Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Dossie
Violence, absentéisme...
crise du modèle
méritocratique
Question
? Selon l’enquête Système d’information et de vigilance
sur la sécurité scolaire (SIVIS), l’évolution des violences
scolaires se caractérise par une augmentation des atteintes
aux biens et à la sécurité entre 2007-2008 et 2008-2009.
Comment analysez-vous les évolutions de la violence en
milieu scolaire et de ses représentations ?
Réponse La mesure des violences, des incivilités, des désordres scolaires… est
produite par la rencontre d’une vigilance institutionnelle, de divers outils
de contrôle, de recensements, et des conduites des élèves. En la matière,
il faut rappeler que l’école française a été presque totalement silencieuse
sur ces phénomènes jusqu’au seuil des années 1990 et que, depuis, notre
sensibilité sociale, politique et médiatique s’est très sensiblement accrue.
Le monde enseignant lui-même, qui éprouvait une certaine gêne quant à
ces problèmes en les interprétant comme des accidents ou des formes
de chahut banales, a changé radicalement de perspective et les appré-
hende désormais comme des actes de violences. En effet, une sorte
de tabou a été levé et bien des conduites scolaires sont entrées dans
31
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 363
Les causes sociales sont sans doute à l’origine de ces évolutions en tant
que facteurs de développement de la délinquance juvénile : le chômage,
la pauvreté, la « ghettoïsation » des problèmes sociaux, les crises et les
décompositions familiales, etc. Ceci dit, cette explication de bon sens
et peu contestable n’est certainement pas suffisante. Si la délinquance
juvénile n’est pas vraiment une nouveauté, l’école s’en est longtemps
trouvée relativement protégée et ce, de deux manières. D’une part,
la scolarisation beaucoup plus courte des élèves les plus faibles et les
plus perturbateurs faisait que l’école était beaucoup moins directement
confrontée à leurs désordres. D’autre part, l’école semblait nettement
mieux « sanctuarisée », elle avait la capacité de construire un ordre et
une discipline plus légitimes et mieux acceptés par les élèves, fût-ce au
prix de conduites enseignantes fermes et parfois mêmes brutales, notam-
ment avec les plus jeunes des élèves. Aujourd’hui, une sorte d’accord
tacite entre l’école et les familles semble s’être défait. Au moment où
nous valorisons l’autonomie des enfants et des jeunes, nous attendons
toujours qu’ils acceptent l’ordre scolaire comme « autrefois », sans que
l’école possède les mêmes ressources d’autorité. C’est un thème que
les idéologues et les politiques les plus conservateurs ne manquent
d’ailleurs pas de mettre en avant.
Au-delà de cette analyse, c’est l’image même de l’école qui s’est trans-
formée. On va à l’école pour y apprendre et pour réussir bien plus que
pour y être éduqué, voire « dressé ». Si l’on n’y réussit pas et que l’on
n’y apprend guère, la finalité de l’école a de grandes chances de n’être
plus perçue. D’ailleurs, la plupart des acteurs de l’éducation auraient
du mal à définir le projet éducatif au-delà de la seule réussite scolaire.
Dès lors, l’ordre scolaire a de grandes chances de ne pas être considéré
comme vraiment légitime et il s’installe une sorte de « guerre froide »
entre l’école et certains groupes d’élèves. Il existe, selon moi, un phéno-
mène bien plus inquiétant que les violences scolaires : il s’agit de l’absen-
téisme, du décrochage et, plus profondément, du désintérêt scolaire de
nombreux élèves qui vont pourtant régulièrement en classe. Pour bien
des élèves, l’éducation scolaire n’a guère de sens culturel ou subjectif
mais relève à la fois de l’obligation pour espérer trouver un emploi et de
la menace car on risque d’y échouer et de se dévaloriser à ses propres
yeux. D’ailleurs, dans certains établissements, cette anticipation s’avère si
forte que les élèves exercent une pression sur les meilleurs d’entre eux
32
r
VIOLENCE, ABSENTÉISME... CRISE DU MODÈLE MÉRITOCRATIQUE
Dossie
2. PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de
15 ans dans les 31 pays membres de l’OCDE et dans de nombreux pays partenaires.
33
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 363
une violence sociale et, lors des diverses « émeutes urbaines », quelques
établissements sont attaqués et dégradés comme le sont les bus et les
commissariats de police.
3. Cf. Marie Duru-Bellat, François Dubet et Antoine Vérétout, Les sociétés et leur école, Seuil (à paraître au mois de septembre
2010).
35
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 363
Image du film Entre les murs réalisé par Laurent Cantet et sorti en 2008.
inégalitaire dans lequel les inégalités scolaires sont relativement fortes et,
surtout, dans lequel la reproduction sociale est très élevée. Les positions
sociales des parents se transmettent aux enfants par le biais de l’école
alors même que l’institution ne cesse d’affirmer sa capacité à accroître
la mobilité sociale.
De ce point de vue, la promesse méritocratique est trahie et se retourne
contre l’école elle-même devenant l’objet de toutes les critiques. Pour
les élèves les plus faibles, elle est présentée comme la seule opportunité
de salut alors même qu’ils s’en sentent exclus. D’où leur rage et leur
découragement. On peut effectivement parler de « morale des vain-
queurs » car l’affirmation du mérite scolaire transforme les inégalités
sociales injustes en inégalités scolaires justes puisque ne tenant en appa-
rence qu’au mérite des individus. Ce ne serait pas si grave si l’orgueil du
succès accordé aux vainqueurs n’impliquait pas que les vaincus acceptent
leur sort comme juste. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui ont du
mal à s’en convaincre, soit refusent l’école, soit deviennent violents.
Ceci dit, toute école est nécessairement méritocratique. Le problème
vient de ce que certaines sociétés, dont la France, confient à l’école une
sorte de monopole de la définition du mérite, comme s’il n’existait pas
d’autres figures du mérite que celle du mérite scolaire, ceux qui gagnent
à l’école gagnent tout et ceux qui perdent, perdent tout. Non seulement
36
r
VIOLENCE, ABSENTÉISME... CRISE DU MODÈLE MÉRITOCRATIQUE
Dossie
37