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Noëlle Bisseret

L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante


In: Communications, 12, 1968. pp. 54-65.

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Bisseret Noëlle. L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante. In: Communications, 12, 1968. pp. 54-65.

doi : 10.3406/comm.1968.1172

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1172
Noëlle Bisseret

L'enseignement inégalitaire

et la contestation étudiante

" L'expression « démocratisation de l'enseignement » est liée dans le champ des


représentations sociales à l'idée d'égalité des chances d'accès à l'enseignement
supérieur et d'égalité des chances d'accès au sommet de la hiérarchie socio
professionnelle. Sinon pour le grand public, du moins pour certains milieux au
courant des statistiques scolaires, cette expression appelle également dans le
champ des représentations les éléments relatifs à l'origine sociale des étudiants
et à leur répartition différentielle dans les facultés et grandes écoles (les facultés
de Lettres et de Sciences étant les plus « démocratisées »). Mais les éléments
concernant la sous-représentation des femmes et leur répartition spécifique
(quasi-exclusion des grandes écoles, regroupement massif en Lettres) sont géné
ralement moins souvent associés au terme de « démocratisation », bien que les
statistiques soulignent à cet égard une inégalité de fait entre hommes et femmes.
L'inégalité sociale des chances de réussite dans l'Enseignement supérieur est
devenu objet d'étude scientifique lorsque, conséquences de changements démo
graphiques et socio-économiques, l'accroissement des effectifs et la modification
de la composition sociale du milieu étudiant ont amorcé des processus de désinté
gration de l'ancien système. Dans un ouvrage actuellement bien connu, Les
Héritiers, présentant les résultats d'une étude centrée sur les différences spéci
fiques, selon l'origine sociale, des intérêts et des comportements culturels des
étudiants en Lettres, P. Bourdieu et J.-C. Passeron supposaient une élimination
plus fréquente des étudiants de classes populaires mis en infériorité par un héri
tage culturel que pénalise le système universitaire. La large audience que ces
thèses ont reçu auprès des intellectuels, comme nous le verrons par la suite, n'est
sans doute pas étrangère à la focalisation de leurs intérêts sur les éléments de leur
propre culture de classe, considérée comme transcendant toute position dans le
système socio-économique. Par un processus d'assimilation et de réinterpréta
tion significatif de leur situation dans le système de classe, ils ont ainsi transformé
une supposition en donné de fait.
Or l'hypothèse d'une sélection universitaire liée aux inégalités culturelles se
trouve en fait infirmée par les résultats d'une étude x que nous avons effectuée,
en partant de l'hypothèse que la gratuité et la mixité ne peuvent être des instr
uments d'égalisation massive des chances d'accès à l'enseignement que si paral-

1. Nous avons suivi dès le début de leur carrière universitaire et pendant quatre an
nées consécutives la population exhaustive des littéraires inscrits en propédeutique
à Paris en 1962, soit 6919 étudiants.

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lèlement sont données les conditions d'une égalité économique réelle. Ceci est
exclu dans une société où est institutionnalisée la transmission héréditaire des
privilèges économiques et où la population féminine, [inactive pour les deux tiers,
se trouve statistiquement en situation de dépendance économique. Nous avons
analysé comment, en fin de carrière scolaire, la situation au sein du système
scolaire et les chances d'acquérir un diplôme élevé sont significatives de la posi
tion que confèrent dès le départ dans le système hiérarchique le sexe et l'origine
sociale.
Connaissant d'après cette étude les processus réellement en jeu dans la sélection
universitaire, connaissant en outre la représentation qu'en avaient en mai 1967
les étudiants de différentes catégories sociales que nous avons longuement inter
viewés sur ce sujet, nous nous sommes proposé d'analyser pour les confronter
à ces données, le contenu des textes résumant le travail de réflexion des commiss
ions d'étudiants, suscité par les événements de mai 1968. Nous résumerons x ici
la description des faits et la représentation qu'en avaient les étudiants un an avant
ces événements, puis nous analyserons à quel niveau de conscience se situe,
pendant et après ces événements, la perception des processus réels de sélection.
Par rapport à mai 1967, y a-t-il eu changement dans le système de représenta
tions du fonctionnement du système scolaire ?

1. Les processus enjeu : inégalité économique et réussite universitaire.

Dès la première année, la sélection s'opère en fait au détriment des étudiants


travaillant professionnellement 2. Le facteur économique est déterminant :
quelle que soit la classe sociale d'origine, les taux de réussite varient de 25 % pour
les salariés à 55 % pour les non-salariés ; mais les pourcentages d'étudiant ssala-
riés varient considérablement selon l'origine sociale : 22 % pour la classe bourg
eoise, 57 % pour les classes populaires. Il s'ensuit que les taux de passage en
licence tombent de 51 % pour les premiers à 36 % pour les seconds. Tout au
long des études de licence, les conditions matérielles de vie des étudiants de classes
populaires déterminent leur élimination progressive.
Convenons d'appeler « héritage culturel » les éléments expressifs des détermi-
nismes d'orientation subis dans le passé scolaire, en tant qu'ils cristallisent sans
l'englober entièrement une imprégnation culturelle diffuse donnée par le milieu
familial. Certes son rôle est important dans les possibilités pratiques d'orienta
tion au niveau du Supérieur : l'éventail des choix est restreint pour ceux qui n'ont
pas suivi les sections classiques composées des a meilleurs éléments » (compte
tenu des critères scolaires). Or les étudiants de classes populaires, quel que soit leur
degré de réussite, sont toujours relégués vers les sections modernes et techniques
et vers les « cycles courts ». En outre, la situation matérielle de leur famille les
pousse, en cas de réussite, à emprunter des filières détournées, garanties de
sécurité économique (écoles normales d'instituteurs, examen spécial d'entrée

