pas question de le livrer aux viles mains de son ennemi. Elle élabore donc un stratagème : elle se réfugie
avec sa suite dans le magnifique tombeau qu’elle s’est fait construire près du palais et envoie un serviteur
dire à Marc Antoine qu’elle s’est donné la mort. Fou de chagrin, Marc Antoine, lui aussi conscient qu’il
n’y a plus d’avenir possible, se plonge un glaive dans le corps. Il est encore agonisant quand Cléopâtre le
fait transporter dans le tombeau où il meurt, stupéfait par sa ruse, mais heureux dans ses bras.
Il était temps, Octave arrive. Il regrette la mort de Marc Antoine qu’il aurait aimé ramener à Rome
comme un trophée splendide. Il suffit d’une entrevue avec lui pour que Cléopâtre comprenne qu’il ne lui
épargnera pas d’être exhibée avec ses enfants lors de son triomphe. Il ne lui reste donc qu’une issue
glorieuse, rejoindre Marc Antoine dans l’au-delà.
Octave lui a permis de revenir au palais où elle s’isole dans ses appartements avec ses suivantes,
Iras et Charmion. Le vainqueur pense s’être assuré qu’elle n’a aucun moyen d’attenter à ses jours. Il ne
sait pas que tout est prévu depuis des semaines. Cléopâtre envoie l’une de ses femmes prévenir le
charmeur de serpents. Il arrive bientôt, avec un panier de figues. Les soldats qui gardent la porte de la
noble captive ne se doutent pas que sous les beaux fruits dorment des serpents au venin mortel.
Cléopâtre veut être belle pour son dernier voyage et demande à ses suivantes de la parer une
dernière fois comme une reine. Fardée, vêtue d’une robe somptueuse et couverte de bijoux, elle est prête
à rencontrer et séduire Osiris. Il ne faudra que quelques minutes aux serpents venimeux pour vaincre ce
corps magnifique et cette âme d’airain. Iras et Charmion la suivent dans la mort pour la servir
éternellement.
Cléopâtre meurt à trente-neuf ans, son rêve d’unir l’Orient et l’Occident inaccompli. Après une vie
de fastes et de passions, elle abandonne à Octave son immense ambition. Césarion meurt étranglé sur
ordre d’Octave. Il avait dix-sept ans. Les trois enfants de Cléopâtre et Marc Antoine sont conduits à
Rome, où la douce Octavie va les élever comme une mère. Le futur Auguste, ému par leur grandeur
d’âme, ensevelit les deux amants côte à côte dans le même tombeau où ils reposent pour l’éternité.
Messaline
L’insatiable

Messaline se réveille dans sa chambre, qu’elle a voulue loin de celle de son mari, l’empereur
Claude. Elle l’aime pourtant, comme un père, un ami, un roi, mais pas comme un amant, même si elle
donne le change quand il le souhaite, quand il est lassé des très jeunes esclaves, filles ou garçons, avec
lesquels il prend du plaisir. Messaline a sur son mari Claude un véritable empire, mais pas celui des
sens.
Lui, le disgracieux, le mal-aimé de sa famille, éprouve pour sa jeune épouse un véritable amour et il
lui sait gré des deux beaux enfants qu’elle lui a donnés. Messaline a toujours eu la grande intelligence de
lui montrer qu’elle l’aimait et se réjouissait de leur union. Il a eu la naïveté et la faiblesse de s’en laisser
convaincre, comme il croit désormais tout ce qu’elle lui dit. Mariée à quatorze ans avec cet homme qui en
a trente-quatre de plus, elle s’est retrouvée impératrice à seize ; cette gloire et ce pouvoir lui procurent un
grand plaisir. Et Dieu sait si Messaline s’y connaît en plaisir.
Elle se lève et se fait préparer un bain d’eau claire et parfumée. Elle y plonge son splendide jeune
corps aux courbes pleines, ferme et délié, relevant son épaisse chevelure noire avec un peigne d’or. Elle
s’allonge ensuite pour être massée avec des huiles parfumées. Elle s’amuse à poser un fard doré sur les
pointes de ses seins car aujourd’hui est un jour de fête.
Messaline a lancé un défi à la plus grande prostituée de Rome, réputée pour son tempérament.
L’impératrice veut savoir qui des deux est capable d’épuiser entre ses jambes le plus grand nombre de
Romains. La professionnelle a accepté le défi moyennant finance. La joute doit commencer à onze heures
ce matin : Messaline n’a que le temps de rejoindre ses courtisans ravis d’assister à un combat comme il
n’y en a encore jamais eu jusqu’ici à Rome. Décidément, cette jeune impératrice est pleine de ressources.
Les deux jeunes femmes s’allongent sur un lit et commencent à s’unir avec tous ceux qui veulent bien
d’elles. Et ils sont nombreux, issus de toutes les strates de la société, nobles, patriciens, gladiateurs,
affranchis, tous sont les bienvenus à condition qu’ils aient un membre viril et vigoureux. Le concours dure
jusque tard dans la nuit, jusqu’au moment où la prostituée, le sexe en feu, jette l’éponge. Messaline a
gagné. Elle affiche un score de vingt-cinq partenaires, contre vingt-quatre pour la professionnelle, battue
d’une courte tête… La couronne lui revient d’autorité. Ce n’est pas un hasard si Juvénal, le poète latin de
l’époque, l’a surnommée rageusement « Augusta meretrix », la Putain impériale.
Claude n’entendra parler que bien plus tard de cet épisode scabreux. Ceux qui pourraient l’en
informer se taisent, soit parce qu’ils ont été invités à la fête, soit parce qu’ils ont peur d’être tués sur
ordre de Messaline, prompte à se débarrasser de tous ceux qui la menacent. De toute façon, l’empereur,
aveuglé par son amour, ne croirait jamais sa femme capable d’une telle débauche. Car à côté de ses
frasques, Messaline se montre une douce mère auprès de ses deux enfants, Britannicus et Octavie, et une
fine politique auprès de son empereur de mari.
Née en 25 après Jésus-Christ dans la haute aristocratie romaine, Valeria Messalina est issue d’une
filiation très prestigieuse : elle est l’arrière-petite-fille de Marc Antoine par sa mère, et d’Octavie (sœur
de l’empereur Auguste) par son père. C’est l’un des meilleurs partis de Rome. Elle jouit en outre d’une
solide fortune familiale.
Messaline a quinze ans en 39, quand elle épouse Claude, âgé de quarante-neuf ans. Cette union
permet à ses parents de se rapprocher du cœur du pouvoir, ce qui est classique à l’époque romaine où le
mariage est plus un jeu de stratégie et d’alliances qu’un engagement sentimental.
Claude n’est pas le plus bel homme de la cour, loin de là. Suétone le décrit ainsi dans Vies des
douze Césars : « Sa personne ne manquait ni de prestance ni de noblesse, quand il était assis ou debout et
surtout au repos, car il avait la taille élancée, mais non pas grêle, une belle figure, de beaux cheveux
blancs, un cou bien plein ; mais lorsqu’il marchait, la faiblesse de ses jarrets le faisait tituber… » Claude
boite, mais il est surtout desservi par sa manière de s’exprimer : « un rire désagréable, une colère plus
hideuse encore, qui faisait écumer sa bouche largement ouverte… une voix bégayante et un perpétuel
hochement de tête qui redoublait au moindre de ses actes. »
Toute son enfance et sa jeunesse, Claude a été rejeté par sa famille qui le jugeait débile de corps et
d’esprit. Il ne correspondait pas aux exigences du décorum. En public, on l’obligeait à porter un capuchon
pour le cacher aux yeux des Romains. Toujours d’après Suétone, sa mère Antonia l’appelait couramment
« une caricature d’homme, un avorton simplement ébauché par la nature » et quand elle taxait quelqu’un
de stupidité, elle le déclarait « plus bête que son fils Claude ». Pour sa famille, Claude est un raté.
Décidément malchanceux, l’enfant a été confié à un précepteur barbare qui l’éduque à la dure et le bat
brutalement à la moindre incartade. Cela n’aide pas à son épanouissement.
Pourtant, Claude est bien moins bête que son illustre famille le croit. Son intelligence est même
supérieure. D’ailleurs, il fait de bonnes études et il sera considéré comme un brillant orateur, cessant de
bégayer aussitôt qu’il est devant un auditoire.
Malgré ses talents intellectuels, son grand-oncle, l’empereur Auguste, a décidé – avec tristesse – de
l’écarter de toute charge publique, même s’il a reconnu ses dons d’éloquence. Délaissé, moqué et surtout
oisif, Claude s’est réfugié dans l’étude, particulièrement l’histoire. Et quand il n’est pas studieux, il se
laisse aller à tous les excès. Il est aussi gourmand que lubrique, réputé pour ses appétits pantagruéliques
dans tous les domaines. Claude mène une vie de débauche pleine de jeux, de beuveries, de gueuletons et
de femmes.
Il n’a jamais pensé devenir empereur. Il est le premier étonné de l’ironie du destin. Si son auguste
famille a tout fait pour l’écarter du pouvoir, le destin et la folie meurtrière de Caligula en ont décidé
autrement. Quand ce dernier est assassiné, le 24 janvier 41, après un règne dément d’à peine trois ans,
Claude reste le seul descendant mâle de la lignée. C’est en tant que tel qu’il est nommé Imperator par la
garde prétorienne.
Certains se souviennent que, des années auparavant, lors de sa première entrée au Forum, un aigle
était venu se percher sur son épaule droite. Les dieux avaient-ils désigné ainsi celui qui porterait l’aigle
impériale ? Ceux qui croient, comme lui, aux présages en sont désormais convaincus.
À seize ans, un an seulement après leur mariage, Messaline se retrouve impératrice, soit la femme la
plus puissante de Rome. Très ambitieuse, elle comprend qu’elle a joué le bon cheval et s’en félicite,
d’autant que son union a commencé sous les meilleurs auspices : son mari l’aime sincèrement et la fait
gaillardement profiter de son expérience. Marié deux fois avant Messaline, ayant répudié ses deux
épouses, l’une pour débauche, l’autre pour incompatibilité de caractère, il ne compte plus les maîtresses
et prostituées qui ont honoré sa couche.
Libertin et paillard, c’est lui qui se charge de l’éducation sexuelle de la jeune Messaline. Elle ne
s’en plaint pas. Son tempérament de feu s’embrase vite sous les caresses de son mari expérimenté. Et
comme celle qui veut voyager loin ménage sa monture, elle entretient avec lui d’excellentes relations, y
compris sexuelles.
Les deux premières années de mariage sont heureuses et fertiles. L’adolescente accouche d’un
premier enfant en 40, une fille nommée Octavie, et l’année suivante, en 41, d’un petit garçon, le futur
Britannicus. À seize ans, elle est donc déjà deux fois mère. Elle en restera là. Il y a tant d’autres choses à
faire dans la vie que des enfants !
Pris par sa charge impériale, Claude la délaisse en même temps qu’il lui laisse toute liberté, lui
dédiant entièrement une aile du palais où elle s’installe avec ses enfants et sa cour. Là, elle décore ses
appartements à sa guise et organise fêtes et banquets où elle reçoit des amis qui finissent par former
autour d’elle une petite cour de riches oisifs et d’artistes toujours prêts à s’amuser et à la divertir. La vie
n’est que luxe et voluptés.
Messaline, reine de Rome, est vite grisée par les honneurs et les fastes de la cour. Elle prend
conscience de son pouvoir et entend bien en profiter pour pimenter sa vie sexuelle. Elle a d’autant moins
de scrupules que son mari continue de s’ébattre joyeusement avec ses deux jeunes prostituées préférées,
Cléopâtre et Calpurnia. Elle est très jeune, particulièrement ardente, il lui faut un homme. Plusieurs,
même.
Messaline commence à seize ans une vie de grande séductrice. Elle n’est pas la seule dans le palais
à s’adonner à ses vices. Colonnes de marbre blanc, meubles d’ébène, tissus rares et objets d’or se
marient dans un luxe inouï. Les pièces ne manquent pas où organiser des fêtes sublimes ; les beaux
convives sont légion pour partager ses débauches. Messaline convoque qui lui plaît et offre son joli corps
aux baisers et aux caresses, même si elle ne déteste pas être prise brutalement. Sa couche est
démocratique, ouverte aussi bien aux nobles patriciens qu’aux gladiateurs et même aux beaux esclaves
qui s’y succèdent sans lassitude.
Claude ne voit rien. Il est tellement à côté de la plaque qu’il pense même que sa femme s’ennuie.
Pour la distraire, il fait revenir à la cour les deux sœurs exilées de Caligula, ses nièces Agrippine et Julia
Livilla, espérant qu’elles feront de bonnes compagnes de jeux pour Messaline. L’empereur imagine sans
doute des jeux innocents et des éclats de rire complices. Il se trompe. Aucune des trois jeunes femmes
n’est capable d’innocence. Agrippine et Julia Livilla ont été initiées dès l’enfance par leur frère aux
mœurs dépravées de la cour. Caligula adorait ses sœurs qu’il invitait régulièrement dans son lit et qu’il
prostituait joyeusement à ses officiers. Il les avait exilées à regret en apprenant qu’elles avaient participé
à un complot visant à l’assassiner. Au passage, il avait fait tuer l’amant complice d’Agrippine et obligé
sa sœur à transporter son urne funéraire sur ses genoux durant tout le trajet de son voyage d’exil. Après la
mort de Caligula, ses sœurs peuvent revenir en cour. Inutile de dire qu’elles n’ont pas l’intention de
porter son deuil.
Messaline est favorable à leur retour, mais s’aperçoit très vite de son erreur : elle a laissé entrer
deux grandes rivales potentielles dans sa bergerie…
Très vite elle voit une menace en Agrippine. D’abord, elle est très belle, peut-être plus qu’elle.
Membre de la domus Augusta, sa lignée est plus prestigieuse que celle de Messaline. De même, elle a
transmis à son fils Néron le sang d’Auguste, ce qui confère à l’enfant une plus grande légitimité au trône
que celle de son propre fils, Britannicus. Si Claude devait mourir sans héritier, c’est à Néron que
reviendrait le trône. Particulièrement vif et éveillé, l’enfant, âgé de quatre ans, plaît déjà beaucoup au
peuple romain. Présent dans la loge impériale lors des jeux séculaires organisés à Rome en 47 pour
célébrer la naissance de la cité, le fils d’Agrippine a été plus applaudi que celui de Messaline. De retour
en cour, Agrippine pourrait œuvrer à la promotion de son brillant rejeton au détriment de Britannicus. Or
l’ambition première de Messaline est de placer son fils sur le trône. Elle comprend qu’elle a été bien
imprudente. Agrippine est une menace qui, en plus, la regarde avec hauteur et sans chaleur. Il va falloir la
tenir à l’œil.
Julia Livilla est plus charmante. Un peu trop, même. Elle flirte ouvertement avec son oncle Claude.
Elle aussi porte le sang d’Auguste et il pourrait venir à l’idée de Claude de l’épouser pour renforcer sa
légitimité. Certes ils sont tous les deux déjà mariés, mais le divorce est aisé dans la Rome antique.
Messaline a peur d’être répudiée. La vie dans le palais impérial n’est qu’intrigues et jeux d’influences.
Le sexe y est souvent un puissant levier social.
À l’opposé de sa sœur aînée, Julia Livilla, ravie de revenir à Rome, se montre reconnaissante à
Messaline à laquelle elle semble vouloir se lier d’amitié. Elle se glisse vite parmi sa bande d’amis et,
bien qu’elle soit mariée, devient la maîtresse de Sénèque, un habitué des soirées de l’impératrice. Mais
ce dernier a beau être stoïque, il finit par être choqué du comportement de Messaline et prévient
l’empereur que sa femme lui fait du tort en le trompant de façon éhontée et en vivant de manière
dispendieuse.
Claude vient trouver Messaline et lui expose les reproches qui lui sont faits. La jeune femme entre
dans une colère noire et crie à la calomnie. Claude ne demande qu’à être convaincu de l’innocence de son
épouse et oublie vite l’incident. Pas Messaline. Sénèque devient gênant. Il est de plus en plus proche de
l’empereur et Claude sera peut-être bientôt sous son influence. Or elle veut garder le pouvoir sur son
mari.
Pour l’instant, il est entouré de conseillers, souvent d’anciens esclaves qui se sont affranchis à force
de talent et de services rendus et occupent des postes clés de l’administration romaine, constituant comme
un petit gouvernement autour de l’empereur. Mais ces affranchis sont dévoués à Messaline qui les aide à
s’enrichir dès qu’elle le peut, prélevant sa part au passage.
Sénèque n’est pas fait de ce bois-là : il n’est pas à vendre. Et puis cette Julia Livilla fait un peu trop
les yeux doux à l’empereur. Il est temps de neutraliser ce couple dangereux. Un soir, Messaline se glisse
dans la couche de Claude et, entre deux caresses, en profite pour lui parler des affaires de famille. Elle
l’interroge insidieusement : Claude sait-il que Julia Livilla trompe son mari avec Sénèque, lui qui se
permet pourtant de donner des leçons de morale ? Sait-il que Sénèque monte Julia Livilla contre elle et
peut-être bientôt contre l’empereur ? Ne craint-il pas que Julia Livilla, influencée par son amant,
complote contre lui comme elle l’a déjà fait contre son frère Caligula ? Ne serait-il pas plus prudent de
les exiler tous les deux loin du palais ?
Claude, qui est faible et couard, et qui sait aussi que le meurtre est une habitude familiale, se laisse
persuader. Sénèque et Julia Livilla sont relégués, chacun sur une île différente, comme le veut la loi. Elle
part pour Pandateria, une des îles Pontines, au large de la Campanie, et lui pour la Corse. Pour plus de
sûreté, Julia Livilla sera exécutée l’année suivante. Sénèque sera sauvé par Claude qui refuse sa
condamnation à mort.
Il ne fait pas bon s’opposer à Messaline.
C’est vrai aussi pour ceux avec qui elle veut partager sa couche. Le célèbre pantomime Mnester,
très aimé des Romains, en sait quelque chose. Messaline a jeté son dévolu sur le bel artiste dont l’esprit
l’amuse et dont le corps souple et musclé l’attire particulièrement. Mais Mnester préfère la couche des
garçons. Il a d’ailleurs été l’amant de Caligula, ce qui excite aussi l’impératrice. Elle lui fait des avances
qu’il refuse avec la désinvolture que lui confère sa gloire d’artiste.
Furieuse, Messaline va voir Claude et se plaint du pantomime qui, dit-elle, refuse de répondre à ses
invitations – sans préciser de quelle sorte d’invitations il s’agit. Elle demande à l’empereur de le
convoquer et de le sommer de faire tout ce qu’elle lui ordonne. Claude cède une fois de plus et ordonne à
Mnester, ébahi, d’obéir à sa femme, sans comprendre ce que cela implique. L’artiste est bien obligé de
s’exécuter s’il ne veut pas l’être. D’ailleurs, il va y prendre goût et devenir le complice de Messaline,
obtenant ainsi un statut important à la cour de Rome.
De toute façon, Messaline n’est pas envahissante. Elle se lasse vite et ne demande qu’à connaître
des hommes nouveaux. Peu importe leur position sociale. Elle convoite désormais un certain Appius
Silanus, qui n’est autre que le mari de sa mère, Lepida. Elle s’est arrangée auprès de Claude pour le faire
revenir d’Espagne où il était proconsul. Officiellement, c’est pour que sa mère puisse à nouveau être près
d’elle et de ses petits-enfants. En fait, Messaline est depuis longtemps amoureuse de son beau-père qui,
en plus de ses qualités évidentes, est réputé bon amant.
Dès qu’il revient au palais et se présente devant l’empereur, elle se glisse auprès de son mari pour
assister à leur entretien. Il est aussi séduisant que dans son souvenir, un beau visage, grand, les épaules
carrées, athlétique, très élégant. Comme il doit être bon de se retrouver au lit avec lui ! Mais Appius
Silanus n’envisage pas cette éventualité. Si Messaline est magnifique, c’est aussi sa belle-fille, ce qui
coupe court à tout fantasme sexuel. Cependant, rien n’arrête l’insatiable impératrice.
Bientôt, elle l’invite à dîner et, sous prétexte de lui faire visiter ses appartements, l’emmène dans sa
chambre. Là, sa tenue très légère et son regard langoureux font bien comprendre à Appius Silanus qu’elle
est prête à devenir sa maîtresse, mais il ne cède pas à la tentation. C’est un homme de scrupules et il n’est
pas question pour lui de se mettre dans une situation aussi scabreuse. Pire, il signifie à Messaline que,
loin de l’exciter, sa façon de faire le dégoûte, et qu’il n’a pour elle que du mépris. Courageux et
inconscient Appius Silanus ! Ses heures sont désormais comptées.
Messaline veut écarter de son cher Claude cet homme d’influence qui la porte en si piètre estime.
De plus, non seulement il refuse ses avances, mais il œuvre pour que l’empereur se rapproche des
sénateurs, ce qui menace l’ascendant qu’elle a sur son mari. Si elle n’a pas réussi à séduire Appius
Silanus, il faut qu’elle s’en débarrasse.
Elle convoque Narcisse, le chef des affranchis, devenu un conseiller très proche de Claude. Il est
aussi très complice avec Messaline. Tous les deux profitent de leur situation privilégiée pour s’enrichir
en vendant des charges importantes qui concernent aussi bien le domaine militaire que la magistrature et
les marchés commerciaux. Ils n’ont pas intérêt à ce que le sénat vienne se mêler de leurs affaires.
Ensemble, ils vont mettre au point une ruse pour faire éliminer Appius Silanus. L’empereur Claude,
comme beaucoup de Romains à l’époque, croit aux présages et aux rêves prémonitoires. Il suffit
d’exploiter cette veine superstitieuse. Messaline raconte à son mari que, depuis quelque temps, elle fait le
même cauchemar : un homme se présente de bon matin au palais et demande audience. Dès qu’il est en
présence de l’empereur, il le frappe à mort avec un poignard. Claude, très superstitieux, s’inquiète. De
son côté, Narcisse fait savoir à Appius Silanus qu’il est convoqué par l’empereur et qu’il doit venir au
palais dès le lever du jour. La mécanique est en place.
À l’heure dite, Narcisse arrive hagard, à l’aube, dans la chambre de Claude et lui dit avec émotion
qu’il a rêvé que l’empereur était poignardé par son premier visiteur de la journée, et que cet assassin
avait le visage d’Appius Silanus. Claude est de plus en plus inquiet. Inquiétude qui parvient à son comble
quand on lui annonce la visite d’Appius Silanus, qu’il n’attendait pas. Le proconsul est aussitôt arrêté et
conduit sous bonne escorte devant l’empereur. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive. Claude lui annonce
que les dieux l’ont prévenu de ses mortels desseins. Appius Silanus, abasourdi, se défend comme un beau
diable, mais rien n’y fait. Il est exécuté dans la journée.
La mort de son beau-père semble plonger Messaline, grande comédienne, dans la plus profonde
affliction, pourtant la belle se remet vite – tout comme sa mère, d’ailleurs, qui n’est jamais, elle non plus,
à cours d’amants consolateurs.
Bientôt, c’est un autre homme qui excite la convoitise de l’impératrice. Catonius Justus est le
commandant de la garde prétorienne qui a porté Claude au pouvoir. Messaline profite de l’absence de
Claude, parti guerroyer, pour lui faire des avances. Mais Catonius Justus est un homme droit qui refuse de
trahir l’empereur en couchant avec sa femme. Craignant qu’il n’ouvre les yeux de son mari sur ses excès,
Messaline le fait exécuter avant que Claude ne revienne à Rome. Pour justifier ces mises à mort, elle
invoque toujours un complot contre l’empereur.
L’un de ses crimes les plus atroces concerne le sénateur Valerius Asiaticus. Ce grand aristocrate
romain, immensément riche, a fait construire sur une des sept collines de Rome une maison sublime
entourée des jardins merveilleux de Lucullus, d’où l’on a une vue magnifique sur la ville. Messaline
convoite ces jardins. De plus, Valerius Asiaticus a repoussé ses avances alors qu’il serait l’amant de
Poppée, la plus belle femme de Rome, grande rivale de l’impératrice, qui coucherait également avec
Mnester. Folle de jalousie, Messaline espère qu’en éliminant Valerius Asiaticus elle fera souffrir
Poppée.
Cette fois, elle s’allie avec Sosibius, le précepteur de son fils Britannicus, avec qui Claude aime à
bavarder quand il vient s’enquérir des progrès de son fils. Elle lui demande de convaincre l’empereur de
la dangerosité du sénateur. Elle lui a soufflé ce qu’il devait insinuer dans la tête de Claude.
Valerius Asiaticus, non content d’être riche, est également très ambitieux. Il a regretté publiquement
de ne pas avoir tué Caligula de sa propre main, et a envisagé de le remplacer avant que Claude soit
désigné. Ses appuis en Gaule, dont il est originaire, pourraient lui permettre de soulever les armées de
Germanie et les retourner contre l’empereur. D’ailleurs, il y penserait… Tout cela en fait un homme
dangereux. Alarmé, Claude interroge Messaline qui se range à l’avis de Sosibius.
Valerius Asiaticus est aussitôt convoqué devant l’empereur. Au lieu de comparaître devant ses
pairs, au sénat, il est jugé dans la chambre de Claude, par un conseil composé de Messaline et de deux
hommes à sa solde. Le beau sénateur n’a aucune chance. À l’issue d’un simulacre de procès, il est
condamné à mort. On ne lui accorde que la liberté de choisir sa mort. Valerius Asiaticus rentre chez lui et
fait dresser un bûcher funéraire dans son magnifique jardin. Il veut que son cadavre soit brûlé pour que
son âme monte plus vite au ciel. Ensuite, il fait le tour de ce jardin qu’il aime tellement, et ordonne qu’on
lui prépare un bon repas à l’issue duquel il s’ouvre les veines. L’injustice de sa mort choque les
sénateurs, mais sans grand effet. La victime était trop riche pour être aimée.
La trop belle Poppée, comprenant ce qui vient de se passer et le rôle joué par Messaline, et sachant
qu’elle est la prochaine sur la liste, met également fin à ses jours. Beau doublé pour l’impératrice, qui
s’en félicite.
Entre deux meurtres, Messaline reprend le cours de sa vie avec légèreté, multipliant les soirées
coquines. Elle ne se contente plus de ses propres débauches, elle veut aussi y entraîner les autres. Elle
aime que ses convives se laissent aller à leurs penchants, quitte à les y inciter. « Elle poussait les autres
femmes de la cour impériale à participer à ses ébats. Elle leur faisait commettre des adultères dans le
palais en présence de leur mari, qu’elle récompensait de leur complaisance avec des honneurs et des
charges. Mais ceux qui refusaient de prêter leur femme pour de tels divertissements étaient
inexorablement détruits », raconte l’historien Dion Cassius.
Claude ne se doute de rien. Il est vrai qu’il a fort à faire : « Et pour faire taire ses soupçons, elle
l’occupait en mettant dans son lit ses plus belles servantes », continue Dion Cassius.
Mais ce n’est pas encore assez. Un poète latin de l’époque, le sulfureux Juvénal, raconte dans ses
Satires, écrites une cinquantaine d’années après la mort de Messaline, que l’impératrice aimait aller se
prostituer la nuit dans une maison de passe de Suburre, le quartier le plus malfamé de Rome. Elle s’était
entendue avec le souteneur pour avoir une loge où, maquillée et coiffée d’une perruque blonde, elle se
faisait prendre par tous ceux qui se présentaient durant la nuit, donnant l’argent récolté au propriétaire du
bordel, ne gardant qu’une pièce par tête : « Sous le nom de Lycisca, elle se livrait à la lie de la populace,
avant de rentrer toute brûlante encore de la tension de sa vulve raidie, fatiguée, mais non rassasiée. » On
imagine Messaline, la peur et le désir au ventre, arpentant les rues de Rome dans la nuit moite, ivre de la
liberté qu’elle prend vis-à-vis de l’étiquette du palais et de toutes les convenances. Elle est sans tabous et
sans limites. Elle est toujours la dernière prostituée à partir.
Elle a de qui tenir. Après tout, son arrière-grand-père Marc Antoine passait bien ses nuits à courir
l’aventure avec Cléopâtre dans les rues d’Alexandrie ! Bon sang ne saurait mentir.
Contre toute attente, c’est l’amour, le vrai, qui va perdre Messaline.
La belle a vingt-deux ans quand elle tombe amoureuse de Caius Silius. C’est un sénateur. On dit de
lui qu’il est le plus bel homme de Rome. Il est marié, mais ce n’est pas un problème pour l’impératrice. Il
cède rapidement à ses avances. D’abord, il sait qu’il est risqué de se refuser ; ensuite, la jeune femme
déploie tous ses charmes pour le séduire. Elle le couvre de présents somptueux, n’hésitant pas à lui offrir
des meubles et des bijoux appartenant à la famille impériale. Les deux amants s’aiment follement, car la
passion est très vite partagée. Messaline passe le plus clair de son temps dans la maison de Caius Silius.
Elle a fait transférer chez lui ses meubles, sa vaisselle d’or et ses esclaves. Elle y est désormais chez
elle.
Jalouse, elle veut le faire divorcer de sa femme. Il est d’accord, à condition qu’elle divorce elle
aussi : il lui propose rien de moins qu’un coup d’État. Ensemble, ils renverseront Claude et prendront sa
place sur le trône. Après tout, explique-t-il, elle est l’arrière-petite-fille de Marc Antoine et d’Octavie,
donc de très haute lignée. Lui-même est sénateur. Ils ont dans Rome suffisamment d’appuis pour les
soutenir s’ils décident de régner, et le peureux Claude aura tôt fait d’abdiquer. Caius Silius adoptera ses
enfants et Britannicus héritera de l’empire comme prévu.
D’abord réticente, Messaline trouve vite l’idée excellente et surtout extraordinairement excitante.
Mais Claude n’acceptera jamais de la répudier… Il va falloir trouver une astuce.
Une fois de plus, Messaline invoque une inspiration divine pour convaincre son mari. Aguicheuse,
elle se glisse auprès de lui et tendrement lui fait part d’une entrevue qu’elle a eue avec un célèbre
astrologue. Cet homme a lu dans la configuration des étoiles que son mari serait assassiné avant un mois.
Claude sursaute. Mais, le rassure Messaline, il y a une solution pour l’éviter : il suffit qu’il la répudie
rapidement et qu’elle se remarie dans la foulée. Une fois le mari fantoche mort, elle aura vite fait de ré-
épouser l’empereur.
Claude est ébloui par tant d’ingéniosité. Il accepte le stratagème et Messaline fête bientôt son succès
dans les bras de Caius Silius.
À Rome, connaissant la dépravation de Messaline, personne n’est véritablement étonné de sa
répudiation. Ce n’est pas le cas des affranchis, qui savent que l’empereur n’a toujours pas ouvert les yeux
sur celle à qui il fait aveuglément confiance. Ce divorce leur paraît très suspect. Ils veulent connaître les
dessous de l’affaire.
Renseignements pris, ils découvrent rapidement qu’un putsch se prépare. Or ils ne peuvent pas
laisser faire cela : si Caius Silius règne avec Messaline, le pouvoir exécutif va leur échapper au profit
des sénateurs. Elle n’aura plus besoin d’eux pour assurer sa puissance. Au contraire, ils la gêneront, et ils
savent qu’elle n’hésitera pas à les éliminer comme elle l’a déjà fait avec Polybe, le secrétaire de Claude,
l’un des plus puissants d’entre eux, qui lui avait déplu. Les affranchis ont bien compris que leur pouvoir,
peut-être même leur vie reposent sur les épaules de Claude. Il est temps d’éliminer Messaline.
Claude ne se doute de rien, entièrement préoccupé par les affaires de l’État. Contre toute attente,
c’est un bon empereur qui œuvre efficacement à la grandeur de Rome.
Il doit bientôt aller à Ostie pour suivre l’avancée des travaux du grand port qu’il a commandés. Le
mariage de Messaline et de Caius Silius est prévu pendant son absence. C’est Mnester qui est chargé de
l’organiser, avec toute la fantaisie dont il est capable. Il prévoit de transformer la maison du futur mari en
celle de Bacchus, le dieu du vin, des excès, de la démesure, du théâtre et de la tragédie. C’est
parfaitement choisi, au-delà même de ce qu’il imagine.
Le jour prévu, au moment où Messaline dit oui à Caius Silius, Narcisse, le plus puissant des
affranchis, se rend auprès de l’empereur, déterminé à lui dire toute la vérité. Cette fois, ce n’est pas un
présage ni une prédiction d’astrologue : il est réellement en danger. Sa couronne de lauriers vacille. À lui
de la remettre énergiquement sur sa tête. Claude l’écoute, abasourdi, terriblement abattu. Narcisse est
rejoint par d’autres conseillers qui viennent confirmer ses dires et en profitent pour lui dérouler la liste
des amants de Messaline, de ceux qu’elle a fait tuer injustement, des clients de sa prostitution festive. Les
yeux de Claude se dessillent enfin. Il est atterré.
Ce sont quasiment les affranchis qui doivent dicter à l’empereur, terrassé par la vérité, ce qu’il doit
faire. Il faut rentrer tout de suite à Rome, arrêter tous ceux qui ont participé à ce mariage, tuer Caius
Silius et Messaline.
Claude donne son accord pour tout, sauf pour la mort de sa jeune femme. Il réclame une nuit de
réflexion pour décider de son sort.
Quand la garde prétorienne s’invite à la noce, la plupart des invités qui ont ripaillé, bu et copulé
jusqu’au bout de leurs forces sont à moitié nus, la tête encore ornée de lierre pour rendre hommage à
Bacchus. La plupart sont emprisonnés. Tous ceux qui sont connus comme amants de Messaline seront
rapidement passés par le glaive. Caius Silius comprend qu’il a perdu la partie et qu’il perdra bientôt la
vie. Ce sera chose faite dans la journée, comme pour Mnester, qui passe de vie à trépas comme on sort de
scène.
Messaline est conduite dans ses appartements. Elle y retrouve sa mère, fait venir ses enfants. Elle
reste persuadée de son emprise sur Claude. Il suffit qu’elle le voie pour le convaincre de la maintenir en
vie, cette vie qu’elle n’est pas prête à quitter. Elle est sûre qu’elle saura le fléchir. Sûre qu’il l’aime
toujours. Et puis, il ne peut pas mettre à mort la mère de ses enfants. Narcisse, l’affranchi, en est lui aussi
convaincu. Il fait tout pour que Messaline ne puisse pas accéder à l’empereur.
Claude, toujours très déprimé, est rentré au palais. Il veut passer la nuit tranquille, il verra
Messaline le lendemain matin. En attendant, il commande un banquet, avec beaucoup de vin pour
s’enivrer. Mais pour Narcisse, pas question d’attendre le matin. Il joue sa peau. Après sa trahison, si la
jeune femme survit, c’est lui qui sera éliminé. Pas de pitié ! Sans en informer l’empereur, il envoie la
garde prétorienne la mettre à mort.
Quand les soldats entrent dans ses appartements, ils trouvent la jeune femme en larmes, dans les
bras de sa mère. Lepida l’a rejointe pour l’assister dans ses derniers instants. Elle lui a donné un
poignard pour que sa fille meure dignement, en bonne Romaine, en mettant elle-même fin à ses jours. Il y
va de son honneur. Mais Messaline n’a que faire de l’honneur. Elle ne veut pas mourir. Elle n’arrive pas
à plonger cette lame dans ce corps encore si jeune et si beau. Comprenant qu’elle est perdue, elle se
décide cependant à accomplir le geste fatal. C’est le moment que choisit un soldat pour la transpercer de
son glaive, la privant ainsi d’une mort honorable. Elle avait vingt-trois ans.
Quand Narcisse vient lui annoncer la mort de Messaline, Claude ne montre aucune émotion. Il
demande juste une coupe de vin. Dans les jours qui suivent, il jure qu’il renonce définitivement à se
marier, car le mariage ne lui réussit pas. Il ne tient pas parole et épouse Agrippine quelques mois après
ce serment d’ivrogne… Mal lui en prend : cinq ans plus tard, sa nièce l’empoisonne et fait assassiner
Britannicus dans la foulée, offrant le trône impérial à son fils Néron.
Messaline avait bien raison de se méfier d’elle.
Après sa mort, Messaline subit la damnatio memoriae. Elle est condamnée à l’oubli. Le sénat
demande que les statues la représentant soient détruites et son nom effacé partout où il a été gravé. Mais
malgré toutes ces précautions pour occulter une des figures les plus scandaleuses de l’histoire, Messaline
reste dans toutes les mémoires.
La reine Margot
La fille publique

