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INTRODUCTION

Pauvreté et misère, quelle place et quelle signification dans l'histoire de la pensée


économique

Patrick Mardellat

L'Harmattan | « Cahiers d'économie Politique »

2010/2 n° 59 | pages 5 à 24
ISSN 0154-8344
ISBN 9782296127326
DOI 10.3917/cep.059.0005
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Introduction

introduction

pauvreté et misère, quelle place et


quelle signiFIcation dans l’histoire
de la pensée économique
Patrick Mardellat1

L’économie politique moderne est née avec la question de la richesse des


nations et de l’enrichissement, ses causes, sa nature. En creux de cette
richesse et de cet enrichissement des nations, la pauvreté est identifiée
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comme une des formes principales du malheur économique des temps
modernes. Elle constitue un défi pour la science nouvelle de ces temps
nouveaux qui s’annoncent avec l’industrialisation. La pauvreté apparaît
comme une ombre portée sur le tableau général des progrès économiques.
L’histoire de la naissance de l’économie politique porte alors les témoignages
d’un changement de perception et d’attitude à l’égard de la pauvreté. C’est à
l’examen de ces témoignages qu’était consacré le colloque Pauvreté et Misère
dans l’histoire de la pensée économique organisé par l’Institut d’études politiques
de Lille – avec les soutiens du Clersé et de l’Association Charles Gide pour
l’étude de l’histoire de la pensée économique – les 27 et 28 novembre 2008,
dont on trouvera ci-après, dans ce numéro thématique des Cahiers d’économie
politique, une sélection de dix textes présentés à cette occasion2.
Il ne s’agit pas ici d’une histoire de la pauvreté, avec la description des
faits et situations de pauvreté, l’identification des « populations flottantes »
de la pauvreté et la recherche des désignations sous lesquelles l’historien
repère les pauvres. Il s’agit plutôt d’une histoire du discours tenu sur la

1. Institut d’études politiques de Lille, Université Lille Nord de France et Clersé CNRS (UMR 8019),
patrick.mardellat@iep.univ-lille2.fr.
Je tiens à exprimer ici toute ma reconnaissance à Arnaud Berthoud, qui sait tout ce que je lui dois, bien
au-delà de cette seule présentation. Je reste toutefois seul responsable des éventuelles erreurs et obscurités.
2. Vingt-deux communications ont été présentées lors de ces deux journées.


Patrick Mardellat

pauvreté et, plus précisément, des discours tenus par des observateurs et
des savants – économistes, sociologues et philosophes. Avec les discours
savants sur la pauvreté, celle-ci ne sera plus rapportée à des origines
insondables ou des raisons obscures, à des maux comme la guerre, à des
désordres naturels comme les famines ou les catastrophes naturelles, ni non
plus à des fins dernières transcendantes dont l’économie générale résiste à
l’investigation rationnelle. C’est la pauvreté dans le « cours normal » ou le
silence des rouages de l’économie qui va être au cœur des préoccupations
dont on trouvera l’écho dans les discours ici recensés3. La pauvreté dans des
sociétés en voie d’enrichissement matériel hante, tel un spectre, les discours
savants qui cherchent à analyser et décrypter l’énigme de ce présent que les
contemporains ont vécu et perçu en rupture avec la tradition et le passé.
La pauvreté est comme un reste archaïque ou une trace de ce passé, elle
constitue comme une sorte de repentir pour les consciences interpellées par
les bouleversements en cours. Aussi, pour que la pauvreté puisse être accueillie
dans les discours savants de la modernité – afin d’y être expliquée en vue
d’être combattue – fallait-il qu’elle fût elle-même perçue sous de nouvelles
formes, comme une réalité nouvelle. Rien n’est pourtant plus rémanent
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que la pauvreté à travers les âges et, cependant, l’économie politique et les
sciences sociales naissantes au xixe siècle vont y voir un phénomène nouveau
que l’exposé systématique de concepts va permettre d’identifier, de classer, de
mesurer et aussi d’en expliquer les formes.
L’âge de l’économie politique est donc celui qui voit coexister dans
l’analyse une pauvreté archaïque et une pauvreté nouvelle. Entre les
deux, ce qui diffère c’est la relation au travail. La pauvreté qui constitue
un reliquat du passé – la misère – est liée à une incapacité au travail, elle
mérite le secours inconditionnel sous une forme ou une autre ; les formes
nouvelles de pauvreté touchent ceux qui sont en pleine capacité de travail,
soit qu’elles sont un sous-produit du travail industriel – le paupérisme4 –

3 . Aucun des textes qui suivent n’aborde la pauvreté spécifiquement à travers le problème des crises
économiques.
4 . La distinction des deux termes de racine latine, miser et pauper, est plus ancienne que l’économie poli-
tique. Le pauper désigne le pauvre au sens matériel du non-possédant, alors que miser désigne le malheur
déplorable de celui qui est abandonné et mérite ainsi la compassion, la misericordia en latin, et non pas la
paupericordia, qui n’existe pas, comme le constate Otfried Höffe (2005). L’économie politique ne théorise
pas vraiment cette distinction, mais elle est souvent implicite, comme on le verra dans différents textes
qui suivent (C. Larrère, S. Solari, I. Astier, A. Disselkamp, entre autres), avec une nuance introduite entre
ces deux termes relativement à l’aptitude au travail : le développement des moyens de production et des
possibilités d’emploi associé à la formation des pauvres au travail nourrit l’espérance d’une victoire sur la
pauvreté, au sens de pauper s’entend, sur la durée (par exemple chez A. Marshall). Le moindre des para-
doxes du temps de l’économie politique n’étant pas que l’industrialisation a créé une pauvreté de masse,


Introduction

soit qu’elles s’expliquent par une distanciation relativement à l’emploi  :


les bienfaits de l’assistance sont ici discutés, ne viennent-ils pas entraver la
marche spontanée du progrès économique qui doit résoudre de lui-même
ces formes de pauvreté ? Cette représentation de la réalité économique de la
pauvreté scelle l’identité et la légitimité de l’économie politique au xixe siècle
contre une économie morale et une théologie politique de la pauvreté ; mais
elle ne parviendra toutefois pas à faire taire des vues « hétérodoxes » sur la
pauvreté qui lui trouvent une signification au-delà de son endiguement dans
la question sociale. Nous proposerons dans un premier point un guide de
lecture des textes en suivant ce fil rouge de l’histoire de la pensée économique
sur la pauvreté qui distingue nettement pauvreté hors travail et pauvreté
dans le travail. Chaque étude sur la pauvreté constitue en même temps un
appel à penser les institutions de secours et d’assistance, à relever les défis du
malheur de la pauvreté et de la justice que l’analyse des causalités mécaniques
et des lois naturelles ne rend pas caduques. La réflexion sur la pauvreté ne
se laisse donc pas enfermer à l’intérieur d’un cadre froid de causalités et
de lois – d’un modèle – qui en épuiserait tout le sens et dédouanerait la
pensée de s’interroger sur la condition humaine, voilà à quoi nous invitent
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ces études sur la pauvreté. Ainsi, les auteurs ici étudiés manifestent-ils la
grandeur de leur pensée économique, mais pas seulement, sur la pauvreté,
en ce qu’ils actualisent quatre thèmes, présents dans tous les articles, bien
que certains insistent plus fortement sur tel ou tel : le thème de l’assistance,
celui du discours légitime à tenir, l’éthique et enfin le malheur de la pauvreté.
L’exposé de ces quatre thèmes nous permettra dans un deuxième point de
présenter chacun des textes.