1. Cf. « La « naissance » et le diplôme : les processus de sélection au début des études


universitaires », Revue française de Sociologie, numéro spécial 1968 — et « La sélection
à l'Université et sa signification pour l'étude des rapports de dominance », déposé début
mars 1968, même revue.
2. De cette catégorie sont exclus les travailleurs temporaires. Il s'agit ici d'étudiants
travaillant d'une façon suivie et inscrits au régime de sécurité sociale « salariés ».

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en faculté). Ils sont donc plus âgés que la moyenne des étudiants au moment de
leur première inscription en faculté, et plus ils sont âgés, plus ils risquent de de
voir travailler professionnellement. Les différentes orientations passées vers les
cycles courts (CE. G.), vers les études modernes, vers les écoles normales, sont
avant tout expressives d'un horizon temporel restreint, inhérent à l'insécurité
économique des familles de classes populaires, et non expressives en soi et seul
ement d'une absence d'information ou de la non-adhésion aux normes culturelles
« classiques ». Si l'on convient donc d'appeler « héritage culturel » la résultante
des déterminismes d'orientation subis dans le passé, il ne faut pas perdre de vue
qu'éléments culturels et éléments économiques sont indissociables, même s'il
importe de les séparer dans une première phase d'analyse.
Dans l'enseignement supérieur, le poids de cet « héritage culturel » joue donc
fortement au niveau des possibilités d'orientation, mais il est pratiquement nul
sur les chances de réussite, quelles que soient par ailleurs les inégalités culturelles
réelles. Quand ils n'exercent pas de travail rémunéré, les étudiants de classes po
pulaires ont en effet un taux de réussite supérieur à celui des étudiants de classe
bourgeoise x. Ce fait n'est pas étonnant : parvenus à l'Université malgré de nomb
reuses barrières sociales et scolaires, ils comptent semble-t-il parmi ses « meilleurs
éléments ». La contrainte économique pesant sur les chances de réussite des
classes populaires s'exerce, au premier degré, par l'intermédiaire des difficultés
pratiques d'apprentissage suscitées par leur activité professionnelle, et, au deu
xième degré, par la médiation des limites ainsi imposées à leur horizon temporel,
c'est-à-dire à leurs projets d'avenir élaborés en fonction de leur situation objec
tive. En effet, plus leur situation matérielle est contraignante, moins ces étudiants
forment des projets scolaires ambitieux et moins ils entrevoient la possibilité
de réaliser de leur unique projet d'avenir, le professorat.
La très grande majorité des étudiants de classe bourgeoise économiquement
favorisés peuvent se consacrer entièrement à leurs études et leur horizon temporel
est vaste, même si le but est parfois imprécis. Mais ils se divisentjdans l'ensemble
en deux populations distinctes. La moitié d'entre eux, regroupés dans des disci
plines les plus prestigieuses ont des projets professionnels précis (pro
fessorat d'Université ou recherche), des projets scolaires lointains et ambitieux
(l'agrégation), et un taux de réussite élevé. L'autre moitié se compose d'étudiants
qui, sans projets d'avenir définis, ayant subi des échecs scolaires antérieurs si
l'on en juge d'après leur âge, regroupés dans des disciplines mineures, se voient
plus souvent éliminés que les premiers mais relativement moins souvent que les
étudiants salariés de classes populaires. Dans ce deuxième groupe, les chances de
réussite des hommes et des femmes sont cependant inégales. Les hommes sont en
effet socialement déterminés à se penser dans l'avenir comme'« actifs » et comme
« bien établis » vu la position sociale de leur famille, même s'ils n'ont pas de pro
jets professionnels précis et assignent à leurs études une finalité de culture géné
rale, sans conférer de valeur utilitaire au diplôme.
Il n'en est pas de même pour les femmes. Par rapport aux
étudiants de classes populaires, les éléments déterminant leur élimi
nation sont différents, mais les processus en jeu sont les mêmes.
S'il existe en effet une inégalité économique entre les classes sociales, il