À l’aube du 30 avril 1573, deux jeunes femmes masquées et enroulées dans une cape quittent le
Louvre par une porte dérobée. Il s’agit de Marguerite de Navarre, dite la reine Margot, et d’Henriette de
Nevers, sa meilleure amie. Elles sont pâles et défaites sous leur capuche. Elles n’ont pas dormi de la nuit.
Impossible de fermer l’œil, dans l’attente du châtiment réservé ce matin à leurs amants. Joseph Boniface
de La Molle et Annibal de Coconas doivent avoir la tête tranchée. C’est la fin de leur calvaire.
Accusés d’avoir conspiré contre le roi Charles IX, les deux hommes ont été abominablement
torturés par les bourreaux de la prison du Châtelet. Leurs ongles ont été arrachés mais aussi une partie de
leurs dents, des lambeaux de leur chair. On les a brûlés. Leurs jambes ont été broyées. Ils ont dû
ingurgiter des litres d’eau. Ce ne sont plus que des loques sanguinolentes.
Leur crime ? Avoir tenté de faire évader Henri et Marguerite de Navarre du Louvre pour qu’ils
puissent rejoindre le parti des protestants. Pour Catherine de Médicis, c’est une véritable trahison. Pas
question de clémence, même si sa fille doit en mourir de chagrin. Une fois coupées, les têtes des deux
conjurés seront exposées sur la potence de l’infamie. Leur corps sera scié en quatre morceaux, suspendus
aux principales portes de Paris.
Margot, en ce matin de printemps sur la place de Grève, souffre comme une damnée. Ce n’est pas la
première fois qu’elle assiste à une exécution capitale. Depuis l’enfance, la fille d’Henri II a vu se
dérouler les pires atrocités. À cette époque marquée par les guerres de religion, la mort est partout. On ne
compte plus les gibets dispersés dans les campagnes, où le balancement des pendus rythme des heures
terribles. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un homme qu’elle aime. Pour sauver ce corps qu’elle a tant
caressé, Marguerite a demandé à genoux la grâce de La Molle à son frère Charles IX. En vain. Devant
son insistance, il l’a même menacée du couvent. Bien que très malade et affaibli, le roi ne s’est pas laissé
attendrir. Il n’a jamais hésité à sacrifier les amants de sa sœur adorée. Gare à celui qui est aimé d’elle : il
se fait autant de rivaux et d’ennemis qu’elle a de frères. Le comte de La Molle avait peu de chances
d’échapper à l’échafaud. Margot l’aimait trop.
Ce 30 avril, elle pleure la mort atroce de son amour. Elle a tenu à être là pour que Joseph Boniface
de La Molle sache qu’il n’est pas seul en ses derniers instants. Leurs regards doivent se croiser une
dernière fois. Elle ne peut retenir un sanglot quand la charrette arrive. Les deux corps suppliciés ont bien
du mal à en descendre. Malgré ses souffrances, La Molle affronte la hache du bourreau avec courage.
Après avoir demandé que ses dettes soient honorées et les gages de ses serviteurs payés, il s’écrie :
« Dieu ait merci de mon âme, et la benoîte Vierge ! Recommandez-moi aux bonnes grâces de la reine de
Navarre et des dames. » Il meurt en galant homme, comme il a vécu. La jeune femme est désespérée.
La nuit qui suit l’exécution, Marguerite et sa complice, Henriette de Nevers, sortent du Louvre et
retournent sur les lieux du supplice. Elles achètent au bourreau les têtes de leurs amants. Deux de leurs
laquais montent les récupérer en haut de la potence. On voit alors cet étrange équipage, deux jeunes
femmes richement vêtues, ouvrir un linge pour y enfouir des têtes. Et, ici, la légende varie. Certains
soutiennent que Margot a fait embaumer la tête de La Molle et l’a baisée sur les lèvres régulièrement,
jusqu’à ce qu’elle soit trop dégradée. D’autres racontent que les deux amantes se sont contentées de les
enterrer chrétiennement dans le cimetière de Montmartre. Un acte macabre et romantique.
Les jours suivants, Marguerite, qui aime chanter en s’accompagnant d’un luth, a dédié ses vers à son
amour perdu, lui offrant ses larmes qui « ne sont plus que le sang de mon âme ».
Leur amour n’a duré que quelques semaines, mais il lui semble éternel. Joseph Boniface de La
Molle était l’un des principaux conseillers et favoris du duc d’Anjou, le petit frère de Margot. Quand ils
se rencontrent, en février 1573, le comte de La Molle est réputé pour être l’un des plus beaux hommes de
la cour, malgré ses quarante ans. Il est grand, les cheveux châtains, musclé et élancé, avec des jambes à
faire pâlir d’envie le duc de Guise. Il a une belle prestance et sa mise est d’un raffinement exquis. La
barbe taillée en pointe comme le veut la mode, il sourit largement, révélant une dentition parfaite, une
rareté. Il a un charme fou et ne s’en montre pas avare. Les dames l’adorent. Il paraît qu’il caresse
divinement bien. Très pieux, il amuse par sa manie d’aller à la messe aussi souvent qu’il fait l’amour, six
ou sept fois par jour.
Il ne peut que plaire à Marguerite dont les sens sont toujours en éveil. La Molle a le double de son
âge. Il l’impressionne et la domine comme un père, ce qui ne déplaît pas à la belle. Il lui apprend des
raffinements amoureux qui l’enchantent. Cet amant aguerri lui fait découvrir la jouissance et la plénitude
des sens. Avec lui, son corps exulte. Ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. La Molle suscite la
jalousie de ses trois frères qui ressentent chaque liaison de leur sœur comme une trahison.
Le 1er mai, le jour qui suit l’exécution, elle apparaît devant la cour entièrement vêtue de noir. Elle
porte le deuil de son amant. Une insolence vis-à-vis de sa mère et du roi son frère qui l’ont condamné.
Elle a ceint sa taille d’une chaîne en argent constituée de têtes de mort. Selon la légende, elle gardera
toute sa vie le cœur de ses amants dans des aumônières précieuses accrochées à sa ceinture. Mais le
deuil sied mal à Margot et le noir lui rappelle trop sa mère. Elle arbore de nouveau des robes aussi
éclatantes que ses vingt ans. La seule façon pour elle de guérir d’un chagrin d’amour est de retomber
amoureuse. Elle ne peut pas se passer d’homme.
Bien sûr, elle a un mari, mais elle ne l’a pas choisi. Leur mariage a été célébré neuf mois plus tôt, le
18 août 1572. La fête a tourné au cauchemar. Moins d’une semaine après la cérémonie, le 24 août, jour de
la Saint-Barthélemy, alors que Paris était encore en liesse, tous les invités protestants de la noce ont été
assassinés. Ce n’est pas ce que voulait au départ Catherine de Médicis, qui donnait sa fille catholique au
protestant Henri de Navarre dans le but de réconcilier les deux partis. Mais au dernier moment, la reine
mère a eu peur que les protestants prennent l’avantage et elle a profité de la présence à Paris de tous leurs
leaders pour décimer leur camp. Une vingtaine de personnes seulement devaient être assassinées, à
commencer par l’amiral de Coligny, chef du parti huguenot – pourtant un proche de Charles IX, qui
l’aimait si tendrement qu’il l’appelait « mon père ». Mais le roi, à l’esprit fragile, s’est rangé
douloureusement à l’avis de sa mère. Il en a même rajouté : « Tuez-les tous ! a-t-il dit dans sa folie.
Qu’aucun d’entre eux ne puisse venir me le reprocher ! »
Dans la nuit du 24 août, les soldats du roi ont commencé à assassiner les chefs huguenots. Mais très
vite, les choses ont dégénéré. Le peuple, chauffé à blanc par les récentes guerres de religion, a cru à
l’hallali contre tous les protestants. Les Parisiens sont descendus dans la rue, le couteau à la main, ivres
de haine et de sang. Au Louvre, les nobles protestants ont été poursuivis dans les corridors. Charles IX
n’a voulu en épargner que trois : personne ne devait lever l’épée sur son chirurgien Ambroise Paré, sur la
nourrice qui s’occupe de lui depuis l’enfance et sur son amoureuse, Marie Touchet. Que Dieu décide du
sort de tous les autres ! Mais Dieu, cette nuit-là, était absent. Bientôt les cadavres ont jonché les dalles du
palais, ruisselantes de sang. Marguerite elle-même a failli y passer.
Elle ne savait rien. Avant la curée, Catherine de Médicis s’est enfermée dans sa chambre avec une
de ses filles aînées, Claude. Quand Marguerite est venue bavarder avec elles et leur dire bonsoir, leur
mère lui a demandé de regagner rapidement sa chambre. Claude, en larmes, l’a retenue par le bras. Mais
Catherine a insisté. Quand Marguerite a dû traverser le Louvre, elle a compris de quoi sa sœur avait peur.
Partout des hommes armés, des poignards, du sang, des corps suppliciés. Elle aussi était en danger, elle
qui venait d’épouser un huguenot. En plus de la peur, Marguerite a ressenti une immense douleur. Elle a
compris que sa mère ne l’avait pas protégée. Elle s’est sentie abandonnée. Henri de Navarre, son mari, a
été sauvé. Charles IX lui a demandé d’abjurer sa foi protestante pour avoir la vie sauve, ce que le
Béarnais a accepté. Il aime Dieu, mais il le croit bien au-dessus de toutes ces passions destructrices.
Dieu comprendra qu’il lui préfère la vie. Ce n’est pas la dernière fois qu’il change de religion. Plus tard,
redevenu protestant, il conviendra à nouveau que « Paris vaut bien une messe » pour pouvoir devenir
Henri IV, roi catholique de France.
Le lendemain, le jour s’est levé sur une ville rouge de sang. Des milliers de morts s’entassaient dans
les rues, les yeux encore ouverts sur l’horreur de la nuit. On les a jetés dans la Seine. Après la Saint-
Barthélemy, le mariage de Marguerite de Valois et d’Henri de Navarre est entré dans l’histoire sous le
nom de « noces vermeilles ». Tous deux n’avaient que dix-neuf ans quand ils ont dû faire face à cette
horreur. Depuis, craignant la vengeance des protestants, Catherine de Médicis et Charles IX retiennent
Henri et Marguerite de Navarre en otages au Louvre. Ils n’ont pas le droit d’en sortir. Le roi et sa mère
ont proposé à Marguerite de la démarier du Béarnais : leur union n’a plus beaucoup de sens après ce qui
vient de se passer. Mais elle a refusé, par loyauté envers son mari. Marguerite de Navarre ne sera jamais
du côté des bourreaux.
Elle n’est pas amoureuse d’Henri. Lui non plus. Ils ont pourtant tout pour se plaire. Marguerite,
surnommée « la perle des Valois », est une des plus belles filles de Paris. Une brune aux cheveux noirs
qu’elle aime porter entremêlés de perles. Les perles sont les bijoux les plus appréciés de l’époque. On en
met partout, les hommes comme les femmes. Sur les costumes, accrochées aux oreilles, dans la coiffure,
sur les chapeaux…
Son visage est ovale, ses yeux bruns et brillants, son nez un peu long. Son front est vaste et sa
bouche fine et joliment dessinée, comme on les aime alors. Elle est très fardée, ainsi que le veut la mode.
Elle met de la poudre de riz sur son visage et accentue ses sourcils avec de la mine de plomb. Une pâte
de géranium lui sert de rouge à lèvres. Elle embaume le musc et l’œillet blanc, des senteurs élaborées par
le grand parfumeur de la cour, maître René. Elle est grande et mince, joliment faite. Elle a de très beaux
seins et sa gorge est superbe, mise en valeur par des robes profondément échancrées, parfois jusqu’aux
tétons. La blancheur de sa peau est réputée. « C’est l’aurore », s’écrie Ronsard en la voyant.
Ce beau corps est animé par un esprit vif et ardent. Elle a reçu une éducation royale, sait
parfaitement lire et écrire le français imposé par son grand-père François Ier. Elle puise volontiers dans
la bibliothèque de sa mère, une grande intellectuelle, les livres des philosophes Platon, Homère,
Plutarque. Elle partage avec Catherine de Médicis le goût pour Virgile, pour Sophocle et pour Dante,
qu’elles lisent en italien. Très pieuse, habituée depuis l’enfance à suivre plusieurs messes par jour, elle
se plonge dans la Bible et a une passion pour le latin. Elle parle également l’espagnol, qu’elle peut
pratiquer de temps en temps avec sa sœur aînée, Élisabeth, mariée au roi d’Espagne.
Elle sait jouer du luth et c’est une danseuse accomplie. La danse fait partie de l’éducation d’une
princesse comme la chasse pour les princes ; elle doit apporter le maintien inhérent à la majesté. Il faut
incarner sa royauté et imposer par sa prestance l’admiration et le respect. Être bonne danseuse est une
nécessité de la vie mondaine. C’est particulièrement important sous le règne de Catherine de Médicis, qui
organise de nombreux bals pour rapprocher catholiques et protestants. À force de danser ensemble, ils
vont bien finir par s’entendre… Enfin, Marguerite est aussi une excellente cavalière. Le cheval est le
moyen de transport de l’époque et les écuries de Catherine de Médicis sont pleines de superbes étalons.
Comme tous les membres de la famille royale, Marguerite est magnifiquement parée. Les princes
doivent en imposer dès qu’ils apparaissent. Héritiers de la couronne par droit divin, ils se doivent
d’incarner cette divinité. Pas question de ressembler à un simple mortel. Leur costume doit frapper
l’imagination du peuple. Marguerite joue le jeu avec bonheur. La mode est extrêmement luxueuse et
raffinée. La jeune femme est habillée comme les fées que l’on rencontre dans les contes pour enfants.
C’est la mode du vertugadin, une sorte de crinoline, jupon armé de fer ou d’osier et renforcé au
niveau de la taille de telle façon que le haut du corps apparaît comme posé sur un guéridon de tissu. Cette
silhouette très particulière de femme-tronc vient d’Espagne et si ces dames veulent circuler aisément,
mieux vaut des couloirs larges ! Au Louvre, c’est parfait.
Chaque matin, Marguerite superpose plusieurs jupons, qu’elle recouvre d’une ample jupe de taffetas
ou de soie. Elle endosse une chemise blanche en fine batiste ornée de dentelle qu’elle resserre par un
corset lacé serré qui fait ressortir la taille et les seins. Elle enfile par-dessus les manches, du même tissu
que la jupe, comme des gants. Elle y ajoute moult rubans et bijoux, dont des pierres précieuses qui
brillent de tous leurs feux. C’est l’époque de la fraise godronnée. Les robes de bal, elles, ont un long col
de dentelle qui s’élève derrière la nuque. On porte des perruques de toutes les couleurs, rouge, rose, noir,
bleu ciel, vert, doré… Marguerite les adore rousses et bouclées. Le Louvre n’a jamais été si coloré.
Chaque tenue coûte une fortune, et la princesse de France en a une centaine. Marguerite aime les couleurs
vives : le rouge, le rose, l’orange égayent son humeur. Elle chausse des mules richement brodées et des
bas retenus par des jarretières.
Mais on n’est pas obligé de souscrire à cette mode chargée. Diane de Poitiers refusait le vertugadin
et préférait les robes fluides près du corps, dans des tons sobres. Catherine de Médicis porte du noir
depuis la mort en tournoi de son mari Henri II.
Les hommes ne sont pas en reste. Des collants opaques unis et des chausses, déclinés dans tous les
tons, mettent leurs jambes en valeur. En haut, une chemise blanche dont les manches très larges sortent
d’un pourpoint qui épouse leur torse et termine en pointe sur une culotte bouffante coupée en haut de la
cuisse. Une coquille brodée avantageusement protège leur entrejambe. À leur ceinture, une épée et un
poignard ; sur les épaules, une cape.
On se couvre de bijoux. Hommes et femmes ont des bracelets aux poignets, des colliers au cou, des
bagues à tous les doigts et des boucles d’oreilles. La mode n’a jamais été aussi précieuse. Mais tout cet
apparat est réservé aux catholiques. Les protestants, beaucoup plus sobres, portent un simple costume
noir orné d’une collerette blanche. Pas de croix ni de signes ostentatoires.
C’est le cas d’Henri de Navarre quand il arrive à la cour de France pour épouser Marguerite de
Valois. Il est d’autant moins adepte des fantaisies vestimentaires qu’il vient de perdre sa mère, Jeanne
d’Albret, chantre du protestantisme, réputée pour sa rigueur morale. Elle est morte de la tuberculose deux
mois avant les noces.
Henri le Béarnais connaît bien la famille royale. Filleul d’Henri II et de Catherine de Médicis, il a
grandi en partie avec les enfants de France, ses petits-cousins. Il participait au tour de France organisé
par Catherine de Médicis qui, pendant trois ans, a arpenté le pays pour que ses enfants – surtout ses fils,
appelés à régner – se familiarisent avec leur royaume. Il a le même âge que Marguerite, ils se sont
côtoyés pendant l’enfance mais il ne l’a pas vue depuis six ans. Il est frappé par sa beauté, pourtant elle
n’est pas et ne sera jamais son genre.
La réciproque est vraie. Pour Marguerite, Henri a beau être un prince de sang, c’est un paysan. Il a
grandi dans le château familial, en pleine campagne béarnaise, a partagé les jeux des petits fermiers du
coin et, plus tard, a chassé en leur compagnie. Non seulement il est habillé de façon sommaire mais, en
plus, il sent mauvais. Henri de Navarre ne se lave jamais. Tout juste acceptera-t-il de nettoyer ses pieds
pour son mariage. Comme la plupart des Français à l’époque, il est persuadé que la saleté protège des
maladies. Selon les croyances d’alors, elles passeraient à travers la peau sur laquelle il est bon de
maintenir une couche de crasse, barrière protectrice naturelle.
Celle d’Henri de Navarre est épaisse car il aime, comme il le dit lui-même, son fumet. Le sien et
celui de ses maîtresses. Il trouve les odeurs corporelles aphrodisiaques. Il demandera même à une de ses
amantes, qui se trempait parfois dans l’eau, de ne plus le faire. Et il en rajoute : en plus de son odeur
naturelle, il sent l’ail, qu’il croque à longueur de journée, persuadé là encore que c’est bon pour la santé.
Il a été élevé ainsi. À sa naissance, il a reçu le « baptême béarnais », qui consiste à frotter les lèvres du
nouveau-né avec de l’ail et à lui faire respirer une coupe de vin dans le but de prévenir les maladies. Il
en a toujours une gousse dans sa poche.
Cela n’emballe pas Marguerite, princesse de sang, fille de France, habituée dès l’enfance à prendre
un bain par semaine et à faire tous les jours une toilette de chat. Ses beaux cheveux noirs sont
régulièrement lavés à l’œuf. Elle parfume tous les coins et replis de son corps et n’est absolument pas
séduite par le fumet de son promis. Elle ne voit pas que, sous ses façons un peu rustres, Henri de Navarre
est un esprit brillant et un fin politique, un excellent observateur doté d’une très grande intelligence des
situations. Elle ne pressent pas qu’un jour il sera le bon roi Henri IV. Pour l’instant, elle ne voit en lui
qu’un péquenaud, héritier d’un tout petit royaume, et elle l’épouse de mauvaise grâce.
Leur mariage est célébré en grande pompe à Notre-Dame. Elle à l’intérieur et lui sur le parvis, car
les protestants refusent d’entrer dans les églises. C’est devant le cardinal de Bourbon, oncle d’Henri, que
Marguerite doit prononcer le fameux « oui » qui fera d’elle la reine de Navarre. Un « oui » qui a bien du
mal à sortir… Au point que son frère Charles IX devra lui donner un coup sur la nuque afin qu’elle
réagisse et que son cri passe pour un acquiescement.
Leur tiédeur réciproque ne les a pas empêchés de consommer leurs noces. Conscients de leur rôle
politique et ayant suffisamment de tempérament tous les deux, ils l’ont fait sans trop se forcer. Ce n’est
pas une première fois, ni pour l’un ni pour l’autre. Il y a belle lurette que Margot n’est plus vierge et
Henri de Navarre, qu’on surnommera plus tard le Vert Galant, a déjà une belle réputation de trousseur de
jupons.
« Jeunes tous deux et de tempérament gaillard que nous étions, la reine et moi, pouvait-il en être
autrement ? » dit-il. Elle ajoute : « Nous étions tous deux au jour des noces l’un et l’autre si paillards
qu’il était plus qu’impossible de nous en empêcher. » Le mariage est consommé. Il le sera chaque fois
que nécessaire, puisqu’il faut bien assurer une descendance, mais c’est dans d’autres bras que chacun
trouvera la passion et le bonheur amoureux.
Marguerite aurait préféré passer sa nuit de noces avec le bel Henri de Guise. Elle le connaît lui
aussi depuis l’enfance. C’est son premier amour. Mais il a été brisé par sa mère et ses frères.
Les Guises sont l’une des familles les plus puissantes du royaume, chefs de file des catholiques. À
la mort d’Henri II, en 1559, après le tournoi où il a reçu la lance de son adversaire dans l’œil, ils se sont
emparés des ministères de la Guerre, des Finances et des Affaires étrangères. Descendants de Louis XII,
ils sont en rivalité directe avec les Valois. Aussi Catherine de Médicis les tient-elle à l’œil. Mais
l’imprudente Marguerite n’a pas pu s’empêcher de tomber amoureuse du fils aîné. Henri de Guise est lui
aussi séduit. Son cœur le porte vers elle, son ambition également. Une union avec Marguerite de France
le rapprocherait du trône qu’il convoite. À seize ans, la jeune princesse est bien belle et déjà aguerrie aux
jeux de l’amour. Ce sont ses frères qui l’ont initiée.
Marguerite et ses frères, c’est toute une histoire – d’amour et de haine. Les fils de Catherine
de Médicis sont malsains, physiquement et psychologiquement. François II, l’aîné, le dauphin, devenu roi
à la mort de leur père, n’a pas vraiment compté pour Marguerite. Il était de neuf ans son aîné et ils ont
grandi séparément. Il passait sa vie à chasser, laissant les Guises décider à sa place. Nerveux, instable,
malingre, contrefait, une épaule plus basse que l’autre, il ne pouvait respirer que la bouche ouverte. Il
souffrait terriblement d’un abcès à l’oreille et la tuberculose le dévorait. Ses testicules n’étaient pas
descendus. Sa jeune épouse, Marie Stuart, était toujours vierge quand il est mort, usé, à dix-sept ans.
Charles IX avait dix ans quand il lui a succédé sur le trône. Catherine de Médicis est devenue
régente jusqu’à sa majorité. Il a trois ans de plus que Margot. Il serait beau si la folie ne se lisait pas déjà
sur ses traits. Il aime chasser, lui aussi, et prend un malin plaisir à égorger l’animal vaincu et à plonger
les mains dans ses entrailles sanglantes. Il ne s’entoure que de protestants et devient encore plus fou après
la Saint-Barthélemy. Depuis le massacre, il souffre d’hallucinations auditives : il entend les cris des
victimes et fait cauchemar sur cauchemar. Il se sent terriblement coupable devant Dieu. Il somatise
tellement qu’il finit même par suer du sang. Il meurt d’une pleurésie un mois avant ses vingt-quatre ans.
C’est au tour d’Henri III d’entrer en piste. C’est le plus beau et le plus intelligent des fils de
Catherine de Médicis. Et, de loin, son préféré. Il est grand et mince, de belle prestance, mais il n’échappe
pas aux tares physiques des Valois, avec une fistule à l’œil et un abcès sous l’aisselle.
Enfin, le dernier fils né est le seul qui mourra sans avoir régné, François d’Anjou, dit le Moricaud,
un avorton sans grande intelligence. Il ne cessera de comploter contre ses frères pour tenter de jouer un
rôle politique plus important. Il est connu pour ses rébellions et ses trahisons, et voue une passion pour sa
sœur Marguerite.
Marguerite a également deux grandes sœurs, bien plus âgées qu’elle et mariées très jeunes. Elle les
a peu côtoyées. Élisabeth, devenue reine d’Espagne, mourra à vingt-trois ans alors qu’elle est enceinte de
cinq mois et Claude, duchesse de Lorraine, mourra en couches à vingt-sept ans, au grand désespoir de sa
mère. Des dix enfants d’Henri II et Catherine de Médicis, deux seulement dépasseront la trentaine :
Marguerite et Henri III.
Marguerite a grandi entourée de ses trois frères. Ils ont pour elle un amour possessif. Ils la trouvent
belle, à juste titre, et d’une santé insolente. Elle leur appartient comme ils appartiennent à leur mère. Est-
ce le poids de la figure maternelle ? Charles, Henri et François ont bien du mal à devenir des hommes. Ils
semblent hésiter en permanence sur leur identité sexuelle, s’habillant avec les vêtements de leurs sœurs,
couchant avec garçons et filles.
Leur sœur Margot est la première femme de leur vie. Dès l’enfance, elle est caressée, tripotée par
ses frères qui adorent soulever ses jupons et explorer ses replis secrets. Comme c’est curieux, une fille,
comme c’est facile à soumettre ! Quelle chance de pouvoir porter toutes ces belles robes et se couvrir de
bijoux !
Henri est particulièrement attentif à l’apparence de sa sœur. C’est lui qui lui apprend à s’habiller et
à se tenir dans le monde. Quand elle se prépare pour son premier bal, Henri enfile sa robe et lui montre
comment déambuler sur ses mules à talons. Il adore les vêtements. Les robes, les étoffes, les bijoux le
passionnent. Il lance la mode des bijoux pour hommes. Il porte des perles à ses oreilles, des pierres
précieuses et des plumes sur ses chapeaux, suivi par ses « mignons », ainsi qu’on appelait alors les
serviteurs. Devenu roi, il s’est constitué une garde personnelle de quarante-cinq « mignons », choisis
autant pour leurs qualités esthétiques et leur élégance que pour leurs talents de bretteurs et leur loyauté
sans faille.
Henri est un curieux personnage, incestueux. L’écrivain Brantôme, chroniqueur de l’époque, décrit
la relation fusionnelle entre le frère et la sœur : « Ils paraissaient s’aimer, comme s’ils n’étaient qu’un
corps, une âme et une même volonté. » Henri embrasse Margot sur la bouche en l’appelant « ma mie ».
Tout le monde remarque comme ils dansent bien ensemble. Est-ce parce qu’ils ont fait l’amour ? Henri a-
t-il pris la virginité de sa sœur un soir de bal dans une alcôve du Louvre ? S’est-il félicité d’être le
premier à posséder ce beau corps ? C’est vraisemblable. Le corps de Margot est propriété familiale. On
a le droit de la caresser, de la pénétrer, de la faire gémir et crier, couchée dans un lit, relevée contre un
mur du palais. Margot se laisse prendre et envahir par le plaisir, sans remords et sans traumatismes de
l’inceste subi. Elle se donne à la jouissance sexuelle avec un total sentiment d’impunité qu’elle gardera
toute sa vie. Sa grande piété religieuse n’y changera rien. Son sexe est son royaume, la jouissance sa
couronne.
Quand elle tombe amoureuse d’Henri de Guise, il a vingt ans. Elle en a seize et n’est plus vierge
depuis deux ans. Il se prend d’une passion folle pour cette fille au corps facile. Elle désire avec ardeur ce
jeune guerrier blond, aux muscles bien dessinés et à l’assurance royale. Elle le connaît depuis l’enfance,
c’est presque un frère. Mais lui a vraiment l’air d’un roi. La jeune fille s’exalte, s’enfièvre, se donne
encore et encore. Elle succombe sous les caresses de son amant. Elle aime. Mais c’est un amour interdit
par les rivalités de leurs deux familles. Marguerite et le jeune duc se retrouvent en cachette.
Henri fait espionner sa sœur pour savoir de qui elle est amoureuse et quand il l’apprend, il est
furieux. Sans se soucier de ses sentiments ni de son bonheur, il prévient sa mère qui demande à Margot de
cesser immédiatement de fréquenter ce garçon. Catherine de Médicis n’a jamais eu beaucoup
d’indulgence pour elle. Elle aimait ses filles aînées, mais celle-là, elle la garde à distance. Marguerite lui
rappellerait-elle trop Diane de Poitiers, la maîtresse de son mari ? C’est Diane qui donnait du plaisir au
roi, quand elle-même ne lui faisait que des enfants. Catherine de Médicis est une femme humiliée.
Elle est née à Florence la même année que son futur mari, Henri II. Ses parents sont morts peu après
sa naissance et elle est la seule héritière de l’immense fortune des Médicis, richissimes banquiers et
négociants. Henri II l’a épousée pour son argent. Lui-même n’était pas destiné à régner. Jamais on
n’aurait mis une roturière sur le trône de France. C’est le destin qui l’a placée là. Cette « fille de
commerçants », comme on la surnomme à la cour de France, n’est pas une beauté. Les yeux et le nez
épais, des traits lourds, un visage inexpressif… Mais ce physique grossier cache une grande intelligence
et beaucoup de finesse. Son éducation est parfaite et sa culture immense. Cela ne suffira pas pour
qu’Henri II tombe amoureux d’elle. De toute façon, son cœur est pris. Depuis son plus jeune âge, la
femme de sa vie est Diane de Poitiers. Malgré ses vingt ans de plus, elle est encore très belle. C’est elle
qui l’a initié aux joies de l’amour physique et elle gardera toute sa vie une emprise érotique sur lui.
Catherine de Médicis doit se contenter d’un ménage à trois. Elle a l’intelligence de faire bonne
figure, mais elle souffre en silence, car elle est tombée amoureuse d’Henri II. Le deuxième fils de
François Ier est très séduisant. C’est un beau brun, à la barbe douce et à l’œil ardent. Il est grand et
élancé, très athlétique. Excellent cavalier, grand chasseur, il est habile à l’escrime et manie sa lance avec
dextérité dans les tournois qu’il affectionne particulièrement. Il est intelligent sans être intellectuel. Il
mûrit longtemps ses décisions avant d’agir et sait garder son calme en toutes circonstances. Catherine
l’adore, mais lui ne la voit pas.
C’est Diane, satisfaite de cette rivale inoffensive, qui doit le pousser dans le lit de sa femme pour
qu’il ait une descendance légitime. Il fait son devoir, mais jamais l’amour. Pendant dix ans, Catherine
reste stérile, jusqu’à ce que Fernel, grand médecin de l’époque, comprenne qu’Henri a une malformation
qui l’empêche de procréer. L’urètre s’ouvre dans la face inférieure de son pénis au lieu de son extrémité.
Il leur suffit de changer de position. Cela fonctionne si bien que Catherine va mettre au monde dix enfants
en douze ans. Henri lui fait l’amour mécaniquement, il ne s’attarde jamais auprès d’elle une fois le coït
terminé. Et quand son dernier accouchement se passe mal, il considère qu’il vaut mieux en rester là et
cesse de l’honorer. Elle n’a que trente-sept ans, et plus jamais un homme ne la touchera.
Elle est très jalouse de Diane. Au risque de souffrir, elle veut comprendre ce que partagent les deux
amants et creuse un trou dans le mur de leur chambre pour les regarder faire l’amour. Elle n’en revient
pas. Leur union sexuelle dure des heures, une position succède à une autre, Henri se sert de sa bouche
pour donner du plaisir à sa maîtresse, il caresse tout son corps. Les deux amants s’épuisent, reprennent
leurs forces et recommencent encore et encore. « Du lit au tapis, faisaient de grandes folâtreries. » Pour
Catherine, c’est une révélation. C’est donc cela, l’amour ? Jamais elle ne l’avait imaginé ainsi. Cette joie
sensuelle, ce n’est pas pour elle. Elle ne la connaîtra jamais. Elle est terriblement mortifiée.
Quand Henri II meurt à quarante ans, Marguerite n’a que six ans. Diane s’efface de la cour,
Catherine reste seule en scène. Elle ne s’habillera plus désormais qu’en noir, portant à la fois le deuil de
son époux et celui de son sexe. Elle devient une reine mère qui reporte toute son ambition sur ses enfants.
Elle les aime tous sauf Marguerite qui, durant son enfance, quémandera en vain un regard, un sourire de
sa mère. La petite princesse était la préférée de son père. Elle est belle et sensuelle comme l’était Diane.
Comme Diane, c’est une putain, pense Catherine. Diane s’occupait beaucoup de la fillette, lui apprenait à
prendre soin d’elle et à se mettre en valeur. Margot a sans doute choisi comme modèle féminin une Diane
désirée et fêtée plutôt que sa mère à la féminité humiliée. Elle est la fille que Diane et Henri auraient pu
avoir. Catherine lui en veut et s’irrite de sa santé éclatante quand ses autres enfants sont si fragiles et
débiles. Elle ne l’aime pas et c’est sans pitié qu’elle met donc fin à ses amours avec Guise.
Pour tromper son chagrin, Henri de Guise part guerroyer. Marguerite fait une dépression. Pendant
des semaines, la fièvre va s’emparer de ce corps brûlant d’amour. Ses bourreaux, sa mère et son frère
Henri, sont à son chevet. Ils l’aiment mieux quand elle est malade. Peu à peu, elle se remet. Rusée, elle
fait mine d’avoir oublié Guise. Mais dès qu’il revient de la guerre, elle le retrouve. Leur passion grandit
encore dans la clandestinité. Guise n’entre plus dans la chambre de son amoureuse qu’en grimpant à une
corde qu’elle jette de sa fenêtre. Et ils s’aiment pendant des heures, se caressant jusqu’à épuisement des
sens, leurs bouches et leurs cris mêlés mettraient Catherine de Médicis en rage si elle les entendait.
Mais Marguerite va commettre une erreur. Elle ne peut s’empêcher d’écrire des mots doux à son
aimé. Et lui, du bois dont on fait les plus beaux feux, lui répond avec la même flamme. Marguerite, si
jeune, si naïve, confie ces témoignages d’amour tendre à sa dame de compagnie. C’est oublier qu’au
Louvre, centre névralgique du pouvoir, le cynisme est roi. La dame de compagnie, espérant quelque
faveur, s’empresse de transmettre ces preuves à Henri, qui les lit aussitôt devant sa mère. Furieux, ils
convoquent Marguerite devant le tribunal familial, le plus dur qui soit. La belle est rouée de coups par
ses frères jaloux qui l’affublent des pires noms sous le regard impassible de leur mère.
De son côté, Henri de Guise a senti le vent mauvais. Il se réfugie chez son oncle, le cardinal de
Reims, qui lui conseille de convoler loin de Marguerite de Valois. Sa vie en dépend ! Il obéit rapidement
en épousant une filleule de Catherine de Médicis. La famille de Valois est invitée à ses noces et la reine
mère, cruelle comme le sont ceux qui placent la politique au-dessus de tout, oblige Marguerite à danser
avec le marié. Qu’importe si son cœur est brisé, cela ne se voit pas. Puis la vie reprend son cours au
Louvre.
Après l’affaire Guise, dont toutes les cours d’Europe ont fait des gorges chaudes, Catherine veut
absolument marier sa fille. En attendant de la caser, on lui donne à boire chaque jour un cocktail de jus
d’oseille, de moutarde et de poivre censé calmer ses ardeurs sexuelles, cause de tous les maux. On essaie
de la marier avec le fils du roi d’Espagne, avec le roi du Portugal, mais ils ne veulent pas de cette
dévergondée. Catherine de Médicis pense alors à Henri de Navarre, héritier du Béarn, de la Gascogne et
des Pyrénées. Certes, c’est un huguenot, mais justement, ce mariage peut être un signe fort de
réconciliation.
Jeanne d’Albret, la mère d’Henri, s’est d’abord montrée réticente. Ensuite, elle s’est rangée à l’avis
de Catherine de Médicis, sa cousine. Venue rencontrer Marguerite et signer le contrat de mariage, la très
puritaine Jeanne d’Albret a été choquée par cette cour dissolue où les hommes portent des boucles
d’oreilles et où les fêtes succèdent aux fêtes. Le Louvre, à cette époque, c’est Ibiza avant l’heure. En plus
chic et plus dangereux. Rendant compte de sa visite à son fils, Jeanne lui écrit ce qu’elle pense de sa
promise et de sa future belle-famille : « Quant à Margot, elle est belle, bien avisée et de bonne grâce,
mais nourrie en la plus maudite et corrompue compagnie qui fût jamais. » Henri est prévenu.
Une fois mariés, Marguerite et Henri de Navarre sont deux face à cette terrible famille. Ils concluent
un accord tacite, une alliance politique pour faire front. Auraient-ils pu s’aimer ? Entre eux, il y aura
toujours la Saint-Barthélemy. Leur lit nuptial est entouré de cadavres qui les regardent faire l’amour. Il y
a de quoi refroidir les ardeurs les plus folles. Ils ne passeront que quelques nuits ensemble puis partiront
aimer ailleurs, sans aucune jalousie de part et d’autre.
Les occasions érotiques ne leur manquent pas. Prisonnier au Louvre, le Béarnais est vite séduit par
la belle Charlotte de Sauve, le plus beau fleuron de l’escadron volant de Catherine de Médicis. C’est
ainsi que l’on surnomme le cercle de jeunes et jolies femmes qui entourent la reine mère. Leur mission est
de séduire les hommes les plus importants de la cour dans l’idée de recueillir leurs confidences sur
l’oreiller. Lesquelles sont immédiatement rapportées à l’oreille de Catherine de Médicis. Ces amazones
connaissent toutes les caresses qui enivrent et épuisent les hommes, privilégiant celles qui évitent de
tomber enceintes. Ce sont des putains de luxe qui allient à la beauté une intelligence et un charme
certains. Elles ont le sexe stratégique.
Marguerite côtoie ces femmes depuis toujours. Petite fille, elle était fascinée par leur beauté et leur
liberté sexuelle. Elle a imaginé leurs voluptés et s’est bien promis de les connaître à son tour. Plutôt être
une pute aimée et caressée qu’une femme comme sa mère. Elle s’est juré de ne jamais être cette créature
cachée derrière un mur qui regarde les autres faire l’amour.
Charlotte de Sauve couche avec Henri mais aussi avec le petit frère de Margot, le Moricaud,
François d’Anjou. Charlotte a, comme le dit Henri de Navarre, la « fesse alerte ». Blonde et bien en chair
avec une belle et forte poitrine, elle est beaucoup plus dans les goûts du Béarnais que son épouse. Et c’est
une espionne efficace pour sa « Madame », Catherine de Médicis, qui sait tout ce que dit et trame son
gendre.
L’idylle de son mari laisse Marguerite libre d’aimer qui elle veut. Après la mort de La Molle, après
tout ce sang versé, tous ces morts, elle n’a qu’une envie, s’amuser et séduire. Et elle n’est pas la seule. Le
Louvre n’a jamais connu une cour aussi dissolue. Marguerite et ses amies, aussi débauchées qu’elle,
sortent fréquemment, masquées, à la recherche d’amours éphémères aussi vite consommées qu’oubliées.
Elles se conduisent comme des hommes, cherchent un corps qui leur donne du plaisir et l’oublient aussitôt
rassasiées. Si elles n’étaient pas d’extraction noble, ces filles seraient brûlées comme sorcières. Leur
seul châtiment pourrait être de tomber enceintes.
Cela n’arrive pas à Marguerite. Elle ne sera jamais « punie » de sa lubricité – ce qui agace encore
davantage. Elle enchaîne les amants, se faisant prendre de toutes les façons, n’importe quand et par
n’importe qui de beau et bien bâti, contre un mur du palais, sur le sol d’une rue pavée, trouvant grand
plaisir dans la dégradation et parfois la souillure. Elle aime les hommes, leur corps, leur sexe mais aussi
leur force et leur courage. Elle aime s’abandonner et s’oublier. Elle aime comme on se venge.
C’est lors de la messe de couronnement d’Henri III qu’elle rencontre sa nouvelle passion, Louis de
Clermont, l’irrésistible seigneur de Bussy d’Amboise, un ami du nouveau roi. Frondeur, il a l’esprit aussi
aiguisé que son épée. Il aime Marguerite pour sa beauté et son tempérament volcanique, pour sa démesure
et sa rébellion vis-à-vis de ses frères et de sa mère. Devenir son amant en titre est dangereux, car cela
suscite la jalousie des plus puissants ; Bussy d’Amboise aime ce danger. Quand il n’est pas dans le lit de
Margot, il passe son temps à se battre en duel. Il n’a peur de rien. Marguerite l’admire. Il est tout à fait
son genre. Les amants de Margot sont en général grands, minces, bien faits, virils, galants, doués pour les
armes, l’équitation, l’amour, la danse, imprudents, imbus d’eux-mêmes et coquets. Comme son père.
Henri III supporte mal l’insolence de l’ébouriffant Bussy d’Amboise et, lors d’une énième
provocation, il le chasse de la cour, au grand désespoir de sa sœur. Une fois de plus, Margot verse un
torrent de larmes et se retrouve seule. Henri de Navarre a profité d’une partie de chasse pour s’enfuir du
Louvre en février 1576. Il a vite fait de rejoindre la Navarre et de redevenir protestant. Le Béarnais
réclame cependant sa femme. Il l’écrit à Catherine de Médicis : « J’ai regret d’avoir laissé la messe et
mon épouse. Je me passerai de la messe mais de l’autre, je ne peux et je veux la ravoir. » Mais Henri III
et Catherine de Médicis préfèrent la garder au Louvre, en otage.
Marguerite fait une nouvelle dépression et se tourne vers la religion. Cette grande lubrique est aussi
une grande mystique. Elle se donne à Dieu comme elle se donne à un homme, tout entière, prête à se
mortifier et à s’avilir. C’est une exaltée. Elle se régénère dans la lecture des grands textes. C’est aussi
une intellectuelle.
Finalement, deux années plus tard, le roi et sa mère la laissent rejoindre son époux à Nérac où est
installée la cour de Navarre. Les retrouvailles sont froides. Leur mariage n’a jamais été aussi politique.
Cela ne va pas empêcher Marguerite de faire de Nérac une des plus jolies cours d’Europe, et une des
plus admirées. Elle est venue accompagnée de nombreuses dames d’honneur, qui distillent leur chic et
leur charme dans ce palais rustique, entièrement redécoré et enrichi par la fille des Valois. Elle s’occupe
aussi du parc, qui va devenir un vrai jardin d’Éden où il fera bon vivre et discuter à l’abri des tonnelles.
Dans la grande salle du château, elle installe une grande bibliothèque, des tables pour jouer aux cartes,
des flambeaux, des bougeoirs partout. Elle tend son lit de draps de taffetas noir qui font ressortir sa peau
blanche.
Henri, fier de son épouse, la couvre de bijoux. Sous son influence, il accepte de devenir élégant,
mais il refuse toujours de se laver. Nérac est une cour œcuménique où catholiques et protestants font bon
ménage. Michel de Montaigne y vient régulièrement présenter ses hommages à la reine de Navarre en qui
il voit un esprit brillant et cultivé. C’est Marguerite qui l’encourage à coucher ses pensées par écrit sous
forme d’essais. La cour de Nérac est dédiée aux arts et aux amours galantes. Le soir, on joue la comédie
et on danse. Bien sûr, il n’y a pas que les plaisirs spirituels. Pendant que son mari s’entiche d’une de ses
suivantes de quatorze ans – à qui il fera même un enfant –, Marguerite s’émeut pour le vicomte de
Turenne. Leur amour dure quelques mois, mais s’éteint vite car le vicomte a toutes les qualités sauf une,
essentielle pour Marguerite : il n’est pas un très bon amant. Et Margot aime l’amour à condition qu’il soit
bien fait. Au suivant !
Il s’appelle Jacques de Harlay, seigneur de Champvallon. C’est le grand écuyer de son frère
François d’Anjou, venu à Nérac pour tenter d’apaiser les relations entre Henri de Navarre et Henri III. Il
est très beau, grand, fort, aimable et courageux. Il la dévore des yeux. Inutile de dire qu’elle se laisse
facilement séduire. Champvallon est un poète. Il va lui apprendre le romantisme. Cela lui plaît beaucoup,
à condition toutefois qu’il s’accompagne de joutes sexuelles mémorables. Le jeune homme ne se lasse pas
de caresser ce beau corps épanoui et accueillant. Mais cette fois c’est le petit frère, François d’Anjou, le
Moricaud, qui est jaloux. Il décide brusquement de repartir et emmène le bel écuyer dans ses bagages,
privant volontairement sa sœur de son amour. Elle pleure encore une fois. Décidément, ses frères lui
auront fait verser beaucoup de larmes.
Pour se consoler, elle décide de faire un enfant, de donner un héritier à son mari qui ne demande que
cela. C’est avec peu de passion mais un grand sens des réalités qu’Henri le malodorant rejoint la couche
conjugale. Il fait avec Margot comme son père avait fait avec Catherine de Médicis : c’est l’étalon mené
à la jument. Puisqu’il faut en passer par là, à Dieu vat. Mais il a beau s’escrimer, rien ne vient. Au bout
de quelques mois, son épouse décide de partir en cure, en vain. La belle Margot est stérile.
Les rapports de couple se détériorent. Ils se demandent à voix haute ce qu’ils font ensemble. Henri
aime de plus en plus ouvertement d’autres femmes. Ce ne sont pas des toquades, mais de vraies liaisons.
Marguerite fait de la figuration, elle qui est habituée aux premiers rôles. Dans un sursaut de fierté, elle
décide de rentrer au Louvre. Elle y retrouve son Champvallon et son rôle d’amoureuse.
Mal reçue par son frère Henri III, elle choisit de s’éloigner et s’installe dans un hôtel particulier du
Marais. Elle y anime des soirées si brillantes et amusantes qu’elle en fait un haut lieu de la vie
parisienne. Voyant sa cour désertée par ceux qui préfèrent aller s’encanailler chez Margot, le roi s’énerve
et décide de chasser sa sœur de Paris, officiellement pour protéger l’honneur des Valois. Qu’elle aille au
diable ! Elle s’en va sans avoir revu sa mère, partie se reposer à la campagne.
Marguerite est bien obligée de revenir chez son mari, qu’elle encombre tout autant. Ballottée entre
un frère et un époux qui ne veulent pas d’elle, la jeune femme s’émancipe de ces deux hommes et se rallie
à son premier amour, le duc de Guise. Ce dernier vient de créer la Ligue, un parti ultracatholique
réunissant tous ceux qui sont hostiles à la politique du roi de France. C’est une erreur politique, la goutte
d’eau pour Henri III, qui, excédé, envoie Margot en exil en Auvergne, à Usson. Il n’y a personne pour lui
venir en aide. Catherine se range à l’avis de son fils. François d’Anjou meurt en juin 1584 de la
tuberculose. Une fois de plus, cette fille et sœur mal-aimée se retrouve seule.
Son exil va durer vingt ans. Usson est une forteresse froide et sans charme, érigée au sommet d’une
montagne escarpée, loin de tout ce qu’elle aime. Peu à peu, elle fait en sorte de faire venir ce à quoi elle
tient le plus. Ses livres. Ses meubles et ses robes. Ses draps de taffetas noir dans lesquels elle aime tant
dormir nue. À vingt-huit ans, elle est toujours belle. Elle a encore l’intention d’en profiter. Isolée,
Marguerite trouvera toujours des amants pour contenter son corps avide. Parfois même des hommes de
passage, bien plus jeunes qu’elle. Durant les longues années passées à Usson, Marguerite s’épaissit
jusqu’à devenir énorme, mais sa beauté enfuie ne l’empêche pas de séduire encore. C’est une femme qui
désire et c’est la force de son désir qui séduit. Elle aura toujours un homme dans son lit, jusqu’à la fin de
sa vie.
À Usson, pour tromper son ennui, elle rédige ses Mémoires. Elle lit beaucoup et devient un des
esprits les plus éclairés de son temps. En 1589, elle perd sa mère et son frère. Catherine de Médicis
s’éteint le 5 janvier à l’âge de soixante-dix ans. Henri III est assassiné le 1er août. Sans descendance des
Valois, c’est Henri de Navarre qui hérite de la couronne de France. Il devient Henri IV et sera bientôt le
grand roi courageux et humaniste que Margot rêvait d’épouser dans sa jeunesse, et qu’elle n’a pas
reconnu. Elle est désormais reine de France, mais sa couronne chancelle déjà : Henri IV la supplie
d’accepter le divorce pour qu’il puisse se remarier avec une femme qui lui donne des enfants. Elle
consent, en échange d’une forte somme d’argent et de la fin de son exil. En 1600, Henri IV épouse une
Italienne, Marie de Médicis, parente de Catherine, qui accouche d’un fils neuf mois après.
C’est l’heure des réconciliations. En 1605, Marguerite revient à Paris. Elle revoit Henri, avec qui
elle renoue les liens d’amitié de leurs débuts, en plus apaisés. Elle a l’intelligence d’entretenir de bonnes
relations avec la reine et s’avère très appréciée du dauphin, le futur Louis XIII, à qui elle léguera tous ses
biens. Marguerite, qui a toujours aimé la religion, devient très dévote et prend comme aumônier un
certain Vincent de Paul qui n’est pas encore saint.
Richissime, elle se fait construire rive gauche, en face du Louvre, près de l’actuelle rue Bonaparte,
un somptueux hôtel particulier aujourd’hui disparu. Il devient le rendez-vous des artistes et Marguerite,
une grande mécène des arts et des lettres. L’art amoureux reste son préféré et elle s’entoure de toute une
cour de jeunes hommes à qui elle apprend à aimer les draps de taffetas noir. Elle meurt le 27 mars 1615 à
soixante-deux ans, la dernière de l’incroyable dynastie des Valois. Une survivante. Jusqu’au bout, elle a
aimé et été aimée.
Catherine II de Russie
L’impérieuse