1. Identité et légitimité du discours


de l’économie politique sur la pauvreté

Les dix articles qui suivent ne couvrent pas toute la période de l’histoire de
la pensée économique, mais la période qui s’étend entre la publication de
De l’esprit des lois de Montesquieu en 1748 et le tournant du xxe siècle avec
la publication des enquêtes de pauvreté en Angleterre de Rowntree en 1901

justement identifiée sous le terme de paupérisme. La question est posée de savoir si la paupérisation
conduit à la misère : les tenants de l’économie politique, se situant dans la postérité des Lumières et de
l’idéal de la raison, répondent négativement et pensent que la diffusion des progrès économiques liés à
l’industrialisation résoudra d’elle-même la question sociale ; les critiques de l’économie politique et de la
thèse libérale, qu’ils se recrutent dans le catholicisme social ou parmi les enquêteurs sociaux, répondent
positivement et proposent la création de nouvelles institutions en vue de combattre le paupérisme qui
dégrade moralement les hommes.


Patrick Mardellat

et Hobson en 1906. Un siècle et demi d’histoire des pensées économique et


sociologique, donc. Un siècle et demi qui, à partir de la pensée de philosophes
– Montesquieu, Rousseau et d’autres – voit se constituer et s’opposer les
regards que l’économiste et le sociologue portent sur la réalité de la pauvreté.
Le xxe siècle et les auteurs contemporains ne sont pas étudiés, quelques-
uns sont cités, lorsque leur œuvre fait écho à ces discussions plus anciennes,
tels A. Sen et R. Castel. Toutes les pensées étudiées précèdent de quelques
décennies ou accompagnent la Grande Transformation des économies et
sociétés européennes qu’Arnold Toynbee baptisera, dans ses leçons de 18815
prononcées à Oxford, du nom de révolution industrielle. Dans le même
temps que se diffusent les effets de l’industrialisation, ce sont aussi les effets
politiques des révolutions américaine et françaises qui se diffusent, avec
l’affirmation croissante dans l’opinion publique de la passion pour l’égalité,
qu’analyse de façon si pénétrante A. de Tocqueville. Révolution industrielle
et révolutions politiques constituent donc la toile de fond sur laquelle se
met en place un nouveau discours sur la pauvreté, qui se veut débarrassé
de jugements moraux et de présupposés théologiques et qui va prendre une
tournure théorique. L’économie politique théorique va s’affirmer comme
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la «  grille d’analyse de la pauvreté  » (J. Lallement, p.  120). Aussi l’étude
de la pauvreté fait-elle apparaître la naissance et l’affirmation de la science
nouvelle de l’économie au cours du xixe siècle comme l’économie politique des
révolutions.
Comment comprendre cela ?
La période couverte – que nous avons ci-avant désignée comme l’âge
de l’économie politique – voit se mettre en place l’articulation moderne
entre l’économie, la société et l’État, comme les analyses de La Richesse des
nations de Smith, Les Principes de la philosophie du droit de Hegel6, ou encore
Économie et Société de Weber, chacune à leur manière, en constituent une
indication. Avec l’industrialisation, l’égalisation des conditions, les passions
démocratiques et l’extension du règne de l’opinion, un nouvel ordre social
voit le jour, dans lequel le statut de la pauvreté change, appelant de nouvelles
analyses, de nouveaux discours. L’économie politique va devenir le discours
légitime sur la pauvreté dans la richesse des nations au temps de l’égalité des
conditions.

5 . Publiées de manière posthume en 1884 sous le titre  : Lectures on the Industrial Revolution of the
Eighteenth Century in England.
6 . Voir la belle étude de R. Ege consacrée à « la place de la société civile dans la philosophie politique de
Hegel et la question de l’économie politique », in A. Alcouffe et Cl. Diebolt, éd., 2009, p. 27-46.


Introduction

La théorie économique modifie la perception et déplace l’analyse de la


pauvreté en consacrant le nouveau statut du travail dans ce nouvel ordre
social  : la pauvreté n’est pas liée à une infirmité ou une tare individuelle,
elle est un phénomène collectif – le paupérisme – dont l’importance
dépend de relations objectives entre des grandeurs soumises à une causalité
économique qui met plus ou moins d’hommes et de femmes au travail. La
pauvreté devient une question sociale. Cela affecte en retour la question du
secours aux pauvres, la situation de ces derniers apparaissant scandaleuse
dans un ordre social qui trouve dans l’affirmation de l’égalité des conditions
sa légitimation  : ici aussi le travail semble s’affirmer comme le pivot de
l’organisation de l’assistance aux pauvres, une assistance publique sous
condition se substituant à la charité privée sans condition. La pauvreté ayant
des causes qui sont identifiées, elle apparaît comme un problème qui a une
solution : l’économie politique s’impose comme la science de la lutte contre
la pauvreté en vue de son élimination définitive, en tout cas pour ce qui
concerne la condition sociale de pauvreté.
Avec la reconnaissance du principe de l’égalité des conditions, la
perception de la pauvreté change, car à partir des situations de pauvreté
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s’élève une clameur, adressée aux gouvernants, qui réclame justice et, de plus,
la massification de ces situations de pauvreté constitue un risque réel pour la
cohésion sociale. L’enjeu est donc aussi politique. La politique doit apporter
une réponse à la question sociale de la pauvreté. L’économie politique va être
sollicitée pour architecturer cette réponse. L’identité de cette science nouvelle
de la pauvreté s’affirme dès lors dans ses choix théoriques :
(1) la pauvreté est un phénomène social qui a des causes que l’on repère
dans les lois marchandes de la production, de l’accumulation et de la
répartition ;
(2) celles-ci expliquent l’intégration des populations au marché du travail
et la formation du salaire ;
(3) les principes de l’organisation du financement public de l’assistance
aux pauvres ne doivent pas entraver les mécanismes de l’économie ;
(4) l’horizon du progrès économique, soit l’enrichissement, est
l’éradication de la pauvreté.
L’économie politique s’impose ainsi comme la science du bon
gouvernement de la pauvreté en définissant les limites de l’assistance
publique.


