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Bisseret Noëlle. L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante. In: Communications, 12, 1968. pp. 54-65.
doi : 10.3406/comm.1968.1172
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1172
Noëlle Bisseret
L'enseignement inégalitaire
et la contestation étudiante
1. Nous avons suivi dès le début de leur carrière universitaire et pendant quatre an
nées consécutives la population exhaustive des littéraires inscrits en propédeutique
à Paris en 1962, soit 6919 étudiants.
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lèlement sont données les conditions d'une égalité économique réelle. Ceci est
exclu dans une société où est institutionnalisée la transmission héréditaire des
privilèges économiques et où la population féminine, [inactive pour les deux tiers,
se trouve statistiquement en situation de dépendance économique. Nous avons
analysé comment, en fin de carrière scolaire, la situation au sein du système
scolaire et les chances d'acquérir un diplôme élevé sont significatives de la posi
tion que confèrent dès le départ dans le système hiérarchique le sexe et l'origine
sociale.
Connaissant d'après cette étude les processus réellement en jeu dans la sélection
universitaire, connaissant en outre la représentation qu'en avaient en mai 1967
les étudiants de différentes catégories sociales que nous avons longuement inter
viewés sur ce sujet, nous nous sommes proposé d'analyser pour les confronter
à ces données, le contenu des textes résumant le travail de réflexion des commiss
ions d'étudiants, suscité par les événements de mai 1968. Nous résumerons x ici
la description des faits et la représentation qu'en avaient les étudiants un an avant
ces événements, puis nous analyserons à quel niveau de conscience se situe,
pendant et après ces événements, la perception des processus réels de sélection.
Par rapport à mai 1967, y a-t-il eu changement dans le système de représenta
tions du fonctionnement du système scolaire ?
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en faculté). Ils sont donc plus âgés que la moyenne des étudiants au moment de
leur première inscription en faculté, et plus ils sont âgés, plus ils risquent de de
voir travailler professionnellement. Les différentes orientations passées vers les
cycles courts (CE. G.), vers les études modernes, vers les écoles normales, sont
avant tout expressives d'un horizon temporel restreint, inhérent à l'insécurité
économique des familles de classes populaires, et non expressives en soi et seul
ement d'une absence d'information ou de la non-adhésion aux normes culturelles
« classiques ». Si l'on convient donc d'appeler « héritage culturel » la résultante
des déterminismes d'orientation subis dans le passé, il ne faut pas perdre de vue
qu'éléments culturels et éléments économiques sont indissociables, même s'il
importe de les séparer dans une première phase d'analyse.
Dans l'enseignement supérieur, le poids de cet « héritage culturel » joue donc
fortement au niveau des possibilités d'orientation, mais il est pratiquement nul
sur les chances de réussite, quelles que soient par ailleurs les inégalités culturelles
réelles. Quand ils n'exercent pas de travail rémunéré, les étudiants de classes po
pulaires ont en effet un taux de réussite supérieur à celui des étudiants de classe
bourgeoise x. Ce fait n'est pas étonnant : parvenus à l'Université malgré de nomb
reuses barrières sociales et scolaires, ils comptent semble-t-il parmi ses « meilleurs
éléments ». La contrainte économique pesant sur les chances de réussite des
classes populaires s'exerce, au premier degré, par l'intermédiaire des difficultés
pratiques d'apprentissage suscitées par leur activité professionnelle, et, au deu
xième degré, par la médiation des limites ainsi imposées à leur horizon temporel,
c'est-à-dire à leurs projets d'avenir élaborés en fonction de leur situation objec
tive. En effet, plus leur situation matérielle est contraignante, moins ces étudiants
forment des projets scolaires ambitieux et moins ils entrevoient la possibilité
de réaliser de leur unique projet d'avenir, le professorat.