C’est peut-être la plus belle nuit de Catherine II de Russie. C’est une « nuit blanche » magique et
exaltante. Celle du 28 juin 1762. Un coup d’État vient de porter sur le trône de Russie une jeune femme
de trente-trois ans. Vive l’impératrice Catherine II !
Dans la douceur du printemps de Saint-Pétersbourg, la nouvelle souveraine apparaît devant le palais
d’Hiver, revêtue d’un uniforme de capitaine de la garde, le sabre au poing, devant une foule qui
l’acclame. Elle rejoint Brillant, son pur-sang préféré, et monte en selle avec l’aisance d’une grande
cavalière. Autour d’elle, les douze mille gardes qui l’ont portée au pouvoir attendent son signal pour
marcher sur Peterhof, le château où se trouve l’empereur Pierre III, son époux, qu’elle vient de renverser
et qu’il faut maintenant emprisonner.
Au moment de ranger son sabre, elle s’aperçoit qu’elle a oublié sa dragonne. Un jeune officier
remarque son embarras et lui tend la sienne. Il a dix ans de moins qu’elle, il est bâti comme un géant et la
nouvelle tsarine admire son épaisse crinière et ses yeux admiratifs au regard pénétrant. Elle le trouve
beau et audacieux, il lui plaît. Mais ce n’est pas encore son heure. Emportée par la force de l’événement,
elle l’oublie aussitôt. Elle ne sait pas qu’elle vient de croiser celui qui sera onze ans plus tard le grand
amour de sa vie, Grigori Potemkine.
Pour l’instant, elle doit se débarrasser de son mari. Il l’a bien cherché. Depuis six mois qu’il règne,
le tsar Pierre III, en menant résolument une politique pro-prussienne au détriment de la Russie, s’est mis à
dos son peuple, l’armée et une grande partie de la noblesse.
Récemment, lors d’un grand banquet destiné à célébrer l’alliance avec la Prusse, Pierre III l’a
violemment insultée, avant d’ordonner son arrestation. Il l’a assignée à Peterhof, avec l’idée avouée de la
remplacer par sa maîtresse, Élisabeth Vorontsova, et de renier leur fils, Paul, dont il doute –
légitimement – qu’il soit bien de lui. Catherine a compris que sa vie était en danger. C’était lui ou elle.
Elle a décidé d’accélérer le coup d’État fomenté des mois plus tôt avec son amant Grigori Orlov, qui a
entraîné dans le projet ses quatre frères, tous officiers de la garde.
Le coup d’État a réussi. Elle a gagné la partie. En l’apprenant, Pierre III s’effondre, tente vainement
de reprendre les rênes, avant d’abdiquer. Trois semaines plus tard, il est assassiné par les frères Orlov
qui plaident une mort accidentelle dans une bagarre d’ivrognes. On ne saura jamais vraiment ce qui s’est
passé. Catherine explique officiellement qu’il est mort d’une « colique hémorroïdale compliquée d’un
transport au cerveau », ce qui suscite à la fois l’indignation et l’hilarité dans toutes les cours d’Europe.
Catherine II est la quatrième femme à monter sur le trône de Russie depuis l’immense Pierre le
Grand. Après sa mort en 1725, il n’y a eu que des tsarines, excepté le très court règne de Pierre III. Ce
dernier succédait à sa tante Élisabeth Ire, fille de Pierre le Grand, également arrivée au pouvoir par un
coup d’État.
Catherine II va être impératrice pendant trente-quatre ans. Son influence sur la Russie sera si
déterminante que Voltaire la baptisera Catherine le Grand. La postérité retiendra « la Grande Catherine ».
Mais si elle aspire à cet avenir glorieux, ce 28 juin 1762, Catherine II est loin d’en être convaincue.
Elle sait qu’elle n’a aucune légitimité sur le trône impérial. Elle n’est même pas russe. Elle est née
allemande dans une petite principauté germanique, la Poméranie, le 2 mai 1729. Son nom de naissance est
Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst, fille aînée de Christian-Auguste d’Anhalt-Zerbst et de son
épouse Jeanne-Élisabeth de Holstein-Gottorp.
Ses parents sont des aristocrates très éloignés de la cour. Son père, maréchal des armées, a déjà
quarante-deux ans quand il épouse une très jeune femme de quinze ans, Jeanne. La future mère de
Catherine est la cousine de Pierre de Holstein, le petit-fils de Pierre le Grand, qui va devenir Pierre III
de Russie et le mari de sa fille. Très consciente de son rang, elle considère son mariage comme une
mésalliance et compte avoir des fils pour qu’ils redorent son blason. Elle est donc cruellement déçue
quand elle accouche de son premier enfant, une fille.
Catherine se sentira longtemps coupable de ne pas être un garçon et se voudra toute sa vie aussi
capable et compétente que n’importe quel homme. D’ailleurs, lors de son coup d’État, considérant qu’elle
prend le pouvoir et se conduit comme un homme, elle revêt un uniforme masculin. C’est ainsi qu’elle se
fera représenter sur le tableau officiel qui relate cet événement.
Elle va grandir sans recevoir beaucoup d’affection de la part de ses parents. Son éducation
protestante est austère et rigide. Une chance pour la petite fille, elle a une gouvernante française, Babette
Cardel, qui l’aime bien et s’occupe d’elle avec tendresse. Elle lui donne le goût de la langue et de la
littérature françaises qui ne la quittera jamais, la rendant définitivement francophile. L’enfant solitaire se
réfugie dans la lecture. Toute sa vie, on verra Catherine un livre à la main. Elle est très intelligente, mais
ses parents ne l’encouragent pas. Un ami de sa grand-mère, séduit par ses capacités intellectuelles et sa
maturité à l’âge de l’adolescence, fera grief à sa mère de ne pas s’en occuper. Jeanne se serait davantage
souciée de l’éducation d’un fils.
Qu’importe ! Catherine se débrouille très bien toute seule. Curieuse, aimant réfléchir, elle s’ouvre
aux philosophes. Elle lit Plutarque, Tacite, mais aussi Voltaire qui l’aide à penser par elle-même et avec
qui, plus tard, elle entretiendra une correspondance. Elle dévore les livres d’histoire et se fait, seule dans
son coin, une vraie culture politique.
La négligence parentale n’empêche pas la jeune fille d’avoir une grande joie de vivre, dont profitent
allègrement les camarades dont elle partage les jeux sur la grande place de Stettin.
Elle n’envisage pas de quitter un jour sa province, mais on y pense pour elle en très haut lieu, là où
l’on décide des destins. Frédéric II, roi de Prusse et ami de ses parents, aimerait bien hisser sur le trône
de Russie une princesse allemande. Et l’opportunité se profile. Sans enfants, Élisabeth Ire de Russie a
désigné comme héritier son neveu, le prince Pierre de Holstein, initialement destiné à régner en Suède. Il
faut lui trouver une épouse.
Élisabeth aussi aimerait bien une Allemande. Elle veut une jeune fille jolie mais insignifiante,
certainement pas brillante. Il ne faut pas qu’elle s’intéresse à la politique. Son rôle sera avant tout
d’assurer une descendance à la dynastie Romanov.
Une demande est envoyée à Stettin. Jeanne, la mère de Catherine, n’en revient pas. Voilà que cette
fille qu’elle a délaissée jusque-là va lui amener la reconnaissance dont elle rêvait ! L’adolescente n’a
que quatorze ans mais elle est très consciente de la chance qui passe, et elle a bien l’intention de la saisir.
Le destin est venu chercher dans cette province reculée une adolescente qui a ce qu’elle appellera plus
tard un « terrible appétit de gloire ». Impératrice de Russie ! Voilà un rôle qui lui convient !
Mère et fille acceptent l’invitation à Saint-Pétersbourg. Le mari et père reste en Poméranie. On se
méfie de son franc-parler et de ses façons directes. Il pourrait tout faire capoter si quelque chose lui
déplaisait. Il embrasse sa fille, lui souhaite bonne chance et lui conseille de se montrer obéissante et
discrète. Ils ne se reverront jamais.
Le voyage dure un mois et demi dans des conditions pénibles. Dieu sait s’il fait froid en Russie au
début du mois de janvier 1744, quand les deux femmes partent pour Saint-Pétersbourg. Pendant ses six
semaines passées dans une diligence qui parcourt les étendues blanches de l’hiver, elles s’emmitouflent
de fourrures jusqu’aux yeux. Enfin, au fond du golfe de Finlande, dans la mer Baltique, elles atteignent la
capitale de la Russie.
C’est une apparition grandiose. Surnommée la Venise du Nord, Saint-Pétersbourg a été construite
sur pilotis, mais les habitants ont coutume de dire qu’elle repose sur les dizaines de milliers de squelettes
des malheureux serfs qui ont souffert le martyre pour la bâtir. Le résultat est à la hauteur de leur
souffrance. C’est un joyau de pierres et d’eau qui émerveille. Comme Venise, Saint-Pétersbourg est une
ville qui témoigne du génie de l’homme et de son besoin de grandeur et de beauté.
D’immenses bâtiments polychromes de style baroque, imaginés par des architectes italiens,
semblent nés des eaux tumultueuses de la Neva. La ville s’étend sur les quarante-deux îles du delta du
fleuve, reliées par des ponts. La mer pénètre partout à travers les canaux qui irriguent Saint-Pétersbourg
comme un système sanguin. Seul Pierre le Grand, avec sa folie visionnaire, pouvait imaginer une cité
aussi majestueuse à cet endroit improbable. Pour mieux l’imposer comme capitale du pays, l’empereur a
donné l’ordre aux plus grandes familles de la noblesse de s’y installer et d’y construire des palais
somptueux qui rivalisent de splendeur.
Quand Catherine et sa mère la découvrent, Saint-Pétersbourg est entièrement prise dans les glaces
de l’hiver. Il faudra attendre le printemps et le dégel pour que la ville redevienne le grand port animé qui
ouvre la route vers l’Europe occidentale.
L’impératrice Élisabeth Ire attend les deux princesses allemandes au palais d’Hiver, la demeure
impériale qu’elle a fait bâtir et qui est aujourd’hui le musée de l’Ermitage.
Catherine – qui s’appelle encore Sophie – n’a que quatorze ans, mais elle perçoit parfaitement les
enjeux de cette rencontre. Elle sait que si elle joue bien sa partie, elle deviendra impératrice. Elle en
rêve.
Elle a déjà le goût du pouvoir et a compris que pour l’obtenir, mieux valait ne pas le montrer.
Élisabeth ne le lui pardonnerait pas. La fille de Pierre le Grand est elle-même montée sur le trône par la
grâce d’un coup d’État, à l’âge de trente et un ans. Catherine ne fera que répéter l’histoire.
Élisabeth est une femme de tempérament et de contrastes. Grande politique, autoritaire et rusée, elle
est aussi frivole. À sa mort, on retrouvera dans son vestiaire douze mille robes dont la plupart n’ont été
portées qu’une seule fois. Élisabeth change de tenue deux ou trois fois par jour, ce qui ne l’empêche pas
de diriger les affaires de l’État d’une main de fer. Elle se distrait du pouvoir en organisant de grands bals
où souvent on se travestit, les femmes en hommes et vice versa. Elle-même adore s’habiller de vêtements
masculins qu’elle trouve plus confortables.
Malheur à celle qui veut rivaliser avec elle. Coquette, elle est jalouse de la beauté des autres
femmes. Elle n’hésite pas à faire couper les boucles d’une dame de compagnie qui arbore de trop beaux
cheveux. Aucune femme de la cour ne doit être coiffée comme elle, sous peine d’être humiliée en public,
voire rasée. Plus Élisabeth avance en âge, plus elle est impitoyable.
Quand Catherine la rencontre, elle a déjà cinquante ans et a beaucoup grossi, mais cette grande
blonde aux yeux bleus fait encore son effet : « Il était impossible en la voyant pour la première fois de ne
pas être frappé par sa beauté », écrira Catherine dans ses Mémoires.
Élisabeth séduit autant qu’elle est séduite. Elle aime les hommes et enchaîne les amants. Sa libido
n’a d’égale que sa ferveur religieuse. Elle fréquente autant les églises que les alcôves de ses favoris,
souvent choisis dans le grand vivier de la garde impériale. Elle anoblit et enrichit ses conquêtes, et
Catherine fera de même plus tard. Mais elle n’aime vraiment qu’un seul homme, Alexis Razoumovski, un
Cosaque. Impulsive, excessive, exubérante, colérique et arbitraire, elle sait aussi se montrer intelligente
et généreuse.
C’est cette femme toute-puissante qui décide du destin de Catherine. L’adolescente comprend vite
qu’il vaut mieux filer doux. Elle a déjà suffisamment de sens politique pour laisser croire qu’elle est
modeste et soumise alors qu’elle est tout le contraire. Elle sait donner le change. Élisabeth est contente de
son choix. L’impératrice espère que sa protégée ne reculera pas quand elle rencontrera celui à qui elle est
destinée.
Car Pierre de Holstein est loin d’être un Prince charmant. Au premier coup d’œil, il n’est vraiment
pas beau. Au deuxième non plus. De santé fragile, il est chétif, long comme l’ennui, pâle comme la mort,
le visage d’autant plus ingrat qu’il est marqué par la variole. Pas de quoi emballer une jeune fille de
quinze ans.
Pierre anime ce physique déplaisant avec un caractère qui l’est tout autant : il est instable, infantile
et capricieux. À dix-sept ans, il joue encore à la poupée et passe une grande partie de son temps à
organiser des défilés militaires avec ses soldats de plomb. Il fait sonner la relève de la garde par des
serviteurs, complices de sa folie malgré eux. Gare aux soldats indisciplinés qui passent devant son
tribunal militaire. Pierre est sans pitié, organisant « pour rire » pendaisons et autres supplices dont il
retire un réel plaisir. Sa cruauté s’exerce aussi sur des animaux, des chiens, des chats, qu’il aime torturer.
Il se délecte autant de leurs souffrances qu’il aime horrifier ses courtisans. Un jour qu’elle vient le
visiter, Catherine se retrouve face à un rat qu’il a pendu pour un délit imaginaire. Plus tard, pendant son
court règne, il se comportera de manière tout aussi insensée, ordonnant à des soldats malades de guérir
immédiatement.
Pierre a des excuses. C’était un enfant très malheureux et maltraité. Sa mère, sœur aînée d’Élisabeth,
est morte à sa naissance. Son père, qu’il a perdu à l’âge de dix ans, a confié son éducation à un maréchal
de la cour qui le traite méchamment. Tout petit, Pierre est soumis aux privations et aux vexations. Il est
régulièrement battu et puni, parfois obligé de s’agenouiller pendant des heures sur des pois secs. Son
bourreau l’affame et l’oblige à regarder ses serviteurs manger. L’enfant, plein de frustrations et de haine,
se réfugie dans l’alcool dès l’âge de onze ans.
Il reçoit ensuite une éducation militaire qui ne fait que renforcer ses failles affectives, si béantes
qu’il ne peut accéder pleinement à l’âge d’homme. Cette éducation ne permet pas de développer une
intelligence étouffée par les maltraitances. C’est devenu un être déséquilibré, sadique, souvent brutal et
grossier dans son langage et ses actions. Ce grand héritier, promis dès la naissance aux plus hautes
fonctions, sera toujours un enfant malheureux incapable de saisir le sceptre qui lui revient.
Initialement destiné à devenir roi de Suède, Pierre a été élevé dans la haine de la Russie. Son idole
est Frédéric II de Prusse. À la cour de sa tante Élisabeth, il se sent étranger et garde ses manières
allemandes. Converti contre son gré à l’orthodoxie, il méprise le peuple russe, sa culture, sa civilisation,
et continue de s’habiller à la prussienne.
Il est donc satisfait d’épouser une Allemande, qui plus est sa cousine. Il lui fait bonne figure, autant
que possible, et se montre aimable avec celle qu’il souhaite avoir pour complice face à tous ces Russes.
Il la prévient aussi qu’il s’agit d’un mariage politique et qu’il réserve son amour à l’une des filles
d’honneur de l’impératrice. Catherine s’étonne de ces confidences qui montrent chez son futur époux un
manque total de sens politique.
Elle est loin d’être séduite par Pierre, mais il est son chemin vers le trône, et ce trône, elle le veut !
C’est son ambition qui la mène, pas son cœur.
Elle a un sursis avant le mariage : il n’aura pas lieu avant qu’elle soit convertie à la religion
orthodoxe. Elle s’y attelle de bonne grâce. Contrairement à son époux, elle veut plaire au peuple russe et
met toutes les chances de son côté. Elle apprend le russe, qu’elle parle vite parfaitement. Elle adopte
avec une joie affichée les coutumes et usages du pays, se plonge avec délices dans sa littérature et son
histoire. Elle va devenir plus russe qu’une Russe, au grand dam de Pierre de Holstein et de Frédéric II de
Prusse qui ne trouveront pas en elle l’alliée espérée.
Avec sa conversion à la religion orthodoxe, Catherine laisse derrière elle son identité de naissance.
Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst disparaît, remplacée par Ekaterina Alexeïevna.
C’est sous ce nom qu’elle épouse Pierre Fiodorovitch de Russie le 21 août 1745. Elle y gagne le
titre de grande-duchesse. La cérémonie est grandiose. La jeune femme de seize ans se comporte avec
beaucoup de dignité devant l’impératrice et tous les dignitaires, généraux, ambassadeurs, nobles et
boyards. Elle s’exprime dans un russe parfait. Son attachement manifeste à sa nouvelle patrie séduit les
gens du peuple, venus nombreux de tous les coins de la grande Russie acclamer leurs futurs tsars.
À côté de son mari, Catherine apparaît vêtue d’une somptueuse robe blanche brodée d’argent et
couverte de joyaux multicolores. Sur sa tête, la lourde couronne d’or paraît légère. Elle évolue avec
grâce et la noblesse de son maintien saute aux yeux. Elle incarne naturellement la majesté. « On a dit que
j’étais belle comme le jour et d’une stupéfiante tournure. À franchement parler, je ne me suis jamais
trouvée extraordinairement jolie, mais je me plaisais et sans doute fut-ce là ma force », confesse-t-elle
dans ses Mémoires.
Grande et élancée, elle a des cheveux noirs qui tranchent avec son teint éclatant, de grands yeux
bleus, un nez aquilin, une bouche sensuelle. Sa voix est très agréable et son rire communicatif. Elle
devient populaire. Elle va maintenant devoir assurer la descendance des Romanov. Ce n’est pas chose
aisée. Car si Pierre est un bon parti, ce n’est pas un mari et encore moins un amant. La nuit de noces est
un désastre. Celles qui suivent aussi.
Pierre, décidément peu gâté par la nature, souffre d’une malformation qui empêche l’érection. Un
coup de bistouri sera nécessaire pour qu’il puisse avoir une vie sexuelle. Mais de toute façon, il n’est pas
très intéressé. Il se couche à côté de sa femme… et s’endort.
Catherine est humiliée, et surtout frustrée car, contrairement à son mari, elle est très sensuelle. Elle
n’aspire qu’à s’offrir. Son corps réclame les caresses. Enfant, elle sautait pendant des heures sur son lit,
un oreiller entre les cuisses, jusqu’à épuisement des sens. Elle a le feu au corps. Pierre est incapable de
l’éteindre, et ce n’est pas seulement un problème d’extincteur. Catherine a épousé un enfant qui se lève la
nuit pour jouer avec ses soldats, qui fait venir ses chiens dans leur lit. Elle a besoin d’un homme et son
mari est un gamin. Heureusement, très vite, il ne viendra plus. Au lendemain de ses noces, Catherine est
toujours vierge. Elle va le rester pendant huit ans.
Elle est amèrement déçue. Au grand bal de l’amour, elle fait tapisserie. Toujours soucieuse de
décrocher la couronne de Russie, elle se veut exemplaire ; alors que les occasions ne manquent pas, elle
les refuse, de crainte de déplaire à celle qui est désormais sa tante, l’impératrice Élisabeth. C’est
d’autant plus désolant que tout le monde surveille son ventre dans l’attente de le voir s’arrondir.
Comme toujours, elle se réfugie dans les livres. Elle ne trouve pas grand monde à la cour de Russie
pour discuter philosophie. Seul le paraître compte. Sous un vernis culturel brillant, la plupart des
courtisans sont superficiels et frivoles. Elle retrouve la solitude de l’enfance. Une vie de nonne. Elle
s’ennuie.
Heureusement, Élisabeth va venir à son secours. L’impératrice veut un héritier coûte que coûte.
Après neuf années de mariage stérile, elle comprend que son neveu est sexuellement incompétent et
décide de pousser la trop scrupuleuse Catherine à prendre un amant. Elle lui fait comprendre que pour
avoir un enfant, il suffit de coucher avec un homme, mari ou autre. Justement il y a, tout près de la grande-
duchesse, un bien bel homme, dont la vigueur sexuelle a été homologuée par maintes femmes de la cour.
Son nom est Serge Saltykov, on l’appelle le « beau Serge ». C’est un libertin de trente-six ans qui ne
demande qu’à instruire cette jeune épouse de vingt-trois ans délaissée par son mari.
Il le fait fort bien, lui apprenant comment donner et prendre du plaisir. Catherine est naturellement
douée et son tempérament se révèle, impérieux. Elle ne pourra plus jamais se passer de la jouissance
physique. Elle la recherchera quotidiennement. Bien éduquée aux choses de l’amour, Catherine débute
une vie sexuelle intense. Elle aura toujours un homme dans son lit. Lequel, pour y rester, devra se montrer
vigoureux. Elle remarque que le sexe régénère son corps et son esprit. C’est le secret de sa bonne santé
physique et psychique. Et elle mêlera toujours autant que possible sexe et sentiment.
Catherine tombe folle amoureuse du « beau Serge », mais ce n’est pas réciproque. Serge Saltykov
est un séducteur, un bel étalon qui aime courir plusieurs lièvres à la fois. Il ne veut pas du cœur qu’elle
lui offre. La jeune femme en souffre. C’est vraiment un parfait éducateur : en même temps que les délices,
il lui aura appris les déceptions et les désenchantements de l’amour.
En tout cas, il a rempli son office ; Catherine est enceinte. Tout laisse à penser que le père est Serge
Saltykov. Pierre en sera persuadé. Mais Catherine laissera toujours planer l’ambiguïté. En même temps
qu’elle couche avec le « beau Serge », elle s’arrange pour passer de temps en temps une nuit avec son
mari, devenu plus efficient depuis son opération. Ont-ils eu des relations sexuelles ? On ne le saura
jamais. On sait juste qu’ils ne s’aimaient pas. Mais peut-être que la raison d’État qui commandait un
héritier a suffi à les motiver ?
Dès qu’il a été débarrassé de sa malformation, Pierre a trompé allègrement son épouse. Il n’a jamais
eu d’enfants illégitimes, chose pourtant courante à l’époque. Était-il stérile ? Cela non plus, on ne le sait
pas. Tout ce que l’on sait, c’est que Catherine accouche d’un petit Paul Petrovitch le 20 septembre 1754.
L’impératrice Élisabeth a choisi le prénom de l’héritier du trône de Russie.
L’accouchement a été difficile, en présence de l’impératrice et du grand-duc Pierre qui, sitôt
l’enfant né, s’en va trinquer à sa santé en tant que père officiel. Pour Catherine, cette maternité est
douloureuse. À peine le petit Paul est-il sorti de son ventre et emmailloté qu’Élisabeth le lui enlève.
Catherine ne reverra pas son bébé avant quarante jours. Et quand elle le découvrira, ce ne sera que pour
quelques heures. Élisabeth ne la laissera jamais s’occuper de lui, si bien que mère et fils seront toujours
étrangers l’un à l’autre.
Même une fois devenue impératrice, et ayant donc tous les pouvoirs, Catherine ne se rapprochera
pas de Paul. Pourtant, l’enfant n’a que huit ans quand elle réussit son coup d’État. Mais elle ne sera
jamais pour lui une mère aimante. L’assassinat de Pierre III n’arrangera pas les choses. Même s’il
contestait sa paternité et lui manifestait peu d’intérêt, Paul le reconnaissait comme son père. Il est vrai
qu’il lui ressemble. Il a hérité de ses yeux globuleux et de ses traits lourds, très différents de ceux du
« beau Serge ».
Outre qu’il lui rappelle son mari détesté, Paul apparaît comme une menace pour Catherine. C’est
l’empereur légitime du trône de Russie, elle n’est qu’une usurpatrice qui vit dans la crainte qu’il réclame
sa couronne. Durant son règne, elle fera tout pour l’éloigner de la cour et le neutraliser. Paul ne connaîtra
jamais la douceur dont elle est capable. En revanche, ce sera une formidable grand-mère pour Alexandre,
le fils aîné de Paul. Elle l’enlèvera à ses parents dès sa naissance pour l’élever elle-même, reproduisant
ainsi exactement ce que lui a fait subir Élisabeth, sans se soucier d’attiser la haine de Paul à son égard.
Après son accouchement, Catherine se retrouve bien seule en cette fin d’automne. Saltykov ayant
rempli sa mission, il a été envoyé dans des provinces lointaines. Dépossédée de son enfant, méprisée par
son mari, abandonnée par son amant, dédaignée par sa tante, la jeune femme, une fois de plus, n’a que les
livres pour soutien. Mais cela ne lui suffit plus. Maintenant que son corps a été éveillé à la volupté, il la
réclame.
Il lui faudra attendre quelques longs mois avant d’être à nouveau comblée. En juin 1755, un grand
bal est organisé à Oranienbaum, le palais secondaire de Pierre III, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg.
Le nouvel ambassadeur d’Angleterre est invité, et il est venu avec son secrétaire, un jeune aristocrate
polonais de vingt-trois ans, Stanislas Poniatowski. C’est un homme sensible et cultivé, très imprégné de
l’esprit des Lumières, un amoureux de la France – mais aussi un beau garçon robuste à l’air doux et
rêveur, mélancolique à ses heures. Il plaît immédiatement à Catherine ; ils partagent une proximité
intellectuelle certaine.
Stanislas est subjugué par Catherine et ses vingt-six ans éclatants qu’il décrit ainsi : « … de grands
yeux bleus à fleur de tête, très parlants, des cils noirs et très longs, le nez aigu, une bouche qui semblait
appeler le baiser, les mains et les bras parfaits, une taille svelte, plutôt grande que petite, la démarche
entièrement leste et cependant de la plus grande noblesse, le son de voix agréable et le rire aussi gai que
l’humeur… »
C’est un grand romantique qui n’a encore jamais aimé. Cette fois, c’est elle qui joue les initiatrices.
Elle lui apprend ce que Saltykov lui a si bien enseigné. Elle jouera souvent ce rôle car plus elle avancera
en âge, plus ses amants seront jeunes. Catherine ne s’interdit pas de faire le premier pas : « Quitte à
prendre un amant jeune, à tout le moins le former. Mieux, être pour lui la révélation, l’incarnation même
de la féminité surtout si l’on se trouve dans une position plus élevée que la sienne. »
Stanislas Poniatowski est ébloui par cette femme qui fait de lui un homme. Très amoureux, il lui
écrit des poèmes dont elle se délecte. C’est la première fois qu’elle est autant aimée. Jusqu’à présent,
Catherine n’a pas reçu beaucoup d’affection, ni de la part de ses parents, encore moins de son fantoche de
mari, ni même de son petit garçon dont on l’a privée. Elle ne connaîtra l’amour qu’avec ses amants. Ce
sont eux qui la font entrer dans le monde des sentiments. Ils sont réservés à sa vie intime. En public, elle
est impassible. Il n’y a qu’avec ses chiens qu’elle se laisse aller. Catherine vivra deux ans d’amour
tendre avec Stanislas Poniatowski, mais les dissensions politiques et la guerre avec la Prusse vont
interrompre leur liaison.
L’Angleterre, alliée de la Prusse, rappelle son ambassadeur et Stanislas quitte Saint-Pétersbourg à
sa suite. Il laisse Catherine accoucher seule de leur petite fille en décembre 1757. Anna Petrovna est
également « confisquée » par Élisabeth. Elle mourra avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.
Stanislas essaiera plus tard de revenir auprès de Catherine, lorsqu’elle sera devenue impératrice,
mais son heure sera passée. Pour le consoler et l’éloigner, elle le fera roi de Pologne. Il l’aimera toujours
et finira sa vie à Saint-Pétersbourg où il décédera en 1798, deux ans après la mort de celle qui fut son
premier et grand amour.
Catherine est à nouveau seule. Son mari s’est entiché d’une certaine Élisabeth Vorontsova. Elle
n’est ni belle, ni intelligente. Il l’adore. Catherine s’en fiche. Elle attend le prochain battement de cœur,
le prochain frisson.
Il s’appelle Grigori Grigorievitch Orlov, c’est un soldat qui s’est distingué dans la guerre contre les
Prussiens. Il est de petite noblesse, son père est gouverneur de province. Catherine n’est pas snob. Pour
elle, l’amour transcende tous les clivages sociaux : « L’amour est le seul moyen de modifier le cours de
la vie soumis aux aléas de l’histoire. »
Ce lieutenant de la garde porte merveilleusement l’uniforme. C’est un immense gaillard aux épaules
aussi vastes que la Russie. Cette masse musculaire impressionnante est surmontée d’une tête d’ange
blond. Il est superbe. Sa beauté est proverbiale, autant que son tempérament enjoué et excessif. Grigori
est joueur, buveur, coureur, querelleur. C’est un soudard paillard. Il fait les quatre cents coups, flanqué de
ses quatre frères, tous plus costauds et séduisants les uns que les autres. Unis comme les cinq doigts de la
main, ils n’hésitent pas à faire le coup de poing.
L’atavisme est fort, chez ces jeunes gens. À l’âge de vingt ans, leur grand-père a été condamné à
mort par Pierre le Grand pour avoir participé à la rébellion de la garde contre le tsar. Quand il est monté
sur l’échafaud pour être décapité, il a trouvé sur son chemin la tête de son prédécesseur et l’a écartée
d’un coup de pied pour avancer. Pierre le Grand a été si impressionné par ce geste qu’il l’a gracié et l’a
nommé officier. Ses descendants sont faits du même bois : ambitieux et prêts à tout. Grigori n’est
toutefois pas le plus brillant. L’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le baron de Breteuil, le
décrit ainsi au duc de Choiseul, Premier ministre de Louis XV : « Très beau… mais très bête. »
C’est en revanche un amant formidable. Moins poète que Poniatowski, mais plus vigoureux. Dans
ses bras de géant, Catherine se sent à sa merci et elle trouve cela follement excitant. La grande Catherine
aime parfois être soumise à un homme. Le bel Orlov lui donne des heures de plaisir et la laisse rompue.
Leurs corps s’accordent parfaitement. Si elle est attirée sexuellement par Grigori, Catherine est séduite
par cette fratrie qui lui offre un rempart contre les vicissitudes de la cour.
Nous sommes en 1760 et l’impératrice Élisabeth, âgée de cinquante ans à peine, voit déjà ses forces
l’abandonner. Sa fin est proche. Catherine craint pour son avenir. Pierre la déteste et a déjà exprimé son
souhait de l’envoyer au couvent. Au mieux. Au pire, il pourrait aussi bien l’assassiner. Elle se sent
menacée. Elle réfléchit. Sa meilleure protection ne serait-elle pas de se débarrasser de Pierre et de
monter sur le trône à sa place ? Les Orlov sont partants. Catherine sur le trône, leur fortune est faite.
Surtout si elle épouse Grigori. Ils sont déjà unis par un enfant à venir.
Catherine est enceinte et cache son état. Elle ne veut pas paraître faible dans la guerre de succession
qui se prépare. L’impératrice Élisabeth meurt le 5 janvier 1762 et Pierre de Holstein devient empereur de
Russie, à la consternation de toute l’Europe. Tous connaissent son attachement à la Prusse et son rejet de
la Russie. Son accession au trône ne présage rien de bon.
Le complot destiné à le renverser est suspendu du fait de la maternité de Catherine. Trois mois après
la mort d’Élisabeth, elle accouche d’un petit garçon, fruit de ses amours avec Orlov, le 11 avril 1762.
Cette fois, personne ne le lui enlève. Pour autant, elle ne sera pas une mère très présente. Elle réserve sa
tendresse maternelle à ses futurs petits-enfants. Mauvaise mère, elle sera une excellente grand-mère.
D’ici là, elle a mieux à faire. Régner et aimer.
Le coup d’État du 28 juin 1762 la porte sur le trône. Devenue impératrice, Catherine confie des
postes importants aux frères Orlov, à qui elle doit tant. Mais malgré ses suppliques, elle n’épousera
jamais Grigori. Pas question de s’encombrer d’un mari qui, devenu tsar, pourrait prendre de l’ascendant
sur elle. Catherine veut régner seule. Seule ? Pas tout à fait, car elle s’entoure toujours d’hommes. Son
grand talent est de mettre celui qu’il faut à la bonne place, au bon moment. Elle sait détecter et utiliser les
talents. Ceux qui travaillent avec elle donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Elle comprend vite que son amant n’est pas un homme d’État. Grigori Orlov est avant tout un
épicurien et un voluptueux. Il aime le luxe et le confort, mais n’est pas apte à jouer un rôle important dans
les affaires de la Russie. Il devra se contenter de celui de favori, qu’il jouera parfaitement, lui apportant
toujours un soutien indéfectible. Catherine l’aime sincèrement. Elle fait sa fortune ainsi que celle de ses
frères. Pendant dix ans, elle sera fidèle à Grigori, constituant avec lui un couple illégitime mais solide.
En même temps, elle marque la Russie de son empreinte, la faisant grandir et prospérer dans tous les
domaines. Ses journées réglées de façon immuable illustrent son immense vitalité. Elle se lève à six
heures du matin, souvent seule, Grigori Orlov ayant regagné son appartement par l’escalier dérobé qui le
relie à celui de l’impératrice au palais d’Hiver. Le lit de Catherine est curieusement étroit compte tenu de
son activité amoureuse. Il ne doit pas être confortable d’y dormir à deux. En revanche, toute une tribu de
petits chiens sommeille dans un grand panier à ses pieds. Elle affectionne particulièrement les levrettes
anglaises offertes par un médecin britannique venu la vacciner contre la petite vérole. Depuis, cette race
de chiens est devenue très à la mode à Saint-Pétersbourg. L’impératrice en a une demi-douzaine.
À peine levée, elle allume elle-même son poêle. Jusqu’à un âge avancé, elle se débrouillera seule,
sans déranger personne. Elle se lave à l’eau froide et se frotte le visage avec de la glace. Une servante
apporte le café vers six heures quinze. Le dosage est particulièrement fort, une livre de café pour cinq
tasses. Elle est la seule à pouvoir le boire ainsi. Tous ceux à qui elle en offre ont des palpitations.
Catherine n’est décidément pas faite comme tout le monde.
L’impératrice se met à son bureau et travaille à sa correspondance jusqu’à neuf heures. Voltaire et
Diderot sont ses interlocuteurs favoris. En même temps qu’elle écrit, elle prise du tabac, son péché
mignon. À neuf heures, toujours en robe de chambre, elle reçoit les membres de son gouvernement. Quand
elle a fini de régler les affaires de l’État, il est midi. Elle termine sa toilette, s’habille relativement
simplement et se fait coiffer. Quand elle est assise, son épaisse chevelure tombe jusqu’au sol. On la lui
relève en dégageant son large front. Passant à table, vers deux heures, Catherine retrouve le favori et ses
proches à la cour, une dizaine de convives. Le repas est simple et sobre. Le plat préféré de la tsarine : du
bœuf bouilli avec des concombres salés. Elle boit de l’eau. L’après-midi se passe en travaux de
broderie, lecture de courriers et rendez-vous politiques. Plus tard, ce sera le moment des petits-enfants.
Elle peut aussi aller voir ses superbes collections de tableaux à l’Ermitage.
À six heures, elle retrouve la cour et ses courtisans. C’est l’heure du bavardage et des jeux. On joue
au whist, à la rocambole, au piquet ou au boston. C’est très gai. À onze heures, après le souper,
l’impératrice se retire dans ses appartements avec son favori.
On le voit, malgré son tempérament exceptionnel, Catherine est loin de mener une vie déréglée.
Même ses passions amoureuses doivent entrer dans son emploi du temps. C’est une Allemande. Face à
cet ordre immuable, Grigori Orlov peut facilement s’organiser pour la tromper, et il ne s’en prive pas.
Catherine ferme les yeux longtemps, mais en 1772, alors qu’elle l’envoie en mission à l’autre bout du
pays, ses proches collaborateurs, las de l’arrogance du favori, l’informent de ses nombreuses infidélités.
C’est plus qu’elle n’en peut supporter. Elle met fin à ce lien amoureux fragilisé par l’usure du temps.
Comme elle ne peut pas se passer d’un homme, elle trouve immédiatement un autre amant en la
personne d’un bel officier, Alexandre Vassiltchikov. Il a vingt-huit ans, quinze de moins qu’elle ; c’est
avec lui qu’elle inaugure la liste de ses jeunes amants. Mais sa personnalité n’est pas à la hauteur de son
physique et l’impératrice n’en sera jamais très amoureuse. Il a surtout la chance d’être là au bon moment.
Quand il apprend son remplacement, Grigori Orlov saute sur son cheval et parcourt ventre à terre
les trois mille kilomètres qui le séparent de Saint-Pétersbourg. Il se jette aux pieds de l’impératrice,
implorant son pardon, en vain : Catherine ne veut plus de lui. Néanmoins, en cadeau d’adieu et sans
rancune pour ses infidélités, elle le couvre d’or, lui donne des terres avec des serfs, des palais
somptueux. Elle en gardera l’habitude et chacune de ses ruptures grèvera durement le budget de l’État.
Durant son règne, Catherine a plus donné à ses favoris qu’au peuple russe.
Un autre homme a du mal à comprendre le choix de l’impératrice pour ce falot de Vassiltchikov.
Cette place de favori, il la convoite depuis longtemps, par ambition mais aussi par amour, car il aime
Catherine dans l’ombre depuis le soir du coup d’État, depuis qu’il lui a tendu sa dragonne. Il fait partie
du cercle des frères Orlov et il a eu maintes fois l’occasion de se faire remarquer. Elle l’a vu venir mais
ne précipite pas les choses. Elle sent qu’entre elle et lui, quelque chose de fort et de définitif va advenir,
qui bouleversera leurs vies. Il s’appelle Grigori Potemkine et il sera le grand amour de Catherine II de
Russie. Son heure est proche.
Alexandre Vassiltchikov est le favori du moment, mais Potemkine sait qu’il n’est qu’un passe-temps
pour l’impératrice et qu’il ne sera pas un obstacle pour lui. Depuis le coup d’État, il n’a cessé de faire
ses preuves comme soldat lors des divers conflits qui agitent l’empire. Il a montré un grand courage et
des qualités certaines de stratège. Ces onze dernières années, Catherine l’a surveillé du coin de l’œil,
n’hésitant pas à le récompenser par des promotions au sein de l’armée, jusqu’à le nommer lieutenant
général. Repéré par les frères Orlov pour son intelligence et son audace, Potemkine s’est aussi fait
remarquer auprès de Catherine pour son humour et ses talents d’imitateur. Il a été jusqu’à la parodier
avec suffisamment de talent et de drôlerie pour que son culot soit apprécié. Il l’a fait mourir de rire.
Potemkine est un personnage hors norme. Depuis l’enfance, il est persuadé d’être promis à une
grande destinée. Né le 30 septembre 1739 près de Smolensk, de petits nobliaux de province pas bien
riches, il a vécu une enfance paysanne. Très intelligent, doté d’une mémoire remarquable, il est excellent
élève, spécialement doué pour les langues. Il étudie le grec, le latin, le russe et l’allemand. Il se
débrouille en polonais, comprend l’italien et le français. Potemkine est passionné de théologie depuis
l’enfance. En 1757, il reçoit la médaille d’or de l’université en grec et en théologie, l’équivalent de notre
concours général. Les lauréats sont invités à Saint-Pétersbourg pour rencontrer Élisabeth, l’impératrice
de toutes les Russies. Elle le nomme caporal dans la garde impériale, lui mettant le pied à l’étrier.
Il arrête ses études et s’enrôle donc dans la garde, où il mène une vie insouciante et débauchée à la
mesure de son tempérament excessif. Les soldats de la garde doivent protéger les palais impériaux et
côtoient les personnages les plus importants de la cour. C’est une position de choix qui permet à
Potemkine de se faire remarquer à vingt-deux ans par les frères Orlov, qui l’intègrent dans leur cercle
d’amis.
Ils sont séduits par son intelligence et son esprit incisif, sa culture, ses compétences, sa drôlerie et
ses imitations. Comme eux, c’est un séducteur, toujours prêt à culbuter les filles. Cet homme haut en
couleur, doué de tous les talents, est surnommé Alcibiade, tel le personnage de la Grèce antique, ami et
amant de Socrate, réputé pour son insolence, son goût du luxe, ses frasques sexuelles et sa grande beauté.
Beau, il l’est, assurément. C’est un colosse, très grand, avec des épaules très carrées, très
vigoureux… Chez lui, tout est « très ». Il a la bouche très rouge et les dents très blanches. Le plus
remarquable est la chevelure majestueuse qui le fait ressembler à un lion. Son profil, dira Catherine, « a
la douceur des lignes d’une colombe ». Elle trouve aussi « une profondeur surnaturelle » à son beau
regard vert.
Malheureusement, Grigori Potemkine va devenir borgne lors d’une dispute avec l’un des frères
Orlov. Alexis Orlov lui aurait crevé un œil avec une queue de billard. Une façon, selon la légende, de lui
faire payer sa montée dans les bonnes grâces de la tsarine. Il est vrai que Potemkine faisait tout pour se
faire remarquer par elle et lui plaire, n’hésitant pas à se jeter à ses pieds lorsqu’il la croisait. L’abîmer
aurait été une façon de l’évincer.
Et cela fonctionne un temps. Convaincu d’être défiguré et d’avoir perdu sa beauté, Potemkine se
réfugie dans le combat militaire. Toute sa vie, il souffrira de son apparence. Or, selon les observateurs,
sa vulnérabilité nouvelle et son doute palpable sur son apparence accentuaient encore son charme, car ils
révélaient un trait de caractère inattendu chez une aussi forte personnalité : une grande sensibilité, qui
émouvait tous ceux qui l’approchaient.
Un œil en moins, Potemkine est surnommé le Cyclope par les frères Orlov. C’est moins flatteur
qu’Alcibiade, mais cela lui donne une aura mythique qui lui va bien. En tout cas, cela ne l’empêche pas
de plaire.
Catherine pense à lui de temps en temps, même si les Orlov et les autres courtisans font tout pour le
tenir hors de sa vue. Informée de ses exploits guerriers, sachant l’intérêt qu’il lui porte, elle décide de
faire le premier pas et lui écrit une lettre où elle lui demande de prendre soin de lui, « pour que vous ayez
une confirmation de ma manière de penser à vous, car je vous souhaite toujours beaucoup de bien ». À la
réception de cette lettre, Potemkine comprend que son heure est venue et part aussitôt au galop pour
Saint-Pétersbourg.
Mais – et c’est l’une des contradictions du personnage, à moins que cela ne soit l’expression de son
goût pour la mise en scène – au lieu de se rendre au palais où l’attendent tous les honneurs, Potemkine se
retire au monastère Alexandre-Nevski, en bordure de la ville, avec l’ambition affichée de devenir moine.
Il se fait enfermer dans une cellule, se laisse pousser la barbe, et commence un jeûne qui lui laisse tout
son temps pour l’étude et la prière.
Ce coup de théâtre séduit encore davantage Catherine, de plus en plus curieuse de rencontrer cet
original. Elle envoie comme émissaire sa dame de compagnie la plus dévouée, la comtesse Bruce, avec
la mission de convaincre le nouveau moine de jeter sa défroque et de revenir à la cour. Potemkine ne se
fait pas prier trop longtemps. Il rase sa barbe et remet l’uniforme qu’il porte si bien.
Le 4 février 1774, il est attendu par l’impératrice à Saint-Pétersbourg. Il a trente-cinq ans, elle dix
de plus. À quarante-cinq ans, Catherine est toujours belle, quoiqu’un peu alourdie. Elle règne depuis
douze ans et sa réussite à la tête de l’empire la rend non seulement parfaitement légitime, mais désormais
indétrônable. Elle est dans la plénitude de sa force.
À trente-cinq ans, Potemkine a envie d’avaler le monde. Il en a l’appétit et l’estomac. Il sait, depuis
qu’il a croisé son regard, que sa place est auprès de l’impératrice. Elle est la clé de son destin. Il le sent
d’instinct. Cela se révélera exact. Potemkine est un être très intuitif qui sent vers où, vers qui aller, pour
accomplir son œuvre.
Il est plein de contradictions. À la fois survolté et nonchalant, raffiné et débauché, érudit et arrogant,
capable de grande générosité et de mesquinerie, il est très intelligent, créatif et original. Il ne pense pas
comme tout le monde. Le comte de Ségur, qui a rencontré tous les grands de son époque, raconte : « De
toutes les personnalités, celle qui m’a le plus frappé fut celle du fameux prince Potemkine. Son caractère
tout entier était le plus original à cause d’un mélange inconcevable de grandeur et de mesquinerie, de
paresse et d’activité, d’ambition et d’insouciance. Un tel homme aurait été remarquable partout de par
son originalité. »
Sa démesure convient à Catherine. Elle a trouvé un homme à sa taille. Potemkine est directement
conduit dans ses appartements. L’impératrice veut le voir seule à seul. Elle a demandé à Orlov, qui a
quitté son lit mais reste en cour, d’introduire son rival. On connaît l’anecdote célèbre des deux hommes
se croisant dans l’escalier : « Quoi de neuf au palais ? demande Potemkine en gravissant les marches. –
Rien, vous montez… je descends », répond Grigori Orlov.
Catherine et Potemkine vont rester une heure ensemble, mais leur tête-à-tête durera dix-sept ans.
Seule la mort les séparera. Potemkine décédera à cinquante-deux ans, sans doute d’une broncho-
pneumonie mal soignée, le corps usé par les excès. En ce mois de février 1774, en tout cas, les plus
belles années de sa vie l’attendent. Catherine et Potemkine vont vivre un grand amour. Avec lui,
Catherine comprend qu’elle aime vraiment pour la première fois. Il est son idéal masculin : « Une
puissante force masculine, une hardiesse sans limites, et une capacité de rêver aussi bien que de faire
rêver. »
Ils vont diriger la Russie ensemble. Potemkine sera en quelque sorte un co-tsar. Il va se révéler un
homme d’État remarquable et visionnaire, comparable à Pierre le Grand. Comme le grand tsar, il va bâtir
des villes et conquérir des territoires. Comme lui, il a du génie et une énergie à la mesure de l’immense
empire. Catherine louera « … sa rare intelligence et son inhabituelle largeur d’esprit ; ses opinions
étaient toujours ouvertes et généreuses ; il était extrêmement humain, riche de connaissances,
exceptionnellement gentil et débordant toujours de nouvelles idées… C’était un homme d’État, tant dans
le conseil que dans l’exécution. »
Certes, ses détracteurs le traiteront de courtisan et de parvenu. Ses excentricités scandaliseront
souvent. Ses débauches et ses excès déplairont, mais à sa mort, tous se rangeront à l’avis du duc de
Richelieu : « La somme de ses grandes qualités surpassait tous ses défauts. »
Catherine et Potemkine vont construire ensemble la grande Russie. Leur grand amour sera le socle
de leur action politique.
Ils deviennent amants très vite. Catherine est comblée. Elle l’appelle « son maître jamais fatigué ».
Alexandre Vassiltchikov est renvoyé. Grigori Potemkine s’installe dans un bel appartement situé
exactement en dessous de celui de Catherine. Un petit escalier les relie. Seul le favori a le droit de
l’emprunter. Il ne s’en prive pas, débarquant chez elle à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, la
rejoignant le soir, nu sous sa robe de chambre, parfois drapé dans une fourrure. Catherine l’attend. Elle le
lui a écrit dans une des tendres missives qu’ils s’envoient vingt fois par jour : « Chéri, je vais au lit… Je
vais faire tout ce que tu demandes. Est-ce que je viens à toi ou vas-tu venir à moi ? », « Je serai pour toi
une femme de feu comme tu le dis… », « une chatte en chaleur ».
Il semble que le tempérament de Potemkine est à la hauteur de celui de Catherine. Ils se retrouvent
souvent dans le banya, une salle où l’on prend des bains de vapeur avant de se plonger dans une eau
glacée. Dans ce spa de grand luxe on peut également s’asseoir ou s’allonger, voire manger, ce que faisait
régulièrement le couple. Vraisemblablement, le banya est aussi le lieu de leurs échanges amoureux. Ils
peuvent y passer la soirée, se laver et se masser, y faire l’amour, dîner et bavarder jusque tard dans la
nuit. Inséparables.
Potemkine, très jaloux, veut tout savoir du passé amoureux de Catherine. Il l’accuse d’avoir eu
quinze amants, d’être une débauchée. Elle s’offusque, flattée par sa jalousie mais tenant à rétablir la
vérité. Elle n’a eu que quatre amants, et encore, bien malgré elle car, dit-elle : « Si, dans ma jeunesse,
j’avais eu un mari que j’aurais pu aimer, je lui aurais été fidèle à jamais. »
Ce mari, elle l’a sans doute rencontré avec Potemkine. Il est très probable que les deux amants se
sont mariés en juin 1774, quatre mois après leur première vraie rencontre. À partir de cette période,
l’impératrice commence souvent les lettres qu’elle lui adresse par « Cher mari » et signe « Votre épouse
dévouée ». Catherine a trouvé son homme.
Si leur amour et leur complicité ne failliront jamais, leur passion charnelle ne dure vraiment que
deux années. Il semble que Potemkine souffre de sa position de prince consort et que cela crée des
tensions dans le couple. « Nous serions plus heureux, dit Catherine, si nous nous aimions moins. »
Potemkine commence à s’éloigner de sa belle tsarine qui, de son côté, se lasse de ses sautes d’humeur. Ils
ont du mal à mener de front leur amour et leur ambition dévorante. Il est temps d’ouvrir la fenêtre.
L’impératrice, qui s’est attelée à son code de loi, remarque un jeune secrétaire qui l’assiste dans son
travail. Il s’appelle Pierre Zavadovski et se montre aussi mesuré et calme que Potemkine est impétueux. Il
est reposant, exactement ce dont elle a besoin. Elle le nomme aide de camp, le titre réservé à ses favoris.
Il est à ses côtés au souper et toute la cour suppose que le règne de Potemkine est terminé. Ce n’est pas le
cas, il reste le mari et le maître de Catherine. Simplement il est moins ardent et Catherine, qui a besoin de
faire l’amour toutes les nuits, pallie ses manques en prenant un amant. Qu’importe la jalousie de
Potemkine, son désir est impérieux. Elle lui reste néanmoins attachée cœur et âme et le fait nommer
prince du Saint Empire romain germanique. Il devient le Sérénissime.
Finalement, après maintes disputes et réconciliations, ils décident, pour préserver leur couple, de
mener leur vie sexuelle chacun de leur côté. Potemkine est désormais, à l’instar de Madame
de Pompadour pour Louis XV, « l’ami nécessaire ». Et, comme la Pompadour organisa les plaisirs du roi
de France, Potemkine garde un droit de regard sur ceux de Catherine. Le favori doit supporter son
omniprésence ; c’est trop dur pour Pierre Zavadovski. Il est très amoureux de Catherine et souffre d’être
placé sur le banc de touche. Au bout d’un an, il préfère s’en aller, le cœur brisé. Il lui restera fidèle dix
ans avant de se marier.
Après son départ, une règle de recrutement est instituée pour les prochains favoris. Une fois
remarqué, le candidat doit être ausculté par le médecin de la cour qui vérifie sa parfaite santé et
conformité. Ensuite, il passe par le lit d’une « essayeuse », une dame proche de Catherine, aussi exigeante
qu’elle sur les plaisirs de la chair. La comtesse Bruce puis Mademoiselle Protassof rempliront
successivement cet office avec plaisir. Une fois les performances sexuelles du jeune homme validées, il
est installé dans les appartements du favori, tout proches de ceux de Catherine. Il y trouve luxe et confort,
ainsi qu’une enveloppe pleine de roubles, l’équivalent de soixante-dix mille euros. Il est également
assuré d’un beau pactole lors de la rupture.
Une fois nommé, le favori accompagne l’impératrice au souper du soir et s’assoit à ses côtés. Ainsi
présenté à la cour, il est vite l’objet de toutes les flagorneries de la part des courtisans. En échange de ces
bienfaits, il est à la disposition de Catherine. Il n’a pas le droit de sortir du palais ni d’accepter
d’invitation sans son autorisation. La place paraît belle ; nombreux sont ceux qui la convoitent et lancent
des œillades éloquentes à l’impératrice. Les candidats sont légion, parfois poussés par des ambitieux qui
veulent avancer un pion vers le trône.
Un jour, un jeune homme se jette à ses pieds et la supplie de le prendre comme amant. Catherine
sourit et le fait reconduire gentiment. C’est elle qui choisit. Tous ses amants sont taillés en hercules, à la
fleur de l’âge. Plus elle vieillira, plus ils rajeuniront. Avant de jeter son dévolu, elle se pose toujours les
mêmes questions : ce nouveau choix est-il heureux ou risqué ? Pourrait-on en faire état sans en rougir ?
Une fois pour toutes, elle décide d’écarter « les bavards, les emphatiques, les sanguins et les
lunatiques ». Cette introspection ne l’empêchera pas de se tromper parfois lourdement.
Zavadovski parti, Catherine le remplace rapidement. Le nouvel élu est un beau Serbe à la peau mate,
très viril et musclé, commandant de hussards, âgé de trente et un ans. Semyon Gavrilovitch Zoritch est un
ancien aide de camp de Potemkine. Il devient celui de l’impératrice. C’est pour lui une promotion
inespérée. Elle en tombe amoureuse, avant de déchanter rapidement. Il se conduit dans le monde comme
un hussard, fanfaronne et se pavane. Malgré sa vigueur qui la chavire, Catherine le renvoie au bout de
quelques mois.
Potemkine lui présente alors un autre soldat de la garde impériale, un jeune homme de vingt-quatre
ans, le commandant Ivan Nikolaïevitch Rimski-Korsakov. Il est superbe et elle le compare à Pyrrhus
d’Épire, dont la statue révèle une grande beauté. Il est hélas vaniteux et nettement moins intelligent. Mais
la tsarine s’entiche de lui et le couvre de cadeaux et de lettres enflammées dignes d’une midinette : « Je
vous remercie de m’aimer. » Elle tombe de haut, deux ans plus tard, quand elle apprend qu’il la trompe
avec la comtesse Bruce, sans doute depuis longtemps. On peut donc être tsarine et une femme comme les
autres, trompée et humiliée ! Catherine est si malheureuse qu’elle ne veut pas de nouveau favori pendant
six mois. Potemkine assure joyeusement l’intérim amoureux. Cela lui met du baume au cœur.
Évidemment, toute la cour jase de cette ronde de jeunes éphèbes. Et si toutes les femmes se
mettaient à enchaîner les amants ? On reproche à l’impératrice de donner le mauvais exemple. Catherine
n’en a cure ; elle ne se soucie guère du qu’en-dira-t-on.
On la dit nymphomane et insatiable. Son comportement excite les imaginations. Une rumeur bruisse
dans le palais. L’impératrice aurait installé dans ses appartements une chambre des plaisirs destinée à
assouvir ses fantasmes. Il y aurait là des tables dont les pieds seraient des phallus. Sur les murs, des
tapisseries et des peintures rappelleraient toutes les pratiques amoureuses possibles. Certains meubles
auraient été construits pour permettre certaines positions. Est-ce vrai ? C’est vraisemblable. Des archives
prouvent que certains meubles « coquins » ont bien été commandés et payés. Catherine pourrait avoir eu
l’idée et l’envie de ce cabinet très particulier.
En revanche, il est fort peu probable qu’elle se soit rendue, comme on l’a dit, dans les écuries pour
avoir des relations sexuelles avec des chevaux. C’est délirant quand on pense non seulement à l’énormité
de l’acte, mais à la très grande discrétion de Catherine concernant sa vie privée. Jamais elle n’aurait pris
un tel risque. Elle était trop soucieuse du respect qu’elle inspirait. De plus, malgré sa vie olé-olé,
Catherine II était d’une grande pruderie. Elle ne tolérait aucun propos un peu leste en sa présence et les
favoris avaient pour ordre de ne jamais montrer en public leur familiarité avec la tsarine. Elle ne
supportait aucun geste de connivence. C’était une femme à la sexualité débridée, certes, mais elle ne
menait pas pour autant une vie dissolue ou déréglée. Loin de là. Et puis, il y avait bien assez d’étalons à
la cour de Russie…
Au printemps 1780, Catherine, âgée de cinquante et un ans, a un coup de cœur pour un jeune homme
de vingt-deux ans. Alexandre Lanskoï est également puisé dans le vivier des aides de camp de Potemkine.
Il est bien sûr très beau, mais aussi – ce qui est plus rare dans sa position – très sincère, « enthousiaste,
honnête et doux ». Il va également tomber amoureux de l’impératrice qui sera une mère pour lui. Elle le
formera et l’éduquera sur tous les plans. Catherine n’aura jamais vraiment été maternelle qu’avec ses
jeunes amants.
Ils vivent ensemble pendant quatre ans une passion calme et apaisée qui lui laisse tout loisir de
s’occuper des affaires du pays. Hélas, le 25 juin 1784, Alexandre Lanskoï décède à l’âge de vingt-six ans
après une semaine d’agonie à Tsarskoïe Selo, le palais d’Été. La légende veut qu’il soit mort d’avoir
ingurgité trop d’aphrodisiaques pour satisfaire sa maîtresse insatiable. La réalité pourrait être qu’il ait
contracté la diphtérie.
Le coup est terrible pour l’impératrice. Elle pensait finir ses jours à ses côtés. Sacha (diminutif
d’Alexandre) devait être son bâton de vieillesse. Sa douleur est immense, peut-être la plus grande de sa
vie. Elle reste clouée au lit pendant trois semaines. Il lui faut un mois pour accepter que le corps de Sacha
Lanskoï soit enterré. Pendant des semaines, Potemkine ne la quitte pas, la soutenant dans son malheur.
Catherine a toujours sincèrement aimé ses amants. Elle y a cru à chaque fois. Ce n’était pas une
« Messaline du Nord », comme on a pu l’appeler parfois, qui enchaînait les aventures sexuelles. C’était
une amoureuse qui ne pouvait, disait-elle, « vivre sans amour ne serait-ce qu’une heure ».
Quand elle rentre à Saint-Pétersbourg début septembre, elle refuse de retrouver l’appartement où
elle a vécu avec Lanskoï. Elle est en deuil durant toute l’année qui suit sa mort.
Puis la vie reprend. Elle tombe sous le charme du neveu d’un ami de Potemkine, Yermolov, un
grand blond de trente et un ans dont les narines sont si épatées que Potemkine le surnomme « le nègre
blanc ». Il est de bonne compagnie pendant un an puis tente bêtement de comploter contre Potemkine.
Celui-ci demande à l’impératrice de choisir entre Yermolov et lui. Le favori est limogé le lendemain
matin et remplacé le soir même par Alexandre Dmitriev-Mamonov, avec qui Catherine avait flirté un an
plus tôt. C’est le règne des « éphémères », appelés ainsi parce qu’ils se succédaient à une vitesse folle.
Mamonov est un charmant garçon de vingt-six ans (trente de moins qu’elle), de petite noblesse,
intelligent, instruit et très francophile, ce qui est un véritable atout pour plaire à l’impératrice. Elle tombe
amoureuse de ses yeux noirs, de sa gentillesse et de sa joie de vivre. Pendant quatre ans, il la rend
heureuse. Le contraire n’est pas forcément vrai.
Le jeune homme est continuellement tenté par des jeunes femmes de son âge, mais bien forcé de
résister s’il veut garder sa place. Il a dans son lit une femme de soixante ans aux cheveux gris, au corps
terriblement empâté. Certes, elle est majestueuse, passionnante, amusante. Mais il rêve d’autre chose. Et
ce qui doit arriver arrive : Mamonov tombe amoureux d’une jeune demoiselle d’honneur et demande à
Catherine la permission de l’épouser. Elle l’accepte avec tristesse mais compréhension. « Quand on s’est
bien rencontrés, il faut savoir bien se quitter », écrit-elle dans ses Mémoires. Alors qu’elle est toute-
puissante, elle ne se vengera jamais sur ses amants des souffrances qu’ils lui infligent.
Trois jours après son départ, Mamonov est remplacé par Platon Alexandrovitch Zoubov. Il a vingt-
deux ans, trente-huit de moins que Catherine. Cela ne semble pas la gêner : elle acceptait d’être une mère
pour eux mais jamais, disait-elle, elle n’aurait supporté qu’ils la traitent comme une sœur. L’impératrice
se soucie de son désir, moins de celui de l’autre. « Je fais beaucoup pour l’État en éduquant les jeunes
gens », dit-elle avec humour.
Il est évidemment superbe, long, mince et musclé, très brun. Elle le surnomme le Noiraud. Elle
tombe amoureuse, revigorée par ses caresses, sa santé est au beau fixe. Zoubov, porté par son ambition et
sa cupidité, poussé par des ennemis de Potemkine, fait tout pour le discréditer auprès de l’impératrice,
mais il n’arrivera jamais à l’évincer. « Il est son amour, elle n’est qu’amoureuse de moi », expliquera-t-il
pour justifier son échec. Ironie du sort, c’est lui qui consolera Catherine à la mort de Potemkine, le
16 octobre 1791.
Platon Zoubov est le dernier amant. En tout, Catherine II de Russie aura vécu une douzaine d’unions
sérieuses. Elle se sera toujours interdit d’en mener plusieurs à la fois, alors que sa position lui permettait
tous les excès. C’est elle qui a voulu instituer la pratique des favoris pour que l’heureux élu soit
clairement désigné à la cour et ainsi mis à l’abri des méchancetés. De même, elle voulait éviter d’être
sollicitée de façon intempestive et opportuniste. Quoi qu’elle ait fait, il lui sera beaucoup pardonné, car
elle a beaucoup aimé.
Le 17 novembre 1796 au matin, Catherine II s’effondre alors qu’elle est en train de s’habiller. On
l’étend sur un matelas où elle agonise pendant des heures, à même le sol. Son cœur, si vaillant, l’a lâchée.
Elle s’éteint à soixante-sept ans, après avoir régné trente-quatre ans sur la Russie. Elle a montré qu’une
femme pouvait prétendre aux plus hautes destinées et accomplir tous les possibles, aussi bien dans sa vie
publique que dans sa vie privée.
Son fils Paul hérite de sa couronne et fait enterrer sa mère auprès de son père, Pierre III, dans le
tombeau impérial de la cathédrale Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. Elle repose pour l’éternité aux
côtés du seul homme qui ne l’ait pas aimée. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Gageons que Catherine
est capable de réveiller un mort !
Jeanne du Barry
La fille de joies