Patrick Mardellat

L’ensemble des textes qui composent ce numéro thématique s’articule


autour de cette affirmation de l’économie politique au xixe siècle, adossée
à l’affirmation de la passion démocratique pour l’égalité dans la société
industrielle naissante. Aussi les textes de J. Lallement et de J. Hurtado,
respectivement consacrés à l’économie politique (Ricardo et Walras) et
Tocqueville, occupent-ils une position centrale. En amont, la pensée des
auteurs étudiés ne s’inscrit pas encore pleinement dans cette identification à
l’économie politique, même si certains marqueurs de la pensée économique
sur la pauvreté sont déjà présents, soit qu’ils annoncent l’économie politique
avec l’insistance sur le rôle du travail et l’enrichissement chez Montesquieu
analysé par C. Larrère  ; soit qu’ils sont adoptés comme l’affirmation de
principes d’un droit des pauvres à la protection contre un devoir de charité
chez Nicolas  Baudeau dans le texte d’A. Clément  ; soit enfin, qu’ils sont
critiqués et rejetés comme chez Rousseau qui dénonce la fausse solution de
l’enrichissement qui n’interrogerait pas les usages, bons et mauvais, de la
richesse comme nous le montre finement C. Pignol. En aval, la pensée des
auteurs étudiés se tourne « vers une économie politique élargie » en prenant
ses distances avec le discours de l’économie politique sur la pauvreté, en
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contestant sa légitimité et en insistant sur la signification de la pauvreté au-
delà de sa réduction à un problème de lois naturelles  : le dépassement de
l’exploitation du travail par le salariat dans la société communiste mettra fin
aux formes historiques de la pauvreté, mais se révèlera alors la signification
humaine et indépassable de la pauvreté selon Marx lu par A.  Berthoud  ;
Roscher, qu’étudie P. Mardellat, montre qu’en réduisant la pauvreté à une
question sociale, à laquelle on applique des traitements économiques, on
perd le lien associatif profond, communautaire, qui constitue le socle de
toute société politique ; les écrits des économistes que S. Solari regroupe sous
l’étiquette du catholicisme social élargissent la perspective de l’économie
politique en s’intéressant au rôle que jouent les institutions socio-économiques
dans la distribution, dénonçant les insuffisances des institutions du nouvel
ordre social ; l’examen de l’encyclique Rerum novarum que nous proposent
I. Astier et A. Disselkamp montre la tentative de l’Église de résoudre la
question sociale en fondant la propriété privée sur la notion de propriété
sociale dérivée de celle, thomiste, de bien commun ; les enquêtes de pauvreté
menées en Angleterre à l’orée du xxe siècle à l’aide de la construction de la
ligne de pauvreté, étudiées par J. Rodriguez, enfin, constituent une remise
en cause directe d’une approche trop strictement économique du problème
de la pauvreté associée, dans le contexte britannique, aux écrits de Marshall.
En amont  : Montesquieu, Rousseau, Baudeau, respectivement étudiés
par C. Larrère, C. Pignol et A. Clément ; au centre : Tocqueville, Ricardo –


Introduction

Walras, étudiés par J. Hurtado et J. Lallement ; en aval : Marx, Roscher, le


catholicisme social, Rerum novarum, les « enquêteurs sociaux » britanniques
(Rowntree – Hobson – Hobhouse), étudiés respectivement par A. Berthoud,
P. Mardellat, S. Solari, I. Astier-A. Disselkamp, et J. Rodriguez. Le parcours
proposé ne se veut pas exhaustif, il est limité à un temps correspondant à
la formation de l’identité de l’économie politique à laquelle le thème de la
pauvreté a largement contribué, et à la consolidation de l’assise académique
de la discipline. On pourra regretter l’absence d’études consacrées à Smith
ou Malthus sur la pauvreté, mais cela a déjà fait l’objet d’une publication
magistrale par Donald  Winch (1996), à laquelle nous ne pouvons que
vivement recommander au lecteur de se reporter. Les dix articles qui nous
sont ici donnés à lire complètent cette histoire intellectuelle de l’économie
politique à partir des conceptions de la pauvreté, que l’ouvrage de Winch
limite au contexte britannique de 1750 à 1834.
Cette histoire des discours et idées sur la pauvreté au temps de l’économie
politique nous fait assister à l’émergence de l’idée insistante et relativement
nouvelle que la pauvreté, comme souffrance individuelle, tare sociale ou
menace politique, est toujours un malheur, malheur qu’on doit combattre
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par tous les moyens possibles. Identifier, classer, compter et mesurer,
expliquer – oui, mais toujours pour agir sur la pauvreté – secourir, assister,
réduire, et, si possible, éliminer. C’est pourquoi économistes, sociologues
et philosophes proposent des solutions, comparent les institutions et les
dispositifs, critiquent ou valorisent leur efficacité et jugent de ce qui est bien
ou mal selon les circonstances et les milieux. Le malheur de la pauvreté
n’est pas seulement un défi pour la raison et la rationalité – sa perspicacité,
sa clarté, sa cohérence et sa maîtrise. Le malheur de la pauvreté fait aussi
obstacle aux tentations, récurrentes à l’époque, d’une science sans morale
ou émancipée de tout jugement éthique7. La science avec son exigence de
rationalité ne parvient pas à étouffer l’interrogation morale que le malheur
de la pauvreté fait surgir. Dans ces études, on entendra sans doute parler
de lois naturelles, de causalités mécaniques et de relations objectives entre
grandeurs et formes sociales, mais on entendra donc aussi et continûment

7 . On peut se reporter à l’étude comparée des traditions britannique, française et américaine des Lu-
mières qu’a menée Gertrud Himmelfarb (2008), montrant la place relative que chacune accorde à la
raison et au sentiment moral, relativement à la question de la pauvreté, pour apprécier les succès et échecs
respectifs de chacune d’elles. Il s’agit en quelque sorte du « pendant » politique des études ici consacrées à
l’économie politique. L’étude de la misère et de la pauvreté dans l’économie politique permet de nuancer
le propos de cet auteur sur les spécificités nationales des Lumières. Le rôle du sentiment moral est plus
important qu’il n’y paraît chez les auteurs français et, inversement, une variante de ce qu’elle nomme
« l’idéologie de la raison » caractéristique du courant français des Lumières se trouve bien présente dans
l’économie politique anglaise de Ricardo à Marshall.


Patrick Mardellat

parler de devoirs moraux, de justice et de charité, de pitié et d’humanité.


Toute étude sur la pauvreté débouche ainsi sur une interrogation relative à
notre condition humaine. Ce sont les thèmes de cette condition humaine
qu’interroge l’étude de la pauvreté qu’il nous faut maintenant présenter.

2. Thématiques. Présentation des articles

Quatre thèmes se dégagent de la lecture de cet ensemble de contributions.