La très grande majorité des étudiants de classe bourgeoise économiquement
favorisés peuvent se consacrer entièrement à leurs études et leur horizon temporel
est vaste, même si le but est parfois imprécis. Mais ils se divisentjdans l'ensemble
en deux populations distinctes. La moitié d'entre eux, regroupés dans des disci
plines les plus prestigieuses ont des projets professionnels précis (pro
fessorat d'Université ou recherche), des projets scolaires lointains et ambitieux
(l'agrégation), et un taux de réussite élevé. L'autre moitié se compose d'étudiants
qui, sans projets d'avenir définis, ayant subi des échecs scolaires antérieurs si
l'on en juge d'après leur âge, regroupés dans des disciplines mineures, se voient
plus souvent éliminés que les premiers mais relativement moins souvent que les
étudiants salariés de classes populaires. Dans ce deuxième groupe, les chances de
réussite des hommes et des femmes sont cependant inégales. Les hommes sont en
effet socialement déterminés à se penser dans l'avenir comme'« actifs » et comme
« bien établis » vu la position sociale de leur famille, même s'ils n'ont pas de pro
jets professionnels précis et assignent à leurs études une finalité de culture géné
rale, sans conférer de valeur utilitaire au diplôme.
Il n'en est pas de même pour les femmes. Par rapport aux
étudiants de classes populaires, les éléments déterminant leur élimi
nation sont différents, mais les processus en jeu sont les mêmes.
S'il existe en effet une inégalité économique entre les classes sociales, il
1. Les taux de licenciés au bout de quatre ans d'études sont respectivement : pour
les jeunes de 53 % (C.P.) et 42 % (C.B.) pour les étudiants âgés de 44 % (C.P.) et
24% (C.B.).
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pesant sur l'orientation des femmes ne sont perçus ni par les hommes ni par
les femmes, qui adhèrent profondément et plus ou moins consciemment à la
finalité, non utilitaire sur le plan économique, imposée socialement aux études
féminines. Enfin, ni l'origine sociale ni le sexe ne sont considérés dans l'ensemble
comme influant, par des médiations diverses, sur les chances de réussite univers
itaires. Y a-t-il connaissance des processus en jeu dans l'orientation et la sélec
tion ? Les étudiants de classe bourgeoise et les femmes en général expliquent les
mécanismes d'orientation en termes de déterminismes psychologiques de « goût »
et d' « intérêt » et non en termes de déterminismes sociologiques. Quant aux étu
diants de classes populaires, conscients d'avoir subi leur orientation, ils ne rap
portent cette contrainte qu'au manque d'information de leur milieu familial,
sans la référer ni à l'organisation du système scolaire en filières liées à la hiérar
chiedes professions, ni au système de valeurs incarné dans le fonctionnement
de cette organisation et intériorisé par le corps professoral.
En ce qui concerne la sélection différentielle, seules certaines femmes parve
nuesau niveau de l'agrégation en prennent alors conscience. Le système pouvait
leur apparaître auparavant comme offrant à tous des chances égales ; mais
l'institutionnalisation de concours différents offrant des possibilités inégales de
débouchés professionnels, permet à la catégorie des femmes ainsi désavantagées,
sinon à celle des hommes non sensibilisés à ce problème parce que bénéficiaires
du système, de prendre conscience que l'Université fonctionne dans le sens
du maintien de la hiérarchie économique entre les sexes, à niveau de formation
équivalent. Au niveau de la licence, les femmes n'ont pas conscience que la fina
lité qu'elles assignent à leurs études, leurs conduites scolaires et en conséquence
leurs chances de réussite, sont déterminées par les rôles sociaux qui leur sont
imposés, ce qui se traduit dans leur répartition au sein de la structure de l'emploi.
Elles ont profondément intériorisé la représentation sociale, plus ou moins cris
tallisée d'ailleurs selon la conjoncture économique et politique, de l'incompatib
ilité « naturelle » pour les femmes du rôle de parent et du rôle d'agent économique.
Pour les étudiants de classe bourgeoise, la référence à l'inégalité sociale des
chances scolaires renvoie à une explication en termes de différences culturelles.
