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Dossie

Violence, absentéisme...
crise du modèle
méritocratique

ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS DUBET (1)


sociologue français, professeur à l’université Bordeaux II
et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

Question
? Selon l’enquête Système d’information et de vigilance
sur la sécurité scolaire (SIVIS), l’évolution des violences
scolaires se caractérise par une augmentation des atteintes
aux biens et à la sécurité entre 2007-2008 et 2008-2009.
Comment analysez-vous les évolutions de la violence en
milieu scolaire et de ses représentations ?
Réponse La mesure des violences, des incivilités, des désordres scolaires… est
 produite par la rencontre d’une vigilance institutionnelle, de divers outils
de contrôle, de recensements, et des conduites des élèves. En la matière,
il faut rappeler que l’école française a été presque totalement silencieuse
sur ces phénomènes jusqu’au seuil des années 1990 et que, depuis, notre
sensibilité sociale, politique et médiatique s’est très sensiblement accrue.
Le monde enseignant lui-même, qui éprouvait une certaine gêne quant à
ces problèmes en les interprétant comme des accidents ou des formes
de chahut banales, a changé radicalement de perspective et les appré-
hende désormais comme des actes de violences. En effet, une sorte
de tabou a été levé et bien des conduites scolaires sont entrées dans

1. Entretien réalisé le 28 mai 2010.

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la catégorie générale de la « violence scolaire », alors qu’elles étaient


tenues pour des désordres plus ou moins traditionnels et tolérables.
Mais ce changement de sensibilité et de regard sur les conduites des
élèves ne suffit certainement pas à expliquer la croissance des violences
et des désordres scolaires. Les témoignages de très nombreux ensei-
gnants sur les poursuites judiciaires et les exclusions, indiquent que les
bagarres, les insultes, les agressions, les vols, les rackets, se sont multipliés
durant les dernières années.

Les causes sociales sont sans doute à l’origine de ces évolutions en tant
que facteurs de développement de la délinquance juvénile : le chômage,
la pauvreté, la « ghettoïsation » des problèmes sociaux, les crises et les
décompositions familiales, etc. Ceci dit, cette explication de bon sens
et peu contestable n’est certainement pas suffisante. Si la délinquance
juvénile n’est pas vraiment une nouveauté, l’école s’en est longtemps
trouvée relativement protégée et ce, de deux manières. D’une part,
la scolarisation beaucoup plus courte des élèves les plus faibles et les
plus perturbateurs faisait que l’école était beaucoup moins directement
confrontée à leurs désordres. D’autre part, l’école semblait nettement
mieux « sanctuarisée », elle avait la capacité de construire un ordre et
une discipline plus légitimes et mieux acceptés par les élèves, fût-ce au
prix de conduites enseignantes fermes et parfois mêmes brutales, notam-
ment avec les plus jeunes des élèves. Aujourd’hui, une sorte d’accord
tacite entre l’école et les familles semble s’être défait. Au moment où
nous valorisons l’autonomie des enfants et des jeunes, nous attendons
toujours qu’ils acceptent l’ordre scolaire comme « autrefois », sans que
l’école possède les mêmes ressources d’autorité. C’est un thème que
les idéologues et les politiques les plus conservateurs ne manquent
d’ailleurs pas de mettre en avant.

Au-delà de cette analyse, c’est l’image même de l’école qui s’est trans-
formée. On va à l’école pour y apprendre et pour réussir bien plus que
pour y être éduqué, voire « dressé ». Si l’on n’y réussit pas et que l’on
n’y apprend guère, la finalité de l’école a de grandes chances de n’être
plus perçue. D’ailleurs, la plupart des acteurs de l’éducation auraient
du mal à définir le projet éducatif au-delà de la seule réussite scolaire.
Dès lors, l’ordre scolaire a de grandes chances de ne pas être considéré
comme vraiment légitime et il s’installe une sorte de « guerre froide »
entre l’école et certains groupes d’élèves. Il existe, selon moi, un phéno-
mène bien plus inquiétant que les violences scolaires : il s’agit de l’absen-
téisme, du décrochage et, plus profondément, du désintérêt scolaire de
nombreux élèves qui vont pourtant régulièrement en classe. Pour bien
des élèves, l’éducation scolaire n’a guère de sens culturel ou subjectif
mais relève à la fois de l’obligation pour espérer trouver un emploi et de
la menace car on risque d’y échouer et de se dévaloriser à ses propres
yeux. D’ailleurs, dans certains établissements, cette anticipation s’avère si
forte que les élèves exercent une pression sur les meilleurs d’entre eux
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accusés de « collaborer » avec les professeurs et de trahir ainsi le groupe