Le 22 avril 1769, toute la cour de Versailles est sur le pied de guerre. Aujourd’hui, c’est la
présentation de la nouvelle favorite de Louis XV, la comtesse du Barry. La cérémonie est cruciale. Si elle
réussit ce rite de passage, la Du Barry sera admise à la cour. Elle pourra loger dans les appartements
royaux, suivre le roi en voyage, recevoir ministres et ambassadeurs, régner sur l’ensemble des courtisans.
Elle s’imposera.
Depuis un an qu’elle est la maîtresse du roi, la favorite s’est vu cantonner dans des appartements
situés hors de l’enceinte du château. La cour ne cesse de railler la liaison de Louis XV avec cette fille de
rien, cette catin connue de tous les libertins de Paris. Mais le roi est tombé amoureux de cette ravissante
jeune femme de vingt-cinq ans qui n’a pour seul titre de gloire que de le rendre heureux. Il l’a dit
sèchement à son Premier ministre, le duc de Choiseul, qui ne cesse de la calomnier : « Elle est très jolie,
elle me plaît ; cela doit suffire. »
Ce 22 avril, il y a là les plus grands noms de France, ceux qui ont été éduqués depuis l’enfance au
cérémonial de la cour, qui en connaissent tous les usages, la fleur de l’aristocratie. Ils n’en sont pas
moins moqueurs et, de toute leur hauteur, ils n’aspirent qu’à voir trébucher celui ou celle qui voudrait
rejoindre leur olympe. C’est devant cette meute de loups que la Du Barry va devoir passer l’examen. Il
n’est pas facile. Le rituel consiste à faire son entrée, une révérence, puis à traverser la salle devant toute
l’assemblée en faisant une deuxième révérence à mi-parcours, puis une troisième devant le roi. Le tout
engoncée dans une robe recouvrant un énorme panier et ornée d’une traîne malcommode. Une fois
« adoubée » par le roi, la candidate se retire en faisant trois révérences à reculons, ce qui est
particulièrement périlleux avec la traîne.
Autour du roi, deux clans s’opposent. Les ennemis de la Du Barry, regroupés aux côtés du duc de
Choiseul, se réjouissent déjà du ridicule de la situation. Ils comptent sur la gaucherie de la jeune femme,
cette fille de rien qui veut rivaliser avec les plus grandes dames de France. Enfin, la supercherie va être
révélée. Le jour de son triomphe sera celui de sa chute.
Mais la Du Barry a aussi ses amis, moins nombreux, qui la soutiennent et veulent la voir en cour. À
leur tête, le duc de Richelieu, arrière-petit-neveu du cardinal. Ce ne sont pas les moins inquiets de la
présentation de ce soir. Tous s’attendent à ce que Jeanne du Barry loupe ses révérences, qu’elle
s’intimide, voire qu’elle s’effondre et reparte aussi vite qu’elle était venue. Cela risque d’être grotesque.
La comtesse tarde à faire son entrée. On s’impatiente et on commence à jaser. Le roi regarde
l’horloge et blêmit. Tout en discutant avec Richelieu, il ne cesse de tourner ses regards vers la porte.
L’attente est fiévreuse, haletante. Va-t-on devoir reporter la cérémonie ? Choiseul et son cercle espèrent
que le roi a enfin compris l’énormité de cette présentation.
Et soudain, alors qu’on envisage le désastre, la porte s’ouvre et un huissier annonce « Madame la
comtesse du Barry ». C’est une magnifique apparition. La favorite entre, éblouissante de beauté et de
grâce. Elle est accompagnée de sa marraine, la comtesse de Béarn, qui fait pâle figure à ses côtés.
Jeanne est merveilleusement vêtue. Elle porte un habit de cour composé d’un corps rigide à
épaulettes lacé dans le dos et d’une jupe de damas bleu lamé d’argent garnie de nœuds couleur émeraude.
Couverte de diamants offerts par le roi, elle brille de mille feux. Sa coiffure impressionne tout
particulièrement. C’est un véritable échafaudage de cheveux orné de toutes sortes de boucles où l’on a
piqué des dentelles, des plumes et des fleurs naturelles. Il a fallu des heures à Legros, le plus célèbre
coiffeur de l’époque, pour réaliser cette prouesse qui est cause du retard.
Un murmure d’admiration parcourt la salle. La favorite a d’ores et déjà déjoué tous les pronostics.
La noblesse naturelle de cette fille de basse extraction laisse loin derrière elle beaucoup d’aristocrates
mieux nées mais moins bien loties. Elle fait gracieusement sa première puis sa deuxième révérence,
s’avance vers le roi qui rayonne de fierté et de joie. Arrivée devant lui, elle s’apprête à s’agenouiller
quand il la relève : « Les Grâces, dit-il, ne s’inclinent devant personne. » Cette présentation est bel et
bien un triomphe. Choiseul est défait. Richelieu jubile. Le roi est plus amoureux que jamais. Jeanne du
Barry n’a plus que des courtisans autour d’elle. Elle s’est conduite comme une reine.
Pourtant, Dieu sait qu’elle vient de loin. De tout en bas de la société. Jeanne est issue d’un milieu
modeste. Son arrière-grand-père était maître rôtisseur à Paris, et son grand-père cuisinier chez une
comtesse, maîtresse de Louis XIV, exilée à Vaucouleurs en Lorraine. Il a eu sept enfants dont Anne Bécu,
sa mère, devenue couturière. Anne est une très belle femme, qui aime les hommes et ne s’en prive pas. Le
19 août 1743, elle met au monde une fille, une petite bâtarde née de père inconnu. Il semble qu’elle l’ait
conçue avec un moine franciscain du couvent où elle va souvent raccommoder des habits. Le père serait
un certain Jean-Jacques-Baptiste Gomard de Vaubernier, appelé en religion « frère Ange ». Sa fille
Jeanne prendra parfois comme patronyme Lange ou Vaubernier, ce qui prouve qu’elle sait qui est son
père, même s’il ne l’a jamais reconnue officiellement.
La future comtesse du Barry doit son prénom à Jeanne d’Arc, qui a commencé son épopée à
Vaucouleurs. Son destin est moins glorieux mais tout aussi romanesque. Trois ans après sa naissance, sa
mère accouche d’un second bâtard, un garçon qui mourra en bas âge. Deux enfants illégitimes, c’est trop
pour les bonnes gens de Vaucouleurs. Pour éviter d’être mise au ban de la société, Anne Bécu décide de
monter à Paris où ses frères et sœurs sont tous employés comme gens de maison.
Elle est d’abord logée par sa sœur Hélène, femme de chambre chez un académicien, rue Neuve-des-
Petits-Champs. Anne Bécu peut aussi compter sur le soutien d’un riche banquier, Claude Roch Billard du
Monceaux, chargé d’approvisionner l’armée, qui venait fréquemment à Vaucouleurs, ville de garnison. Il
a été séduit par sa beauté et lorsqu’elle arrive à Paris, il la prend sous sa protection et l’embauche
comme cuisinière.
Bientôt, la belle Anne se trouve un mari – un homme pâle et grave, le visage marqué de petite
vérole, qui a dix ans de moins qu’elle et semble très amoureux : Nicolas Rançon. C’est un domestique,
mais il voudrait s’établir et Billard du Monceaux le dote d’un emploi dans l’administration des fermes du
roi. Le mariage est célébré à la paroisse Saint-Eustache.
Billard du Monceaux, qui prend toute la famille sous son aile, est sous le charme de la petite Jeanne,
ravissante enfant aux yeux bleus et à la chevelure d’un très beau blond. Il la surnomme l’Ange et ne se
lasse pas de la peindre. Il a pour elle des tendresses paternelles et la petite fille, espiègle et câline, le lui
rend bien. Déjà consciente de sa séduction, elle est très coquette et minaude avec grâce quand elle veut
plaire. Elle sait d’emblée faire la cour. Elle est à bonne école avec la maîtresse de Billard du Monceaux,
la belle Frédérique, une rousse incendiaire, actrice de son état mais surtout réputée pour son libertinage
lucratif. La jeune femme galante s’entiche de la gamine ; elle sera sans doute pour Jeanne une figure
féminine marquante.
Grâce à l’influence du financier, Jeanne Bécu est admise comme pensionnaire à Sainte-Aure à l’âge
de six ans. Le couvent a été fondé par un curé pour donner asile à des jeunes filles que la misère avait
plongées dans le libertinage. C’est devenu un pensionnat sévère pour élèves pieuses que l’on veut former
aux ouvrages convenant à leur sexe. Le bon curé ne se doutait pas qu’il en sortirait une des plus grandes
libertines du siècle et que sa solide éducation lui permettrait de côtoyer des rois.
Pendant neuf ans, Jeanne Bécu se lève tous les jours à cinq heures du matin pour assister à la messe.
Les sœurs lui apprennent à lire et à écrire, un luxe à l’époque, dont elle jouira toute sa vie assidûment.
Elle prend également des cours de dessin et s’intéresse très jeune à l’art, domaine où elle fera toujours
preuve d’un goût très sûr. Elle sort du couvent à l’âge de quinze ans, persuadée que la vie est ailleurs.
Mais, marquée par son éducation chrétienne, elle gardera à jamais le souci de la bonté et de la charité, et
fera construire une chapelle dans toutes ses maisons. Cette fibre religieuse sera un atout de séduction
supplémentaire auprès de Louis XV, qui craignait Dieu autant que la petite vérole.
À quinze ans, Jeanne Bécu est éblouissante. Elle est très grande, mince et élancée, la taille marquée,
dotée d’une poitrine qui contredit les lois de la pesanteur. Un visage parfaitement ovale, des yeux bleus
couleur gentiane sur lesquels battent de longs cils, un regard facilement langoureux, un sourire éclatant,
des dents d’un blanc d’émail, un long cou, un teint que l’on compare à « un pétale de rose tombé dans du
lait » et une particularité qui lui donne du piquant : trois grains de beauté, mouches naturelles, disposés
l’un sur la joue, l’autre au coin de la lèvre et le troisième au-dessus du sourcil. Ajoutez à cela une
blondeur à se damner… Sa beauté ne passe pas inaperçue.
De retour dans le giron maternel, elle est tout de suite remarquée par un jeune coiffeur du nom de
Lametz, qui n’aspire qu’à la décoiffer. Anne Rançon est d’accord pour lui confier sa fille comme
apprentie coiffeuse. Pendant des mois, le jeune Lametz va lui apprendre les rudiments du métier tout en la
couvrant de cadeaux, essentiellement des robes et des bijoux… jusqu’au jour où sa propre mère décide
de réagir à ces dépenses. Madame veuve Lametz se rend chez les Rançon et traite Anne de mère
maquerelle, laquelle se précipite au commissariat pour porter plainte contre cette diffamation. L’épisode
inspirera plus tard cette chansonnette mise dans la bouche de Louis XV :

Je sais qu’autrefois les laquais


Ont fêté ses jeunes attraits ;
Que les cochers, les perruquiers
L’aimaient, l’aimaient d’amour extrême,
Mais pas autant que je l’aime.
Avez-vous vu ma Du Barry ?
Elle a ravi mon âme…

En attendant, Jeanne doit trouver un nouvel employeur. Elle est engagée comme dame de compagnie
par la veuve d’un fermier général. Mais là encore, sa beauté va lui jouer des tours. Madame Delay de la
Garde a deux fils, et l’épouse bisexuelle de l’un d’eux fait des avances à l’éclatante jeune fille. Jeanne la
repousse. En revanche, elle cède au mari et même à son frère. Le désordre est tel dans la famille qu’elle
est rapidement renvoyée.
La jeune fille se fait désormais appeler Jeanne Lange et devient demoiselle de magasin, ainsi qu’on
nommait alors les vendeuses. Elle entre chez les époux Labille, marchands de mode, propriétaires d’À la
toilette, rue Neuve-des-Petits-Champs, tout près de la place des Victoires. C’est le paradis des coquettes.
On y trouve toutes sortes de tissus, de dentelles, de broderies, de galons or et argent, de rubans et
colifichets.
Son patron a tout de suite repéré les formes parfaites de Mademoiselle Lange et lui demande de
porter les robes réalisées à l’atelier. La jeune fille est ravie. Elle qui a toujours passé des heures à
s’habiller et à se regarder devant la glace en essayant maintes moues gracieuses, la voilà à son affaire. La
boutique est un salon fleuri plein de miroirs où elle défile tel un mannequin devant les clientes nanties.
Tout Paris passe devant À la toilette et s’arrête pour regarder à travers la vitrine les jolies demoiselles
du magasin.
Le comte d’Espinchal, grand témoin et chroniqueur de l’époque, raconte que « Mademoiselle Lange
était d’une tournure tellement remarquable qu’elle était déjà connue par les grands amateurs de la
capitale. À cette époque, elle était si jolie et agréable que plusieurs peintres la recherchaient pour servir
de modèle. »
Plus tard, lorsqu’elle est devenue comtesse du Barry, le duc de Choiseul, son grand ennemi,
affirmera que c’est À la toilette qu’elle fut remarquée par la plus grande mère maquerelle de Paris. La
Gourdan, ancienne prostituée, avait pignon sur rue dans le quartier Montorgueil : elle recevait dans son
grand appartement les hommes les plus puissants de la ville et les grands seigneurs de la cour. Pour leur
offrir des morceaux de choix, elle était toujours à l’affût des plus belles filles de Paris. Elle se serait
ainsi rendue à la boutique de mode et, sous prétexte d’acheter quelque chiffon, aurait évalué la
« marchandise ». « J’y vis la créature la plus belle qu’il soit possible de voir. Cela pouvait avoir dix-huit
ans. C’était déjà fait à ravir. Je ne voulus pas manquer une pareille acquisition. »
La Gourdan aurait alors invité Jeanne à déjeuner chez elle, dans son appartement aux murs peints de
fresques érotiques. Puis, l’habile maquerelle aurait ouvert des placards pleins de toilettes somptueuses,
les lui faisant miroiter : « Prenant prétexte de lui faire essayer un déshabillé divin et tout neuf, je
m’emparai d’elle, je la mis nue comme un ver… Je vis un corps superbe, une gorge… Il m’en est, certes,
passé beaucoup entre les mains, mais jamais de cette élasticité, de cette forme, de cette position
admirable… une chute de reins !… des cuisses ! » D’après la Gourdan, ses arguments auraient convaincu
la jeune fille.
Peut-on vraiment croire à cette histoire ? Jeanne Bécu n’a jamais été fichée par la police, qui tenait
scrupuleusement ses registres, comme prostituée. Plus tard, la Gourdan dira qu’on lui a forcé la main
pour attester que la comtesse du Barry fut sa pensionnaire et qu’elle prenait six francs par passe. Choiseul
voulait se servir de ce témoignage pour la chasser de la cour.
Quoi qu’il en soit, à l’époque où elle est demoiselle de magasin, Jeanne n’a pas besoin
d’intermédiaire pour monnayer ses charmes. Les hommes se bousculent à sa porte et parmi eux, ceux qui
ont une fortune sont prêts à la déposer à ses pieds. D’ailleurs, dans les registres policiers, on trouve le
nom de Mademoiselle Vaubernier, le nom de son père que Jeanne utilisait parfois. Elle est fichée non pas
comme prostituée mais comme femme entretenue. On peut même lire dans le rapport de police la
concernant : « Une grisette1, jolie, friponne, éveillée et qui ne demandait pas mieux. » Parmi les heureux
élus, on recense un financier, un riche marchand de soieries et son nouveau patron, le successeur des
Labille.
Jeanne rencontre bientôt celui à qui elle doit le nom sous lequel la postérité la connaît, le comte
Jean du Barry. Issu de la petite noblesse du Languedoc, fils de militaire, inscrit au barreau de Toulouse
comme avocat, l’homme vit de ses rentes depuis son mariage et l’héritage de son parrain, qui lui a légué
un manoir à tourelles et quatre-vingts hectares de bonnes terres. Il mène la grande vie, organise des fêtes
somptueuses et dispendieuses. Il aime le jeu sous toutes ses formes. Il aime le bluff. Son physique est
ordinaire mais lorsqu’il s’anime, sa vivacité et son charme le rendent séduisant. C’est un beau parleur,
intelligent, ambitieux. Vivant au-dessus de ses moyens, ne pouvant plus assurer son train de vie, Jean du
Barry, alors âgé de quarante ans, laisse femme et enfant à Toulouse et monte à Paris avec l’intention de se
refaire.
Arrivé dans la capitale, il s’introduit aisément dans le milieu du jeu où l’on croise beaucoup de
libertins. Depuis la Régence, on les surnomme les « roués ». Intrigants, habiles, débauchés, frivoles et
amusants, ils sont proches du monde de la prostitution où ils puisent de quoi satisfaire leurs désirs. Dans
ce milieu corrompu, on trouve quelques grands noms comme Duras, La Trémoille et surtout Richelieu,
descendant du grand cardinal. Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, filleul
de Louis XIV et de la duchesse de Bourgogne, est célèbre pour ses débauches et ses duels. « Sa vie
entière fut un scandale, et il est resté le type le plus brillant de la dépravation de cette époque », écrit
Pierre Larousse, le père du dictionnaire.
Jean du Barry évolue comme un poisson dans l’eau dans ce cercle vicieux. Il se sert de ses
maîtresses comme de figures de proue, les prostituant volontiers à des hommes puissants pour se pousser
dans le monde. Il est réputé auprès des libertins pour présenter des filles particulièrement jolies. Ses
complicités dans le vice lui permettent d’étoffer constamment son carnet d’adresses. Bientôt, on ne le
surnomme plus que le Roué. L’un de ses meilleurs « clients » est le duc de Richelieu, toujours avide de
jeunes femmes.
Jeanne aurait pu rencontrer Jean du Barry dans un tripot, car elle est régulièrement invitée chez une
voisine de ses parents, Madame du Quesnoy, qui tient une maison de jeu et qui aime installer quelques
belles friponnes autour du tapis vert pour attirer les clients. Mais il semble que c’est chez ses parents
qu’elle le voit pour la première fois, présenté par son beau-père, Nicolas Rançon.
Elle le remarque à peine, mais lui a le coup de foudre pour cette petite merveille de dix-neuf
printemps. Il voit d’emblée le plaisir et les bénéfices qu’il peut en tirer. Du Barry propose au couple
Rançon de s’occuper de Jeanne, qu’il veut emmener avec lui. Après quelques discussions, les parents
acceptent de livrer leur fille contre une forte rétribution. Il n’est pas interdit de penser que Nicolas
Rançon, qui connaissait bien du Barry et ses mœurs, ne lui a présenté sa belle-fille qu’avec l’idée de
conclure ce genre de marché.
Jeanne Bécu est ainsi en quelque sorte prostituée par ses parents, qui savent très bien ce qui l’attend
et n’en conçoivent aucun scrupule. Il ne faut donc pas s’étonner si elle n’a jamais ressenti de culpabilité à
se vendre. Elle a été élevée comme cela ; chez elle, c’est la normalité. Avec Jean du Barry, elle entre
dans la catégorie des « femmes entretenues », le haut du panier de la prostitution, réservé aux hommes
fortunés. On y trouve beaucoup d’actrices mais tout joli minois, effronté et déluré, peut y prétendre.
Jeanne accepte la décision de ses parents et suit le Roué chez lui, rue d’Aboukir, où il l’installe
luxueusement. Bien sûr, il commence par la mettre dans son lit et elle l’accepte volontiers. Elle a le sexe
pragmatique. Du Barry est amoureux et il achève avec plaisir de parfaire l’éducation sexuelle de sa jeune
maîtresse, appelée à répondre aux demandes variées d’une clientèle exigeante. Elle accepte volontiers
son enseignement car elle aime la matière et s’y montre particulièrement douée.
Après un an d’exclusivité, le Roué décide de faire profiter ses « amis » de la bonne aubaine. Il est
temps que Jeanne lui rapporte de l’argent. Elle prend un nouveau nom, Beauvarnier, inspiré de celui de
son père, Vaubernier.
En décembre 1764, du Barry commence à la sortir dans le monde pour la montrer. Elle apparaît à
ses côtés dans sa loge de la Comédie-Italienne. L’inspecteur Marais, chargé de la surveillance des
bonnes mœurs, est présent ce soir-là dans la salle. Il écrit dans son rapport : « C’est une personne de
l’âge de dix-neuf ans, grande, bien faite, l’air noble et la plus jolie figure. Certainement il cherche à la
brocanter avantageusement… Mais il faut convenir qu’il est connaisseur et que sa marchandise est
toujours de débit. »
Le couple est très en vue. Du Barry reçoit beaucoup. Il donne des fêtes, des concerts, des soupers où
chacun peut admirer sa jeune maîtresse. Outre sa beauté naturelle, elle est très élégante. Jeanne a toujours
su se mettre en valeur. Le Roué ne lui refuse rien, sachant qu’elle lui restera fidèle tant qu’il
l’entretiendra fastueusement. C’est le cas dans le grand appartement de la rue Neuve-des-Petits-Champs,
où ils sont servis par de nombreux domestiques. À vingt-deux ans, Jeanne vit comme une femme du grand
monde.
Chez les Du Barry, on rencontre tous les couples adultères de Paris, des femmes entretenues qui
arborent de faux titres de comtesse auprès d’hommes qui ont laissé leur épouse et comtesse légitime à la
maison. Financiers, nobles libertins comme Richelieu et le prince de Ligne, écrivains sur le déclin
comme Crébillon fils et Collé, abbés venus s’encanailler… tout ce petit monde discute brillamment des
nouvelles idées de Diderot et de Voltaire.
Jeanne Bécu, très vive, apprend l’art de la conversation brillante et légère, saisissant vite les bons
mots qui fusent autour d’elle. Le duc de Richelieu est un habitué. Le soir, il lui baise la main devant tous,
mais dans la journée, privilège exceptionnel, elle se rend chez lui, au pavillon de Hanovre, pour des jeux
érotiques qui offrent au vieil homme une nouvelle jeunesse. En revanche, c’est chez elle qu’elle accepte
de recevoir les hommages du fils Richelieu, le duc de Fronsac ou du marquis de Villeroy, parfois l’un le
matin, l’autre l’après-midi. Son amant le plus prestigieux est sans doute Monsieur de Sainte-Foy, grand
financier, premier commis aux Affaires étrangères, un proche du duc de Choiseul.
De temps à autre, moyennant un fort supplément, du Barry la loue pour une journée entière au petit
vicomte de Sabran. Jeanne ne chôme pas, d’autant qu’elle couche aussi avec le Roué. On est très loin du
couvent de Sainte-Aure. Est-elle heureuse de cette vie ? Rien n’est moins sûr. Tous ceux qui l’ont connue
ont loué sa bonté, la douceur de son caractère et sa droiture, des qualités renforcées par son éducation. Il
est fort peu probable qu’elle ait rêvé cette existence de courtisane, même si, c’est vrai, elle aime vivre
dans le faste. C’est une âme corrompue par son entourage vénal. Sa beauté a toujours été une monnaie
d’échange. Elle a été élevée comme cela.
Quand elle sera devenue la favorite du roi de France, elle évitera tout contact avec du Barry.
Toutefois, elle ne le reniera pas, ne lui refusera pas une aide financière quand il sera dans le besoin. Mais
elle écrira à un ami commun, lui demandant de répéter ses paroles à Jean : « Je ne l’ai jamais aimé, et il
n’a jamais été que mon tyran. J’ai éprouvé ses caresses, sans lui en faire, et ses bienfaits, sans les désirer.
Sa violence, ses emportements, m’ont forcée à recevoir les unes et ne m’ont fait payer les autres que trop
cher. Je profite du premier moment où je puis m’expliquer librement pour lui apprendre que je le déteste,
et que c’est un monstre que j’ai en horreur. » Si l’on en croit cette lettre, Jeanne Bécu ne fut rien d’autre
qu’une esclave sexuelle, vendue par ses parents à un rapace sans foi ni loi. La vérité est sans doute plus
nuancée.
Mais revenons en 1766, quand le couple du Barry s’établit rue de la Jussienne, dans un bel hôtel
particulier. Le Roué a de nouvelles ambitions pour Jeanne. Il veut qu’elle devienne la maîtresse de
Louis XV. Ce n’est pas un rêve inaccessible. Le roi a une sexualité frénétique. Est-ce sa façon de lutter
contre ses tendances dépressives ? Depuis l’enfance, il a des accès de neurasthénie. Orphelin à deux ans,
roi à cinq, il a été élevé par des gouvernantes et des précepteurs. Longtemps de santé fragile, il est timide
et inquiet. On l’a marié d’office à une princesse polonaise quand il avait quinze ans. Le couple s’est aimé
et a fait dix enfants, un par an, au point que la reine, lasse d’être grosse, lui a fermé la porte de sa
chambre. Depuis, Louis XV enchaîne les maîtresses.
Il n’aime pas son métier de roi qui l’oblige à commander et prendre des décisions. Malgré sa
clairvoyance et sa lucidité, il faut l’aider à porter sa couronne, ce que fait très bien la Pompadour,
« l’amie nécessaire » qui lui tient presque lieu de Premier ministre. Il est pétri de religion, obsédé par la
mort et le Jugement dernier, tout en ayant grandi à l’ombre du régent qui a marqué l’histoire par ses
mœurs dépravées. Le lit n’est jamais loin de la croix. L’appel de la chair l’emporte toujours sur ses
remords. C’est dans les bras des femmes qu’il trouve la paix.
Elles les lui ouvrent facilement : Louis XV est un bel homme athlétique de près d’un mètre quatre-
vingts. Son éducation royale lui a donné un maintien parfait et il émane de sa personne une autorité
naturelle qui impressionne fortement. Casanova le décrit ainsi : « Louis XV avait la plus belle tête qu’il
soit possible de voir et il la portait avec autant de grâce que de majesté. Jamais habile peintre n’est
parvenu à rendre l’expression de cette magnifique tête quand le monarque la tournait avec bienveillance
pour regarder quelqu’un. Sa beauté et sa grâce forçaient l’amour de prime abord. »
Malgré toutes ses qualités, le roi n’est pas heureux. Blasé par les plaisirs de la cour, engoncé dans
une étiquette qui l’empêche d’être lui-même depuis l’enfance, las de vivre dans une atmosphère
obséquieuse, il s’ennuie. Un ennui profond qui le mine et dont il faut à tout moment le distraire pour
l’empêcher de sombrer dans la dépression. Cet ennui, il l’oublie avec les femmes. Il en consomme
énormément.
C’est la marquise de Pompadour, sa maîtresse pendant vingt ans, qui l’a entraîné dans cette spirale
érotique. Frigide, peu portée sur les plaisirs de la chair, mais très intelligente et ambitieuse, la
Pompadour a trouvé comment garder son emprise sur son amant : elle lui fournit toutes les jouvencelles
qu’il désire, à condition qu’elles n’aient aucune chance de la supplanter dans le cœur du roi. Elles
doivent de préférence être vierges, pour éviter les maladies vénériennes, et ne pas avoir trop
d’intelligence ni de caractère, afin de ne pas retenir son attention. La Pompadour, maquerelle royale, a
mis en place un réseau de rabatteurs qui cherchent dans toute la France la perle qui pourrait plaire à
Louis XV. Parmi eux, le valet de chambre du roi, Dominique Lebel, qui pousse la conscience
professionnelle jusqu’à « essayer » la plupart des jeunes filles avant de les donner au monarque.
La Pompadour peut aussi compter sur quelques grands seigneurs de la cour, des libertins comme le
maréchal de Richelieu et tous les courtisans qui poussent leur « championne » dans l’espoir d’en tirer
avantage. Car il ne s’agit pas seulement de passades : les élues sont installées au Parc-aux-Cerfs, une
résidence proche du château, aujourd’hui dans le quartier Saint-Louis de Versailles. Ce lieu, devenu
depuis celui de tous les fantasmes, est en quelque sorte le harem de Louis XV. Les jeunes filles, souvent
encore adolescentes, sont sélectionnées sur les critères physiques fournis par le roi. Ces « petites
maîtresses », comme on les appelle, peuvent rester des mois, voire des années au Parc-aux-Cerfs, jusqu’à
ce que le roi se lasse et les donne à marier. Toutes sont alors richement dotées, surtout si elles ont mis au
monde un bâtard royal. Huit bébés seraient nés au Parc-aux-Cerfs et si Louis XV n’en a reconnu aucun, il
a fait en sorte qu’ils ne manquent jamais de rien.
Avec toutes ces jeunes filles, le Parc-aux-Cerfs ressemble à un pensionnat d’un genre particulier.
Car en dehors des cours d’initiation et de perfectionnement sexuels, les « petites maîtresses » du roi
apprennent à lire, à écrire, à dessiner, à faire de la musique, tout en recevant une solide éducation
religieuse. La prière avant le coucher est obligatoire et le roi, qui vient régulièrement les voir,
s’agenouille souvent à leurs côtés pour partager la messe. Ensuite, il choisit l’une d’entre elles et
l’emmène faire l’amour dans sa chambre. À plus de cinquante ans, ses sens sont émoussés et sa puissance
reprend de sa vigueur auprès de ces très jeunes filles, parfois d’à peine quinze ans.
Ces mœurs dissolues sont conformes au grand libertinage de l’époque. Jamais la débauche et la
perversion n’ont paru si naturelles. L’assouvissement des désirs est une priorité, presque une
philosophie. On ne compte plus les couples illégitimes, l’adultère est admis tant que l’on respecte la
bienséance. À la cour, les dames rivalisent de séduction et se vantent de leurs bonnes aventures. Chacun
confie librement ses préférences et spécialités. Versailles est un immense lupanar. Le Parc-aux-Cerfs est
si bien connu que des pères de famille espérant se rapprocher du monarque intriguent afin que leur fille y
soit admise.
Le roi chasse parfois sur d’autres terres : il lui arrive d’être séduit par une femme de la cour. Dans
ce cas, la favorite est installée à part, dans un appartement ou un hôtel particulier.
La mort de la marquise de Pompadour en 1764, à l’âge de quarante-deux ans, n’a rien changé aux
habitudes du roi. Les rabatteurs alimentent toujours la couche royale. Jean du Barry n’a donc rien d’un
rêveur quand il envisage d’y placer sa belle Jeanne. Il sait que le roi aime les femmes de basse
extraction. La Pompadour était une bourgeoise, fille de financier, ce qui choquait déjà beaucoup, à la fois
la cour et le peuple, habitués à ce que les maîtresses royales soient issues de la grande aristocratie.
Depuis, Louis XV ne cesse de descendre de son piédestal. On dit qu’il a attrapé la chaude-pisse avec une
fille de rôtisseur ! Sa couche ne désemplit pas. Bourgeoises, grisettes, demi-mondaines s’y succèdent
dans une ronde lubrique qui lui tourne les sens.
Dix ans plus tôt, Jean du Barry a déjà tenté l’aventure, en essayant de pousser une certaine Dorothée
dans la couche royale. Il l’avait accompagnée à Compiègne, au souper du roi, où le public était admis. La
grande beauté de Dorothée n’avait échappé à personne et certainement pas au monarque. Louis XV lui
avait jeté son mouchoir, ce qui voulait dire qu’il l’avait distinguée et qu’elle lui plaisait. Il avait fait part
de son désir à son premier valet de chambre, le très puissant Lebel, qui s’était renseigné sur la personne
et avait prévenu Madame de Pompadour. Cette dernière avait demandé une enquête, qui concluait que la
belle était présentée par un fieffé coquin, Jean du Barry, réclamant, en échange de ses bons services,
d’être nommé ministre à Cologne. Pas question d’ouvrir la porte à un tel énergumène ! La Pompadour y
avait mis son veto. Lebel avait fait valoir au roi que la très belle Dorothée, intime d’un grand libertin,
pouvait être porteuse de maladies vénériennes. Cela avait suffi à étouffer les ardeurs de Louis XV. Jean
du Barry, démasqué par la Pompadour, ne pouvait pas revenir à la cour. Mais maintenant qu’elle est
morte, tous les espoirs sont permis avec Jeanne, la plus belle et la plus douée de ses maîtresses.
Il contacte directement le valet de chambre du roi pour la lui proposer. La réputation sulfureuse de
Jeanne Beauvarnier est connue du sieur Lebel et justement, pour cette raison, il refuse de la présenter au
roi. Du Barry demande alors à son ami, le duc de Richelieu, de l’appuyer. Le grand courtisan, d’abord
surpris, trouve l’idée bonne. Cela fait quatre ans que la Pompadour est morte et depuis, la place de
grande favorite est vacante.
Ce ne sont pas les prétendantes qui manquent ; la plus motivée est la puissante duchesse de Gramont,
la sœur du duc de Choiseul, qui la pousse vers le lit du roi comme on avance un pion sur l’échiquier.
Débauchée, elle a même été jusqu’à s’immiscer dans la couche royale sans y être invitée. Le roi a confié
ensuite qu’elle s’était donné beaucoup plus de mal qu’elle ne lui avait procuré de plaisir. Il n’aime pas
cette quadragénaire autoritaire, hautaine et méprisante. Elle est pourtant très appréciée à la cour comme
une femme intelligente et de caractère, réputée pour son humour et ses réparties cinglantes. Mais elle
n’est pas le genre de Louis XV.
Richelieu ne déteste pas l’idée de contrer le jeu du duc de Choiseul en avançant une pièce
maîtresse. Il convainc facilement Lebel que Jeanne est un morceau de choix. Il n’a qu’à l’essayer.
Alléché, le valet convoque la jeune femme à Versailles et la fait mettre nue. Elle baisse les yeux, ce qui
ajoute encore plus au trouble de Lebel déjà ému devant ce corps parfait, une poitrine superbe, des jambes
magnifiques et une peau à la fois ferme et douce. Il constate rapidement que cette beauté est rompue à tous
les exercices de l’amour et qu’elle y prend du plaisir, ce qui ne gâche rien. La belle connaît toutes les
pratiques érotiques. C’est un corps facile et merveilleux que Lebel est un instant tenté de garder pour lui.
Mais, fidélité oblige, il va la mettre dans le lit royal. Auparavant, la future comtesse du Barry doit subir
un examen gynécologique : des médecins royaux vérifient si elle n’est pas porteuse de maladie. Rassuré,
Dominique Lebel accepte de la présenter au roi.
Jean du Barry prépare Jeanne au rendez-vous. Il l’exhorte à se conduire au lit avec le roi comme ce
qu’elle est, une pute. Le Roué a convaincu Richelieu : « La petite est exercée depuis longtemps et c’est
ainsi qu’elle doit apparaître aux yeux du roi. Il est trop blasé, trop accoutumé au respect jusque dans les
bras de ses maîtresses. Jeanne ne pourra faire impression que si elle lui procure de rares sensations. »
Louis XV sera traité comme un roi. Jeanne le séduit dès qu’il la rencontre. Ce n’est pas seulement sa
beauté qui retient son attention – il a l’habitude des belles femmes –, c’est sa fraîcheur et sa liberté de
ton. Sous le respect dû au monarque, elle est franche et directe, et surtout très gaie. Louis XV la met tout
de suite dans son lit. Elle y fait des étincelles.
Très loin des petites pucelles du Parc-aux-Cerfs, Jeanne fait bénéficier Louis XV de tout son savoir-
faire. Elle prend les initiatives et les positions les plus érotiques. Pas un orifice où elle ne darde sa
langue pointue. Elle le fait hurler de plaisir et le travaille au corps jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Tout
cela avec beaucoup de joie et d’aisance.
Avec Jeanne, Louis XV découvre un plaisir physique comme il en avait peu connu. La Du Barry est
délurée et généreuse. Elle possède en outre une panoplie d’aphrodisiaques propres à rallumer les
flammes défaillantes. C’est une professionnelle qui ne se prend pas au sérieux et libère le roi de ses
angoisses de mâle fatigué. Elle lui redonne une nouvelle jeunesse. « C’est la seule femme de France qui
me fait oublier que je suis bientôt sexagénaire », dira le roi.
Quand il confiera ses étonnements devant certaines pratiques et la découverte de zones érogènes
inconnues, un grand seigneur s’esclaffera : « Cela se voit que vous n’allez pas au bordel, sire. » Grâce à
Jeanne, il va désormais au bordel tous les jours. Fini les étreintes furtives, elle lui fait connaître un
véritable épanouissement sexuel. Avec elle, l’amour est une fête.
Elle n’a pas seulement des talents pour la chose, elle en a aussi pour la vie au quotidien. Agréable,
sans complexe et sans affectation, Jeanne le délasse de l’étiquette de la cour. Elle s’adresse à lui d’égale
à égal. Avec elle, il se sent un homme presque comme les autres, un homme libre, ce dont il a toujours
rêvé. Jeanne a une qualité fort peu répandue à la cour de France : elle est simple. Ni servile, ni
obséquieuse, elle parle et se conduit simplement. Elle est intelligente et très instruite. Curieuse, elle aime
lire et a beaucoup appris en se frottant à tous les grands hommes qu’elle a rencontrés rue de la Jussienne.
Et puis elle est gaie, toujours alerte et joyeuse. Pleine de gentillesse, elle sait aussi se montrer douce et
câline. Elle le rassure, le divertit, l’écoute. Elle le console. Depuis que Jeanne du Barry est entrée dans
sa vie, le roi ne s’ennuie plus. Et bientôt il ne peut plus se passer d’elle. Richelieu félicite Jean du Barry :
« Un nouvel astre se lève à Versailles ! – Attendez, il faut d’abord qu’il se couche », répond le protecteur
de Jeanne.
Le roi veut installer sa favorite au château, mais le protocole l’interdit tant qu’elle n’a pas été
présentée à la cour. Pour cela, il lui faut un titre et des lettres de noblesse. Jean du Barry se charge de les
lui procurer. Il n’est pas marié avec Jeanne, ayant déjà pris femme en Languedoc. Qu’importe, on arrange
un mariage à la va-vite avec son frère Guillaume qui, contre monnaie trébuchante, s’éclipse
définitivement après la cérémonie. Jeanne Bécu devient officiellement comtesse du Barry. Jean,
désormais son beau-frère, gonfle sa généalogie de façon à la rendre irréprochable. Les services du roi la
valident sans être dupes. Il faut maintenant lui trouver une marraine, mais aucune dame de la cour
n’accepte de soutenir la « putain du roi ». On achète à prix d’or la vieille comtesse de Béarn, percluse de
dettes.
La présentation est un succès. Jeanne du Barry est aux anges. Mais le lendemain matin, quand elle se
rend à la chapelle royale et s’agenouille sur le prie-Dieu réservé à la favorite, elle est seule pour suivre
la messe. Personne à la cour n’a voulu prier en sa présence. La chapelle est vide. C’est une terrible
humiliation. Malgré la faveur royale, elle reste infréquentable pour une bonne partie des aristocrates qui
brocardent la « noblesse de la verge ».
Les grands de France ont du mal à s’incliner devant une jeunette dont le nom de famille valse à tout
propos, la fille d’une couturière et d’un moine. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Et peu
d’entre eux prennent le risque de déplaire au duc de Choiseul qui voue une véritable haine à la favorite.
Étienne François de Choiseul, ministre des Affaires étrangères puis de la Guerre, doit son ascension
à son talent et à la protection de Madame de Pompadour. Il est le principal ministre du roi. Esprit fin et
léger, courtisan dans l’âme, débauché comme tous les seigneurs de la cour, il est, à l’instar de sa sœur, la
duchesse de Gramont, plein de morgue et d’aplomb. Devoir frayer à égalité avec cette fille du peuple née
de père inconnu le révulse. L’honneur de la cour est en jeu, croit-il. Et puis il déteste naturellement tous
ceux qui peuvent lui faire de l’ombre auprès de Louis XV.
Une fois la favorite présentée, la seule arme qui lui reste contre elle est la calomnie. Il fait écrire et
circuler de nombreux pamphlets avec l’idée de salir Jeanne du Barry dans l’espoir qu’elle soit emportée
par un torrent de boue. Des pièces de théâtre se moquent de la Bourbonnaise, le surnom de Jeanne,
maîtresse d’un Bourbon. On chante dans Paris puis partout en France des refrains qui rappellent son
origine douteuse et sa jeunesse sulfureuse :

