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La signification du terme « 

Économie » : Qaṣd, Iqtiṣād, Tadbīr al-Manzil


Adi Setia

1. Préambule

À la suite de l’effondrement économique et financier de 2007-2009, un travail important sur


le fond et la forme est mis en œuvre dans le domaine de la réforme monétaire et
économique. À cet égard, le travail de la New Economics Foundation (1) (basée au Royaume
Uni) est exemplaire et rigoureux, et mérite une attention particulière de tous ceux qui sont
concernés, y compris les musulmans. Nous pouvons également citer le travail du réseau
international de l’Islamic Gift Economy (IGE) (2).
Afin d'inscrire ce travail de réforme constructif dans un contexte conceptuel ou un cadre
discursif plus large, il serait bon de revenir brièvement sur la signification du terme
« économie » ou « science économique » (3). Ces termes ont, à mon avis, été très malmenés
et corrompus dans la discipline académique de l'économie et de la finance moderne,
séculaire et réductionniste (discipline qui est largement sur le point de disparaître) (4).
Bien que cette reconsidération soit abordée d’un point de vue intellectuel et historique,
spécifiquement islamique, elle met en évidence certains principes éthiques fondamentaux.
Ces principes sont relatifs au domaine économique de la vie et renvoient également aux
systèmes éthico-moraux d’autres religions (6), dont le christianisme (7) et la tradition de
l'économie ubuntu africaine (8). Ces principes renvoient également à la « teneur » éthique
générale d'une grande partie de la réévaluation dynamique et continue de l'économie et de
la finance menée en Occident dans ce que nous pourrions appeler une perspective
essentiellement humaniste (9).

2. L’économie en tant qu’administration du foyer

Le mot « économie », d'origine grecque (oikonomia), désigne à l'origine l’administration du


foyer (tadbīr almanzil), ou l’administration de la famille (ou propriété familiale). Il s’agit d’une
discipline distincte de l'« éthique » (gestion du soi ou ilm al-akhlāq, tadbīr al-sakhs, tadbīr
al-nafs), et de la « politique » (gestion de la cité ou siyāsah, tadbīr al-madīnah) (10).
Dans l’administration (ou l'intendance) du foyer, la principale préoccupation du chef de foyer
ou (intendant) (11) est la gestion prudente et judicieuse des ressources, des revenus et des
dépenses du foyer afin de subvenir aux besoins de tous ses membres et des personnes à sa
charge, humains et non humains. Dans un foyer type, on consacre plus d'attention et de
ressources aux soins et à la satisfaction des besoins des personnes faibles et invalides (bébés,
enfants, personnes âgées, handicapées). À l’opposé, les membres moins dépendants et
indépendants (adultes et personnes valides) sont autonomes, plus ou moins laissés à
eux-mêmes ou sont même censés verser leur part de travail en vue d’assurer la subsistance
et le bien-être général du foyer.
3. L’économie et l’écologie en tant qu’intendance du foyer élargi

Il est maintenant possible de considérer le village, la ville ou le pays en tant que foyer élargi
au sein duquel l’intendant ou le concierge est appelé le gouvernement ou l’autorité local(e),
municipal(e) ou national(e). Dans ce cas de figure, il en est de même pour l’attention portée
aux personnes faibles (c’est-à-dire les pauvres et les défavorisées parmi la population), et le
principe de bien commun s’applique ici également.
Par conséquent, l’économie s’étend en partant de la famille (tadbīr al-manzil = administration
du foyer) jusqu’à la ville ou la communauté (tadbīr al-madīnah = administration de la
ville/communauté/société) et peut même s’étendre à la Terre entière en tant que
macro-foyer (khilāfat al-arḍ = intendance de la Terre). En prenant en compte cette
perspective approfondie (12), l’économie et l‘écologie en tant que sciences formelles, sont en
fait une seule et même science/discipline, qui plus est, étymologiquement parlant, ces deux
mots possèdent la même racine (13).
En effet, il ne s’agit aucunement de deux disciplines distinctes et totalement opposées,
comme c’est actuellement le cas dans le monde universitaire moderne et laïc ainsi que dans
l’élaboration des politiques. Un compromis entre l’économie et l’écologie est impossible, il
faut plutôt que l’économie se conforme à l’écologie, et la science de l’écologie devrait être le
fondement pour la science de l’économie (14).
De plus, le fait est que la « science économique » ((al-iqtiṣād = la recherche ou la réalisation
de ce qui est judicieux) (15) dans la compréhension islamique est la science du gain et de
l’approvisionnement ((ʿilm al-iktisāb wa al-infāq)(16). De fait, il s’agit de l’étude de la
manière dont les personnes, en tant qu’individus et en tant que communautés, gagnent leurs
moyens de subsistance en faisant usage de l’abondance divine présente dans la nature (faḍl
Allāh fi al-arḍ). Ainsi, une économie saine est dépendante d’une écologie saine (17). Dès lors,
notons que l’économie est la science de l’administration du foyer, ou plutôt la science de
l’intendance du foyer, et que la finalité de l’intendance est le bien-être du foyer. Alors, tout
système économique qui mène (volontairement ou involontairement) à la dissolution du
foyer ou de la biosphère de la Terre en tant que macro-foyer, ne peut qu’être une inversion
nihiliste de la signification authentique et véritable de l’économie et des sciences
économiques ainsi que de la finalité de tout ceci.