Certains textes mettent l’accent sur l’un de ces thèmes plutôt que d’autres,
mais en fait, dans tous les articles, ces différents thèmes sont présents. Il s’agit
d’abord d’une discussion des formes et du fondement du soutien apporté
aux pauvres  : assistance privée sans condition ou bien assistance publique
sous condition ? Il s’agit ensuite de la nature du nouveau discours légitime
sur la pauvreté  : l’économie politique avec ses lois tendancielles ou bien
une science sociale plus inductive et réformiste  ? Il s’agit, troisièmement,
de l’éthique de la pauvreté et des valeurs engagées dans le combat contre la
pauvreté  : une science axiologiquement neutre ou bien une interrogation
scientifique qui n’abandonne pas le terrain de la morale ? Il s’agit enfin de
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la signification anthropologico-philosophique de la pauvreté  : la pauvreté
est-elle indifférente à la condition humaine ou bien la pauvreté a-t-elle une
signification authentiquement humaine ? Reprenons ces quatre points pour
présenter les contributions à ce numéro thématique.

2.1. Formes et fondement du soutien accordé aux pauvres

La forme que prend le souci de soulager la pauvreté change avec la modernité,


elle se sécularise et se pose désormais en termes de droits. De quels droits
s’agit-il  ? Et qui sont les sujets de ces droits nouveaux  ? Faut-il faire aux
pauvres des droits particuliers à l’assistance ? Dans ce contexte, le discours
nouveau que propose l’économie politique naissante va à l’encontre de
toute conception intentionnelle de lutte contre la pauvreté, car elle y voit le
meilleur moyen d’entretenir les pauvres en créant un intérêt à la pauvreté.
C’est sur fond de cette idée nouvelle et des questions qu’elle soulève que sont
discutés l’intérêt et les inconvénients des formes du secours aux pauvres.
La position de Montesquieu qu’analyse Catherine Larrère est intéressante
en cela qu’elle se situe déjà – quoique de manière nuancée – dans la ligne
générale de ce programme, mais avant que la pauvreté soit posée dans les
termes de la question sociale. Sa pensée est symptomatique de la nouvelle
valorisation du travail : le pauvre est défini comme celui qui ne travaille pas


Introduction

(p. 28), mais dans cette définition le travail a surtout une valeur économique
comme source de richesse, débarrassé de toute connotation morale comme
contrainte contre la paresse (p. 31). Ceux qui doivent travailler pour vivre, et
que plus tard Marx désignera comme les prolétaires, ne sont pas les pauvres
et ne peuvent pas être pauvres au point qu’un «  travailleur pauvre est un
oxymore » (p. 39). Le travail étant considéré comme un bien public, il est
l’objet de la politique et par conséquent avec lui la pauvreté le devient aussi :
il s’agit de « fournir du travail » (p. 29). S’éloignant de la position colbertiste,
et distinguant une pauvreté générale qui touche le pays dans son entier
d’une pauvreté particulière et contingente qui affecte des individus dans
les pays riches (p. 30), Montesquieu s’oppose aux établissements de secours
perpétuels que sont les hôpitaux, car ils sont accusés d’entretenir la pauvreté,
et il leur préfère les secours passagers. Le mauvais gouvernement qui fait la
servitude des peuples en leur imposant un état de pauvreté (p. 34) repose sur
des sophismes qui sont critiqués par Montesquieu qui dénonce notamment
l’idée que c’est par la misère et la pauvreté que l’on rend les peuples
industrieux et travailleurs (p. 35). C’est l’esprit de commerce qu’il faut, pour
l’État, faciliter et entretenir. La politique doit instaurer un climat favorable
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à l’esprit de commerce et à la libéralité afin de fournir du travail au peuple.
La politique ne s’adresse pas à des catégories distinctes du peuple, mais c’est
« en tant que citoyens, comme membres de la communauté politique » que
les pauvres, qui ne le sont qu’occasionnellement par contingence, ont droit
aux secours et les travailleurs, à une juste rémunération (p. 39). Montesquieu
ne pose pas les enjeux du secours aux pauvres en termes de sentiment ou
de pitié, comme Rousseau le fera plus tard (voir l’article de Claire Pignol
présenté au point 3 suivant), mais, en termes de droits et plus spécifiquement
de droits des travailleurs, qui sont «  des droits politiques et civiques,
manifestant la considération égale que l’État doit à tous ses membres  »
(p. 40). La considération du secours accordé aux pauvres, ici, est totalement
subordonnée à l’appréciation des effets des politiques sur la richesse. Elle est
donc incluse dans une pensée politique, la pauvreté ne renvoyant pas chez
Montesquieu à une réflexion éthique ou une interrogation anthropologique.
Cet approfondissement de la question du fondement du secours sera
repris avec l’affirmation qu’il repose sur « un véritable droit » des pauvres,
dont la contrepartie est une «  dette de la société  » (p.  71), comme le
souligne Alain Clément dans sa relecture de l’œuvre du physiocrate, l’abbé
Nicolas  Baudeau, antérieure aux révolutions industrielles et politiques.
Ses réflexions annoncent la mise en place de nos institutions modernes
de protection sociale et d’État providence. Il nous est ainsi présenté
comme un précurseur, dont la conception du secours au pauvre ne doit


Patrick Mardellat

plus relever d’un monopole de l’Église (p. 74), mais être prise en charge
par l’État, contribuant «  sur le plan intellectuel  » au passage «  d’un État
protecteur à un État providence  » (p.  72 et 78). L’assistance n’est plus
pensée comme un devoir moral de charité, mais comme un droit social qui
annonce déjà l’idée de solidarité qui s’épanouira au cours du xixe siècle. Le
fondement de ce renversement de la conception du secours au pauvre se
trouve dans la perception nouvelle de la pauvreté, selon laquelle celle-ci ne
résulte pas nécessairement d’une responsabilité individuelle, mais plutôt
d’une responsabilité collective, du fait que le pauvre peut «  être victime
des circonstances, être passif, être l’objet de causalités externes.  » (p.  76).
Une typologie fine de la pauvreté, qualitative et quantitative (p.  75-76),
permettant de distinguer entre vrais et faux pauvres – ceux qui ne peuvent
travailler (enfants, invalides, malades, vieux) et ceux qui sont aptes au travail
–, délimite «  les principaux risques sociaux  » pour lesquels «  l’obligation
solidaire » (expression de Baudeau citée par A. Clément, p. 77) doit animer
l’intervention de l’État. L’organisation de celle-ci doit être décentralisée et,
au nom de l’efficacité et d’un principe d’économie du secours, privilégier
« les secours à domicile », c’est-à-dire insérés dans les familles (p. 78). Ce
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droit au secours sans condition, pour lequel Baudeau conçoit de nouvelles
formes de financement (p. 82), est toutefois limité aux vrais pauvres, alors
qu’aux faux pauvres il est demandé en contrepartie une contribution par le
travail, forcé si nécessaire, et proposé une formation. Le souci de fonder un
droit inconditionnel au secours des pauvres que l’on trouve chez Baudeau se
retrouve au siècle suivant dans les préoccupations de l’Église et du courant
du catholicisme social.
Dans le contexte des débats suscités par la question du paupérisme,
l’Église cherche à fonder le droit à secourir les pauvres, soit une justice pour
les pauvres ordonnée par la loi, au-delà d’une charité sans le secours de la loi.
Isabelle Astier et Annette Disselkamp nous montrent qu’elle dispose dans la
tradition scolastique, et précisément dans la pensée de Thomas d’Aquin, des
notions lui permettant de fonder ce droit. La notion de propriété commune
que l’on rencontre dans son œuvre fonde un droit d’usage qu’il faut distinguer
du droit de propriété et qui vient limiter ce droit de propriété individuelle
(p. 212). Le droit de propriété est donc fondé socialement, faisant ainsi peser
« une dette » sur le droit de propriété privée qui en limite la portée (p. 212).
Cette dette est en conséquence « définie par le besoin des pauvres » (p. 216).
Or, la lecture de l’encyclique Rerum novarum à laquelle nous invite leur article
nous enseigne que derrière la référence scolastique, et en contradiction totale
avec cette dernière, la philosophie de l’assistance à la pauvreté qui l’inspire
entretient plutôt des affinités avec la pensée de Locke et sa fondation de la