Le Roi s’écrie
L’ange, le beau talent
Le Roi s’écrie,
Encor aurais-je cru,
Faire un cocu.

Viens sur mon trône
Je veux te couronner
Je veux te couronner
Viens sur mon trône
Pour sceptre, prends mon V
Il vit, il vit !

Ou encore :

Combien d’heureux fit-elle dans ses bras !


Qui, dans Paris, ne connut ses appas ?
Du laquais au marquis chacun se souvient d’elle.

Et aussi :

France, tel est donc ton destin


D’être soumis à la femelle
Ton salut vint de la pucelle,
Tu périras par la catin.

L’Épître à Margot aura un franc succès :


Pourquoi craindrais-je de le dire
C’est Margot qui fixe mon goût
Oui, Margot, cela vous fait rire,
Que fait le nom, la chose est tout ?
Je sais que son humble naissance
N’offre pas à l’orgueil flatté
La chimérique jouissance
Dont s’enivre la vanité
[…]
Mais Margot a de si beaux yeux
Qu’un seul de ses regards vaut mieux
Que fortune, esprit et naissance.

Le duc de Choiseul n’est pas le seul à lui faire des misères : « Mesdames », les filles du roi, lui
battent froid. Sur les dix enfants royaux, cinq sont vivants, dont quatre filles. L’une d’entre elles entrera
bientôt au couvent dans le but avoué de racheter les péchés de son père, les trois autres vivent près de lui
dans une telle dévotion qu’aucun autre homme ne trouve grâce à leurs yeux. Ce sont de vieilles filles
bigotes et aigries qui supportent mal la sensualité triomphante de la favorite. Il en est de même pour la
jeune épouse du dauphin, le futur roi Louis XVI.
Marie-Antoinette est une jeune fille de quinze ans, tout juste arrivée de Vienne. Poussée par
Choiseul et Mesdames, elle refuse de saluer et d’adresser la parole à la maîtresse du roi. Il faudra
l’insistance de sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse, et de l’ambassadeur d’Autriche pour qu’elle
daigne, au détour d’un chemin où elles se croisent, gratifier la comtesse du Barry de cette phrase mi-figue
mi-raisin : « Il y a beaucoup de monde aujourd’hui à Versailles. » Jeanne aura l’intelligence de le
prendre comme une amabilité. Pourtant, Marie-Antoinette, qui mettra sept ans avant de consommer son
mariage avec Louis XVI, aurait eu beaucoup à gagner de l’expérience amoureuse de la Du Barry…
Pendant un an, la comtesse du Barry est humiliée quotidiennement. Elle fait face avec une dignité
exemplaire. Affichant toujours sa bonne humeur malgré les affronts qui se répètent, elle reste humble sans
jamais fanfaronner, ne cherche pas à s’imposer et ne provoque jamais la jalousie des autres femmes.
Dans toutes les cérémonies, elle se place au deuxième rang et évite les occasions de paraître. Elle fait
profil bas. Petit à petit, on commence à la trouver sympathique. Elle ne nuit à personne, n’est pas
intrigante et, plus rare, ne se venge pas des offenses qu’on lui inflige.
Le roi et ses appuis, dont Richelieu, font tout pour améliorer la situation. On achète l’amitié de la
maréchale de Mirepoix qui accepte de devenir dame de compagnie de la favorite. C’est une belle prise,
car elle est parente des Choiseul. Elle agit comme un aimant et attire d’autres dames de la cour.
Louis XV, qui ne supporte pas que l’on fasse souffrir sa jeune maîtresse, organise un dîner de
réconciliation. Il invite huit grandes dames à venir souper avec sa favorite et lui, ainsi que le duc de
Choiseul et quelques grands seigneurs. Au début de la soirée, chacun reste sur la défensive puis, petit à
petit, les amis de Choiseul rejoignent le camp plus joyeux de Jeanne. Elle s’amuse beaucoup et se montre
détendue, tandis que Choiseul boude dans son coin. 1-0 pour la Du Barry.
Mais le duc de Choiseul ne plie pas, attisant la colère du roi. Dès qu’il montrera des faiblesses dans
sa fonction de ministre, Louis XV lui refusera l’indulgence et lui demandera de quitter la cour. En
décembre 1770, c’est chose faite. La favorite a gagné le combat et l’on chante désormais dans les rues ce
nouveau refrain :

Vive le Roi ! Vive l’amour !


Que ce refrain soit nuit et jour
Ma devise la plus chérie !
En vain les serpents de l’envie
Sifflent autour de mes rideaux
L’amour lui-même assure mon repos
Et dans ses bras je la défie !

La comtesse du Barry triomphe. Elle est maintenant de toutes les fêtes. Et quand, un an et demi après
son arrivée à la cour, elle va prier à la chapelle royale, toutes les dames de la cour sont là. Cette fois la
chapelle est pleine. Jeanne du Barry règne sur le cœur du roi et sur la cour de France. Elle n’en abuse
pas.
Au contraire de la Pompadour, elle n’a aucune ambition politique, elle ne veut peser en rien sur les
affaires de la France. Elle n’intervient que pour empêcher des condamnations judiciaires qu’elle juge
trop cruelles. Par exemple, elle sauve une jeune accouchée condamnée à mort pour ne pas avoir déclaré
son enfant mort-né, un jeune soldat accusé d’avoir déserté alors qu’il voulait simplement revoir ses
parents… Sa clémence est saluée dans toutes les garnisons de France, elle devient une héroïne populaire.
Son humanité sied au roi. Elle est faite pour la vie et le bonheur.
L’amour que lui porte le monarque ne faiblit pas. D’ailleurs, ils seront toujours fidèles l’un à
l’autre. Ils mènent ensemble une vie douce. Ensemble ils vont à la chasse, la grande passion de Louis XV.
Ensemble ils écoutent de la musique et reçoivent leurs amis autour de repas somptueux. La Du Barry est
très gourmande et avide de nouveauté. On lui doit le potage qui porte son nom, velouté de chou-fleur
inventé par son cuisinier dévoué pour réjouir ses papilles. Il arrive même que Louis XV, toujours
désireux de quitter ses fonctions royales, se mette aux fourneaux.
Tous deux aiment lire, et la bibliothèque de Jeanne s’enrichit régulièrement des auteurs de l’époque.
Elle adore Voltaire, qu’elle aide généreusement et à qui elle a écrit des lettres admiratives et enjouées.
Elle les termine en lui envoyant deux baisers. Par retour du courrier, l’écrivain lui adresse ce célèbre
quatrain :

Quoi, deux baisers sur la fin de la vie !


Quel passeport vous daignez m’envoyer !
Deux, c’est trop d’un, adorable Égérie,
Je serai mort de plaisir au premier.

Évidemment, ils vivent dans un faste inouï. Louis XV a confié à Richelieu qu’il voulait être pour
Jeanne un « monarque de conte de fées ». Il ne lui refuse rien. Elle a un appartement ravissant où vient
souvent le roi, même à l’improviste. Il s’y sent si bien qu’il lui arrive même d’y convier ses ministres et
de traiter les affaires de l’État en présence de sa favorite.
Jeanne se lève tard, après neuf heures ; elle prend un bain d’eau tiède parfumée puis déguste son
café dans une grande tasse d’argent. Un tableau la représente avec son petit serviteur Zamor, un Indien à
la peau brune qu’elle s’amuse à habiller luxueusement avec des couleurs très vives. À genoux devant elle,
il lui présente une tasse sur un plateau d’argent, alors qu’elle est assise sur son lit en déshabillé de
dentelles.
Ensuite, c’est un ballet de couturières, de tailleurs, de vendeurs d’étoffes, de joailliers, de
parfumeurs et d’artisans qui ont tous besoin d’elle pour vivre. Elle ne les déçoit pas, dépense sans
compter, encourage tous les arts et artisanats. C’est à elle que l’on doit le style Louis XV. Elle dépensera
jusqu’à l’équivalent de trois millions d’euros par mois.
Elle paiera l’addition sous la Révolution. Marat écrira dans L’Ami du peuple, le 11 novembre 1790,
un article virulent dénonçant ses dépenses : « Ah ! si vous l’aviez vue, il y a vingt années, couverte de
diamants ; dame, il fallait la voir faire son embarras dans le château de Versailles, et donner par hottées à
ses voleurs de parents les louis d’or de la nation. »
Pourtant, si elle s’assure que sa famille vit dans de bonnes conditions matérielles, elle reste
raisonnable dans sa générosité. Quand Jean du Barry, l’entremetteur, vient lui demander une somme
énorme en échange des services rendus, le roi s’offusque et lui interdit de revenir à Versailles. Jeanne
n’aura pas été pour lui un investissement aussi rentable qu’il espérait.
Jamais une favorite n’a été aussi gâtée. Elle a une centaine de domestiques. Pour loger son monde,
elle achète une propriété à Versailles, avenue de Paris, et fait construire de nouvelles écuries par son
architecte préféré, Claude-Nicolas Ledoux, dont elle lance la carrière. Elle a des carrosses à ses armes,
un G venu du passé, du nom de son père, Gomard de Vaubernier. La livrée de ses cochers est bleue,
galonnée d’argent, les laquais sont en rouge et or. Tout cela a de l’allure.
Le roi lui offre aussi un petit pavillon à Louveciennes, entre Versailles et Paris, dans un parc où
coulent des cascades. Elle le meuble délicieusement et l’entoure d’un jardin plein de fleurs et de belles
pelouses. Elle fait venir Ledoux et une armée de peintres, tapissiers et sculpteurs pour le transformer en
une demeure digne d’un roi. C’est un paradis. Louis XV vient s’y reposer. Il a soixante-quatre ans et il se
sent fatigué. Jeanne pressent que son destin va s’assombrir.
Le 27 avril 1774, Louis XV se sent mal. Il est pris d’une forte fièvre. On lui fait une saignée, puis
une seconde. Trois, ce ne serait pas prudent. Son état s’aggrave. Bientôt, il délire et son corps se couvre
de boutons. Les médecins reconnaissent la petite vérole. Ses proches, ses filles et Jeanne bien sûr sont à
son chevet. Louis XV connaît des accalmies et sourit à sa maîtresse. Elle lui caresse le front, prenant le
risque d’être contaminée. Dans les couloirs de Versailles, la cour se presse et chuchote sur sa mort
prochaine. Une de ses filles exige déjà le renvoi de la Du Barry. La comtesse s’accroche à la main du roi.
Les boutons se sont transformés en pustules qui ont éclaté et pourrissent, dégageant maintenant l’odeur
épouvantable des chairs en décomposition. C’est intenable.
Dans l’après-midi du 4 mai, Louis XV, sentant sa mort prochaine, demande à sa favorite de quitter
Versailles et de se retirer à Rueil, chez un de leurs amis communs. Il espère la protéger de la meute qui, il
le sait, va se déchaîner contre elle quand il sera parti. Car même si la Du Barry est admise et souvent
appréciée, elle n’est pas des leurs. Jeanne obéit et quitte son amant en sanglotant. Le lendemain, il va
mieux et demande à la voir. Quand on lui dit qu’elle a déjà quitté le palais, il fond en larmes. Leur amour
aura duré six ans. Louis XV meurt le 10 mai 1774. Loin d’être un drame, sa mort est fêtée par le peuple
qui chante dans les rues ce cynique refrain :

La vérole, par un bienfait,


A mis enfin Louis en terre.
En dix jours, la petite a fait
Ce qu’en vingt ans la grande n’a pas pu faire.

Son manque de fermeté politique et sa vie dissolue étaient venus à bout de sa popularité première.
Louis le bien-aimé, comme on le surnommait au début de son règne, était devenu Louis le bien-haï. Le
soir même de ses obsèques, un ordre de Louis XVI, inspiré par Marie-Antoinette et ses tantes, oblige la
comtesse du Barry à se retirer en l’abbaye de Pont-aux-Dames. Elle est considérée comme prisonnière
d’État. Ses biens sont confisqués. Elle va y rester un an, faisant le bonheur des sœurs qu’elle comble de
cadeaux.
À l’issue de cette année, le roi Louis XVI apprécie son obéissance. Voyant qu’elle ne conduit
aucune intrigue pour nuire à la couronne, il lui permet d’adoucir sa vie monacale en faisant venir les
meubles et objets qu’elle désire, ainsi que ses animaux. Jeanne aménage luxueusement sa « prison » et
reçoit ses fidèles, comme le prince de Ligne qui vient souvent la voir et dans les bras de qui elle oublie
ses malheurs. Elle reste faite pour le bonheur et sait le débusquer et le prodiguer partout.
Encore un an de pénitence et Louis XVI lève la sanction : il lui accorde sa liberté. Dans peu de
temps, il lui rendra tous ses biens. La comtesse du Barry filera aussitôt s’installer à Louveciennes, où elle
a vécu son plus grand bonheur. Les presque vingt ans qui suivent sont très heureux. Jeanne connaît à
nouveau l’amour avec le duc de Cossé-Brissac, amoureux richissime qui la comble de bienfaits. Elle
mène une vie paisible, tournée vers les arts et l’artisanat. Elle devient d’ailleurs l’amie de la peintre de
salon Élisabeth Vigée Le Brun, qui fera d’elle trois beaux portraits. Sa vie reste très mondaine, elle reçoit
et elle est invitée par ses amis aristocrates, dont Richelieu, qui continuent d’apprécier sa simplicité et sa
curiosité. Elle reverra même le duc de Choiseul, avec qui elle établira des relations apaisées.
Malheureusement, elle sera rattrapée par la Révolution. C’est d’abord Cossé-Brissac qui en sera
victime. Nommé chef de la garde constitutionnelle de Louis XVI, il est inculpé de trahison après
l’arrestation du roi à Varennes. En septembre 1792, quand la plupart des prisonniers sont massacrés par
des foules en furie, il est égorgé par des révolutionnaires alors qu’il est ramené à Paris. Sa tête est
coupée et ses assassins vont à Louveciennes la jeter aux pieds de la Du Barry qui hurle de douleur. On
chante maintenant :

Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon.

La tragique mécanique de la Terreur est en marche et va l’entraîner dans ses rouages. Par un
concours de circonstances, la comtesse est amenée à se rendre plusieurs fois à Londres. C’est là qu’elle
apprend la mort du roi, le 21 janvier 1793. Alors que tous les émigrés lui conseillent de rester en
Angleterre, elle rentre en France. Elle ne peut abandonner tous ses biens et elle est certaine de ne rien
avoir à se reprocher.
C’est oublier l’arbitraire au pouvoir ! Un dénommé George Greive, d’origine anglaise, a décidé sa
perte. Il veut la tête de la très riche favorite de Louis XV. Il s’est installé à Louveciennes, où il excite la
population contre la « putain royale » avec la complicité de deux serviteurs de la comtesse, dont l’ancien
petit page Zamor, prêt à se venger d’avoir été traité comme un jouet par la comtesse et ses amis de la
cour pendant ses jeunes années. Ils l’accusent d’avoir voulu émigrer en Angleterre et d’être une ennemie
de la Révolution.
Malgré une pétition en sa faveur signée par de nombreux habitants de Louveciennes, elle est arrêtée
et emprisonnée le 22 septembre 1793. Le 7 décembre de la même année, elle est condamnée à mort après
un procès expéditif comme il y en avait alors des dizaines chaque jour, par le très sévère accusateur
public du tribunal révolutionnaire Fouquier-Tinville, ravi d’avoir devant lui la « putain du roi ».
Assommée, comprenant mal ce qui se passe, Jeanne du Barry tente de sauver sa tête. Elle promet de
donner tous ses biens en échange de sa vie. On la laisse établir une liste précise de ses objets de valeurs
et de leur emplacement, lui laissant espérer qu’un tel marché est possible.
Quand, le 8 décembre, on vient la chercher dans sa cellule, elle pense qu’elle va recouvrer sa
liberté. Mais elle est jetée sans ménagement dans une charrette avec d’autres condamnés, un homme et ses
deux fils, des banquiers. Elle comprend qu’on lui a menti et cette prise de conscience la déchire. Elle n’a
pas eu le temps de se préparer à mourir. Elle qui a toujours affronté le danger avec courage est au comble
du désespoir. Elle reste assise dans la charrette, tétanisée par la peur et la morsure de l’hiver. Quand le
bourreau la fait monter sur l’échafaud, elle sort de sa torpeur et hurle à la mort. Tentant de s’échapper,
elle répète : « Monsieur le bourreau, ne me tuez pas ! Monsieur le bourreau, ne me faites pas de mal !
Attendez encore, monsieur le bourreau ! » Son cri résonne longtemps dans la nuit révolutionnaire et sa
supplique est entrée dans l’histoire.

1. Terme désignant alors les jeunes ouvrières de la mode aux mœurs très légères, s’adonnant occasionnellement à la prostitution.
Joséphine de Beauharnais
L’incomparable