juvénile du quartier. Ainsi, on grandirait contre l’école tout en refusant
de « jouer le jeu scolaire ».
On peut imaginer que ce problème se pose dans de nombreuses
sociétés, mais la France me semble particulièrement mal armée pour
l’affronter. En effet, si la légitimité globale de l’école faiblit, il appartient à
chaque établissement et aux enseignants de la reconstruire, or ce n’est
guère dans notre tradition pédagogique nationale que de reconnaître le
caractère essentiel des équipes éducatives.

? 50 % des faits de violence se concentrent sur les 10 %


des établissements français les plus difficiles, selon l’Obser-
vatoire international de la violence à l’école. Dans ce cadre,
que diriez-vous du lien entre inégalités, stigmatisation et
violence scolaire ?
 Quelle que soit la prudence que doivent inspirer les chiffres, on
comprend aisément pourquoi les conduites violentes se concentrent là
où se conjuguent la totalité des problèmes scolaires et sociaux, là où les
élèves sont les plus pauvres, les plus démunis et les plus faibles. Et cette
concentration s’intensifie d’autant plus que la ségrégation urbaine entre
pauvres et riches, migrants et non migrants, tend à se renforcer. Ajou-
tons que les établissements scolaires sont parfois encore plus homo-
gènes et ségrégés que ne le sont les quartiers dès lors que les familles
qui le peuvent, et les meilleurs des élèves, choisissent d’autres établis-
sements. Même si la France a choisi de ne pas informer les enquêtes
Pisa (2) sur les taux de ségrégation sociale et scolaire des établissements,
il est clair que de nombreux établissements constituent le réceptacle de
tous les problèmes scolaires et sociaux et que les choses n’iront pas en
s’améliorant.
De plus, en dépit des diverses politiques spécifiques visant ces établis-
sements difficiles, l’offre éducative n’est souvent pas à la hauteur des
besoins. Quelques surveillants supplémentaires ne compensent pas l’ins-
tabilité des équipes éducatives dans lesquelles les débutants font leurs
premières armes avant d’être affectés dans des établissements plus
tranquilles. Au bout du compte, dans certaines zones d’éducation les
élèves font leur carrière scolaire dans des établissements difficiles, fuis
par ceux qui le peuvent, et la bonne volonté des familles n’empêche pas
que se forme chez les élèves la conviction que leur école est celle de
l’échec et qu’ils sont condamnés avant même que d’y aller. Comment
les convaincre du contraire quand tous ceux qui en ont la possibilité
s’efforcent d’échapper à ces établissements ? Ici la violence scolaire est

2. PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de
15 ans dans les 31 pays membres de l’OCDE et dans de nombreux pays partenaires.

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une violence sociale et, lors des diverses « émeutes urbaines », quelques
établissements sont attaqués et dégradés comme le sont les bus et les
commissariats de police.