Introduction

propriété privée dans le droit naturel (p. 209). L’encyclique s’accorde donc


avec la pensée libérale et manque l’opportunité (p. 207) de fonder un droit
des pauvres au secours sur une idée de justice qui dépasserait l’ordre social
établi sur la propriété privée qui sépare les possédants des non-possédants,
à savoir un droit d’usage commun à tous les hommes à faire valoir sur la
Terre. Les rédacteurs de l’encyclique perçoivent en fait la pauvreté à travers
le prisme de l’économie politique : le travail et la propriété privée. L’article
se termine en montrant que ce qui a été manqué là se retrouve dans la crise
actuelle de la « propriété sociale » (p. 217) et est au cœur de préoccupations
contemporaines qui vont au-delà de la question de la pauvreté et concernent
notre être ensemble dans notre rapport à la Terre.
Le catholicisme social, que l’étude de Stefano Solari tend à
«  déshomogénéiser  », semble être resté davantage fidèle à la tradition
aristotélo-thomiste (p. 188) que l’encyclique Rerum novarum. Des auteurs
comme Villeneuve-Bargemont et de Coux ont témoigné d’une réelle
préoccupation devant la dégradation morale et physique des travailleurs,
qu’ils attribuent aux méfaits du libéralisme et aux institutions politiques
défaillantes laissées par la Révolution française, incapables de protéger les
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travailleurs et les pauvres des conséquences de l’industrialisation (p.  188),
telles que la misère, dont les causes sont analysées en détail par Charles Périn
(p. 192). Inspirés par les analyses de Sismondi, référence insistante (p. 188,
190, 191, etc.), ces auteurs voient dans le développement de la misère la
conséquence d’une distribution inégale de la propriété conduisant à une
répartition inégale des revenus. Ils élargissent par conséquent la perspective
de l’économie politique en témoignant d’un intérêt pour l’encadrement
institutionnel de l’économie (p.  188), faisant signe en direction de
Polanyi (p.  195). Dans tout le catholicisme social on trouve l’idée d’une
liaison intime entre la production et la distribution (p.  194), aussi il ne
peut s’agir de simplement réallouer les droits de propriété pour combattre
la paupérisation, mais de combler le vide institutionnel (p.  195) par des
institutions et des corps intermédiaires promouvant une « action collective »
conforme à la justice sociale (p. 8), à savoir les corporations, le patronage
(p. 194, 195 sqq.) et les caisses d’entraide mutuelle, devant faire la promotion
de la vertu de charité. En toutes ces questions, Sismondi apparaît « comme
un précurseur de l’économie politique chrétienne8 » (p. 196). L’opposition
à l’assistance publique n’est pas totale, le rôle de l’État étant théorisé dans
le cadre du principe de subsidiarité, notamment par Taparelli, acceptant
même un premier pas en direction d’une collectivisation de la redistribution

8. « As a forerunner of Christian political economy ».


Patrick Mardellat

(p. 198), permise par la référence thomiste. Le corpus doctrinal éclectique


du catholicisme social conduit à des propositions qui ne sont pas totalement
cohérentes, mêlant un conservatisme de principe avec quelques avancées
plus progressistes. On perçoit ainsi l’intérêt de mettre au point un discours
cohérent, unifié et légitime pour aborder la question de la pauvreté qui sera
propose par l’économie politique expurgée de considérations morales. Mais
cela ne se fera pas sans oppositions.

2.2. La légitimité du nouveau discours sur la pauvreté en débat

Prenant Stendhal à témoin, dont le regard sur la pauvreté est influencé par
l’économie politique, Jérôme Lallement montre comment celle-ci « accapare
la légitimité du discours sur la pauvreté » tant pour l’analyse des causes de
la pauvreté que pour proposer des solutions en énonçant des lois naturelles
(p. 120). Avec cette jeune science, le regard porté sur la pauvreté abandonne
« le terrain de la morale, (…) de la charité, (…) de l’ordre public, (…) de
la compassion.  » (p.  120 et 123). Si les arguments scientifiques doivent
« dire le vrai sur la pauvreté, ses causes et ses remèdes » (ibid.), c’est que la
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pauvreté n’est plus une question individuelle, qu’elle n’est plus ni d’ordre
politique, ni d’ordre moral, mais qu’elle est «  sociale  » et que les causes
peuvent en être présentées à partir d’une explication du fonctionnement
du système économique (p.  123). Ricardo est emblématique de cette
nouvelle approche : après un bref exposé de sa « dynamique grandiose », il
apparaît que les lois naturelles de la répartition s’opposent aux lois sur les
pauvres, qu’il faut abolir (p.  128 sq.). L’argumentation ricardienne «  perd
toute connotation morale (…), et abandonne toute évaluation en termes de
justice » (p. 130). C’est pour répondre à la question sociale que Walras se
tournera vers l’économie, prenant acte du changement de perspective que
celle-ci permet pour considérer la pauvreté (p. 131). Au-delà des divergences
de conception, Walras pose le problème de la pauvreté dans une grande
proximité de l’œuvre de Ricardo, dont il maintient le naturalisme, mais
cherche à en limiter le domaine de validité afin d’autoriser un réformisme
qui s’oppose au fatalisme des conclusions classiques (p.  132). C’est une
divergence épistémologique plus que doctrinale qui est ici en cause, selon
J. Lallement. Walras aborde la question de la propriété de la richesse sociale
et de la terre, qui n’est pas sans rappeler les débats internes à l’Église que nous
avons présentés ci-avant. Une répartition initiale juste des richesses sociales
doit permettre de faire disparaître les causes « structurelles » de la pauvreté,
sans toutefois éliminer toute forme de pauvreté  : la question sociale de la
pauvreté a donc sa solution selon Walras, mais les causes individuelles de