1. Les taux de licenciés au bout de quatre ans d'études sont respectivement : pour
les jeunes de 53 % (C.P.) et 42 % (C.B.) pour les étudiants âgés de 44 % (C.P.) et
24% (C.B.).
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existe également à l'intérieur de chaque classe une inégalité économique et


juridique entre hommes et femmes. Objectivement, de par la finalité social
ementassignée à leurs études, les femmes se trouvent reléguées dans les facultés
de Lettres et en particulier dans certaines disciplines, les langues. Dans l'ensemb
le, elles exercent moins souvent un travail salarié, mais la contrainte économique
pèse sur leurs chances de réussite au deuxième degré, parce que tout les déter
mine à se penser comme a inactives » dans l'avenir, vu les possibilités réelles qui
leur seront offertes sur le marché du travail et les rôles sociaux qui leur seront
imposés. Doublement contraintes, les femmes originaires de classes populaires se
trouvent les plus défavorisées quant aux chances de réussite scolaire et sociale.
En somme pour toutes les catégories, attitudes et conduites scolaires sont l'effet
du résultat de la confrontation, au niveau symbolique, entre les éléments de la
situation objective, les exigences du système scolaire et celles du système social.
Nous avons tiré de cette étude les conclusions suivantes : si la fonction théo
rique du système universitaire est de sélectionner les plus « aptes » à acquérir
une formation les préparant aux postes de « responsabilités » les plus grati
fiants, sa fonction pratique est de contribuer à la création de ces aptitudes par
son organisation en filières où il situe les individus en fonction de la place de
départ qu'ils occupent dans la hiérarchie sociale, et par là même, de maintenir
en équilibre le système hiérarchique en légitimant par le diplôme l'accès des classes
bourgeoises et des hommes aux postes les plus élevés. L'élimination des étudiants
de classes populaires à l'Université s'effectue, au premier degré, en fonction de diff
icultés économiques et non intellectuelles, et au deuxième degré, en fonction de leur
connaissance des possibilités objectives de réussite sociale offertes aux enfants de
leur catégorie. C'est au deuxième degré seul, sauf pour celles de classes populaires,
que s'exerce sur les femmes cette contrainte économique. Que ces différents
acteurs sociaux soient ou non conscients de ces déterminismes et des processus
en jeu dans la sélection importe peu pour les résultats de fait. Cependant, pour qui
met les faits en évidence, il importe d'appréhender chez ces acteurs le niveau de
conscience des déterminismes sociaux dont ils bénéficient ou pâtissent object
ivement : en effet, plus la fonction remplie par une institution reste masquée,
plus cette institution peut agir efficacement et à long terme.

2. Mai 1967 : conscience des processus réels en jeu


dans la sélection universitaire.
Les données de fait ainsi établies dans une première phase de travail ont été
confrontées avec les éléments des discours recueillis en mai 1967 auprès d'étudiants
de différentes catégories. Quels sont ces éléments ? Comment s'articulent-ils dans
une représentation globale du fonctionnement du système scolaire? Y a-t-il
conscience des déterminismes sociaux pesant sur les chances de réussite univers
itaire, des processus selon lesquels s'opère la sélection, du décalage entre la fonc
tion théorique du système scolaire et sa fonction réelle de maintien de la hié
rarchie sociale existante?
Si la sous-représentation à l'Université des enfants de classes populaires est
généralement explicitée, celle des femmes n'est jamais mentionnée. Les étudiants
de classe bourgeoise ne mentionnent pas les inégalités d'orientation dont ils sont
bénéficiaires ; en revanche, les étudiants de classes populaires prennent conscience,
une fois parvenus à l'Université, que les filières les moins bonnes leur ont été impos
éespuisque leur liberté de choix s'en trouve entravée. Mais les déterminismes

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Noëlle Bisseret

pesant sur l'orientation des femmes ne sont perçus ni par les hommes ni par
les femmes, qui adhèrent profondément et plus ou moins consciemment à la
finalité, non utilitaire sur le plan économique, imposée socialement aux études
féminines. Enfin, ni l'origine sociale ni le sexe ne sont considérés dans l'ensemble
comme influant, par des médiations diverses, sur les chances de réussite univers
itaires. Y a-t-il connaissance des processus en jeu dans l'orientation et la sélec
tion ? Les étudiants de classe bourgeoise et les femmes en général expliquent les
mécanismes d'orientation en termes de déterminismes psychologiques de « goût »
et d' « intérêt » et non en termes de déterminismes sociologiques. Quant aux étu
diants de classes populaires, conscients d'avoir subi leur orientation, ils ne rap
portent cette contrainte qu'au manque d'information de leur milieu familial,
sans la référer ni à l'organisation du système scolaire en filières liées à la hiérar
chiedes professions, ni au système de valeurs incarné dans le fonctionnement
de cette organisation et intériorisé par le corps professoral.
En ce qui concerne la sélection différentielle, seules certaines femmes parve
nuesau niveau de l'agrégation en prennent alors conscience. Le système pouvait
leur apparaître auparavant comme offrant à tous des chances égales ; mais
l'institutionnalisation de concours différents offrant des possibilités inégales de
débouchés professionnels, permet à la catégorie des femmes ainsi désavantagées,
sinon à celle des hommes non sensibilisés à ce problème parce que bénéficiaires
du système, de prendre conscience que l'Université fonctionne dans le sens
du maintien de la hiérarchie économique entre les sexes, à niveau de formation
équivalent. Au niveau de la licence, les femmes n'ont pas conscience que la fina
lité qu'elles assignent à leurs études, leurs conduites scolaires et en conséquence
leurs chances de réussite, sont déterminées par les rôles sociaux qui leur sont
imposés, ce qui se traduit dans leur répartition au sein de la structure de l'emploi.
Elles ont profondément intériorisé la représentation sociale, plus ou moins cris
tallisée d'ailleurs selon la conjoncture économique et politique, de l'incompatib
ilité « naturelle » pour les femmes du rôle de parent et du rôle d'agent économique.
Pour les étudiants de classe bourgeoise, la référence à l'inégalité sociale des
chances scolaires renvoie à une explication en termes de différences culturelles.
C'est pour eux « une question de milieu », mais ils ne relativisent ni le contenu
du savoir transmis, ni les modalités de transmission et les critères de jugement
scolaires. Seule la volonté, l'état d'esprit des parents et des enfants leur semblent
devoir servir de remède à une situation qu'ils déplorent, puisqu'ils n'établissent
pas de liaison entre d'une part 1' « état d'esprit » et les éléments culturels d'une
classe sociale, et d'autre part les éléments définissant sa position dans le système
économique. Pour les étudiants de classes populaires c'est d'abord « une question
d'argent », car ils ont expérimenté directement les difficultés financières
de leur famille et en subissent encore le poids. Cependant, dans la mesure où
eux-mêmes et leur famille les ont surmontées, ils ont tendance à les considérer
comme non- déterminantes et à recourir à une explication en termes volontaristes.
Cette explication se nuance cependant de leur part de références aux efforts, aux
mérites, aux sacrifices consentis par parents et enfants. L'investissement affectif
considérable nécessité par la difficulté du but à atteindre opère un déplacement
de l'attention sur certains éléments du champ de la représentation : les détermi
nismes sociologiques disparaissent ainsi au profit des seuls éléments psycholo
giques qui ne semblent pas perçus comme étroitement liés statistiquement à la
position dans le système de classe.
Y a-t-il conscience de la fonction pratique remplie par le système scolaire et