4. L’économie en tant que recherche de ce qui est judicieux

La reconsidération et la reconceptualisation de la véritable signification de l’« économie », de


la « science économique » et de l’« économique », précédemment traitées, peuvent être
retrouvées en lisant attentivement l’ouvrage Iṣlāḥ al-Māl (Restoration of Wealth = La
restauration des richesses) (18) ainsi que d’autres textes classiques islamiques (19) traitant
de la signification, la fonction et la finalité du travail, de l’industrie, des moyens de
subsistance, etc. Par exemple, Ibn Abī al-Dunyā (m. 281/894, auteur de l’ouvrage Iṣlāḥ
al-Māl) a dédié trois chapitres entiers sur la notion de qaṣd (frugalité, prudence) en relation
avec la richesse, la nourriture et les vêtements. Qaṣd, dans ce contexte particulier, signifie
sagesse, prudence, frugalité, modération, tempérance et sobriété dans la manière de gérer
les richesses. À partir de la racine du mot qaṣd, nous pouvons en déduire le terme iqtiṣād,
ce qui revient à la signification de la recherche, ou mise en application, de ce qui est
judicieux et prudent. Ibn Abī al-Dunyā fait référence à une citation d’al-Ḥasan al-Baṣrī
(21-110/642-728), qui explique parfaitement et de manière concrète la signification de ce
que constitue une véritable économie et son lien avec les notions éthico-morales de
prudence, sagesse, équilibre, modération et tempérance :
En effet, les signes d’un croyant sont les suivants : il est constant en matière de religion, il est
prudent dans la gentillesse, c’est un guide quand une certaine assurance est requise, il fait
preuve de discernement face au savoir et d’intelligence à l’égard de la richesse. Le croyant
donne quand il le faut, économise quand il est riche et patiente quand il est pauvre. Il fait
preuve de bonté quand il le peut, de prudence face aux désirs, de retenue dans l’effort, de
patience dans les épreuves, de force face aux adversités, de loyauté dans la prospérité.
Il est reconnaissant et n’est pas submergé par la colère, il est persévérant pour défendre et
non dévier, il n’est ni frivole ni arrogant ni présomptueux. Il ne nuit pas à ses voisins, il ne se
réjouit pas des afflictions d'autrui, il n’est pas submergé par ses passions, il n’est pas affaibli
par ses désirs et ne laisse pas sa langue le nuire. Le croyant ne s’emballe pas, il n’est pas
submergé par les désirs charnels, il ne cède pas à ses propres caprices, il ne se laisse pas avilir
par son estomac, il n’est pas corrompu par sa cupidité et ne se limite pas seulement à son
foyer. Il n'est ni avare ni radin, il ne gaspille pas, il ne dilapide pas, il reste le même quand il
est riche et garde espoir comme tout le monde. Il n'y a aucune ambiguïté dans son caractère
ou sa foi, il n'y a pas d'orgueil démesuré dans sa joie, il n'y a pas d'anxiété dans son chagrin, il
guide ceux qui lui demandent conseil, et ses compagnons sont satisfaits de lui. (20)