C'est pour eux « une question de milieu », mais ils ne relativisent ni le contenu
du savoir transmis, ni les modalités de transmission et les critères de jugement
scolaires. Seule la volonté, l'état d'esprit des parents et des enfants leur semblent
devoir servir de remède à une situation qu'ils déplorent, puisqu'ils n'établissent
pas de liaison entre d'une part 1' « état d'esprit » et les éléments culturels d'une
classe sociale, et d'autre part les éléments définissant sa position dans le système
économique. Pour les étudiants de classes populaires c'est d'abord « une question
d'argent », car ils ont expérimenté directement les difficultés financières
de leur famille et en subissent encore le poids. Cependant, dans la mesure où
eux-mêmes et leur famille les ont surmontées, ils ont tendance à les considérer
comme non- déterminantes et à recourir à une explication en termes volontaristes.
Cette explication se nuance cependant de leur part de références aux efforts, aux
mérites, aux sacrifices consentis par parents et enfants. L'investissement affectif
considérable nécessité par la difficulté du but à atteindre opère un déplacement
de l'attention sur certains éléments du champ de la représentation : les détermi
nismes sociologiques disparaissent ainsi au profit des seuls éléments psycholo
giques qui ne semblent pas perçus comme étroitement liés statistiquement à la
position dans le système de classe.
Y a-t-il conscience de la fonction pratique remplie par le système scolaire et
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de ses finalités plus ou moins explicites ? Certes les principes généraux de justice
et d'égalité sociales sont réaffirmés, mais le décalage entre ces principes et les
inégalités réelles des chances scolaires est comblé par le recours à un sys
tème de justifications faisant appel au « mérite », seuls sont éliminés les non-
méritants. Le mérite est une vertu à la fois personnelle et familiale. Ou bien il
justifie une position sociale qui a su s'affirmer par une bonne gestion de biens
économiques et culturels dont il est juste que les enfants bénéficient; ou bien
il peut justifier une promotion sociale individuelle, puisque les « sacrifices »
consentis prouvent l'adhésion au fonctionnement de l'institution, à sa légitimité,
et au système de valeurs qu'elle incarne. On admet bien la sélection scolaire au
nom des « aptitudes », aptitudes morales sinon intellectuelles, vertus familiales
et sociales autant qu'individuelles. Il y a donc méconnaissance des processus en
jeu dans la sélection scolaire, des moyens mis en œuvre par l'institution scolaire
et des finalités du système d'enseignement.
Une conscience aigûe des déterminismes sociaux pesant sur les chances de
réussite scolaires et sociales, et une représentation nette de la fonction remplie
par le système scolaire, n'apparaissent que rarement. Seuls en font foi les discours
d'un étudiant en géographie et d'une étudiante en anglais, enfants de manœuvres
et surveillants d'internat. Leur position au sein du système scolaire et du système
social, où ils sont objectivement les plus opprimés, n'est sans doute pas étrangère
à cette vision particulière. Cependant celle-ci ne s'accompagne pas de la prise de
conscience d'appartenance à un groupe d'étudiants défini par des caractéristiques
identiques, spécifiques à leur classe sociale, et à l'origine de leur exclusion de
l'Université. Un an avant les événements, les discours d'étudiants sur le système
d'enseignement ne reflétaient donc nullement l'idée, même implicite, qu'un chan
gement de système social rendrait possible le rapprochement des deux pôles :
système économique et système scolaire.
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— « Chacun sait que le système actuel des examens, en conformité avec le mode d'en
seignement dispensé, maintient l'inégalité culturelle au sein même de l'enseignement »
(Manifeste universitaire).
— « Parce que la dissertation classique est appréciée en fonction de la présence ou
non de traits linguistiques qui distinguent le langage des classes populaires et celui
des classes supérieures, la sélection ne peut que favoriser les classes cultivées » (Institut
d'Études politiques).
— « A quoi sert l'examen sinon à perpétuer la culture de la classe dominante et à
éliminer les étudiants qui y sont réfractaires par leur origine ou leur conscience? »
(U.N.E.F.).