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L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante

de ses finalités plus ou moins explicites ? Certes les principes généraux de justice
et d'égalité sociales sont réaffirmés, mais le décalage entre ces principes et les
inégalités réelles des chances scolaires est comblé par le recours à un sys
tème de justifications faisant appel au « mérite », seuls sont éliminés les non-
méritants. Le mérite est une vertu à la fois personnelle et familiale. Ou bien il
justifie une position sociale qui a su s'affirmer par une bonne gestion de biens
économiques et culturels dont il est juste que les enfants bénéficient; ou bien
il peut justifier une promotion sociale individuelle, puisque les « sacrifices »
consentis prouvent l'adhésion au fonctionnement de l'institution, à sa légitimité,
et au système de valeurs qu'elle incarne. On admet bien la sélection scolaire au
nom des « aptitudes », aptitudes morales sinon intellectuelles, vertus familiales
et sociales autant qu'individuelles. Il y a donc méconnaissance des processus en
jeu dans la sélection scolaire, des moyens mis en œuvre par l'institution scolaire
et des finalités du système d'enseignement.
Une conscience aigûe des déterminismes sociaux pesant sur les chances de
réussite scolaires et sociales, et une représentation nette de la fonction remplie
par le système scolaire, n'apparaissent que rarement. Seuls en font foi les discours
d'un étudiant en géographie et d'une étudiante en anglais, enfants de manœuvres
et surveillants d'internat. Leur position au sein du système scolaire et du système
social, où ils sont objectivement les plus opprimés, n'est sans doute pas étrangère
à cette vision particulière. Cependant celle-ci ne s'accompagne pas de la prise de
conscience d'appartenance à un groupe d'étudiants défini par des caractéristiques
identiques, spécifiques à leur classe sociale, et à l'origine de leur exclusion de
l'Université. Un an avant les événements, les discours d'étudiants sur le système
d'enseignement ne reflétaient donc nullement l'idée, même implicite, qu'un chan
gement de système social rendrait possible le rapprochement des deux pôles :
système économique et système scolaire.

3. Mai 1968 : éléments permanents et points de rupture


dans le système de représentations.

Le mouvement de contestation qui, dans certains secteurs, a bouleversé le


fonctionnement du système universitaire tout au long de l'année 1967-1968, a
abouti à travers les événements de mai 1968 à une focalisation de l'opinion pu
blique ainsi sensibilisée sur les problèmes de l'Université. Dans le milieu étudiant,
le mouvement de contestation radicale a suscité la naissance de commissions
et d'assemblées générales dont le travail de réflexion se trouve consigné dans
différentes motions et rapports. Ces comptes rendus de débats permettent d'ana
lyser les représentations collectives du fonctionnement du système scolaire, de
ses mécanismes de sélection, de sa fonction et de ses finalités explicites et implic
ites. Comment cette réalité sociologique est-elle perçue ? Quels sont les éléments
présents dans le discours collectif et comment sont-ils articulés? Cette analyse
semble importante à un double titre : d'abord parce qu'elle permet de voir s'il
y a eu modification des représentations, ensuite parce que l'impact que ces idées
risquent d'avoir au niveau des conduites peut être d'autant plus important qu'elles
ont reçu une large diffusion.

1. Le niveau d'information : organisation des connaissances sur les inégalités


réelles dans l'enseignement supérieur.