Ce mercredi 9 mars 1796, Napoléon Bonaparte est en retard. Il est retenu à l’état-major par les
préparatifs de la campagne d’Italie qui va débuter dans deux jours. Il s’attarde à étudier les cartes du
Piémont. Et puis soudain, il se souvient qu’il doit se marier. Il arrive en trombe à dix heures du soir à
l’hôtel de Mondragon, la mairie du IIe arrondissement de Paris. En tenue militaire, il monte quatre à
quatre l’escalier qui mène au petit salon doré éclairé aux chandelles où doit se tenir la cérémonie. Il y
retrouve Joséphine, délicieusement vêtue d’une robe de mousseline et coiffée d’une couronne de fleurs,
ainsi que leurs quatre témoins.
« Mariez-nous vite ! » ordonne-t-il à l’officier d’état civil. L’acte de mariage est lu, les
consentements et les anneaux sont rapidement échangés. Les deux époux apposent leur signature. Six ans
les séparent mais sur leurs actes de naissance, Joséphine s’est rajeunie de quatre ans et Napoléon vieilli
de deux. Le soir de leur union, ils ont donc le même âge : vingt-huit ans.
Il l’aime déjà éperdument. Elle, pas encore. Mais ce mariage célébré à la hussarde va se révéler
très heureux. Et ce soir, plus qu’un couple, c’est un bel équipage qui s’est formé. Ils iront loin. À
l’intérieur des alliances, Napoléon Bonaparte a fait graver : « Au destin ». Celui qui les attend est
immense.
Ils se sont rencontrés quatre mois plus tôt chez Thérésa Tallien, qui tient un salon où se croise tout
ce qui compte à Paris. Paul Barras, l’homme fort du Directoire, a introduit Napoléon Bonaparte dans
cette haute société faite de jolies femmes et d’hommes puissants. Il l’a repéré lors du siège de Toulon où
le jeune caporal a montré des qualités militaires et une force de caractère hors du commun. Il l’a nommé à
la tête des opérations contre l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV (le 5 octobre 1795), où il
s’est brillamment illustré, devenant du jour au lendemain connu de tout Paris comme le « général
Vendémiaire ».
Bonaparte a vingt-six ans. Issu de la petite noblesse corse, il a mené jusque-là une vie de garnison.
Dans son costume militaire fatigué, très maigre, il tranche avec la compagnie élégante et repue de
Madame Tallien. Mais il croit en son étoile et son regard d’une intensité peu commune lui vaut tous les
laissez-passer. Il n’a peur de rien ni de personne. D’ailleurs, il a très vite jeté son dévolu sur Thérésa
Tallien, la plus belle femme de Paris.
Elle est l’épouse de Tallien, bientôt elle sera la maîtresse de Barras. Thérésa aime l’amour, les
hommes et le pouvoir. Elle a décidé une fois pour toutes de prendre un raccourci et de n’aimer que des
hommes de pouvoir. Mais face au jeune Bonaparte décharné, elle manque de flair. Quand il lui fait la
cour, elle l’éconduit. Dans un éclat de rire, elle lui dit qu’elle a bien mieux que lui à se mettre sous la
dent. En revanche, elle pense tout de suite qu’il pourrait être une bonne occasion pour sa grande amie, la
vicomtesse Joséphine de Beauharnais.
Les deux femmes se sont connues sous la Terreur, à la prison des Carmes, où elles sont passées à
deux doigts de l’échafaud. Joséphine a eu beaucoup de chance. Le jour où son nom est apparu sur la liste
des condamnés à la guillotine, elle était malade et alitée. Elle doit son salut à un médecin qui a convaincu
les bourreaux qu’elle était mourante et que lui trancher la tête était superflu. Thérésa, elle, était
condamnée à brève échéance quand elle a fait parvenir ce mot à son amant Tallien : « Je meurs
d’appartenir à un lâche. » Entre la tête de sa maîtresse adorée et celle de Robespierre, Tallien n’a plus
hésité. Cet ex-dantoniste n’attendait que cet aiguillon pour prendre la tête d’une coalition contre le tyran
sanguinaire. Robespierre est arrêté le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) et guillotiné le lendemain. C’est
la fin de la Terreur, on range l’échafaud et on ouvre les prisons.
Thérésa Cabarrus est depuis lors surnommée Notre-Dame de Thermidor. Depuis qu’elle a épousé
Tallien, c’est la reine de Paris. Elle entraîne Joséphine de Beauharnais dans son sillage. Joséphine et
Thérésa sont des survivantes. Durant les trois mois qu’elles ont passés à la prison des Carmes, elles ont
éprouvé tous les jours l’angoisse de la mort et sont bien décidées à profiter de cette vie que la
Providence leur a laissée.
Napoléon Bonaparte, qui a croisé Joséphine dans les soirées, a l’occasion de la rencontrer seul à
seule. En effet, Barras l’a chargé d’organiser le désarmement des Parisiens. Désormais, les citoyens n’ont
plus le droit de posséder une arme. Eugène de Beauharnais, le fils de Joséphine, âgé de quatorze ans,
vient voir Napoléon pour lui demander la permission de garder le sabre de son défunt père, Alexandre de
Beauharnais, président de la Constituante, général en chef de l’armée du Rhin, guillotiné sous la Terreur.
Il plaide sa cause avec une telle noblesse que Bonaparte en est ému. Eugène peut garder son sabre et
Joséphine envoie un mot de gratitude au général, l’invitant à venir chez elle.
Et il vient. Joséphine voit arriver un jeune homme très maigre, le visage beau mais fort pâle, coiffé à
la mode d’alors, en oreilles de chien, c’est-à-dire les cheveux tombant sur les côtés jusqu’aux épaules,
vêtu d’une redingote râpée et de grandes bottes. Une petite fille de son entourage l’a surnommé le Chat
botté. C’est bien vu.
Joséphine, qui est la féminité incarnée dans toute sa splendeur, son élégance et ses artifices, est loin
d’être éblouie. Comme Napoléon, elle a grandi sur une île, en Martinique, où les corps sont plus libres
qu’en métropole. Enfant, elle jouait souvent nue dans les cours d’eau. Elle continue de prendre grand soin
de son corps. Il est long, mince et souple, dénué de corset et vêtu de mousseline transparente qui le laisse
deviner avec ravissement.
Joséphine a une peau superbe, plutôt brune et parfumée. Son visage toujours fardé est joli, bordé de
cheveux châtains, animé par de beaux yeux marron aux très longs cils, avec un petit nez relevé qui lui
donne du piquant. Elle cache ses dents gâtées derrière un éternel demi-sourire en accord avec la douceur
de son regard.
Joséphine est réputée pour sa coquetterie mais aussi sa façon de se mouvoir, particulièrement
gracieuse. Sa voix est envoûtante, ravissante à entendre. Tout en elle semble tendre. En fait, Joséphine a
ce qu’on appelle aujourd’hui un charme fou. Nonchalante comme savent l’être les Créoles, alanguie,
d’une politesse et de manières exquises, elle n’est que douceur, volupté et raffinement.
Napoléon est très séduit, par elle et le monde qu’elle représente encore, l’aristocratie avec son art
de vivre éclatant. Pour sa part, elle n’est pas emballée par ce jeune homme, prometteur certes, mais
encore en devenir : il n’arrive pas à la cheville de Paul Barras, dont elle est amoureuse.
Elle a rencontré le chef du Directoire chez ses amis Tallien. Cet ex-vicomte est devenu l’homme fort
du moment, autour duquel s’agrège tout ce qui compte ou veut compter sur la scène politique. Sa
réputation est sulfureuse, on le surnomme le Roi de Paris et des pourris. Bel homme, grand brun aux yeux
clairs, il accorde largement ses faveurs aux femmes et de temps en temps aux hommes, n’hésitant pas à
avoir plusieurs liaisons en même temps. C’est un libertin comme on en rencontre beaucoup à l’époque. Il
aime vivre fastueusement et tout ce qu’il y a de puissant, d’amusant et de dépravé à Paris fait partie de sa
bande.
Joséphine et sa sensualité évidente lui ont tapé dans l’œil. Elle s’est laissé faire avec d’autant plus
d’entrain qu’elle a besoin de se sentir protégée et qu’il lui apporte une sécurité aussi bien morale que
financière. Joséphine s’accroche, elle se verrait bien en Madame Paul Barras. Lui n’a pas le moins du
monde l’intention de se marier. D’ailleurs, il se rapproche de plus en plus de la belle Thérésa Tallien et
son petit oiseau des îles commence à le lasser. Aussi n’est-ce pas sans arrière-pensée qu’il encourage la
passion naissante de Napoléon pour Joséphine.
Napoléon voudrait se marier. Il a besoin d’appui et d’entregent. Pourquoi pas avec Joséphine de
Beauharnais ? C’est une grande mondaine qui connaît tout le monde, souvent de très près. En plus, il est
persuadé qu’elle tire des revenus importants de la sucrière de ses parents, en Martinique. Il se rendra vite
compte de son erreur mais tant pis, elle est tellement charmante ! Lui-même n’est pas un très bon parti. Il
n’est riche que d’avenir. Il est sûr qu’un grand destin l’attend et qu’il sera au rendez-vous, surtout si
Joséphine est à ses côtés.
Il confie ses projets matrimoniaux à Barras qui l’encourage : « Pourquoi pas ? Tu es isolé, tu ne
tiens à rien… Un homme marié se trouve placé dans la société, il offre un peu plus de surface et de
résistance à ses ennemis. » De son côté, Thérésa Tallien pousse son amie à accepter ce mariage pour
« faire une fin », comme on dit alors. Joséphine a dépassé la trentaine et elle sait que le pouvoir de sa
beauté et de son charme ne peut aller qu’en déclinant. Il est bon qu’elle s’établisse avec un homme qui la
prend comme elle est, veuve, mère, expérimentée des usages du monde. Un homme à qui elle offrirait une
riche vie mondaine et qui pourrait l’entretenir. Elle a besoin de se poser, lui a besoin de ses appuis. Pour
mieux la convaincre, Barras nomme Napoléon général en chef de l’armée d’Italie. Ce sera sa dot.
Un témoin de l’époque, le baron François-Auguste Fauveau de Frénilly, résume ainsi l’union de
Joséphine et de Napoléon : « C’est le mariage de la faim et de la soif ! » Les deux seront rassasiés, plus
que de raison. Bien avant la cérémonie, elle lui ouvre son lit. Et ce n’est pas rien.
Jusqu’à sa rencontre avec Joséphine, Napoléon n’a connu qu’une vie de garnison et des filles à
soldats. On lui attribue « une aventure sans lendemain avec la femme d’un conventionnel aux armées, une
idylle avortée avec la fille d’un négociant de Nice, des fiançailles sans conclusion avec Désirée Clary ».
Rien de bien consistant.
Joséphine, elle, est une vraie femme. Et avec Joséphine, l’amour est une révélation. Plus âgée que
Napoléon, elle est plus expérimentée. Elle a roulé sa bosse dans tous les lits de la capitale et en a retenu
le meilleur. La première fois qu’ils ont couché ensemble, Napoléon a voulu, comme à son habitude, aller
vite, à la hussarde. Joséphine l’a retenu et a mené la suite des opérations, faisant maints détours délicieux
avant d’arriver au but. Napoléon n’avait jamais connu ça. « Mais où as-tu appris tous ces raffinements ?
a-t-il demandé. – C’est toi qui m’inspires », a-t-elle répondu, fine mouche. Elle va l’initier aux joies du
sexe.
Elle-même a été « éduquée » par des amants qui étaient souvent des libertins très expérimentés.
Joséphine a toujours beaucoup aimé faire l’amour et elle ne s’en est pas privée. Napoléon le laisse
entendre dans les nombreuses lettres enfiévrées qu’il lui écrira. « Près de toi, on regrette qu’il ne soit
toujours nuit », écrit-il joliment, puis, pressant, il lui envoie « un baiser plus bas que le sein… Tu sais
bien que je n’oublie pas les petites visites, tu sais bien, la petite forêt noire. Je lui donne mille baisers et
j’attends le moment d’y être. » Il la nomme l’Incomparable.
Joséphine est experte et sensuelle. Le lit est le champ de bataille où elle remporte toutes les
victoires. Et c’est bien le seul lieu où Napoléon aime perdre. Il est vrai qu’il n’y excelle pas. Il est plus
doué pour la guerre que pour l’amour.
Il tombe amoureux de Joséphine, follement. Elle est son premier grand amour. Avant lui, on
l’appelait Rose, mais, considérant que trop de lèvres masculines ont prononcé ce prénom, il l’a
rebaptisée Joséphine. Elle est sa Joséphine. Sa passion ne l’empêche pas de partir deux jours après leurs
noces pour la campagne d’Italie, la laissant seule à Paris. Mais Joséphine ne reste jamais seule très
longtemps. Elle a besoin d’aimer et de s’amuser.
Ce tempérament joueur et sensuel, elle le tient de son père, Joseph-Gaspard de Tascher de la
Pagerie, qui préférait occuper ses journées à jouer et affronter les gentilshommes de la Martinique en
duel plutôt que de gérer ses affaires. C’est sa femme, née Rose Claire des Vergers de Sannois, qui
s’occupe de la sucrière et dirige les trois cents esclaves de la plantation.
Napoléon et Joséphine ont tous les deux un père charmant et léger et une mère forte. Rose Claire est
une maîtresse femme, mais c’est aussi une femme de cœur, réputée pour sa fermeté, sa simplicité et son
courage. C’est d’elle que Joséphine tient sa capacité à rester elle-même quelles que soient les
circonstances. D’elle et de son passage chez les Dames de la Providence à Fort-Royal. Dans l’esprit de
Saint-Cyr, l’éducation veut y former le cœur, l’esprit et le corps. On y apprend à écrire, lire et compter,
la religion, le dessin et les travaux d’aiguille, mais aussi la danse et les usages du monde. On y apprend à
savoir se tenir en toutes circonstances et quelle que soit la situation. Cela donne des jeunes femmes à la
fois souples et très vertébrées, ce qui est la marque de fabrique de Joséphine.
Après cette belle enfance, à la fois structurante et chaleureuse, Joséphine a seize ans quand elle
quitte son île et sa famille. Elle a été promise au fils du marquis de Beauharnais, l’ancien gouverneur de
l’île. Un bon parti : bonne lignée et belle fortune. Alexandre de Beauharnais vient l’attendre au port de
Brest où elle accoste en août 1779. Voici comment il décrit sa promise à son père : « Elle vous paraîtra
peut-être moins jolie que vous ne l’attendez, mais je crois pouvoir affirmer que l’honnêteté et la douceur
de son caractère surpasseront tout ce qu’on a pu vous en dire. »
Joséphine, elle, est conquise au premier regard. À peine plus âgé qu’elle, Alexandre est superbe et
brillant. Passé le temps de la passion, elle le trouvera pourtant un peu verbeux et emphatique, superficiel
et léger, comme l’était son propre père. Le mariage est célébré le 13 décembre 1779 et Joséphine devient
vicomtesse de Beauharnais.
Le couple s’installe à Paris, dans l’hôtel familial qui se situe dans l’actuelle rue Réaumur, à deux
pas de la rue Saint-Denis, non loin du Rocher de Cancale, un restaurant très prisé des romantiques. Elle
est très bien accueillie par sa belle-famille, d’autant mieux que le père d’Alexandre est très amoureux de
Désirée de Renaudin, la tante de Joséphine, qui partage sa vie et fera toujours tout ce qui est en son
pouvoir pour assurer le bonheur de sa nièce.
C’est un milieu aristocratique brillant et éclairé. Alexandre, très idéaliste, est empreint de l’esprit
des Lumières. Séduit par Rousseau, qui a mis à la mode la sensibilité et l’expression des émotions, il
s’enflamme rapidement. Il aime tendrement sa jeune femme, mais il la trouve mal dégrossie. Il aimerait
que son épouse ait plus d’esprit et il l’encourage à se délier et à parfaire sa culture.
En attendant, il la laisse à la maison et va dans le monde conquérir d’autres cœurs. Il aime danser et
faire l’amour. Les partenaires ne manquent pas et Joséphine, très amoureuse de son mari, en souffre
cruellement. Il lui reproche alors sa jalousie. Il va, il vient, deux enfants sont conçus lors de leurs
retrouvailles, Eugène et Hortense. Alexandre n’est pas là à la naissance de sa fille. Il est parti se battre en
Martinique. Sur le bateau, il a retrouvé une ancienne conquête, Madame de Longpré, née Laure de
Girardin, avec qui il a eu, par distraction, un enfant, un garçon officiellement reconnu et élevé par son
mari officiel. Devenue veuve, la dame est ravie de lui remettre la main dessus. Elle le convainc que sa
fille Hortense, née un peu avant terme, n’est pas de lui. Alexandre écrit alors une longue lettre à son
épouse délaissée. Il l’accuse sans vergogne de l’avoir trompé et la répudie.
Joséphine est anéantie par une telle injustice et une telle preuve de désamour. Heureusement, elle est
soutenue par sa famille et sa belle-famille ainsi que par toute la bonne société qui, connaissant son
honnêteté, est scandalisée par le comportement odieux d’Alexandre. Plus tard, il se rapprochera
d’Hortense, se montrant un père affectueux. Mais son mariage n’y survivra pas. Le couple se sépare
officiellement en mars 1785. La fillette reste avec sa mère, qui la place assez vite en nourrice, et Eugène
ira vivre avec son père dès qu’il aura cinq ans.
Joséphine a vingt ans. Elle se retrouve séparée d’un mari pas drôle, mère de deux enfants, nantie
financièrement, aimée et soutenue par ses parents et beaux-parents et avec une réputation intacte dans le
monde. Elle a perdu ses illusions de jeune fille mais gagné ses galons de femme. Tout va bien.
Trop jeune pour vivre seule, elle emménage à Fontainebleau avec ses beaux-parents. Une société
aristocratique brillante et festive débarque à l’occasion de chaque grande chasse royale, et plus
longuement dès que les beaux jours arrivent. La jeune vicomtesse y mène une vie mondaine et s’y fait des
relations pour la vie, même si une bonne partie de ces hautes figures aristocratiques seront balayées par
la révolution qui arrive à grands pas.
Joséphine de Beauharnais n’est pas en France quand la Révolution française éclate. Durant l’été
1788, elle est retournée voir sa famille en Martinique. Là-bas, les événements paraissent bien loin et
n’empêchent pas la bonne société de vivre ni de s’amuser. Mais les idées révolutionnaires finissent par
atteindre l’île. Les planteurs blancs de Fort-Royal, dits les « grands blancs » ou les « békés », partisans
du roi, s’opposent aux commerçants, les « petits blancs », alliés aux esclaves de Saint-Pierre et gagnés
aux idées révolutionnaires. Le climat devient suffisamment dangereux pour que Joséphine choisisse de
rentrer en France.
Là, elle apprend que son ex-mari, Alexandre de Beauharnais, artisan noble de la Révolution, est
devenu une figure politique de premier plan et un orateur reconnu de l’Assemblée constituante.
Malheureusement, le vent révolutionnaire tourne et Alexandre est victime de la Terreur. Devenu chef
d’état-major à l’armée du Rhin pendant la guerre contre l’Autriche, il est accusé d’être responsable de la
défaite de Mayence et traître à la République. Le 11 mars 1794, il est arrêté et incarcéré à la prison des
Carmes, un ancien couvent situé dans l’actuelle rue de Vaugirard.
Depuis qu’elle est revenue, Joséphine a établi avec lui des relations sereines, voire amicales. Elle
multiplie les démarches et les suppliques pour le faire libérer. En vain. Elle est à son tour arrêtée un mois
après lui, le 21 avril 1794, arrachée à sa vie familiale de la rue Saint-Dominique. Ses enfants dorment
encore, elle les laisse à une gouvernante.
Il faut imaginer ce que représente la prison des Carmes à cette époque. C’est tout simplement la
dernière étape avant l’échafaud. Il y a là la fine fleur de l’aristocratie et des révolutionnaires de la
première et plus belle heure qui, pour une raison souvent arbitraire, sont désormais considérés comme
ennemis du peuple. Tous les jours, à heure fixe, un représentant du Comité de sûreté générale vient lire la
liste de ceux qui doivent comparaître devant le tribunal révolutionnaire, autant dire la liste des
condamnés à l’échafaud. Tous les jours, les prisonniers des Carmes s’attendent à être appelés. La peur de
la mort est permanente. Ceux qui sont nommés savent ce qui les attend. Malgré cette horreur, ils partent la
tête haute, avec noblesse et dignité. Ces aristocrates n’ont pas seulement un grand savoir-vivre, ils savent
aussi mourir.
Mais entre chaque appel, il est encore temps de vivre. Aux Carmes, les cellules restent ouvertes et
on communique les uns avec les autres. Hommes et femmes ne sont pas séparés et beaucoup profitent du
temps qu’il leur reste pour faire l’amour encore et encore. La prison des Carmes est un endroit unique où
on se prépare à mourir en vivant le plus intensément possible. Après tout, il n’y a pas que sous la
guillotine que l’on peut perdre la tête. Joséphine et Alexandre ne dérogent pas à la règle. Ils tombent tous
les deux amoureux. Lui, de la très belle Delphine de Custine, dont le mari a été guillotiné six mois plus
tôt ; elle, du très charmant général Hoche.
Il est marié, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. À l’époque, le mariage est une alliance entre
deux familles destinée à garantir une position économique et sociale. Il est fort courant qu’on aime
ailleurs, voire que l’on s’installe avec quelqu’un d’autre dans ce que l’on appelle alors une « douce
habitude honorable ». Qu’importe, du moment que les apparences sont sauves et que l’on sait tenir son
rang.
Lazare Hoche est aux Carmes depuis dix jours quand ils se rencontrent et se plaisent. Ce bel homme
de vingt-six ans s’est couvert de gloire sur les champs de bataille, avant que Robespierre, dans sa toute-
puissance délirante, le désigne comme comploteur. C’est un grand blond bien bâti, très élégant. Son front
est marqué d’une balafre, souvenir d’un duel au sabre. Le général Hoche a tout pour plaire, et il plaît à la
plupart des dames présentes, mais c’est Joséphine qui décroche ce joli lot. Certes, elle est à croquer,
mais ce qui la rend irrésistible, c’est sa douceur et son besoin évident d’être protégée et soutenue par une
épaule masculine. Elle ressemble à un oiseau des îles tombé du nid. Ensemble, ils vont vivre un bel
amour réciproque et sensuel.
Malheureusement, les temps ne leur sont pas propices. Le 16 mai, Lazare Hoche figure sur la
sinistre liste des appelés. Les adieux sont déchirants. Comme les autres, Hoche part dignement. Il n’en est
pas de même pour Joséphine, qui s’effondre en larmes. Elle trouvera un peu de consolation dans les bras
d’un autre général, Santerre, mais le cœur n’y est pas. Ces jours sombres deviennent noirs le 22 juillet
quand Alexandre de Beauharnais, le père de ses enfants, est appelé devant le tribunal révolutionnaire. Il
sera guillotiné le lendemain. Il avait trente-quatre ans.
Cinq jours après, c’est au tour de Robespierre de monter à l’échafaud. Les portes des prisons
s’ouvrent en même temps que celles de la mort se referment. Cette horrible parenthèse des Carmes aura
duré trois mois. Trois mois de terreur et d’angoisse. Joséphine de Beauharnais est marquée pour la vie.
Ses enfants sont orphelins de père. Tous ceux qui ont échappé au tribunal révolutionnaire sont des
miraculés. Ils se reconnaîtront toujours.
Après ces jours d’épouvante et de mort, les fêtes se multiplient dans Paris. On y compte plus de six
cents bals publics parmi lesquels le bal des Victimes, où n’ont le droit d’entrer que ceux qui ont échappé
à l’échafaud ou perdu l’un des leurs. On s’y présente en habit de deuil et l’on se salue d’un coup sec de la
tête, comme si elle tombait dans le panier après avoir été coupée. L’humour reste noir.
Les plus belles fêtes sont données à la Chaumière, ainsi que l’on surnomme la demeure de Madame
Tallien. Joséphine de Beauharnais y est une invitée permanente. Elle a la grande joie de danser avec un
revenant, le jeune et fringant général Lazare Hoche. En sortant des Carmes, il n’a pas été guillotiné
comme prévu mais conduit à la Conciergerie où, dans le doute, on l’a (heureusement) oublié. C’est donc
un homme bien vivant qu’elle peut à nouveau serrer dans ses bras.
Leur amour repart de plus belle, jusqu’à ce que le général se souvienne qu’il est marié – et plutôt
bien – avec une ravissante jeune fille de dix-sept ans, Adélaïde. Alors qu’il se prélasse à Paris avec sa
maîtresse, elle se rappelle à lui en le prévenant de son arrivée dans la capitale. Hoche est sauvé du
vaudeville par l’armée. Nommé commandant en chef de l’armée des côtes de Cherbourg, il accueille sa
jeune épouse à Paris le temps d’une longue étreinte qui ravive ses sentiments pour elle puis s’en va
guerroyer brillamment, emmenant avec lui Eugène de Beauharnais, alors âgé de treize ans, pour le former
au métier des armes.
Joséphine veut à tout prix qu’il divorce de sa jeune épouse mais Hoche n’en a aucune intention, bien
au contraire : une maîtresse expérimentée et un tendron à qui tout apprendre, cela lui convient
parfaitement. Et puis Adélaïde lui porte un amour sincère. Elle profite de son voyage à Paris pour
apprendre à s’habiller et ouvrir son esprit. C’est une femme mûrie et embellie qui rejoint son mari à
Cherbourg. Elle lui plaît tellement que, dans l’enthousiasme, il lui fait un enfant. Quand il revient à Paris
frapper à la porte de la belle Joséphine, elle n’ouvre pas. C’en est fini de leurs étreintes.
Lazare Hoche fera d’autres enfants à Adélaïde et Joséphine trouvera un autre général. De toute
façon, les cavaliers ne manquent pas pour la faire danser.
Thérésa Tallien aime s’entourer d’une cour de jolies femmes aussi libres et effrontées qu’elle. Il y a
sa chère Joséphine de Beauharnais, devenue la marraine de sa première fille Rose-Thermidor Tallien, et
Juliette Récamier, dont le charme et le brio en feront une des grandes salonnières de l’époque. On les
surnomme les Trois Grâces du Directoire. Vu leur liberté sexuelle, on les surnomme aussi les
Polissonnes… Elles suivent avec entrain la mode lancée par les Inc’oyables et les Me’veilleuses qui se
caractérise par des extravagances comme refuser de prononcer le r car il est la première lettre du mot
« révolution », laquelle a fait tant de mal. Ainsi dit-on : « Ma pa’ole d’honneu’ ! C’est inc’oyable ! »
C’est fou et léger, à l’instar de la mode qui évoque celle de l’Antiquité. Les femmes s’habillent
d’étoffes légères, souvent transparentes, très décolletées et drapées souplement autour de leur corps.
Elles semblent être en déshabillé. Cela sied particulièrement à la ligne impeccable de Joséphine. Leurs
pieds sont chaussés de sandales attachées au-dessus de la cheville par des rubans entrecroisés ou des
lanières garnies de perles. C’est l’imagination au pouvoir : Thérésa Tallien lance la mode des pieds nus
et des bagues aux doigts de pieds. Joséphine la Créole, celle des madras qu’elle noue joliment sur ses
cheveux.
L’une des plus célèbres Me’veilleuses, Fortunée Hamelin, ira ainsi, à moitié nue, se promener dans
Paris. Elle provoquera une émeute et il s’en faudra de peu qu’elle ne soit lynchée. Il est plus prudent de
se montrer à la Chaumière, l’hôtel particulier de Madame Tallien, bien situé allée des Veuves, l’actuelle
avenue Montaigne. On y retrouve toute la jeunesse dorée et excentrique de l’époque. Quand Napoléon la
laisse pour aller faire la guerre en Italie, Joséphine sait très bien où se rendre et retourne à sa vie de
plaisir avec ses amis Tallien et Barras ; l’infidélité à son mari ne l’embarrasse guère, car elle n’en est
pas amoureuse. Elle va de bonne grâce au lit avec lui comme avec les autres, mais si elle lui a donné
facilement son corps, son cœur reste à prendre.
Les bals se succèdent. Plus Napoléon remporte de batailles, plus Paris fête la nouvelle Madame
Bonaparte. Au milieu de ce tourbillon, un jeune officier attire l’œil de Joséphine. Comme elle, c’est un
noceur qui ne pense qu’à faire la fête. Il s’appelle Hippolyte Charles. Il a vingt-trois ans, neuf de moins
qu’elle. C’est un brun aux yeux clairs, pas très grand mais le corps musclé et bien fait, la peau mate, avec
une bouche magnifique qui s’ouvre sur une dentition parfaite. Il a de l’allure dans son bel uniforme bleu et
argent. Surtout, il est aussi amusant et léger que Bonaparte est grave et intense. Il est réputé pour sa
drôlerie avec une spécialité, les calembours, très en vogue à l’époque.
Ainsi, quand il est présenté à la générale Bonaparte, il s’étonne : « Comment une femme aussi jeune
et jolie que vous peut-elle avoir un mari qui est à Milan [mille ans], cela fait une bien grande différence
d’âge ! » Joséphine le trouve très drôle quand il se moque du « petit général qui est sur le Pô… ce qui est
bien sans gêne ». C’est facile, c’est joyeux, c’est insolent, c’est exactement ce dont elle a besoin. Elle
tombe follement amoureuse. Hippolyte vient la voir tous les jours dans son hôtel particulier de la rue
Chantereine. Et cette fois, elle se donne corps et âme – d’autant que le jeune hussard a du répondant et
qu’il est bien bâti.
Quand, deux mois après son départ, son mari, qui brûle de la retrouver, charge Junot d’une lettre par
laquelle il l’invite à le rejoindre à Milan, c’est la douche froide. La jeune femme n’a pas du tout envie de
quitter les bras de son amant. Elle s’invente un début de grossesse qui l’empêche de voyager. Napoléon,
tout ému, lui demande de prendre soin d’elle. Il s’attendrit : « Serait-il possible que je n’aie pas le
bonheur de te voir avec ton petit ventre ? Cela doit te rendre intéressante… »
Mais les semaines passent et son envie de la voir devient pressant, surtout qu’il lui est fidèle, lui.
Ne la voyant pas venir, il envisage de quitter la campagne d’Italie pour rentrer à Paris. Devant la menace
et les enjeux, Paul Barras somme Joséphine d’arrêter ses enfantillages et de rejoindre son époux. Elle
obtempère à contrecœur et pose une condition : elle emmène Hippolyte dans ses bagages. La chose est
aisée, car il appartient au régiment du général Leclerc, qui doit rejoindre l’armée d’Italie.
Tout ce petit monde part donc pour Milan. Dans la berline, Joséphine prend place, accompagnée de
son amant mais aussi du frère aîné de Napoléon, Joseph Bonaparte, et de Junot. Leur cohabitation est
froide, mais les nuits avec Hippolyte sont chaudes et, somme toute, le voyage se déroule agréablement,
d’autant qu’à chaque étape Joséphine est reçue comme une reine. Après quinze jours de route, on arrive
enfin à Milan. Napoléon est ravi de retrouver sa Joséphine. Il l’installe au palais Serbelloni, où ils vont
passer deux jours et deux nuits de retrouvailles amoureuses. Le général est fou amoureux de sa femme
qui, si elle ne l’aime pas autant que lui, est bien aise de se laisser adorer.
Deux jours de bonheur pour Napoléon, puis il repart sur le champ de bataille. Hippolyte Charles
comble alors avantageusement le vide qu’il a laissé. Joséphine est heureuse en Italie : quand elle n’est
pas dans un lit à faire l’amour, elle danse aux plus belles fêtes de la ville et représente dignement son
glorieux mari dans toutes les manifestations organisées en son honneur. Durant dix-huit mois, la vie va
s’écouler heureuse, fastueuse, amoureuse pour Joséphine, tandis que Napoléon le conquérant accumule
les victoires sans se douter un instant que sa délicieuse épouse le trompe quasi quotidiennement.
Décidément, l’amour rend aveugle.
C’est son entourage qui ouvre les yeux à Napoléon. Une femme de chambre lui souffle le nom de son
rival, ses frères et sœurs lui laissent entendre que Joséphine est bien légère… Napoléon les entend, mais
il croit qu’il s’agit là d’une passade, rien d’important. Il rentre à Paris avant sa femme. Joséphine revient
seule, et s’arrange pour retrouver son Hippolyte en région parisienne où ils vont passer ensemble une
semaine de caresses et d’amour.
Napoléon est impatient de revoir son épouse et s’étonne qu’elle soit si longue à rentrer. Quand elle
arrive enfin, ravissante et tendre, il fond dans ses bras. Elle redevient la reine de Paris aux côtés d’un
Napoléon couvert de gloire, qui prend de plus en plus goût au pouvoir. Joséphine le seconde divinement,
sachant recevoir avec magnificence et faisant honneur à son mari tant par sa mise, toujours très élégante,
que par ses manières parfaites et affables. Ils vivent en harmonie, auréolés de succès, partageant la même
chambre, le même lit, comme le font les bourgeois, une coutume peu répandue à l’époque.
La vie s’écoule heureuse dans l’hôtel particulier de Joséphine, rue Chantereine, rebaptisée rue de la
Victoire en leur honneur. Joséphine a dépensé beaucoup d’argent pour en faire une petite merveille. Elle
n’a reculé devant rien pour agrémenter sa maison. Elle ne se refuse jamais non plus une robe ou un bijou
qui pourrait l’embellir. Napoléon est effaré du montant des dettes de sa femme, mais il paie. Il le fera
toujours. Joséphine est incapable de faire des économies. Au lit non plus, elle ne s’économise pas.
Jugeant plus prudent de quitter l’armée pour s’éloigner de Bonaparte, Hippolyte Charles s’est
installé rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle lui rend visite tous les jours. Il s’est associé avec son logeur,
un dénommé Bodin, fournisseur aux armées. Joséphine se sert de sa position pour leur décrocher de
juteux contrats sur lesquels elle touche des pots-de-vin. Elle vit dangereusement. La famille Bonaparte,
qui ne l’aime pas, l’appelle la Vieille et aimerait bien se débarrasser d’elle, guettant ses moindres faux
pas. Et Dieu sait si elle en fait ! C’est donc tout naturellement que Joseph Bonaparte, frère aîné de
Napoléon, remarque son manège avec Hippolyte Charles. Et tout aussi naturellement qu’il en informe son
frère.
Napoléon convoque aussitôt sa femme et lui demande ce qu’il en est de sa prétendue liaison et des
contrats qu’elle procure au citoyen Bodin. Joséphine nie tout en bloc. Il n’y a rien de vrai dans toutes ces
accusations. Ce ne sont que des ragots inventés pour lui nuire. Elle pleure devant une telle injustice, elle
est bien malheureuse. Napoléon fait semblant de la croire mais lui demande de se tenir à carreau. Le jour
même, elle retrouve Hippolyte qui la console de ses misères…
Joséphine est tellement sûre de l’amour de son mari qu’elle se croit invincible. Bientôt, Napoléon
part pour la campagne d’Égypte. Il aurait aimé que sa femme l’accompagne, mais il n’en est pas
question : elle est ravie de rester à Paris sans son mari, avec son amant. Le champ est libre, elle va
pouvoir aimer son bel Hippolyte au grand jour.
Le bruit de cette liaison finit tout de même par atteindre les oreilles de Napoléon. Son fidèle Junot
lui met les points sur les i. Hippolyte Charles n’est pas une passade, loin de là. Cela fait deux ans, depuis
son mariage, que Joséphine le cocufie honteusement. Le général est abattu. C’est une vraie blessure. Il y
aura un avant et un après cette trahison. Il se sent trompé dans son amour, dans sa confiance, dans sa
naïveté, dans ce qu’il y a de meilleur en lui. « Les grandeurs m’ennuient, le sentiment est desséché, la
gloire est fade… », écrit-il tristement. Il n’a pas trente ans.
Et lui qui a toujours été si fidèle se met à tromper sa femme à son tour. Elle ne sera plus jamais
l’Unique, l’Incomparable. Quelque chose en lui s’est rompu. Le grand amour, c’est fini.
Quand il revient de la campagne d’Égypte, Napoléon veut divorcer. Joséphine a eu vent de sa colère
et se précipite à sa rencontre pour le voir seule à seul et essayer de l’amadouer. Mais elle prend la
mauvaise route et ne le croise pas. Arrivé à Paris avant elle, il trouve une maison vide. Il rejoint ses
frères et sœurs, ravis d’attiser sa colère contre l’épouse indigne. Il se retranche dans sa chambre et ne
veut plus voir personne.
Revenue de son périple inutile, Joséphine vient immédiatement frapper à sa porte. Il refuse de lui
ouvrir. Elle n’est peut-être pas un génie militaire mais elle a sa stratégie et ses armes toutes féminines :
elle s’agenouille donc devant le battant et fait acte de contrition. Pendant des heures, elle va lui demander
pardon. Avec sa voix enchanteresse, elle lui dit ses regrets, lui demande de la garder, elle pleure et se
lamente. Lui, derrière, est debout, en larmes, l’oreille collée contre la porte. Napoléon est un sentimental.
Mais sa porte reste fermée.
Après des heures de prières, Joséphine s’apprête à se relever et à abandonner quand sa femme de
chambre a la bonne idée d’amener là ses deux enfants, Eugène et Hortense, très aimés de leur beau-père
pour qui ils ont également beaucoup d’affection. Eux aussi se mettent à supplier. C’en est trop pour
Napoléon, il ouvre et leur tombe dans les bras. Joséphine a sauvé son mariage, mais le boulet est passé
très près. Elle en a suffisamment senti le vent pour prendre peur. Comprenant enfin qu’elle risque de tout
perdre, elle rompt douloureusement mais définitivement avec Hippolyte Charles.
Bien lui en a pris : quatre ans plus tard, Napoléon pose une couronne d’impératrice sur sa jolie tête.
D’ailleurs, elle en a profité pour éloigner le spectre du divorce. La maligne a confessé au pape qu’elle
n’avait épousé Napoléon que civilement. Le saint homme a aussitôt exigé un mariage religieux avant la
cérémonie du sacre. Napoléon n’a guère apprécié qu’on lui force la main. Mais, mariée par un prêtre,
sacrée par le pape, couronnée par l’Empereur, Joséphine est indétrônable.
Désormais, elle sera fidèle, d’autant plus facilement qu’elle va tomber très amoureuse de son mari.
Il a mûri et – c’est le moins que l’on puisse dire – fait ses preuves. Napoléon est devenu un homme
puissant, ultracharismatique, qui séduit et fascine, y compris son épouse. L’Aigle a pris son envol et
plane très au-dessus de la mêlée. Beaucoup de femmes le trouvent irrésistible et, d’ailleurs, ne lui
résistent pas. Il va multiplier les infidélités et elle va terriblement en souffrir, sans que cela gêne
l’Empereur : « Les larmes vont bien aux femmes », a-t-il l’habitude de dire. Il est écrit que leur amour ne
sera jamais réciproque. Plus elle se rapproche, plus il s’éloigne. Elle se mordra les doigts en se
souvenant de la passion qu’il lui vouait. Leurs flammes se sont croisées sans se rencontrer.
Plus tard, il écrira que c’est la femme qu’il a le plus aimée. Il lui gardera jusqu’au bout une grande
affection. Elle pourra toujours compter sur lui. Elle reste son grand amour de jeunesse. Ils se retrouveront
souvent avec plaisir à la Malmaison, un château qu’elle a acheté et rénové avec un goût exquis… et
l’argent de son mari.
Quand, après l’avoir sacrée impératrice, il devra la répudier en 1809, devant son incapacité à lui
donner un héritier, il le fera avec beaucoup de tristesse. Et quand, exilé à l’île d’Elbe, il apprendra sa
mort, à cinquante-deux ans, d’une bronchite mal soignée, il la pleurera beaucoup, même si c’est à Marie-
Louise d’Autriche, la seconde impératrice, mère de l’Aiglon, qu’il léguera son cœur.
Madame Tallien
La merveilleuse

Comment ont-ils pu la jeter dans un cachot, elle, la plus jolie femme de Paris ? Comment peuvent-ils
envisager de trancher cette tête qui en a fait tourner tellement ? Il faut que le monde aille bien mal pour se
priver d’un tel joyau…
Thérésa Cabarrus, marquise de Fontenay, a été sortie de son écrin par la volonté de Robespierre. Il
déteste cette jeune femme somptueuse qui vit librement et dispendieusement. N’est-ce pas par amour pour
elle que le représentant en mission Jean-Lambert Tallien, nommé à Bordeaux par la Convention, n’a pas
fait marcher la guillotine comme il l’aurait fallu pour éradiquer ces fichus aristocrates ? N’est-ce pas elle
qui en a sauvé des centaines, arrachant chaque tête à Tallien dans un corps-à-corps amoureux ?
Cette femme noble jusqu’à l’âme refuse de baisser la tête et ses jupes devant le vertueux Maximilien
Robespierre. Pire, elle a corrompu le citoyen Tallien qui, depuis qu’il la connaît, a plus envie de vivre
heureux que d’ordonner des décapitations. « Tallien, vous êtes perdu pour la vertu », lui a lancé
l’Incorruptible. Dans la bouche de Robespierre, c’est presque un arrêt de mort. De toute façon, il n’a
jamais aimé ce Tallien, un proche de Danton.
Quand Thérésa a été arrêtée, on lui a proposé un marché : la liberté et un passeport en échange
d’une lettre de dénonciation contre Tallien. Il fallait dire qu’il était traître à la République, un émigré en
puissance, un voleur prêt à filer en Amérique avec un magot de six millions. Elle n’a pas cédé. À vingt
ans, Thérésa Cabarrus est déjà une âme forte. Il y en a d’autres comme elle, prises dans la tourmente de
cet été 1794.
La prison des Carmes où sont conduits les aristocrates est devenue l’endroit le plus huppé de Paris.
Thérésa s’y retrouve en compagnie des grands noms du pays : Madame de Lameth – dont elle connaît fort
bien le mari, qui fut son amant –, le duc de Charost, le prince de Rohan-Montbazon, le prince de Salm-
Kyrbourg, le marquis de Laguiche, le comte de Soyécourt, la très belle Delphine de Custine et le couple
de Beauharnais, séparé depuis des années, qui se retrouve là en bon voisinage. Alexandre de Beauharnais
sera bientôt guillotiné, le 23 juillet.
La douce Joséphine de Beauharnais, au charme languide, est loin d’imaginer qu’elle sera un jour
impératrice. Elle devient l’amie pour la vie de Thérésa, qui l’aide à tenir debout quand, chaque matin, les
bourreaux lisent la liste de ceux qui doivent comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Les destins
des deux femmes se lient ici, à l’ombre de l’échafaud, pour toujours. Elles se sont reconnues. Toutes deux
se savent belles et veulent en profiter, aimer et être aimées, danser au bras des plus beaux, être
entretenues par les plus riches, qui les couvriront d’étoffes somptueuses avant de les déshabiller avec
ardeur. Toutes deux sont des femmes généreuses, prêtes à se donner, à se damner et à partager la bonne
fortune qui en résultera.
Aux Carmes, les journées s’écoulent en bavardages et en libertinage. Tous veulent profiter de la vie
jusqu’au bout et les couples se forment dans le jardin de l’ancien monastère, avant de s’aimer dans les
cellules ouvertes où des grabats miteux accueillent des étreintes d’autant plus intenses qu’elles sont peut-
être les dernières.
Sa proximité avec Tallien vaut bientôt à Thérésa d’être transférée à la Petite-Force, une prison pour
femmes sordide. Deux ans plus tôt, un incendie a noirci les murs et laissé une odeur de brûlé et de misère.
La jeune femme, avant d’être mise au secret, est fouillée par huit hommes, trop contents de dévêtir cette
jolie aristocrate et de la tripoter pour vérifier qu’elle ne camoufle ni arme ni bijoux. Ses contacts avec le
puissant Jean-Lambert Tallien lui évitent heureusement le viol collectif. Son protecteur est le président de
la Convention : mieux vaut ne pas la fâcher.
Thérésa est revêtue d’une robe de bure et jetée sur une paillasse dans une cellule dont on prend bien
soin de lui préciser qu’elle était celle de la Du Barry, la favorite de Louis XV guillotinée quelques mois
plus tôt, le 8 décembre 1793. C’est donc maintenant son tour ? Le 7 thermidor an II (27 juillet 1794), la
belle Thérésa Cabarrus reçoit une convocation devant le tribunal révolutionnaire. Elle doit comparaître
le lendemain. Elle sait ce que cela veut dire : ces simulacres de procès ne visent qu’à remplir les
charrettes qui partent vers l’échafaud. C’est donc fini ? Son chemin s’arrête là ?
Elle ne veut pas y croire et pourtant elle est là, abandonnée de tous, face à une mort certaine. Il n’en
est pas question. Elle est trop belle pour mourir. Trop jeune aussi, à peine vingt ans. Que fait son amant ?
Il n’a jamais été très courageux, mais l’homme est amoureux et elle sait qu’elle a le pouvoir de lui donner
des ailes. Thérésa appelle un garde et lui demande de porter une lettre à Tallien. Le bougre est réticent,
alors la jeune femme mise sur ses charmes pour le faire fléchir. Elle se donnera à lui s’il lui offre cette
chance de s’en sortir. Elle tiendra parole et cet homme vulgaire touchera au sublime en la prenant contre
un mur de la prison, plus tard, quand Tallien aura reçu cette missive : « L’administrateur de la police sort
d’ici ; il est venu m’annoncer que demain, je monterai au tribunal, c’est-à-dire sur l’échafaud. Cela
ressemble bien peu au rêve que j’ai fait cette nuit. Robespierre n’existait plus et les prisons étaient
ouvertes. Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France capable de
réaliser mon rêve. Je meurs d’appartenir à un lâche. »
Lâche, Jean-Lambert Tallien ne l’est pas tant que cela. Et il est très amoureux. Ce mot de sa belle
suffit à l’électriser et à rassembler ses forces dans une même volonté : renverser Robespierre. Cela fait
quelque temps que l’idée est dans l’air. À force de couper des têtes, l’Incorruptible fait figure de
faucheuse folle et tous se sentent menacés. Mort au bourreau ! Tallien va accélérer sa chute. Mais
d’abord, il lui faut gagner du temps pour sa maîtresse.
Il se précipite chez Fouquier-Tinville, l’accusateur public du tribunal révolutionnaire. Thérésa a dit
vrai : elle figure bien sur la funeste liste du lendemain. Impossible de rayer son nom, affirme l’accusateur.
Mais il veut bien reporter de deux jours son jugement et son exécution. Il tient parole. Le 8 thermidor
(26 juillet), plus de cinquante têtes tombent dans le panier, mais pas celle de Thérésa.
Le lendemain, à l’assemblée de la Convention, Jean-Lambert Tallien entre, par amour, dans la
grande histoire. Alors que Robespierre s’apprête à monter à la tribune pour prendre la parole, il se lève,
armé d’un poignard qu’il brandit de façon théâtrale, et crie : « À bas le tyran ! », donnant le signal à tous
les insurgés qui se mettent eux aussi à clamer : « À bas le tyran ! » La clameur enfle dans l’Hémicycle
comme une vague déchaînée qui finit par emporter Robespierre. Il n’a plus qu’à s’enfuir.
Réfugié à l’Hôtel de Ville, il est la cible d’un gendarme qui lui fracasse la mâchoire d’une balle. Il
est transporté, évanoui et en sang. Pas de pitié pour le bourreau. Le jour suivant, sa blessure recouverte
d’un grand pansement, Maximilien Robespierre monte dans la charrette où aurait dû se trouver Thérésa
Cabarrus. Avec une vingtaine de ses partisans, il est promené à travers Paris pendant une heure devant
une foule avide de sensations, avant de rejoindre l’échafaud où il monte le dernier. Il hurle de douleur
quand le bourreau lui arrache son pansement. Quand sa tête est montrée au peuple, la joie éclate.
Plus tard, un Parisien anonyme écrira cette épitaphe sur la fosse commune où son corps est jeté avec
ceux de vingt et un de ses amis politiques :

Passant, ne t’apitoie pas sur mon sort


Si j’étais vivant, tu serais mort.