Introduction

pauvreté demeureront à jamais (p.  134). Pour cette pauvreté résiduelle, il


ne reste en dernière instance que le recours à la charité (p. 135). L’économie
politique, quelle que soit son orientation doctrinale, s’accorde pour définir
et délimiter le champ du possible pour une politique de lutte contre la
pauvreté, et exclure ce qui empêcherait les lois naturelles de l’économie de
faire leur œuvre. C’est cette existence de lois économiques au domaine de
validité discuté entre économistes, qui va faire l’objet de contestations depuis
d’autres approches du social.
Ainsi, pour Tocqueville, l’industrialisation n’est qu’un aspect et une
conséquence d’une révolution plus profonde qui affecte les conditions dans
lesquelles vivent les hommes, à savoir une révolution démocratique dont la
passion pour l’égalité constitue le motif essentiel. Jimena Hurtado montre
comment cette révolution démocratique en permettant le développement du
goût naturel des hommes pour le bien-être « fait de la société démocratique
une société industrielle dont le potentiel à produire la richesse est infini. »
(p. 94). L’absence de barrières entre les hommes favorise le développement
de l’envie qui conduit «  les individus aux marchés  », leur donnant ainsi
accès à la propriété, qui est finie, alors que le désir de richesse est infini
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(p. 99), provoquant une montée des frustrations (p. 107). Dans ce contexte,
la pauvreté est un danger qui menace la « liberté politique » et « accentue
la tendance des sociétés démocratiques au despotisme  » (p.  92 et aussi
p.  109). Pour ces raisons, Tocqueville appelle aussi une science nouvelle
qui « donnerait les instruments nécessaires pour comprendre et gouverner
ce nouveau monde  » (p.  90), constitué par la démocratie industrielle,
mais il s’agit pour lui d’une « nouvelle science politique ». Le paupérisme
qui accompagne la démocratie industrielle est d’origine «  systémique  » et
enraciné « dans le développement capitaliste et industriel » (p. 92), mais il
représente avant tout « un problème politique » (p. 108). Aussi l’économie
politique est-elle critiquée car « trop matérialiste », en ne considérant pas les
effets de la pauvreté sur les attitudes et opinions des individus. La pauvreté
doit ainsi être combattue non seulement parce qu’elle endommage la liberté,
mais aussi parce que « la tolérance à l’inégalité diminue avec le progrès de
l’égalité » (p. 109) et que chacun peut craindre pour lui-même de tomber
dans la pauvreté : le paupérisme est donc « une affaire publique qui demande
une action publique » (p. 110). L’assistance ne doit pas reposer sur le principe
d’une « dette » que semble garantir la « charité publique » permanente et
généralisée, car elle corrompt la notion de droit (p. 111), mais l’assistance
publique doit être ponctuelle et temporaire pour Tocqueville (p.  113) –
retrouvant ici la position de Montesquieu – selon des modalités qu’examine
J. Hurtado dans les dernières pages de son article.


Patrick Mardellat

La situation britannique qui a fourni à Tocqueville le point de départ de


ses analyses peut être dite sous influence de l’économie politique, de Ricardo
à Marshall. La réforme des lois sur les pauvres de 1834 signale, comme
nous le rappelle Jacques Rodriguez, le triomphe de la vision économique
de la pauvreté en réservant le secours au seuls inaptes au travail, faisant
ainsi entrer de force le pauvre dans la catégorie du travailleur (p.  228).
Le résultat paradoxal a été d’avoir rendu « invisible » la pauvreté (p. 229).
Les lois tendancielles de l’économie, qu’une «  analyse circonstanciée de la
dynamique économique » selon A. Marshall (p. 236) permet de percevoir,
font de la pauvreté « un état transitoire voué à se dissoudre dans le progrès
économique généralisé » (p. 229), argument que les économistes opposent à
l’impatience des réformateurs s’appuyant sur les enquêtes sociales (p. 236).
Tout au plus, en recourant au principe de la rémunération à la productivité
marginale, concèdent-ils l’efficacité de l’éducation des travailleurs pour en
améliorer la productivité, et donc le salaire. La conséquence première du
travail des enquêteurs sociaux, qui va contribuer à forger « une science sociale
plus inductive » (p. 226) qui donnera naissance à la sociologie anglaise, va
d’abord consister à dessiller les yeux des contemporains sur la réalité de la
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pauvreté industrielle et urbaine en Angleterre, grâce à la mise au point de
la «  ligne de pauvreté  » par Rowntree (p.  233 sq.). Après avoir dénombré
ces pauvres, les conséquences de la pauvreté sont ensuite dénoncées  : en
affaiblissant les classes laborieuses, cette dernière diminue la qualité du travail
et abaisse la productivité, mettant en danger «  le potentiel productif des
travailleurs » (p. 234), en contradiction avec l’optimisme des économistes.
L’approche trop « strictement économique » est critiquée comme incapable
de résoudre la question sociale (p.  237). Il lui faut un supplément moral
qu’est censée lui apporter la sociologie, là où dans le contexte français
Walras avait pu faire place à de telles préoccupations d’économie sociale
dans son vocabulaire, simplement en limitant le domaine de validité de
l’économie pure. Cet élargissement moral de l’économie politique repose
sur l’intégration des « conséquences de l’évolutionnisme » dans la sociologie
britannique naissante, que l’on voit à l’œuvre chez Spencer (p.  238). La
conception organique de la société qui voit celle-ci en chaque individu (p.
239) promeut la coopération sociale, dans laquelle elle voit une exigence
morale, contre la concurrence (p. 239 sq.), afin de résoudre les enjeux du
paupérisme. L’intérêt des discussions sur la pauvreté entre économistes et
sociologues dans le contexte britannique que nous restitue ici J. Rodriguez,
tient à l’illustration de l’impossibilité de tenir en lisière les interrogations
éthiques dès lors qu’il s’agit d’élucider les problèmes de pauvreté.