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Noëlle Bisseret

Les thèmes centraux des débats sont significatifs de la composition sociale du


milieu étudiant : le travail des commissions a été axé sur les moyens d'aboutir
à une transformation de l'Université au bénéfice de la population présente aux
cours, plutôt qu'à celui de la population qui en est absente. En dehors des décla
rations de principe sur le recrutement bourgeois de l'Université, il y a eu assez rar
ement centration des débats sur les inégalités des chances d'accès à l'enseignement.
Le contenu de certaines rubriques intitulées « démocratisation », « sélection » est
à cet égard significatif. Le premier terme se réfère souvent à la participation des
étudiants aux prises de décisions, par la mise en place d'une instance reconnue :
« La démocratisation de l'Université suppose la participation de représentants
d'étudiants, d'enseignants », etc. (Faculté des Lettres, Grenoble). Le terme
« sélection » est associé à la dénonciation du caractère arbitraire de l'actuel sy
stème d'examens et à la suggestion d'une nouvelle organisation des filières scolaires
susceptibles de pallier les conséquences d'un échec à chaque étape de la carrière
scolaire. Le thème des inégalités socialement déterminées des chances d'accès
à l'Enseignement supérieur est d'autant plus absent que l'incertitude sur l'ave
nir professionnel est plus faible : ainsi il n'apparaît que rarement dans les comptes
rendus émanant des facultés de médecine et des grandes écoles. On peut alors se
demander si la présence de ce thème dans les textes émanant des secteurs où
règne l'incertitude quant à l'accès au sommet de la hiérarchie des professions ne
s'explique pas par l'expérience directe que font ces étudiants de leur soumission
aux déterminismes du marché du travail. Cette expérience vécue déterminerait
une prise de conscience, même limitée, de l'articulation entre système économique
et système scolaire qui conduirait à la référence aux classes sociales absentes de
l'Université.
Cependant, il semble que cette référence ne s'accompagne pas d'une conscience
précise de la fonction pratique remplie par le système scolaire, ni des mécanismes
par lesquels il maintient la hiérarchie sociale existante. Les déclarations concer
nantl'inégalité des chances d'accès à l'Enseignement supérieur sont plutôt de
l'ordre du stéréotype. Le style est plutôt d'affirmation que de démonstration ;
les formules consacrées présentent un caractère répétitif et normatif sans qu'il
ait articulation entre des jugements.
— « Nous refusons l'Université de classe adaptée aux seuls objectifs de la bourgeois
ie » {Institut de Géographie, Paris).
— « La société se doit d'assurer un enseignement gratuit à tous les niveaux, l'ense
ignement est également ouvert à tous sans aucun mode de sélection qui maintienne
et accentue les inégalités sociales » (Manifeste universitaire).
— « Tout homme doit pouvoir choisir librement de faire des études sans contingence
aucune, qu'elle soit d'ordre matériel ou sociologique » (Droit-Économie, Paris).
— c II faut donc qu'il n'y ait pas d'orientation ou d'arrêt d'études décidés pour des
raisons financières » (F.N.A.G.E.)
Quel est le niveau d'information ? Comment sont organisées les connaissances ?
Il est souvent fait mention de la proportion infime d'étudiants originaires des
classes populaires; en revanche, nous n'avons trouvé qu'une seule et courte
allusion au fait que la population féminine est minoritaire à l'Université. Il
n'est jamais fait mention non plus des inégalités dans les possibilités pratiques
d'orientation dont sont victimes les femmes et les étudiants de classes populaires,
objectivement relégués dans des disciplines mineures aux débouchés les plus aléa
toires.
Quant aux inégalités réelles dans les conditions d'apprentissage scolaire, consé-

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L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante

quences du travail professionnel, elles sont perçues d'une façon fragmentaire. Le


problème est généralement posé en liaison avec celui de la suppression des exa
mens de juin, susceptible de défavoriser les catégories de travailleurs, boursiers,
sursitaires. Il se trouve posé également dans le contexte de la définition du statut
de l'étudiant et de la revendication d'une allocation d'études, condition de l'ind
épendance économique d'un « travailleur-intellectuel ». Mais les inégalités de
situation économique sont très rarement reliées à l'origine sociale ; il s'agit d'un
phénomène général et non d'un problème particulier aux classes populaires.
Tantôt on réclame la suppression de tout travail professionnel, tantôt on préco
nisedes « aménagements du statut de l'étudiant qui veut travailler ». Parfois
même, il y a vision inversée du réel : pour certains, le système des bourses « repré
sente un système de répartition des revenus en favorisant artificiellement ceux
qui sont issus des classes laborieuses ». (Commission inter-écoles, Nancy.)
En conséquence, les inégalités relatives aux chances de réussite universitaire
ne sont qu'indirectement et rarement rapportées à l'origine sociale. Ou bien tous
les étudiants sont supposés avoir des chances égales au départ, et, si l'on met en
cause le système d'examen, l'arbitaire de ce système semble sévir au hasard. Ou
bien, on suppose implicitement, sans qu'il s'agisse d'une affirmation précise, que
les étudiants de classes populaires doivent leur élimination plus fréquente à un
bagage culturel déficient :

— « Chacun sait que le système actuel des examens, en conformité avec le mode d'en
seignement dispensé, maintient l'inégalité culturelle au sein même de l'enseignement »
(Manifeste universitaire).
— « Parce que la dissertation classique est appréciée en fonction de la présence ou
non de traits linguistiques qui distinguent le langage des classes populaires et celui
des classes supérieures, la sélection ne peut que favoriser les classes cultivées » (Institut
d'Études politiques).
— « A quoi sert l'examen sinon à perpétuer la culture de la classe dominante et à
éliminer les étudiants qui y sont réfractaires par leur origine ou leur conscience? »
(U.N.E.F.).