Au style cliché des déclarations sur la démocratisation font écho des explica
tions en termes également stéréotypés. Que le discours reprenne des idées de bon
sens ou des hypothèses scientifiques à la mode, il puise toujours dans un stock
de formules consacrées : il s'agit d'idées toutes faites et non de la traduction d'une
expérience réelle analysée et interprétée. En fait, comme nous l'avons vu, la réa
lité est tout autre; les différences d'héritage culturel ne jouent aucun rôle déter
minant dans la réussite universitaire elle-même. Effectivement défavorisés sur
ce point, les étudiants de classes populaires non salariés ont cependant un taux
de réussite supérieur aux autres ; l'évaluation qu'ils font de leurs chances scolaires
est directement fonction de leur situation matérielle et non infléchie par le sent
iment d'un « manque » culturel qui peut n'en être pas moins aigu dans le vécu
quotidien.
La façon de poser le problème de la communication pédagogique fait apparaître
la cécité aux différences des attentes selon le sexe et l'origine sociale. On suppose
que la préoccupation de formation professionnelle est générale, sans voir que
les conduites scolaires sont fonction des possibilités objectives de débouchés
professionnels, différentes selon les catégories. Ici nous touchons au problème
non perçu de la différence des fins attribuées par chaque catégorie aux études
supérieures : acquisition d'un diplôme, label de compétence pour l'accès à cer
taines carrières, pour les étudiants de classes populaires et la sous-population
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des étudiants de classe bourgeoise regroupés dans les disciplines les plus presti
gieuses, acquisition d'une formation générale durant une période de transition
marquant le passage aux « responsabilités » pour les fils de famille sans projets
scolaires et professionnels précis ; acquisition pour les femmes d'une culture géné
rale non utilitaire dans le domaine économique, mais les préparant à tenir un
« rang » social et un rôle d'imprégnation diffuse de cette culture auprès de leurs
futurs enfants, puisque c'est par l'intermédiaire de leur rôle familial qu'elles
accèdent à l'existence sociale et à un statut non marginal.
Il n'y a donc pas conscience des mécanismes selon lesquels s'opère effectiv
ement l'élimination, à savoir que chacun détermine ses conduites scolaires en fonc
tion de l'évaluation de ses chances, résultat de la confrontation entre les éléments
de sa situation objective au sein du système scolaire et social (sexe, origine sociale,
situation économique), les exigences du système scolaire (type de savoir requis,
nature de l'apprentissage) et ses probabilités objectives d'avenir professionnel.
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V enseignement inêgalitaire et la contestation étudiante
— « L'Université doit éliminer tout ce qui dans son langage, ses modes de pensée,
ses critères de jugement relève des traits spécifiques de la classe dominante » (Droit,
Grenoble).
— « Une formation démocratique ne peut se concevoir que dans des structures socio-
économiques qui — si elles sont encore libérales et concurrentielles — doivent permettre
ce brassage social : définition des responsabilités en fonction des niveaux hiérarchiques,
rémunération en fonction des capacités. »
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Mais ces textes ne s'accompagnent pas d'une analyse précise des processus
en jeu dans la sélection universitaire.
Dans l'ensemble, on ne peut donc parler d'une représentation cohérente ni des
mécanismes de sélection en jeu, ni de l'articulation étroite entre système éc
onomique et système scolaire, ni de la fonction pratique remplie par l'École.
Cependant, fait nouveau, la constitution de commissions d'étudiants salariés
est significative de leur prise de conscience collective d'appartenance à un groupe
défini par la position marginale que lui impose dans le système scolaire sa situa
tion économique. Sous la pression des événements, ce qui n'était qu'une catégorie
abstraite pour l'ensemble du milieu étudiant est devenu groupe concret, même
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s'il s'agit d'un groupe de défense d'intérêts immédiats. Il est possible que ce
phénomène nouveau soit l'amorce de modifications ultérieures dans les représen
tationscollectives.
Conclusion.
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Centre National de la Recherche Scientifique.