? Comment peut-on expliquer la violence scolaire en


termes de « jeu méritocratique », et de « justice sociale »,
termes que vous employez notamment dans votre dernier
ouvrage (Les places et les chances, Seuil, février 2010) ?
 Il n’est pas sûr que l’on puisse établir un lien direct entre le modèle
méritocratique scolaire et la violence de certains élèves. La seule chose
que l’on puisse dire, c’est que ce modèle – qui est celui de la plupart des
systèmes scolaires – et notamment du système français, repose sur une
violence cachée. Il conduit chaque élève à s’engager dans un parcours
perçu comme une compétition et à accepter d’être « orienté » négati-
vement quand il n’a ni la chance, ni le mérite d’être parmi les meilleurs.
Et plus ce modèle se renforce, plus les élèves qui ne réussissent pas sont
conduits à avoir le sentiment de ne pas avoir leur place dans l’institution
et, au fond, à se trouver eux-mêmes indignes de l’école. La norme du
succès s’imposant à tous, on gère les différences de niveau des élèves par
des taux de redoublement extrêmement élevés (environ un élève sur
trois âgé de quinze ans et un sur deux âgé de dix-huit ans ont redoublé
au moins une fois), par des « orientations » successives, par des choix
d’études par défaut. S’il n’est pas certain que ce mécanisme provoque
directement la violence des élèves, il est possible d’en observer des
effets peu contestables.
Le premier d’entre eux est la dénonciation récurrente du fait que
nombre d’élèves n’auraient pas leur place à l’école : trop faibles, trop
mal scolarisés, trop rétifs aux normes scolaires ; pour eux, l’école serait
une sorte de « garderie ». Le modèle méritocratique imposant la norme
du succès possible de tous, que faire de ceux qui n’y parviennent pas ?
Il se crée une sorte de « constante fatale » selon laquelle un tiers des
élèves seraient toujours trop faibles et ceci, quel que soit le niveau de
la scolarité.
Le second effet est assez bien mesuré par les enquêtes internationales.
De tous les élèves comparés dans ces études, les jeunes Français sont
ceux qui ont le moins confiance en eux. Convaincus que la perfection
de leur parcours scolaire conditionne leur intégration sociale, qu’il n’y
a guère de salut hors de la réussite scolaire, nombre d’entre eux se
trouvent donc eux-mêmes trop faibles ou pas assez bons et se sentent
souvent indignes ou méprisés. De plus, ils n’ont guère confiance dans les
enseignants et pensent que l’école n’est pas très accueillante.
Affirmer l’existence d’un lien direct entre ce climat scolaire et la violence
serait très imprudent. En revanche, de nombreux élèves ne se sentent
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pas bien à l’école, beaucoup de ceux qui perdent, ou anticipent de perdre


dans la compétition scolaire se découragent et ne travaillent guère. On
peut imaginer que si le poids de ce sentiment d’échec en dissuade beau-
coup, il peut également conduire vers des comportements de rejet et de
violence quand le contexte social difficile favorise la résistance et le refus
explicite d’une compétition dans laquelle on est sûr de ne pas réussir.
Quoi qu’il en soit, force est de constater que si la société française
n’est pas parmi les plus inégalitaires, la violence scolaire et les émeutes
urbaines y sont relativement fréquentes, ce qui indique bien qu’il y a un
problème français en la matière.

? Dans votre entretien au Monde du 30 novembre 2009,


vous considérez la méritocratie comme « une morale de vain-
queur ». Est-ce à dire qu’elle est un mensonge par essence
interdisant toute possibilité de mobilité sociale, ou qu’elle
ne fonctionnerait plus, les inégalités scolaires se creusant en
France ?
 Quand on met en regard l’ampleur des inégalités sociales d’une part et
l’ampleur des inégalités scolaires – mesurées par les écarts de perfor-
mance des élèves – d’autre part, il apparaît que les inégalités scolaires
sont excessivement fortes dans notre pays par rapport aux inégalités
sociales. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, comme le Canada, où les
inégalités scolaires sont moindres par rapport aux inégalités sociales (3).
Ce phénomène est d’autant plus étonnant que la France est extrême-
ment attachée à l’égalité scolaire, qu’elle y consacre des moyens non
négligeables et que l’école est généralement perçue comme beaucoup
plus juste que la société.
Pour une part, cette caractéristique s’explique par le poids du modèle
méritocratique dans l’école française. Expliquons-nous. Plus on pense
que l’école est seule capable de mesurer et de sanctionner le mérite
des individus afin de les affecter à des positions professionnelles, plus
le diplôme joue un rôle déterminant dans l’accès à la vie profession-
nelle ; certains diplômes offrent des « quasi-rentes » et l’absence de
diplôme constitue une sorte de handicap rédhibitoire. Plus les élèves
et leur famille adhèrent à la méritocratie et connaissent le poids décisif
du diplôme, plus ils ont intérêt à accentuer leurs avantages scolaires
et à creuser les inégalités scolaires, la valeur d’un diplôme tenant à sa
rareté relative. Ce style de compétition méritocratique favorise consi-
dérablement les classes moyennes et moyennes supérieures qui assu-
rent leur reproduction sociale grâce à l’école. Au bout du compte, la
France est dans la situation paradoxale d’être un pays relativement peu

3. Cf. Marie Duru-Bellat, François Dubet et Antoine Vérétout, Les sociétés et leur école, Seuil (à paraître au mois de septembre
2010).