5. Économie et finalité transcendante

Une autre signification du terme qaṣd existe : but, finalité, objectif, direction et raison.
Morphologiquement parlant, le terme iqtiṣād, qui est issu du terme qaṣd , signifie
également « recherche ou réalisation de la finalité d’une chose ». Autrement dit, en tant que
croyant, mise à part la finalité terrestre et pragmatique immédiate, il existe une finalité
éthico-morale transcendante (fondée sur la révélation divine) dans tout ce que nous faisons
ou recherchons dans cette vie temporelle. Cette finalité « transcendante » signifie qu’une
chose terrestre, matérielle ou physique n’est pas uniquement recherchée pour elle-même,
mais en vertu d’une finalité éthico-morale, spirituelle et en définitive eschatologique qui
transcende de manière immédiate sa temporalité, sa matérialité, son instrumentalisation, sa
facilité et son applicabilité. Par conséquent, une affaire terrestre est recherchée pour sa
facilité mais également dans la mesure où elle sert et contribue à une certaine finalité plus
profonde et supraterrestre. Pour le croyant, un tel objectif est bien défini à la lumière de la
révélation divine et à la pratique prophétique. Une telle recherche assurément
intentionnelle est prudente et judicieuse puisqu’elle prévient tout excès, gaspillage et
injustice (envers soi-même ou envers les autres). Nous savons tous qu’abuser des bonnes
choses est mauvais. Ainsi, l’excès peut être oppressif lorsque nous perdons de vue,
négligeons ou outrepassons l’objectif initial pour lequel cette chose est recherchée. Il s’agit
du paradoxe lié au fait que lorsque nous obtenons de plus en plus d'une chose, nous la
trouvons de moins en moins attractive (21).
La finalité, l’objectif, le but et la limite de toute activité économique sont clairement définis
selon la révélation divine et un raisonnement sensé. C’est pourquoi tout ce qui outrepasse,
met en échec ou est contraire à cet objectif sera considéré comme déraisonnable et
insignifiant, voire immoral, et ainsi proscrit d’un point de vue éthique, moral et juridique
(22).
De ce fait, la consommation (23), par exemple, ne doit pas être une finalité en soi, mais doit
permettre de subvenir aux besoins de sa famille et des personnes à sa charge et, par
extension, aux besoins de la communauté au sens large en remettant en circulation
l’excédent de richesse pour le bien commun. Dès lors, nous créons un environnement
socio-culturel qui favorise l’engagement personnel et collectif envers Dieu. D’ailleurs, selon
al-Ghazālī (m. 1111 de l’ère chrétienne) « Cette vie d’ici-bas est la terre de culture de
l'Au-delà (al-dunyā mazraʿat al-ākhirah) », car chaque acte de ce monde, aussi insignifiant
qu’il puisse paraître, a une portée eschatologique éternelle et donc, des conséquences. Nous
pourrions également citer al-Muḥāsibī (m. 243/857) pour illustrer d’avantage cette
conception évidente d’une conduite éthico-morale (selon laquelle les objectifs temporels
sont indissociablement et intimement liés à une finalité éternelle) qui est le principe
fondamental guidant notre vie au niveau économique :
Ainsi, gardez espoir lorsque vous souhaitez vous rendre à votre commerce ou accomplir une
chose pour gagner votre vie, vous mettre à l’artisanat, devenir un mandataire (wakālah) ou
vous engager dans une autre vocation afin de rechercher ce qui est licite et imiter la pratique
du messager d’Allāh (que les bénédictions d'Allāh et Son salut soient sur lui). Gardez espoir
lorsque vous recherchez la récompense pour vous-même et les personnes à votre charge et
subvenez à leurs besoins. Gardez espoir lorsque vous cherchez à être indépendant des autres
tout en montrant de la compassion envers vos frères et vos voisins. Gardez espoir lorsque
vous payez la zakat et vous vous acquittez de chaque obligation légale. En effet, gardez
espoir, car grâce à tous ces efforts, vous rencontrerez Allāh (glorifié et exalté soit-Il) et votre
visage sera aussi lumineux que la pleine lune. (24)