Robespierre est mort, vive Thérésa ! Jean-Lambert Tallien, devenu l’homme du jour, se précipite à
la Petite-Force pour délivrer la femme de sa vie. Elle l’attend, fière de lui et d’elle-même aussi, car elle
n’est pas pour rien dans ce tournant de l’histoire. La jeune femme sort de prison sous les vivats de la
foule, la même qui applaudissait quand on coupait les têtes.
À partir de ce jour, Thérésa Cabarrus-Fontenay devient pour les Français – qui, quoi qu’ils en
disent, aiment bien les particules – Notre-Dame de Thermidor ou parfois Notre-Dame de la Délivrance.
Décidément, Thérésa attire les surnoms. Il n’y a pas si longtemps, elle était Notre-Dame de Bon Secours :
c’est ainsi que l’avaient rebaptisée les aristocrates lyonnais qui avaient, grâce à elle, gardé leur tête sur
leurs épaules.
Celle de Thérésa est bien faite et solidement attachée à son joli cou. Sa famille, les Cabarrus,
commerçants célèbres de Bayonne à Bordeaux, ont acquis une immense fortune. Son père, François
Cabarrus, a épousé Antonia Galabert, fille d’un industriel français établi en Espagne. La demoiselle est
née le 31 juillet 1773 à Madrid où son père est devenu le banquier du roi d’Espagne, Charles III, en
créant la puissante banque San Carlos, qui deviendra la Banque centrale espagnole. Son portrait,
immortalisé par Goya, y est toujours exposé.
Dès sa naissance, la vie de Thérésa est pittoresque. Sa mère, frivole et écervelée, n’a pas voulu
manquer le grand bal de l’ambassade de France, bien qu’elle soit au terme de sa grossesse. Une énième
danse provoque la naissance de la petite fille, qui voit le jour au milieu d’une fête, dans l’antichambre de
l’ambassade.
Thérésa est née après deux garçons, Théodore et Francisco, dit Paco, et avant un frère et une sœur.
La famille vit à une heure de Madrid, dans le château de San Pedro à Carabanchel Alto. Au sein du
groupe d’enfants constitué par ses frères et leurs amis, elle montre très tôt un sacré tempérament et une
grande force de caractère. Imaginative, audacieuse, boute-en-train, la fillette n’a peur de rien. Son père,
réfractaire à l’Église d’Espagne, n’élève pas ses enfants dans la religion : il est laïc avant l’heure.
Très jeune, Thérésa se révèle ravissante et consciente du pouvoir que lui donne sa beauté. Elle est
brune, une chevelure magnifique, opulente comme on les aimait à l’époque. Sur son passeport, on peut
lire : « Taille 5 pieds 2 pouces [environ 1,60 mètre], cheveux noirs, yeux bruns, sourcils clairs, bouche
petite, menton rond, front et nez bien faits, visage blanc et joli. » Son visage est éclairé par de grands
yeux noirs qui s’étirent vers les tempes. Il est bien dessiné, avec un beau nez droit et une bouche en cœur.
Elle a une peau mate, ferme et lisse, qui accroche la lumière. Très bien faite, elle sait se mouvoir avec
grâce. Mais surtout, elle possède une flamme qui embrase tous les mâles autour d’elle. À commencer par
ceux de sa famille.
Son père, qui aime les femmes et multiplie les aventures, s’amuse d’avoir une fille visiblement aussi
douée pour la séduction que lui. Antonia aime également plaire par nature et la laisse minauder tout son
saoul. Mère et fille ne sont pas très proches, elles n’en ont pas vraiment eu le temps. Comme les autres
enfants de la famille et conformément aux mœurs de l’époque, la petite a été placée en nourrice dès sa
naissance jusqu’à l’âge de trois ans. Elle est ensuite restée deux ans auprès des siens avant d’être inscrite
dans une école tenue par des religieuses, en France, comme toutes les demoiselles de bonne famille de
l’époque. Elle est revenue en Espagne à douze ans. C’est alors seulement qu’elle a fait vraiment
connaissance avec ses parents.
Elle chamboule tous les cœurs autour d’elle. Ses frères sont sous le charme. Surtout Paco. Il se
presse contre sa petite sœur et joue à être son amoureux. Les mauvaises langues diront que le jeu a été
poussé très loin, peut-être même jusqu’à l’inceste. Il a pour sa cadette une attirance qui n’a d’égale que sa
jalousie envers les prétendants de Thérésa. Et ils sont nombreux. À douze ans, elle est déjà fort
séduisante, au point que son oncle Galabert, le frère de sa mère, un négociant âgé de trente-deux ans, a
demandé sa main. François Cabarrus a failli s’étrangler devant une telle perspective, même si lui-même
avait enlevé sa femme alors qu’elle n’avait que quatorze ans, avant d’obtenir l’accord de sa belle-
famille. Et comme il sait que sa fille, loin de repousser les avances de son oncle, s’emploie à l’attirer, il
décide de la renvoyer en France avec sa mère afin qu’elle y fasse son entrée dans le monde.
Thérésa quitte l’Espagne en laissant derrière elle un tas de cendres : ce qui reste du cœur de
Maximilien Galabert, l’oncle qui aimait trop sa nièce. L’adolescente est accompagnée de ses frères aînés.
Ils ne seront pas trop de deux pour lui faire bonne escorte dans les salons. Mais, avant qu’elle puisse
courir les bals, sa mère, Antonia, occupée à installer leur hôtel particulier place des Victoires, l’inscrit
dans une pension où on lui enseigne les belles manières. L’apprentissage lui sera facile : elle est
naturellement aimable et n’aspire qu’à être aimée. Elle s’exerce également au piano, à la harpe et à
l’écriture. Elle apprend le dessin et la peinture chez Madame Vigée Le Brun. En plus de l’espagnol, elle
parle couramment le français et l’italien. Douée pour la danse et la conversation, elle est faite pour la vie
mondaine. Il ne lui reste plus qu’à dévaliser les couturiers avec sa mère, aussi coquette et dépensière que
riche.
Bientôt les deux femmes, aussi élégantes l’une que l’autre, sont de toutes les fêtes. Thérésa, qui a
désormais treize ans et demi, s’amuse comme une folle. Elle fait ses gammes de séductrice et joue vite
tous les airs connus. Elle est intelligente et sait dire le mot qu’il faut dans toutes les langues. Vive et
souriante, elle aime danser et rire. Elle est piquante. L’historien Jules Bertaut la décrit ainsi : « Grande,
élancée, souple comme un jonc, elle a un port de tête superbe, une physionomie dégagée, un air altier
qu’elle a emprunté à ses ancêtres les conquistadors. » Son carnet de bal est plein. C’est la reine de
l’arène.
Son père, François Cabarrus, est venu les rejoindre. Ce puissant financier est reçu partout. Toute la
famille est invitée pour un court séjour chez le marquis de Laborde dans son château de Méréville, dans
la Beauce. Le marquis et la marquise ont six enfants dont quatre garçons. Thérésa y trouve tout de suite
une cour d’admirateurs. Deux frères se disputent ses faveurs et elle ne se lasse pas de jouer avec leurs
sentiments.
C’est Alexandre de Laborde qui emporte le cœur de la belle et elle se serait bien donnée à lui si les
parents, voyant venir le moment fatidique, n’y avaient mis le holà. Pour le père d’Alexandre, le marquis
Jean-Joseph de Laborde, une union avec une Cabarrus, même très belle et très riche, serait une
mésalliance. Il est temps d’arrêter le jeu. Les deux jeunes gens pleureront beaucoup.
Comprenant que leur fille dilapidera rapidement son capital virginal, François et Antonia Cabarrus
décident de la marier à bon escient. Ils jettent leur dévolu sur un dénommé Jean-Jacques Devin de
Fontenay. Il n’est pas particulièrement beau, très mince, roux, le visage marqué de la petite vérole… et il
a vingt-six ans, douze de plus que Thérésa. Son grand charme vient de ce qu’il est le petit-fils d’une Le
Couteulx, une vieille et richissime famille noble française d’origine normande (c’est aux Le Couteulx que
Napoléon Bonaparte achètera le château de la Malmaison).
Le promis est le fils d’un président de la Chambre des comptes, et il est lui-même conseiller à la
troisième chambre des enquêtes du parlement de Paris. François Cabarrus veut renforcer sa position en
France et la famille Le Couteulx, où l’on trouve drapiers et banquiers, veut accroître son influence en
Espagne. C’est une alliance stratégique, comme souvent alors. Il y a de l’argent des deux côtés. De
l’amour ? Pas sûr, mais à l’époque ce n’est pas un critère important. Il y a forcément du désir, car les
deux époux ont une libido exceptionnelle. Thérésa n’a que quatorze ans, mais affiche déjà une sensualité
évidente. Et le 21 février 1788, ce sont deux jeunes gens ravis qui s’unissent à l’église Saint-Eustache,
dans le Ier arrondissement de Paris, lui en habit bleu brodé d’or, elle en robe de dentelle blanche
immaculée.
Thérésa découvre la vie fabuleuse des femmes mariées qui n’ont plus besoin de chaperon et font ce
qu’elles veulent quand elles veulent et avec qui elles veulent. Grâce au prestige de sa belle-famille, la
jeune épousée est présentée à la cour de Louis XVI, et la gloire de son père vaut au jeune couple d’être
invité à la cour d’Espagne. Tout cela est fort amusant.
Ils ne seront pas heureux longtemps. Certes, la découverte de la sexualité a été plutôt réussie pour la
jeune fille, très douée. Jean-Jacques Devin de Fontenay est un débauché qui en connaît beaucoup sur les
différentes façons de donner et de prendre du plaisir. Mais il manque totalement de délicatesse. Il voit la
jeune fille comme un jouet et il en use et abuse sans ménagement, si bien que Thérésa se braque.
Elle ne veut pas être traitée comme une petite bonne, le genre de femme préféré de son mari qui a
fâcheusement tendance à trousser les servantes. Il est trop cavalier pour qu’elle ait envie d’être sa
monture. Elle lui refuse de plus en plus souvent son lit. Il n’en fait pas toute une histoire et retourne à ses
amours ancillaires. Il trouve beaucoup de charme aux chambres mansardées des jolies petites bonnes
logées dans les combles de leur bel hôtel particulier de l’île Saint-Louis, presque autant qu’aux femmes
de petite vertu qui enchantent les jardins du Palais-Royal. Le couple convient d’un accord : chacun a le
droit de coucher avec qui il veut. Le contrat est respecté à la lettre.
Encore adolescente, Thérésa est l’une des jeunes femmes les plus en vue et les plus adulées de
Paris. Les Devin de Fontenay reçoivent beaucoup et elle se révèle une hôtesse admirable. Gaie,
chaleureuse, pleine d’esprit et d’une grande gentillesse, elle connaît parfaitement les bonnes manières.
D’instinct, elle sait composer une assemblée. Des femmes belles et spirituelles, des hommes puissants et
galants, tous de milieux argentés. La liberté des mœurs et l’oisiveté aidant, tout ce petit monde se frotte et
s’asticote. La ronde des amours ne s’arrête jamais.
Thérésa est très sollicitée. Elle a maintenant seize ans et sa beauté, sa jeunesse, sa sensualité la
rendent irrésistible. D’autant que c’est une forteresse facile à prendre… Le duc d’Aiguillon devient son
amant, tout comme Félix Le Peletier de Saint-Fargeau. Cette activité sexuelle intense porte ses fruits : le
2 mai 1789, elle donne le jour à Antoine-François-Théodore, le premier de ses onze enfants. Est-il le fils
de Jean-Jacques ? Les mauvaises langues en attribuent plutôt la paternité à Félix. Qu’importe, la
descendance est assurée et Devin de Fontenay, père officiellement comblé, s’éloigne encore davantage de
sa femme, s’installant à Paris dans une garçonnière qui ne désemplit pas.
Dans la foulée, au début de l’année 1789, il s’achète un marquisat en Gâtinais et partage fièrement
ce titre avec sa femme. Leur nouveau blason est aussitôt brodé sur toutes les livrées de leurs serviteurs,
sculpté et peint au fronton de leur maison et de leurs cheminées. Ni l’un ni l’autre ne peut imaginer à quel
point ce titre est un mauvais investissement à quelques mois de la Révolution…
Une fois Thérésa remise de ses couches, son petit confié à une nourrice, un événement va
bouleverser sa vie. Ce n’est pas la prise de la Bastille, le 14 juillet de la même année, dont elle se soucie
à peine, c’est plus intime. La jeune femme va rencontrer l’amour, le vrai. Il s’appelle Alexandre de
Lameth. Il est jeune, beau, et revient d’Amérique où il a participé à la guerre d’indépendance des États-
Unis. Il en a ramené une envie de liberté qui convient à l’air du temps. Acquis aux idées révolutionnaires,
il fait partie de la « minorité de la noblesse » – c’est ainsi que l’on appelle les nobles qui ont rallié le
tiers état, le troisième ordre après le clergé et la noblesse. Ils sont quarante-sept élus députés de la
noblesse aux états généraux, parmi lesquels figurent les plus grands noms de France : d’Aiguillon, ancien
amant de Thérésa, La Rochefoucauld, Clermont-Tonnerre, Montesquiou, Montmorency, Beauharnais, les
trois frères Lameth, Alexandre, Charles-Malo et Théodore…
Alexandre Lameth fait partie de ceux qui ont demandé l’abolition des privilèges, pendant la nuit du
4 août 1789, et il a été parmi les premiers à donner l’exemple. Il sera un des membres les plus influents
du club des Jacobins. C’est un pur et dur des premiers temps de la Révolution. Mais, plus pur que dur, il
fera machine arrière quand il assistera à l’ascension de Robespierre et verra avec horreur s’installer la
Terreur qui dévorera les plus beaux enfants de la Révolution. Il finira par s’exiler en Angleterre avant de
revenir en France bien plus tard, sous la Restauration.
En attendant, il fait le bonheur de Thérésa et l’entraîne dans les arcanes de la Révolution. Elle suit
toutes les discussions avec passion, est de toutes les manifestations. Après avoir rejoint la franc-
maçonnerie, elle est à tu et à toi avec les grands révolutionnaires et s’inscrit au « Club de 1789 ». On y
défait et refait le monde comme dans son salon du Marais où l’on croise le général La Fayette, les trois
frères Lameth, Félix Le Peletier de Saint-Fargeau, Antoine de Rivarol, Dominique de La Rochefoucauld,
Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, Charles de Noailles, Condorcet, Chateaubriand et bien
d’autres. Thérésa y arbore avec coquetterie la cocarde tricolore. Elle a bel et bien attrapé le virus de la
politique.
La jeune femme trouve qu’amour et politique vont bien ensemble et elle n’aimera plus que des
hommes de pouvoir. Ils apprécient son esprit brillant et son sens de la stratégie pour faire et défaire les
carrières. Les belles heures exaltantes de la Révolution sont bientôt terminées ; de nouveaux noms
émergent : Danton, Robespierre, Saint-Just, Fouché, Barras, Tallien… Le 10 août 1792, la prise des
Tuileries fait cinq mille victimes. Les biens des aristocrates émigrés sont confisqués. Un engin de mort
est dressé place de la Concorde. C’est une guillotine, du nom de son inventeur, Joseph-Ignace Guillotin.
Ce médecin député a lui-même convaincu l’Assemblée constituante de l’efficacité de sa trouvaille :
« Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point. » Les députés se
sont esclaffés.
Bientôt, les charrettes commencent à se remplir, et les têtes à tomber. Tous ceux qui sont soupçonnés
d’être des conspirateurs ou dénoncés comme tels sont exécutés. On trahit, on calomnie, on raccourcit. La
chasse aux aristos et aux nantis est ouverte. Le peuple ne demande qu’à leur faire passer « le goût du
pain ». Dès septembre, on massacre. Près de mille prisonniers sont tués dans les prisons parisiennes, aux
Carmes, à l’Abbaye, au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, à Bicêtre et à la Salpêtrière. Les têtes des
suppliciés sont promenées au bout d’une pique devant une foule sadique, ivre de sang, qui profane les
corps avant de les pousser dans une fosse commune où ils sont recouverts de chaux vive.
On raconte que la reine Marie-Antoinette s’est évanouie quand, depuis sa prison de la tour du
Temple, elle a vu devant ses fenêtres, agitée en haut d’une pique, la tête de la princesse de Lamballe, la
surintendante de la famille royale, qui était sa confidente. Les rues sentent le vinaigre, celui que l’on
verse sur la chaussée pour nettoyer les taches de sang. Les « aristos » qui n’ont pas adhéré avec force aux
idées révolutionnaires sont en sursis. Une fois Louis XVI guillotiné, le 21 janvier 1793, la Convention
pense qu’ils méritent de subir le même sort que leur roi.
Beaucoup s’exilent. Jean-Jacques Devin de Fontenay sent sa particule toute neuve peser lourdement
sur ses épaules. Craignant à juste titre une arrestation, il vient chercher son jeune fils et celle qui est
toujours sa femme, malgré leurs vies séparées, pour les emmener loin de Paris. Thérésa, pourtant gagnée
aux idées de la Révolution, trouve en effet plus sage de partir. Mais où aller ?
Devin de Fontenay, ruiné, ne s’est pas compromis avec la Révolution ; il pense quitter le pays et
rejoindre la diaspora aristocratique. Pour sa part, Thérésa a trop cautionné les idées révolutionnaires
pour être bien reçue à l’étranger, chez ceux que l’on appelle les « émigrés ». Elle préfère s’installer à
Bordeaux où elle a des amis et de la famille, notamment ses frères et son oncle Galabert. Avec eux, elle
sera en sécurité. Ils divorcent d’un commun accord le 25 avril 1793. Elle lui donne ses bijoux pour qu’il
ne soit pas sans rien. Ils ne se reverront jamais, et ne se garderont aucune rancune.
Thérésa reprend son nom de jeune fille, Cabarrus, et laisse tomber sa particule. Elle s’installe avec
son fils chez son oncle Galabert, l’amoureux de ses douze ans. Elle en a maintenant vingt et s’il la trouve
toujours fort belle, Maximilien a abandonné tout espoir d’union.
La jeune femme est reprise par le tourbillon de la vie. Bordeaux est en effervescence. On danse, on
va à l’opéra, on se promène sur les bords de la Garonne… Elle est de toutes les fêtes, entourée d’une
cour d’admirateurs. Les cavaliers ne manquent pas pour l’emmener au bal.
Les mauvaises langues disent qu’elle renoue sensuellement avec son frère, Paco, et que l’âge adulte
leur permet de jouer plus franchement et d’aller jusqu’au bout de leur désir. Ce jeu scabreux ne dure pas
longtemps, car le jeune Paco est tué le 8 septembre 1793 au siège de Dunkerque. Il a rejoint son régiment
après que sa sœur s’est amourachée d’un certain Auguste de Lamothe, un beau jeune homme exalté qui
l’appelle la Magicienne. D’une jalousie maladive, Paco l’a provoqué en duel et blessé cruellement. Il ne
lui restait plus qu’à quitter Bordeaux, pendant que sa sœur pansait les plaies de son amant. Auguste de
Lamothe réchauffe son cœur et son lit pendant quelques mois avant d’être appelé lui aussi à l’armée.
À Paris, Robespierre est devenu tout-puissant : il accède à la présidence de la Convention et
devient membre du Comité de salut public. La Terreur a gagné la capitale et s’étend en province. Pour
l’installer à Bordeaux, l’Incorruptible y envoie, en octobre 1793, un dénommé Jean-Lambert Tallien, un
« dur » de vingt-six ans, proche de Danton, qui a participé activement aux massacres de septembre.
Nommé représentant en mission, il a emporté dans ses bagages l’engin tristement emblématique de la
Révolution, la guillotine, bien affûtée, prête à couper toutes les têtes qui dépassent. Elle est installée sur
la grand-place de Bordeaux, rebaptisée place Nationale. La première tête bordelaise à tomber dans le
panier est celle du maire de la ville, François-Armand Saige.
Sans scrupules, Tallien a bien l’intention de faire mieux que Fouché, qui mitraille au canon à Lyon,
que Carrier, qui noie à Nantes, et que Fouquier-Tinville, qui raccourcit à Paris. Il commence par éliminer
tous les signes d’aristocratie. Blasons et armoiries sont détruits partout. Il fait même saisir les petites
cuillères en argent armoriées à l’hôtel Galabert. Bientôt il s’attaque aux personnes, au premier rang
desquelles les aristocrates, surtout les riches. Il confisque leurs biens et en profite pour vivre dans un
luxe inouï, très loin de sa vertu affichée.
Les arrestations commencent. Thérésa a gardé des contacts avec les révolutionnaires et essaie de
sauver un maximum d’aristocrates. Elle intervient pour faire rayer les noms de ses congénères sur les
listes des suspects, au point qu’elle le devient elle-même. En décembre 1793, elle est arrêtée et emmenée
au fort du Hâ.
La prison aux murs épais, bordée de fossés profonds où stagnent les eaux de pluie, a une sinistre
réputation. On raconte que les geôliers se battent pour garder les belles aristocrates qui échouent
quotidiennement dans leurs sombres cachots. Elles sont à leur merci : ils savent qu’ils peuvent tout leur
faire, impunément, puisqu’elles sont de toute façon promises à un sort funeste. Personne ne viendra leur
reprocher quoi que ce soit. Et ils en profitent honteusement pour assouvir leurs fantasmes sexuels. Soit
elles consentent, espérant ainsi sauver leur tête, soit elles sont violées. Le fort du Hâ est devenu un lieu
d’orgies.
Quand ils voient arriver la très belle Thérésa Cabarrus, les scélérats en salivent. Mais la jeune
femme connaît les hommes et comprend ce qui l’attend. Sa force de caractère et son intelligence lui
évitent déjà d’être violée… Elle se présente avec autorité et demande à parler au citoyen Tallien, qu’elle
a croisé chez Alexandre Lameth et chez Madame Vigée Le Brun. Il est temps de se rappeler à son bon
souvenir !
Elle veut le voir. Dans le doute, personne n’ose la toucher et on court prévenir Tallien. Quand il
entend son nom, il bondit. Évidemment qu’il la connaît ! Quel Parisien ignore qu’elle est la plus belle
femme de Paris ? Il l’a souvent vue au bras d’Alexandre Lameth, dont il a été le secrétaire, et elle l’a fait
fantasmer. Bien sûr qu’il veut la voir. Le plus rapidement possible. Il fait aussitôt porter un ordre de
délivrance : qu’on la lui ramène bien vite !
Quand Thérésa est face à lui, le citoyen Tallien redevient le fils du maître d’hôtel du marquis de
Bercy, un jeune homme d’origine modeste, intimidé devant l’aristocratie. Sentant tout cela, la jeune
femme a la finesse de ne pas le prendre de haut – il a sur elle pouvoir de vie ou de mort… Elle choisit la
vie en le caressant des yeux. D’autant que c’est plutôt un bel homme, et qu’il reprend vite de sa superbe.
Cédant à cette invite, Jean-Lambert Tallien la prend dans ses bras et l’embrasse. Elle lui rend son baiser
avec la fougue de celle qui vient de sentir le tranchant de la guillotine effleurer son cou et qui n’a plus
qu’une envie, se sentir vivre dans les bras d’un homme.
Ce soir-là, c’est Tallien qui a perdu la tête. Il l’a dans la peau et ne veut plus la quitter. Elle
s’installe avec lui à l’hôtel Franklin et ils s’affichent en couple dans Bordeaux. Il a exempté d’impôt la
fortune de sa maîtresse, qui continue à en jouir sans vergogne. Alors que les Bordelais ont faim, elle dîne
somptueusement et passe la soirée au théâtre, vêtue comme une reine, d’autant plus heureuse d’être au
bras de l’homme le plus puissant de Bordeaux qu’il ne manque ni d’allure ni de charisme.
Jean-Lambert Tallien est fasciné par la beauté et l’esprit de cette jeune femme de vingt ans. Elle
peut lui demander tout ce qu’elle veut et elle ne s’en prive pas. Elle se préoccupe surtout de ceux qui
risquent l’échafaud.
En effet, le proconsul continue sa triste besogne. Un soir, ce sont tous les comédiens et spectateurs
du grand théâtre qu’il fait arrêter. « J’ai détruit un foyer d’aristocratie », écrit-il au Comité de salut
public. Chaque fois qu’elle le peut, Thérésa s’enquiert des noms de ceux qui sont sur la liste et quand elle
reconnaît un ami, un parent, un familier, une connaissance, elle demande sa grâce à coups de baisers et de
caresses. Tallien a compris qu’entre sa maîtresse et lui, il y a la guillotine, et comme il souhaite se
rapprocher d’elle le plus possible, il fait moins fonctionner la Veuve. Thérésa a toujours à portée de main
une demande de passeport, un ordre de libération, d’ajournement, de sauf-conduit, de grâce, à lui faire
signer. « Depuis plusieurs mois, je ne me suis pas couchée sans avoir sauvé la vie de quelqu’un », dit-
elle avec malice. Quand malheureusement elle ne peut leur éviter le couperet, elle s’arrange pour que la
montre des malheureux soit rendue à leur famille.
Bientôt, tous les aristocrates de Bordeaux savent que l’appartement qu’elle occupe à l’hôtel
Franklin est devenu celui des grâces. Thérésa Cabarrus est surnommée Notre-Dame de Bon Secours. Elle
est la reine de Bordeaux : couverte de présents par les riches miraculés, elle vit avec Jean-Lambert
Tallien dans un luxe ostentatoire comme il y en a peu en cette période où il vaut mieux faire profil bas.
Car elle est aussi frivole que bonne et courageuse.
Bientôt, Robespierre est mis au courant des frasques du couple. Il apprécie modérément qu’un
serviteur de la République partage la vie d’une aristocrate, encore moins qu’il se laisse attendrir à son
contact. Le compte de têtes n’y est pas. Le bourreau ne remplit pas son office. Tallien est soupçonné de
mollesse et de modérantisme, une accusation très grave dans cette période sanguinaire. Il doit revenir à
Paris pour s’expliquer devant le Comité de salut public. Montant à la capitale en mars 1794, il est vite
oppressé par l’angoisse qui imprègne la ville. De nombreux révolutionnaires de la première heure sont
passés par l’échafaud. Le grand Danton sera arrêté à la fin du mois. Robespierre est devenu un dieu païen
tout-puissant qui décide de la vie et de la mort – surtout de la mort. Sentant le frais de la lame sur sa
nuque, Tallien se défend tant et si bien devant ses pairs qu’il est élu président de la Convention.
Robespierre en est tellement contrarié qu’il décide de le frapper là où il est le plus sensible, au cœur.
En avril 1794, pour éviter qu’ils quittent la France, une loi interdit aux membres de la noblesse
d’habiter une ville portuaire ou frontalière. Thérésa est obligée de quitter Bordeaux où le nombre
d’exécutions va grimper en flèche après son départ. Elle emmène dans ses bagages un jeune homme de
quinze ans qu’elle a initié aux joies de l’amour physique et dont elle compte bien parfaire l’éducation tant
il se montre doué. À peine est-elle rentrée à Paris que Robespierre signe l’ordre de l’arrêter – sans se
douter qu’il signe aussi là son propre arrêt de mort… On connaît la suite.
Robespierre disparu, les portes des prisons s’ouvrent. Thérésa Cabarrus fait aussitôt libérer les
prisonniers des Carmes, à commencer par Joséphine de Beauharnais qui va devenir son amie la plus
proche. Paris en liesse célèbre sa libératrice, Notre-Dame de Thermidor, qui va devenir Madame
Tallien. Jean-Lambert, toujours fou de celle qui le rend bien meilleur qu’il n’est, la demande en mariage.
Elle accepte, persuadée qu’ils ont ensemble une carte à jouer. Le bon peuple de Paris ne comprendrait
pas que ce couple héroïque se sépare après son triomphe. D’ailleurs, la gloire est érotique et Thérésa
retombe avec plaisir dans les bras toujours ouverts de son amant. Dans quelques mois, ils auront leur
premier enfant, une petite fille qu’ils nommeront Rose-Thermidor, Rose étant le premier prénom de
Joséphine de Beauharnais, sa marraine.
Tallien est entré au Comité de salut public. C’est un homme très en vue. Encore influencé par sa
femme, il entraîne son parti à la clémence contre ses adversaires. Thérésa continue d’empêcher
arrestations et condamnations. Outre-Manche, informé de son action, le Premier ministre britannique,
William Pitt le Jeune, s’enthousiasme : « Cette femme serait capable de fermer les portes de l’Enfer ! »
En attendant, elle espère bien ouvrir celles du Paradis… Marre de la mort, marre du sang. Il est
temps de vivre et de s’amuser. Mais auparavant, il lui faut museler ses ennemis, qui sont aussi ceux des
aristos, ceux que l’on appelait autrefois avec frayeur, maintenant avec mépris, les « buveurs de sang »,
c’est-à-dire les Montagnards, les partisans de Robespierre réunis dans le club des Jacobins. Une
campagne de presse est orchestrée contre eux et Thérésa a le chic pour gagner les faveurs des
journalistes : elle commence par les mettre dans son lit.
Toute la jeunesse dorée suit cette jeune femme de vingt et un ans. La nouvelle mode pour les
hommes est de porter une perruque blonde et de s’habiller complètement en noir avec des collants, un
gilet court et un collet autour du cou. On les surnomme d’ailleurs les « collets noirs ». Ils sont munis d’un
gourdin, qu’ils appellent « pouvoir exécutif ». Leur jeu préféré consiste, dès qu’ils le peuvent, à tomber à
bras raccourcis sur les Jacobins qui repartent penauds sous les crachats de la foule, eux qui faisaient
trembler les Parisiens il y a peu. Enfin, la vie va recommencer. Et c’est Thérésa Tallien qui donne le
coup d’envoi des réjouissances.
À la fin de l’année 1794, elle s’installe à la Chaumière, un hôtel particulier qu’elle a héritée de son
père, située dans un grand parc, proche de la Seine, au bout de l’allée des Veuves (l’actuelle avenue
Montaigne). Elle va en faire une demeure somptueuse. À la pendaison de crémaillère, les équipages se
bousculent devant le perron. Depuis la chute de Robespierre, les carrosses sont de nouveau de sortie.
Tout ce qui compte dans la capitale, le Tout-Paris politique et artistique, les plus jolies femmes, la
jeunesse dorée, a répondu à son invitation.
Dès le premier soir, l’habitude est prise, la Chaumière devient le haut lieu de la vie parisienne,
l’endroit où il est de bon ton de se montrer et, encore mieux, de s’amuser. La maîtresse de maison est
devenue l’égérie de la Révolution. On guette ses moindres faits et gestes. Pour recevoir ses invités triés
sur le volet, Madame Tallien s’entoure de ses très bonnes amies, Joséphine de Beauharnais en tête. Cette
dernière profite du fastueux train de vie de Thérésa, qui sera toujours très généreuse à son égard. Les
deux femmes ont beau avoir dix ans de différence, elles ont les mêmes centres d’intérêt : les hommes et
l’amour, s’amuser et se parer, vivre avec frénésie.
Avec leurs amies Fortunée Hamelin, Mademoiselle Lange et Juliette Récamier, elles deviennent les
reines des Merveilleuses. Elles lancent la mode néo-grecque qui avait déjà inspiré la Rome antique.
Diane et Vénus ont investi Paris : les femmes ressemblent désormais à des déesses mythologiques. Les
corps sont voilés – ou plutôt dévoilés – par des mousselines colorées et transparentes, fendues jusqu’à la
taille. Les robes sont ceinturées sous la poitrine, mettant en valeur son galbe ; les décolletés sont si
échancrés que parfois un sein jaillit, pour le plus grand plaisir de tous. Les bras sont nus. Les cheveux
sont souvent courts, une mode descendue de l’échafaud où nombre d’aristocrates ont vu leur chevelure
tomber à leurs pieds pour faciliter le travail du bourreau. Et comme il vaut mieux en rire qu’en mourir, on
pratique l’humour noir.
Le bijou à la mode est un fin cordon de soie rouge que l’on porte autour du cou telle une cicatrice.
On se salue en baissant la tête d’un coup sec, comme si elle tombait dans le panier. Le pendant masculin
de ce mouvement extravagant est celui des Inc’oyables – à prononcer sans le r, consonne bannie car elle
est la première lettre du mot « révolution ». Cette excentricité linguistique n’a d’égale que celle de leur
accoutrement. Les Inc’oyables sont coiffés en « oreilles de chien », deux grandes mèches rabattues et
plaquées le long des tempes, tandis qu’un chignon derrière la tête, retenu par un peigne d’écaille, laisse le
cou nu, comme celui de ceux qui sont montés à l’échafaud. Ils arborent de grands anneaux aux oreilles ou
des lunettes et binocles démesurés et portent un gilet court d’où jaillit un immense jabot qui se resserre
autour du cou jusqu’au menton, des culottes de velours qui laissent voir leurs genoux, des chaussettes tire-
bouchonnées dans des poulaines – des chaussures ultra-pointues comme celles du Moyen Âge – et des
chapeaux démesurés. Bref, un grand n’importe quoi.
Avec les Inc’oyables et les Me’veilleuses, c’est ca’naval tous les jours. Paris redevient une fête.
Partout on danse, partout on chante, partout on aime. Partout on voit Thérésa, au théâtre, à l’opéra,
toujours parée avec magnificence, couverte de bijoux. Elle émerveille. C’est la féminité dans toute sa
splendeur et sa puissance. Être invité à la Chaumière est une consécration. En être exclu fait de vous un
provincial, même si vous habitez la capitale.
Les mondanités de sa femme favorisent la carrière politique de Jean-Lambert Tallien, mais il
semble qu’il a donné le meilleur de lui-même et qu’il n’ira pas plus haut. Or Thérésa n’aime que les
hommes qui montent, et elle commence à s’éloigner de son mari. Quand, durant l’été 1795, chargé de la
répression d’une insurrection en Bretagne, il fait fusiller près d’un millier d’aristocrates, sa femme ne le
lui pardonne pas. Elle ne supportera plus que ses mains pleines de sang puissent encore la caresser. Ils
restent mariés, mais ce n’est plus qu’un mariage de papier.
Ce ne sont pas les hommes qui manquent autour des vingt-deux printemps de la très belle Thérésa.
Les amants se succèdent sans qu’elle s’attache. Elle regarde déjà du coin de l’œil Paul Barras, l’homme
le plus puissant du Directoire, le nouveau régime. La Convention s’est achevée fin octobre 1795. La
France est désormais gouvernée par cinq directeurs qui se partagent le pouvoir exécutif, laissant le
législatif aux députés. Le vicomte de Barras est bel homme, brillant et intrigant, libertin, avide de plaisirs
et d’argent. On le dit corrompu, mais il a l’art et la manière. « Il parfumerait même du fumier », dira de
lui Talleyrand. Robespierre était l’Incorruptible, Barras est le Corrupteur. Il aime les femmes et ne s’en
prive pas. Il s’est amouraché de Joséphine de Beauharnais, très éprise de lui, qui accepte de le partager,
comme le veulent les mœurs de l’époque, où tout le monde couche avec tout le monde.
C’est Paul Barras qui amène chez Madame Tallien un jeune capitaine d’artillerie, un certain
Napoléon Bonaparte. Il l’a remarqué durant le siège de Toulon. Efflanqué, maigre, pauvrement vêtu, le
futur empereur des Français est le seul alors à pressentir l’immense destin qui l’attend. Parmi la brillante
assemblée de la Chaumière, il détonne. Loin d’être un débauché, c’est un sentimental qui n’aspire qu’à
vivre de grandes passions. Quand tout le monde badine, il est sérieux et intense, l’unique personne peut-
être dans ce salon à être plus préoccupée de la France que de son avancement.
La première fois qu’elle le voit, Thérésa Tallien remarque sa redingote usée et lui fournit du tissu
pour un nouvel uniforme. Tombé sous le charme de cette hôtesse ravissante, il lui fait la cour. Avec une
telle femme à ses côtés, il pourrait conquérir le monde. Il lui propose le mariage. Mais elle le rejette
gentiment : il n’est pas du bois dont elle se chauffe. Elle a mieux dans sa lorgnette, le grand Barras. Lui
est déjà arrivé, elle aime les valeurs sûres. Même si elles sont fausses. La grande ambitieuse est passée à
côté du destin dont elle rêvait : elle n’a pas reconnu celui qui aurait pu l’emmener exactement là où elle
voulait aller, au sommet.
C’est son amie Joséphine qui deviendra impératrice. Le petit Corse en tombe très amoureux et
Barras pousse sa maîtresse, dont il s’est lassé, à accepter cette union inespérée pour une femme de trente-
deux ans, pauvre, avec enfants. La belle Beauharnais fera un mariage de raison, sans se douter qu’elle est
en route pour la gloire et l’Empire.
Thérésa remplace aussitôt son amie dans le lit de Barras, sans que Jean-Lambert Tallien ait son mot
à dire. Le directeur est logé au palais du Luxembourg. L’écrin convient parfaitement à sa nouvelle
favorite à qui il confie en quelque sorte ses relations publiques. À elle d’organiser les grandes soirées du
Directoire où l’on croisera toute l’élite du pays, politique, financière et commerciale, mais aussi
artistique. Elle remplit merveilleusement bien sa mission. À la tête du pays, Paul Barras puise sans
vergogne dans les caisses de l’État. Il s’enrichit rapidement à millions, ce qui ravit sa jeune maîtresse car
il donne l’argent aussi facilement qu’il le vole.
Avec lui, Thérésa Tallien devient la reine du Directoire. Là encore, les fêtes succèdent aux fêtes.
Elle y brille par son esprit et son élégance. Parmi les invités, Cambacérès, Charles-Maurice de
Talleyrand-Périgord, Joseph Fouché, Anne Jean Marie René Savary, le financier Gabriel-Julien Ouvrard,
Choderlos de Laclos, Benjamin Constant, Madame Récamier… Sa façon de recevoir est louée dans tout
Paris. La duchesse d’Abrantès s’émerveille : « Ses mains, ses bras, ses yeux, tout était admirable, et son
sourire fin et spirituel, parce qu’en effet elle l’était elle-même beaucoup, éclairait cette physionomie d’un
tel éclat qu’en voyant Madame Tallien, un cri d’admiration s’est souvent échappé de la bouche de ceux
qui la voyaient pour la première fois. »
Joséphine Bonaparte est à ses côtés. Son mari est parti guerroyer en Italie où d’ailleurs il réussit fort
bien. Elle préfère rester à Paris et roucouler avec son nouvel amant, Hippolyte Charles. Les deux amies,
conscientes de leur chance, en font profiter le maximum de gens. Elles n’ont pas qu’un sexe et un cerveau,
elles ont aussi un cœur, et tout cela fonctionne ensemble admirablement. Mais ces plaisirs ont un coût et
Thérésa se révèle extrêmement dépensière – un peu trop au goût de Barras. Comme il l’avait fait pour
Joséphine, il trouve un homme providentiel pour se débarrasser d’elle. Cette fois, le banquier du
Directoire, Gabriel-Julien Ouvrard, fera l’affaire. Il est richissime et n’aspire qu’à briller dans le monde.
Thérésa est la femme qu’il lui faut. En échange du service rendu, Barras fera de lui le fournisseur des
armées.
Thérésa est d’abord furieuse de ce marché, vexée que Barras se soit lassé d’elle au bout de
seulement trois ans. Mais ne se lasse-t-il pas de toutes ses femmes ? Très vite, elle comprend où est son
intérêt – d’ailleurs, elle n’a pas trop le choix. Pour bien faire comprendre à tout Paris que Thérésa est
désormais à Ouvrard, Paul Barras organise une grande chasse sur les terres de son château de Grosbois.
Afin de montrer qu’elle a changé de casaque, Thérésa chevauche une monture de l’écurie Ouvrard et pour
ceux qui n’auraient pas compris, c’est à son bras qu’elle arrive le soir au dîner, magnifique et détendue,
et à son bras qu’elle repart pour l’Opéra, où elle s’exhibe dans la loge du financier.
Le milliardaire donne une grande soirée dans son château de Raincy et installe sa maîtresse de
vingt-cinq ans dans une splendide maison entourée de jardins rue de Babylone, à Paris. Là, les fêtes
reprennent sans compter et Thérésa reste la reine incontestée de Paris, même si elle est éloignée à son
grand regret du centre politique. Si elle n’a eu qu’un seul enfant avec Barras, mort-né, elle en aura quatre
avec Ouvrard, un par an durant les quatre années de leur liaison, de 1798 à 1802.
C’est Napoléon Bonaparte qui y mettra fin indirectement par son coup d’État du 18 brumaire an VIII
(9 novembre 1799). L’Aigle a pris son envol et l’Europe tout entière a compris qu’un nouvel astre s’était
levé. Il met fin au Directoire. Barras s’en va. Devenu le nouvel homme fort de la France, Napoléon
Bonaparte veut faire le ménage, en finir avec la corruption et l’impudeur, incarnée par Barras, Madame
Tallien et Ouvrard. Barras parti, il ouvre une enquête sur le banquier du Directoire et ses malversations.
Il lui en veut particulièrement d’avoir livré à son armée des chaussures en faux cuir et semelles en carton
qui ont beaucoup fait souffrir ses hommes pendant la campagne d’Égypte. Ouvrard est mis en prison et
Thérésa se retrouve seule.
Toujours très proche de Joséphine, elle espère que la nouvelle impératrice plaidera sa cause auprès
de son mari. Mais il n’en est pas question pour Bonaparte. Il ne veut plus dans son entourage de cette
femme « indécente, dit-il, qui a eu plusieurs maris et des enfants de tout le monde ». Il interdit à
Joséphine de la fréquenter. Après les débauches du Directoire, la pudeur et la vertu sont remises au goût
du jour. Thérésa est surnommée Messaline ou encore « la plus grande putain de Paris ».
À vingt-six ans, Thérésa, redevenue Cabarrus depuis son divorce avec Tallien, est exclue des
cercles proches du pouvoir. Elle ne sera plus jamais dans le secret des dieux. Elle est toujours belle et
spirituelle, quoiqu’un peu triste. Ses amies lui restent fidèles et c’est chez l’une d’elles, Madame de
Staël, qu’elle rencontre son troisième mari, François Joseph Philippe Riquet, comte de Caraman. Il a
trente-deux ans, six de plus qu’elle. Séduit par le désenchantement mêlé d’humour de cette jolie femme
qui semble revenue de tout, il lui propose de l’épouser. Elle accepte, mais refusera de coucher avec son
mari tant que leur mariage ne sera pas officialisé. Un truc de fille pour mieux l’accrocher.
Le conte de fées continue pour Thérésa : par cette union, elle devient princesse de Chimay. Elle est
très heureuse avec ce mari qui lui fait encore quatre enfants. En tout, elle en a eu onze de cinq hommes
différents. Neuf atteindront l’âge adulte.
Cette femme magnifique, à la vie romanesque et généreuse, reste pour toujours « Madame Tallien »,
la jeune femme de vingt ans capable de fermer les portes de l’Enfer. Atteinte d’une maladie du foie,
Thérésa, née Cabarrus, ex-Tallien, princesse de Chimay, s’éteint le 15 janvier 1835, à soixante et un ans,
à Chimay, en Belgique, entourée des siens et sans avoir jamais revu Joséphine. Elle meurt comme elle a
vécu, dans un lit.
Mata Hari
La fabuleuse

« Quelle étrange coutume des Français que d’exécuter les gens à l’aube ! » murmure Mata Hari dans
un demi-sommeil, encore allongée dans son lit. C’est le médecin de la prison qui a pris sur lui de la
réveiller en la secouant légèrement. Il est quatre heures du matin, ce lundi 15 octobre 1917, et Mata Hari
doit être fusillée dans moins de trois heures. Un petit comité est entré dans sa cellule. « Le président de la
République a rejeté votre recours en grâce. L’heure de l’expiation est venue, lui dit un officier. – C’est
pas possible, c’est pas possible ! » répète-t-elle, abasourdie par la nouvelle. Elle avait beau s’y attendre,
c’est très dur à entendre.
Sœur Léonide, la religieuse, surveillante en chef, l’aide à se lever. Elle l’entoure de son affection
depuis sa condamnation à mort, en juillet dernier. Maître Clunet, son avocat, la prend dans ses bras. Très
ému, il pleure. Il a tout fait pour la sauver, allant même jusqu’à inventer qu’elle était enceinte. En vain.
L’un des deux médecins de la prison lui fait boire un grog où il a mis beaucoup de rhum, pour la
réchauffer et l’anesthésier à la fois. Il est temps de s’habiller, la petite délégation sort de la cellule,
laissant sœur Léonide avec Mata Hari. La religieuse a fait sortir du greffe les vêtements que la
condamnée portait quand elle est entrée en prison, seuls vestiges de sa féminité somptueuse et de son luxe
passé.
Mata Hari a quarante et un ans, mais l’épreuve de son arrestation et de son procès a blanchi ses
cheveux et alourdi sa silhouette. Qu’importe, elle désire se faire belle pour mourir. Elle sait
qu’aujourd’hui ils seront nombreux à venir la voir attachée au poteau d’exécution.
À l’époque, la loi veut que la mise à mort ait lieu en présence d’invités. En général, ils sont une
trentaine, cette fois ils seront plus de cent. Elle leur doit un dernier frisson. Mata Hari enfile ses beaux
bas de soie sur ses jambes de danseuse et glisse ses pieds dans des escarpins de cuir fin. Elle met une
robe élégante de grand couturier garnie de fourrure. Elle se coiffe du mieux qu’elle peut et rafraîchit son
visage. Enfin, elle jette sur ses épaules un grand manteau noir, également bordé de fourrure. L’ensemble
s’assortit parfaitement. Mata Hari est satisfaite. Pour son dernier spectacle, elle est très élégante. Elle a
prévenu sœur Léonide, qui s’inquiète pour elle : « Ne craignez rien, ma sœur, je saurai mourir sans
faiblesse. Vous allez voir une belle mort. »
Avant de sortir de sa cellule, elle demande à rester seule avec le pasteur Arboux. Leur entretien
dure quelques minutes. Puis, conformément à la loi, le juge d’instruction Bouchardon entre lui demander
si elle a des révélations à faire. « Aucune… Et si j’en avais, vous pensez bien que je les garderais pour
moi », répond-elle crânement.
Elle pose un grand canotier sur sa tête et longe le couloir de la prison. Est-ce l’entretien avec le
pasteur ? Est-ce Dieu qui lui donne des ailes ? Mata Hari semble revigorée. La peur a disparu. « À partir
de ce moment-là, elle ne marcha plus, elle se mit à courir ; elle descendit, deux marches à la fois, les
escaliers de l’antique prison… On avait peine à la suivre », raconte dans ses Mémoires le juge
Bouchardon.
Il faut rejoindre le lieu d’exécution en banlieue parisienne. Des voitures sont prévues pour tout le
monde. La condamnée monte avec sœur Léonide, le pasteur et son avocat. Les autres suivent et bientôt le
convoi s’ébranle en direction du bois de Vincennes. « On eût dit un cortège de noces », écrit Bouchardon.
Sur place, les invités sont déjà là. C’est un événement mondain. « Ah ! mon Dieu ! Quel monde ! Quel
succès ! Ah, ces Français ! » s’exclame Mata Hari.
Le peloton d’exécution est composé de douze soldats qui l’attendent près de la butte de tir. Le
commandement craignait que la condamnée pique une crise de nerfs, mais elle étonne par son calme,
traversant le terrain devant les militaires, les dévisageant, fière et droite, comme si elle les passait en
revue. Elle est accompagnée de sœur Léonide, du pasteur Arboux et de son avocat, Maître Clunet.
Arrivée devant le poteau, elle les embrasse et fait un signe amical à la foule avant qu’on l’attache, les
mains dans le dos. Elle refuse le bandeau, elle veut voir la mort en face.
Son attitude impressionne tous les témoins et un silence religieux se fait. Le journaliste de L’Heure
raconte : « Elle est morte avec un courage jamais vu, en gardant le sourire sur ses lèvres, comme au
temps où elle triomphait sur la scène. » « Une sorte de défi par sa sérénité et son sourire », écrit celui de
La Petite République.
Un officier donne l’ordre de tirer. Douze claquements retentissent en même temps dans la faible
clarté de l’aube, aussitôt suivis du coup de grâce, une balle tirée à bout portant dans l’oreille par un sous-
officier de dragons. Un médecin militaire vient constater le décès. Il est 6 h 15 du matin, l’heure du mata
hari, qui veut dire « soleil levant » en javanais.
Son cadavre est emmené à la Faculté de médecine où il est autopsié par des étudiants. Il sera ensuite
inhumé au cimetière de Vincennes. Personne n’est venu réclamer le corps de Mata Hari. C’est bien la
première fois. Douze ans plus tôt, son corps magnifique enflammait Paris.
Par la grâce d’un soir de printemps, Mata Hari est entrée à pas feutrés dans l’imaginaire érotique de
ses contemporains. Le 13 mars 1905, Émile Guimet, riche industriel passionné d’Orient, reçoit le Tout-
Paris dans le musée qui porte son nom et qui expose ses œuvres d’art rapportées d’Extrême-Orient. Il a
une surprise. Son nom est déjà sur toutes les lèvres, mais peu encore l’ont vue. Mata Hari. Il s’agit d’une
très belle jeune femme, née en Indonésie, dans la caste des brahmanes, et initiée très jeune aux danses
sacrées par les prêtresses des temples bouddhistes.
Mata Hari est arrivée en France depuis quelques mois et depuis, elle est invitée dans les cercles les
plus huppés. Elle séduit par son mystère et son exotisme, mais rares sont ceux qui l’ont vue danser. Parmi
les privilégiés, Émile Guimet est tombé sous le charme et ce soir, il veut en faire profiter ses amis. Son
musée est l’écrin parfait pour la danse sacrée de Mata Hari. La rotonde du musée, avec ses huit colonnes,
est idéale pour figurer un temple et Guimet a prêté une statue de Shiva. Des orchidées et des fleurs de
jasmin ont été disposées sur l’autel, où leur senteur se mélange avec celle des encens qui se consument
dans les brûleurs. L’odeur de santal et de myrrhe se répand comme dans une église ou un lieu sacré. Les
lumières ont été baissées et des flambeaux allumés, projetant des ombres mystérieuses. La centaine
d’invités a pris place autour de l’espace créé par cette mise en scène. Règne un silence recueilli. Un gong
résonne longuement dans les têtes et les corps. Soudain, venue du fond de la scène, la silhouette de Mata
Hari se dessine dans la pénombre.
Magnifique apparition d’une jeune femme longue et brune, à moitié nue. Très élancée, féline, elle
serait parfaite si son torse n’était pas si plat. Ses seins affleurent à peine, mais ils sont soulignés par un
soutien-gorge de métal argenté incrusté de pierreries. Son cou est orné d’un grand collier oriental. Elle
porte un diadème hindou qui enserre sa tête et couronne un visage ravissant où s’ouvrent de grands yeux
noirs. Ses sourcils semblent dessinés tant leur arc est parfait, étiré vers les tempes. Ses bras, ses poignets
et ses chevilles sont cerclés de larges bracelets d’argent sertis de pierres colorées. Des serpents d’argent
s’enroulent près de son épaule. Ses jambes sont couvertes d’un pantalon de voile transparent resserré aux
chevilles. Une large ceinture entoure ses reins et vient se croiser en pointe au-dessus du pubis, laissant le
ventre et le torse nus. C’est le costume des bayadères, les danseuses sacrées dédiées aux dieux. Le poème
de Charles Baudelaire « Les bijoux », dans Les Fleurs du mal, semble avoir été écrit pour elle :

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,


Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur.

Et, plus loin :