Introduction

2.3. L’éthique de la pauvreté en question

Dans son traitement de la pauvreté, l’économie politique se pose comme une


science sans morale énonçant des propositions pures de tout jugement éthique.
Mais est-il possible d’évacuer toute interrogation éthique et les jugements
de valeur lorsqu’il est question de pauvreté et d’assistance aux pauvres ? La
pensée de Wilhelm Roscher sur la pauvreté, présentée par Patrick Mardellat,
constitue de ce point de vue un bon terrain d’observation. Fondateur de
l’économie politique historique allemande, inspiré par des influences diverses
et contradictoires – la philosophie pratique, la foi chrétienne et la théorie
classique – et définissant la pauvreté par la relation de dépendance du pauvre
au don librement consenti (p. 172), Roscher identifie deux lois historiques
d’accompagnement de la prospérité des nations : la croissance du paupérisme
et la systématisation de l’assistance aux pauvres (p. 174-176). Il s’interroge
sur les gains et les pertes de cette évolution  : avec l’assistance publique et
l’embryon de ce que sera l’État providence, la relation de proximité entre
le riche et le pauvre est perdue. Lorsque l’État revendique « avec succès le
monopole de l’assistance efficace à la pauvreté » (p. 176), la spontanéité de
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l’assistance se retire, et avec elle ce qui forme le lien fondamental sur lequel
peut être greffée l’association politique. Roscher est ici aux antipodes de
Simmel qui considère que l’assistance publique aux pauvres est destinée à
consolider la société en intégrant les pauvres ; au contraire, pour Roscher,
avec cette systématisation de l’assistance, quelque chose se défait qui relève
de l’ordre du don qui scellait l’association des hommes hors de tout contrat,
ce dont l’Église était en quelque sorte l’expression (p. 177-178) et qui, d’une
certaine façon, est recherché et réapparaît aujourd’hui sous la dynamique
des mouvements associatifs. Aussi voit-il dans cette évolution de l’assistance
qui passe d’une aide aux pauvres à un traitement de la pauvreté plutôt le
« signe d’un déclin moral que d’un progrès économique » (ibid.). Le pauvre
représente ainsi une dimension essentielle de notre humanité (p. 178) dont
la signification apparaît à chacun dans le libre usage des richesses qu’il destine
aux pauvres. La pauvreté a encore une valeur morale dans l’économie de
Roscher dans la mesure même où cette dernière est toujours conçue comme
une science politique (p. 166).
Rousseau développe des vues assez semblables sur l’existence d’un lien
d’humanité antérieur au lien politique, qui s’exprime selon lui à travers le
sentiment de pitié en direction de la souffrance des pauvres. Contre Saint
Preux qui exprime, selon Claire Pignol, sa position au nom d’une idée de
justice économique sise sur la distinction entre vrais et faux pauvres (p. 61),


Patrick Mardellat

Julie affirme que c’est « avant même d’être citoyen », donc avant la possibilité
d’invoquer une conception de la justice et toute distinction entre des
catégories de pauvres – vrais et faux, bons et mauvais –, que les hommes
doivent à ceux qui souffrent, les pauvres, leur pitié (p. 62). Le contenu de ce
lien est ici défini comme un sentiment, celui de pitié ; notion, dont l’usage
qu’en fait Rousseau l’éloigne de la notion de justice économique (p. 59). En
matière de secours aux pauvres, il convient donc de bien distinguer entre les
devoirs de l’État et ceux des individus, car « la pitié ne saurait être le motif
d’une intervention de l’État » (ibid.), même si la pauvreté concerne les États.
La pitié qui ne doit pas être confondue avec la justice, mais en est pourtant
la voie d’accès privilégiée en conduisant à « une bienfaisance active » (p. 57),
permet au riche de regarder les pauvres, et par là, en accédant à l’humanité
du pauvre, d’accéder à sa propre humanité : « [C]’est pourquoi la pitié nous
fait atteindre rien de moins qu’un “sentiment d’humanité”. » (p. 65) Confier
à l’État, en suivant les prescriptions de l’économie politique, la tâche de
résoudre la pauvreté par l’accroissement des richesses et la redistribution,
donc constituer la pauvreté en « un problème d’administration politique »,
c’est manquer l’essentiel et étouffer le sentiment moral en quoi se noue « la
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relation entre morale et politique » qu’exprime l’idée de justice (p. 64-65).
Rousseau, qui en ces questions «  n’est pas économiste  » selon C. Pignol
(p.  55) – bien qu’il en partage les préoccupations –, critique l’économie
politique d’ignorer l’échange de sentiments qui s’exprime dans la parole des
riches et des pauvres d’où naît le sentiment commun d’humanité, et par là
de manquer le socle éthique de la justice.
D’une certaine façon, le soupçon de Roscher à l’encontre de la
systématisation de l’assistance apportée aux pauvres par sa monopolisation
publique se trouve éclairé à rebours par la lecture du discours que Rousseau
tient sur la pauvreté. Dans les deux cas, la relation aux pauvres constitue une
voie d’accès à une dimension essentielle de notre humanité qui se fonde à un
niveau infra-politique. Cette dimension anthropologique de la pauvreté se
révèle dans la considération du malheur propre de la pauvreté.

2.4. Malheur et signification de la pauvreté

Le malheur propre de la pauvreté est une source d’interrogation que le


positivisme de l’économie politique ne parvient pas à éliminer. Définir le
pauvre et sa pauvreté est déjà d’une certaine façon s’interroger sur la spécificité
de son malheur : en quoi se distingue-t-il du malheur de la fausse richesse qui
envahit la société marchande selon Rousseau ? Le malheur du pauvre est-il


Introduction

lié à une quelconque culpabilité de celui-ci, une faute morale, sa paresse ? De


quel manque la pauvreté est-elle la marque, d’un manque de patrimoine ou
d’un manque de travail (Montesquieu) ? Le malheur de la pauvreté tient-il
à la dépendance du pauvre à l’égard du riche (Roscher), à sa perte de liberté
(Tocqueville), à l’altération des qualités physiques et morales des hommes
(les enquêteurs sociaux britanniques) ? Libéré des conditions historiques de
la pauvreté – le paupérisme – l’homme est-il définitivement libéré de toute
pauvreté ou bien, au contraire, la dimension essentielle, essentiellement
humaine de la condition terrestre, n’apparaît-elle pas alors comme le propre
de la différence anthropologique (Marx) ?
Les pensées de Rousseau et Marx permettent d’aborder avec le maximum
d’exigence le fil de cette interrogation qui nous conduit aux confins du discours
que l’économie politique peut tenir sur la pauvreté, et témoignent en creux
ou de manière pleinement assumée d’une philosophie économique dont
aucun discours sur la pauvreté ne peut se passer. C. Pignol fait bien apparaître
« la centralité de la notion de mauvaise richesse dans le discours de Rousseau
sur la pauvreté », discours qui relève d’une science de la consommation et de
l’usage des richesses (p. 47) et non pas de l’enrichissement et de la répartition.
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Si le riche est responsable de son malheur par le mésusage de ses richesses qui
confond l’amour-propre avec l’amour de soi, il est aussi coupable de la misère
des pauvres (p. 54), car ses dépenses détournent les « richesses communes » à
son profit. Le pauvre n’est pas responsable de son malheur qui ne relève pas
d’une faute morale ; sa pauvreté « est une fatalité » qui l’accable (p. 53) avec
le développement de la société marchande. Aussi le pauvre ne peut-il espérer
sortir de son malheur par un meilleur usage du peu dont il dispose pour
vivre. La sobriété ne l’aidera pas. L’accroissement des richesses ne peut que
multiplier les tentations de la fausse richesse, l’envie et la vanité, à l’origine
du malheur des pauvres. Contre Montesquieu, Rousseau condamne l’esprit
de commerce. La bonne politique est pour lui de limiter le commerce et
l’industrie (p. 63) en quête non de la richesse mais de l’abondance (p. 46).
La pauvreté aura-t-elle alors disparu  ? La réponse n’est pas évidente, mais
celle que suggère la lecture de l’article de C. Pignol est que si la souffrance
du pauvre est le sujet de la pitié, et si la pitié est le sentiment d’humanité
par excellence, l’humanité ne se conçoit ni sans pitié, ni sans pauvreté. La
pauvreté est donc l’horizon indépassable de notre humanité.
C’est à la profondeur de cette même idée que l’article qu’Arnaud Berthoud
consacre à la pensée de Marx sur « travail et pauvreté » nous fait accéder.
Marx semble tenir dans sa pensée et la tradition de l’économie politique et
la critique éthique de cette économie politique, selon la lecture qui nous