Au style cliché des déclarations sur la démocratisation font écho des explica
tions en termes également stéréotypés. Que le discours reprenne des idées de bon
sens ou des hypothèses scientifiques à la mode, il puise toujours dans un stock
de formules consacrées : il s'agit d'idées toutes faites et non de la traduction d'une
expérience réelle analysée et interprétée. En fait, comme nous l'avons vu, la réa
lité est tout autre; les différences d'héritage culturel ne jouent aucun rôle déter
minant dans la réussite universitaire elle-même. Effectivement défavorisés sur
ce point, les étudiants de classes populaires non salariés ont cependant un taux
de réussite supérieur aux autres ; l'évaluation qu'ils font de leurs chances scolaires
est directement fonction de leur situation matérielle et non infléchie par le sent
iment d'un « manque » culturel qui peut n'en être pas moins aigu dans le vécu
quotidien.
La façon de poser le problème de la communication pédagogique fait apparaître
la cécité aux différences des attentes selon le sexe et l'origine sociale. On suppose
que la préoccupation de formation professionnelle est générale, sans voir que
les conduites scolaires sont fonction des possibilités objectives de débouchés
professionnels, différentes selon les catégories. Ici nous touchons au problème
non perçu de la différence des fins attribuées par chaque catégorie aux études
supérieures : acquisition d'un diplôme, label de compétence pour l'accès à cer
taines carrières, pour les étudiants de classes populaires et la sous-population

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Noëlle Bisseret

des étudiants de classe bourgeoise regroupés dans les disciplines les plus presti
gieuses, acquisition d'une formation générale durant une période de transition
marquant le passage aux « responsabilités » pour les fils de famille sans projets
scolaires et professionnels précis ; acquisition pour les femmes d'une culture géné
rale non utilitaire dans le domaine économique, mais les préparant à tenir un
« rang » social et un rôle d'imprégnation diffuse de cette culture auprès de leurs
futurs enfants, puisque c'est par l'intermédiaire de leur rôle familial qu'elles
accèdent à l'existence sociale et à un statut non marginal.
Il n'y a donc pas conscience des mécanismes selon lesquels s'opère effectiv
ement l'élimination, à savoir que chacun détermine ses conduites scolaires en fonc
tion de l'évaluation de ses chances, résultat de la confrontation entre les éléments
de sa situation objective au sein du système scolaire et social (sexe, origine sociale,
situation économique), les exigences du système scolaire (type de savoir requis,
nature de l'apprentissage) et ses probabilités objectives d'avenir professionnel.

2. Le degré de cohérence de la représentation du fonctionnement du système scolaire


et de son articulation avec le système économique.
Dans l'ensemble le système de représentations est conforme à celui que nous
avions analysé un an avant les événements, mais cependant des points de rupture
apparaissent. Tantôt, et le plus souvent, à côté des déclarations de principe et
des jugements portant condamnation, on retrouve les sytèmes de représentations
et de valeurs véhiculés par l'École et par la classe dominante, tantôt mais rar
ement apparaît un système de représentations tout à fait nouveau. Même s'ils
ne sont pas entièrement articulés, ces éléments nouveaux constituent les bases
d'une conclusion en termes de rapports entre des sous-systèmes.
La plupart des textes n'expriment pas une conscience claire des rapports entre
le système économique et le système scolaire, la réflexion n'étant centrée que sur
ce dernier pôle. L'explication de l'inégalité des chances est de type psychologiste,
sans qu'un lien soit établi entre plan psychologique et plan sociologique. Aussi,
la « démocratisation » est-elle souvent envisagée sous l'angle des moyens à mettre
en œuvre pour adapter les classes populaires aux exigences actuelles du système sco
laire. La volonté des réformateurs et la bonne volonté des réformés doivent suffire.
— « Les inégalités dues au milieu social, génératrices de complexes et de préjugés
sont autant de barrages à une démocratisation efficace. On doit donc s'efforcer de les
atténuer. Les enfants des classes favorisées reçoivent en effet de leur famille une certaine
culture, connaissance du monde, des arts... alors que les enfants des classes défavorisées
ne peuvent l'acquérir. C'est le « déphasage culturel ». C'est donc dans V enseignement,
mais hors du cadre traditionnel qu'il faut y remédier par une lutte contre certains côtés
néfastes de l'influence du milieu familial » [Commission inter-écoles, Nancy, Rapport de
synthèse).
— « II importe donc pour la démocratisation « à la base » de l'enseignement d'exercer
une action d'information voire de formation des familles, étant bien entendu que cette
action s'exercera sur toutes les familles : par exemple il faudra bien que certaines fa
mil es « intellectuelles » admettent que leurs enfants peuvent avoir des goûts et des aptitudes
manuelles sans pour autant être déshonorés » (Droit-Économie, Paris).
— « Nous nous plaçons dans le cadre d'une pédagogie rénovée qui institue un milieu
corrigeant continuellement les différences et inégalités socio-culturelles » (Beaux-Arts) .