Je croyais voir unis par un nouveau dessin


Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !
Immédiatement, la salle est en transe. La musique commence et Mata Hari s’anime au son des sitars
et des luths. Sous des voiles d’or, chargée de bijoux telle une idole hindoue, elle ondule doucement. Ses
bras s’enroulent et se déroulent, comme le font les serpents ; ses mains accompagnent les torsions de son
poignet. C’est une flamme qui brûle et échauffe les sens. Elle est superbe et son corps se laisse voir un
peu plus à mesure qu’elle enlève ses voiles.
Le journaliste Marcel Lami décrit dans Le Courrier français l’émotion qui se dégage de sa danse :
« Forte, brune et d’un sang puissant, son teint bistré, sa bouche ombrée, ses yeux noyés disent le soleil
lointain et les pluies dissolvantes. Elle ondule sous les voiles qui la dérobent et la révèlent à la fois. Et
cela ne ressemble à rien de ce que nous avons vu. Les seins se soulèvent avec langueur, les yeux se
noient. Les mains se tendent et retombent, comme moites de soleil et d’ardeur. En face d’elle est une
idole d’or, vieille idole sculptée, adorée, priée par des mains qui ne ressemblent pas à nos mains, par des
bouches aux dents noircies par le bétel, qui ne ressemblent pas à nos bouches ; sa danse profane est une
prière ; la volupté s’y fait oraison… Le beau corps supplie : c’est comme une dissolution du désir dans le
désir. »
Mata Hari mime plus qu’elle ne danse et raconte une histoire inspirée d’une légende : « La
princesse Djelarvar, abandonnée par son fiancée, veut se venger. Elle offre à Siva, dieu de la haine et de
la mort, des fleurs de lotus et son premier voile, symbole de la beauté. Il reste sourd à sa prière. Elle lui
offre un second voile, symbole de la jeunesse – même insuccès –, puis un troisième voile, symbole de
l’amour. Aucun effet. Le voile qui couvre sa poitrine, symbole de la chasteté et de la volupté, tombe sans
résultat. Alors, la désespérée offre son dernier voile, qui symbolise la passion, c’est-à-dire elle-même. »
Mata Hari enlève tous ses voiles et se retrouve nue, excepté les seins qu’elle garde recouverts
d’argent et de pierreries. Sa danse est un strip-tease déguisé, un effeuillage troublant, sophistiqué et
érotique. À la voir se dévêtir aussi gracieusement et offrir son beau corps avec soumission et impudeur,
un frisson parcourt les reins des spectateurs. Le désir est palpable dans la salle. Les femmes sont moites
et les hommes sentent leur sexe se durcir. Le sang bouillonne dans les veines et les fait rougir de plaisir.
Tous sont délicieusement troublés.
Quand la représentation se termine, le silence se fait, le temps de reprendre son souffle. Puis le beau
monde se lève pour applaudir à tout rompre. C’est un triomphe. Enfin la tension retombe et chacun
retrouve son calme, guettant le sourire de son voisin avec la connivence des initiés.
Mata Hari vient d’inventer l’érotisme mondain. Elle se montre nue quand les femmes sont encore
solidement corsetées. À sa façon, elle fait sauter quelques maillons de la chaîne qui les opprime. Elle est
follement moderne. Le Tout-Paris s’entiche d’elle. Ces riches oisifs, qui pour la plupart ne travaillent pas
et vont de mondanités en amusements divers, sont avides de sensations nouvelles. Elle est la nouveauté du
moment. Tout le monde la veut. L’écrivain Colette, la grande comédienne Cécile Sorel, la femme de
lettres et milliardaire lesbienne Natalie Clifford Barney l’invitent à venir danser chez elles. La jeune
femme accepte de se produire à prix d’or.
Une foule d’admirateurs est envoûtée par cette créature aux origines mystérieuses. Personne ne
soupçonne que sous cette fleur exotique se cache une solide Néerlandaise du nom de Margaretha Zelle.
Une fille qui aime faire illusion. Elle a de qui tenir : chez les Zelle, on est illusionniste de père en fille.
Inventer des personnages est une habitude familiale. Son père, Adam Zelle, se présente comme un baron,
ce qui surprend dans leur petite ville, Leeuwarden, située au nord des Pays-Bas. Leurs voisins
comprennent mal comment un noble peut se retrouver chapelier, mais ils jouent le jeu et le surnomment le
Baron. Adam Zelle se garde bien de donner des explications.
Quand sa première enfant, Margaretha, naît, le 7 août 1876, il l’élève comme si elle était réellement
fille de baron. À six ans, elle reçoit pour cadeau d’anniversaire un petit cabriolet tiré par quatre chèvres.
Pour les habitants de Leeuwarden, voir cette petite fille parader dans cet équipage est saisissant. Ils sont
à la fois séduits par cette vision pittoresque et choqués par la dépense qu’ils imaginent. C’est ce que veut
Adam Zelle : il n’est pas si riche, mais il aime épater la galerie. Margaretha est toujours très bien
habillée, va dans la meilleure école, apprend, comme les filles des grandes familles, le piano, le chant,
mais également le français, l’anglais et l’allemand. Elle est douée pour les langues, ce qui lui servira
énormément plus tard. Elle acquiert une véritable culture qui lui permettra d’évoluer facilement dans le
monde à l’âge adulte. Son père lui donne tout, sauf le sens des réalités.
Au pensionnat, convaincue qu’elle est baronne, Margaretha fait la nique à ses camarades : elle ne
respecte pas le code de l’uniforme et arbore des tenues mettant en valeur sa féminité précoce. Le
règlement, très peu pour elle : elle refuse la normalité et l’anonymat. Ses camarades adorent l’écouter
raconter ses histoires. Son imagination est débordante. Dès l’enfance, sa vie est un roman.
Malheureusement, de roman rose il passe à noir, en 1889, quand Adam Zelle est ruiné. À treize ans,
l’adolescente est rattrapée par la réalité. Son père, ce héros, tombe lourdement de son piédestal. Son
infortune est révélée au grand jour : il n’est ni baron ni riche, c’est surtout un mythomane. Il souffre de la
folie des grandeurs. Mort de honte, il n’arrive pas à faire face. La famille explose, le couple se sépare et
les enfants sont partagés entre les oncles, tantes et cousins.
Margaretha ne retrouvera jamais plus son foyer uni : sa mère meurt deux ans plus tard ; son père se
remarie mais s’enfonce dans la misère et l’isolement. Ses frères et sœur grandissent loin d’elle. Née dans
une famille nombreuse, elle se retrouve du jour au lendemain quasiment seule. Elle vit désormais à
Leyde, chez une tante qui l’a inscrite à l’École normale pour qu’elle devienne institutrice. Privée de dot,
elle ne peut plus espérer un beau mariage.
Mais avec Margaretha, rien ne peut être normal, même pas l’école. Bientôt le bruit court dans les
couloirs que la jeune fille, désormais âgée de quinze ans, aurait une liaison avec le directeur. Scandale !
Il est renvoyé et elle, expédiée à La Haye, chez un oncle où elle mène la vie oisive qui lui convient. Car
elle n’aspire pas à apprendre un métier. Travailler, c’est bon pour le commun des mortels et son père l’a
convaincue qu’un grand destin l’attendait.
Comme beaucoup de femmes de son époque, sa première ambition est de se trouver un mari. Aussi
épluche-t-elle avec intérêt les annonces matrimoniales du journal local. Et s’arrête un jour sur celle d’un
officier en permission. Rudolph MacLeod est capitaine de l’armée des Indes néerlandaises – c’est ainsi
qu’on appelle alors l’Indonésie, une colonie des Pays-Bas. Des raisons de santé l’ont ramené au pays
pour quelque temps, mais il doit bientôt repartir. Il ramènerait bien une compatriote dans ses bagages.
Il a trente-huit ans, vingt ans de plus qu’elle, mais ce n’est pas pour déplaire à la jeune fille. Au
contraire, ça l’excite. Sa sensualité se réveille à l’idée d’être possédée par un homme fort et viril. Elle
lui envoie sa photo. Très vite, il lui donne rendez-vous. Margaretha est séduite par ce beau moustachu,
grand et bien fait, qui la dévore de ses grands yeux bleus. Surtout, il porte l’uniforme militaire qui aura
toujours un effet très érotique sur la future Mata Hari.
Lui ne peut que craquer pour cette ravissante qu’il sent déjà frémir sous son regard. Il la décrit ainsi
après leur première rencontre : « Un costume élégant qui moulait les jeunes formes de son corps élancé et
svelte, aux ondulations souples et fermes, et en faisait deviner l’harmonie. Un port de reine. Une
abondance de magnifiques cheveux d’un noir bleuté couronnait le front bas et retombait sur la nuque en
lourd chignon. L’ovale de la figure était éclairé par des yeux superbes, étrangement fascinateurs, en forme
d’amandes, veloutés, brun foncé aux reflets d’or, ombragés de longs cils soyeux et surmontés de sourcils
d’un dessin net et ferme. Le nez était fort, la bouche aux grosses lèvres sensuelles manquait de grâce,
mais la nacre des dents corrigeait ce que cette bouche avait de disgracieux. Le teint était d’une nuance
que les Hollandais des Indes appellent koelit langsap. L’ensemble était d’une rare séduction. »
Elle ne tarde pas à lui offrir sa virginité, pourtant considérée alors comme un bien inestimable. On
ne couche pas avant le mariage. Encore une fois, Margaretha ne s’embarrasse pas des convenances. Cette
virginité lui pesait, elle s’en débarrasse comme d’un fardeau. La voie est désormais ouverte et elle se
rend vite compte que c’est une voie royale qui lui permet de tout obtenir, en plus du plaisir qu’elle prend
réellement. Une révélation.
Définitivement conquis, le capitaine l’épouse en juillet 1895, moins de quatre mois après leur
rencontre. À dix-neuf ans, Margaretha devient Lady MacLeod, un vrai titre de noblesse cette fois, car son
époux est un noble véritable, d’origine écossaise. Mais Rudolph MacLeod n’a de noble que son titre. Dès
la lune de miel, il se révèle un être grossier, trompant sa jeune femme avec des prostituées, dont il a
toujours été friand. De plus, il est diabétique et cyclothymique. Ils se sont mariés trop vite. Mal assortis,
ils ne seront pas heureux ensemble. Cela ne les empêche pas, un an et demi plus tard, d’avoir un garçon,
Norman-John.
Au début de l’année 1897, le capitaine doit repartir en Indonésie et il embarque sa petite famille sur
un paquebot à destination de Java. MacLeod est nommé chef de garnison à Malang, dans l’est de l’île.
C’est là que Margaretha va inventer Mata Hari. Pendant que son mari reprend sa place dans la hiérarchie
coloniale, la jeune femme s’imprègne de la culture locale. Quand les autres femmes d’officiers restent
confinées dans la garnison, Margaretha se plonge dans la vie javanaise. Elle s’habille comme les natifs
du pays et tant pis, tant mieux si elle choque. En l’occurrence, elle séduit également les collègues de son
mari qui lui fait régulièrement des crises de jalousie, même si, de son côté, il se délecte de leurs petites
servantes asiatiques.
Margaretha est fascinée par les danses balinaises, mi-païennes mi-sacrées. Les costumes dénudent
merveilleusement le corps, le rendent vulnérable et désirable. Ils mettent en valeur le torse et les épaules,
couverts de bijoux de pacotille. Exotisme et érotisme. Elle se choisit un nom javanais, Mata Hari, et
apprend à danser comme une hindoue.
Malgré leur mésentente et leurs infidélités, les deux époux se retrouvent encore parfois au lit et leur
fille Louise-Jeanne naît à Java en mai 1898. Mais le destin ne veut décidément pas que Margaretha ait
une vie familiale : un drame va anéantir la famille MacLeod. Les deux enfants, Norman-John et Louise-
Jeanne, sont empoisonnés. Crime ou accident ? On soupçonne une servante, séduite par MacLeod, d’avoir
voulu se venger. On ne saura jamais. La fillette survit, mais le petit garçon âgé de trois ans et demi
succombe.
Le couple, déjà peu solide, ne résiste pas à l’épreuve. MacLeod accuse sa femme d’avoir négligé
ses enfants et d’être en partie responsable de la tragédie. Ils rentrent en Hollande et divorcent. La garde
de Louise-Jeanne est confiée à sa mère, mais MacLeod la juge dangereuse et n’accepte pas cette
décision : il enlève l’enfant. Margaretha ne reverra plus jamais sa fille, malgré ses efforts. Elle ne
renouera avec elle que de façon épistolaire, au cours des dix dernières années de sa vie. Condamnée à
mort, elle lui enverra une dernière lettre que Louise-Jeanne ne recevra jamais. La jeune fille mourra deux
ans après sa mère, en 1919, d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de vingt et un ans.
En 1902, Margaretha a vingt-six ans. De nouveau, elle est seule. Son ex-époux a eu la délicatesse de
lui couper les vivres et s’est même offert un encart dans le journal pour faire savoir qu’il ne paierait plus
ses dettes. On a vu plus élégant… La jeune divorcée est sans ressources mais, débarrassée de son vieux
mari, ressent comme un grand vent de liberté. Elle a confiance en elle et en l’avenir.
Elle décide d’aller à Paris poser comme modèle pour des peintres. La Ville Lumière est devenue la
capitale de la peinture. Picasso et Braque ont vingt ans et s’apprêtent à révolutionner leur art avec le
cubisme. Ils sont amis avec Matisse et peuvent encore, pour peu de temps, croiser leurs aînés, les
impressionnistes Renoir, Gauguin et Toulouse-Lautrec. C’est l’âge d’or de la peinture et les quartiers de
Montmartre et Montparnasse regorgent d’ateliers et de petites femmes qui posent nues et deviennent
souvent les muses et maîtresses des artistes.
Elle arrive bientôt dans la capitale et s’installe dans un petit meublé. C’est la vie de bohème dont
elle rêvait quand elle était coincée dans son mauvais mariage. L’Exposition universelle vient de se
terminer. Si elle a ruiné les Parisiens, elle a aussi révélé la richesse de l’époque et la révolution
technologique et industrielle en marche. Sur les bords de la Seine, en face du Trocadéro, une
merveilleuse construction de fer, prouesse de Gustave Eiffel, va devenir l’emblème de Paris. Toute la
capitale est en ébullition.
Mais si Paris est une fête, comme l’écrira bientôt Hemingway, Margaretha Zelle n’y est pas encore
invitée. Elle ne convainc pas comme modèle. Quand elle se met nue, un peintre l’évalue et conclut :
« Belles épaules, beaux bras, jambes bellissimes, mais quelle poitrine blette ! » Elle s’en souviendra plus
tard en créant le personnage de Mata Hari : plus jamais elle ne montrera ses seins. Quitte à inventer, pour
se justifier, que son ex-mari, dans un moment de forte excitation, lui a arraché un mamelon avec les dents.
Pour ne pas mourir de faim, la belle monnaye ses charmes. À l’époque, une femme seule sans
revenus n’a pas beaucoup de moyens pour gagner sa vie. Bien sûr, on peut aller travailler à l’usine ou
comme vendeuse, mais pour elle ce serait se couper complètement de son milieu et de ses relations. En
revanche, faire payer les hommes permet de maintenir son train de vie et les apparences. La prostitution
est ainsi pratiquée par beaucoup de femmes bien nées mais qui se retrouvent sans mari pour les entretenir
et qui n’ont pas la chance d’avoir une fortune familiale. La société l’admet plus facilement qu’un
déclassement social.
En France, c’est la Belle Époque, beaucoup de jolies femmes se donnent pour de l’argent aux
hommes les plus en vue, qui sont ravis d’exhiber une maîtresse ornementale. Loin d’être méprisées, ces
demi-mondaines sont un signe extérieur de richesse. Elles tiennent le haut du pavé, ont leur table réservée
dans tous les lieux à la mode, font et défont les tendances. On les appelle les courtisanes. Les plus
célèbres le sont encore aujourd’hui : la Belle Otero, Cléo de Mérode, Liane de Pougy…
Margaretha Zelle décide de rentrer en Hollande, un peu penaude. Sa conquête de Paris est reportée.
Mais pas longtemps. Elle revient quelques mois plus tard, le moral regonflé, avec cette fois l’idée de
devenir elle aussi une courtisane. Armée de ses robes et de ses bijoux, elle arrive dans la capitale pleine
d’espérances, prête à tout. Les hommes seront son salut, elle en est persuadée. Il lui faut trouver un
protecteur riche et généreux. Où le dénicher sinon dans les lieux chics ? La jeune femme se rend
directement au Grand Hôtel, un palace parisien, habillée comme une reine et parée de ses plus beaux
joyaux. Elle pénètre dans le hall luxueux de façon altière et comprend que son choix est le bon aux
réactions qu’elle provoque. Les regards s’attardent sur elle et les murmures bruissent sur son passage. Ça
va mordre, c’est certain. Elle s’inscrit comme Lady MacLeod dans le registre de la réception. Les
Français aiment la noblesse.
Elle a de quoi payer quelques nuits, un investissement pour la suite. Un coup de poker. Ce sera
quitte ou double. La jeune femme remporte tout de suite le jackpot, remarquant d’emblée un homme qui
attend l’ascenseur et dont la mise semble correspondre à ses attentes. C’est un négociant en vin de
Bordeaux, Louis Castagnols, à Paris pour affaires. Ils montent ensemble dans la petite cabine. Au rez-de-
chaussée, elle voit bien qu’il a vingt ans de plus qu’elle, lui la trouve ravissante et chic. Au premier
étage, elle remarque qu’il la regarde avec gourmandise. Il est déjà séduit par sa silhouette et ses yeux
bruns languides. Elle entame la conversation avec coquetterie, il répond, badin. Au troisième étage, elle
sait qu’il est riche et en voyage d’affaires. Il comprend qu’elle a besoin de lui. Ils descendent au même
étage.
Il l’invite à dîner, elle accepte. Ce soir, ils dormiront ensemble. Mais avant, elle lui aura fait la
danse du ventre. Le gros provincial est tout émoustillé par cette jeune femme de vingt-huit ans au corps
superbe : des petits seins, certes, mais une taille si fine qu’un homme peut en faire le tour avec ses deux
mains, des fesses et des jambes magnifiques, une peau à se damner et une bouche qui l’emmène au
paradis. De plus, elle est charmante et intelligente ; sa conversation l’amuse. C’est un jeu délicieux, qui a
un prix, mais qui lui donne la sensation d’être vivant et viril. Et ça, ça vaut de l’or.
Margaretha a trouvé un bon payeur, elle peut s’installer au Grand Hôtel. Nantie de son titre de Lady
MacLeod, elle passe pour une aristocrate – pourquoi pas une baronne, comme le voulait son père ?
Comme lui, elle a bien l’intention d’évoluer dans le Tout-Paris où elle trouvera d’autres financiers pour
la suite de l’aventure. Et elle a bien compris que pour en faire partie, il suffit de bluffer. Son français
parfait, son excellente éducation, sa solide culture générale, sa beauté et sa mise très élégante donnent
parfaitement le change à tous ces snobs qui ne se fient qu’aux apparences.
Pour expliquer sa solitude à Paris, elle se dit veuve d’un officier anglais. Pour retenir l’attention et
séduire, elle s’invente un passé pittoresque, influencé par son séjour colonial en Indonésie. Elle raconte
être née dans le sud de l’Inde, dans la caste sacrée des brahmanes. Son père était un sage hindou, sa mère
une bayadère, c’est-à-dire une danseuse sacrée. Malheureusement, elle est morte à quatorze ans en la
mettant au monde… L’enfant fut recueillie par les prêtres du temple qui la nommèrent Mata Hari, ce qui
veut dire « œil du matin », « pupille de l’aurore » ou « soleil levant ». Dès qu’elle sut marcher, on lui
apprit les danses sacrées qui façonnèrent gracieusement son corps. Une enfance solitaire et isolée. En
dehors des rituels, sa seule distraction était de se promener dans les jardins aux fleurs somptueuses
d’orchidée et de jasmin. Elle les cueillait pour tresser des couronnes qu’elle posait sur l’autel de Shiva…
Elle raconte la végétation luxuriante, la chaleur, les bayadères chargées de bijoux, les mains étirées
dont chaque torsion crée une nouvelle posture mystique, la musique lancinante, les corps qui ondulent et
serpentent telle une flamme. Elle prononce des mots qui font rêver : Java, Bali, Sumatra. En l’écoutant, on
voyage dans des contrées lointaines.
Le journaliste Léon Daudet écrira dans L’Action française, en 1930 : « Les histoires qu’elle
racontait sur ses ascendants et son passé, tout en buvant d’une main longue et gracieuse une coupe de
champagne, étaient manifestement de ridicules forgeries. Mais passant par une aussi charmante bouche,
classiquement arquée, elles étaient aussitôt admirées comme vraies et accueillies par des murmures
admiratifs. »
L’exotique jeune femme fait sensation et son originalité séduit une figure mondaine importante, la
baronne Kireevsky, égérie de l’alliance franco-russe. Toujours à l’affût de nouveautés, elle connaît tout le
monde et la prend sous son aile. La ravissante Mata Hari charme, séduit avec ses contes et légendes.
L’extrême-orientalisme est à la mode. L’époque lui est favorable. Les expressionnistes prennent le
pouvoir. Ils déforment la réalité comme bon leur semble, privilégiant l’émotion et la subjectivité. À sa
manière, elle est des leurs. Elle est admise dans les cercles les plus huppés. On la voit aux courses.
Excellente cavalière, elle monte tous les matins au bois de Boulogne.
Elle fait désormais partie du Paris mondain, riche et futile qui ne pense qu’à s’amuser, celui qui
s’émerveille de l’arrivée de l’électricité, qui installe les premiers téléphones, qui regarde les premiers
avions prendre leur envol. Celui qui roule en automobile et s’en va, seul sur les routes, en villégiature à
Deauville, celui qui prend des bains de mer et s’essaie aux cures thermales. Celui qui ne cesse de
s’exclamer sur ce monde en train de naître, même si l’avenir est un grand point d’interrogation !
En contrepartie de ce laissez-passer dans le grand monde, la baronne veut que Mata Hari dévoile sa
danse sacrée. Prise au piège, la jeune femme va devoir s’exécuter. Mais elle fait patienter, officiellement
pour faire monter le désir, en vérité parce qu’il faut qu’elle se prépare et répète son numéro. Elle lit tout
ce qui concerne les rituels hindous et apprend même quelques prières. Surtout, elle prend des cours de
danse. Elle s’assouplit de façon à faire bouger son corps et ses membres de façon lascive. Elle se
souvient des danses balinaises qu’elle aimait tant regarder et apprend à en imiter les mouvements. Elle
élabore une chorégraphie sexuelle, en fait un long strip-tease où chaque geste doit être chargé de
sensualité. But non avoué : exciter ceux qui la regardent. Le sacré n’est qu’un alibi érotique.
Sa première prestation est bien sûr réservée à la baronne Kireevsky. Elle aura lieu le 5 septembre
1904 dans son hôtel particulier de la rue de Grenelle. Mata Hari doit être la grande surprise d’un « dîner
de faveur », une institution très parisienne et mondaine réservée au gratin. Pour y être admis, il faut être
parrainé. Tous ceux qui comptent à Paris seront là.
La baronne a bien fait les choses. Elle a créé dans son salon une atmosphère orientale propice au
mystère qui entoure la danseuse. Du satin noir et des tissus de lamé or et argent ont été tendus sur les
murs. Il y a tellement de fleurs que l’on se croirait dans une serre. Mata Hari danse à la lueur de grandes
torches. Sa prestation est féerique. On n’avait jamais vu cela. Sa nudité est inédite à l’époque et elle fait
son effet, comme l’écrit la baronne dans son journal : « Je me détournai vers le public, curieuse
d’observer ses réactions : tous les visages me semblèrent marqués par la même tension douloureuse et
extatique, ravagés par un trouble inavouable et pourtant impossible à déceler. Je ne voyais plus les faces
ou les profils familiers de mes amis mais des figures de plâtre que la brusque montée du désir avait
évidées, des masques décolorés aliénés par la passion. Il y avait dans l’air un tressaillement vilain de
chairs livrées au tourment de la volupté inassouvie. »
Mata Hari est à la hauteur de la réputation qu’elle s’est forgée. Parmi les invités de la baronne,
Émile Guimet, particulièrement séduit, l’invite à danser dans son musée, lançant définitivement sa
carrière. Elle va ensuite se produire dans les plus illustres maisons de la capitale, chez les Rothschild,
chez Gaston Menier, le roi du chocolat, chez la princesse Murat… Elle demande mille francs-or pour sa
prestation. Un ouvrier ne gagne pas cela en six mois.
Au lendemain de ces soirées, le couloir qui mène à sa chambre du Grand Hôtel est rempli de
bouquets de fleurs. Des petits mots les accompagnent, autant de possibilités de rendez-vous galants. Elle
fait le tri, ne gardant que les hommes riches, car l’artiste va de pair avec la courtisane. Le succès lui
permet de puiser dans un vivier de prétendants plus brillants et fortunés les uns que les autres. Car elle
est une maîtresse hors de prix, follement dépensière. Bijoux, robes, fourrures, chapeaux, parfums, il lui
faut le plus beau et le plus cher.
Un de ses amants l’installe dans un hôtel particulier au numéro 3 de la rue Balzac, une voie
perpendiculaire aux Champs-Élysées. Elle fait tout décorer à son goût et prend une gouvernante, qui lui
restera attachée jusqu’au bout tant elle la traite avec respect et amitié. Elle roule en automobile, ce qui ne
l’empêche pas de demander à son protecteur un landau tiré par des chevaux blancs, comme lorsqu’elle
était petite. Et là aussi, on la regarde passer avec envie et admiration.
C’est maintenant elle qui reçoit, presque tous les soirs. Elle régale ses convives des mets les plus
rares et des plus grands vins. Elle mène la vie dont son père rêvait. Un impresario, Gabriel Astruc, la sort
des salons pour la produire dans de grands théâtres. Elle fait l’Olympia et gagne dix mille francs-or par
soirée. La salle est debout et crie son nom : « Mata, Mata, Mata ! » Elle enchaîne les succès, à Madrid, à
Monte-Carlo, où elle danse sur une musique de Jules Massenet, qui tombe amoureux d’elle.
Elle est au sommet de sa gloire et de sa beauté quand elle s’éprend d’un beau hussard, Alfred
Kiepert. Mata Hari n’a jamais su résister à un uniforme. En février 1906, au grand dam de son
impresario, elle envoie tout balader, contrats, amant riche et hôtel particulier, pour le suivre à Berlin où
ils roucoulent quelques mois. Mais quand il n’est pas là pour lui faire l’amour, elle s’ennuie tant qu’elle
court à Vienne où son agent lui a décroché un contrat. Les Autrichiens l’acclament. Un journaliste écrit :
« Grande et mince, Mata Hari possède la grâce féline d’un animal sauvage. » Elle danse aussi à Madrid.
De palace en palace, elle trimballe une dizaine de malles pleines de vêtements, de bijoux et de
fourrures hors de prix. Les sœurs Callot, Doucet, Poiret et Paquin sont ses couturiers préférés. Elle
trouve toujours un homme pour payer, ouvre facilement son lit et rarement son cœur. Elle ne voit pas la
douleur du monde, la souffrance des ouvriers ni les changements politiques qui s’annoncent. C’est une
jouisseuse qui vit dans sa bulle sans comprendre qu’elle va bientôt éclater.
Elle a délaissé Paris. Quand elle y revient, d’autres ont pris sa place. Colette la copie de façon
éhontée et remporte un franc succès au Moulin-Rouge. Mata Hari a ouvert une voie qu’elle n’est plus
seule à emprunter… Qu’importe, elle voit plus grand. Elle veut danser Salomé de Richard Strauss au
Châtelet ou même à l’Opéra. Comme son père, elle a la folie des grandeurs. L’artiste est désormais sur le
déclin, même si elle aura encore quelques heures de gloire – notamment à la Scala de Milan.
La courtisane, en revanche, tient toujours haut le flambeau. Xavier Rousseau, un banquier, s’entiche
d’elle et, bien que marié, l’installe dans un joli château en Touraine. Puis, quand elle est lasse de la
province, il lui offre un bel hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine. Là, elle reçoit toujours royalement,
tenant table ouverte pour une société cosmopolite qu’elle régale parfois d’une danse improvisée sur la
pelouse de sa maison. Elle est toujours endettée, mais rien ne la freine.
Mata Hari est en perte de vitesse. L’orientalisme n’est plus en vogue, place maintenant aux Russes.
Le Sacre du printemps de Stravinsky a bouleversé Paris. Nijinski et Diaghilev sont les nouveaux rois de
la capitale. Mata Hari fait des pieds et des mains pour intégrer la troupe des Ballets russes, sans
comprendre qu’elle est à des années-lumière de la technique des danseurs classiques, en plus d’avoir
trente-cinq ans. L’homme de spectacle russe ne la prend pas au sérieux et ne veut pas d’elle. Son
banquier d’amant se lasse et rompt en lui laissant en souvenir, en vrai gentleman, l’hôtel particulier de
Neuilly.
La courtisane se retrouve vite sans ressources, mais elle ne se résout pas à refréner ses dépenses.
Bientôt, elle est au bord du gouffre : « J’attends la visite d’un de mes amis qui probablement m’aidera.
Sinon, je suis décidée : je tue mes chevaux et mon chien de garde, je casse mon service et mes valeurs en
cristal plutôt que de me laisser prendre tout par la bande des hommes d’affaires… »
Reste une solution qui ne l’a jamais déçue : la prostitution. Elle fréquente plusieurs maisons closes
dans le quartier de l’Étoile. Elle s’y retrouve en terrain connu. Tout le gratin vient s’y encanailler entre
gens du monde. Elle fait croire à chaque tenancière qu’elle lui réserve l’exclusivité de la grande Mata
Hari, et son nom amène encore du monde. Elle retrouve sa clientèle habituelle, ministres et grands
industriels. Simplement, elle passe moins de temps avec chacun d’eux. La passe coûte entre six cents et
mille francs, presque autant qu’une représentation.
Lorsque la guerre éclate, le 3 août 1914, Mata Hari tombe des nues. La réalité la rattrape et cela la
contrarie. Elle rentre aux Pays-Bas, où elle est désormais une étrangère. Elle ne connaît personne, n’a
plus de famille. Elle est ruinée, mais Mata Hari la bluffeuse est descendue dans l’hôtel le plus fastueux de
la ville. Et là encore, elle a eu bien raison. Cette fois, son chevalier blanc s’appelle Will van der Schalk,
un banquier. Il l’a prise pour une Parisienne. Dès lors, il aura l’insigne honneur de régler ses factures.
Puis le baron Édouard Willem van der Capellen prend le relais. Colonel de cavalerie, chef du corps des
hussards de l’armée hollandaise, il lui permet de louer une maison à La Haye et elle semble envisager
une vie bourgeoise.
En gardant toutefois des parenthèses artistiques : elle danse au Théâtre royal de La Haye, se
produisant pour la première fois devant ses compatriotes. À trente-huit ans, elle est encore belle mais
refuse maintenant d’enlever ses voiles. Les spectateurs, venus chercher du croustillant, repartent déçus.
Invitée à danser au théâtre municipal d’Arnhem, où résident son ex-mari et sa fille, elle espère que
l’adolescente, qui a maintenant seize ans, bravera l’interdit de son père pour la voir, mais Louise-Jeanne
ne viendra pas. Mata Hari ne le sait pas : elle a dansé pour la dernière fois. Arnhem était sa danse du
cygne, elle ne montera plus jamais sur scène.
Pour se distraire, elle revient à Paris, qui reste sa patrie de cœur, là où est née Mata Hari. Or, en cet
été 1915, la Belle Époque se termine. Paris n’est plus une fête. On sort moins, on s’habille moins, les
courses à Longchamp sont suspendues, les établissements de nuit sont fermés. Les femmes remplacent les
hommes partis au combat. Les bonnes changent de métier et vont à l’usine où elles sont mieux payées. Les
jeunes filles de la haute société ne vont plus au bal mais se font infirmières pour secourir les blessés.
On a froid, il n’y a plus de charbon. Beaucoup de Parisiens sont partis en province. La peur et la
méfiance sont partout : les Français se méfient de l’étranger. Des journaux appellent à la délation contre
les ennemis de l’intérieur. On voit des espions partout. Tout est gris, tout est triste, tout est dur. C’est la
guerre.
Le bon côté des choses, tout de même, c’est que Paris est plein d’officiers, et beaucoup logent au
Grand Hôtel, terrain de chasse de la danseuse. Dès qu’elle voit un galon, son cœur bat plus vite, un
frisson parcourt ses reins. Bonne fille, elle ne ménage pas son réconfort aux soldats. À la fin de l’été,
Mata Hari comprend pourtant que sa partie est finie. Sa belle époque est elle aussi terminée. Elle rentre à
La Haye au début de l’année 1916, avec l’idée de jeter le voile sur sa vie passée.
Mais son destin est décidément romanesque. Herr Krämer est consul d’Allemagne dans la capitale
néerlandaise. Spécialiste du renseignement, il est agent recruteur pour l’Allemagne. Voisin de Mata Hari,
il la croise régulièrement en ville et voit en elle une recrue très intéressante. Une femme d’un pays neutre,
dont la célébrité lui fait côtoyer les plus hautes sphères politiques, militaires, économiques… Une
courtisane qui a le contact facile avec des hommes occupant des postes stratégiques, souvent militaires…
Il a établi une liste de ses amants connus. Parmi eux : Messimy, ex-ministre de la Guerre, Jules Cambon,
ambassadeur de France, Van der Linden, président du Conseil hollandais, Herr Griebel, chef de police à
Berlin. Comme elle le dit elle-même, elle est une femme internationale. Son lit, c’est l’Onu.
À la mi-mars 1916, il prend contact avec elle et lui propose de travailler pour l’Allemagne en
glanant des renseignements lors de ses rendez-vous galants ou autres. Il lui promet vingt mille francs pour
éponger ses dettes. D’abord surprise, elle accepte la proposition, pour l’argent d’abord, pour le frisson
de l’aventure ensuite. Agent secret ! Espionne ! Voilà qui a de l’allure ! Après les scènes de théâtre, les
coulisses de l’histoire. Quelle belle sortie ! Elle peut garder la tête haute.
Pour ce nouveau rôle, Herr Krämer lui propose un nouveau nom, H21, et l’envoie en mission à
Paris. Comme le dira plus tard Elsbeth Schragmüller, espionne allemande chargée de former les agents,
Mata Hari est faite pour tout, sauf pour être agent secret. Elle est incapable de se fondre dans l’anonymat.
Elsbeth Schragmüller la juge indisciplinée et excentrique, uniquement intéressée par sa gloire passée.
Belle et effrontée, il faut toujours qu’elle fasse sa Mata Hari.
On lui donne trois flacons d’encre sympathique pour transmettre les messages secrets. Elle ne prend
pas tout cela très au sérieux, et puis elle n’est pas assez payée pour vivre dangereusement. Mais il lui
plaît de retourner à Paris avec quelque chose à y faire. Le 24 mai 1916, elle embarque en bateau à
Amsterdam pour l’Espagne, étape obligatoire avant de rejoindre la France, et en profite pour jeter les
flacons d’encre sympathique par-dessus bord. Elle dîne à la table du capitaine, fier d’être à côté de cette
jolie femme pleine de vivacité et de répartie, qui parle français à son voisin et répond en allemand à un
autre avant d’apostropher un troisième en espagnol. Tous sont sous le charme.
Arrivée à Paris, elle s’installe, comme toujours, au Grand Hôtel. Et là, à près de quarante ans, elle
va rencontrer l’amour, le grand, celui qu’elle n’a encore jamais connu. Il s’appelle Vadim Maslov,
lieutenant au 1er régiment impérial russe. C’est un jeune homme de vingt ans, grand et brun, le visage
viril, à la mâchoire carrée et aux traits bien dessinés. Ils se sont rencontrés inopinément en se bousculant
dans le hall de l’hôtel. Depuis, ils ne se quittent plus.
« L’amour pour Maslov est devenu le sentiment qui domine ma vie, pour qui je ferais tout, et pour
qui je laisserais tout », écrira-t-elle plus tard à ceux qui la jugeront. À Paris, la Sûreté française a été
prévenue par les services secrets anglais que Mata Hari était peut-être un agent de l’ennemi. Le contre-
espionnage la fait suivre, mais les rapports de filature ressemblent à un annuaire des bonnes adresses du
Paris mondain. Elle est toujours aussi dépensière, achète des bottes, des étoffes, déjeune dans un grand
hôtel, prend le café dans un autre…
Entre deux permissions de Vadim Maslov, elle reprend sa vie de courtisane, son seul moyen
d’existence. À son tableau de chasse de l’été 1916, des hommes intéressants : Jean Hallaure, un sous-
lieutenant français ; le marquis de Beaufort, commandant de l’armée belge ; le sous-lieutenant anglais
Gasfield ; le capitaine italien Mariani… Mais elle ne leur soutire aucun renseignement utile. Elle n’essaie
même pas, comme si elle avait oublié sa mission. Elle ne transmettra à l’Allemagne que des informations
éventées, de celles qu’on peut lire dans les journaux. De toute façon, sa vie dans les palaces la met à
l’écart du monde et elle est bien incapable de prendre la mesure du moral des Français.
Elle est beaucoup plus soucieuse de son Maslov. Le lieutenant russe a été blessé en Champagne et
évacué vers un hôpital de Vittel. Elle veut le rejoindre sans délai, mais Vittel est situé dans la zone des
armées, près d’un centre d’entraînement de l’aviation alliée, et un sauf-conduit est nécessaire pour s’y
rendre. Un de ses amants, officier, lui conseille de se rendre au service du contre-espionnage, boulevard
Saint-Germain, dirigé par Georges Ladoux.
Cet ancien journaliste de gauche pistonné au poste de chef du contre-espionnage français aime faire
des coups. Mata Hari est suspecte d’être un agent pour le compte de l’Allemagne depuis son retour de
Hollande, mais il n’a pas de preuves. Il aimerait bien la coincer ou la retourner. Il lui propose un
marché : qu’elle se serve de sa position dans le monde et de ses charmes pour fournir des renseignements
à la France. Elle accepte à condition qu’on lui donne un million, la somme nécessaire pour arrêter de se
prostituer et bâtir une nouvelle vie avec Maslov. Georges Ladoux trouve l’addition salée, mais elle lui
fait miroiter des relations très haut placées dans l’état-major allemand installé en Belgique. Ladoux se
montre intéressé et Mata Hari prend cela comme un consentement.
Elle devient agent double sans le moindre problème. Tout ça n’est qu’un jeu. Le 1er septembre 1916,
elle part pour Vittel. Maslov a été gazé et ses yeux sont brûlés. Il porte un bandeau noir sur l’œil gauche
et espère que le droit pourra être sauvé. Comme il ne nécessite pas de soins, elle l’installe tout de suite à
l’hôtel. Ils vont roucouler quinze jours dans ce havre de luxe et de paix. Elle a oublié qu’elle est agent
secret, elle n’est plus qu’une amoureuse. Elle dira qu’elle a vécu là les plus beaux jours de sa vie.
Le chef du contre-espionnage, qui la fait surveiller, n’a toujours rien à se mettre sous la dent.
Pourtant, à Vittel, Mata Hari a de quoi faire si elle veut obtenir des informations pour le compte des
Allemands. Une fois encore, elle ne tente rien. Après sa cure d’amour à Vittel, elle envisage toutefois de
se rendre en Belgique pour remplir son contrat avec le chef de l’espionnage français. Les aléas de la
guerre et les difficultés à passer les frontières font qu’elle se retrouve en Espagne, le 8 décembre 1916.
Fidèle à ses goûts de luxe, elle s’installe au Ritz. Elle y croise Marthe Richard, agent double qui
deviendra, elle, une héroïne nationale après la guerre, quand Mata Hari sera couverte d’opprobres et
fusillée. Ses projets initiaux sont contrariés mais elle a bien l’intention de faire ses preuves. Elle écrit
spontanément au capitaine Arnold von Kalle, à l’ambassade d’Allemagne à Madrid, et lui demande un
rendez-vous.
Elle se présente comme une espionne allemande et lui confie qu’elle a feint d’accepter une offre
française, mais qu’il n’en est rien. Elle s’est faite très élégante pour aller le voir avec l’idée de le séduire
– sa façon d’obtenir des hommes ce qu’elle veut. Un long regard langoureux, et son charme agit. Confiant,
il baisse la garde, se plaint de son travail harassant et lui confie qu’en ce moment, il occupe tout son
temps à organiser le débarquement d’officiers et de munitions allemands et turcs d’un sous-marin
stationné sur la côte marocaine, dans la zone française. Bingo !
Elle rentre à son hôtel sur un petit nuage et transmet aussitôt cette information par écrit à Ladoux. Au
Ritz, elle rencontre le colonel Danvignes, attaché miliaire français qui va lui faire une cour empressée et
la sortir dans Madrid. Le major Kalle trouve cette Mata Hari suspecte, trop curieuse des activités
allemandes et peu efficace pour transmettre des renseignements à l’Allemagne. Il va la perdre. Il envoie
un télégramme à Berlin où il explique que H21 a parfaitement mené sa mission pour les Allemands et
qu’il convient de lui verser de l’argent, sachant très bien que son message va être intercepté par les
Français et qu’ils ont le code pour le déchiffrer. Il la livre à l’ennemi, une pratique courante dans le
milieu de l’espionnage, quand on veut se débarrasser d’un agent. Il charge Mata Hari, laissant croire
qu’elle a transmis des messages importants alors que ce n’est pas le cas. L’accusation, plus tard, reposera
en grande partie sur ces messages.
Avec eux, Georges Ladoux a la preuve qu’il attendait, à savoir que Mata Hari est bien une espionne
allemande. La jeune femme ne se doute de rien. Elle rentre en France fière d’avoir accompli sa mission,
et persuadée de recevoir le million tant espéré. Quand elle arrive à Paris pour retrouver Maslov, le
4 janvier 1917, elle tombe joyeusement dans ses bras. Ils passent ensemble trois jours au Grand Hôtel où
elle le régale de toutes les voluptés imaginables. Ils ne quittent pas la chambre, sauf pour se nourrir de
langoustes et de caviar. Rien n’est trop beau pour l’amant russe. Bientôt, il repart se battre. Ils ne se
reverront jamais. Après un mois de flottement, elle est arrêtée, le 13 février 1917, pour « espionnage,
complicité et intelligence avec l’ennemi dans le but de favoriser ses entreprises ».
Elle est en train de petit-déjeuner quand les hommes de Ladoux débarquent. Ils découvrent ce petit
miracle de féminité en dentelles et mousseline, insolite dans cette situation dramatique. Elle tombe des
nues.
Mata Hari est amenée devant le juge d’instruction Bouchardon, qui regarde avec curiosité cette
célébrité de la Belle Époque. Il la décrit ainsi dans son journal : « C’est une grande femme lippue, à la
peau cuivrée, des perles fausses aux oreilles, le type un peu d’une sauvagesse… » Il lui trouve les yeux
globuleux, les racines de ses cheveux commencent à grisonner : « Elle ne ressemble guère à la ballerine
ensorceleuse qui envoûtait tous les hommes », même si « elle a su garder de l’harmonie dans les lignes,
de la sveltesse et un déhanchement non dépourvu de grâce. Un peu les ondulations d’une tigresse dans la
jungle. »
Il lui reconnaît beaucoup de vivacité et de répartie. Mata Hari garde son ironie et se défend d’avoir
trahi la France : « Tout au long de cette première confrontation, elle s’est comportée comme une personne
d’importance qu’on aurait abusivement et inutilement dérangée », conclut Bouchardon.
Malgré les cinq mois de l’instruction, il n’arrive pas à rassembler de preuves accablantes. Durant
tout ce temps, Mata Hari est recluse à la prison Saint-Lazare. Elle s’y conduit si correctement et
simplement qu’elle suscite la compassion de sœur Léonide, la surveillante en chef, qui fera tout pour
adoucir son sort. Pourtant, la prison l’éprouve terriblement : elle souffre de la faim et de l’interdiction de
promenade. En quelques mois, elle semble avoir vieilli de dix ans. Elle qui a toujours pris soin de son
corps assiste à sa dégradation avec beaucoup de chagrin. Elle supplie en vain qu’on la relâche.
Elle demande des nouvelles de Maslov : il va bien, il a oublié Mata Hari et s’apprête à convoler
avec une jeune Française. L’ingrat la trahit. Dans une lettre à son commandement, il affirme qu’elle n’a
jamais compté pour lui, qu’elle n’est qu’une aventurière. Mata Hari est touchée en plein cœur :
« Aujourd’hui, autour de moi, tout me renie, tout tombe, même celui pour qui j’aurais passé au travers
d’un feu. Je n’aurais jamais cru à autant de lâcheté humaine. Eh bien ! Soit, je suis seule, et si je dois
tomber, ce sera avec un sourire de profond mépris. »
Harcelée par le juge d’instruction, elle finit par reconnaître qu’elle est H21 mais qu’elle n’a fourni
aucun renseignement susceptible de nuire à la France. Quand Bouchardon s’étonne du nombre d’officiers
que comptent ses amants, elle lui rétorque crânement : « J’aime les officiers. J’aime mieux être la
maîtresse d’un officier pauvre que d’un banquier riche… J’aime faire des comparaisons entre les
diverses nations. »
Sa réputation de menteuse invétérée joue contre elle. Pour Bouchardon, sa culpabilité ne fait pas de
doute : « Elle nous paraît une de ces femmes internationales – le mot est d’elle – devenues si dangereuses
depuis les hostilités. L’aisance avec laquelle elle s’exprime en plusieurs langues, en français
spécialement, ses innombrables relations, sa souplesse de moyens, son immoralité, née ou acquise, tout
contribue à la rendre suspecte. » Mata Hari est avant tout victime d’elle-même.
Le procès, présidé par le colonel Albert Somprou, se tient à huis clos. Contre l’avis de son avocat,
elle refuse de faire témoigner Vadim Maslov. Elle ne veut pas qu’il la découvre aussi négligée, mal
habillée et sans fard. C’est sa dernière coquetterie.
Le chef du contre-espionnage français, Georges Ladoux, fera tout pour l’enfoncer. La trahison de
Mata Hari est une explication bien commode aux erreurs militaires commises par la France. On l’accuse
d’avoir fait tuer cinquante mille soldats français en livrant des informations à l’ennemi. Or il est prouvé
aujourd’hui qu’elle n’a jamais fourni le moindre renseignement valable, ni aux Allemands, ni aux
Français.
Tout le monde la lâche. Elle est bien seule. Ses juges ne voient en elle qu’une femme de mauvaise
vie, vénale, une courtisane en rupture avec la morale et les principes qu’ils défendent. Son défenseur,
Maître Clunet, amant ami des jours heureux, plaide sa naïveté et sa maladresse, cause de tous ses
égarements. Ce n’est qu’une espionne de pacotille !
Cette femme de la Belle Époque qui a vécu toute sa vie dans le luxe et la frivolité devient la victime
expiatoire idéale, à un moment de l’histoire où tous souffrent de la guerre et de ses privations, où ceux qui
n’ont souvent connu que la pauvreté et un labeur harassant se sont fait tuer ou mutiler dans cette boucherie
qu’est la guerre de 14. La triste réalité a vaincu Mata Hari, elle qui, toute sa vie, n’aura fait que la fuir.
Après trois jours de procès, en son absence et celle de son avocat, comme le veut la tradition du
tribunal militaire, la jeune femme est condamnée à mort. Quand elle l’apprend, Mata Hari est
abasourdie : « Ce n’est pas possible, dites-moi que cela n’est pas vrai. » Son défenseur fond en larmes.
Mais pas question d’apparaître vaincue. Un journaliste qui la voit sortir du tribunal écrit dans le journal
Le Gaulois : « Elle paraît, grande et droite, dominant les gendarmes qui l’accompagnent, très élégante en
son grand manteau bleu flottant sur un corsage largement échancré. Elle passe, en son simple pas de
danseuse, la tête haute et le sourire aux lèvres, dernier sourire à son dernier public. » Dernier coup de
bluff !

Sources

Cléopâtre : la putain couronnée


Dion Cassius, Histoire romaine, livre XLII, trad. E. Gros, Éditeur libraire Firmin Didot, 1855
Hortense Dufour, Cléopâtre la fatale, Flammarion, 1998
Théophile Gautier, Une nuit de Cléopâtre, Éditeur A. Ferroud, 1894
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre IX (119-121), trad. S. Schmitt, Gallimard,
« Pléiade », 2013 ; trad. É. Littré, Gallimard, « Folio », 1999
Plutarque, Vies parallèles I et II (César, Antoine), trad. E. Chambry et R. Flacelière, Robert
Laffont, « Bouquins », 2001
Joël Schmidt, Cléopâtre, Gallimard, « Folio », 2008
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, Gallimard, « Folio théâtre », 1999
Violaine Vanoyeke, Histoires amoureuses de l’Égypte ancienne, Grancher, 2013
Françoise Xenakis, Mouche-toi, Cléopâtre…, Jean-Claude Lattès, 1986

Messaline : l’insatiable
Dion Cassius, Histoire romaine, livre LX, 17, 8, Éditeur libraire Firmin Didot, 1855
Alfred Jarry, Messaline, À rebours, 2002
Juvénal, Satires, Satire VI, trad. Olivier Sers, Les Belles Lettres, « Classiques en poche »,
2002
Pierre Renucci, Claude, Perrin, 2012
Suétone, Vies des douze Césars, trad. H. Ailloud, Gallimard, « Folio », 1975
Tacite, Annales, tome III, livre XI, trad. P. Wuilleumier, Les Belles Lettres, 2002
Violaine Vanoyeke, Guy Rachet, Messaline, Robert Laffont, 1988

La reine Margot : la fille publique
Marie Cerati, Marguerite de Navarre, Éditions du Sorbier, 1981
Patrice Chéreau, La Reine Margot (film), 1994
Jean-Luc Déjean, Marguerite de Navarre, Fayard, 1987
Hortense Dufour, Margot, la reine rebelle, Flammarion, 2010
Jeanne Feuga, La Reine Margot, Société parisienne d’édition, 1957

Catherine II de Russie : l’impérieuse
Hélène Carrère d’Encausse, Catherine II, un âge d’or pour la Russie, Fayard, 2002
Vladimir Fedorovski, La Volupté des neiges, Albin Michel, 2015
Francine Robert, Catherine de Russie, l’impératrice au cœur de flamme, Société parisienne
d’édition, 1957
Simon Sebag Montefiore, La Grande Catherine & Potemkine, Calmann-Lévy, 2013
Kazimierz Waliszewski, Le Roman d’une impératrice, Catherine II de Russie, Perrin, 2011
Mémoires de Catherine II, écrits par elle-même, Librairie Hachette, 1953

Jeanne du Barry : la fille de joies
Jacques de Saint-Victor, Madame du Barry, Perrin, 2002
Duc René de Castries, La Du Barry, Albin Michel, 1986
Bernard Hours, Louis XV, un portrait, Privat, 2009
Jeanine Huas, Madame du Barry, Éditions Tallandier, 2011
Maurice Lever, Louis XV, libertin malgré lui, Payot, 2001
Paul Reboux, La Vie amoureuse de Madame du Barry, Flammarion, 1926

Joséphine de Beauharnais : l’incomparable
Juliette Benzoni, Ces belles inconnues de la Révolution, Perrin, 2014
Juliette Benzoni, Dans le lit des reines, Perrin, 2011
Hector Fleischmann, Joséphine, impératrice infidèle, Alliage Éditions, 2014
Margaux Guyon, Petites Histoires sexy de l’histoire de France, Hugo & Compagnie, 2013
Lettres de Napoléon à Joséphine, éd. intégrale établie par Jacques Haumont, Jean de Bonnot
éditeur, 1968
Mémoires de Barras, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2010
Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l’empereur, sur la vie privée de
Napoléon, sa famille et sa cour, 1830
Stendhal, Vie de Napoléon, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2006
Françoise Wagener, L’Impératrice Joséphine, Flammarion, 1999

Madame Tallien : la merveilleuse
Juliette Benzoni, Ces belles inconnues de la Révolution, Perrin, 2014
Anne Mariel, Madame Tallien, Notre-Dame de Thermidor, Société parisienne d’édition, 1957
Mémoires de Barras, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2010
Françoise Wagener, L’Impératrice Joséphine, Flammarion, 1999

Mata Hari : la fabuleuse
Pierre Bouchardon, Souvenirs, Albin Michel, 1953
Anne Bragance, Mata Hari, Belfond, 2014
Didier Chirat, Les Secrets d’alcôves de l’histoire de France, Vuibert, 2012
Michel de Decker, Douze corsets qui ont changé l’histoire, Pygmalion, 2011
Fred Kupferman, Mata Hari, Éditions Complexe, 2005
Léon Schirmann, Mata-Hari, autopsie d’une machination, Éditions Italiques, 2001
Remerciements

Merci à mon éditrice Isabelle Lerein. Merci pour ta confiance, pour ta patience qui rend les choses
possibles, et pour ton audace.

Merci à Françoise Augerot qui a su m’inspirer.

Merci à Bernadette Quenelisse pour son optimisme et son soutien inoxydables.

Merci à mon père, Robert Grossmann, qui reste un socle indéfectible sur qui on peut toujours
compter. Merci Papa !

Merci à mon fils Eliott qui en a marre de me voir derrière un ordinateur. C’est fini chéri !
© Éditions Acropole, 2016

En couverture : Jacques Louis David, Madame Tallien © Bridgeman Images


Alexei Petrovich Antropov, Portrait Catherine II de Russie © Bridgeman Images
Margaretha Geertruida Zelle dite Mata Hari © Rue des Archives / Tallandier

Maquette de couverture : dpcom.fr

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