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Image du film Entre les murs réalisé par Laurent Cantet et sorti en 2008.

inégalitaire dans lequel les inégalités scolaires sont relativement fortes et,
surtout, dans lequel la reproduction sociale est très élevée. Les positions
sociales des parents se transmettent aux enfants par le biais de l’école
alors même que l’institution ne cesse d’affirmer sa capacité à accroître
la mobilité sociale.
De ce point de vue, la promesse méritocratique est trahie et se retourne
contre l’école elle-même devenant l’objet de toutes les critiques. Pour
les élèves les plus faibles, elle est présentée comme la seule opportunité
de salut alors même qu’ils s’en sentent exclus. D’où leur rage et leur
découragement. On peut effectivement parler de « morale des vain-
queurs » car l’affirmation du mérite scolaire transforme les inégalités
sociales injustes en inégalités scolaires justes puisque ne tenant en appa-
rence qu’au mérite des individus. Ce ne serait pas si grave si l’orgueil du
succès accordé aux vainqueurs n’impliquait pas que les vaincus acceptent
leur sort comme juste. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui ont du
mal à s’en convaincre, soit refusent l’école, soit deviennent violents.
Ceci dit, toute école est nécessairement méritocratique. Le problème
vient de ce que certaines sociétés, dont la France, confient à l’école une
sorte de monopole de la définition du mérite, comme s’il n’existait pas
d’autres figures du mérite que celle du mérite scolaire, ceux qui gagnent
à l’école gagnent tout et ceux qui perdent, perdent tout. Non seulement
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ce modèle peut être vécu comme relativement « violent », mais il affai-


blit la capacité proprement éducative de l’école. En effet, tout ce qui
n’y est pas immédiatement utile à la réussite peut être perçu comme
secondaire.

? Peut-on parler de ghettoïsation comme aux États-Unis ?


Si tel est le cas, les violences scolaires ne risquent-elles pas
d’augmenter à terme ?
 Tout dépend de ce dont on parle. Si l’on évoque l’intensité du phénomène,
la France n’est pas les États-Unis où la répartition spatiale des divers
groupes sociaux définis en termes économiques et culturels est extrê-
mement tranchée. En revanche, ignorer que des quartiers de certaines
villes françaises connaissent un processus de ghettoïsation paraît difficile.
De ghettoïsation objective d’abord, quand les gens pauvres issus des
minorités culturelles et nationales sont regroupés dans des immeubles,
des quartiers, des communes et des écoles de plus en plus homogènes.
De ghettoïsation subjective ensuite, quand les habitants de ces quartiers,
notamment les jeunes, adoptent eux-mêmes les catégories du ghetto : les
constructions identitaires et les activités économiques et commerciales
se définissent sur des critères culturels et ethniques, les jeunes adoptent
des logiques de territoire dans lesquelles ils mènent des activités illicites,
contrôlent le jeu des réputations et finissent par se considérer contre
les « autres »… La ghettoïsation objective devient ainsi une ghettoïsa-
tion subjective, quitte à ce qu’elle soit dénoncée par des révoltes collec-
tives qui, à leur tour, entraînent un renforcement de la stigmatisation, de
la ségrégation et du ghetto.
Il va de soi que dans ces contextes-là, l’école devient elle-même une
enclave ghettoïsée dans laquelle les enseignants sont perçus comme
les étrangers, et ce d’autant plus qu’ils n’habitent pas le quartier et n’y
scolarisent pas la plupart du temps leurs enfants. Il va de soi aussi que ce
cadre est favorable aux désordres et à la violence scolaires.
Toutefois, nous ne devrions pas nous focaliser essentiellement sur
ces problèmes, sur ces quartiers, et faire comme si la violence et le
décrochage scolaires n’existaient pas ailleurs, dans des endroits plus
« normaux ». Nous devons résister à la tentation de stigmatiser ces
élèves et ces quartiers comme si les « étrangers » – les citoyens perçus
comme tels, qu’ils soient ou non Français – étaient la seule source de
nos problèmes. Ce n’est pas vrai : il y a des faits divers violents dans
d’autres établissements, l’intérêt scolaire y est souvent très faible et
les désordres et les problèmes d’autorité n’en sont pas absents. Nous
devons aussi éviter de penser que les problèmes de l’école ne découlent
que de conditions extérieures à l’école, ce qui est toujours une manière
de dire que l’école est impuissante et simplement victime de l’injustice
du monde.

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