On ne voit pas que « complexes », influence « néfaste » d'un côté, «déshonneur»


de l'autre, et en général niveaux d'information et d'aspiration, sont fonction de
la position dans le système économique. Parfois on exige un changement psycho
logique radical des agents, du système scolaire :

62
V enseignement inêgalitaire et la contestation étudiante
— « L'Université doit éliminer tout ce qui dans son langage, ses modes de pensée,
ses critères de jugement relève des traits spécifiques de la classe dominante » (Droit,
Grenoble).

Il s'agit en fait d'une réforme des « mentalités », d'une révolution culturelle


conçue comme un deus ex machina agissant soit sur le haut soit sur le bas de
l'échelle sociale.
Malgré tout, l'importance de l'École dans le jeu des forces en présence est
confusément perçue, mais ceci ne s'accompagne d'aucune considération sur la
signification et le poids de la structure même du système : non mixité, organisa
tion en niveaux d'importance numérique différente (primaire-secondaire-supér
ieur), en canaux et passerelles (C.E.G.-Lycée, I.U.T.-Faculté) ; en sections à
l'intérieur de ces canaux (classique, moderne, technique). Cette structure que
l'École légitime au nom des « aptitudes » n'entre pas dans le champ de la repré
sentation de l'inégalité des chances.
Aussi, très souvent, il n'y a remise en question ni du système scolaire, ni du
système économique, la suppression de l'inégalité des chances devant et pouvant
s'opérer à l'intérieur de ces systèmes. Le rapport de synthèse de la commission
inter-écoles de Nancy est à cet égard significatif. Il ne remet en cause ni les struc
tures scolaires (l'orientation se fera soit vers des « unités rapides », soit vers les
« unités lentes », soit vers des « unités de formation professionnelle recrutant à
tous les niveaux de l'enseignement les étudiants désirant passer rapidement dans
la vie active »), ni les structures sociales :

— « Une formation démocratique ne peut se concevoir que dans des structures socio-
économiques qui — si elles sont encore libérales et concurrentielles — doivent permettre
ce brassage social : définition des responsabilités en fonction des niveaux hiérarchiques,
rémunération en fonction des capacités. »

Améliorons le système des bourses, faisons « confiance au corps enseignant pour


conseiller les élèves dans leur orientation », supprimons « dans l'évaluation du
travail d'un fils d'ouvrier toute référence à un système de valeurs qui lui est
étranger », et le résultat en sera « une sélection naturelle liée aux méthodes péda
gogiques et aux structures »... « Chacun prend conscience de ses aptitudes et de
ses motivations et la répartition des gens s'effectue suivant ces critères »... « Un
étudiant ne peut suivre indéfiniment un enseignement qu'il n'assimile pas, aussi
se convaincra-t-il lui-même qu'il doit changer d'orientation ». Ne s'agit-il pas
là du fonctionnement actuel du système scolaire qui élimine du fait de leurs apti
tudes « naturelles » les enfants de classes populaires ? En fait, l'adhésion incons
ciente à l'idéologie des aptitudes naturelles justifiant ce fonctionnement trans
paraît même à côté de prises de position apparemment révolutionnaires : des
étudiants « désirant situer leur lutte dans le cadre des luttes des étudiants et
des travailleurs, condamnent toute tentative d'action réformiste qui, dans la
situation actuelle, ne peuvent aboutir qu'à une collaboration avec un pouvoir
qu'ils récusent », mais ils estiment par ailleurs que « seule une organisation sco
laire, qui permettrait à chacun de s'engager dans la voie dans laquelle il est le
plus apte à réussir, résoudra le problème de la sélection de manière évidente et
naturelle » (Ecoles d'Art).
En somme, le problème des « promotions collectives », du « brassage social »
souvent préconisés, est posé dans une perspective qui trahit un ethnocentrisme

63
Noëlle Bisseret

de classe et l'adhésion au système de valeurs hiérarchiques de la classe domi


nante : « aux capables » les responsabilités, le pouvoir, aux « incapables » la dignité.
Dans le meilleur des cas, il y aurait changement des hommes, pas changement de
système, le premier type de changement ne semblant pas dépendre du second.
— « L'Enseignement supérieur doit se refuser à contribuer à la formation de toute caste
sociale ou intellectuelle. Il doit promouvoir des élites conscientes de leurs devoirs et de leurs
responsabilités sur des bases réellement démocratiques » (Grenoble, Faculté des Lettres).
— « L'Université doit permettre à ceux qui en ont les capacités d'accéder à une res
ponsabilité dans la vie sociale et économique du pays » (Dijon, Commission ouverture
de l'Université au monde).
— « L'équité exige la reconnaissance de l'égale dignité de toutes les tâches sociales a
(Lycée Paul-Bert).