6. L’obligation de préserver les richesses

À partir du terme qaṣd, nous pouvons également en déduire le terme maqāṣid (sing.
Maqṣid = objectif), et nous savons que la préservation des richesses et de la propriété (hifẓ
al-māl) fait partie des injonctions émises dans le Saint Coran (25). Parmi les cinq objectifs
fondamentaux de la Loi révélée (al-sharīʿah), cette obligation est le cinquième maqṣid ou
objectif (26).
Le mot ghināʾ en arabe signifie à la fois richesse et indépendance, de la même manière qu’à
l’inverse, le mot faqr signifie pauvreté et dépendance. En islam, la richesse (à la fois en tant
que ghināʾ et māl (27)) est considérée comme un aspect du bien-être (āfiya), mais
uniquement si elle est perçue de manière licite et dépensée judicieusement afin de subvenir
à ses propres besoins ainsi que ceux de sa famille. Et ceci, de façon à ne pas être dépendant
des autres et éviter de mendier, et par conséquent, préserver sa dignité, son amour propre
et l’estime de soi.
Cette indépendance financière permettra d’avoir une tranquillité d’esprit et un équilibre
émotionnel nécessaires pour favoriser une profonde élévation spirituelle (28). De plus, les
riches sont encouragés à réinvestir leur excédent de richesse afin d’améliorer la situation
socio- économique des personnes pauvres et celles dans le besoin au sein de leurs
communautés. Il existe plusieurs moyens permettant de réinvestir l’excédent de richesse en
favorisant le bien commun (maṣlaḥah ʿāmmah) : aumône (ṣadāqah et zakāt), dons durables
(awqāf), cadeaux (hibah) et legs (wasiyyah). D’autres moyens encore plus efficaces existent
sous différentes formes et impactent directement la population et le commerce
interentreprises : le financement et l’investissement basés sur le capital-risque (muḍārabah),
le partenariat commercial (mushārakah), la production sous contrat (salam, istiṣnāʿ), et le
prêt sans intérêt (qarḍ ḥasan). (29)
Ces investissements directs soutiennent efficacement l’économie réelle et productive de la
communauté grâce à différents outils et différentes formes contractuelles de partage des
risques et de financement par fonds propres. Ces investissements permettront une
circulation et une recirculation équilibrées de l’excédent de richesse à travers toutes les
couches de la société afin que tous puissent vivre une vie productive pleine de dignité,
d’indépendance, d’autonomie et de respect de soi, et ainsi éviter que les richesses ne
circulent uniquement entre les riches de la société (afin que cela ne circule pas parmi les
seuls riches d’entre vous (30)). (Coran : sourate al-Hashr n°59 verset 7)
De ce fait, un aspect essentiel de la réalisation de la finalité de la vie économique (al-iqtiṣād)
est la production, l’acquisition, la préservation et la disposition appropriées des richesses
monétaires et matérielles pour assurer le bien-être aux niveaux personnel, familial et
communautaire.

7. Définition de l’économie intentionnelle

Nous avons défini cette économie intentionnelle (que nous appelons Islamic Gift Economy,
économie du don islamique) comme étant la mise à disposition et le partage (en donnant et
recevant mutuellement à travers des échanges sociaux et commerciaux équitables) des
richesses naturelles et culturelles dans le but d’atteindre un bien-être matériel et spirituel
(31).
Cette définition prend en considération le fait que le monde et l’humanité ne sont pas
uniquement de nature matérielle ou physique. En effet, ils possèdent aussi
fondamentalement une dimension spirituelle et une signification métaphysique plus
importante. Ils servent un objectif cognitif et moral qui transcende leurs réalités physique,
sensorielle et temporelle immédiates ; à savoir, un objectif attestant d’une Réalité supérieure
et plus complète dont ils sont issus, dont ils sont perpétuellement dépendants, dans laquelle
ils sont intégrés et à laquelle ils sont sensibles et devront finalement rendre des comptes. Il
s’agit ici d’une économie du monde et d’une économie de l’âme ; une économie de la vie
d’ici-bas et une économie de la vie de l’Au-delà. En réalité, une économie du matériel au
service de l’économie du spirituel.

8. Conclusion

Dans le titre du texte classique Iṣlāḥ al-Māl ( Restauration de la richesse) écrit par Ibn Abī
al-Dunyā, le terme iṣlāḥ signifie réforme, rectification, réhabilitation et restauration. En
d’autres termes, il s’agit de corriger ce qui a été fait de manière incorrecte, et de rassembler,
rendre à nouveau productif et utile ce qui a été fragmenté, corrompu et rendu insignifiant.
Ce remodelage s'effectue d’abord dans l’esprit, et permet ainsi de restaurer la signification et
la finalité authentiques et originelles de la vie économique selon la bonne compréhension et
de dissiper les fausses idées à ce sujet. Ensuite, ce remodelage s’opère au niveau des
activités permettant de gagner sa vie et de subvenir à ses besoins ainsi qu’au niveau de leur
organisation, de façon à ce que la richesse retrouve sa véritable fonction cohérente avec une
finalité éthico-morale claire et objective.
Par conséquent, l’objectif du livre et de son auteur (si évident au vu de son titre) est de
restaurer ou rétablir la compréhension originelle, holistique, intégrative et intentionnelle
(visant un but) de la richesse et de sa gestion et intendance économique (c.-à-d., qaṣdī =
judicieuse). Cette compréhension réussit à redéfinir (c.-à-d., re-connaître) et réorienter la
science économique moderne loin de son obsession actuelle, que l’on peut décrire ainsi :
une croissance perpétuelle, dénuée de sens et sans but, et une raréfaction forcée et
artificielle. Finalement, cette compréhension permet de montrer, à nouveau, un réel intérêt
pour l’acquisition et la disposition des richesses afin d’assurer un bien-être matériel et
spirituel.

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