Patrick Mardellat

en est proposée. C’est ce qu’A.  Berthoud désigne comme les deux motifs
de sa pensée, le mode majeur de la tradition gréco-romaine selon lequel
tout homme est riche par son travail – qui dans les temps modernes court
de Montesquieu à Marshall en passant par Smith et Ricardo, et le mode
mineur d’une ligne judéo-chrétienne selon lequel tout homme est pauvre
dans l’exercice de son travail – que l’on retrouve sous des formes affaiblies
dans le catholicisme social et chez Roscher (p. 142). Si le capitalisme révèle
à travers sa loi – l’enrichissement – la vraie nature de la richesse, à savoir le
travail qui fait de tout homme un riche en puissance par sa capacité de travail
(p. 145), idée dont Montesquieu a eu l’intuition puis l’économie politique
a fait la théorie avec Smith et Ricardo, personne n’y est encore pleinement
riche de son humanité véritable, car le travail y est abstrait sous la forme
argent du capital (p. 146). Le travailleur est donc séparé de lui-même par la
peine qu’il éprouve dans « la douleur d’un temps qui contraint sa vie » : c’est
là « le malheur de la pauvreté du travailleur dans le capitalisme » (p. 147), qui
situe Marx aux antipodes de Montesquieu pour qui, selon C. Larrère, « un
travailleur pauvre est un oxymore » (loc. cit.). Ce n’est qu’avec l’avènement du
communisme que le travail devient la richesse véritable et commune, comme
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travail collectif où se gagne la liberté (p. 148). Faut-il alors imaginer que la
pauvreté aura complètement disparu ? C’est dans la réponse négative à cette
question qu’intervient « une autre idée du travail » (p. 152), comme temps
vivant, « subjectivité ou affectivité » (p. 153), qui sous-tend le motif judéo-
chrétien sur la pauvreté dans la pensée de Marx. Le travail comme temps
vivant est éprouvé comme une souffrance du temps qui passe dans l’attente
de la richesse essentielle qu’est autrui (p.  159). La question sociale de la
pauvreté étant alors surmontée par le dépassement des institutions sociales
du capitalisme qui séparent en chacun de nous le riche du pauvre, la pauvreté
se manifeste alors dans le travail véritable sous sa forme essentielle comme
« besoin insatiable d’autrui » (p. 142). Être pauvre se révèle alors dans son
essence  : c’est être «  en souffrance d’autrui  », ce qui fait de la pauvreté la
base « d’une éthique où la reconnaissance du pauvre est la condition de la
connaissance de soi » (p. 161), formule qui n’est pas sans évoquer quelque
écho de la pensée de Rousseau, de Roscher et de la pensée chrétienne.

Conclusion

La lecture de cet ensemble de textes – dont la publication répond à un besoin


de compréhension de la spécificité de l’approche économique de la pauvreté,
qui s’est fait sentir lors d’une première série d’études consacrées aux « figures
et à l’énigme de la pauvreté » (A. Berthoud, B. Lengaigne, P. Mardellat 2009)


Introduction

– montre une tension entre deux conceptions de la pauvreté qui s’opposent


tout au long de l’histoire de l’économie politique. Une conception de la
pauvreté comme manque accidentel de biens et services matériels et une
conception de la pauvreté comme «  manque ontologique  » (A.  Berthoud,
p.  158). En écartant tout jugement moral, l’économie politique pure a
contribué à délier ces deux conceptions, refusant de considérer que le manque
de «  ressources  » ait quoi que ce soit à voir avec un quelconque manque
ontologique. Aussi s’est-elle imposée comme la science de l’administration
de la pauvreté  : délimiter les besoins, dénombrer les pauvres, soulager le
malheur de la pauvreté, avec l’ambition de supprimer définitivement la
pauvreté. Pour cela l’économie politique appuie sa confiance dans le succès
de cette tâche sur l’énoncé de lois mécaniques, et confie à l’État la tâche
d’organiser l’assistance aux pauvres sous certaines conditions relatives au
travail. On peut suivre cette ligne directrice de Montesquieu à Marshall
en passant par Ricardo. La grandeur de l’économie politique réside ici
dans son refus de se soumettre à la fatalité de la pauvreté et des malheurs
qui sont indignes de la pleine jouissance des capacités qu’offre une vie
authentiquement humaine, et de vouloir y apporter une solution définitive.
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L’autre conception s’oppose et résiste à cette tentation de « dé-moraliser » la
question de la pauvreté pour mieux la résoudre. Elle ne réduit pas la pauvreté
aux seules manifestations socio-historiques sous lesquelles elle se présente en
chaque temps et perçoit dans la pauvreté une qualification essentielle de l’être
humain dans sa relation à soi et à autrui. La pauvreté est selon cette seconde
conception une dimension propre de la condition humaine, qu’il ne faut pas
laisser au seul soin de l’État, dont l’économie politique constitue la science
privilégiée, sous peine d’altérer la signification de la pauvreté et le lien à soi
et autrui qu’elle qualifie (autant chez Rousseau, Roscher que Marx). Avec
la lecture que nous en propose A. Berthoud, Marx est le seul penseur qui
tient ensemble ou qui « noue ensemble » (p. 158) ces deux conceptions en
les dialectisant dans une philosophie du travail. En sa pensée se réfracte ainsi
cette tension entre ces deux conceptions de la pauvreté caractéristiques des
polémiques entre la théorie économique et les autres sciences sociales et la
philosophie au cours de cette histoire, témoignant par là qu’avec la pauvreté
la pensée économique, soit en cherchant à s’émanciper de tout jugement
éthique, soit au contraire en tentant de lui faire une place, héberge sous une
forme ou autre une philosophie économique qu’il incombe aussi à l’histoire
de la pensée économique de dévoiler.


Patrick Mardellat

Bibliographie

Berthoud A., Lengaigne B., Mardellat P. (éd.) (2009), Figures et énigme de la


pauvreté, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
Ege Ragip (2009), « La place de la “société civile” dans la philosophie politique
de Hegel et la question de l’économie politique », in A. Alcouffe, C. Diebolt,
éd., La Pensée économique allemande, Paris, Economica, p. 27-46.
Himmelfarb Gertrud (2004), The Roads to Modernity. The British, French
and American Enlightenments, London, Vintage, 2008.
Höffe Otfried (2005), « Wer aber ist arm ? », Frankfurter Allgemeine Zeitung,
12 janvier, p. 35.
Toynbee Arnold (1884), Lectures on the Industrial Revolution in England,
Whitefish, MT, Kessinger Publishing, 2004.
Winch Donald (1996), Riches and Poverty. An Intellectual History of Political
Economy in Britain, 1750-1834, Cambridge, Cambridge University Press.
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