Cependant, des points de rupture apparaissent dans certains textes. Parfois


il s'agit d'une analyse documentée des faits qui, sans aboutir à une conscience
claire des processus d'élimination et de la fonction remplie par le système sco
laire, pose du fait même de l'organisation cohérente des éléments d'information
les bases d'une réflexion ultérieurement possible en termes de changement de
structures. Ainsi le livre blanc des élèves de la Fédération nationale des écoles
préparatoires présente des tableaux sur l'origine sociale des élèves des grandes
écoles, remet en cause la notion de concours, souligne l'importance du rôle
« antidémocratique » des filières (C.E.G.), réfère la situation objective des étu
diants des différentes classes sociales à leur passé scolaire, fait allusion aux déter-
minismes d'ordre économique, culturel et géographique. C'est le seul document
fournissant des pourcentages précis sur les taux d'étudiants salariés selon la
classe sociale d'origine, et replaçant le problème de l'allocation d'études dans une
perpective d'ensemble : « Néanmoins, l'augmentation des bourses ou l'alloca
tion d'un pré-salaire ne peut conduire à une véritable démocratisation de l'ense
ignement, en effet les 10 % d'étudiants fils de paysans, d'ouvriers, et de petits
employés actuellement en facultés, compte tenu des critères actuels de sélection,
constituent un maximum. » Cependant, on ne trouve dans ce texte aucune allusion
à l'idée d'un changement de système socio-économique.
Dans quelques textes, la réflexion sur la crise universitaire, d'inspiration marx
iste, est centrée sur la liaison étroite entre le système de classes et le système d'en
seignement. Ceci s'exprime dans des prises de position politiques et des incita
tions à l'action révolutionnaire :

— « La commission, persuadée que l'Université populaire ne pourra exister que dans


une société socialiste, souhaite que tous ses membres luttent pour un changement radical
des structures économiques du pays » (Orsay, Commission n° 4).

Mais ces textes ne s'accompagnent pas d'une analyse précise des processus
en jeu dans la sélection universitaire.
Dans l'ensemble, on ne peut donc parler d'une représentation cohérente ni des
mécanismes de sélection en jeu, ni de l'articulation étroite entre système éc
onomique et système scolaire, ni de la fonction pratique remplie par l'École.
Cependant, fait nouveau, la constitution de commissions d'étudiants salariés
est significative de leur prise de conscience collective d'appartenance à un groupe
défini par la position marginale que lui impose dans le système scolaire sa situa
tion économique. Sous la pression des événements, ce qui n'était qu'une catégorie
abstraite pour l'ensemble du milieu étudiant est devenu groupe concret, même

64
L'enseignement inégalitaire et la contestation étudiante

s'il s'agit d'un groupe de défense d'intérêts immédiats. Il est possible que ce
phénomène nouveau soit l'amorce de modifications ultérieures dans les représen
tationscollectives.

Conclusion.

Peut-on dire qu'il y a eu changement dans la représentation du système de


sélection universitaire, compte tenu de la description que nous avons donnée de
la situation de fait et de la représentation tronquée qu'elle suscitait avant les
événements ? La réponse ne peut être que très relativisée : les textes cités ne
s'organisent pas en une représentation cohérente, certains éléments d'informa
tion y sont parfois présents, mais ne sont jamais systématisés. En fait, il y a
généralement adéquation à l'ancien système même à travers une critique de
certains éléments de ce système et la contestation apparemment radicale de son
fonctionnement. Il semble que l'univers des opinions transcrites dans les motions et
rapports de commissions exprime l'ensemble des significations et des modèles qui
sont une dimension de la situation du groupe social majoritaire au sein de l'Univers
ité : les données de l'expérience sont transformées et interprétées par les étudiants
en fonction d'un principe de signification lié à la vision du monde de leur classe.
Certes, il n'est pas étonnant que les représentations n'aient pas changé puisque
ni le système scolaire ni le système social n'ont eux-mêmes changé. Le phénomène
de crise traduit l'impact sur les représentations des résultats d'un développe
ment général qui, consolidant certains secteurs, a pour effet d'en bouleverser
d'autres comme le système d'enseignement3; mais c'est en tant que le fonctio
nnement de ce système ne semble plus correspondre à la finalité de formation
professionnelle qui lui est reconnue. Aussi n'est-il pas étonnant que le thème
de l'inégalité des chances scolaires selon le sexe soit complètement passé sous
silence, puisque la finalité reconnue aux études féminines est d'une autre nature.
Toutefois, pendant les événements, une certaine décentration par rapport à
l'ancien système commence à se faire jour : nous avons noté dans de rares textes
des points de rupture dans les systèmes de représentations et de valeurs tradi
tionnels se dégageant de l'ensemble des rapports de commission. Néanmoins, on
ne peut les interpréter que comme des jalons susceptibles d'amorcer ultérieur
ement et compte tenu de changements profonds une restructuration des él
éments de la représentation. En général, on reconnaît le rôle de l'Université et des
grandes écoles dans les possibilités d'accès aux professions les plus valorisées et
les plus rémunérées, mais on ignore les processus selon lesquels se trouvent él
iminés les femmes et les étudiants de classes populaires. Si la fonction pratique
du système d'enseignement reste ainsi masquée pour les étudiants, peut-on sup
poser que l'institution pourra continuer à la remplir efficacement ? Pour répon
dre à cette question, il faudrait analyser des discours provenant d'autres sources,
puisqu'il s'agit seulement ici de discours d'étudiants, c'est-à-dire d'agents sociaux
appartenant en général de par leur origine sociale et leur chances d'avenir profes
sionnel à la classe dominante. Aussi serait-il nécessaire de comparer leurs systèmes
de représentations et de valeurs à ceux des classes qui, traditionnellement exclues
de l'Université, ont également participé au mouvement récent de contestation.

Noëlle Bisseret
Centre National de la Recherche Scientifique.

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